L’humanité n’a plus d’enfance

par Claude Corman

Dans la vétuste maison de Saint-Martory qui abrite les soirées de notre Peña, on peut lire sur les murs toutes sortes de citations. C’est à Madrid, dans un bar fréquenté par les poètes et les artistes du temps du franquisme « Las cuevas de Sesamo » que j’ai vu pour la première fois des murs transformés en livres ouverts. Ô, bien sûr, pas une seule des lignes écrites sur les murs de la cave madrilène ne provoquait directement le pouvoir du Caudillo ni les ombrageux états d’âme de sa Guardia civil. Seuls les grands écrivains espagnols ou européens dont il était impossible d’étouffer l’existence (Cervantès, Quevedo, Gracian, Shakespeare ou Montaigne) avaient droit de séjour sur les cloisons et le toit de la cave. Mais de la constellation des phrases murales qui se touchaient et parlaient en silence, naissait l’idée subversive de la diversité et de l’irréductibilité de la pensée humaine. La dictature n’aurait pas osé mettre à l’index des écrivains d’une telle renommée sans attenter au génie de l’Espagne dont elle se réclamait.

De retour en France, je décidai de faire à la Peña ce que j’avais trouvé à las « Cuevas de Sesamo » : écrire sur les murs, faire dialoguer des hommes d’époques, de cultures, de sangs différents, graver dans la chair du plâtre un petit recueil d’humanité.

Or, de toutes les citations forcément arbitraires de la Peña, aucune ne m’a valu autant de commentaires et d’apartés intimes que la phrase de Paul Eluard : « Tout homme satisfait est une brute ! ». Certes, on peut prendre cet énoncé à l’envers et s’interroger sur l’élégance morale de l’insatisfaction. Ne sommes-nous pas alors forcés d’avouer que bien des gens ennuyeux croisés dans nos vies et qui promènent une quotidienne et morose mine d’insatisfaits ne sont pas des spécimens louables et exemplaires d’humanité ? Pourtant la phrase d’Eluard paraît claire, juste, inspirée. Le dernier réduit de l’humain, ou ce qui revient au même, le paravent nécessaire contre une inhumanité vulgaire et brutale prend corps dans notre rejet de la satisfaction. Dans son livre d’entretiens « Parlons travail », Philip Roth dialogue avec Milan Kundera. Ils parlent de la littérature tchèque clandestine sous le régime de censure et d’intimidation imposé par les Soviétiques après la chute de Dubcek. Et soudain, Milan Kundera se met à parler de Paul Eluard. Il le dépeint comme le grand poète lyrique de la fraternité et de la justice, celui dont les idéaux taillés dans le diamant des utopies socialistes rayonnent le Bien, la cause des peuples, la foi dans un monde libre. Et tout à coup, Kundera nous livre cette information sèche : le grand poète dont on ne finira jamais de célébrer la grandeur d’âme a consenti publiquement à la pendaison de son ami surréaliste, Zavis Kalandra, à Prague, en 1950.

Du coup je vais accoler à la citation d’Eluard sur le mur de la Peña l’aphorisme de Kafka : « Les chaînes de l’humanité torturée sont en papier de bureau », afin qu’elle ne s’endorme plus jamais satisfaite…

Au fait, que veut nous dire Kafka ? Que les potences, les garrots, les chaînes de fer se forgent d’abord dans les circulaires, les décrets, les avis des commissions, les paperasses administratives, les minutes des procès ? La barbarie sanguinaire et maladive des monstres n’est-elle qu’un effet secondaire, une sorte de déviation incontrôlée et outrancière du zèle obstiné et imperturbable des scribouilleurs et des bureaucrates du Château ? Ou bien Kafka, malgré son pressentiment prophétique de la tragédie des Juifs européens, n’est pas parvenu à imaginer la sauvagerie du boucher ukrainien Demandjuk, (on le surnommait Ivan le terrible dans les camps nazis) qui sabrait les déportées enceintes et se régalait à la vue des tripes éviscérées et des crânes fendus des fœtus. Ce fou d’Ivan qui aimait les cris, la détresse, la douleur portée à l’incandescence de la folie, qui ajoutait sa touche d’enfer personnel à l’enfer commun des chambres à gaz et des crématoires, était-il simplement l’auxiliaire « folklorique » et détraqué des froids planificateurs de l’extermination ?

Au cours de nos conversations sur le monde gitan, je demandai à Bruno Lavardez :

– Pour toi, Niño, Le Mal existe-t-il ? Il me fit la réponse suivante :

« Le Mal prédomine de plus en plus dans le Monde. Heureusement qu’il y a encore des gens qui dialoguent ou qui écrivent !… D’où vient la haine ? Le Mal est là. Dans tout, il y a le Mal.

Le Mal existe parce que l’être humain trouve le bonheur dans la complaisance du mal infligé. Demandjuk n’est qu’un être forcé. En se croyant heureux de faire le mal, il est lui-même un non-être poussé par des forces ennemies. Il vit dans les ténèbres du mal pour le mal. Pour le plaisir du mal, pour satisfaire l’être malfaisant du Diable, du Malin. Le Diable n’existe pas, mais Demandjuk ou d’autres le font exister. »

On sait qu’Hannah Arendt a parlé à propos du génocide juif par les nazis de banalité du Mal. Seule une civilisation impersonnelle, froide, technique, de masse, pouvait codifier, mettre en route, minuter et réussir la solution finale. Des milliers de bureaucrates ponctuels, d’exécutants dévoués, de techniciens obéissants, ont fait la Shoah, et non quelques monstres impensables et sataniques.

Dans « La planète de M. Sammler » de Saül Bellow, le rescapé d’Auschwitz Sammler s’insurge contre cette idée :  « L’idée de rendre terne le plus grand crime du siècle n’est pas banale. La banalité n’était que du camouflage. Quel meilleur moyen de vider le malheur de son sens, que de le rendre ordinaire, ennuyeux ou banal? »

Il me semble qu’Hannah Arendt a pensé la banalité du mal à la manière de Kafka et de ses chaînes de l’humanité torturée en papier de bureau et que l’oncle Sammler de Bellow est plus proche de l’opinion de Bruno Lavardez : Le Malin n’existe pas, le Diable n’existe pas, mais des hommes le font vivre, le ressuscitent à chaque occasion où la haine se donne libre cours, à chaque fois qu’un pogrom se dessine, que la violence terrible se rassemble en une énergie de destruction aveugle et indifférente à la singularité humaine, à chaque fois qu’une volonté de mise à mort se concentre en une attaque frontale contre des généralités, des hommes-généralités, des hommes-race. La banalité du mal n’existe pas. Elle est la couverture de l’indicible, son manteau de sortie…

Depuis l’assassinat de Daniel Pearl au Pakistan, filmé par ses bourreaux après la confession d’une identité trois fois coupable : « Je suis juif, américain, journaliste… » de nombreux otages ont été égorgés par des activistes islamistes devant des caméras. Sans l’image diffusée sur des sites Internet ou la télévision du Qatar, sans retransmission audio-visuelle, le supplice reste abstrait et la mort un drame désincarné et anonyme. Vous saviez que Daniel Pearl a été décapité ? Qui ça, ah oui, le journaliste du Wall Street Journal … Un haussement d’épaule compatissant ou résigné, et puis on passe à autre chose, on évoque la relativité de la condition humaine avec une simple tornade tropicale qui fait 1200 morts à Haïti en une nuit. L’opinion publique pense tout bas, modestement, honteusement, mais avec réalisme : « C’est triste, mais qu’est-ce qu’il est allé faire dans cette galère, au milieu de ces enragés de l’Islam, apprendre quoi ? Nous n’avons rien de commun avec ces illuminés. » Pourtant grâce à l’exhibition du crime programmé, l’opinion se retourne, s’indigne, frissonne. Chacun prend la mesure de l’angoisse, de la peur, de la terrifiante fraction de temps qui s’écoule entre les derniers mots du condamné et sa décapitation.

La mise en scène de la mort d’un otage est de nature sacrificielle et aux yeux des bourreaux, Dieu sollicite lui-même ces sacrifices contre les infidèles et les profanateurs qui envahissent ou salissent les terres de « bonne croyance ».

Dans notre « peau » de spectateurs occidentaux, le dégoût que créent ces exécutions théâtrales et odieuses fait instinctivement resurgir le sentiment de la barbarie et du Mal. Qui d’autre que le Mal, cette sorte de possession diabolique et obscène de certains humains sous l’effet du fanatisme, de la guerre ou du chaos peut-il exécuter avec sérénité et méthode et surtoutpubliquement ces sentences abjectes. Les fous d’Allah, en manipulant sans intermédiaire la mort, en trempant leurs mains dans le sang des otages décapités, sont des créatures du Mal, comme les Ivan Demandjuk embauchés par les nazis dans leur punition indivise des Juifs. Aux yeux des idéologues de la croisade occidentale contre les Etats voyous et les forces du Mal, les actes immondes et exhibitionnistes des égorgeurs islamistes s’accordent à leur propre partage du Monde en zones du Bien et du Mal. Toutefois, le damier est symétriquement noir et blanc ou blanc et noir. Comme l’avait si bien formulé Guy Debord : Dans le monde réellement inversé (de la société du spectacle), le vrai est un moment du faux. Car du côté des djihadistes radicaux, la vision du monde est pareillement zonale et ségrégative, mais en sens opposé : Les infidèles, les croisés, les Juifs sont soumis à l’empire de l’argent, de la marchandise, de la vanité scientifique, ils pataugent dans l’impureté et le cloaque sexuel. Nous autres, animateurs de la Guerre Sainte, ne sommes soumis qu’à Dieu. C’est Lui qui dicte les verdicts que nous exécutons par nos sabres. D’ailleurs, l’internationale des spectateurs l’atteste : Loin de nous mépriser, de nous tenir pour de la menue monnaie égarée là par une époque pressée qui a oublié de faire le ménage, nous semons la crainte et la terreur. Nous devenons les géographes du possible et de l’impossible et fixons les lieux de visite interdits. Nous sommes les maîtres du frisson, du thrill, du suspense, nos films sont plus percutants, plus achevés que ceux de vos Hitchcock ! Les seigneurs de l’Occident ne s’y trompent pas. Nous sommes leur seul ennemi, nous sommes l’ennemi. Et par cela-même, nous avons gagné la bataille sur nos challengers, les miséreux,  les communistes, les éternels déplacés, les malades d’Afrique, les réformateurs éclairés, les universalistes alternatifs…

Amos Oz : En tant que conteur et activiste politique, je garde constamment présente à l’esprit l’idée qu’il est assez facile de distinguer le bien du mal. Le véritable défi consiste à identifier différentes nuances de gris ; à calibrer le mal et à s’efforcer d’en définir les grandes lignes ; à différencier le mal du pire.

Le mal du pire ! Calibrer le mal, définir des nuances, des zones de gris, des choses avec lesquelles on peut composer, négocier, et des choses qui anéantissent toute idée de partage, tout sentiment trivial mais évident d’espèce commune…

Prenons le crash des avions sur les twin towers le 11 septembre 2001. Pour vous et moi, l’identification avec n’importe lequel des passagers des Boeing détournés est aisée, immédiate. Être transformé en projectile percutant et inflammable sans aucun consentement de la raison, ni durable pulsion suicidaire, produit sans doute un spectacle à couper le souffle, mais n’excite pas la vocation de figurant. Les tours de verre ne sont pas nos ennemies, même aux yeux du plus puritain et orthodoxe des communistes qui imagine NYC comme une Babylone du fric. Imaginons : J’ai pris la place de n’importe quel futur mort occidental, peu de minutes avant le crash, et je regarde Mohamed Atta, je suis même assis à ses côtés. Imaginons encore qu’un formidable don psychologique me permette de pénétrer sa personnalité. Je devine un homme empli de sa mission divine, écrasé par la responsabilité du djihad, totalement absorbé par le sérieux de sa tâche, de sa mission. Mais comment un tel don psychologique pourrait-il me révéler la demande exorbitante d’Allah ? Atta doit mourir, a prévenu Allah, il va mourir. Ce qui n’est pas très original, mais tout de suite, là, incessamment, a confirmé Allah et ça, ça l’est déjà beaucoup plus ! Cet homme assis, à côté de moi, est mon égal, bien sûr, mon semblable, si l’on en croit la Bible ou les précis d’anatomie. Ce n’est pas un Lucifer travesti en être humain, ni un monstre à quatre pattes ou cinq testicules. Je suis tellement soulagé d’arriver enfin à New York (je déteste les avions, une des ultimes phobies dont je parviens difficilement à guérir) que j’ai presque envie de plaisanter avec mon voisin, de le chambrer un peu sur cette affaire de paradis des martyrs. « Dites-moi, Atta, vous y croyez vraiment à cette histoire de vierges à la beauté parfaite qui guident les premiers pas du martyr au Ciel ? C’est vraiment très enfantin, non ? » Je n’ai pas eu le temps de formuler la question ni de vérifier si ma phobie des avions tenait de l’anticipation visionnaire de ma destinée ou d’une plus banale couche de névrose inexplorée. Car j’ai été sur le champ volatilisé en événement historique.

Différencier le mal du pire. Bien sûr ! Hélas, les nuances de gris n’existent pas dans les cimetières…

Revenons à Ivan. Sa cruauté démente est un supplément de jeu dans un univers où la destruction minutée, massive, répétitive est la Loi. Les coups de sabre d’Ivan, les cris, les hurlements des femmes éventrées sont un scandale furtif dans un univers d’abomination où la bonne marche de l’extermination doit rester la règle.

Pour les nazis, l’œuvre d’effacement de la race juive est une œuvre de longue haleine qui doit être correctement accomplie, avec une certaine forme de discrétion, de confidentialité, presque de honte, sans menacer les principes et les valeurs de la civilisation allemande. La propagande nazie traite certes les Juifs de cancrelats, de vers de terre, de parasites, mais elle ne partage pas la Shoah, elle ne fabrique pas un audimat mondial pour son meurtre colossal. Les transferts des Juifs hongrois à Auschwitz s’effectuent à la fin 44, sans perturbation, sans qu’aucune des armées alliées ne songe à bombarder les voies ferrées. La Shoah, parce qu’elle n’est pas filmée et diffusée sur les écrans du Reich est une barbarie « escamotée » où la part de civilisé qui demeure chez les hitlériens trouve refuge dans la méthode et l’efficacité et dissimule ainsi sa propre monstruosité.

Ivan Demandjuk est le révélateur du crime, le bouffon exécrable et sanguinaire qui fait craquer les contrats de bonne conscience des bourreaux avec la Nation de Goethe et de Wagner. Et en cela, son immonde labeur reste une rareté, un scandale excentrique, une impureté aléatoire du système.

À Beslan, en Ossétie du Nord, un preneur d’otages encagoulé tapote nonchalamment le détonateur pédestre qui une fois activé, envoie l’école entière en apocalypse. Cet homme sans yeux, sans visage, a une main qui fait signe vers la pédale explosive. Regardez-la bien, cette pédale ridicule, inoffensive, quand on lui fout la paix ! Et bien, si je l’écrase du pied, je vous explose tous. Vous ne serez que fumée et désolation. Je suis aujourd’hui, pour vous tous, l’ange exterminateur.

Les bourreaux de Beslan se sont filmés, et par leur chef d’œuvre de terreur cinématographique (les centaines d’enfants confinés dans une chaleur insupportable, l’homme à la pédale apocalyptique, les cordons d’explosifs qui pendent comme les guirlandes ridicules et fatiguées d’une après-fête, les jeunes femmes en noir, moitié fantômes, moitié humains qui s’activent mystérieusement dans la pénombre d’une pièce lointaine) ils ont mis en scène les décors de la tuerie qui couve, ils ont cadré et dirigé les jeunes figurants enrôlés dans leur scénario d’épouvante. La boucherie de Beslan est sans doute liée à l’occupation terrifiante de la Tchétchénie par la soldatesque russe. Mais ce lien revendiqué et « logique » ne suffit pas à éclairer la face infernale de la tragédie. Une page d’histoire inédite dans l’abondante anthropologie du Mal s’y est écrite. Des pédophiles infanticides qui après avoir abusé sexuellement de jeunes corps innocents, les tuent d’un coup de pelle ou de couteau, on dit communément que ce sont des monstres. Leur crime nous répugne tant qu’ils sont retranchés de l’espèce humaine. Ce ne sont plus des hommes puisque leur odieuse barbarie les qualifie entièrement, déboutant les sciences humaines et leur effort de réflexion sur la genèse et les frontières du normal et de l’anormal. Un monstre est par hypothèse quelqu’un dont l’abomination résume absolument l’identité, la personnalité, et qui soumet la raison humaine à l’instinctive reconnaissance d’une extériorité humaine possible, d’un point de tangence avec le diabolique. Le cinéma divertissant se délecte d’ailleurs de ces hommes-frontière qui n’ont aucun espoir d’échapper à leur nature de criminels en série. Il aime les histoires de cannibale allemand qui fait manger son pénis à un type docile et instruit, dont le plus grand désir est d’être découpé en quartiers, puis mangé sous l’œil objectif et clinique d’une caméra.

On se dispute Anthony Hopkins dans le rôle de l’internaute friand de viande humaine.

À Beslan, cependant, le Mal n’est pas venu d’un groupe de psychopathes et de pervers méta-humains, mais d’hommes et de femmes de bonne foi, fanatiquement dévoués à la cause d’un peuple, tenus en grande estime par leur Dieu, absolument étrangers aux lubricités exécrables des ogres pédophiles.

À Beslan, le Mal est le produit d’une foi, d’une cause, d’une conviction d’avoir raison (qu’importent du reste qu’elles soient bonnes ou mauvaises) qui s’exhibent, se filment, se diffusent comme n’importe quel film de propagande. Le cinéma a désormais trouvé dans son alliance à la terreur un marché illimité qui nous laisse sans voix.

Un célèbre midrash raconte que les anges demandèrent un jour à Dieu pourquoi Il avait créé Adam, un être organique et corruptible avec des fonctions vitales aussi stupides que la digestion et la respiration. Adam leur semblait un être de trop, incapable de rivaliser avec leur apesanteur et leur fluidité cosmique. Mais Dieu avait donné à Adam la parole et Adam nomma les animaux, les arbres et les astres. Il habilla le monde de mots. Bien plus tard, lors de la génération de Babel, Dieu mit fin à la langue unique. Il dispersa les peuples et les mots, afin que chaque peuple ait sur terre sa voix propre. Cette dispersion obligea les hommes à former des traducteurs. Malgré l’extrême diversité des voix humaines, les hommes, tous les hommes appartenaient de plein droit à l’espèce unique des êtres parlants.

Bien sûr, des langues dominantes ou majoritaires soumettaient les hommes, les obligeaient à parler dans la langue des maîtres successifs de la Terre. Mais en dépit de ces hiérarchies et de ces arrogances, les hommes gardaient la nostalgie du premier homme, d’Adam nommant les choses à l’état natif, primordial.

Aujourd’hui, comme au temps de la génération de Babel, nous ne parlons plus une langue commune. Non pas tant que des civilisations de nature foncièrement différente s’affrontent. Les portables, les paraboles, l’Internet, les mille objets du capitalisme avancé ont plutôt unifié l’humanité d’un point de vue technique. Mais nous n’avons plus de définition commune des notions simples, élémentaires comme le bien et le mal. Au contraire, les simplificateurs de tous les horizons, fantassins d’un Occident « démocrati-phore » et brigadistes d’un ordre islamique nouveau en ont miné les approximations et repères sémantiques.

De sorte qu’il est devenu impossible dans ce paysage enténébré et glauque où terreur et contre-terreur prennent l’humanité en otage, d’universaliser des mots simples comme le Mal, ou plus modestement de les traduire en plusieurs langues. D’une certaine manière, les attaques contre les enfants s’en prennent au symbole de l’homme primordial, à Adam, le faiseur de mots, celui qui savait mieux que les anges nommer les choses et qui tel un enfant s’émerveillait de ce que le mot cheval, sans se mettre à courir, fasse aussitôt surgir l’image mentale du cheval.

Aujourd’hui, l’humanité n’a plus d’enfance…

C.C.

Irréligion

par Claude Corman

L’Europe des Lumières, l’Europe de la raison contre la providence, a mis à mort la fraternité religieuse.
Dans les tranchées de la grande guerre ou les bombardements de Dresde et de Berlin, des chrétiens se sont combattus entre eux. Et dans le schisme actuel du Camp occidental, très majoritairement chrétien, nul n’imagine que la cohésion ou l’unité politique de l’Europe et des nations américaines puissent se nourrir d’une identité religieuse commune.
D’ailleurs qui se soucie de part et d’autre de l’Atlantique du sort des minorités chrétiennes au Soudan ou au Pakistan ?
A l’inverse, si l’unité politique de l’Islam est loin d’être réelle, le sentiment de la fraternité religieuse est une donnée active de l’imaginaire et de la résistance des peuples musulmans, contre tout ce qui est perçu comme une menace, une humiliation, une occupation étrangère. Cette fraternité religieuse excède largement l’Islam intégriste et radical d’Al Quaida.
Que Bush et les évangélistes du nouvel Ordre moral américain ramènent Dieu au centre des affaires humaines ne crée manifestement pas un réflexe de patriotisme chrétien. Je vais plus loin dans la fiction. N’aurions-nous pas applaudi (en tout cas nos pères) si un Etat arabe avait attaqué le régime nazi en 1940, du moins dans sa première phase? Je sais bien, les analogies sont sommaires et imprudentes, et puis il y a le pétrole et le conflit israélo-palestinien. D’accord, mais j’éprouve un malaise grandissant vis à vis de toutes les solidarités religieuses et si le dialogue des cultures tant vanté à l’Elysée existe, je me demande si on peut encore appeler cultures le patriotisme pétro-biblique de la Maison blanche et la longue et plaintive colère des Allah Akbar.
Le pape Benoît XVI, dans sa récente conférence de Ratisbonne a traité des égarements symétriques de la raison et de la religion, le mal de la première étant de déboucher à terme sur une insignifiance de l’être humain, un vide métaphysique irrémédiable et le mal de la seconde étant de nourrir des fanatismes et des violences au nom de Dieu. Cette posture relativement équilibrée aurait pu être celle d’un humaniste de la période des Lumières. Après tout, inviter la religion à la modestie, et la guider fermement avec les rênes de la raison, qui pourrait s’en plaindre aujourd’hui ? Hélas, ce rappel à la prudence assorti d’une critique à peine voilée du concept de guerre sainte dans l’Islam est ressenti comme une offense par le monde musulman. Mais enfin, il faut savoir ce que nous recherchons aujourd’hui, la préséance d’une religion sur une autre ou la modeste mais indispensable contribution des religions à la recherche d’un bien commun de l’humanité. Nous ne sommes plus des races grâce à la génétique des populations, mais si nous devons nous entretuer au nom de nos croyances, l’humanité reste un rêve inaccessible !
Je crois que si l’Europe doit demain incarner une civilisation tolérante et ouverte, dans laquelle dialoguent les cultures et les peuples, cette sorte de croix des chemins qu’elle affectionne d’être, il va bien falloir se retrousser les manches contre les incarnations symboliques de l’omnipotence divine et toutes les formes d’oppression culturelle et sexuée que Dieu transmet dans ses Lois archaïques. Je suis de ceux qui croient (et l’ont écrit) que la conversion nécessaire à l’irréligion européenne est une composante fondamentale de la citoyenneté européenne, à vrai dire, sa seule originalité. Si nous abandonnons Spinoza, Voltaire, Marx, Freud , Nietzsche, si nous cédons sur ce que j’ai appelé la marranisation des cultures fortes (au premier rang desquelles on rencontre toujours le religieux) nous aurons manqué à tous nos devoirs.
Que l’Europe ne défende pas aujourd’hui son droit à l’irréligion[1] et elle laissera le champ libre aux conversions religieuses redoutables de l’injustice, de la pauvreté ou du déficit croissant de démocratie qui ne cessent de prendre de l’ampleur un peu partout. Ainsi peut-on voir aujourd’hui un chef d’Etat français jouer la cause des peuples et le dialogue des cultures en Algérie ou à l’ONU pendant que sa police poursuit les Roms, évince les Maliens ou méprise les Kurdes irakiens sur son propre sol. Chacun chez soi et la police pour tous, ce n’est pas notre conception du dialogue des cultures.
Les Juifs qui sont les inventeurs du monothéisme biblique font face, aux première loges en ce qui concerne Israël au déchaînement des stupidités et des haines qui dévorent la planète dans une sorte de frénétique cannibalisme divin dérivé du Livre. Et je crois que c’est aujourd’hui, mais je ne sais pas comment cela peut se décrire, parce qu’il ne s’agit nullement de blesser les croyants d’aucun bord, la plus impérieuse et urgente tâche des inventeurs de la Bible de formuler des propositions nouvelles, révolutionnaires sur l’usage des Lois et des traditions religieuses, propositions qui leur vaudront de la part des fanatiques et des intégristes de toutes les confessions les pires injures mais qui leur assureraient la reconnaissance de l’humanité à venir.

C.C.

 

[1] Ce qui n’a rien à voir avec l’irrespect ou le mépris des innombrables créations artistiques et littéraires des religions. Au contraire, rien ne me semble désormais plus braillard et creux que cette culture du raccourci technique qui tient lieu d’épiphanie moderne. Et je n’ai au fond jamais cessé d’explorer à travers la marranité ce que pouvait être un certain type de questionnement symbolique et de dette spirituelle, dès lors qu’on les désamarrait de leur port communautaire, de leur cachet de foi. Je pense enfin comme Sibony qu’on peut parler de Dieu, sans aucun talent pour la croyance ou la piété !…

 

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Qu’est-ce que l’Europe ?

par Claude Corman

L’Europe, après les « non » français et hollandais au traité constitutionnel est, dit-on, à la croisée des chemins . Soit elle redevient une vaste zone de libre-échange sans puissance politique propre, soit elle s’efforce en réfléchissant à ses échecs de relancer l’intégration politique du vieux continent.

En tout cas, deux portes lui sont désormais fermées, qui étaient jusqu’ici les voies d’accès élémentaires à l’évidence européenne : la reconnaissance partagée par les opinions de la genèse de l’Europe sur les champs de ruine du nazisme et du communisme, et l’extension logique de la Communauté aux autres Etats de l’Est européen et demain à la Turquie.

 

La marque allemande
D’une certaine manière, l’Allemagne jouait un rôle de pivot en ce qui concerne le passé de l’Europe et les grands déchirements du XX ème siècle : Par le nazisme, l’Allemagne était devenue la plaie béante de la conscience européenne, obligeant les Allemands à une psychanalyse collective sur la culpabilité et le crime d’Etat perpétré à une échelle inégalée. Et, du fait de la partition du pays après la défaite d’Hitler, l’Allemagne fut aussi le lieu terrible où s’exerçait la concurrence des régimes capitaliste et soviétique, brisant l’unité du peuple, des familles et de la mémoire enrôlée dans la propagande. Il n’est pas excessif de dire que la construction européenne permit à l’Allemagne d’accomplir sa « rédemption », de trouver une solution à la monstrueuse dérive de son nationalisme destructeur et quand le mur de Berlin tomba, l’Europe accompagna naturellement la réunification et la renaissance allemandes.

Qu’il y ait eu ici ou là des promesses ou des contreparties économiques et monétaires ne change pas le fond de l’affaire. L’histoire de la réunification de l’Allemagne clôt le passé européen dont Raymond Aron avait fait la matrice de son livre «  Le grand schisme »

Si on se tourne maintenant vers le futur de l’Europe, on voit un processus d’extension, d’annexion pacifique de régions ou de pays tentés par les promesses de paix et de prospérité de l’UE ou qui veulent échapper à la tutelle de puissants voisins. C’est cette dynamique d’expansion et de recul incessant des frontières de l’Europe qui crée un effet de croissance ou de mouvement ininterrompu, de modernité implacable. En tout cas, ce processus d’expansion qui n’est pas sans évoquer une forme désarmée et donc inédite d’annexion impériale n’obéit à aucun maître d’œuvre figuré.

C’est un peu comme si la destinée de l’Europe se situait dans le mouvement d’intégration communautaire et les déclarations de candidature des nations limitrophes, et qu’elle se dispensait ainsi d’évaluer ou de penser sa propre civilisation.

Cette double dimension de la construction européenne, dont l’Allemagne symbolise le passé « fondateur » comme acteur de la barbarie et témoin de la coupure tragique d’un peuple sous la guerre froide, et dont la multiplication des candidatures d’entrée dans l’UE incarne le futur, est en crise.

Ni la mémoire des monstruosités commises par les nations européennes (et cela ne se réduit pas au nazisme et au stalinisme, sinon comme leurs points extrêmes), ni la séduisante constellation des Etats qui veulent rejoindre l’Union ne répond à la question essentielle : qu’est-ce que l’Europe?Quelle est l’originalité d’un modèle européen qu’on nous présente comme le lieu où la mondialisation prendrait un visage humain, ou une terre du juste milieu entre le libéralisme et l’activité planifiée et protégée ou encore comme un centre de prévention des conflits par la mise en dialogue active des cultures.

 

Une zone de multiples chantiers
Cela semble très vague, très insuffisant . Mais plutôt que dire avec les pessimistes : « l’Europe est désormais un champ de ruines », on peut davantage penser que l’Europe est un immense chantier ou plutôt une zone de multiples chantiers distincts dont aucun n’est indépendant des autres mais qui peuvent néanmoins avancer à des rythmes hétérochrones.

– Un chantier économique

Il faudra bien reconnaître une fois pour toutes l’échec des économies étatisées et collectivistes. Qui peut regretter ces régimes socialistes où une bureaucratie parasite et hégémonique désavouait le réel quand le réel s’obstinait à la désavouer ?

La nostalgie de tels régimes est absolument étrangère aux peuples de l’Est européen et sauf à se couper à nouveau de ces peuples affranchis de l’esclavage soviétique, on voit mal comment on pourrait en vanter encore les mérites. On peut défendre avec véhémence et raison les services publics. On ne peut pas en inférer une sorte de fétichisme de l’Etat qui se répand aujourd’hui dans certains milieux alter-mondialistes et dans les fractions anti-libérales de la gauche européenne. Ce fétichisme de l’Etat-providence deviendrait demain un cauchemar si l’Etat renaissait un jour au despotisme. Un énorme Etat européen régulant, contrôlant, surveillant tout est la pire des choses qui puisse advenir. Car encore une fois, Européens, nous avons été et pouvons redevenir des monstres et il serait fou de confier nos vies à un gigantesque Etat, fût-il bourré de bonnes convictions et de vertus démocratiques.

Il est tout aussi clair que les désordres et malheurs sociaux induits par un capitalisme dérégulé, exposant chacun au grand vent d’une concurrence déloyale, et menant à des situations de plus en plus fréquentes de délocalisations, de chômage industriel, de flexibilité chaotique du travail ou de bas-salaires n’identifie pas une voie européenne originale dans le domaine social et économique.

C’est donc dans l’entre-deux, dans le dialogue de ces deux exigences que la mondialisation désigne comme contradictoires, la poursuite d’une économie de marché et la dignité du salariat, que l’on doit avancer. Je partage l’idée de Spinoza que la République est un régime supérieur parce que parallèlement à l’activité économique qui régit les confrontations d’intérêts des hommes, s’y élabore une conscience citoyenne, le sentiment d’appartenir à un monde qui se fait en commun.

Or on n’appartient plus au même monde quand les écarts de revenus et de salaires atteignent des proportions vertigineuses. La République européenne se dissoudra forcément ( elle n’a pas la mêmes cartes en main que les Etats Unis d’Amérique) si l’éventail des revenus perd toute logique et qu’on se borne à en gommer les effets catastrophiques par une exaltation dangereuse du nationalisme comme ciment fédérateur des peuples. Ici, tout reste à fonder…

– Un chantier politique aussi vaste

La fin du grand schisme européen qui opposa au siècle dernier la démocratie de marché et le communisme laisse aujourd’hui place à un nouveau schisme occidental entre les Etats-Unis et l’Europe. Certains rêvent de contenir l’hégémonie impériale américaine par un Etat fédéral européen, les Etats-Unis d’Europe. Mais quelle en serait la nature politique ? De tous les régimes « modernes » expérimentés par les Européens, seule la social-démocratie est une création propre de l’Europe, mais elle apparaît aujourd’hui très divisée. Le new-labour de Blair, le PSOE de Zapatero, le SPD de Schroder, le PS français n’ont plus de projets communs. Les partis sociaux-démocrates danois et hollandais sont dans la tourmente. Les mouvements alter-mondialistes et les néo-communistes n’en reconnaissent plus le leadership politique.

Tout cela nous rend orphelins d’une matrice politique originale commune aux peuples d’Europe.

Et il est clair qu’aujourd’hui avant de discuter sur des institutions européennes ou des traités constitutionnels complexes et indigestes, il nous faut repenser le champ des alliances politiques trans-nationales à partir d’une réflexion sur l’originalité de l’Europe. Derrida parlait de l’Europe comme le creuset d’un nouvel internationalisme sans parti ni avant-garde dominante, comme le lieu où pourrait se façonner une conscience plus solidaire, plus humaine des problèmes planétaires. Autrement dit comme le milieu d’une politique de l’amitié et non d’un réalisme politique que Bernanos définissait comme le bon sens des salauds. Là aussi, tout reste à faire.

– Un chantier culturel

Traversé par des dialogues ou des confrontations de visions, de langues, d’histoires, à l’échelle des peuples et non plus seulement au niveau des lettrés, des érudits et des savants comme ce fut le cas dans l’Europe ancienne.

Du temps de Stefan Zweig, de Musil ou de Proust, le cosmopolitisme européen était bien sûr gravé dans les esprits. On pouvait même voir un Carl Einstein engagé pendant la grande guerre dans l’armée allemande correspondre avec les mécènes et les collectionneurs français ( ennemis !) d’art contemporain. La patrie de Carl Einstein est l’Europe de Matisse, de Picasso, de Vlaminck. Mais ce cosmopolitisme européen que certains juifs allemands et autrichiens avaient d’une certaine manière façonné comme leur vraie patrie ne diffusa jamais dans la conscience des peuples que se disputaient les marxistes et les nationalistes.

Or, l’enjeu aujourd’hui en Europe est bien de recréer à l’échelle des peuples et non de quelques minorités savantes ce sentiment cosmopolite, ce dialogue ininterrompu des penseurs, des artistes et des poètes d’Europe. Mais la tâche est encore plus ardue, car l’Europe n’est pas simplement multi-culturelle au sens de l’auberge espagnole ou des programmes Erasmus. Elle est aussi exposée, et encore une fois, pas simplement dans les conclaves des élites universitaires, mais bien au cœur de la vie quotidienne des peuples qui la composent à la demande de pleine reconnaissance et d’égalité culturelle de populations immigrées qu’elle avait si longtemps traitées comme des populations soumises, colonisées ou étrangères. Et cela n’est pas facile, car par-delà l’apprentissage patient des différences culturelles, planent toutes sortes de malentendus religieux dont l’Europe massivement chrétienne avait perdu la mémoire.

L’apparition d’un islamisme radical et sanguinaire au sein du monde arabo-musulman qui est le premier à en subir les funestes conséquences brouille encore davantage les pistes. Et on a vite fait de transformer un dialogue des cultures en incompatibilités de croyances.

C’est ici qu’il nous faut réfléchir aux notions différentes de laïcité et de marranité qui questionnent les identités, les communautés, les cultures et les religions. L’éducation cosmopolite des peuples européens et l’approche anthropologique des identités marranes apparaissent comme deux chantiers importants. C’est sur ce dernier thème que la revue temps marranes peut tenter de nourrir la conversation.

C.C.

Crise du messianisme

par Claude Corman

Que devient la lumière messianique, cette sorte de télescope poétique de l’au-delà qui renverse toutes les certitudes et temporalités ordinaires, surtout depuis la restauration d’Israël et la reconquête par le peuple juif d’une vraie souveraineté politique ?

Et peut-on à partir de ce fait historique sans précédent privilégier l’une des différentes interprétations du messianisme que les confrontations de la philosophie et de la Tradition ont façonné au cours des siècles?

Après l’effondrement historique du marxisme-léninisme et prenant acte des insuffisances doctrinales de la critique de la bureaucratie, la gauche européenne s’est de plus en plus intéressée à la dimension messianique de la rupture révolutionnaire telle qu’elle est exposée dans l’œuvre théorique de Walter Benjamin.

Dans ses réflexions théoriques sur la connaissance, Benjamin dit que « le concept authentique de l’histoire universelle est un concept messianique » et que «  l’histoire universelle, telle qu’elle est comprise aujourd’hui, est l’affaire des obscurantistes ». Aux yeux de Benjamin, le messianisme prend le relais du progrès ou de la raison dans la lutte contre l’obscurantisme. L’auteur du Livre des passages conteste la continuité du temps historique et plus encore la notion de progrès qui s’y love comme un serpent au soleil. A ce sommeil de l’histoire scandé par le mouvement linéaire du progrès, Benjamin oppose la nécessité du réveil, comme instant messianique qui éclaire dans la sobriété fulgurante d’une aube nouvelle la face difforme et catastrophique du présent et ressuscite en leur rendant justice les morts, les oubliés, les restes.

Après les travaux de Benjamin, il semblait que le concept messianique puisse remplacer le concept d’utopie, mis à mal par les échecs des utopies saint-simoniennes et fouriéristes. Même Marx,débarrassé de la carapace « vulgaire » du matérialisme dialectique avait gagné un temps à être relu sous les espèces d’un penseur messianique.

D’une certaine manière, le livre de Pierre Bouretz, qui explore l’interface philosophie- messianité dans la pensée juive-allemande[1] ne nous permet pas de répondre à nos premières questions, et pas davantage à la prétendue efficacité subversive de la substitution messianité-utopie. Car rien n’apparaît aussi fuyant, brumeux, insaisissable que ce prétendu concept, dès lors qu’on le confronte à sa polysémie, via la multiplicité de sens qu’on lui découvre chez les philosophes juifs allemands ! Sans entrer dans la typologie qu’en dresse Moshé Idel au –travers d’une analyse érudite des différentes mystiques messianiques – extatique, théosophico-théurgique, magico-talismanique ou apocalyptique – on voit bien que les auteurs appartenant à une période et à une géographie européenne communes, Benjamin, Scholem, Buber, Lévinas ou Strauss par exemple n’en ont pas une définition proche.

Peut-être existe-t-il une tension messianique partageable, c’est- à-dire l’idée que le monde inachevé et brutal de la Création doit être réparé, amendé, bouleversé par le tikkun (réparation) des hommes.

Mais dès que l’on a dit cela, on est saisi par le caractère nébuleux et instable de cette proposition. Qui se charge du tikkun, un homme, un peuple, l’humanité ? Et que répare-t-on au juste ? Certes, le messianisme maintient le monde en suspens et évite le nihilisme afférent aux philosophies de l’éternel retour. Mais comment le transformer en en un concept politique ou moral pertinent ? C’est déjà difficile au sein même du monde juif, alors comment pourrait-il s’universaliser ?

Et pour commencer, le messianisme juif est-il encore en phase avec l’attente des Nations qui l’associe à l’espérance d’un monde meilleur où l’instinct animal, la violence et le mépris seraient enfin tenus en respect par l’amour et la justice?

Le rassemblement des dispersés en Eretz-Israël est l’une des approches des temps messianiques. Elle figure en tout cas clairement dans tous les écrits messianiques de l’exil. Hélas, le retour des dispersés est contemporain d’un retour des malentendus, de la guerre, de la haine et des querelles sanglantes de terre et d’héritage. Alors que la lumière messianique est censée rétablir le lien direct de Dieu et des Juifs (Dieu sortant de son propre exil) mais aussi faire retomber sur l’ensemble de l’humanité le Hessed et la Hokmah, la grâce et la sagesse, Israël est piégé dans une guerre infinie avec ses voisins palestiniens et arabes. Une aube nouvelle est arrivée, c’est vrai, pour tous les Juifs du monde, mais elle n’est pas arrivée avec le shalom et la réconciliation. Un immense pont suspendu enjambe la longue histoire de l’exil juif, mais l’apaisement et la sérénité espérés de la construction prodigieuse du pont ne sont toujours pas là. Israël, sous l’effet de la menace a certes gardé son statut de nation à part, mais pas comme nation sainte ou pastorale, chargée de faire vivre la lourde injonction du Sinaï et ainsi retranchée de l’Histoire commune. C’est comme Etat « juif » respecté pour sa technologie et sa puissance de feu, converti en Etat occupant après la victoire de 1967 sur les nations arabes coalisées que l’Etat israélien n’a pas encore rejoint la tranquille banalité des nations.

Et du coup, le messianisme pèse, l’exception de la destinée juive écrase. Surtout quand des motifs nationalistes et sectaires s’en emparent. Avraham Yehoshua, tout comme Amos Oz ou David Grossmann  prône le retour à l’histoire : «  Il nous faut une mémoire et une conscience historiques capables de nous situer dans le temps. Et revenir à la réalité, à la responsabilité. » C’est peu dire que nous vivons une crise du messianisme ! Le messianisme était déjà polysémique et complexe, très difficile à traduire en « aspirations humaines au possible ». Il est maintenant en train de s’épuiser au cœur de la « renaissance israélienne ».

Alors, comment ré-enchanter le monde, comment l’éclairer à nouveau avec la lampe prophétique, ce télescope poétique de l’au-delà, du non encore advenu, si la brisure politique de l’avènement d’Israël ne coïncide pas avec la naissance d’une ère éthique absolument différente, mais qu’elle est bien, en tout cas pour l’instant et pour des raisons multiples, le lieu de révélation de tant d’inimitiés et de malentendus ?

Comment la dialectique judaïque du singulier et de l’universel peut-elle rester vivante et féconde, à l’heure où la survie politique et morale de l’Etat d’Israël en tant qu’Etat non exceptionnel de la communauté des nations requiert l’abandon de toute eschatologie messianique ? Franz Rosenzweig avait peut-être raison : « La terre trahit le peuple qui lui confie sa survie » . On voit bien que le désespoir des colons évacués de Gaza est trop substantiellement lié au territoire et que leur mystique d’un peuple juif affranchi de toute relation invalidante avec les Nations ne résiste pas aux impératifs politiques et moraux d’Israël.`

Bien sûr, on peut imaginer un transfert de l’attente messianique à un autre univers que celui des philosophes, réformateurs et mystiques juifs. Répétons-le, la curiosité renouvelée d’une fraction de la gauche « révolutionnaire » pour les thèses de Benjamin l’atteste. On peut toujours déplacer le sujet rédempteur et l’objet de la rédemption. Mais la nature forcément théologique du messianisme, (qu’il soit vécu comme une intensification personnelle de l’expérience mystique ou comme la promesse d’un renversement apocalyptique des hiérarchies de valeurs et de puissances), se laisse mal domestiquer par une pensée politique nourrie de matérialisme et de méfiance laïque à l’encontre des choses surnaturelles.

Mais surtout ne faisons-nous pas fausse route en établissant une parenté ou un voisinage entre la recherche quasi-nostalgique ou teintée de l’idée de l’éternel retour, de ré-enchantement du monde, et la tension messianique ?

L’enchantement romantique de la nature puisait dans les mythologies grecques, saxonnes ou nordiques ses inspirations. Peuplant la nature de mille créatures merveilleuses et insolites, et conférant à chaque phénomène mondain une dimension titanesque et céleste, la poétisation romantique faisait largement appel à l’imaginaire et à l’exaltation des sens esthétiques et artistiques.

Tout au contraire, l’habitation « juive » du monde est marquée par l’austérité, l’éthique, la mesure. Ou, autre forme de la dichotomie, le désert aride du monothéisme pur face à la forêt féconde et bientôt chrétienne, les philologues du dix-neuvième siècle comme Renan n’en ont-ils pas fait les développements que l’on sait ?  On peut relever ici ou là dans la kabbale extatique ou talismanique une sorte de présence supra-réaliste du divin, mais la règle générale reste la pratique équilibrée de la prière et de l’étude. Il suffit de rappeler ici brièvement la préférence accordée par les décisionnaires du Talmud à l’âne sur le cheval. Le Juif chemine à dos d’âne. Les coursiers, étalons et fiers chevaux appartiennent au monde des Grecs et des Perses. Le Messie lui-même arrivera à Jérusalem monté sur un baudet !

La Loi est difficilement pénétrable par la magie ou par l’art. Coupée de la révélation sinaïtique, elle n’exerce plus une attraction fascinante. D’une certaine manière, le rejet juif de l’iconographie merveilleuse( des icônes byzantines aux enluminures chrétiennes médiévales ou aux images pieuses modernes) s’est parfois étendu à un refus de la représentation artistique tout court.

Mais cet amarrage studieux et austère à la Loi a naturellement décliné avec l’éloignement de la génération de ceux qui virent des voix. Confrontée d’une part à la pensée européenne pré-moderne qui cherche à comprendre raisonnablement le monde et d’autre part aux traumas historiques du judaïsme européen dont l’exil d’Espagne est l’acmé, la pensée juive eut besoin des embrasements messianiques pour préserver sous une forme eschatologique l’énergie déclinante de la révélation monothéiste.

Le temps discontinu du judaïsme est orienté, non pas comme le courant unidirectionnel d’une rivière qui va vers la mer, mais il reste orienté, fléché par différents cycles qui interagissent et perturbent la perception continue du temps physique.

A la Genèse, fait suite le temps de la révélation sinaïtique, auquel succède le temps immesurable et chaotique des générations qui transmettent, même faiblement[2], les lumières de la tradition et in fine les temps messianiques, issue fulgurante et apocalyptique du Temps qui n’est pas nécessairement l’œuvre du progrès moral ou religieux d’une génération.

Le messianisme intègre la part irrationnelle, fantastique, épique de la religion juive. Il a pu soulever les masses à l’époque sabatéenne, quand Sabatai Tsevi promettait la fin de l’exil et le renversement subversif des saints commandements du judaïsme. Il a aussi conféré au sionisme des origines fortement imprégné de nationalisme des accents prophétiques et révolutionnaires d’une dimension universelle ( le kibboutz en est un exemple).

Mais aujourd’hui, la crise du messianisme est patente tout comme se manifeste aujourd’hui, conséquence de cette crise ou simple hasard, le brouillage des horizons révolutionnaires généraux. On ne peut plus dire avec Sartre que le communisme est l’horizon de l’humanité.

Et, tout comme l’inquiétude philosophique des classiques et la science européennes avaient érodé profondément la croyance simple en la Révélation, le nihilisme post-moderne, l’enlisement du rêve sioniste et le collapsus des idéologies communistes ont relativisé et obscurci le thème de la brisure messianique.

Alors, la lumière messianique est-elle éteinte ? Le télescope poétique du non encore advenu est-il définitivement en panne ?

Je ne sais pas répondre à cette question. La marranité me semblait une des réponses possibles. Parce que dans le (et les) marrane(s), les conversations et confrontations d’univers étrangers et anachroniques évitent toute forme de figement, toute autorité du dernier mot et parce que nous avons aussi pour la plupart consciemment ou non écrit une « lettre au père ». La Loi ( c’est-à-dire la responsabilité, la mesure, l’étude) ne peut s’enchanter qu’avec l’espérance messianique et cette espérance ne peut à mon sens survivre (le modèle territorial de la mystique est désormais en panne[3]) qu’en discutant avec toutes les philosophies et arts de l’humanité.

Mais nous ne vivons pas dans des temps marranes. Nous vivons dans des temps nominatifs, territoriaux, inamicaux : identitaires. Les bouffées de solidarité, d’élan généreux « universel » scandent une actualité  dominée par les menaces nucléaires, les intimidations fanatiques, la folle compétition de forces économiques et la fragmentation des continents en colonies.

Pourtant une internationale « marrane » existe, sans doute, invisible, inconnue à elle-même, à qui manque certainement une doctrine ou une charte pour se figurer quoiqu’une telle charte lui soit par définition étrangère, et aux yeux de laquelle la pesée subversive du juste milieu des choses, d’un milieu qui se constituerait des forces de chaque partie voire de chaque extrême, autrement dit une pensée inspirée par la « emtsa »[4] pourrait recueillir une certaine part de l’espérance messianique.
C.C.

 

[1] « Témoins du futur » (philosophie et messianité)

[2] «  La clé s’est perdue mais il reste le désir de la retrouver ». Franz Kafka

[3] Le modèle territorial, sioniste de la mystique est en panne parce qu’Israël se retrouve confronté à un dilemme : S’Il rejoint par une politique de compromis avec le monde arabe et palestinien la communauté des nations, comme le souhaitent la plupart des israéliens «  qui veulent revenir à la réalité, à la responsabilité », Israël obtient une relative quiétude existentielle au prix du déclin de son énergie messianique. Et si Israël nie les contraintes du droit international qui s’impose à tous les Etats, en faisant de son territoire le sanctuaire d’un judaïsme effervescent, insouciant de son environnement oriental, Il se précipite dans une guerre sans fin avec les nations et les peuples voisins…

[4] Sur emtsa, lire le texte de Paule Perez dans ce même numéro.

Sidération préliminaire sur un traité

Entre l’aveu et l’inquiétude, une position intenable

Entre confusion et perplexité, la méthode dispersée et nationale de consultation des citoyens européens fait plonger les électeurs français dans un état de sidération tel qu’elle pourrait priver le traité de son objet d’acte de naissance symbolique de la Constitution européenne.

La sidération, c’est cela, la sidération de la pensée politique en France à l’approche du référendum, est-ce cela qui nous fait réagir ou la honte ? « Oui ou non » ! La question paraît éminemment simple, profondément démocratique. Les bébés ne disent-ils pas « oui » ou « non » tout juste après « papa » et « maman » ? N’importe qui sait dire oui ou non, il est plus difficile de choisir des camps, des partis, des idéologies, des représentations voisines de ce que l’on pense ou souhaite, le PS exhibe bien cette difficulté jusqu’au reniement de son propre vote interne. Mais dans le oui et le non se ramasse une sorte de conscience personnelle du choix qui peut emprunter aussi bien au passé tragique de l’Europe qu’aux dernières lumières blanches de la chapelle Sixtine ou encore à la défense du service public national son ultime raison d’être.

Les arguments, on le sait, se croisent et s’enchevêtrent dans une confusion grandissante, de sorte que toute prise de position dans un référendum de cette sorte est un aveu[1]. Et dans ce type de procès qui instruit à charge « l’Europe » ou « le peuple » selon le cas, ce n’est pas la résurrection du politique qui se révèle comme le croient certains, ni le débat démocratique français, enlisé, verrouillé, qui se trouverait réveillé enfin, à l’occasion de ce référendum, mais la vanité et la naïveté nationales.

Nous pensons que ratifier un traité, qui va organiser la vie de la communauté des 25 nations européennes, dans un cadre étroitement national, est sans doute la cause de ce malaise. On peut préférer, par crainte des réactions irrationnelles des peuples ou par la simple connaissance des ressentiments de toute nature que les citoyens de chaque pays nourrissent envers leurs pouvoirs respectifs, on peut préférer le vote entre élus de condition voisine aux vertigineuses inconnues des choix populaires. Mais là n’est pas l’unique problème. La confusion, croyons-nous est liée au cadre national de la pensée politique qui est absolument inadapté à des questions dont la nature est la construction de l’Europe comme puissance, culture, et perplexité. Car il ne saurait y avoir de culture ou de puissance européenne que marquées, affectées par la perplexité et l’inquiétude. L’exact opposé de l’aveu qui loge dans le oui et le non. N’avons-nous pas été, chacun dans nos nations et à tour de rôle des monstres ?

Ce traité qui doit en principe marquer la naissance symbolique de la Constitution européenne (il est évident que cela évoluera et que rien n’est gravé dans le marbre des Ecritures, Giscard d’Estaing n’étant pas, quoique immortel, l’égal de Moïse ou de Jésus) manque son but, moins par l’opacité de ses articles (ou les reproches qu’on lui intente sur l’oubli du social ou de la laïcité) que par sa ratification dispersée et nationale.

Comment ébaucher une idée européenne responsable et vivante sans une délibération politique synchrone des vingt cinq pays qui composent l’Europe (les vieux ennemis réconciliés, tout comme les petites nations arrachées au joug imbécile des bureaucraties staliniennes).

Comment forger cette conscience politique engageante, généreuse, solidaire, dont les hommes politiques nourrissent nos oreilles distraites et mornes depuis trente ans, sans créer des alliances ou des représentations transnationales (les verts, les libéraux, les sociaux-démocrates, les nationalistes…) ?

Et comment parler d’Europe démocratique si l’on balbutie déjà sur les échelons de la souveraineté : y aurait-il d’un côté l’Europe des experts, des commissions, des « savants » qui fabriquent des circulaires et des lois, sorte de parti autonome et coupé des « masses » tout occupé à se reproduire et de l’autre, la vraie vie politique, qui sent, renifle, éructe, crie, s’enthousiasme ou se dépite, celle-là , cette vie politique en sang, en chair, en langue, qui serait celle de chaque peuple , de chaque nation ?

Par ce qui semble une question simple, « voulez-vous ratifier le traité constitutionnel », on attend une réponse simple : oui ou non.

Mais il faut bien reconnaître que l’immense majorité des citoyens, pour des raisons variées, ont dans la tête une mosaïque composée de oui et de non. Une mosaïque de doutes comme : oui, si les articles du traité, livrés à une multitude de mentalités et d’intérêts respectifs, sont lus et appliqués de la manière qui serait celle dont chacun les pense, les ressent et se les approprie.

En cas de vraie discorde, quelle lecture, quelle application prévaudra, dans les divisions entre pays et internes aux pays, dans la multitude de gouvernants et d’opposants, de politiques et d’experts, d’élus et de fonctionnaires ? Le traité est un cadre ouvert, et nul ne s’en plaint, mais cette ouverture même est génératrice d’inquiétude, de perplexité. Même si le citoyen ne cherche pas l’extrême confort, habitué qu’il est de l’incertitude et des surprises post-électorales, comment, alors qu’il lui est demandé un aveu, c’est-à-dire un acte simple, lui demander du même coup de l’entériner de la sorte tout en lui présentant une multitude d’hypothèses marquées par l’aléatoire?

Le non ne surgit donc pas – contrairement à ce qu’en imaginent ses plus ardents et inconditionnels laudateurs – comme la ré-animation d’un peuple rebelle et d’avant-garde prêt à incendier l’Europe comme autrefois, face au conclave frileux des monarchies. Au mieux surgit-il comme le produit commun d’une peur, d’une lassitude, d’un sentiment de dépossession, au pire comme le résultat du long et patient travail de l’extrême droite de re-nationaliser le champ idéologique hexagonal, afin de pouvoir éliminer tout à la fois les libéraux et les étrangers.

Le non de gauche n’existe tout bonnement pas. C’est ainsi. Le non est souverainiste et nationaliste. Il n’est populaire que parce que la nation et le peuple ont trouvé pendant deux siècles la voie d’une complicité et d’un arrangement profitables. On peut avoir la nostalgie de ce temps et de cette souveraineté, car tous les crimes politiques n’ont pas été commis par et pour la nation. Les souverainistes québécois ne sont pas moins respectables que les fédéralistes canadiens, mais ici, en Europe, nous n’avons pas la même histoire ! « Le non est nationaliste ! » N’est-ce pas un peu court ? Et la défense d’une Europe sociale, d’un autre modèle de développement économique faisant écho à des préoccupations citoyennes, sociales et écologiques, que le traité ignore, est-ce une affaire nationaliste ?

Hélas, le référendum, on l’a vu, gomme la noblesse et la sincérité des argumentations et des inquiétudes. Il enferme la réponse dans le prétoire de l’aveu. Et ce n’est pas le peuple ni le social qui est aujourd’hui dans le box des accusés. C’est la construction européenne elle-même : plaidez-vous coupable ou non coupable, demande-t-on à l’Europe. Le non affirme la culpabilité, il est son aveu.

« Un peuple est toujours le maître de changer ses lois, même les meilleures, car s’il lui plaît de se faire mal à lui-même, qui est-ce qui a le droit de l’en empêcher ? » a dit Rousseau. Sans doute. Mais il est temps d’élargir cette question au delà de l’hexagone ! Qu’est-ce qui peut empêcher l’Allemagne, l’Angleterre ou la Hollande de penser la même chose, de se faire mal ou de changer les lois, même les meilleures ?

Claude Corman

[1] Une allégeance, pour obtenir protection. A contrario, un homme « sans aveu » est un homme sans suzerain pour le protéger et lui donner une appartenance.

Benny Lévy et l’idée de l’Europe

Dans la Confusion des temps, Benny Lévy fait une proposition radicale : sortir de l’Europe, littéralement : se déprendre, se défier, mais aussi se désintoxiquer de l’Europe, de l’idée européenne. « Il faut vraiment se mé-fier, c’est-à-dire enlever toute fiance, toute confiance, toute adhérence, toute adhésion à tout imaginaire européen ; même si l’on reste en Europe, pour quelque temps- un temps qui, je pense, ne sera pas très long.[i]».

Cela peut sembler une vue bien téméraire et volontairement désajustée, à une époque qui célèbre autour de l’idée européenne, le métissage, la « batardisation » des nations  (au sens où le bâtard a la santé plus vigoureuse que l’animal de race) et l’élaboration d’une charte desapaisements, ce qu’en politique on nomme le multiculturalisme ou le multilatéralisme.

Se déprendre de l’Europe, qu’est-ce que cela peut bien signifier ou peser, alors que peu ou prou tous les intellectuels européens se mesurent à cette aventure politique et culturelle formidable qui met fin au conflit des nations ennemies, mais entend également damer le pion au concurrent américain, accusé d’imposer de manière impériale son modèle de civilisation, ses intérêts, sa puissance technique et hollywoodienne ?
Comment bouder ce qui semble une idée nouvelle et exemplaire, cette idée européenne que des philosophes comme Yirmayahu Yovel voudraient au contraire ramener vers Israël. Car le judaïsme et l’Europe ont une longue histoire commune que ne périme pas la naissance d’Israël. Bien sûr, l’élimination par les nazis et les staliniens du yiddishland, quatre siècles après l’exil ou la conversion des Juifs hispano-portugais porte un rude coup aux espoirs d’émancipation et d’assimilation des Juifs européens. Et il n’est pas moins vrai qu’aujourd’hui, prenant prétexte de l’Intifada et des violences de Tsahal dans les territoires palestiniens, la gauche européenne (ou du moins sa frange la plus remuante et la plus internationaliste) remet en question la notion même d’Etat juif ou d’Etat pour les Juifs en s’appuyant malhonnêtement sur une critique juive du sionisme formulée avant la Shoah. On a même vu certains courants altermondialistes exalter un antisionisme virulent et hystérique proche des thèses islamistes.

En ce  sens là, bien sûr,  l’Europe avance sur un déni de la destinée et de la singularité juives. Benny Lévy pourrait simplement en prendre acte et nous inviter à une méfiance justifiée. Shmuel Trigano, dans un autre registre, se débat sur tous les fronts avec son observatoire du monde juif, comme Taguieff, Redeker ou d’autres le font contre la nouvelle judéophobie islamo-progressiste. On pourrait donc en rester là, à ce simple constat : L’Europe n’est pas guérie de ses préjugés antisémites. Mais Benny Lévy est un penseur trop radical, trop entier pour conditionner sa rupture avec l’Europe sur les inépuisables ressentiments contre les Juifs d’une opinion publique minoritaire et rejetée par les dirigeants européens.

Benny Lévy nous incite d’abord à nous déprendre de l’Europe en raison de la parenté inavouée, secrète, cachée mais décisive à bien des égards de la laïcité et du christianisme.[ii] Or cette parenté semble un pur effet de style car l’Europe laïque occidentale nous est habituellement présentée comme la seule région du monde déshabitée par l’esprit religieux, le seul coin de l’Univers qui boude Dieu. Partout ailleurs comme le révèle une enquête récente du New York Times[iii], le sentiment religieux croît. Au point qu’on peut se demander si la laïcité est encore utile dans l’exception européenne où Dieu est le grand absent. Or, Benny Lévy réfute cette vision. A ses yeux, la laïcité occidentale n’est qu’un christianisme déguisé. « La laïcité- c’est ce que j’ai voulu démontrer dans ce livre (BL parle du « Meurtre du Pasteur » c’est cette intrication entre le politique et le religieux chrétien[iv]»

Geremek dans un article du Monde daté du 7 Décembre le rejoint sans malice en évoquant « l’avancement de l’esprit européen, dans la continuation de deux expériences communautaires du passé européen, de la chrétienté médiévale et de la république moderne des lettres ».

La laïcité européenne est un mouvement de repli, de déguisement du christianisme, probablement lié à l’offensive temporaire des idées nationalistes et socialistes. C’est parce que l’Europe est chrétienne, massivement chrétienne, au delà de ses divisions catholique et protestante que le principe de laïcité régit si adéquatement les affaires publiques. Au fond, le re-ligieux fait simplement retraite dans la sphère privée. Citoyen sans marque, à la spiritualité indistincte au cœur de l’agora républicaine, et fidèle ou non d’une Eglise dans l’intimité du privé : la partition du sujet est fixée. Or, cette laïcité (et j’ai eu l’occasion d’en souligner les limites dans mes réflexions sur la marranité) suppose la dissolution du religieux comme lien social (la religion qui re-lie) et la neutralité des croyances (ou des usages des Ecritures) sur le sujet politique. Une telle puissance de la laïcité n’est concevable, à la limite (et avec beaucoup de réserves…) que sur un socle religieux relativement uniforme, en tout cas, commun à la majorité des citoyens. Dès lors que les mouvements de populations migrantes affectent la démographie religieuse de l’Europe, la laïcité est à nouveau bancale et contestable. Au seul titre d’exemple, dans la croyance musulmane, la partition public-privé est symétriquement inverse de celle du christianisme moderne et la contrainte religieuse s’exerce prioritairement sur le sujet public, exposé au regard et au jugement des autres. On voit aussi, à un niveau macro-politique, tout l’embarras suscité par la question de l’admission de la Turquie ! Il n’est pas nécessaire d’y insister.

Donc, première proposition de B Lévy : Il faut se libérer de l’Europe, « il faut que l’Europe, comme étant cette conscience- là, imaginaire, nous déserte, qu’elle s’en aille de notre tête[v]».

Deuxième proposition énoncée un peu plus loin, dans ces entretiens : Le Juif est l’être qui est dans l’impossibilité d’échapper à Dieu. Benny Lévy reprend ici la définition lévinassiennne de l’être juif (et du sujet) comme l’impossibilité d’échapper à Dieu.

Ces deux propositions, se libérer de l’Europe et l’impossibilité d’échapper à Dieu sont-elles liées de toute nécessité, inconditionnellement ? Si l’Europe est un Occident radical qui a étouffé la voix de la transcendance, qui se délecte de sa rationalité gréco-romaine et se satisfait à bon compte de son christianisme laïque, que pourrait encore y faire la sujet qui n’a pas renoncé à questionner Dieu, qui est dans l’impossibilité d’échapper à ce questionnement ?

Voilà sans doute le fond du dilemme posé par Benny Lévy. L’Europe et le judaïsme sont désormais étrangers, en rupture de ban. Celui qui reste en Europe devient forcément un marrane…On peut à son tour interpeller Benny Lévy : En quoi l’impossibilité d’échapper à Dieu et l’abandon de la conscience européenne sont-elles des attitudes proprement juives, en tant qu’attitudes congruentes, solidaires, insécables ? Benny Lévy a tout à fait le droit de choisir le retour au Talmud, à la leçon des vieux textes juifs qui, par leur épaisseur, leur densité, leurs arborescences, forment comme a dit Levinas un océan … C’est sans doute la voie la plus directe et radicale vers le judaïsme. Mais la question est la suivante : Pourquoi, en quoi, cette voie tourne nécessairement le dos à l’histoire européenne et plus largement occidentale[vi] ?

On voit bien que d’autres minorités culturelles européennes, comme les musulmans, ayant des liens historiques complexes et souvent hostiles avec l’Europe et n’ayant pas moins que les Juifs un « noyau dur » religieux peuvent être tentés par le même largage des amarres européennes. De sorte que si l’on suit à la lettre le programme politique de Benny Lévy, l’idée européenne d’une confluence des cultures et des peuples est une imposture promise à l’échec. L’universalisme européen est un piège, une tentation des consciences endormies. Il faut penser la lecture de la tradition juive sur un mode intensif, débarrassé des objections philosophiques et alors peut-être, si Dieu le veut, la paix des nations sous la lumière de Sion viendra un jour par surcroît. Contrairement à tout le courant juif européen messianiste dont la figure clé est Walter Benjamin, Benny Lévy prêche le retour modeste mais exigeant du Juif dans sa maison d’études.

Par sa densité, sa polysémie, son foisonnement exégétique, la Bible semble répondre par elle-même. Nul besoin de se confronter à d’autres paroles, d’autres histoires, d’autres raisons. La Tora est suffisamment riche pour nourrir indéfiniment ses lecteurs. Le risque de l’orthodoxie n’est pas la bêtise ou l’ignorance, de cela nous pouvons tous convenir. Néanmoins, la Tora est une création désertique et non pas une création insulaire. Le papou ou l’habitant des îles Salomon, avant l’arrivée des bateaux peut douter qu’il existe quelque chose d’autre. L’Hébreu, lui, ne peut pas rester dans le désert, éternellement, car même sous la tente de la shekinah, il meurt de soif. L’Hébreu doit toujours traverser, (et donc être traversé), entre lumière solaire et lunaire, c’est-à-dire entre Egypte et Babylone, entre mer et désert, il n’est jamais seul, et c’est ce premier et fondamental aspect qui rompt avec l’unité génétique et insulaire du mythe. Le Talmud, le Midrash, la Kabbale, tout cela est déjà présent dans les premières lignes de la Tora, car c’est un Livre en marche.

Sous cet angle, le Juif est tout à la fois le sujet qui est fondamentalement dans « l’impossibilité d’échapper à Dieu » et celui qui, précisément en raison de cette impossibilité, se met en marche vers les autres, à sa manière unique, sans conquête, sans mission, sans prosélytisme (Dieu sait si on lui tiendra grief de cette distance).

Si l’on suit Maimonide  dans sa conception du temps messianique comme le Temps où les Juifs peuvent étudier en paix sur leur terre, on voit bien le travail accompli et le travail qui reste à faire. Car le Monde ne paraît pas disposé à laisser étudier les Juifs en paix, pas même à les laisser vivre en paix. L’étude rejoint donc involontairement – car elle est située dans un autre temps, une autre pulsation d’être- les contraintes et les adversités du politique. Le beit ha-midrash ne peut parvenir tout seul à la paix.

Dans la traversée de l’Histoire, il y eut toujours des savants et des sages (citons ici Philon, Mendelssohn ou Hermann Cohen), qui éprouvèrent la nécessité d’ouvrir l’univers juif sur un monde plus vaste au risque d’exposer la Tradition à la contrariété d’une philosophie étrangère. La circoncision marquait l’alliance, l’esprit des générations, dans la chair et la découverte de la philosophie grecque instituait l’espace de l’objection infinie, de ce qui peut précisément et pour tous les humains fonder la possibilité d’échapper à Dieu. Mais c’est au prix de cette objection infinie, de cette confrontation âpre et tendue avec une rationalité qui lui est a priori hostile, que le judaïsme échappe aussi (pas seulement, bien sûr) à la clôture religieuse, à l’esprit de répétition et de mimétisme ou à la raideur théologique, toutes dispositions qui font mourir lentement mais sûrement latranscendance.

Et nous retrouvons par ce détour la question initiale :  Si la laïcité chrétienne féconde l’esprit européen et donc un certain type d’universel (on peut suivre ici Benny Lévy exécutant le concept de guerre des civilisations, puisqu’à ses yeux n’existe qu’une seule civilisation, l’Occident) qu’en est-il du lien entre le judaïsme et l’universel, dès lors que le judaïsme ne peut pas , ne peut absolument pas être laïque sans s’éteindre (sans devenir sous une forme ou une autre chrétien) et qu’on reconnaît le Juif à l’impossibilité d’échapper à Dieu ?

On sait comment Benny Lévy a tranché la question. Le résultat est d’une certaine manière et cette expression paraîtra surprenante ou inadaptée, profondément voltairien. Il faut cultiver son jardin et pour le Juif, le jardin, le Pardes, c’est l’étude de la Tora et l’accomplissement des mitsvot. Et c’est encore mieux, si cette voie de retour vers le beit ha-midrash est vécue et éprouvée à Jérusalem. C’est en tout cas ce qui ressort des dernières adresses de Benny Lévy : se libérer de l’Europe, de la conscience européenne du Juif imaginaire et consacrer ses forces ou ce qu’il en reste au travail sérieux du pharisien, l’étude talmudique.

Mais alors qu’en est-il des autres, de tous les autres qui, malgré une période de réveil planétaire de la religiosité ne vivent pas leur judéité, leurs nombreuses attaches au judaïsme avec le sérieux et la constance des étudiants de yeshiva et traînent à des degrés divers une bonne dose de marranisme ? « Qu’ils aillent au diable ! Ou tant pis pour eux ! » Est une réponse courte et blessante, car le judaïsme est depuis longtemps un spectre d’attitudes spirituelles, intellectuelles, historiques diverses, sans être pour autant une auberge espagnole ou un foyer de confusions. Quelle est donc la part qui est dévolue par Benny Lévy à tous ces autres ? Œuvrer sans états d’âme en faveur d’Israël, soutenir le droit des Juifs de l’intérieur (du texte et de la maison), de l’intériorité exigeante de la Tradition, à étudier en paix, espérant que Sion soit à nouveau une source de lumière pour les Nations. « Je comprends très bien qu’un Juif qui peut avoir la berakha d’une très grande richesse  et qui peut, grâce à cette richesse, aider énormément et le yichuv d’éretz Israël et les institutions, puisse rester là[vii] (En Europe)

Ici Benny Lévy fait un pas, un pas que n’ont pas accompli de nombreux Juifs religieux, orthodoxes ou hassidiques, dans le vaste monde de la diaspora, qui est de lier la terre d’Israël à la volonté de Dieu et non plus au sionisme politique et nationaliste des pères fondateurs . Et ce pas, on le sait, déplace infiniment de choses.

Triade de Benny Lévy : sortir de l’Europe, parce que l’être juif est dans l’impossibilité d’échapper à Dieu, contrairement à ce qui semble désormais être la vocation de l’Europe et se consacrer à l’étude des vieux textes sur la terre sainte donnée par le Bon Dieu.

Ici se fait jour une grande réserve sur la voie « exemplaire » de Benny Lévy qui nous fait regarder la voie « mutilée », marrane de tous les autres avec plus de sympathie. Réserve sur son intransigeance, son refus de pactiser, de compromettre la parole juive avec les bibliothèques de l’universel occidental, avec le labyrinthe, comme aurait dit Borges.

Car, au bout de ce retour orthodoxe à la tradition, de ce retour qui est une forme de rupture avec les bibliothèques illusoires, qui sont à ses yeux des empilements de livre inutiles et interchangeables, le Juif reste seul, aussi seul que le papou ou le cannibale des Iles Salomon avant l’arrivée des bateaux. D’autre part, on ne peut taire le fait que c’est un juif orthodoxe, un juif nourri par les commentaires rabbiniques, un juif inspiré par les vieux textes, qui a assassiné un premier ministre israélien qui tentait de mener son peuple vers cet incroyable temps messianique «  où les juifs peuvent enfin étudier en paix sur leur terre », ni tenir pour anecdotique et mineur le massacre du caveau des Patriarches par le fanatique Goldstein.

Aussi bien , la guerre sans répit ni apaisement ou résolution dialectique entre la philosophie grecque (disons pour faire vite, tout le champ de la rationalité que Husserl a rassemblé dans ses conférences) et la pensée (ou le sensé) biblique, guerre que Benny Lévy fait remonter à la lutte des Hasmonéens contre les profanateurs hellénisés du Temple, est-elle à penser sous cette perspective : qu’en est-il de l’étude, de la paix, de la terre, quand on essaie de les conjoindre, de les lier ? Et si personne ne peut se soustraire à cette question, on voit bien que les réponses ne sont pas univoques. L’étude, la terre, la paix, tout est là, dans ces trois termes qui ont leurs propres forces, leurs propres énergies, et qui sont loin, très loin, de se fagoter harmonieusement. On peut même mesurer à quel point ces trois forces sont « ennemies », tirant le centre de gravité de l’ensemble dans tous les sens, au gré des provisoires victoires de l’une ou de l’autre. Ces trois forces requièrent les Juifs et les non-Juifs, leurs jointures et leurs frictions parfois terribles interpellent l’humanité entière. C’est une équation difficile pour l’humanité entière !

On peut en tout cas savoir gré à Benny Lévy de nous inviter à la méfiance envers une idée européenne extensive qui a troqué les vieilles icônes de la nation et de la race contre celles, plus séduisantes et « universalistes » de métissage, de multiculturalisme, de communauté des nations, et qui prétend avoir mis fin politiquement à l’antagonisme intense de l’étude, de la paix et de la terre. L’Europe en est si fièrement convaincue qu’elle reproche aux autres peuples durablement empêtrés dans le conflit leur antiquité ou leur arrogance juvénile.Benny Lévy ne se faisait guère d’illusions sur cette conviction. L’oubli de l’intensité, de la singularité ne mène pas au shalom. Il ne sert à rien de courir derrière des chimères d’apaisement, alors que les manifestations pacifiques contre la guerre en Irak ont à nouveau mis hors-jeu de tout butin moral les Juifs. Et l’on voit bien, aussi, que le recul relatif des haines nationales au fur et à mesure que le puzzle géoéconomique de l’Europe élargit ses frontières extérieures n’interdit pas et par certains côtés exalte les haines, les ressentiments et les inimitiés entre les citoyens de l’intérieur.

L’Europe est encore, de ce point de vue, une bibliothèque d’illusions …Toutefois, elle commence à s’interroger de son côté sur son identité sans juifs, sans judaïsme, sans littérature yiddish et hébraïque. Elle le fait désormais autrement qu’en célébrant l’événement d’Auschwitz, autrement qu’en se donnant une bonne morale par la repentance. Il n’est pas étonnant que cet intérêt positif envers les nombreuses dimensions du judaïsme ressuscite dans les parties orientales de l’Europe (La Tchéquie, la Hongrie, la Pologne) qui ont connu les affres du bolchevisme après avoir vu disparaître dans les camps nazis l’essentiel de leur population juive.

Dans une certaine mesure, l’être « marrane » européen, à la différence de l’être juif israélien de Benny Lévy, est celui qui continue d’alimenter sa conscience en arguments glanés sur le champ des contrariétés, des objections, des disputes de la trame historique et philosophique de l’Occident. Et il persévère dans cette voie, en refusant le caractère commode et factice d’une innocente partition du sujet croyant et du sujet politique, clé de voûte de la laïcité chrétienne européenne et en s’obstinant à interroger la triade étude-terre-paix, sans dissocier le point de vue des Juifs de celui de l’humanité entière.

Claude Corman

 

[i] Benny Lévy, La confusion des temps, Editions Verdier P37

[ii] Ibid. P 56 : Benny Lévy : «  (…Cette idée m’a conduit…) à soupçonner derrière toutes les propositions laïques les clochers des églises. Alors imaginez que j’arrive à Jérusalem,et que j’apprends que le consul de Jérusalem, représentant de la France à Jérusalem, est responsable, au titre de fils aîné de l’Eglise, de tout le patrimoine chrétien et qu’il est tenu de faire une messe solennelle avec des habits spéciaux ! Autrement dit, si l’on veut avoir la vérité ouverte de ce qu’est l’Etat laïque, il faut aller au bout du territoire…

[iii] « Rise in religious fervor » par Laurie Goodstein (15 Janvier 2005)

 

[iv] « La confusion des temps » P 69

[v] Ibid P36

[vi] Les Juifs hassidiques de Montréal et du Québec (je ne parle pas de tous les autres juifs québécois qui ont un rapport singulier et personnel à l’identité juive) n’envisagent pas leur retour en Israël comme une obligation spirituelle.

[vii] Ibid P 36

 

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