Notes sur Spinoza

C’est bien comme étoile montante de la Yeshiva Keter Tora, comme philosophe issu de la communauté juive d’Amsterdam, que l’auteur du TTP s’attire toutes les foudres, qu’il subit les pires injures et anathèmes. Fourbe, traître, renégat, apostat, aucune injure ne lui est épargnée. Et encore aujourd’hui, on s’enfièvre contre le sage trompeur. Or, la déconstruction spinoziste du noyau dur de la religion hébraïque n’est pas un acte de traîtrise. Il n’ a pas mené de controverses antitalmudiques comme les Juifs convertis d’ Espagne, Pablo de Santa Maria, évêque de Burgos ou Geronimo de Santa Fe, lors de la conférence de Tortosa. Un Spinoza non juif, commentant le caractère « national » de la Loi mosaïque serait vite passé pour un lointain exégète de Paul, s’insurgeant contre une Révélation réservée à un petit peuple. Et il n’aurait pas suscité de lectures aussi diverses et contradictoires, les uns le tenant pour un athée ou un matérialiste, les autres pour un kabbaliste masqué ou un sioniste avant l’heure. Spinoza a le courage de traiter les Ecritures, la Bible, comme une œuvre humaine et discutable, sans faire le pas de côté. Il le fait à l’intérieur de sa propre maison, provoquant le scandale et la colère des siens. Qu’il eût appliqué les mêmes méthodes critiques et « profanatrices » aux Evangiles lui aurait assurément valu une plus grande estime de la communauté juive. Mais c’est précisément ce que ne veut pas Spinoza, qu’on lise son TTP comme une construction d’apologète ou de polémiste, au service d’une foi particulière. Il revient aux chrétiens et aux musulmans d’appliquer aux Evangiles et au Coran la même lecture « historique » et relativiste que celle que Spinoza a faite dans le TTP des chroniques nationales du peuple hébreu, de la théocratie hébraïque et de la législation mosaïque. C’est ce que ne dit pas en toutes lettres le TTP, mais c’est clairement ce qu’ont compris les lettrés chrétiens de l’Europe, papistes ou calvinistes qui le jugent encore plus sévèrement que le Tribunal juif d’Amsterdam et le couvrent d’opprobres.
Spinoza indique un chemin vers une laïcité universelle, authentique. Mais à une condition : C’est que sa lecture « subversive » de l’Ancien Testament essaime honnêtement dans les autres maisons monothéistes, sans fuguer ailleurs, sans lorgner vers les autres, sans s’abriter trop vite sous le toit protecteur des nouvelles sciences pressées de faire table rase du passé « superstitieux » de l’humanité.
C’est sans doute parce que Spinoza décrit l’homme à travers ses affects et ses déterminismes et qu’il en fait une créature définitivement incapable de grâce, de proximité avec le divin, que le rabbinat hollandais mais aussi les institutions civiques de la Communauté le mettent au ban avec une rage inhabituelle. Voilà, votre séjour sur terre résume votre présence à l’Etre. N’attendez nulle consolation, n’espérez aucune forme de réconfort métaphysique de votre finitude humaine. Encore une fois, le herem de Spinoza, pour autant que l’on puisse en juger sans véritable dossier d’accusation n’est pas lié au fait que le philosophe aurait été tenté par la conversion, ou par un rapprochement trop spectaculaire avec certains milieux protestants hollandais, ni non plus comme l’a halluciné Milner parce que Spinoza aurait délibérément choisi d’effacer la singularité juive de l’histoire universelle ou pire de préparer la voie aux effroyables crimes antisémites des nazis ( comment a-t-on pu écrire pareille folie ?) mais plus simplement parce qu’il ressent au plus profond de son être l’impossibilité définitive de la pureté, que dis-je son impossibilité ! de son absurdité pour les temps qui viennent. Les règles de purification consignées dans la Cacherout et qui ont infiltré à différents degrés toutes les croyances monothéistes n’indiquent plus le chemin vers Dieu. Et il est absolument vain de vouloir reconstruire un judaïsme soi-disant authentique, débarrassé de ses scories chrétiennes amenées dans le sillage du marranisme, autour de ces Règles et de ces Lois, en dépit de leur aspect un peu plus rationnel que celui de la Providence chrétienne. C’est l’absence radicale d’hypocrisie de Spinoza, dans une époque où chacun fait encore semblant de ménager une place plus ou moins élevée à la religion, y compris chez les disciples de Descartes, qui sidère les autorités rabbiniques. L’idée spinoziste que l’homme gagnera en humanité, en savoir, en éthique et en joie par ses propres moyens est en vérité une idée terrible ou scandaleuse, comme on voudra. Le herem de 1656 est le symbole de l’incompréhension totale des esprits religieux face à une telle pensée. Car les religieux craignent par dessus tout que l’absence de transcendance ne rende le monde et les humains plus laids, plus triviaux, plus imbéciles encore qu’ils ne l’étaient sous le joug des superstitions ou des Lois. Ils ne peuvent pas encore pressentir que la complexité croissante des déterminismes biologiques, physiques, psychiques replacera de fait l’imaginaire au cœur de la pensée scientifique. Trop aristotéliciens, ils n’ont pas lu les écrits du Maharal de Prague qui met les concepts et les catégories dans un champ de collisions et de contradictions de haute intensité, sans en supprimer aucun. Sans doute Spinoza a-t-il eu la formidable intuition qui a manqué à tous les esprits chagrins tournés vers l’autorité ou la censure, d’un ré-enchantement du monde par la connaissance de plus en plus déconcertante, de plus en plus stupéfiante de l’univers et de la vie. Seuls ceux qui pensaient avoir fait rapidement le tour des déterminismes, des causalités, et des enchaînements pouvaient s’en inquiéter affreusement.
Mais au bout du bout de la pensée critique, de la pensée de la déconstruction, se découvre quelque chose de vertigineux, et qui n’est pas le nihilisme, comme on aurait trop vite fait de le croire. C’est l’angoisse, celle dont parle Franz Rosenzweig dans son magistral opus écrit sur des bouts de papier dans la boue des tranchées de la grande guerre. L’être humain n’est pas guéri de son angoisse existentielle par la seule déconstruction de ses leurres, de ses impostures, de ses rêves avortés d’au-delà, ni par la promesse d’une société plus juste et plus démocratique. Nul mieux que Kafka n’a mesuré l’ampleur de cette angoisse. Il la décrit de façon saisissante dans son Journal intime. « J’étais sans défense devant cette figure qui, assise tranquillement à ma table en considérait la surface. Je tournais autour et me sentais étranglé par elle. Autour de moi tournait un troisième personnage qui se sentait étranglé par moi. Autour du troisième tournait un quatrième qui se sentait étranglé par lui. Et cela se poursuivait ainsi jusqu’aux mouvements des astres et au delà. Toute chose se sent serrée à la gorge ». Toute chose se sent serrée à la gorge. L’angoisse est diffuse, interstitielle, cosmogonique. On a brisé la verticalité des fausses transcendances, on a déconstruit tous les mensonges, toutes les illusoires consolations, on a libéré l’homme de ses chaînes religieuses, de ses attaches craintives au sacré. C’est entendu, mais comment ignorer la portée visionnaire du plus noir aphorisme de Kafka : « Peux-tu connaître autre chose que l’imposture ? Une fois que l’imposture sera détruite, tu sais bien que tu n’auras pas droit de regard, à moins de devenir une statue de sel. »?
Il nous faut donc vivre avec un peu d’imposture. Les trésors spirituels de l’antiquité tardive, dont parle Boyarin peuvent être à nouveau annexés à la pensée moderne, comme les mythes grecs, les midrashim du Zohar, la beauté des arts chrétiens. Ils ne sont plus les vecteurs de la tutelle religieuse sur les esprits, ils sont transformés, pétris dans la psychanalyse de Freud, dans la littérature de Kafka, sans être entièrement dissous par le reflux de la pensée théologique. Contemporain est celui qui reçoit en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps, disait Agamben. Et ce faisceau de ténèbres qui provient de son temps rappelle à la présence cette prodigieuse compilation de textes, d’œuvres, de récits qui ne sont désormais plus déchiffrables dans la lumière de leur antique surgissement. Le marrane Spinoza, s’il est l’ancêtre de tant de penseurs critiques, est aussi celui de Franz Kafka, même si l’angoisse de Spinoza est retenue, prudente, silencieuse, dans les filets de la méthode géométrique et n’est pas directement visible. Spinoza n’est pas un sage trompeur. Ce n’est pas un sage !
C.C.

Quand Spinoza nous tend un miroir à travers « La société des affects » de Frédéric Lordon

Défiance réciproque des sciences sociales et de la philosophie

Frédéric Lordon, dans son ouvrage consacré à « la société des affects » montre tout d’abord que pour conquérir leur autonomie, les sciences sociales on dû s’affranchir de la philosophie. Il leur a fallu trouver une spécificité linguistique qui a abouti à un style jargonnant n’ayant rien à envier à l’hermétisme philosophique. Par ailleurs, se détournant de cet « humanisme » suspect qu’elles imputaient à la philosophie, les sciences sociales ont cherché à forger des instruments de mesure, s’appuyant de façon caricaturale sur les mathématiques, jusqu’à l’outrance dans le champ de l’économie. Il se peut bien que, ce faisant, elles aient voulu se constituer en une élite d’initiés.
Mais la langue des sciences sociales ne peut être la langue mathématique. Elle ne peut être que langue de théorie donc de concepts ; par conséquent, s’étant extraites de la philosophie, il leur faut bien y revenir avec cette évidence que le concept n’est pas la chose exclusive de la philosophie
Le contentieux avait atteint un point culminant avec la sociologie de Bourdieu : cette dernière, en tant qu’analyse critique des effets d’autorité sociale s’en prenait de ce fait à l’autorité intellectuelle et à ceux qui en offrent une incarnation : les philosophes.
Il semble désormais qu’un dépassement se produise et, à l’interface de ces deux disciplines, de nombreux travaux signalent une évolution et une association fructueuse dans un renouement des sciences sociales et de la philosophie car, fait remarquer l’auteur, il ne saurait y avoir, du côté de la philosophie de concepts sans objet ni, du côté de la sociologie, un objet démuni de concepts.

Autre forme de défiance à l’égard de la subjectivité et des émotions

Dès son introduction, Frédéric Lordon justifie son titre et son sous-titre : « La Société des affects. Pour un structuralisme des passions ». Les sciences sociales ont voulu ignorer, outre la philosophie, la réalité des émotions parce que leur objectif était de se constituer en tant que sciences des faits sociaux et non des états d’âme, de peur d’évoluer vers une sorte de psychologie sentimentale. Elles se sont donc aussi démarquées des approches psychologiques et psychanalytiques de la subjectivité Mais voilà, la réalité sociale est autant faite des affects des hommes que du poids déterminant des structures. L’on ne peut se satisfaire de ne prendre en considération que les structures. Il y a des individus qui éprouvent des affects induits par les structures sociales et politiques et, pour l’auteur, il convient de réunir les deux bouts de la chaîne pour « donner accès à un structuralisme des passions » position permettant, bien au-delà d’une simple synthèse, de favoriser des régulations, des accommodations. L’auteur écrit : « Les individus ne se comportent que comme les structures les déterminent à se comporter ; mais ils n’ont un tel comportement que pour avoir désiré se comporter ainsi. Ces deux propositions ne se raccordent que par la médiation des affects ». Voilà qui rappelle Deleuze et sa célèbre affirmation : « On ne délire que du social »

Résumons : les sciences sociales ont à travailler avec des concepts philosophiques et elles ont à s’intéresser aux affects ; ces affects sont déterminés par des structures dont l’effet peut être désiré. Il n’est pas étonnant, dès lors que l’ « Ethique » de Spinoza et son « Traité politique » soient au fondement de l’analyse de Frédéric Lordon même si, on le verra, ce mouvement le conduit quelque peu à écimer la pensée de Spinoza, en laissant volontairement de côté, en particulier, le point de départ de l’ « Ethique » : la définition de la Substance. Pour approcher les outils conceptuels que Frédéric Lordon emprunte à Spinoza, revenons, trop rapidement, sur quelques définitions fondamentales proposées par l’ « Ethique » et par le «Traité politique »

L’ « Ethique »

C’est la Substance que Spinoza conceptualise en tout premier lieu ; la Substance est cause de soi : « j’entends par Substance ce qui est en soi et est conçu par soi, c’est-à-dire ce dont le concept n’a pas besoin du concept d’une autre chose dont il doive être formé ». Nous rencontrons ici, il faut le remarquer en passant, l’idée d’une causalité endogène que théorise aussi, de nos jours, la physique quantique quand elle étudie le « saut » de l’onde à la particule.
Plus loin dans l’ « Ethique », Spinoza identifie la substance à Dieu, c’est-à-dire à la Nature (Deus sive Natura). Cette Nature, dotée d’une infinité d’attributs, est à la fois naturante et naturée. Naturante en tant que force productrice. L’aspect naturé de la substance, ce sont les effets de sa puissance naturante les modes. L’homme est l’un de ces modes et ne peut percevoir que deux attributs de la Substance : l’étendue et l’esprit, ce qui le constitue en tant que corps-esprit (Spinoza ne dissocie pas l’un de l’autre). L’homme n’est plus un sujet au sens philosophique traditionnel, ni un sujet-substance, au sens cartésien, mais une modalité de cette Substance qu’on peut se représenter comme un réservoir de puissance, un fait primitif et autonome. Cette conception apparaît aussi, peut-être plus clairement exprimée, dans la pensée arabe où le mot tabî’a désignant la nature peut avoir une fonction de participe actif ou passif, désignant donc en même temps « ce qui empreint/imprime » et « ce qui porte l’empreinte. Substance et modes sont ici associés en un même terme.
Les choses produites ont en commun l’effort pour persévérer dans leur être, effort existentiel que Spinoza nomme le conatus. L’être humain, mode particulier de la substance se trouve affecté par les réalités extérieures qui produisent en lui des affects influençant cet effort existentiel, ce conatus; Spinoza distingue trois affects principaux ; le désir, la joie, la tristesse. Le désir, c’est la forme que prend en l’être humain « l’effort pour persévérer dans son être ». Le désir est donc le moteur qui le dirige vers des formes extérieures. Ces causes extérieures du désir ne sont pas désirables en tant que telles mais simplement parce qu’on les désire. Spinoza définit alors le désir comme « essence même de l’homme », ce qui, si on adhère à son propos, exclut de l’identifier comme manque puisqu’il est indissociablement lié au mode humain. De cet élan naîtront des passions tristes ou des passions heureuses. Les passions heureuses augmenteront la puissance d’agir, les passions tristes l’amoindriront.

Le « Traité politique »

Dans cette œuvre, Spinoza analyse l’articulation du droit naturel et de l’Etat. Hobbes, le premier a défini la notion de « droit naturel », une puissance que chacun a le droit d’exercer jusqu’au meurtre. Et, de ce fait, l’homme étant selon lui « un loup pour l’homme », un Etat fort devra se constituer pour dompter la puissance naturelle des hommes. Cet Etat, représenté par le Léviathan, maîtrisera le « droit naturel » de ses sujets en faisant régner la peur.
Spinoza, privilégiant aux autres exercices de la souveraineté, celui de la démocratie affirme, en opposition à Hobbes, que le pouvoir politique pourra accueillir le droit naturel des êtres humains et les « affecter » de manière à susciter en eux les passions joyeuses plutôt que les passions tristes. Alors, le peuple se fera l’allié de l’Etat, jusqu’à devenir l’Etat : chacun comprenant en effet l’impossibilité d’exister individuellement en dehors de féroces luttes de domination, délèguera à l’Etat, son « effort existentiel » (conatus).
Les concepts élaborés dans l’ « Ethique » se retrouvent donc ici, interprétées politiquement : force existentielle, affects de joie, affects de tristesse. Il s’en dégage corollairement qu’une puissance d’agir de l’Etat prolongeant celle de chacun, instituerait une démocratie réelle. C’est la vision d’un homme pour qui la joie est fondatrice. Le « droit naturel » serait structuré par les lois en lesquelles il se prolongerait, « droit naturel » auquel, et Spinoza y insiste en diverses occurrences, il n’y aurait pas lieu de renoncer.
Relisons cet extrait Du chap. XX du « Traité théologico-politique :

« Des fondements de l’Etat tels que nous les avons expliqués ci-dessus, il résulte avec la dernière évidence que sa fin dernière n’est pas la domination ; ce n’est pas pour tenir l’homme par la crainte et faire qu’il appartienne à un autre que l’Etat est institué ; au contraire c’est pour libérer l’individu de la crainte, pour qu’il vive autant que possible en sécurité, c’est-à-dire conserve, aussi bien qu’il se pourra, sans dommage pour autrui, son droit naturel d’exister et d’agir. Non, je le répète, la fin de l’Etat n’est pas de faire passer les hommes de la condition d’êtres raisonnables à celles de bêtes brutes ou d’automates, mais au contraire, il est institué pour que leur âme et leur corps s’acquittent en sûreté de toutes leurs fonctions, pour qu’eux-mêmes usent d’une Raison libre, pour qu’ils ne luttent point de haine, de colère ou de ruse, pour qu’ils se supportent sans malveillance les uns les autres. La fin de l’Etat est donc en réalité la liberté. »

Contradicteur de la pensée de Hobbes, défenseur de la démocratie et de la liberté, liberté dont il démontrera pourtant la part d’illusion, Spinoza est également un partisan déclaré de l’ordre politique; promoteur d’une recherche personnelle de « joie », il lie néanmoins indissociablement cette joie à un souci politique, mais aussi à une recherche éthique.

Frédéric Lordon montre l’actualité de Spinoza en s’intéressant en particulier au travail salarié

Le titre, avec le mot « affects », le sous-titre, avec celui de « passions » porte déjà la marque de Spinoza dont est imprégnée de façon générale la pensée du « socio philosophe ». Frédéric Lordon montre, dans les articles dont son livre est constitué que les relations qu’entretiennent les hommes avec l’Etat et donc avec les institutions, sont des histoires d’affects, de passions tristes ou joyeuses qui peuvent soit augmenter, soit amoindrir leur effort pour persévérer dans leur être, tel que Spinoza l’a théorisé sous le nom de « conatus ».
Un remodelage du « droit naturel » est, selon Spinoza, au fondement de l’ « état civil ». Lordon en fait outil conceptuel pour analyser les relations de l’homme avec son travail.
Il rappelle que ce « droit naturel » selon le « Traité politique II 8 » « n’exclut ni les conflits ni les haines, ni la colère ni les ruses ni absolument rien de ce que l’appétit conseille » et donc y renoncer n’affecterait l’homme que de façon triste si d’autres élans ne poussaient les hommes les uns vers les autres. Mais ce n’est pas suffisant, selon le sociologue ; il y faut un supplément venu du dehors, de dispositifs institutionnels pouvant contenir et orienter les élans du désir. Les renoncements qui semblent limiter, par une puissance supérieure (l’autorité des décrets, des structures et des lois) le champ de la puissance de l’homme et donc produire un affect de tristesse sont pourtant aussi générateurs d’affects joyeux. L’entrée dans l’état civil conçu comme l’ordre des institutions politiques de la cité produit la sécurité, « une joie née de l’idée d’une chose future ou passée à propos de laquelle toute incertitude est levée » (« Ethique » III 14). De la même manière, l’accès à l’état salarial par l’intermédiaire du travail qui exige de lourdes contraintes (affect de tristesse) est compensé par le salaire ; et la monnaie produit un affect de joie lié à la satisfaction de l’effort pour persévérer biologiquement et matériellement mais aussi au fait que l’argent, « devenu le condensé de tous les biens […] on n’imagine plus guère aucune espèce de joie qui ne soit accompagnée de l’idée de l’argent comme cause » (« Ethique »IV Appendice)
Ne nous méprenons pas : Frédéric Lordon ne se pose pas en défenseur de l’ordre social dominant, d’autant plus que l’affect de joie lié à l’argent laisse, dans notre actualité, beaucoup d’entre nous sur le côté, que la réalité du chômage et de la précarité ne peuvent qu’engendrer des affects de tristesse L’on comprend donc vite pourquoi il fait de Spinoza une sorte d’allié dans sa contestation de l’évolution des institutions dans notre modernité.

Travail, salaire, affects

Dans un retour historique sur le capitalisme, Frédéric Lordon montre que la mise en mouvement du corps des salariés ne tient pas à leur désir d’obtenir un bien mais d’éviter un mal. On ne peut parler d’affect joyeux puisqu’il s’agit principalement de survivre, de se donner péniblement les moyens de ne pas dépérir. Il se penche là, sur la condition des ouvriers principalement animés par la peur de la misère. Le désir vital d’obtenir de l’argent apparaît dans les structures sociales du capitalisme comme « le point de passage obligé de la persévérance dans l’être »
Le capitalisme a fait évoluer, avec le fordisme, ces formes premières, orientant les désirs et affects vers des formes plus joyeuses s’éloignant des affects tristes de la précarité vitale et de la pénible mise en mouvement des corps en offrant la stabilité des conditions matérielles des salariés, le plein emploi, la progression des salaires, la satisfaction du désir d’objets marchands. La jouissance de la marchandise a pris la place de l’aiguillon de la faim dans les meilleurs des cas.
Frédéric Lordon montre bien là comment la modification des structures entraîne celle du régime des désirs et des affects et comment, par conséquent, destin social des hommes, institutions et affects ont partie liée.
Mais la possibilité d’acquérir des objets ne paraissant pas suffisante car alors, la motivation du désir ne serait qu’ « extrinsèque », il faut obtenir un régime d’ « affects joyeux intrinsèques » : le travail doit devenir une occasion « d’accomplissement », de « réalisation de soi » ; à partir de là, le capitalisme bascule dans le libéralisme et la « psychologie managériale » fait son entrée, câlinant les salariés, surtout les plus productifs (salles de relaxation, de massage…) dans les entreprises. Alors les hommes au travail deviendront des « enrôlés joyeux ». Ainsi l’entreprise néolibérale fait-elle des approches de Spinoza une application tout à fait imprévue, instrumentalisant, en particulier, son affirmation : « Il faut conduire les hommes de façon telle qu’ils aient le sentiment, non pas d’être conduits mais de vivre selon leur complexion et leur libre décret » (« Traité politique » X,8). Cela suppose une gouvernance bienveillante cherchant ce qui convient à la fois à l’homme et à l’Etat.
La manœuvre a cependant les limites que met à jour l’ « Ethique » (II 35) quand Spinoza énonce que « les hommes se trompent quand ils se croient libres ». Le sentiment de vivre selon sa « complexion » et « son libre décret » serait donc une illusion sur laquelle un pouvoir attaché au bien commun pourrait s’appuyer. L’utilisation de cette invitation spinozienne par le néolibéralisme est perverse car ce dernier ne représente pas une instance attentive au bien commun : il ne cherche pas, en effet, ce qui est adéquat pour l’homme- adéquation qui est un fondement de la pensée spinozienne- mais ce qui l’est pour les institutions, la plupart du temps dans un but de productivité et de profit. Frédéric Lordon écrit, en effet , que c’est « par les mêmes mécanismes que le souverain monétaire et le souverain politique se font l’un et l’autre reconnaître : par captation de la puissance de la multitude comme pouvoir de produire un affect commun » ; mais à vouloir les persuader par tous les moyens possibles que le travail peut être à la fois source de richesse et d’épanouissement personnel, et donc de liberté, la manœuvre enferme les hommes dans leur illusion ; en effet, si l’on écoute jusqu’au bout Spinoza sur ce point, « les hommes se trompent quand ils se croient libres ; car cette opinion consiste en cela seul qu’ils sont conscients de leurs actions mais ignorants des causes qui les déterminent ». Spinoza, ici, approche ce qui sera théorisé plus tard comme inconscient et ouvre une question : qu’en est-il dans une société quand survient, dans la violence, un débordement de ces causes ignorées ?
Spinoza envisage cette question dans son « Traité politique » (III 9) : « Il faut admettre qu’appartient le moins au droit de la cité ce qui indigne le plus grand nombre ». Et, comme dans l’ « Ethique », il a considéré qu’une puissance d’exister ne pouvait être dominée que par une puissance d’exister supérieure, on peut en déduire que les servitudes tristes, devenues insupportables, se retournent contre l’ordre social et « affectent » à leur tour un pouvoir politique ou économique de façon négative jusqu’à le renverser, ce qu’on a vu dans les révoltes récentes qui ont embrasé le monde et que l’on voit dans les conflits sociaux qui apparaissent, ici ou là, dans un domaine professionnel ou institutionnel (grèves, séquestrations, manifestations) qu’en quelque sorte, Spinoza anticipe : « bien que nous disions que les hommes relèvent non de leur droit, mais de celui de la cité, nous n’entendons pas que les hommes perdent la nature humaine pour en adopter une autre ; ni par conséquent que la Cité ait le droit de faire que les hommes s’envolent, ou- ce qui est tout aussi impossible- que les hommes considèrent comme honorable ce qui provoque le rire ou le dégoût »(T.P.IV 4).
La question devient dès lors celle de « l’insupportable », très difficile à anticiper, ce qui fait écrire à Frédéric Lordon : « Une dynamique critique n’est lancée que par une formation de puissance collective déterminée à une action transformatrice. Et cette formation de puissance elle-même ne se constitue que sous le coup d’affects communs suffisamment intenses. Ces affects ont à voir avec les seuils de l’intolérable, de « ce qui ne peut plus durer ». Mais l’extension du « ce » qui est l’objet du jugement, et l’intensité requise pour qu’il soit jugé « ne plus pouvoir durer » sont soustraits à toute connaissance certaine et « à priori ». Qu’un état de chose économique devienne une crise demande donc de savoir quels affects cette affectation va produire. Pour leur fortune et pour leur infortune, les pouvoirs vivent dans cette indétermination, c’est à dire à l’abri de la plasticité du corps social dont les tolérances et les capacités d’accommodation peuvent s’étendre étonnamment loin ou, sous le risque d’un seuil invisible dont le franchissement ne sera constaté que trop tard »
On peut penser que le seuil du tolérable, dans nos sociétés, s’est étendu : nous acceptons, sous la pression des réalités économiques, beaucoup plus d’ « insupportable » qu’il y a quelques années : sommes-nous conditionnés à devenir, sinon des « enrôlés joyeux », du moins des consentants contraints ?

La nécessité de l’antilibéralisme

Frédéric Lordon intitule son dernier article : « Les Imbéciles Heureux » et dans le sous-titre, contre parodie le slogan de Sade, « Encore un effort pour être républicains » sous la forme « Encore un effort pour être antilibéraux ».
Il montre que l’imaginaire néolibéral s’infiltre partout et que son pilier central est celui de la performance et de son évaluation. Le corollaire en est l’image idéale d’un « moi » souverain, libre et responsable. On peut noter que c’est conformément à une telle image que sévissent les grands prédateurs, ceux qui, se déchaînant, comme les fauves du monde animal, mais sans le motif de la faim, estiment que leur revient de droit ce qu’ils s’octroient par la force ou la ruse : argent, sexe, pouvoir. Nous en avons régulièrement et tristement des exemples sous les yeux. Il est vrai que, en ce qui concerne le champ économique, Adam Smith, adepte du libéralisme, justifiait en théorie l’adage de Bernard de Mandeville dans « La Fable des abeilles » : « les vices privés font la vertu publique », ce qui a permis une légitimation théorique des abus dès le XVIIIème siècle…Et, à la même époque, le marquis de Sade, faisait, du vice, religion….Aujourd’hui, les grands prédateurs sont en proie à l’illimitation de leur emprise et, sur notre planète, 300 d’entre eux possèdent un patrimoine égal à celui de 3 milliards de leur semblables, ainsi que l’a énoncé Israël Nisand lors du forum européen de bioéthique à Strasbourg en janvier 2013.

Selon Frédéric Lordon l’ « idéal » néolibéral soutient la plupart des structures sociales. Il s’érige dans les domaines du management, et, de la même manière dans celui de la délinquance quand les trafiquants deviennent managers et « banksters ». L’image sévit jusque dans la presse féminine…et masculine, quand il s’agit de contrôler et modeler son corps dans la perspective d’accroître son capital de santé, de beauté etc.

La pensée spinozienne est aux antipodes de cette illusion de liberté puisque, comme on l’a vu, pour le philosophe, les hommes sont, en réalité ignorants des causes qui déterminent des actes dont ils pensent avoir la maîtrise. Frédéric Lordon écrit : « L’imaginaire néolibéral est en son fond un imaginaire de l’autonomie et de la suffisance individuelle […] Tant que ce noyau dur demeure inentamé, la matrice néolibérale reste à l’œuvre dans nos esprits ». Et l’on nous inculque quotidiennement les avantages qu’il y aurait à être « manager de soi-même ».
Il est par conséquent vraisemblable que les luttes contre le néolibéralisme, dans le discours comme dans les engagements, restent prisonnières de la même illusion de liberté et d’autosuffisance, celle-là même qu’elles combattent.
Il faut dire que cette illusion est solidement enracinée en nous depuis l’époque des « Lumières » que Kant définit comme une capacité que possèderait chacun à secouer les tutelles « dont il serait lui-même responsable […] Aie le courage de te servir de ton entendement ! Voilà la devise des Lumières. » (Kant « Qu’est-ce que les Lumières ? ») Kant était quasi contemporain de Smith et Sade et même si sa pensée allait à l’encontre de la leur, on voit bien qu’elle la rejoignait en ce qu’elle proposait d’illimité ; l’illimité était celui de la consommation pour Smith, celui de l’exercice du mal pour Sade ; pour Kant l’excès apparaît dans sa religion de « l’impératif catégorique » et dans sa conception de la « Raison Pure ». L’on comprend dès lors que Lacan ait pu écrire son « Kant avec Sade ». A notre époque, la quête de l’illimité reste dominante : ainsi, le provocateur Peter Sloterdijk a-t-il donné à l’un de ses ouvrages le titre « Tu dois changer ta vie ». Il y défend une éthique de la performance complétant son projet d’amélioration biotechnologique. Si l’on doit reconnaître que ce théoricien a su décrire la bascule d’une époque dans une autre, d’une anthropologie humaniste à une techno anthropologie exigeant un remaniement des codes, il est difficile de le suivre dans cet éloge de la performance. Par ailleurs, des voix et des fois qui peuvent paraître délirantes nous annoncent l’immortalité ! Quelle catastrophe ce serait !

Or, ce que Spinoza considérait comme adéquation contredit de tels points de vue.
Selon lui, l’homme en tant que mode de la Substance, est caractérisé par la finitude, l’incomplétude, le défaut ; et déterminé à penser non par lui-même mais sous l’effet de causes extérieures.
C’est pourquoi Spinoza envisage l’Etat comme l’agencement d’un réseau institutionnel apte à recevoir les insuffisances et les passions humaines pour les faire jouer de façon adéquate à la vie et à la survie des hommes.
C’est donc parce qu’il insiste sur la faiblesse de l’homme que Spinoza permet d’imaginer l’antilibéralisme en opposition à la norme libérale de l’autosuffisance du self made man.
Mode fini, l’homme est étymologiquement, selon Frédéric Lordon, un « imbécile » ; im-bacillum, sans bâtons, sans béquilles, il ne pourrait se soutenir tout seul. Si sa lucidité lui permet d’accepter cette évidence, si, d’autre part, il n’en conçoit pas trop d’affects de tristesse, s’il l’assume joyeusement, alors, il incarne la possibilité d’un post libéralisme. « Bref, il est, conclut Frédéric Lordon, dans une chute pleine d’humour, un imbécile heureux ».

Mais…

Eprise de la pensée de Spinoza, j’ai apprécié cette mise en perspective de ses concepts avec l’actuel contexte socio politique. Pourtant, une réserve s’est prononcée en moi, et non la moindre : c’est qu’il s’agit avant tout d’une « application » dans la mesure où Frédéric Lordon fonde son analyse sur « l’effort pour persévérer dans son être » (conatus) en le détachant de la définition spinozienne de la « Substance », donc en tronquant la pensée du philosophe. Le sociologue assume ce geste. Ainsi, dans l’article « Du système formel au système spectral », même s’il définit l’effort pour persévérer dans son être comme un « postulat dérivé », il propose, parlant de « changement de statut », de s’en servir comme point de départ, principe fondamental des sciences sociales. De « fondé », le conatus deviendrait « fondateur ».
Pour moi, il y a là comme un abus témoignant d’une certaine étroitesse et des limites des sciences sociales sans doute corollaires du cadre qui les structure.
Comme, pour Spinoza, l’homme, en tant que mode fini, est un effet de la Substance, il partage avec tous les autres modes produits, ce « conatus », « effort pour persévérer dans son être ». La « Substance », Spinoza la nomme aussi, on l’a vu, mais j’y insiste, « Deus sive Natura », « Dieu ou la Nature ». Quel « saut » audacieux que ce glissement de Dieu à la Nature, qui, à mes yeux, suggère la possibilité d’une « spiritualité laïque » ! Les religieux l’ont bien compris, accusant le philosophe d’hérésie, chrétiens comme juifs, ces derniers ayant prononcé contre lui le « herem », la pire des malédictions.
Il me semble que cette volonté délibérée de laisser de côté la « Substance » en tant que premier principe en réservant le premier plan au conatus (« effort pour persévérer dans son être ») conduit Frédéric Lordon à nous enfermer dans un choix sans alternative : libéral ou antilibéral c’est-à-dire, acceptant, dans le second cas, notre défaut premier, notre impuissance, devenant par là même dans le contexte libéral des « imbéciles heureux ». Certes, la formule est plaisante et a, pour moi, souvent ainsi nommée dans l’enfance, une certaine saveur. Mais Spinoza ouvre, me semble-t-il, une autre voie quand il nous propose cette joie particulière, « amor intellectualis Dei » que j’entends, prenant acte du glissement de la définition spinozienne, comme « amor intellectualis Naturae», Nature première dont notre nature seconde est une parcelle. Spinoza montre bien que si cette dernière sous la forme du « droit naturel » doit être accueillie par la loi, il n’y a pas, pour autant, lieu d’y renoncer et là, on peut rejoindre l’analyse que fait Frédéric Lordon, après Spinoza, des mouvements de révolte et de la nécessité, pour les Etats, de les reconnaître.
Mais, pour aller plus loin, cet « amour » identifié par Spinoza à une « joie » qui nous est consubstantielle, si nous ne l’étouffons pas, est une richesse infinie, un élan qui sourd de nos nappes phréatiques, se prolonge et se dilate en mouvement quasi cosmique, dont certains ont su témoigner comme Romain Rolland quand il évoque ce « sentiment océanique » dont Freud s’est beaucoup défié. Est-ce la raison pour laquelle ce psychanalyste s’est détourné et défendu de l’hypnose ?
Quoiqu’il en soit, l’esquisse de cette « mystique sauvage », (au sens de naturelle), celle des chamans, des Soufis, des Yoghi et autres « sages » m’apparaît comme une proposition, un don que nous fait Spinoza lorsqu’il identifie Dieu et Nature. C’est, à mes yeux, la plus extraordinaire pépite à extraire de son œuvre, un talisman pour ne pas rester l’otage du seul contexte sociopolitique et économique dans lequel nous avons certes à nous engager mais dont nous pouvons aussi nous dégager en toute ré-jouissance, au plus haut degré de la joie selon Spinoza, ce qui déploie à l’infini une jubilation existentielle.. Sans doute, le terme « heureuse » qualifiant l’ « imbécilité », représente-t-il, dans son effet performatif, un mouvement de Frédéric Lordon dans cette direction, mais le geste, à mes yeux, reste en suspens…
N.C.

Le salut

Petite Suite à notre rêve de paix

Longtemps dans mon pays natal, de langue arabe, j’ai cru que les trois mots : salut, “salam” et “chalom”, qui se disent lorsqu’on rencontre quelqu’un, venaient d’une même source étymologique. Ne commencent-ils pas par le même phonème, “s–l”?
Il y avait de quoi le penser. Tout récemment j’ai voulu vérifier, j’ai cherché, et surprise, il n’en est rien.
“Salut” vient du latin “salve” qui évoque le fait d’être en vie, sauf, en santé, le terme est proche aussi de “salvation”. Il appartient à l’ensemble de langues indo-européen. Quant aux deux autres termes, “salam” et “chalom”, d’origine sémitique et expriment, proposent ou souhaitent la “paix” à la personne en face.
Ainsi ces termes de bienveillance issus du Moyen-Orient et de la Méditerranée, n’ont pas la même source.
Eh bien ce qui m’est venu en tête avec le constat de mon erreur, c’est que, à n’en pas douter, les trois mots eux-mêmes se sont clandestinement rencontrés et ont croisé leurs sons, tandis que les hommes qui les parlaient avaient le dos tourné, pacte secret de l’ensemble indo-européen et de l’ensemble sémitique, au nom de ces vœux conjugués de santé et de paix.
Ci-dessous, une méditation sur le salut qui est autant souhait de santé que de paix, avec un ancien psychanalyste franco-suisse, Charles Beaudouin (1893-1963), histoire que le mélange propitiatoire s’accomplisse !

Le salut

Saluer – ôter son chapeau – c’est, littéralement, se découvrir devant quelqu’un. Et c’est, métaphoriquement, se mettre à découvert. Ce geste, inconsciemment lié à une idée de mutilation (le chapeau est un attribut viril), indique un consentement à la relation avec autrui. Il recouvre aussi une « intention propitiatoire ».

L’agressivité est une composante archaïque du psychisme humain. Elle est au cœur de la relation entre les individus. Elle procède de la nécessité de se préserver alliée à celle de se rencontrer, de faire alliance, de se reproduire. L’homme (comme les animaux d’ailleurs) en organise l’expression sous forme de rituels grâce auxquels elle est à la fois affirmée et déplacée, rappelée et neutralisée.

Le salut – sous quelque forme qu’il ait pris de nos jours (il se réduit de plus en plus souvent à un échange verbal du mot : « salut ») – est une composante de la civilité associant les deux dimensions de l’invitation et de la parade. Il jette un pont entre des territoires individuels, et constitue à ce titre une demande de mise en relation, ce qui induit une ouverture des territoires respectifs. Or, toute brèche entrouverte dans ce territoire représente une menace pour son intégrité. Le salut est une modalité de neutralisation de cette menace qui passe par l’expression de sa reconnaissance.

La demande de mise en relation exprimée par le salut est en soi un ressort de l’agressivité (l’agressivité, au sens large, peut être assimilée à une capacité d’affirmer sa présence ; elle n’a pas forcément des visées destructrices). Mais cette approche de l’autre est à la fois audacieuse et risquée. S’avancer, c’est aussi s’exposer à l’agressivité de l’autre.

Saluer consiste précisément à résorber cette charge d’agressivité en la retournant contre soi, dans un geste volontaire d’auto-diminution symbolique. Celui qui salue désamorce la menace inhérente à son geste en se mettant à découvert, et en demandant à l’autre de lui accorder à son tour le « salut ». La valeur propitiatoire du salut ne repose que sur ce consentement à se découvrir mutuellement, à se souhaiter mutuellement d’être « sauf », donc à se garantir mutuellement de l’agressivité de l’autre. La portée symbolique du rituel repose impérativement sur la réciprocité du geste.

Charles Baudouin, dans son ouvrage L’âme et l’action (coll. Action et Pensée, éditions du Mont-Blanc, Genève, 1944) s’arrête sur la question du salut et y voit un écho, « démonétisée, mais reconnaissable », de pratiques rituelles primitives dans lesquelles on peut encore déceler une dramaturgie du sacrifice.

Il rapporte également une anecdote éclairante : « Un sujet rêve au cours d’une analyse qu’il est prisonnier et redoute d’être mis à mort par son gardien : une sorte d’ogre qui incarne à la fois le père et l’analyste ; mais au moment où l’ogre s’avance vers lui avec un grand sabre pour lui trancher la tête (mutilation), le prisonnier, au milieu de son angoisse, a une inspiration soudaine : il le salue ; l’ogre est aussitôt apaisé ; et le sujet a le sentiment que « ce salut » a été pour lui « le salut » » (pp. 38-39).

Le salut apparaît bien ici comme une demande de salut personnel. Mais on s’aperçoit surtout que, avant d’effectuer ce geste, ni le sujet ni l’ogre ne sont en situation de relation. La vision de l’ogre s’avançant avec un sabre suit significativement, non une sentence, mais la peur de cette sentence – elle découle donc d’un fantasme d’annihilation, de disparition, par lequel le sujet se condamne lui-même à l’absence. Ce qui interdit en lui toute possibilité de relation à l’autre – fût-il ogre, forcément. A partir de là, il est intéressant de s’interroger sur la véritable origine de la pulsion meurtrière dont il semble l’innocente victime expiatoire.

Ne pas recevoir le salut de quelqu’un en échange de celui qu’on lui adresse est en effet généralement ressenti comme une offense. Cette ignorance, cet évitement, ce refus dont on fait alors les frais sont même perçus comme une véritable violence. Or, dans le rêve en question, il y a tout lieu de croire que l’ogre répond à une provocation de cet ordre. La victime à laquelle le sujet s’identifie dans ce rêve représente celui qui, ne se reconnaissant plus comme sujet, est impuissant à reconnaître l’autre. La réaction de l’ogre est à la mesure d’une telle puissance de négation. Quant au « salut » final du sujet, il correspond cette fois à un sursaut de son agressivité recouvrée, c’est-à-dire à une réaffirmation de soi par laquelle, à nouveau, il envisage l’existence de l’autre.

Cette agressivité, garante de sa propre préservation, est ce qui conditionne aussi la reconnaissance de l’autre. Elle est un fondement de la relation ; et le salut en est l’expression inaugurale.
P.P.