Quelques notes sur la guerre

Où que nous soyons, qui que nous soyons, nous sommes des étrangers sur
cette terre ! Et cette étrangeté n’est jamais aussi âpre, aussi douloureuse
que quand le « félon démon » de la guerre restaure devant nous, à la face de
tous, l’absurdité des frontières. Lorsque le noir souffle des bombes
traverse nos consciences assoupies, la farce tragique de la guerre nous fait
douter de toutes les légitimités territoriales, de tous les ancrages et de
toutes les occupations de la terre. Nous aimerions alors saluer les nomades
et essayer de vivre en poètes sur la terre et pourtant nous en sommes
incapables, parce que, comme l’a dit l’auteur de la Crise de l’humanité
européenne[i], « la terre ne se meut pas » ! La terre ne
se meut pas, nous ne sentons pas le vertige des tourbillons astraux, nous ne
sentons pas la sphéricité de la terre, sa vitesse de rotation, peu nous
importe que la terre tourne autour du soleil ou l’inverse. Quand la terre ne
se meut pas, Galilée et Ptolémée partagent la même couche mortuaire… Et
voilà arrivé le temps des Edmond Gloster et des Poutine ! Le temps de ceux
qui prennent très au sérieux l’immobilité de la terre et l’usufruit…

Combien étrangers étaient ceux-là mêmes qui à Baltí, dans l’ancienne
Bessarabie des Tsars devenue la République indépendante de Moldavie, avaient été envoyés là pour remplacer les anciens habitants juifs de la ville !
Combien étaient-ils étrangers, sans même le savoir, persuadés de vivre la
longue histoire d’une locale résidence ! Et pourtant, je n’ai jamais
rencontré de gens plus étrangers à un lieu. Ignorants du passé, russophones
transférés pour leur poids « ethnique », ils vivaient aussi sans futur, je
crois, en tout cas sans curiosité ni inquiétude, coincés dans l’étroite
fenêtre du temps qui borne provisoirement les parcelles de la terre. Arrivés
là par la volonté d’un empire qui se croyait, non sans raison le meilleur du
monde, ils « possédaient » innocemment un endroit qui autrefois avait été un
coin du Yiddishland. O, quelle tristesse que celle de l’ancrage territorial
amnésique, recroquevillé dans l’oubli comme dans un bon droit !

Aujourd’hui, nos cœurs saignent d’une autre blessure, d’une autre plaie. Ce
ne sont plus les bandes nazies des Demjanjuk[ii], supplétifs
ukrainiens des commandos de la mort hitlériens ni les plus anciens
pogromistes des troupes de Petlioura qui versent du poison dans nos âmes. La
poussière du temps a depuis longtemps couvert les tombes des martyrs et des
bourreaux.

Non ! Quand bien même Poutine brandit le suprême argument moral de la
dénazification de l’Ukraine et que de jeunes soldats russes emprisonnés
confessent à leurs geôliers qu’ils croyaient venir libérer Kiev et Kharkov
des « nazillons », c’est une autre page de l’Histoire qui se tourne.
L’ukrainien est bombardé, chassé, condamné à l’étrangeté suffocante de
l’exilé et de l’apatride. Cela seul est la vérité entière du moment !

Et de quelle amère ironie fait preuve celui-là même qui a fait de la
Transnistrie un pâturage de blindés et de chenilles, à parler de l’Ukraine
comme d’un artefact historique. Par centaines alors, les artefacts couvrent
les sols de la planète. Aucune nation, pas même celle qui tire fierté de sa
grandeur et de ses titres antiques de baillage n’est authentiquement
légitime et ne l’a jamais été. Ni la France, ni l’Espagne, ni la Russie !

Toutes les nations ont été enfantées par les conquêtes, les crimes, les
résistances et les trahisons. Toutes sans exception sont étranges et
artificielles et le droit international qui proclame l’inviolabilité des
frontières n’est jamais que le fragile antidote à la guerre perpétuelle. La
Russie de Poutine en Ossétie, en Crimée, dans le Donbass et dans l’Ukraine
entière en a décidé autrement. Elle a choisi de reconfigurer ses «
frontières inviolables ».

Peut-être se mêle-t-il au fracas des bombes quelque nostalgique
réminiscence de la Sainte Russie des Romanov, ou plus encore du très
respecté empire de Staline. Il est vrai que la Russie soviétique, si
effroyable et criminelle qu’elle ait été par sa dimension totalitaire, avait
malgré tout établi entre des dizaines de petites nations ennemies un commun
dénominateur d’existence. Les Georgiens et les Abkhazes, les Arméniens et
les Azéris vivaient alors sous le joug d’une Terreur qui avait des vertus de
paix. L’homme rouge existait pareillement à Bakou, Petersburg et Tiflis.

 Aujourd’hui, aucun horizon révolutionnaire, émancipateur n’éclaire les
sombres brumes de la guerre russo-ukrainienne. Il n’est donné à personne
d’en anticiper les séduisants effets, comme lorsque l’on se plait à imaginer
après deux coups, la nouvelle alliance post-atlantique de l’Europe et d’une
Russie bouleversée. Non ! La fraude est exhibée d’emblée, dans toute sa
brutalité. Poutine mène une guerre impérialiste, au vu et au su de tous. Et
qui se risque à le dire dans son propre pays est convaincu d’indignité
nationale et aussitôt embastillé.

Pourquoi les Ukrainiens s’abandonneraient-ils à une telle dictature ? Qui a
envie de vivre dans une dictature ? L’ « Anschluss » russe est en cela un
échec.

Que doivent penser les plus vieux généraux russes du coup de poker de leur
plus vif et maladif « produit », nourri dans les offices paranoïaques
des services de sécurité, bercé en son enfance par les comptines de la
guerre froide et de l’hiver nucléaire ? Pensent-ils un seul instant que
Poutine par sa guerre en Ukraine lave l’affront des humiliations
contemporaines de l’effondrement de l’URSS et restaure l’orgueil de
l’éminente nation russe ?

Non sans doute pas ! Ou s’ils le pensent, c’est que le temps, comme à
l’époque de Lear est sorti de ses gonds, excitant la folie dans l’esprit des
puissants !

Comment nous redresserons-nous ? Comment se relèvera l’Ukraine assiégée,
meurtrie, dépecée, découpée en morceaux d’inégale souveraineté au gré de son tutélaire voisin ?

Le président ukrainien a appelé l’Union européenne à admettre son pays en
son sein, dans l’urgence. Mais qu’est-ce que l’Europe aujourd’hui, qui a mis
à genoux la Grèce de Tsipras et tolère la xénophobie affichée d’un Orban ?
A-t-elle encore dans son âme secrètement déchirée et inquiète autre chose
qu’une ambition technologique et marchande de moyen confort ? Oui,
peut-être, si, durablement réveillée du sommeil de la raison où l’avaient
plongé autrefois ses plus fanatiques chefs, elle devient vraiment
hospitalière à l’étrangeté. O que l’expression est trouble et malaisée à
comprendre ! Une Europe à la fois ancrée et déracinée, vivant à la fois sur
une terre qui se meut et une terre qui ne se meut pas, qu’est-ce que cela
veut dire ?

Jusqu’ici l’Europe a conjuré la guerre en enfermant ses monstres ou en les
exposant à l’opprobre publique. Or, les démons ne se volatilisent pas parce
qu’on les met en cage, mais quand une civilisation ne craint pas de faire de
la politique avec des rêves d’humanité. Si les « félons démons » ont été un
temps anesthésiés par Auschwitz et Hiroshima, ils se sont hélas réveillés,
encore timides, balbutiants mais prêts à surgir sur notre continent avec la
même vigueur qu’en Russie.

Il ne suffit pas pour construire la paix en Europe ou ailleurs de
consolider des glacis et des territoires « souverains » réputés intouchables
sous l’œil sévère de la diplomatie onusienne. Il nous faut chercher
inlassablement la clé qui dissocie la politique des peuples de la politique
des nations. C’était du reste l’esquisse de l’homme européen.

Alors seulement l’humanité pourra-t-elle vivre sur une terre qui se meut et
dont le mouvement irrépressible remplira d’humilité, de vertige et d‘effroi
l’esprit méprisant des forts.

C.C.


[i] Edmund Husserl (1859-1938). Philosophe logicien, fondateur de la phénoménologie, autrichien puis prussien.

[ii] Ukraino-américain accusé de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, commis lorsqu’il était
garde dans des camps nazis pendant la 2nde guerre mondiale.

Brèves infos familiales

Mon père et mon oncle Aron, les deux aînés d’une fratrie de quatre garçons, Aron, Lazar, Lev et Abraham sont partis en France en 1926, faire  des études de médecine, mais aussi pour « échapper » à l’antisémitisme de la société roumaine de l’entre-deux guerres. Mais c’est de l’obsession stalinienne de transfert (ou de « neutralisation ») des populations suspectes que ma famille eut à souffrir le plus. Mon grand père Gabriel et mon oncle Abraham ont été déportés dans le Caucase, sous un « triple » chef d’accusation : juifs, koulaks et moldaves.

Abraham, le plus jeune frère étant épileptique, ne fit pas d’études supérieures. Ses trois frères lui cédèrent chacun leur part personnelle de la propriété familiale, ce qui eut pour fâcheuse conséquence de le transformer en koulak !

D’après ma tante Marguerite, l’épouse de Lev qui vécut en Roumanie jusqu’au milieu des années cinquante, Gabriel, mon grand père ayant donné sa pelisse et ses bottes à son jeune fils Abraham est mort de froid dans le train. Personne ne sait où, précisément s’est arrêtée sa vie. In memoriam, son nom est gravé sur la tombe de sa femme, Sarah, dans le carré israélite d’un cimetière de Vienne, en Autriche, où elle est morte en 1937 d’un cancer du pancréas. 

Abraham fut déporté dans une république soviétique caucasienne, au Tadjikistan ou en Ouzbékistan, je ne saurais le dire avec exactitude. Il y passa le reste de sa vie jusqu’à son départ pour Israël.

Assez bizarrement, il y eut des gens de ma famille paternelle haut placés dans le PCUS. Un jour, bien avant la chute du rideau de fer, ce devait être en 1973, une femme austère, froide, sèche (c’est mon souvenir) vêtue sans la moindre fantaisie et parlant uniquement le russe, a rendu visite à mon père à Saint-Gaudens pendant ses vacances françaises. Je me souviens très bien qu’elle a fait  reproche à son cousin de lui servir une bouteille de vin poussiéreuse, comme si mon père n’avait aucun égard pour une dirigeante communiste et la traitait en « prolétaire ». Ce vin était un Haut Brion.

Pour le reste, hélas, il ne me reste rien de cette visite surprenante. Je ne parlais pas du tout le russe et mon père faisait des efforts pour en baragouiner quelques miettes. Sa langue maternelle avait quitté son esprit et il ne me serait pas venu à l’esprit d’en faire mon interprète. Mais je garde de cette rencontre un souvenir dépité. J’aurais aimé poser des questions à cette lointaine parente. Comment avait-elle fait pour devenir une dirigeante du PCUS ? Supportait-elle sans état d’âme d’œuvrer chaque jour en faveur d’une dictature bureaucratique ? Imaginait-elle encore écrire les pages vivantes du socialisme ?

Ou avait-elle simplement pris son parti d’une situation politique qui lui ménageait quelques faveurs, quelques plaisirs comme celui de visiter l’Europe occidentale ? Je n’en ai aucune idée.

En tout cas, Papa n’apprit rien de nouveau sur la disparition de son père. Il revit son frère Abraham une première fois en Russie soviétique, à Moscou dans la seconde partie des années soixante dix puis une seconde et dernière fois en Israël, où Abraham avait émigré en 1980 grâce à la filière roumaine de transfert des juifs russes qui valut un temps à Ceausescu une aura de leader éclairé en Occident.

 Abraham mourut dans l’année qui suivit son arrivée en Israël. Il vivait dans un camp de réfugiés russes à Haïfa, dans l’attente d’un appartement plus confortable. A son frère Lev, médecin angiologue vivant à Philadelphie et qui résidait pendant son séjour israélien à l’Hôtel King David de Jerusalem, Abraham fit part de son irritation, de sa déception, dans des termes sans ambiguïté. Lui et sa femme Nourit vivaient mieux dans leur petit appartement caucasien, ils avaient une télé, une vie sans histoires, on ne leur demandait rien. Ici, à Haïfa, on voulait lui apprendre l’hébreu, cette langue si difficile et somme toute si étrangère à sa vie. Comment pouvait-il apprendre l’hébreu, lui, ce pauvre homme brisé par la maladie, la déportation, l’éloignement de la famille ? Et puis, ce pays d’Israël, tout y va si vite, tout y est si important… Comment un homme de faible importance pourrait-il s’y sentir à l’aise, en devenir familier ?

Les communistes russes n’avaient pas enchanté sa vie, mais au bout du tunnel, ils s’étaient rachetés, ils lui avaient offert un cadre de vie acceptable, une modeste manière d’oublier les malheurs passés.

Le frère américain se fâcha. Il traita Abraham d’incapable, d’ennemi de la liberté, d’esprit servile qui ne comprenait rien à la chance de sa nouvelle destinée ! Abraham n’eut pas le temps d’enrichir la controverse fraternelle. Il  mourut quelques mois plus tard d’un mélanosarcome métastasié au cerveau, sans avoir pu gagner la France, comme il l’espérait, afin de retrouver Aron et Lazar, mon père.

Je n’ai aucune idée de ce qu’est devenue la maison familiale à Baltì. Dans quelles mains est-elle « tombée » après la déportation de Gabriel et d’Abraham ? A-t-elle été simplement occupée ?

Je sais seulement que nous avions reçu un courrier administratif de la République indépendante de Moldavie ( donc, ça devait être au milieu des années 90) nous proposant de récupérer « nos biens ». En vérité, quand  nous y sommes allés et pour autant que les indications  topographiques de ma tante Marguerie aient été justes, nous n’avons pas découvert la maison familiale. Tout avait été rasé.

C.C.

Mots sur “Les frères de Kichinev” – Malgré tout

Quelques mots sur le roman « Les frères de Kichinev » et la signification de son sous-titre : Malgré tout.

(NDLR : Roman de Claude Corman, paru aux éditions L’Harmattan, collection Amarante.)

En 1897, trois évènements porteurs de vastes ondes historiques, marquent l’entrée dans le vingtième siècle : l’affaire Dreyfus en France qui atteint cette année là son seuil de plus haute intensité, le premier congrès sioniste à Bâle sous la direction de Theodor Herzl et enfin la naissance du parti ouvrier juif dans la zone de résidence de l’Empire russe, le Bund.

Notre récit court sur les cinq années qui séparent la formation du Bund de son retrait de la social-démocratie russe, en 1903, après le massacre de Kichinev, en Bessarabie.

Si la plupart des conversations qui y sont relatées ont un sens politique et moral manifeste, si le double thème du judaïsme et du communisme est récurrent tout au long du roman, et qu’abondent les réflexions croisées sur l’assimilation et la dissonance culturelle, le nationalisme et le fédéralisme européen (déjà bien malade du moins sous sa forme impériale austro-hongroise), je n’ai jamais eu l’ambition d’écrire un texte sur la situation hétérogène des Juifs d’Europe avant la révolution russe et la première guerre mondiale. Je me suis plus sagement borné à raconter quelques fragments de vie et de pensée de trois frères nés en Russie et résident désormais en France et en Autriche.

La famille Roth est originaire de Kichinev, actuellement Chisinau, la capitale de la République indépendante de Moldavie et c’est ce point d’ancrage géographique qui me relie intimement à l’histoire de ces trois frères.

Mon père est en effet né au nord de Kichinev, à Balti. Avec son frère aîné Aron, ils sont partis faire leurs études supérieures en France en 1927. Il n’est pas aisé d’intégrer précisément la Bessarabie dans la carte géographique actuelle de la Moldavie. Quand on se rend de nos jours dans la région, on mesure à quel point la Moldavie est un territoire controversé, sans unité historique. A l’Ouest, à Iasi, on est en Moldavie roumaine, puis on passe la frontière de la République indépendante de Moldavie, dans laquelle se trouvent les villes de Balti et de Chisinau, et de l’autre côté du Dniestr, on foule le sol de la petite République de Transnistrie, qui n’a pas d’existence légale internationale, mais qui défend inconditionnellement les intérêts de Moscou. Plus au Sud, le district autonome de Gagaouzie est peuplé de chrétiens orthodoxes turcophones. Aux anciens brassages et échanges de populations entre les empires russes et ottomans, se sont ajoutés les transferts de populations russophones dans l’après-guerre, quand Staline voulut reforger l’ancienne Bessarabie des tsars. Les antagonismes culturels, linguistiques et politiques entre les populations tournées vers la grande Russie et celles qui regardent vers l’Europe s’illustrent dans le passage des frontières. Franchir les quelques mètres qui séparent la Moldavie roumaine de la République indépendante de Moldavie, était il y a quelques années plus compliqué que changer de continent ! Chaque douanier, chaque policier des frontières semblait exercer à lui tout seul un droit de vie ou de mort sur nos papiers. Sans doute, quelques dessous de table étaient-ils de nature à saper les obscurs principes d’une telle dictature, encore fallait-il savoir à qui les remettre afin de ne pas envenimer la concurrence âpre et glacée que se livraient de chaque côté de la frontière les contrôleurs galonnés de l’identité !

Toutefois, avec de la patience, on passe la frontière à Ungheni et on est en république moldave indépendante. Sur les routes qui amènent à Balti, les charrettes de paysans rappellent la contrée syldave du « Sceptre d’Ottokar » de Hergé. Mais, à Balti, l’atmosphère est beaucoup plus étrange. La population majoritairement russophone semble étrangement intemporelle comme si, n’ayant plus de passé, elle n’avait pas davantage d’avenir. Un char de l’armée rouge sur la vaste esplanade centrale de la ville et les effigies sculptées de Marx, de Lénine et de Staline au sommet du plus grand immeuble de la place rappellent les heures glorieuses de l’Union soviétique. Mais il ne reste rien, absolument rien de la Balti juive. Les bombardements allemands pendant la guerre ont détruit la ville, les déportations et les exécutions par les nazis et leurs supplétifs ukrainiens et roumains, et enfin l’exode d’après-guerre ont quasiment éliminé toute trace de judaicité bessarabienne.

Ma grand-mère Sara n’imaginait pas un avenir à ses deux fils aînés dans la Bessarabie devenue roumaine en 1919 et elle avait trouvé le courage de les envoyer faire leurs études en France, un pays prestigieux, libre, cultivé, le pays de Hugo, de Voltaire et de Zola, ajoutait-elle. C’est comme si la France antidreyfusarde et antisémite des Drumont, des Barrès, des Maurras, des Déroulède et des assassins de Jaurès n’existait tout bonnement pas. Ce qui comptait à ses yeux, c’était l’âme d’un pays et l’âme de la France était ailleurs, dans les Lumières et la République libre et fraternelle. Sans doute faut-il regarder un pays de très loin pour en ignorer aussi délibérément les insuffisances, les étroitesses, les lâchetés, tout ce qui en pourrit la grandeur ou en trahit l’âme profonde. Et en écrivant ces mots aujourd’hui, j’en mesure le caractère emphatique et un tantinet ridicule : qu’est ce que l’âme d’un pays, qu’est-ce qui en caractérise la grandeur ?  Dirait-on qu’à jamais la Grèce antique de Homère et de Platon coule dans le sang de tous les hellènes, des Caramanlis et des Papandreou, ou que le génie des artistes de la Renaissance italienne n’est pas absent des cénacles politiques de la Ligue lombarde ou du Forza Italia de Berlusconi ? Et pourtant, c’est ainsi que ma grand-mère Sara regardait la France, comme un pays qui avait su dire au monde des choses essentielles sur la liberté, l’égalité, la fraternité. La France valait toujours mieux que ses indignes serviteurs d’un temps ou que les mauvais interprètes de son génie qui en barricadaient l’accès aux métèques. J’ignore sous quelle forme Sara a transmis cette vision des choses à ses fils mais j’avoue que ce regard délibérément positif et optimiste sur la société française a été celui de mon père presque toute sa vie. A l’occasion des fêtes familiales, il avait l’habitude de lever son verre à tous ceux qui, présents ou absents, avaient peuplé sa vie, ce qui est assez commun, mais aussi d’introduire la soirée, ce qui l’est moins, par un « malgré tout » ! « Malgré tout, disait-il, malgré toutes les déceptions et les tristesses, malgré tout ce qui peut vous paraître bas, médiocre, insignifiant ou hors d’à propos (cet hors d’à-propos rassemblait sans doute dans son esprit toutes les mesquineries claironnées à haute voix de l’époque) nous devons saluer le fait de nous retrouver ici, ensemble. C’est une grande joie. ». Jamais il n’entamait une conversation en se plaignant de la France, ou en vantant les mérites de l’Amérique, de Londres ou d’Israël.

Sara avait conclu une sorte de pacte secret avec mon père : « Vis ta nouvelle vie en France et détourne ton regard de la Roumanie ! » Il ne nous a jamais ou si peu parlé de Balti que j’ignore tout des paysages, du climat, des senteurs, des cultures, des jeux entre frères, des musiques, de la cuisine de son pays de naissance. Il ne nous raconta jamais rien sur sa vie en Bessarabie et j’ai longtemps cru que mon père était né adulte. Si la plupart des gens contraints à l’exil par la guerre, la misère, les discriminations gardent dans leur cœur la mémoire secrète de leur enfance et manifestent à l’occasion une nostalgie du pays où leur conscience et leurs sens se sont éveillés au monde, je crois que mon père avait, selon l’une de ses expressions favorites, tourné radicalement la page. Le choix fort de Sara avait endigué pour longtemps, sans doute pour toujours, les réminiscences de l’enfance et jusqu’à leurs inconscients et anecdotiques jaillissements dans une émotion ou une conversation. Sauf sur un point : la distinction, sur laquelle il se montrait intransigeant, entre la Russie et la Roumanie. Mon père avait été un sujet russe, avant d’être français et s’il nous encourageait à lire les œuvres des grands maîtres de la littérature russe, il n’avait aucune connaissance du folklore transylvanien et subcarpathique qui nous fascinait avec ses vampires et ses chaumières remplies de tresses d’ail. Avait-il lu Mihail Sebastian, Paul Celan ou Benjamin Fondane ? Je l’ignore. Le seul écrivain roumain dont il parlait avec un peu de chaleur était Ionesco. Il lut tardivement Cioran.

Il adopta le même parti pris d’amnésie volontaire ou plus exactement de silence ou d’évitement sur la période de la seconde guerre mondiale.

Déjà peu loquace sur l’atmosphère politique de la France des années trente, (il nous parlait plus volontiers des bistrots et des académies de billard de la place Wilson à Toulouse), il resta toute sa vie évasif sur les années de guerre, qu’il passa la majeure partie du temps dans la clandestinité. Peut-être l’indécente et hystérique clameur des « libérateurs » qu’il découvrit en 1945, alors qu’il “siégeait” comme médecin israélite dans le comité d’épuration,  avait-elle fermé sa conscience à une pédagogie claire, transparente et avantageuse des évènements. Je crois aussi que sa « tendresse de pitié » pour les perdants et les minables, expression qu’il emprunta plus tard à Albert Cohen, lui faisait percevoir douloureusement les attitudes bouffonnes des vainqueurs de la dernière heure et leur passion trouble des règlements de comptes. Mais enfin, s’il n’avait pas pu être un épurateur heureux, il avait été néanmoins un proscrit du régime de Vichy, un déclassé, un déchu. N’y avait-il là dessus rien à raconter, rien à transmettre ? Le pacte secret avec Sara : tu tournes la page ! balayait les atermoiements, les ressassements, les complaisances, les revendications. Il faut tourner la page, une fois de plus, et avancer. C’est douloureux, bien sûr, de ne pas se mettre en scène, mais c’est le prix à payer pour que la vie continue, ouverte aux lendemains.

Pendant ses années d’étudiant à la faculté de médecine de Toulouse, il avait appris à être français. Peut-être eût-il ressenti plus vivement son affiliation au « parti des métèques » s’il avait opté pour la faculté de droit ou de lettres, mais la médecine était un de ces rares métiers où les Juifs avaient acquis une excellente renommée depuis les temps les plus anciens. Maïmonide avait publié ses œuvres médicales, à Cordoue, au douzième siècle, et le serment d’Hippocrate, dans toutes ses versions corrigées, qui régit le code moral de la profession ne fait jamais référence à un classement ethnique ou social des humains.

Le pire antisémite n’hésitera pas à boycotter les commerces tenus par des Juifs, à propager les plus ridicules calomnies sur les meurtres rituels, à rendre les Juifs responsables de tout, qu’ils soient Rothschild ou Trostki, mais, atteint d’une maladie qui met en jeu sa propre vie, il ignorera délibérément le patronyme du médecin dont la réputation lui fait scintiller l’espoir d’une guérison. Mon père s’installa sur les conseils de ses maîtres de la faculté de médecine de Toulouse dans une petite ville du Piémont pyrénéen, dans le sud du département de la Haute Garonne.

Mais après la débâcle de l’armée français en 1940, l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement de « restauration » nationale conduit par le maréchal Pétain et la promulgation des premiers décrets anti-juifs d’Octobre, je suppose que quelque chose s’est brisé, au moins pour un temps, dans son univers mental. Sa confiance « naturelle » dans le génie français, dans la tradition de liberté et de justice de la République, cette foi qu’il avait puisée dans l’amour de sa mère Sara pour la France, ont été ébranlées, et sans doute provisoirement anéanties par la soumission du régime de Vichy aux ordres de l’occupant nazi. L’écrivain roumain Mikhail Sebastian, dans son journal des années de guerre, évoque la défaite de la France en 1940 comme si toute la civilisation éclairée de l’Europe avait disparu le jour de l’armistice signé par Pétain. La chute de la France signait à ses yeux l’entrée dans un univers barbare, et elle était intimement ressentie comme une véritable catastrophe personnelle.

A l’instar de tant d’autres français, mon père vécut une guerre courte. Fait prisonnier à Germiny, il fut rapatrié par un heureux concours de circonstances en France en Octobre 1940. Son frère aîné Aron, moins chanceux, fut interné à Dachau.

Ayant regagné Saint-Gaudens, mon père fit partie des médecins juifs du département privés d’exercer leur profession après la énième publication d’un décret vichyste régissant les professions médicales. Il tenta en vain de faire valoir ses droits, il supplia, il s’abaissa, il mendia une indulgence, une considération, une compassion. J’ai retrouvé la lettre qu’il écrivit à « Monsieur le Président et membre du Conseil supérieur de l’Ordre des Médecins :

Je soussigné Lazare Corman, docteur en médecine domicilié 9, boulevard Bepmale a l’honneur d’interjeter appel de la décision du conseil de l’ordre des médecins de la Haute Garonne en date du 13 Mai 1942, me notifiant que je ne suis plus porté sur la liste des médecins juifs autorisés à exercer et que dans le délai de deux mois après la présente notification, il ne sera plus possible de me maintenir sur le tableau de l’Ordre. Né le 3 Mai 1910 à Balti (Roumanie) et naturalisé français depuis l’année 1935, je suis depuis 1927 en France où j’ai fait toutes mes études médicales à la faculté de Toulouse. Depuis 1937, j’exerce ma profession à Saint-Gaudens.

J’ai été mobilisé comme médecin de bataillon au 11eme régiment d’infanterie le 2 Septembre 1939 et je n’ai quitté cette unité que pour être affecté au 14eme Régiment d’Artillerie de la même division en qualité de médecin du 1er groupe.

J’ai fait ainsi toute la guerre aux Armées.

J’ai été fait prisonnier le 21 Juin 1940 à Germiny (Marne) et ai été rapatrié comme médecin le 29 Octobre 1940. 

J’ai repris l’exercice de ma profession le 7 Novembre 1941 en vertu d’une décision de monsieur le Médecin-Inspecteur de la Santé conformément au décret du 11 Août 1941.

J’ai été décoré de la croix de guerre et cette décoration a été homologuée par décision ministérielle du 9 Juin 1941.

La décision du Conseil de l’Ordre des médecins du 13 Mai courant dont est appel souligne la contradiction d’interprétation des lois et règlements en la matière entre Monsieur le Directeur régional du Service de l’aryanisation économique et monsieur le médecin inspecteur de la Santé.

C’est cette divergence que j’ai l’honneur de soumettre en toute confiance à votre sanction.

Si en exercice de l’article I (paragraphes 1 et 2) du décret du 11 Août 1941, il est peut-être légitime de limiter à 6 le nombre de médecins juifs autorisés à exercer dans le département (bien que l’effectif total des médecins non juifs exerçant dans le département soit de 538) je crois devoir rappeler que je suis du nombre des six médecins juifs installés dans le département avant les hostilités.

D’autre part et surtout le directeur régional du Service de l’aryanisation économique me paraît avoir méconnu les dispositions de l’article I (paragraphe 4) du décret du 11 Août 1941.

Ce texte stipule que « seront maintenus par priorité même si leur nombre dépasse la proportion fixée au paragraphe 1, ci-dessus, les médecins en exercice avant la publication du présent décret qui satisfont à l’une des quatre conditions prévues à l’article 3 de la loi du 3 Juin 1941 en faveur des anciens combattants et victimes de guerre. »

Or il n’est que de se reporter à cet article 3 pour constater que son paragraphe B « vise ceux qui ont fait l’objet au cours de la campagne 1939-1940 d’une citation donnant droit au port de la croix de guerre, instituée par le décret du 28 Mars 1941 ».

En outre de cette discussion de pur droit, je me permets de signaler que mon frère Corman Aron qui est aussi médecin est  prisonnier de guerre en Allemagne et a fait l’objet d’une citation à l’ordre de la division homologuée par décision ministérielle du 12 Juillet 1941, j’ajoute aussi que ma profession de médecin est la seule source de revenus dont je dispose pour assurer ma subsistance et aider ma belle-sœur, femme de mon frère prisonnier.

En conséquence, j’ai l’honneur de conclure à ce qu’il plaise au Conseil supérieur de l’Ordre, réformant la décision entreprise,

Me maintenir au tableau de l’ordre des médecins de la Haute Garonne.

Je joins au présent acte d’appel la copie certifiée conforme par la mairie de Saint Gaudens des 3 évènements suivants :

  1. La décision de monsieur le Méd. Insp. de la Santé en date du 7 Novembre 1941
  2. La décision de l’Ordre des méd. de la Hte Gar. en date du 13 Mai 1942
  3. La copie de ma citation. »

Je suppose que mon père a écrit cette lettre avec l’aide d’un ami, sans doute un avocat. Les tournures de phrase sont celles d’un professionnel du barreau qui tombent plus ou moins bien au milieu d’un développement et les transitions ne sont pas toujours bien maîtrisées. Il me semble que manquent certains mots. Mais cela n’a pas d’importance. Le but est d’apparaître plus français, plus familier des destinataires, en usant des tournures de style propres à la langue judiciaire qui par bien des aspects est ce qui se fait de plus singulier et de plus intraduisible dans la langue d’un autre peuple.

Ce qui me frappe davantage est la lassitude qui saisit mon père quand il parvient à la fin de sa lettre manuscrite. Les abréviations fleurissent soudainement, comme si tout le contenu de cette dictée était soudainement devenu absurde et indigne de la langue de Hugo et de Zola. Il est temps d’en finir avec la rédaction d’une lettre bourrée de « j’ai l’honneur de », adressée à une administration totalement déshonorée, pénétrée par l’esprit nazi de l’aryanisation économique. Par l’avalanche de lois, de décrets et de paragraphes de lois indiqués dans cette lettre, on mesure à quel point le gouvernement vichyste croyait exhiber sa souveraineté, alors que ce maquis grotesque de décisions juridico-administratives prouve la totale servilité de Vichy à l’occupant hitlérien.

Quoi qu’il en soit, cette requête est restée lettre morte et mon père fut forcé de renoncer à son activité de médecin, du moins en pleine lumière et dans un cabinet officiel. Car il travailla clandestinement à Saint-Gaudens, pouvant compter sur l’aide de quelques amis fidèles, la bienveillance d’une bonne fraction de la population commingeoise et parfois le silence de ceux qui, s’étant aventurés sur la voie collaboratrice de la milice, n’en avaient pas moins besoin d’un médecin, dans les heures incertaines de l’existence.

Mon père enfin ne nous enseigna à peu près rien sur le judaïsme. Il n’était pas religieux, et les quelques conversations que j’eus plus tard avec ses frères le confirma. La Haskala, le mouvement des Lumières juives, avait prospéré en plus d’un siècle. Aron et Lev, mes oncles, me racontèrent succinctement que leur famille, à Balti, n’avait aucune sorte de tradition religieuse. Dans la Moldavie de leur enfance, du moins dans leur environnement proche, on considérait les rabbins comme des gens superstitieux et obscurs, qui ne pouvaient apporter aucun bien au peuple juif. On peut aisément concevoir un tel sentiment par symétrie : au début du vingtième siècle, en France, la lutte contre les Congrégations animait les courants politiques radicaux et républicains et le mépris des curés n’était ni rare ni honteux. Mon père mangeait bien du pain azyme pendant la Pâque, mais sans jamais en évoquer la signification symbolique et c’était à peu près tout. Quand bien plus tard, je l’interrogeais sur ses attachements, ses références, ses empreintes juives, il restait tout aussi laconique et mystérieux. Nous pouvions parler des heures de Kafka, de Steiner, de Freud, de Zweig, de Soutine  et même de Schönberg, mais à chaque fois que je forçais une réponse plus précise sur sa vision du judaïsme, il me répétait grosso modo la même chose : « Ce qui est universel ! » Paradoxale réponse, quand on mesure la singularité radicale du phénomène juif, que ce soit sous l’angle historique ou textuel ! Peut-être sonnait-elle juste il y a plus de trente ans, mais combien semble-t-elle déconcertante de nos jours marqués par l’expansion des appels identitaires! Que n’ai-je vu moi-même dans des centres communautaires juifs des gens conspuer les noms de Heine et de Husserl, non pas pour leurs défauts littéraires ou leur manque de clarté philosophique, mais parce qu’il s’agissait de convertis et que par ce seul fait, ils étaient devenus infréquentables ! Et que dire du traitement réservé à Spinoza ? Sa seule évocation fait encore trembler ces juifs studieux, un peu naïfs qui s’efforcent de corriger leurs lacunes théologiques et leur ignorance de l’hébreu auprès de maîtres plus ou moins prestigieux. Spinoza, le traître, le parjure, le pendant juif du Judas des Chrétiens ! Et je suis resté sidéré par le réquisitoire outrancier (une sorte de nouvel herem, ou du moins sa parodie, sa réplique contemporaine) de Jean-Claude Milner contre l’auteur de l’Ethique, dans son livre, Le sage trompeur. Spinoza, précurseur des nazis et des islamistes radicaux ? Zygmunt Bauman avait traité de la décadence des intellectuels, en étudiant l’évolution historique de leur statut de législateurs à l’âge des Lumières à celui d’interprètes dans la modernité. L’art de l’interprète, chez Milner, est devenu si subtil, si inquisiteur, si microscopique qu’il ne reste rien de la fresque générale d’une pensée. Le scalpel de l’intelligence tardive a disséqué le texte, dans tous ses plans et en a révélé ces petites tumeurs qui le transforment en un organisme malade. Quel texte d’importance résisterait-il aujourd’hui à une telle passion des coupes tomographiques ? La philosophie de Socrate serait-elle autre chose in fine qu’une admirable séduction de pédophile ? Quand l’art des interprètes a atteint une aussi vertigineuse et ludique maestria, on peut subodorer que la pensée est en voie d’anéantissement.

Alors, universel ? Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire, de nos jours ? L’universel n’est-il pas ce qui est audible de tous, ce qui est réellement ouvrant, accueillant, ce qui s’efforce de comprendre et ne s’empresse pas de réduire, de bafouer, de mettre à l’index ?

Benny Levy disait dans la Confusion des temps qu’il fallait pousser le plus loin possible l’intensité d’une lecture, dans son cas, celle de la Torah et du Talmud, pour rendre service à l’humanité entière. Au fond tout l’inverse du cosmopolitisme viennois d’un Stefan Zweig qui pensait beaucoup plus l’humanité dans l’esprit de la synthèse, du compromis et de la supranationalité. Si un Benny Levy avait existé à l’époque de Zweig, il aurait professé des idées radicalement différentes de celles de l’écrivain autrichien, qui, à l’instar de Robert Musil ou de Joseph Roth louaient l’esprit anti-nationaliste de la monarchie impériale. C’est en étant intensément juif, ruthène, polonais, slovène ou autrichien catholique que l’on pouvait rendre d’appréciables services à l’humanité commune ! se serait-il écrié.

La question de l’intensité n’est pas aisément escamotable. Mais en définitive, c’est je crois, une voie religieuse, réservée aux croyants. On doit se plonger entièrement dans le texte biblique afin d’en saisir la vérité essentielle qui, abordée superficiellement nous fuit, et sans plus accorder foi à la pensée européenne qui se débat dans ses confusions, ses relativités, ses syncrétismes. A ce prix, on peut devenir plus humain, plus digne de l’humanité. C’est accepter dans le même mouvement une certaine forme de solitude et d’universalisme des séparations ! La force incomparable d’un riche corpus linguistique et spirituel peut nous affranchir des absurdes contingences de l’Histoire. Quelque chose de plus accompli, de plus éternel transcende les hasards, les futilités, les masques et jusqu’aux malheurs de l’existence dans nos sociétés de masse, déboussolées par l’empilement de cultures et le bavardage médiatique.

Cette question de l’intensité se heurte néanmoins à une objection de poids. Si l’on peut admettre que les cultures juive, amérindienne, germanique, catholique intégriste, sunnite orthodoxe ou gitane, peuvent enrichir, chacune à leur manière, le patrimoine spirituel de l’humanité, en aucun cas, aucune d’entre elles, séparément, ne peut œuvrer à la concorde des peuples, à la paix, sauf à puiser dans chacune d’entre elles ce qu’elle recèle d’universellement partageable. Et je reviens ici, après ce long détour, à la réponse troublante de mon père : « Ce qui compte dans le judaïsme, c’est son universalité ». L’explication qui me vient à l’esprit est la suivante : partout où ils ont vécu en diaspora, aux quatre coins du monde, les Juifs ont en règle fait la double expérience d’être des minorités, non souveraines, exposées à l’arbitraire des autorités politiques et théologiques locales, et de pouvoir néanmoins mettre en tension leur culture, leur langue, leur vision « ondulatoire » de l’univers et du temps, avec leurs respectifs environnements. Ce fut  certainement un évènement unique, en tout cas très rare par la durée et la fécondité de ses arborescences et de ses développements. Ce qui en a résulté est peut-être ce quelque chose d’universel qui, je crois, nous fait aujourd’hui défaut. 

Cela explique sans doute qu’à mes yeux, le judaïsme est riche de mille choses, de mille lectures souvent contradictoires, peut-être irréconciliables. Je ne saurais pour autant en fixer une hiérarchie ou un ordre d’importance. Je distingue mal en quoi la lecture de Kafka, de Joseph Roth, de Canetti, de Steiner, de Benjamin ou d’Arendt est « moins juive » que celle d’Adin Steinsaltz, d’André Neher, du rabbi Loeb, de Rabbi Naham de Braslav, de Buber ou de Franz Rosenzweig.

De nos jours, toutefois, la seconde liste emporte largement les suffrages de la « majorité ». La renaissance d’Israël en Terre sainte, deux mille ans après la destruction du second Temple, et surtout depuis l’enfer d’Auschwitz, a polarisé à l’extrême l’existence juive. C’est comme si une sorte de cohérence, d’unité du peuple juif, retrouvant tout à la fois sa souveraineté, son pays et sa langue avait déclassé les multiples facettes de l’être de la Galout, le judaïsme assimilé et européen des Viennois , la culture hassidique non sioniste des juifs orientaux, le judezmo du monde séfarade, les rêves socialistes des bundistes.

Ma grand-mère Sara, qui faisait partie des Ostjüden, des Juifs de l’Est, et vivait dans l’aire géographique de la Bucovine et de la Bessarabie n’était pas moins éloignée des milieux juifs religieux que ne pouvaient l’être Freud, Schnitzler, Zweig ou même Herzl au tournant du siècle dernier, dans la capitale des Habsbourg. Quand les Juifs « libéraux » de Vienne, dans les années 1880 virent débarquer leurs coreligionnaires chassés de Galicie, de Bucovine ou d’Ukraine par la misère ou les pogroms, ils n’imaginaient pas faire partie du même monde, encore moins du même peuple. Un patron de la presse viennoise, du temps de la Neue Freie Presse ou du Neus Wiener tagblatt considérait ces Juifs de l’Est parlant un mauvais allemand, saturé de mots yiddish, accoutrés bizarrement, et aux manières si peu distinguées, comme des étrangers plus ou moins repoussants. Herzl, le théoricien du sionisme méprisait le yiddish qu’il tenait pour un jargon de ghetto. La prétendue unicité de l’être juif moderne, définie par une fidélité plus ou moins charpentée à la Tradition, une pratique cultuelle élémentaire, la fréquentation des centres communautaires et la solidarité inconditionnelle avec Israël est à bien des égards forcée et on se demande pourquoi un Edgar Morin ou un Daniel Bensaïd ont cru devoir recourir à des contorsions sémantiques telles que « juif non Juif » ou « spinozant », pour s’auto-définir, sauf à prendre au sérieux et à la lettre cette unicité imaginaire.

Par l’impératif de mémoire, ce qui mérite d’être gardé et transmis se faufile dans le temps chaotique des générations. Quelque chose de primordial, qui échappe aux lois matérialistes de l’entropie historique, est mis en lieu sûr et chaque nouvelle génération doit étudier ce quelque chose, cette parole à part. Or, l’éloignement du temps de la Révélation sinaïtique concerne honnêtement chacun d’entre nous. L’approfondissement de nos connaissances, de la paléontologie à la biologie moléculaire, de l’histoire du monothéisme à l’astrophysique nous masque désormais, du moins à la plupart d’entre nous, la pleine lumière de la scène.

D’une certaine manière, nous ne sommes déjà plus assez naïfs pour adhérer au sens littéral des Ecritures, mais nous sommes encore beaucoup trop ignorants pour prendre la mesure du monde, de la vie, de l’Univers, dans leurs affolantes et énigmatiques dimensions. Nous sommes au milieu du gué, incapables de lâcher prise à nos traditions, à nos géniaux textes culturels et religieux de l’Antiquité tardive, et nous n’avons pas acquis une connaissance suffisamment aboutie pour résider dans la joie et la béatitude, comme l’avait espéré Spinoza.

En ce sens, le désenchantement du monde est autant le fruit de nos connaissances que de notre immense ignorance résiduelle.

Un jour que je citai mal et sans doute de façon erronée les propos de Levinas sur la paternité et l’éternité, suggérant que par la paternité, nous accédions à un face à face avec un autrui radical, le fils ou la fille, qui est néanmoins aussi soi-même, et que j’en concluais à une forme tangible et réconfortante d’éternité, Geneviève, mon épouse, réfuta aussitôt un tel point de vue. Les gènes ne font rien à l’affaire. Ce que représente un être dans le temps est peu de chose. Qui se souvient de nous à la troisième ou quatrième génération ? On compte beaucoup pour ses enfants, sans doute encore pour ses petits enfants et puis au-delà, tout devient vite très flou, très vaporeux. Chacun d’entre nous en a fait l’expérience. A part les chevronnés de la généalogie qui parlent de leurs aïeux comme des familiers, la mémoire personnelle passe rarement la barre du siècle. Bien sûr, Freud nous aide à imaginer que des tas de choses plus anciennes, et dont nous ignorons tout, sont transmises dans l’inconscient, où elles forment un tissu interstitiel de goûts, d’affects, d’émotions et peut-être d’inclinations. Mais enfin, l’argument de Geneviève est sans appel. Notre mémoire a une faible longueur d’ondes ! Nous sommes rapidement dissipés dans la conscience de ceux qui arrivent.

Les  géniaux trésors culturels et religieux de l’Antiquité tardive offrent par contraste aux hommes une autre durée, une forme durable de sens. Certes, comme le rappelle Daniel Boyarin[1], ces trésors sont en fait des monuments de barbarie, d’exclusion barbare, de répression des femmes et des minorités sexuelles, d’exclusion et de répression de ceux qui sont taxés d’«hérétiques» mais ils peuvent être lus à contre-courant et nous aider malgré tout à vivre et à comprendre aussi certaines choses de notre temps. Comme les chefs d’œuvre d’Homère et de Dante.

Salomon Roth, le plus jeune des trois frères du roman est un ouvrier bundiste et par ce seul fait son identité et ses aspirations politiques sont soumises à des forces antagonistes. D’un côté, comme les prolétaires des autres nations, il souhaite ardemment la victoire du communisme et adopte le principal outil théorique de son temps, le marxisme, qui d’une certaine manière a réglé son compte à la « question juive » et place de fait l’internationalisme prolétarien au dessus des préoccupations et des attachements « nationaux ». Sous un autre angle, Salomon est attaché à la vie juive, il défend le principe d’une autonomie culturelle et linguistique des Juifs du Rayon. Le Bund est au centre d’une constellation malaisée à définir, d’une nébuleuse de préoccupations que l’on peut schématiquement réduire à trois forces essentielles : l’attachement à une judaïcité d’exil, yiddishophone, résolument opposée à l’option sioniste d’une souveraineté territoriale en Palestine, la recherche active d’une solidarité socialiste des peuples, la défense d’une culture, d’une langue, d’une identité que ne vient pas coiffer l’élément religieux. Le choix de l’enracinement « national » dans l’exil, d’un judaïsme déconfessionnalisé[2], d’un communisme associatif, fédéral et non centralisé peut aujourd’hui sembler étrange, mais dans le premier quart du vingtième siècle, le Bund attira beaucoup d’ouvriers et d’intellectuels en Pologne et en Russie.

Dans la thèse 123 de la « Société du spectacle », Guy Debord écrit : « La révolution prolétarienne est entièrement suspendue à cette nécessité que, pour la première fois, c’est la théorie, en tant qu’intelligence de la pratique humaine qui doit être reconnue et vécue par les masses. Elle exige que les ouvriers deviennent dialecticiens et inscrivent leur pensée dans la pratique ; ainsi elle demande aux hommes sans qualité bien plus que la révolution bourgeoise ne demandait aux hommes qualifiés qu’elle déléguait à sa mise en œuvre… » Dans une lettre à Henri Simon, que rapporte Stephane Zagdanski[3], Debord ajoute : « Vous me direz que c’est difficile. Nous répondrons que, le problème dût-il rester posé pendant trois siècles, il n’y a pas d’autre voie pour sortir de notre triste période préhistorique.» La plupart des ouvriers du Bund étaient des théoriciens.

Les frères de Salomon, Gabriel et Jacob qui vivent à Paris et à Vienne sont confrontés à un tout autre problème. La menace d’une guerre entre la Triple-Entente et la Triplice les transforme potentiellement en ennemis, alors qu’ils sont tous deux persuadés d’être des citoyens européens, appartenant à la même civilisation.

Ce roman qui s’intitulait initialement « Nous ne nous sommes pas rassemblés pour mourir » parcourt ces  multiples dimensions à une époque charnière, la fin du dix-neuvième siècle, dans laquelle les espoirs révolutionnaires, les utopies, la quête d’universalité par le savoir et le progrès social s’équilibrent avec les passions nationalistes, les haines, les découragements et les peurs. La répartition de la richesse préoccupe alors bien plus les humains que les limites ou les folies de la richesse, malgré les vues prophétiques de Marx sur le fétichisme de la marchandise. Et pourtant dans le miroir de cette époque se lisent déjà les angoisses, les perplexités, les impasses politiques qui sont aujourd’hui les nôtres. Notre incapacité à penser tout à la fois la mesure de la richesse, l’hétérochronie du temps, la civilisation de masse, le bien commun, les interfaces culturelles, le dépassement des Etats-nations, la fin du salariat, le malheur des réfugiés et des apatrides, tout cela était déjà inscrit dans cette « belle époque » des années 1900. Cette courte période a vu s’effondrer le fédéralisme européen du vieil empire austro-hongrois et découvert l’impuissance parallèle de la pensée communiste à en incarner un renouveau prometteur et original. La défaite des bundistes au congrès du POSDR en 1903 annonce, quoiqu’on en pense alors, la transformation dogmatique de l’idéal révolutionnaire.

J’ai essayé de ne pas abuser d’images dialectiques inversées, c’est-à-dire de ces images de pensée qui naissent de la collision aventureuse du présent et du passé. Quand on éclaire le passé avec d’arrogantes réflexions contemporaines, on fait l’exact inverse de ce que Benjamin attendait de la rencontre fulgurante de l’Autrefois et du Maintenant, la naissance d’une image dialectique chargée de sens, explosive. Cette constellation des temps, chère à l’auteur des Passages devait révéler dans le présent des choses qui n’avaient pas été lisibles dans le passé, elle livrait un accès étroit mais décisif à une véritable connaissance historique. J’avais il y a bien longtemps tenté de comprendre ce que donnerait le processus inverse du Maintenant de la Connaissabilité et cela débouchait sur un Tikkun du passé, une sorte de réparation, de transformation interne de l’Autrefois par les connaissances abouties du Maintenant. Il est évidemment périlleux de se livrer à ces interactions du Temps sans retenue. Car là où l’historien nous réveille des légendes et des mythes historiques par un travail d’enquête minutieux, par le recoupement des sources et la consultation décalée des Archives, et tente de donner aux faits historiques une certaine objectivité, celui qui pratique le Tikkun du passé plonge les protagonistes de son histoire dans une atmosphère à bien des égards irréaliste. Il ne fait pas qu’opérer des anachronismes, il dote ses personnages d’une connaissance quasi-prophétique. Aussi ai-je tenté de ne pas accumuler ces images dialectiques inversées, mais je ne me suis jamais interdit cet exercice, quand il permettait à une conversation de gagner en pertinence ou en intensité au regard de nos perplexités contemporaines.

C.C.


[1] Dans l’épilogue de son livre «  La partition du judaïsme et du christianisme ».

[2] Ce judaïsme sans Dieu est à première vue aporétique, tant on identifie le judaïsme à la matrice monothéiste qui a enfanté le Christianisme et l’Islam, mais il faut l’entendre comme une forme d’appartenance au peuple juif, y compris à ses textes les plus attachants et fondamentaux sans la tutelle rabbinique, sans la mainmise de la loi religieuse sur la communauté.  Qui plus est, aux premiers temps du Bund, on en sait déjà assez sur le compte des monothéismes pour ne plus leur confier la première place dans les affaires humaines. 

[3] « Debord ou la diffraction du temps » aux éditions Gallimard.

Quelques exils masqués, quelques masques d’exil

Paule Pérez – Publié dans le Numéro 2 de Temps Marranes, le 7 novembre 2006.

Cet article a paru dans le numéro 216 de la revue Diogène (octobre 2006)[i]Le titre général du numéro est “D’un monde à l’autre”, et cet article figure dans un dossier intitulé : “D’une monde et d’une langue à l’autre”, dossier préparé par Maria-Letizia Cravetto.

Existerait-il une différence entre émigration et exil, laquelle? A quel point la question de langue est-elle prépondérante? De quelle nature est la perte du fait des migrations? Qu’en est-il de l’immigration et du travail social ?


Figures de l’exilé, visible et invisible

Il existe une acception selon laquelle l’émigré est celui qui a quitté son lieu natal – qui lui-même n’est pas forcément un “pays” différent de celui où il va vivre, parce qu’il en est chassé ou parce qu’il ne trouve plus de conditions d’existence convenables pour lui. Ainsi en va-t-il le plus souvent pour nos contemporains, des émigrations économiques, souvent post-coloniales, ou liées aux origines ethniques, ou d’autres encore. Emigrations parfois de masses, les personnes perdant leur caractère singulier d’individu, et étant parfois, au gré d’une certaine inadvertance, considérés, peu ou prou, comme du bétail, en ce qu’elle fait de chacun un être indifférencié. Il y a dans cette représentation de l’émigration une acception que l’on peut qualifier de “biologique”, quand l’envie serait là de rester en vie, voire de maintenir en vie la famille restée à sa place. Le fantasme associé à une telle représentation de l’émigration de masse est celui du pauvre hère quasi-illettré, en quête de subsistance. Plus près de nous, le jeune Kabyle sans ressource amené chez Renault à Billancourt, la famille Pied-noir de Bab-el-Oued à qui on a dit “la valise ou cercueil”. Si cet exil est subi, il est néanmoins accompli dans un mouvement d’Eros, un sursaut d’instinct de vie. Celui-ci, qui dans le même mouvement émigre et immigre, part pour “vivre”, ailleurs. Il a droit à la nostalgie, à la complainte du pays natal, qui pourra se réduire à une romance exotique, à condition de s’intégrer. Et de préférence, que ses enfants deviennent le produit des normes de la société d’adoption. S’il ne s’intègre pas, son sursaut de vie risque de conduire sa descendance à une descente, une sorte de “sous-vie”.

Il existe également une représentation selon laquelle “l’exilé” est jeté hors de son pays pour des raisons liées à la nature des pouvoirs, dans un exil subi, voire un bannissement, avec une menace planant sur lui non pour des raisons économiques mais davantage pour des raisons “ontologiques”, des motifs d’opinion, ou de sensibilité. Exil politique caractérisé, vécu alors dans le “sauve-qui-peut” dès lors qu’il s’agit de sauver “sa peau”, car il “étouffe”, ou il est l’objet de tentatives d’étouffements. Dans l’idée que l’on s’en fait, un petit accent différent viendrait se placer là comme en supplément du précédent : un accent aux allures de “culture”, et c’est peut-être l’infime différence qui le distingue. Il s’agirait alors d’un exil “symbolique”. Plutôt qu’une affaire d’instinct de vie, pourrait-on alors ici causer d’une simple affaire de “survie”, mais qui serait en fait, une forme inversée de “sous-vie”?

Cet exil qui serait celui des gens “instruits”, est plus chargé, il est volontaire ou involontaire, entre voulu du dedans et imposé du dehors, avec tout un spectre de niveaux intermédiaires à cet égard…Le fantasme associé est celui de la victime renvoyée de chez elle avec la pointe d’une baïonnette dans le dos. Longtemps le droit à la douleur, au malheur, à la “saudade”, lui est accordé, voire réservé. Celui-ci peut ou non être présenté comme un exil subi, et il est vrai que l’Histoire montre qu’il peut être subit.

Il y a aussi des départs volontaires, de gens simples qui quittent leur pays parce qu’ils pensent qu’eux ou leurs enfants n’y ont qu’un avenir médiocre, et alors ils choisissent un pays accessible : un pays souvent dont ils parlent la langue, ce qui ne les fait pas au premier abord, apparaître comme des “étrangers”, si ce n’est une pointe d’accent…C’est alors une forme d’exil invisible, et ceux-là, lorsqu’ils oseront parler d’eux-mêmes comme des migrants, il leur sera rétorqué : “mais votre vie n’était pas menacée comme les ….et vos voisins, ceux qui venaient de…alors, vous pouviez rester chez vous, non?” Leurs regrets et leurs malaises n’auraient dès lors pas “lieu” d’être, pas “raison” d’être. Pour celui-là, pas de fantasme, pas de stéréotype, si caricatural fût-il, donc pas d’excuse. Pour chacun, ce “non-dit” qui est un “sur-entendu”, transporte le risque de surnoter toute sa vie, d’une manière ou d’une autre, le caractère invisible de son émigration. Ce qui n’est pas entendu finit parfois par se taire. On se “terre” comme on se “tait”.

On peut constater des cas mixtes, gens instruits quittant leur pays volontairement, par attirance pour un lointain, ou pour des raisons apparemment politiques, mais qui au fil des années s’avèreront comme l’expression de fuites familiales, ou d’illettrés trouvant les ressources de franchir clandestinement les frontières car à l’occasion d’un deuil, la misère de leur condition leur est soudainement apparue…

D’autres, partent de chez eux parce qu’ils ne peuvent plus y rester, mais sans trop savoir pourquoi, quelque chose leur dit qu’ils ne sont pas “de chez eux” dans leur vie, voire intimement dans leur sexe.

Et d’autres, qui ne bougent pas, ont l’impression d’être venus d’ailleurs, par un signifiant étranger qui aurait été transmis jusqu’à eux : la recette de cuisine rituelle d’un grand-père qui, elle, n’est pas d’ici, la présence d’un objet, une notation fugacement différente, voire une inquiétante étrangeté venue du dedans et qui désigne pour eux, de l’ailleurs. Ne pourrait-on parler, pour les humains comme pour les satellites, de migrations géostationnaires? La migration ne pourrait-elle pas être envisagée comme un état de destin, une injonction irrépressible? Cela nous conduirait alors à envisager tout autrement la notion d’exil. Au-delà des données sociales, économiques, politiques, culturelles, l’en-deçà de l’histoire questionne un par un les destins individuels.

Qui peut prétendre alors que seul l’exilé politique, banni, est digne de porter l’épithète d’exilé, et donc de représenter la souffrance, la douleur, de célébrer la nostalgie. Chacun n’aurait-il pas droit à son discours de déracinement, il serait temps, peut-être, de voir et d’étudier l’exil, aussi, dans d’autres territoires mentaux, pathiques, verbaux, que dans ceux auxquels on le délimitait plus ou moins jusqu’à présent.

L’exil et la langue maternelle

Les temps sont à mettre l’accent sur la prépondérance de la perte de la “langue maternelle” dans la migration. Ce qui signifierait que les migrants qui s’acheminent dans un pays parlant la même langue ne seraient pas, eux, des exilés? Approche réductrice, pour le Britannique parti en Australie, le Vietnamien lettré venu vivre en France, l’Egyptien en Afrique du Nord ou le Méditerranéen francophone au Canada. Les exemples sont nombreux et patents.

De plus il est souvent difficile de parler de langue maternelle au singulier, de nombreux migrants ayant été plongés simultanément dans plusieurs langues dès la naissance. Et si la mère elle-même a été élevée dans un environnement multilingue? Le même jeune Kabyle embauché chez Renault avait forcément entendu parler berbère, français et arabe dès sa prime enfance, il est “polyglotte sans le savoir”. De même le jeune Pied-noir entre français, arabe, avec sans doute de l’italien ou de l’espagnol, ou du judéo-espagnol, ou du ladino…Le Polonais juif venu au début du vingtième siècle avait grandi dans les sonorités polonaises, yiddish, peut-être même hébraïques. L’Italien des années trente a entendu parler son dialecte régional – lombard, romagnol, vénitien, napolitain…- en plus de l’italien, le Martiniquais a baigné dans le créole et le français. Et même, on peut pousser l’hypothèse que le fait d’avoir baigné dans un environnement multilingue a contribué à créer les conditions de possibilité de la migration.

Il n’est pas question de méconnaître les dégâts, ou a minima les difficultés sérieuses, que peut poser l’obligation de parler, de travailler, d’écrire, d’éduquer ses enfants, en une langue spécifique (comme l’hébreu moderne, que les nouveaux immigrants en Israël ont été obligés de pratiquer pour contribuer à fonder leur pays, c’est ce qu’on peut lire du documentaire “Misafa, lesafa” de Nurit Aviv), et concomitamment le renoncement à une langue qu’un homme peut considérer comme la langue dans laquelle il “cause”, la langue “qui le cause”. Ceci est un autre aspect de la relation à la langue et pourrait faire l’objet d’autres considérations.

L’environnement langagier du berceau est dans de nombreux cas bien plus riche qu’on voudrait l’imaginer. Il s’agit plutôt ici de faire émerger une question. Celle de la possibilité d’envisager la relativisation de l’incidence proprement “maternelle” supposée unitaire, exclusive de tout autre, dans le processus de la construction du rapport au langage.

La prépondérance assignée à la langue maternelle semble se nouer à l’idée que, renfermant le secret du “refoulé premier”, elle porterait l’entier secret de chacun, vu sous les auspices du paradis perdu. Mais un “refoulé d’origine” peut aussi être porteur de la détresse maternelle, de sa capacité à laisser son enfant, l’émigré de demain, dans le même état intérieur de “dés-aide” que tout autre. On peut donc se demander si le fait d’idéaliser la langue maternelle ou de la réduire stricto sensu, à sa plus simple acception (i.e. la langue parlée par la mère, ne joue pas comme l’éludation et (ou) l’exonération de cette fondation-là du sujet).

La définition univoque et exclusive de “langue maternelle” apparaît alors comme une fiction qui serait fabriquée par des esprits hyper-naturalistes : en quelle langue lui aurait-elle présenté son sein ou le premier biberon? Car, comment aborder la question si la mère elle-même baigne dans un monde multilingue, qu’elle change de langue en fonction des interlocuteurs, des moments, des émotions à exprimer et qui se disent mieux dans une langue? L’enfant plongé dans un univers multilingue, lorsqu’il se retrouvera dans le pays de son immigration, aura perdu, non pas “une” langue maternelle, mais un environnement sonore et langagier multiple, divers, bigarré. L’exil serait alors lié à la perte de cet environnement, où la conjugaison des langues faisait son œuvre d’imprégnation. Qui a vu un petit enfant parler en une langue à sa mère et en une autre à sa nounou ou à une grand-mère, ne peut que s’en convaincre. En-deçà du statut social ou familial, la question ne cessera d’être posée : quelle langue considérera-t-il comme sa langue “maternelle”, celle de sa mère dite “biologique” ou celle de la personne qui représente l’attachement affectif le plus puissant, quand bien même cet attachement serait délétère?

Petites musiques et bruissements du lointain

La perte du climat sonore peut légitimement être considérée comme plus importante que celle de la langue maternelle stricto sensu. Ce climat serait la “petite musique” de chacun, auquel se combinent d’ailleurs d’autres perceptions associées, olfactives, visuelles, tactiles.

Envisager dans la migration, la perte de la langue maternelle, comme facteur essentiel, voire premier, conduit à ceci : dans les cas où le migrant part vivre ailleurs mais ne change pas de langue, ou dans un ailleurs dont il maîtrise la langue, on oblitère qu’il y a eu perte. Le migrant sera alors dans une situation d’”exil masqué”.

Je voudrais ici contre tout usage, apporter un témoignage personnel.
Je suis née et ai vécu jusqu’à l’âge de quatorze ans à Tunis juste après la guerre. Nous étions de nationalité tunisienne. Ma petite enfance s’est déroulée dans les sonorités de deux langues, l’une, “majeure”, le français, l’autre, “mineure”, l’arabe, les deux étant croisées d’un peu d’italien. On me parlait en français et en arabe. Je ne répondais qu’en français, même si on me parlait en arabe. Mais je le comprenais parfaitement. A l’école il y eut une demi-heure d’arabe par jour, j’appris donc dès six ans à le lire et à l’écrire, et ce pendant tout le cycle primaire, mais je ne l’ai jamais pratiqué. Ma mère parlait très bien le français, avait été élevée et scolarisée en cette langue, mais elle parlait quotidiennement arabe avec sa mère, ma grand-mère maternelle, qui, outre l’arabe, connaissait également parfaitement l’italien, puisqu’elle était née italienne. Il lui arrivait aussi de s’exprimer en italien, moins souvent. Le français était sa langue d’adoption puisqu’elle avait quitté de sa propre volonté l’école italienne vers dix ans, pour aller au collège français. Ma mère et sa mère n’écrivaient qu’en français. Mon père parlait parfaitement le français qu’il avait appris à cinq ans en entrant à l’école. Sa mère et son père ne parlaient que l’arabe et ils lui avaient donné un prénom arabe, auquel les autorités françaises adjoignirent plus tard un équivalent français. Il avait été élevé en arabe, qu’il parlait et écrivait. Ses capacités dans les deux langues étaient appréciées dans son travail de cadre supérieur, au sein d’un organisme d’Etat parafiscal devenu depuis l’Office des Céréales de Tunisie. Après l’Indépendance, il a continué à y travailler malgré le départ des dirigeants français du Protectorat.

Mon père ne faisait pas de politique. Il pensait que l’Indépendance tunisienne allait dans le sens de l’Histoire mais il n’a milité ni pour elle ni pour le maintien des Français, il m’a amenée à une manifestation d’accueil de Pierre Mendès-France en 1952 ou 1953 lorsque celui-ci est venu proposer aux Tunisiens “l’autonomie interne”, que certains commentateurs ont appelée : “l’indépendance dans l’interdépendance”…Il y eut l’indépendance effective en 1956. Deux ans plus tard le gouvernement de Bourguiba, rencontrant quelques difficultés intérieures, lançait un programme très stratégique dénommé “la tunisification de la Tunisie”, discours radiophoniques, mouvements de foules et banderoles dans les rues en assurèrent la propagande.

Un lundi matin mon père trouva un de ses collaborateurs installé dans son bureau. On lui expliqua qu’il n’avait plus de responsabilités pour cause de “tunisification” – et on lui conseilla de préparer ailleurs l’avenir de ses deux enfants. Mon père rappela qu’il était tunisien de nationalité, avec un passeport vert. La réponse fut : “mais pas musulman” : il était juif. Soit dit en passant, en matière de judéité : mon père évitait synagogues et rabbins, il semblait plutôt proche des libres-penseurs.

Mon père tomba malade et dès qu’il retrouva la santé il fut décidé que nous partirions définitivement pour la France. Les premières démarches furent lancées pour obtenir la nationalité française. Mon père était encore salarié du gouvernement et qui plus est rattaché à la direction des finances. Même si on lui avait signifié sa mise au placard, il savait que, si les Tunisiens avaient connaissance de ses démarches, il pouvait être gravement mis en cause : il était au fait de tous les chiffres concernant la production des céréales de l’Etat puisqu’il en avait structuré la répartition, la comptabilisation et le stockage à-travers la création de dizaines de centres dans le pays. Il fallut donc prendre des précautions de discrétion et de secret. Connaître ce danger a été très lourd pour moi à douze ans.

Un peu plus d’un an plus tard, je reçus une carte consulaire de la France, censée me protéger si des problèmes se présentaient sur la voie publique, et enfin un passeport bleu : français. Mon père m’a amenée avec lui au Ministère de l’Intérieur où il fit “allégeance” de sa nationalité tunisienne, c’est-à-dire qu’il a voulu symboliquement rendre lui-même sa nationalité afin de divorcer de son pays natal. Homme né avant la première guerre mondiale, il avait conservé sa nationalité tunisienne, la notion de nationalité ayant représenté probablement pour lui, jusque là, quelque chose de plutôt conjoncturel, en tant que descendants de juifs chassés d’Espagne.

Mais, né moins de vingt cinq ans après la colonisation, il n’en admirait pas moins la France idéale des Droits de l’Homme et du front populaire. Il s’était beaucoup engagé dans le bénévolat des institutions philanthropiques : ainsi il avait travaillé avec les organisateurs du “Bal des petits lits blancs” (les enfants hospitalisés), puis avec les autorités françaises à l’expertise des dommages de guerre causés par les bombardements allemands de 1942 et 1943, et d’autres dispositifs similaires. Les autorités françaises pouvaient difficilement nier les services rendus a-politiques qui parlaient en sa faveur. Je n’arrive pas encore à intégrer aujourd’hui que notre migration pouvait être considérée comme un exil politique, pourtant ne l’était-elle pas aussi, pour une bonne part? Nous sommes en quelques sorte des scories de l’Histoire, quelque dommage collatéral, pas si grave, peut-être. Voire.

Donc à quatorze ans, je changeai en deux heures d’avion, à la fois, de nationalité, de pays, de bruit de fond langagier, de brouhaha citadin, d’environnement familial : je n’allais plus revoir mes deux grands-mères.

Nous nous sommes installés à Paris en 1960. J’ai mis très longtemps à comprendre que je partais en exil et que cet exil n’avait rien de visible : qu’avions-nous de commun justement avec ces pauvres jeunes illettrés esseulés, importés de Kabylie pour travailler comme ouvriers, habitant dans des bidonvilles à Nanterre, ou avec ces vieux réfugiés politiques Russes blancs réduits à être chauffeurs de taxis, ou encore avec les Arméniens, fils des rescapés du génocide? Par apport à eux, nous pouvions nous considérer privilégiés : certes, nous n’étions pas apatrides, nous maîtrisions la langue du pays, nous avions la sécurité sociale, un appartement… J’ai été acceptée dans un établissement scolaire réputé.

Il ne s’agissait pas seulement de langue maternelle, mais d’une séparation, d’une coupure. Le fait de parler la même langue, la comparaison avec les “autres” formes d’exil, masquent cette séparation et provoquent des effets dévastateurs. Mon père faisait trois heures de trajet en train et en bus par jour pour aller travailler et ma mère, dans notre appartement de fonction en banlieue, passait ses journées dans l’isolement. Sa sociabilité et sa spontanéité méditerranéennes se voyaient repoussées par les autochtones du Val-de-Marne. Moi aussi, je payais en heures de transports le privilège d’avoir été admise dans “le Lycée de Filles le meilleur de France” (Fénelon), d’autant que les professeurs de Lettres manquèrent de finesse au point de me demander comment, venant d’un lycée si anodin (“Lycée Carnot de Tunis, annexe de Mutuelleville”), j’avais obtenu ce niveau de français de latin. Question qui était censée être un compliment, mais trop de condescendance l’accompagnait.

Nous étions définitivement séparés, et de quel deuil pouvions-nous parler, de quoi pouvions-nous nous complaindre? Quelle nostalgie pouvait être la nôtre, pour un pays où nous n’avions pas de futur? C’est plus tard que j’ai compris que l’exil ne se mesure pas à ces composantes. Il n’était pas objectivable. Il n’était pas visible. Ce qui était perdu était tout simplement : le monde.

L’exil et la perte

Mais qu’est-ce que “le monde”, si ce n’est un espace-temps, un lieu des représentations, du fantasme et de toutes les projections. Dans ce cas, c’est sur un autre écran et en un autre lieu physique, géographique, langagier, que soudain devront se matérialiser les projets. L’espace intérieur ne trouverait plus de points d’accroche, ou plus suffisamment, avec l’espace externe. Comment ne pas comparer ce qui se passe à ce qui s’est passé dans le détail quotidien, le climat, le brouhaha, l’ambiance en ce qu’elle a de moins apparent? L’espace antérieur n’apparaît que dans la dialectique qui s’établit avec l’espace présent : la rue que l’on n’observait pas mais où on était immergé n’est plus la même et cela change tout. Là où l’enfant, l’adolescent, l’adulte, imaginait au fil des jours son avenir proche ou lointain dans un lieu donné, même et surtout sans s’en rendre compte, il trouve une butée à chaque fois qu’il y songe, voici qu’une accommodation permanente est à faire. C’est là que se joue la notion plus sociale d’adaptation, elle commence ici dans ces sensations les plus ténues. On peut donc émettre l’hypothèse que s’opère dans la migration une dissociation entre le temps et l’espace. Certes, la notion d’exil a donné à penser les plus grands auteurs, des écrivains d’aventure aux mystiques en passant par les philosophes. Qui n’est pas en exil, vivre n’est-il pas une série d’exils? Ces questions subsistent dans toute leur profonde légitimité et en un sens elles se réduisent au silence. Cette réflexion se voudrait plus modeste, plus “terre” à “taire” en effet.

Comment les migrants répondent-ils? Certains, en s’emparant, de ce nouvel espace, en le surinvestissant, d’autres plus nombreux, en s’y désinvestissant, en amenuisant donc la fonction de projection de chacun.

Pour ma part, la France que je connaissais pour y avoir passé des vacances, était le pays que je considérais comme le refuge où j’irais me ressourcer, me changer les idées : pays de la culture, de 1789, de la liberté. La France avait un rôle en dialectique avec mon lieu natal dont il était en quelque sorte une antithèse. Voilà que le refuge m’apparaissait avec ses duretés quotidiennes. La terre d’asile s’est transformée en asile…d’aliénés, pour les “aliens” que nous étions devenus.

Où s’en était allé avec le temps, le rêve français de mon père? Apparemment, il était triste mais travaillait de son mieux. Cependant, trente ans plus tard, au lendemain même de ses quatre-vingt cinq ans, il subit un grave effondrement psychique au point de me demander soudain : ” ramène-moi à la maison.”

Du deuil nécessaire, une autre forme d’invisible

Aujourd’hui on sait que dans toute séparation définitive, un travail de deuil est nécessaire. Le deuil est une forme compliquée du renoncement, rejet, de révolte, d’intégration, confrontations diverses et difficiles, il est comme un lent et difficile travail intérieur, que chacun opère avec ses moyens propres.

Ce qui émerge comme fondamental dans le deuil, c’est la dimension de “définitif” de l’histoire. C’est “plus jamais”. Pour le migrant, le pays demeure, et la “terre ne se meut pas”. Mais c’est de son rapport avec elle et ce qu’elle représente, qu’il s’agit. L’immigré qui retourne chez lui chaque année en vacances avec ses enfants nés en France peut-il prétendre que rien n’a changé? Cela est bien sûr impensable, sauf à entrer dans le déni, voire la folie.

Dans l’exil, il s’agit, pour les uns, de savoir s’adapter. Mais comment s’adapter si aucun mouvement de deuil ne se produit? Pour acquérir de nouvelles formes d’être qui font l’adaptation, il faut sans doute faire un peu de place, se désencombrer de ce qu’on transporte en soi, mais quoi? Certes, il faut apprendre une “langue” nouvelle, mais il ne s’agit pas que d’une langue au sens restreint, il s’agit de tout un système de signes, il s’agit aussi, de la capacité à se projeter ou à défaut, de créer les conditions pour que les descendants héritiers de leur “lieu d’avant”, puissent se projeter, réduisant la fracture entre temps et espace qui est celle des aînés. Mais quelle place alors faire, et comment? A quoi renoncer pour que de la place se fasse et accueille du nouveau? Quelle type d’hybridité se construire, et comment comprendre que cette hybridité elle-même aura autant de formes que de personnes concernées…

Et si, avant de gaver les migrants de données nouvelles du pays qui les reçoit, on se posait la question, chacun à son aune, sur leur deuil, pour eux inévitable? Ne peut-on voir par là une butée indépassable, pour les plans d’intégration et d’assimilation? Qu’en est-il pour chacun, en quelque sorte, son ex-il? Difficile de faire l’économie de cette question pour qui vient d’ailleurs. Certains y verront la nécessité de retracer les racines, d’autres d’identifier la culture d’où on vient, d’autres encore y chercheront les arcanes d’une fidélité, ou encore la possibilité d’une double culture…Voire.

Mais, si celui qui n’a pas bougé de son terroir se met un jour de son adolescence, ou plus tard, à tailler en pièces son éducation, à revisiter son milieu d’un œil critique, pourquoi le migrant s’en verrait-il dispensé? Là réside la difficulté car c’est là le règne du singulier, du “un par un” et du cas par cas, car nul ne sait si l’autre aura le désir d’entreprendre une démarche, démarche qui, en tout état de cause, lui appartient en propre. Dans tout héritage il y a de l’encombrement, de la douleur, et parmi les choses que chacun répète, qui se répètent en chaque-un, chacun sait-il également qu’il faudra qu’il s’en dépouille, qu’il s’en sépare, simplement, pour vivre. Celui qui migre résisterait-il, devrait-il se dispenser, échapperait-il à cet arrachement-là? Le devenir quelque soit la circonstance se construit aussi avec et par le renoncement. Pour un migrant c’est là sans doute discours difficile à entériner car pour lui, peut-être, son souvenir et sa fidélité hors de sa “terre” a un statut capital, il est peut-même même, précisément, son capital.

Et discours peu correct et en impasse, par ailleurs, du point de vue d’un travailleur social à fonction d’accueil, qui se vivrait spontanément comme porte-parole de l’hospitalité : comment un travail d’accueil pourrait-il encourager à du renoncement, est-ce le rôle des accueillants, n’y seraient-ils pas alors suspects? Il s’agit là encore de faire retour d’immatérialité, d’invisible, de diffus et d’inévaluable. A la fois pour le migrant et pour celui qui se trouve face à lui. Car il ne s’agit pas alors de social mais bel et bien d’un autre plan, personnel et intime. Et cependant…que peut-on se dire et ne pas se dire, qu’est-ce qui ne cesse pas de ne pas se dire, et dire…à qui?

Si on prenait le problème à rebours? Mais comment? Cela peut-il s’organiser en “programmes” ou “dispositifs” de masse du travail social et au-delà ou en-deçà du social? Je n’en sais rien, et c’est cependant, pour moi, une ligne de perspective et de questionnement pour aujourd’hui.

J’ai oublié de demander à mon père en quelle langue et en quel lieu il rêvait.

P.P.


[i] https://www.cairn.info/revue-diogene-2006-4-page-86.htm