Les frères de Kichinev

Quelques mots sur le roman « Les frères de Kichinev » et la signification de son sous-titre : Malgré tout.

(NDLR : Roman de Claude Corman, paru aux éditions L’Harmattan, collection Amarante.)

En 1897, trois évènements porteurs de vastes ondes historiques, marquent l’entrée dans le vingtième siècle : l’affaire Dreyfus en France qui atteint cette année là son seuil de plus haute intensité, le premier congrès sioniste à Bâle sous la direction de Theodor Herzl et enfin la naissance du parti ouvrier juif dans la zone de résidence de l’Empire russe, le Bund.
Notre récit court sur les cinq années qui séparent la formation du Bund de son retrait de la social-démocratie russe, en 1903, après le massacre de Kichinev, en Bessarabie.
Si la plupart des conversations qui y sont relatées ont un sens politique et moral manifeste, si le double thème du judaïsme et du communisme est récurrent tout au long du roman, et qu’abondent les réflexions croisées sur l’assimilation et la dissonance culturelle, le nationalisme et le fédéralisme européen (déjà bien malade du moins sous sa forme impériale austro-hongroise), je n’ai jamais eu l’ambition d’écrire un texte sur la situation hétérogène des Juifs d’Europe avant la révolution russe et la première guerre mondiale. Je me suis plus sagement borné à raconter quelques fragments de vie et de pensée de trois frères nés en Russie et résident désormais en France et en Autriche.
La famille Roth est originaire de Kichinev, actuellement Chisinau, la capitale de la République indépendante de Moldavie et c’est ce point d’ancrage géographique qui me relie intimement à l’histoire de ces trois frères.
Mon père est en effet né au nord de Kichinev, à Balti. Avec son frère aîné Aron, ils sont partis faire leurs études supérieures en France en 1927. Il n’est pas aisé d’intégrer précisément la Bessarabie dans la carte géographique actuelle de la Moldavie. Quand on se rend de nos jours dans la région, on mesure à quel point la Moldavie est un territoire controversé, sans unité historique. A l’Ouest, à Iasi, on est en Moldavie roumaine, puis on passe la frontière de la République indépendante de Moldavie, dans laquelle se trouvent les villes de Balti et de Chisinau, et de l’autre côté du Dniestr, on foule le sol de la petite République de Transnistrie, qui n’a pas d’existence légale internationale, mais qui défend inconditionnellement les intérêts de Moscou. Plus au Sud, le district autonome de Gagaouzie est peuplé de chrétiens orthodoxes turcophones. Aux anciens brassages et échanges de populations entre les empires russes et ottomans, se sont ajoutés les transferts de populations russophones dans l’après-guerre, quand Staline voulut reforger l’ancienne Bessarabie des tsars. Les antagonismes culturels, linguistiques et politiques entre les populations tournées vers la grande Russie et celles qui regardent vers l’Europe s’illustrent dans le passage des frontières. Franchir les quelques mètres qui séparent la Moldavie roumaine de la République indépendante de Moldavie, était il y a quelques années plus compliqué que changer de continent ! Chaque douanier, chaque policier des frontières semblait exercer à lui tout seul un droit de vie ou de mort sur nos papiers. Sans doute, quelques dessous de table étaient-ils de nature à saper les obscurs principes d’une telle dictature, encore fallait-il savoir à qui les remettre afin de ne pas envenimer la concurrence âpre et glacée que se livraient de chaque côté de la frontière les contrôleurs galonnés de l’identité !
Toutefois, avec de la patience, on passe la frontière à Ungheni et on est en république moldave indépendante. Sur les routes qui amènent à Balti, les charrettes de paysans rappellent la contrée syldave du « Sceptre d’Ottokar » de Hergé. Mais, à Balti, l’atmosphère est beaucoup plus étrange. La population majoritairement russophone semble étrangement intemporelle comme si, n’ayant plus de passé, elle n’avait pas davantage d’avenir. Un char de l’armée rouge sur la vaste esplanade centrale de la ville et les effigies sculptées de Marx, de Lénine et de Staline au sommet du plus grand immeuble de la place rappellent les heures glorieuses de l’Union soviétique. Mais il ne reste rien, absolument rien de la Balti juive. Les bombardements allemands pendant la guerre ont détruit la ville, les déportations et les exécutions par les nazis et leurs supplétifs ukrainiens et roumains, et enfin l’exode d’après-guerre ont quasiment éliminé toute trace de judaicité bessarabienne.
Ma grand-mère Sara n’imaginait pas un avenir à ses deux fils aînés dans la Bessarabie devenue roumaine en 1919 et elle avait trouvé le courage de les envoyer faire leurs études en France, un pays prestigieux, libre, cultivé, le pays de Hugo, de Voltaire et de Zola, ajoutait-elle. C’est comme si la France antidreyfusarde et antisémite des Drumont, des Barrès, des Maurras, des Déroulède et des assassins de Jaurès n’existait tout bonnement pas. Ce qui comptait à ses yeux, c’était l’âme d’un pays et l’âme de la France était ailleurs, dans les Lumières et la République libre et fraternelle. Sans doute faut-il regarder un pays de très loin pour en ignorer aussi délibérément les insuffisances, les étroitesses, les lâchetés, tout ce qui en pourrit la grandeur ou en trahit l’âme profonde. Et en écrivant ces mots aujourd’hui, j’en mesure le caractère emphatique et un tantinet ridicule : qu’est ce que l’âme d’un pays, qu’est-ce qui en caractérise la grandeur ? Dirait-on qu’à jamais la Grèce antique de Homère et de Platon coule dans le sang de tous les hellènes, des Caramanlis et des Papandreou, ou que le génie des artistes de la Renaissance italienne n’est pas absent des cénacles politiques de la Ligue lombarde ou du Forza Italia de Berlusconi ? Et pourtant, c’est ainsi que ma grand-mère Sara regardait la France, comme un pays qui avait su dire au monde des choses essentielles sur la liberté, l’égalité, la fraternité. La France valait toujours mieux que ses indignes serviteurs d’un temps ou que les mauvais interprètes de son génie qui en barricadaient l’accès aux métèques. J’ignore sous quelle forme Sara a transmis cette vision des choses à ses fils mais j’avoue que ce regard délibérément positif et optimiste sur la société française a été celui de mon père presque toute sa vie. A l’occasion des fêtes familiales, il avait l’habitude de lever son verre à tous ceux qui, présents ou absents, avaient peuplé sa vie, ce qui est assez commun, mais aussi d’introduire la soirée, ce qui l’est moins, par un « malgré tout » ! « Malgré tout, disait-il, malgré toutes les déceptions et les tristesses, malgré tout ce qui peut vous paraître bas, médiocre, insignifiant ou hors d’à propos (cet hors d’à-propos rassemblait sans doute dans son esprit toutes les mesquineries claironnées à haute voix de l’époque) nous devons saluer le fait de nous retrouver ici, ensemble. C’est une grande joie. ». Jamais il n’entamait une conversation en se plaignant de la France, ou en vantant les mérites de l’Amérique, de Londres ou d’Israël.
Sara avait conclu une sorte de pacte secret avec mon père : « Vis ta nouvelle vie en France et détourne ton regard de la Roumanie ! » Il ne nous a jamais ou si peu parlé de Balti que j’ignore tout des paysages, du climat, des senteurs, des cultures, des jeux entre frères, des musiques, de la cuisine de son pays de naissance. Il ne nous raconta jamais rien sur sa vie en Bessarabie et j’ai longtemps cru que mon père était né adulte. Si la plupart des gens contraints à l’exil par la guerre, la misère, les discriminations gardent dans leur cœur la mémoire secrète de leur enfance et manifestent à l’occasion une nostalgie du pays où leur conscience et leurs sens se sont éveillés au monde, je crois que mon père avait, selon l’une de ses expressions favorites, tourné radicalement la page. Le choix fort de Sara avait endigué pour longtemps, sans doute pour toujours, les réminiscences de l’enfance et jusqu’à leurs inconscients et anecdotiques jaillissements dans une émotion ou une conversation. Sauf sur un point : la distinction, sur laquelle il se montrait intransigeant, entre la Russie et la Roumanie. Mon père avait été un sujet russe, avant d’être français et s’il nous encourageait à lire les œuvres des grands maîtres de la littérature russe, il n’avait aucune connaissance du folklore transylvanien et subcarpathique qui nous fascinait avec ses vampires et ses chaumières remplies de tresses d’ail. Avait-il lu Mihail Sebastian, Paul Celan ou Benjamin Fondane ? Je l’ignore. Le seul écrivain roumain dont il parlait avec un peu de chaleur était Ionesco. Il lut tardivement Cioran.
Il adopta le même parti pris d’amnésie volontaire ou plus exactement de silence ou d’évitement sur la période de la seconde guerre mondiale.
Déjà peu loquace sur l’atmosphère politique de la France des années trente, (il nous parlait plus volontiers des bistrots et des académies de billard de la place Wilson à Toulouse), il resta toute sa vie évasif sur les années de guerre, qu’il passa la majeure partie du temps dans la clandestinité. Peut-être l’indécente et hystérique clameur des « libérateurs » qu’il découvrit en 1945, alors qu’il “siégeait” comme médecin israélite dans le comité d’épuration, avait-elle fermé sa conscience à une pédagogie claire, transparente et avantageuse des évènements. Je crois aussi que sa « tendresse de pitié » pour les perdants et les minables, expression qu’il emprunta plus tard à Albert Cohen, lui faisait percevoir douloureusement les attitudes bouffonnes des vainqueurs de la dernière heure et leur passion trouble des règlements de comptes. Mais enfin, s’il n’avait pas pu être un épurateur heureux, il avait été néanmoins un proscrit du régime de Vichy, un déclassé, un déchu. N’y avait-il là dessus rien à raconter, rien à transmettre ? Le pacte secret avec Sara : tu tournes la page ! balayait les atermoiements, les ressassements, les complaisances, les revendications. Il faut tourner la page, une fois de plus, et avancer. C’est douloureux, bien sûr, de ne pas se mettre en scène, mais c’est le prix à payer pour que la vie continue, ouverte aux lendemains.
Pendant ses années d’étudiant à la faculté de médecine de Toulouse, il avait appris à être français. Peut-être eût-il ressenti plus vivement son affiliation au « parti des métèques » s’il avait opté pour la faculté de droit ou de lettres, mais la médecine était un de ces rares métiers où les Juifs avaient acquis une excellente renommée depuis les temps les plus anciens. Maïmonide avait publié ses œuvres médicales, à Cordoue, au douzième siècle, et le serment d’Hippocrate, dans toutes ses versions corrigées, qui régit le code moral de la profession ne fait jamais référence à un classement ethnique ou social des humains.
Le pire antisémite n’hésitera pas à boycotter les commerces tenus par des Juifs, à propager les plus ridicules calomnies sur les meurtres rituels, à rendre les Juifs responsables de tout, qu’ils soient Rothschild ou Trostki, mais, atteint d’une maladie qui met en jeu sa propre vie, il ignorera délibérément le patronyme du médecin dont la réputation lui fait scintiller l’espoir d’une guérison. Mon père s’installa sur les conseils de ses maîtres de la faculté de médecine de Toulouse dans une petite ville du Piémont pyrénéen, dans le sud du département de la Haute Garonne.
Mais après la débâcle de l’armée français en 1940, l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement de « restauration » nationale conduit par le maréchal Pétain et la promulgation des premiers décrets anti-juifs d’Octobre, je suppose que quelque chose s’est brisé, au moins pour un temps, dans son univers mental. Sa confiance « naturelle » dans le génie français, dans la tradition de liberté et de justice de la République, cette foi qu’il avait puisée dans l’amour de sa mère Sara pour la France, ont été ébranlées, et sans doute provisoirement anéanties par la soumission du régime de Vichy aux ordres de l’occupant nazi. L’écrivain roumain Mikhail Sebastian, dans son journal des années de guerre, évoque la défaite de la France en 1940 comme si toute la civilisation éclairée de l’Europe avait disparu le jour de l’armistice signé par Pétain. La chute de la France signait à ses yeux l’entrée dans un univers barbare, et elle était intimement ressentie comme une véritable catastrophe personnelle.
A l’instar de tant d’autres français, mon père vécut une guerre courte. Fait prisonnier à Germiny, il fut rapatrié par un heureux concours de circonstances en France en Octobre 1940. Son frère aîné Aron, moins chanceux, fut interné à Dachau.
Ayant regagné Saint-Gaudens, mon père fit partie des médecins juifs du département privés d’exercer leur profession après la énième publication d’un décret vichyste régissant les professions médicales. Il tenta en vain de faire valoir ses droits, il supplia, il s’abaissa, il mendia une indulgence, une considération, une compassion. J’ai retrouvé la lettre qu’il écrivit à « Monsieur le Président et membre du Conseil supérieur de l’Ordre des Médecins :
Je soussigné Lazare Corman, docteur en médecine domicilié 9, boulevard Bepmale a l’honneur d’interjeter appel de la décision du conseil de l’ordre des médecins de la Haute Garonne en date du 13 Mai 1942, me notifiant que je ne suis plus porté sur la liste des médecins juifs autorisés à exercer et que dans le délai de deux mois après la présente notification, il ne sera plus possible de me maintenir sur le tableau de l’Ordre. Né le 3 Mai 1910 à Balti (Roumanie) et naturalisé français depuis l’année 1935, je suis depuis 1927 en France où j’ai fait toutes mes études médicales à la faculté de Toulouse. Depuis 1937, j’exerce ma profession à Saint-Gaudens.
J’ai été mobilisé comme médecin de bataillon au 11eme régiment d’infanterie le 2 Septembre 1939 et je n’ai quitté cette unité que pour être affecté au 14eme Régiment d’Artillerie de la même division en qualité de médecin du 1er groupe.
J’ai fait ainsi toute la guerre aux Armées.
J’ai été fait prisonnier le 21 Juin 1940 à Germiny (Marne) et ai été rapatrié comme médecin le 29 Octobre 1940.
J’ai repris l’exercice de ma profession le 7 Novembre 1941 en vertu d’une décision de monsieur le Médecin-Inspecteur de la Santé conformément au décret du 11 Août 1941.
J’ai été décoré de la croix de guerre et cette décoration a été homologuée par décision ministérielle du 9 Juin 1941.
La décision du Conseil de l’Ordre des médecins du 13 Mai courant dont est appel souligne la contradiction d’interprétation des lois et règlements en la matière entre Monsieur le Directeur régional du Service de l’aryanisation économique et monsieur le médecin inspecteur de la Santé.
C’est cette divergence que j’ai l’honneur de soumettre en toute confiance à votre sanction.
Si en exercice de l’article I (paragraphes 1 et 2) du décret du 11 Août 1941, il est peut-être légitime de limiter à 6 le nombre de médecins juifs autorisés à exercer dans le département (bien que l’effectif total des médecins non juifs exerçant dans le département soit de 538) je crois devoir rappeler que je suis du nombre des six médecins juifs installés dans le département avant les hostilités.
D’autre part et surtout le directeur régional du Service de l’aryanisation économique me paraît avoir méconnu les dispositions de l’article I (paragraphe 4) du décret du 11 Août 1941.
Ce texte stipule que « seront maintenus par priorité même si leur nombre dépasse la proportion fixée au paragraphe 1, ci-dessus, les médecins en exercice avant la publication du présent décret qui satisfont à l’une des quatre conditions prévues à l’article 3 de la loi du 3 Juin 1941 en faveur des anciens combattants et victimes de guerre. »
Or il n’est que de se reporter à cet article 3 pour constater que son paragraphe B « vise ceux qui ont fait l’objet au cours de la campagne 1939-1940 d’une citation donnant droit au port de la croix de guerre, instituée par le décret du 28 Mars 1941 ».
En outre de cette discussion de pur droit, je me permets de signaler que mon frère Corman Aron qui est aussi médecin est prisonnier de guerre en Allemagne et a fait l’objet d’une citation à l’ordre de la division homologuée par décision ministérielle du 12 Juillet 1941, j’ajoute aussi que ma profession de médecin est la seule source de revenus dont je dispose pour assurer ma subsistance et aider ma belle-sœur, femme de mon frère prisonnier.
En conséquence, j’ai l’honneur de conclure à ce qu’il plaise au Conseil supérieur de l’Ordre, réformant la décision entreprise,
Me maintenir au tableau de l’ordre des médecins de la Haute Garonne.
Je joins au présent acte d’appel la copie certifiée conforme par la mairie de Saint Gaudens des 3 évènements suivants :
1) La décision de monsieur le Méd. Insp. de la Santé en date du 7 Novembre 1941
2) La décision de l’Ordre des méd. de la Hte Gar. en date du 13 Mai 1942
3) La copie de ma citation. »
Je suppose que mon père a écrit cette lettre avec l’aide d’un ami, sans doute un avocat. Les tournures de phrase sont celles d’un professionnel du barreau qui tombent plus ou moins bien au milieu d’un développement et les transitions ne sont pas toujours bien maîtrisées. Il me semble que manquent certains mots. Mais cela n’a pas d’importance. Le but est d’apparaître plus français, plus familier des destinataires, en usant des tournures de style propres à la langue judiciaire qui par bien des aspects est ce qui se fait de plus singulier et de plus intraduisible dans la langue d’un autre peuple.
Ce qui me frappe davantage est la lassitude qui saisit mon père quand il parvient à la fin de sa lettre manuscrite. Les abréviations fleurissent soudainement, comme si tout le contenu de cette dictée était soudainement devenu absurde et indigne de la langue de Hugo et de Zola. Il est temps d’en finir avec la rédaction d’une lettre bourrée de « j’ai l’honneur de », adressée à une administration totalement déshonorée, pénétrée par l’esprit nazi de l’aryanisation économique. Par l’avalanche de lois, de décrets et de paragraphes de lois indiqués dans cette lettre, on mesure à quel point le gouvernement vichyste croyait exhiber sa souveraineté, alors que ce maquis grotesque de décisions juridico-administratives prouve la totale servilité de Vichy à l’occupant hitlérien.
Quoi qu’il en soit, cette requête est restée lettre morte et mon père fut forcé de renoncer à son activité de médecin, du moins en pleine lumière et dans un cabinet officiel. Car il travailla clandestinement à Saint-Gaudens, pouvant compter sur l’aide de quelques amis fidèles, la bienveillance d’une bonne fraction de la population commingeoise et parfois le silence de ceux qui, s’étant aventurés sur la voie collaboratrice de la milice, n’en avaient pas moins besoin d’un médecin, dans les heures incertaines de l’existence.

Mon père enfin ne nous enseigna à peu près rien sur le judaïsme. Il n’était pas religieux, et les quelques conversations que j’eus plus tard avec ses frères le confirma. La Haskala, le mouvement des Lumières juives, avait prospéré en plus d’un siècle. Aron et Lev, mes oncles, me racontèrent succinctement que leur famille, à Balti, n’avait aucune sorte de tradition religieuse. Dans la Moldavie de leur enfance, du moins dans leur environnement proche, on considérait les rabbins comme des gens superstitieux et obscurs, qui ne pouvaient apporter aucun bien au peuple juif. On peut aisément concevoir un tel sentiment par symétrie : au début du vingtième siècle, en France, la lutte contre les Congrégations animait les courants politiques radicaux et républicains et le mépris des curés n’était ni rare ni honteux. Mon père mangeait bien du pain azyme pendant la Pâque, mais sans jamais en évoquer la signification symbolique et c’était à peu près tout. Quand bien plus tard, je l’interrogeais sur ses attachements, ses références, ses empreintes juives, il restait tout aussi laconique et mystérieux. Nous pouvions parler des heures de Kafka, de Steiner, de Freud, de Zweig, de Soutine et même de Schönberg, mais à chaque fois que je forçais une réponse plus précise sur sa vision du judaïsme, il me répétait grosso modo la même chose : « Ce qui est universel ! » Paradoxale réponse, quand on mesure la singularité radicale du phénomène juif, que ce soit sous l’angle historique ou textuel ! Peut-être sonnait-elle juste il y a plus de trente ans, mais combien semble-t-elle déconcertante de nos jours marqués par l’expansion des appels identitaires! Que n’ai-je vu moi-même dans des centres communautaires juifs des gens conspuer les noms de Heine et de Husserl, non pas pour leurs défauts littéraires ou leur manque de clarté philosophique, mais parce qu’il s’agissait de convertis et que par ce seul fait, ils étaient devenus infréquentables ! Et que dire du traitement réservé à Spinoza ? Sa seule évocation fait encore trembler ces juifs studieux, un peu naïfs qui s’efforcent de corriger leurs lacunes théologiques et leur ignorance de l’hébreu auprès de maîtres plus ou moins prestigieux. Spinoza, le traître, le parjure, le pendant juif du Judas des Chrétiens ! Et je suis resté sidéré par le réquisitoire outrancier (une sorte de nouvel herem, ou du moins sa parodie, sa réplique contemporaine) de Jean-Claude Milner contre l’auteur de l’Ethique, dans son livre, Le sage trompeur. Spinoza, précurseur des nazis et des islamistes radicaux ? Zygmunt Bauman avait traité de la décadence des intellectuels, en étudiant l’évolution historique de leur statut de législateurs à l’âge des Lumières à celui d’interprètes dans la modernité. L’art de l’interprète, chez Milner, est devenu si subtil, si inquisiteur, si microscopique qu’il ne reste rien de la fresque générale d’une pensée. Le scalpel de l’intelligence tardive a disséqué le texte, dans tous ses plans et en a révélé ces petites tumeurs qui le transforment en un organisme malade. Quel texte d’importance résisterait-il aujourd’hui à une telle passion des coupes tomographiques ? La philosophie de Socrate serait-elle autre chose in fine qu’une admirable séduction de pédophile ? Quand l’art des interprètes a atteint une aussi vertigineuse et ludique maestria, on peut subodorer que la pensée est en voie d’anéantissement.
Alors, universel ? Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire, de nos jours ? L’universel n’est-il pas ce qui est audible de tous, ce qui est réellement ouvrant, accueillant, ce qui s’efforce de comprendre et ne s’empresse pas de réduire, de bafouer, de mettre à l’index?

Benny Levy disait dans la Confusion des temps qu’il fallait pousser le plus loin possible l’intensité d’une lecture, dans son cas, celle de la Torah et du Talmud, pour rendre service à l’humanité entière. Au fond tout l’inverse du cosmopolitisme viennois d’un Stefan Zweig qui pensait beaucoup plus l’humanité dans l’esprit de la synthèse, du compromis et de la supranationalité. Si un Benny Levy avait existé à l’époque de Zweig, il aurait professé des idées radicalement différentes de celles de l’écrivain autrichien, qui, à l’instar de Robert Musil ou de Joseph Roth louaient l’esprit anti-nationaliste de la monarchie impériale. C’est en étant intensément juif, ruthène, polonais, slovène ou autrichien catholique que l’on pouvait rendre d’appréciables services à l’humanité commune ! se serait-il écrié.
La question de l’intensité n’est pas aisément escamotable. Mais en définitive, c’est je crois, une voie religieuse, réservée aux croyants. On doit se plonger entièrement dans le texte biblique afin d’en saisir la vérité essentielle qui, abordée superficiellement nous fuit, et sans plus accorder foi à la pensée européenne qui se débat dans ses confusions, ses relativités, ses syncrétismes. A ce prix, on peut devenir plus humain, plus digne de l’humanité. C’est accepter dans le même mouvement une certaine forme de solitude et d’universalisme des séparations ! La force incomparable d’un riche corpus linguistique et spirituel peut nous affranchir des absurdes contingences de l’Histoire. Quelque chose de plus accompli, de plus éternel transcende les hasards, les futilités, les masques et jusqu’aux malheurs de l’existence dans nos sociétés de masse, déboussolées par l’empilement de cultures et le bavardage médiatique.
Cette question de l’intensité se heurte néanmoins à une objection de poids. Si l’on peut admettre que les cultures juive, amérindienne, germanique, catholique intégriste, sunnite orthodoxe ou gitane, peuvent enrichir, chacune à leur manière, le patrimoine spirituel de l’humanité, en aucun cas, aucune d’entre elles, séparément, ne peut œuvrer à la concorde des peuples, à la paix, sauf à puiser dans chacune d’entre elles ce qu’elle recèle d’universellement partageable. Et je reviens ici, après ce long détour, à la réponse troublante de mon père : « Ce qui compte dans le judaïsme, c’est son universalité ». L’explication qui me vient à l’esprit est la suivante : partout où ils ont vécu en diaspora, aux quatre coins du monde, les Juifs ont en règle fait la double expérience d’être des minorités, non souveraines, exposées à l’arbitraire des autorités politiques et théologiques locales, et de pouvoir néanmoins mettre en tension leur culture, leur langue, leur vision « ondulatoire » de l’univers et du temps, avec leurs respectifs environnements. Ce fut certainement un évènement unique, en tout cas très rare par la durée et la fécondité de ses arborescences et de ses développements. Ce qui en a résulté est peut-être ce quelque chose d’universel qui, je crois, nous fait aujourd’hui défaut.

Cela explique sans doute qu’à mes yeux, le judaïsme est riche de mille choses, de mille lectures souvent contradictoires, peut-être irréconciliables. Je ne saurais pour autant en fixer une hiérarchie ou un ordre d’importance. Je distingue mal en quoi la lecture de Kafka, de Joseph Roth, de Canetti, de Steiner, de Benjamin ou d’Arendt est « moins juive » que celle d’Adin Steinsaltz, d’André Neher, du rabbi Loeb, de Rabbi Naham de Braslav, de Buber ou de Franz Rosenzweig.
De nos jours, toutefois, la seconde liste emporte largement les suffrages de la « majorité ». La renaissance d’Israël en Terre sainte, deux mille ans après la destruction du second Temple, et surtout depuis l’enfer d’Auschwitz, a polarisé à l’extrême l’existence juive. C’est comme si une sorte de cohérence, d’unité du peuple juif, retrouvant tout à la fois sa souveraineté, son pays et sa langue avait déclassé les multiples facettes de l’être de la Galout, le judaïsme assimilé et européen des Viennois , la culture hassidique non sioniste des juifs orientaux, le judezmo du monde séfarade, les rêves socialistes des bundistes.
Ma grand-mère Sara, qui faisait partie des Ostjüden, des Juifs de l’Est, et vivait dans l’aire géographique de la Bucovine et de la Bessarabie n’était pas moins éloignée des milieux juifs religieux que ne pouvaient l’être Freud, Schnitzler, Zweig ou même Herzl au tournant du siècle dernier, dans la capitale des Habsbourg. Quand les Juifs « libéraux » de Vienne, dans les années 1880 virent débarquer leurs coreligionnaires chassés de Galicie, de Bucovine ou d’Ukraine par la misère ou les pogroms, ils n’imaginaient pas faire partie du même monde, encore moins du même peuple. Un patron de la presse viennoise, du temps de la Neue Freie Presse ou du Neus Wiener tagblatt considérait ces Juifs de l’Est parlant un mauvais allemand, saturé de mots yiddish, accoutrés bizarrement, et aux manières si peu distinguées, comme des étrangers plus ou moins repoussants. Herzl, le théoricien du sionisme méprisait le yiddish qu’il tenait pour un jargon de ghetto. La prétendue unicité de l’être juif moderne, définie par une fidélité plus ou moins charpentée à la Tradition, une pratique cultuelle élémentaire, la fréquentation des centres communautaires et la solidarité inconditionnelle avec Israël est à bien des égards forcée et on se demande pourquoi un Edgar Morin ou un Daniel Bensaïd ont cru devoir recourir à des contorsions sémantiques telles que « juif non Juif » ou « spinozant », pour s’auto-définir, sauf à prendre au sérieux et à la lettre cette unicité imaginaire.

Par l’impératif de mémoire, ce qui mérite d’être gardé et transmis se faufile dans le temps chaotique des générations. Quelque chose de primordial, qui échappe aux lois matérialistes de l’entropie historique, est mis en lieu sûr et chaque nouvelle génération doit étudier ce quelque chose, cette parole à part. Or, l’éloignement du temps de la Révélation sinaïtique concerne honnêtement chacun d’entre nous. L’approfondissement de nos connaissances, de la paléontologie à la biologie moléculaire, de l’histoire du monothéisme à l’astrophysique nous masque désormais, du moins à la plupart d’entre nous, la pleine lumière de la scène.
D’une certaine manière, nous ne sommes déjà plus assez naïfs pour adhérer au sens littéral des Ecritures, mais nous sommes encore beaucoup trop ignorants pour prendre la mesure du monde, de la vie, de l’Univers, dans leurs affolantes et énigmatiques dimensions. Nous sommes au milieu du gué, incapables de lâcher prise à nos traditions, à nos géniaux textes culturels et religieux de l’Antiquité tardive, et nous n’avons pas acquis une connaissance suffisamment aboutie pour résider dans la joie et la béatitude, comme l’avait espéré Spinoza.
En ce sens, le désenchantement du monde est autant le fruit de nos connaissances que de notre immense ignorance résiduelle.
Un jour que je citai mal et sans doute de façon erronée les propos de Levinas sur la paternité et l’éternité, suggérant que par la paternité, nous accédions à un face à face avec un autrui radical, le fils ou la fille, qui est néanmoins aussi soi-même, et que j’en concluais à une forme tangible et réconfortante d’éternité, Geneviève, mon épouse, réfuta aussitôt un tel point de vue. Les gènes ne font rien à l’affaire. Ce que représente un être dans le temps est peu de chose. Qui se souvient de nous à la troisième ou quatrième génération ? On compte beaucoup pour ses enfants, sans doute encore pour ses petits enfants et puis au-delà, tout devient vite très flou, très vaporeux. Chacun d’entre nous en a fait l’expérience. A part les chevronnés de la généalogie qui parlent de leurs aïeux comme des familiers, la mémoire personnelle passe rarement la barre du siècle. Bien sûr, Freud nous aide à imaginer que des tas de choses plus anciennes, et dont nous ignorons tout, sont transmises dans l’inconscient, où elles forment un tissu interstitiel de goûts, d’affects, d’émotions et peut-être d’inclinations. Mais enfin, l’argument de Geneviève est sans appel. Notre mémoire a une faible longueur d’ondes ! Nous sommes rapidement dissipés dans la conscience de ceux qui arrivent.
Les géniaux trésors culturels et religieux de l’Antiquité tardive offrent par contraste aux hommes une autre durée, une forme durable de sens. Certes, comme le rappelle Daniel Boyarin , ces trésors sont en fait des monuments de barbarie, d’exclusion barbare, de répression des femmes et des minorités sexuelles, d’exclusion et de répression de ceux qui sont taxés d’«hérétiques» mais ils peuvent être lus à contre-courant et nous aider malgré tout à vivre et à comprendre aussi certaines choses de notre temps. Comme les chefs d’œuvre d’Homère et de Dante.
Salomon Roth, le plus jeune des trois frères du roman est un ouvrier bundiste et par ce seul fait son identité et ses aspirations politiques sont soumises à des forces antagonistes. D’un côté, comme les prolétaires des autres nations, il souhaite ardemment la victoire du communisme et adopte le principal outil théorique de son temps, le marxisme, qui d’une certaine manière a réglé son compte à la « question juive » et place de fait l’internationalisme prolétarien au dessus des préoccupations et des attachements « nationaux ». Sous un autre angle, Salomon est attaché à la vie juive, il défend le principe d’une autonomie culturelle et linguistique des Juifs du Rayon. Le Bund est au centre d’une constellation malaisée à définir, d’une nébuleuse de préoccupations que l’on peut schématiquement réduire à trois forces essentielles : l’attachement à une judaïcité d’exil, yiddishophone, résolument opposée à l’option sioniste d’une souveraineté territoriale en Palestine, la recherche active d’une solidarité socialiste des peuples, la défense d’une culture, d’une langue, d’une identité que ne vient pas coiffer l’élément religieux. Le choix de l’enracinement « national » dans l’exil, d’un judaïsme déconfessionnalisé , d’un communisme associatif, fédéral et non centralisé peut aujourd’hui sembler étrange, mais dans le premier quart du vingtième siècle, le Bund attira beaucoup d’ouvriers et d’intellectuels en Pologne et en Russie.
Dans la thèse 123 de la « Société du spectacle », Guy Debord écrit : « La révolution prolétarienne est entièrement suspendue à cette nécessité que, pour la première fois, c’est la théorie, en tant qu’intelligence de la pratique humaine qui doit être reconnue et vécue par les masses. Elle exige que les ouvriers deviennent dialecticiens et inscrivent leur pensée dans la pratique ; ainsi elle demande aux hommes sans qualité bien plus que la révolution bourgeoise ne demandait aux hommes qualifiés qu’elle déléguait à sa mise en œuvre… » Dans une lettre à Henri Simon, que rapporte Stephane Zagdanski , Debord ajoute : « Vous me direz que c’est difficile. Nous répondrons que, le problème dût-il rester posé pendant trois siècles, il n’y a pas d’autre voie pour sortir de notre triste période préhistorique.» La plupart des ouvriers du Bund étaient des théoriciens.
Les frères de Salomon, Gabriel et Jacob qui vivent à Paris et à Vienne sont confrontés à un tout autre problème. La menace d’une guerre entre la Triple-Entente et la Triplice les transforme potentiellement en ennemis, alors qu’ils sont tous deux persuadés d’être des citoyens européens, appartenant à la même civilisation.
Ce roman qui s’intitulait initialement « Nous ne nous sommes pas rassemblés pour mourir » parcourt ces multiples dimensions à une époque charnière, la fin du dix-neuvième siècle, dans laquelle les espoirs révolutionnaires, les utopies, la quête d’universalité par le savoir et le progrès social s’équilibrent avec les passions nationalistes, les haines, les découragements et les peurs. La répartition de la richesse préoccupe alors bien plus les humains que les limites ou les folies de la richesse, malgré les vues prophétiques de Marx sur le fétichisme de la marchandise. Et pourtant dans le miroir de cette époque se lisent déjà les angoisses, les perplexités, les impasses politiques qui sont aujourd’hui les nôtres. Notre incapacité à penser tout à la fois la mesure de la richesse, l’hétérochronie du temps, la civilisation de masse, le bien commun, les interfaces culturelles, le dépassement des Etats-nations, la fin du salariat, le malheur des réfugiés et des apatrides, tout cela était déjà inscrit dans cette « belle époque » des années 1900. Cette courte période a vu s’effondrer le fédéralisme européen du vieil empire austro-hongrois et découvert l’impuissance parallèle de la pensée communiste à en incarner un renouveau prometteur et original. La défaite des bundistes au congrès du POSDR en 1903 annonce, quoiqu’on en pense alors, la transformation dogmatique de l’idéal révolutionnaire.
J’ai essayé de ne pas abuser d’images dialectiques inversées, c’est-à-dire de ces images de pensée qui naissent de la collision aventureuse du présent et du passé. Quand on éclaire le passé avec d’arrogantes réflexions contemporaines, on fait l’exact inverse de ce que Benjamin attendait de la rencontre fulgurante de l’Autrefois et du Maintenant, la naissance d’une image dialectique chargée de sens, explosive. Cette constellation des temps, chère à l’auteur des Passages devait révéler dans le présent des choses qui n’avaient pas été lisibles dans le passé, elle livrait un accès étroit mais décisif à une véritable connaissance historique. J’avais il y a bien longtemps tenté de comprendre ce que donnerait le processus inverse du Maintenant de la Connaissabilité et cela débouchait sur un Tikkun du passé, une sorte de réparation, de transformation interne de l’Autrefois par les connaissances abouties du Maintenant. Il est évidemment périlleux de se livrer à ces interactions du Temps sans retenue. Car là où l’historien nous réveille des légendes et des mythes historiques par un travail d’enquête minutieux, par le recoupement des sources et la consultation décalée des Archives, et tente de donner aux faits historiques une certaine objectivité, celui qui pratique le Tikkun du passé plonge les protagonistes de son histoire dans une atmosphère à bien des égards irréaliste. Il ne fait pas qu’opérer des anachronismes, il dote ses personnages d’une connaissance quasi-prophétique. Aussi ai-je tenté de ne pas accumuler ces images dialectiques inversées, mais je ne me suis jamais interdit cet exercice, quand il permettait à une conversation de gagner en pertinence ou en intensité au regard de nos perplexités contemporaines.

C.C.

Déponence

Déponence

Pour H.

« Déponence » est un mot qui manque à la langue française alors que les verbes déponents latins donnent tant à penser. La langue anglaise accorde pourtant à l’adjectif « déponent » une substantivation donc une substance, une pulpe : « deponency ». La « déponence » ferait signe d’une déposition (deponere latin). Les verbes déponents sont ceux dont la forme est passive et le sens actif. Serait-ce une part d’actif qui serait, en cette forme, déposée en un mouvement de délestage ?
Certains d’entre eux attirent particulièrement l’attention et l’intérêt. Ainsi « meditari » (meditor) dit à la fois « méditer » dans son sens et « être médité » dans sa forme. De même pour « fari » (for), forme poétique de « parler » et « loqui » (loquor) forme plus usuelle de « parler »

Quand l’on considère le socle passif de l’acte tel que ces verbes le donnent à percevoir, l’on apprécie la nuance : en même temps que je « médite », je « suis médité » ; ainsi quand Cézanne «médite » la montagne Sainte Victoire, est-il tout autant médité par elle en une sorte de renversement, sa passivité se faisant réception pour laisser la montagne prendre vie et possession de lui dans l’acte de la peindre, expérience qui se renouvellera pour lui à de nombreuses reprises : « Regardez cette Sainte-Victoire. Quel élan quelle soif impérieuse de soleil, et quelle mélancolie, le soir, quand toute cette pesanteur retombe !… Ces blocs étaient de feu. Il y a du feu encore en eux. L’ombre, le jour, a l’air de reculer en frissonnant, d’avoir peur d’eux […] ; quand de grands nuages passent, l’ombre qui en tombe frémit sur les rochers, comme brûlée, bue tout de suite par une bouche de feu ». Et « Longtemps je suis resté sans pouvoir, sans savoir peindre la Sainte-Victoire » Situation déponente en quelque sorte : le peintre fait l’épreuve d’une sorte de dépossession qui laisse place à l’emprise de l’objet. Par l’intermédiaire d’une phase de passivité il peut, aspiré puis inspiré par elle, peindre toutes ces merveilleuses apparitions, ces épiphanies de La Montagne.
« loquor », « fari » ; je suis parlé et je parle. C’est le destin de tout sujet : être parlé, puis parlé. L’« infans » absorbe tout d’abord passivement le langage de l’Autre. Il arrive, qu’adulte il soit comme arrêté au passif de la « déponence ». Il « est parlé » dira-t-on de tel halluciné ou tel prophète courant les rues.
Il arrive que consciemment, il répugne à l’acte. Ainsi Bartleby. Copiste à Wall Street, il refuse un jour d’exécuter un travail puis tout travail, puis toute action, opposant chaque fois à la demande, la même réponse réitérée « I would prefer not to », « je préfèrerais ne pas » et ce, jusqu’à la mort. L’utilisation ici du conditionnel, indécis, indique une sorte de piège entre passif et actif, à l’avantage du passif. Ne peut-on y voir une forme de résistance à cette injonction à produire, piège des temps modernes ?

L’impuissance peut apparaître comme le paroxysme d’un état de passivité empêchant pour Batleby jusqu’à l’acte de vivre. Pourtant, le mourir comme protestation contre une forme d’oppression est encore une forme d’acte. Et ce verbe est aussi déponent en latin : mori (morior).
Le poète Mallarmé nous détrompe d’une autre façon : il interroge l’impuissance en tant que condition d’une poésie autre, quasi hors langage, protégeant le mystère de l’existence ; c’est qu’à cette époque, déjà, il percevait la démesure de la science et la technique. C’est à l’aide de la poésie qu’il voulait faire pièce à cette évolution, une poésie qui deviendrait « bibelot d’inanité ». Il paya ce projet d’une grave crise existentielle à la suite de l’écriture d’ « Hérodiade » : « En écrivant un poème consacré à une femme, à Hérodiade (« grenade ouverte », « chair de la femme », « rose cruelle », dit-il ailleurs), à l’Autre sexe, sexe insymbolisable, la Femme associée à la décollation, il fait l’épreuve de « l’Abîme », du « Néant », du « vide » et de l’impuissance. Il écrit : « En creusant le vers à ce point, j’ai rencontré deux abîmes dont l’un est le Néant auquel je suis arrivé et je suis encore trop désolé pour pouvoir croire à ma poésie et me remettre au travail ». Il s’y remettra mais en privilégiant le « vierge », cette blancheur de la page blanche à corrompre. Cette fascination du virginal est déjà sensible dans « Hérodiade » :
« J’aime l’horreur d’être vierge et je veux
Vivre parmi l’effroi que me font mes cheveux
Pour, le soir, retirée en ma couche, reptile
Inviolée, sentir en la chair inutile
Le froid scintillement de ta pâle clarté ».

« Impuissance » dit-on et écrit-on communément pour caractériser le désarroi de Mallarmé devant la blancheur obstinée d’une page. Ce terme est-il pertinent et la souffrance du poète reste-t-elle désespérée ? Si l’on se penche de près sur le sonnet consacré au cygne prisonnier du glacier dont on a fait métaphore de cette « impuissance » on voit bien que le premier quatrain ouvre une perspective :
« Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui
Va-t-il nous déchirer avec un coup d’aile ivre
Ce lac dur oublié que hante sous le givre
Le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui ! »

Ici, « le vierge » associé au « vivace » devient source de vie et l’espoir d’une ivresse fracturant le glacier s’exprime fortement, d’autant plus que c’est un point d’exclamation qui ponctue la question en une sorte d’essor des vols libérés. D’autant que « givre » rime en richesse avec « ivre ».
En réalité, c’est l’impuissance du langage qui est interrogée et la perspective éthique du poète est de préserver l’indicible en se démarquant d’une forme langagière trop descriptive ou technique prisonnière de la représentation ; et donc : « À quoi bon la merveille de transposer un fait de nature en sa presque disparition vibratoire selon le jeu de la parole, cependant : si ce n’est pour qu’en émane, sans la gêne d’un proche ou concret rappel, la notion pure ? Je dis : une fleur ! Et hors de l’oubli où ma voix relègue aucune couleur, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement ne se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets. »
L’« absente » ne vient-elle pas là représenter le socle passif de la « déponence » ? L’innommé, porteur d’un « nommer autrement » ?

Ce « non agir » (forme passive) pour un « agir » (sens actif), la langue chinoise l’exprime en une seule formule : « wu wei ». Dans cette langue et cette pensée, le non agir est un acte. Pas besoin de forme déponente, tout est dit dans cette expression. Ne pas agir, ne pas donner forme : « La grande image n’a pas de forme » ; cette phrase de Lao Tseu, François Jullien en fait le titre de son éblouissant essai sur la peinture, s’intéressant entre autres à Cézanne et à la Montagne Sainte Victoire. Dans la pensée taoïste, le vide n’est pas rien. Il apparaît comme le « fonds indifférencié des choses » une sorte d’ « infini potentiel » pour emprunter un concept physico mathématique. Pour François Jullien, ce fond indifférencié dont procèderont les formes est invisible et ne peut être nommé comme l’indique le début du « Laozi » : « Sans nom est l’origine du ciel et de la terre »
C’est de ce foncier que Le philosophe rapproche le « wu » de l’intraduisible « wu wei ». Le « wu » serait le latent, le « wei » dit l’invisibilité, l’intangibilité juste avant l’actualisation de la forme, ce que laisse entendre le chapitre 14 du « Laozi » :
« On l’appelle une forme sans forme une image sans image.
On l’appelle vague, indéterminé. »
Et, chapitre 40 :
« Dans le monde, tous les existants naissent de l’il y a
et l’il y a naît de l’il n’y a pas »
Comme dans les verbes déponents l’actif naît du passif.

C’est de ce passif que Mallarmé souffrit, s’en vivant comme épisodiquement prisonnier, sentant bien pourtant que la langue poétique devait traverser les ères glaciaires pour avoir une portée éthique (pour que vienne à nous, dans la même pure présence elliptique (évoquée ici en 2016 dans « Chusa et l’orchidée non créée ») que la calligraphie de Chusa saisissant entre « il n’y a pas »et « il y a » cette orchidée, elle aussi « absente de tous bouquets ».

L’épreuve de ce que l’on a nommé « impuissance », Mallarmé la subit, par vocation éthique en quelque sorte pour tenter d’éviter que la langue se fourvoie en excès de représentation ou en technicité car Mallarmé se méfiait à son époque, de l’évolution de la science ; mais de ce qu’il a, lui, nommé néant, se sont vocalisées, naissant de la blancheur, engendrées par elle, des formes témoignant d’un puissant désir, désir d’essence animale comme celui du faune ne sachant plus s’il a rêvé ou vu ces nymphes qu’il décrit :
« Si clair
leur incarnat léger qu’il voltige dans l’air »

Que l’on se rappelle aussi la chair féminine évoquée plus haut, associée à une « grenade ouverte » dans le poème dédié à la vierge Hérodiade.
N’oublions pas non plus l’hommage rendu à Manet et à son tableau « Le linge » : « …une dame en bleu lave, par jeu, ce qui de son linge ne sèche pas encore dans l’air transparent et tiède (…) Le corps de la jeune femme est entièrement baigné et comme absorbé par la lumière qui ne laisse d’elle qu’un aspect à la fois solide et vaporeux (…) ce phénomène se produit principalement à l’égard des chairs, taches roses mobiles et fondues dans l’espace ambiant ».
Mallarmé a aussi créé une revue : « La Dernière Mode » à propos de laquelle il écrit à Verlaine :
« … j’ai, après quelques articles colportés d’ici et de là, tenté de rédiger tout seul, toilettes, bijoux, mobilier, et jusqu’aux théâtres et aux menus de dîner, un journal : La Dernière Mode (…) et il ajoute :
Les huit numéros parus servent encore quand je les dévêts de leur poussière à me faire longtemps rêver. » Et aussi « Si les tissus classiques de bal se plaisent à nous envelopper comme d’une brume envolée et faite de toutes les blancheurs, la robe elle-même, au contraire, corsage et jupe, moule plus que jamais la personne : opposition délicieuse entre le vague et ce qui doit s’accuser » … et plus loin : « La femme mieux que jamais se fait voir sous le voile même de ses étoffes »
Que nous voilà loin de la supposée impuissance. Nous accostons ici au continent du désir.

Un objet cher à Mallarmé, et j’en finis là, pourrait évoquer cette idée de « déponence » qui m’occupe de façon générale et plus particulièrement en ce qui concerne ce poète. C’est un éventail. Il a offert à sa fille un éventail blanc sur lequel il a écrit :

O rêveuse, pour que je plonge
Au pur délice sans chemin,
Sache, par un subtil mensonge,
Garder mon aile dans la main.

Une fraîcheur de crépuscule
Te vient à chaque battement
Dont le coup prisonnier recule
L’horizon délicatement.

Chaste jeu voici que frissonne
L’espace comme un grand baiser
Qui, de n’être éclos pour personne,
Ne peut jaillir ni s’apaiser.

Sens-tu le paradis farouche,
Ainsi qu’un rire enseveli,
Se couler du coin de ta bouche
Au fond de l’unanime pli !

Le sceptre des rivages roses
Stagnants sur les soirs d’or ! Ce l’est,
Ce blanc vol fermé que tu poses
Contre le feu d’un bracelet.

Battement entre l’« il n’y a pas » de l’éventail fermé d’un trait et le « il y a » du déploiement des plis ; entre le « passif » et l’ « actif », naît et se maintient le désir, palpitant au creux de la main, ou au pli de la bouche comme en l’éventail.

N.C.

 

Le miroir revisité

LE MIROIR REVISITÉ 1

“Comme ce trou au centre de la phrase, le dos reste un obstacle.“ 2
Claude ROYET-JOURNOUD

I. INTRODUCTION

Pour commencer d’aborder ce qu’il en est de l’ « étoffe d’un corps », ce très joli thème qui nous rassemble ce week-end par la grâce de l’EPSF, je vous propose d’entamer cette matinée par une promenade sur le chemin d’un « Miroir revisité ».

Je ne convoquerai pas Gaëtan de Clérambault et sa passion des étoffes, ou plutôt pour les “voiles“, ce qui est quand même d’une certaine actualité ; je ne convoquerai pas non plus Simon Hantaï, le peintre des pliages.

Je m’avancerai sur ce curieux “praticable“ que constitue la cure analytique.
Curieux, il l’est, car il se présente comme étant à la fois immédiatement clinique et théorique ; curieux, il l’est aussi, parce que c’est sur ce praticable que deux corps viennent à se rencontrer, alors qu’on n’y trouve mystérieusement qu’un (sujet de l’) inconscient. Comment cela peut-il se faire ? À quoi répond cette singularité ?

*

Il est possible de rendre compte de ce cheminement par où se trouvent convoqués deux corps mais un seul inconscient. C’est même pour un analyste une manière de rendre compte de son acte — c’est-à-dire une manière de rendre compte de la façon dont il s’inscrit lui-même dans ce praticable, ou en d’autres termes, de rendre compte de la façon dont il s’y compte : on pourrait dire : « corps et parole », comme on dit “corps et âme“.
Notre point de départ sera donc ce corps de l’infans qui, du fait de sa prématuration, est plongé pour survivre dans un espace déterminé par les lois du langage. Ces lois munissent le sujet d’une structure topologique, ce qui lui permet d’exister.
Et c’est exactement cette topologie que le dispositif analytique permet de parcourir.

Pour effectuer ce rapide survol du dispositif analytique, je vous propose :
°de commencer par une lecture renouvelée du Fort-Da, ce moment que Freud a su génialement isoler en observant son petit-fils, Ernst (qui de façon assez intéressante pour notre propos, sera son seul descendant mâle à devenir psychanalyste3) ;
°de continuer par une lecture borroméenne du « stade du miroir », cette “balayette“ qui a permis à Jacques Lacan de rentrer et de sauver la psychanalyse ;
°de considérer, ensuite, les conséquences, pour un corps vivant, d’être pris avec un autre corps dans le champ de la langue ;
°ce qui nous permettra dans un quatrième temps, d’éclairer ce champ du grand Autre comme champ du transfert dans la rencontre avec un analyste et son corps.
°On pourra alors conclure provisoirement sur ce que peut être l’étoffe d’un corps.

II. LE FORT-DA

En 1920, Freud publie « Au-delà du principe de plaisir »4 dont le second chapitre est consacré à une difficulté d’ordre économique : comment comprendre que des névroses traumatiques, aussi bien que le jeu de l’enfant — deux cas apparemment si antithétiques — puissent avoir en commun une sorte d’anomalie : de mettre le principe de plaisir en défaut ?
Plus précisément, comment expliquer que l’enfant puisse trouver du plaisir à rejouer, et à rejouer encore, la scène où sa mère s’absente, et de surcroît en se contentant le plus souvent de la première partie de son jeu, omettant la seconde, qui est plus rarement jouée et qui, pourtant, est plus facile à comprendre puisqu’elle met en scène le retour de la mère ?

Est-ce que l’accès à une certaine maîtrise par l’activité, ou encore l’expression d’une certaine agressivité de rétorsion, suffisent à définir le gain qu’un tel jeu ne peut manquer de produire ?

À la lecture attentive du texte de Freud, certes consulté en français, mais dans les deux traductions différentes publiées chez Payot5, on découvre que la topographie de ce jeu y est essentielle.
Car, contrairement à ce qui est le plus souvent implicitement inféré par une lecture rapide, l’enfant lorsqu’il joue au Fort-Da ne se trouve pas dans son berceau mais bien au-dehors, et la bobine qu’il lance, ce n’est pas à l’extérieur de son berceau qu’il la lance — mais au contraire à l’intérieur. C’est à l’intérieur du berceau que la bobine disparaît, et c’est alors que le « o-o-o-o » — “parti“ — riche de sens apparaît.
Qu’est-ce que représente la bobine ?
Si elle représente la mère, la bobine disparaît (et la mère avec) précisément à l’endroit où l’enfant se trouve… là quand la mère est présente ! Délicieux croisement du là et du quand.
Si elle représente au contraire l’enfant, alors c’est à son tour de disparaître là où pourtant il se trouve bien lorsque la mère est revenue. Voilà en quoi l’on peut dire que la bobine appartient à cette classe d’objets que Lacan appelle « ambocepteurs ». Dans son jeu, la bobine passe de l’un à l’autre des deux personnages sans rencontrer de bord : on y reconnaît la propriété unilatère d’une bande de Mœbius.

Mais à parcourir cette topographie, ce qu’on pourrait aussi appeler une « corps et graphie », cela nous confronte à une difficulté, déjà soulignée : quel peut être le gain de plaisir clairement obtenu ?
On peut faire l’hypothèse que ce qui est acquis, c’est l’incorporation du symbolique par l’absence, puisque ce qui s’absente — “parti“ — n’en demeure pas moins localisable dans un espace identifiable et bordé, celui du berceau. Le signifiant « o-o-o-o » peut apparaître et le trou bordé de l’absence peut organiser la topologie du sujet. Ce premier signifiant “représente le sujet auprès d’un autre signifiant“, ce fameux : « da », marquant gaiement le retour de la mère avec la bobine. C’est cette “paire ordonnée“ que met en place le jeu, s’il est considéré dans son ensemble.

Lorsque la bobine est retirée du berceau, elle est ramenée à l’endroit qu’occupe la mère lorsqu’elle est présente et que l’enfant se trouve dans son berceau ; mais, au moment où l’enfant joue, c’est lui qui occupe la place de la mère et qu’il peut lâcher son « Da », comme s’il disait : “voilà où je suis !“
Ainsi, le jeu du Fort-Da borde l’absence, structure l’espace et situe le sujet dans son désir.

À un an et demi, précise Freud, ce jeu décrit le moment structural où l’enfant se conquière comme sujet en conquérant une organisation proprement topologique de l’espace où s’articulent le corps propre et les signifiants. En effet, il n’est pas difficile de reconnaître
– dans « oo » et « da », deux signifiants primaires, S1 et S2
– dans la barre du berceau qui sépare les lieux, la barre saussurienne du signe
– et même l’objet (a) dans la bobine, qui deviendra l’objet cause du désir.

On peut alors en conclure que le jeu du Fort-Da correspond au plongement d’une bande de Mœbius, complétée de son objet bobine, dans l’espace trivial. En quoi, il participe à la naissance du sujet par la mise en place de S◊a, la structure du fantasme.

Mais ce n’est pas tout. Dans une note de bas de page6, rarement commentée me semble-t-il, Freud ajoute que l’absence peut venir frapper l’enfant lui-même ! Et cela, je vous le donne en mille : au miroir ! Texto. C’est en s’observant au miroir que l’enfant découvre qu’il peut aussi se faire disparaître, et questionner par là sa propre absence au regard de la mère, sans pour autant s’absenter à lui-même, ce qui est un acquis essentiel. Remarquons que ce sont ces même phonèmes qui surgissent, tout en s’appliquant cette fois non à sa mère mais à lui-même, c’est-à-dire à un autre objet, ce qui prouve que l’opposition phonématique, embryon du signifiant, fonctionne déjà de façon métonymique.
Ainsi, en mœbianisant l’espace, le jeu du Fort-Da assure l’accès au symbolique et permet l’apparition du signifiant dans ses deux fonctions : métonymique et métaphorique.

Le jeu du Fort-Da, complété du miroir, comporte déjà les diverses dimensions qui se révèleront être celles de l’Imaginaire, du Symbolique et du Réel.
C’est ce que nous allons considérer en nous tournant maintenant vers le miroir du stade lacanien.

III. LE STADE DU MIROIR

Écrit en 1936 pour le premier Congrès de psychanalyse auquel participa Lacan, celui de Marienbad, où il fut d’ailleurs interrompu par Jones, remanié, intégré dans l’édition de 1938 des « Complexes familiaux dans la formation de l’individu »7, puis à nouveau exposé au Congrès international de Zürich en 1949, « le stade du miroir »8 a une longue histoire qui va de Henri Wallon9 jusqu’à son développement ultérieur chez Lacan dans ce qui s’appelle le « schéma optique »10.

Considérons ici seulement la version simple dite du « stade du miroir » publiée dans les « Écrits »11, sans omettre pour le comprendre d’y adjoindre le complément que Lacan lui apporte dans « De nos antécédents »12 de ces même « Écrits ».
Ce moment « d’insight configurant »13, je le considère personnellement bien plus comme un moment que comme un stade :
« le stade du miroir est un drame, nous dit Lacan, dont la poussée interne se précipite de l’insuffisance à l’anticipation »14.

C’est le moment où le jeune enfant âgé de 6 à 18 mois — c’est-à-dire au même âge que le petit Ernst lors du Fort-Da — fait cette expérience jubilatoire de percevoir son image au miroir et de s’y reconnaître selon des modalités dont la description nous intéresse toujours 70 ans plus tard.

L’enfant, encore soumis à l’incoordination motrice, se trouve mis par un adulte en face d’un miroir qui le capte par son image. Contrairement aux animaux, même aux mammifères supérieurs, il s’y arrête. Il s’y suspend.
Il est nécessaire de souligner que cette image, aussi importante soit-elle, n’est pas le tout de ce “stade“. Dans ce que j’appellerai un “moment“, trois phases sont à distinguer, qui ont chacune leur importance et leur particularité. Tout d’abord, l’enfant perçoit une image unifiée d’un corps qui est le sien mais dont il n’a pas encore la maîtrise, et c’est la jubilation ; ensuite, délaissant l’image qui le constitue comme objet au regard de l’autre, l’enfant se retourne vers cet Autre qui vient de cautionner cette perception par une nomination.
Souvent, on s’arrête là ; pourtant il y a une troisième phase, le plus souvent éludée — mais non pas par Wallon15. Cette phase est tout à fait essentielle car elle s’insère entre la dimension imaginaire de l’espace spéculaire et la dimension symbolique de l’Autre, c’est la troisième dimension : au moment du retournement, l’enfant n’observe déjà plus son image au miroir mais ne rencontre pas encore cet Autre qui vient d’intervenir par une nomination, il y a un instant d’aveuglement. C’est la dimension impossible propre au réel — le fameux “fading“.
De plus, une fois retourné, l’enfant tel qu’il est regardé, est alors parfaitement homéomorphe à son image : il peut s’identifier à la façon dont il est vu par l’autre.
On peut dire de ce “stade“ exactement la même chose que du « temps logique et (de) l’assertion de certitude anticipée »16, puisqu’on y retrouve les même scansions : il y a le temps de (se) voir, le moment de recevoir (de l’Autre) et, entre les deux, l’instant de fading. Instant où, entre l’image et la nomination, l’enfant ne voit absolument rien. C’est cet instant de cécité qui, inscrivant une béance au niveau du regard, lui confère son dynamisme pulsionnel.
Mais il y a plus encore. De la même façon que dans le jeu du Fort-Da se met en place la topologie mœbienne nécessaire à l’intégration du corps dans l’espace organisé par les signifiants, de même les trois registres du nœud lacanien sont repérables dans ce dispositif au miroir : l’imaginaire de la reconnaissance spéculaire, le symbolique de la nomination par l’Autre et le réel du rien qui suspend le regard dans le retournement.

Il n’est certainement pas fortuit que ces deux expériences précoces se situent au même âge. Il s’agit au contraire d’une donnée structurale où se vérifie ce dire de Lacan :
« la topologie n’est pas faite “pour nous guider“ dans la structure. Cette structure, elle l’est »17

et il ajoute aussitôt :
— comme rétroaction de l’ordre de chaîne dont consiste le langage. »18

C’est ce qui nous incombe de déplier maintenant.

IV. L’ÉTOFFE D’UN CORPS

Partons de nos acquis.
Par cette “méthode de réduction topologique“19, nous en arrivons enfin à la question que pose le titre de notre colloque : « L’étoffe d’un corps ».
Cette question est d’autant plus intéressante que, dans la cure, on l’a vu, c’est non pas à un corps que nous avons à faire, mais à deux.

L’étoffe au sens topologique se définit comme l’ensemble des propriétés intrinsèques d’une surface :
« L’étoffe correspond à la surface topologique intrinsèque »20.

Le corps d’un sujet est déterminé par le lieu de l’Autre, autrement dit par la langue. Il est comparable à une surface immergée dans un espace.
C’est exactement ce que nous dit Freud dans une de ses dernières réflexions, en 1938 :
« La psyché est étendue, n’en sait rien »21.

L’étoffe du corps d’un sujet est donc définie par ses propriétés intrinsèques, c’est-à-dire sans considération d’aucune anomalie qui pourrait surgir du fait d’être immergée dans un espace qui lui est extrinsèque.
Ce qui est remarquable, c’est que se produisent alors des “singularités“, ce qui veut dire des ruptures dans la continuité d’une fonction. Ces singularités sont même nécessaires pour une organisation subjective de l’espace…

La topographie rigoureuse du jeu de l’enfant, comme la topologie du moment au miroir, nous ont enseigné que le corps d’un sujet n’atteint à son étoffe, pourtant intrinsèque, qu’en étant immergé dans un espace qui lui est cependant extrinsèque : cet espace est celui qui est défini par la dimension supplémentaire qu’est le lieu de l’Autre.

Au moment où le jeu donne à l’enfant accès au signifiant, l’épreuve du miroir instaure le lieu de l’Autre. Quand le jeu mœbianise l’espace, le miroir le borroméanise. Deux modalités topologiques différentes s’avèrent ici nécessaires, qui correspondent à deux types d’objet différents : les surfaces et les nœuds, ces deux moments de l’enseignement topologique de Lacan. Étudier le passage des unes aux autres serait intéressant, mais déborderait considérablement mon propos.

Quoiqu’il en soit, l’infans et son corps se trouvent plongés dans cet espace spécifié d’une dimension supplémentaire : l’espace de l’Autre en tant que lieu de la langue. L’espace de la langue est à deux dimensions, disons : l’axe métaphorique et l’axe métonymique. Il détermine les liens que le sujet entretient avec son corps en l’insérant pourtant dans un espace qui, lui, est à trois dimensions. Il y a donc passage d’un espace à deux dimensions à un espace à trois dimensions. Il y a acquis d’une dimension. Ce qui présente une première difficulté.
La question n’est pas commode — et se complique. On l’a vu, dans le Fort-Da, l’enfant se constitue un espace en complémentant une bande de Mœbius d’une sorte de rondelle qui est représentée par la bobine. C’est la définition même du Cross-Cap. Mais le Cross-Cap est précisément un de ces objets dans lequel “la 4ème dimension est déjà impliquée nécessairement“22 et dont le plongement dans notre espace à 3 dimensions s’avère impossible. Comment s’y prendre, alors ? Il y a une façon d’y remédier, c’est ce que les topologues appellent “l’immersion“ en la distinguant du “plongement“.
Cette immersion produit une cascade de conséquences.

Ce qui est important de souligner, c’est que ces propriétés ne sont repérables qu’à partir d’une dimension autre : ainsi, la fourmi bien connue se promenant sur la bande de Mœbius ne se rend compte de rien, contrairement à un analyste… Immerger un corps avec ses propriétés intrinsèques dans un espace supplémenté, ou diminué, d’une dimension, cela produit des singularités qu’on appelle extrinsèques. Pour le Cross-Cap, il s’agit de la ligne d’autotraversée, dite aussi “ligne sans point“, supplémentée d’un point dit “hors ligne“. Il est tentant de comparer la barre du berceau dans le jeu de l’enfant à cette ligne sans point, derrière laquelle chute le point bobine.

Cette dimension est soit supplémentaire, soit oubliée, mais elle reste propre à l’espace d’immersion, l’Autre. Cet Autre nécessaire à un corps parlé pour être vivant.

Maintenant, une nouvelle question se pose : quelles sont les singularités exigibles, non pas au niveau du sujet, cette fois, mais au niveau de cet Autre incarné que le miroir met en place, pour que le sujet puisse être immergé dans un tel espace ? Soulignons au passage l’importance de cette question, de cette rencontre, pour ce qui concerne le temps des entretiens préliminaires.

V. LE CHAMP TRANSFÉRENTIEL

Ces singularités sont facilement repérables aussi bien au niveau de l’espace du Fort-Da qu’au moment du miroir. Elles semblent être au nombre de 3.
Reprenons l’algèbre lacanienne et appelons-les : S(A), ƒ() et NdP.

Muni de ces opérateurs nous pouvons revenir, une fois encore, au Fort-Da. La barre du berceau, déjà comparée à la ligne sans point du Cross-Cap, offre aussi une certaine consistance à la barre saussurienne qui, entre le signifiant et le signifié, laisse filer indéfiniment l’objet, rendant inatteignable le savoir hégélien : c’est ce qui s’écrit S(A).
Le lieu où se situe l’enfant pendant qu’il joue est celui-là même que la mère a laissé vacant par son absence, absence qui pour n’être pas néantifiante doit être bordée par le Nom-du-Père.
Quant au berceau lui-même, c’est le lieu où retournera l’enfant, retrouvant son éclat phallique d’objet du désir de sa mère retrouvée.
Opérons de la même façon pour le stade du miroir. L’image spéculaire, moment partiel de l’épreuve au miroir, brille du même éclat phallique pour l’enfant — qui jubile ; sa nomination par l’Autre l’intégrera dans « le champ de la parole et du langage », ce lieu Autre est soutenu par l’oubli du dire qu’est le Nom-du-Père :
« Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend »23 ;

quant à l’instant de cécité, de fading, c’est la trace du signifiant qui manque.

Nous avons là un espace spécifique qui comporte les singularités produites par l’immersion de deux corps. Cet espace, c’est l’espace du transfert. C’est-à-dire ce lieu où le praticable de l’analyse se met en place et, du même mouvement, crée l’espace pour qu’un sujet, devenant analysant, puisse parcourir à nouveaux frais l’ensemble de ses singularités. Ce en quoi consiste précisément une cure analytique.

Un inconscient, donc, mais deux corps. Il y faut une rencontre avec un analyste, muni lui aussi de son corps. Ce corps dont on ne parle jamais.

VI. LE CORPS DE L’ANALYSTE

Les trois singularités repérées comme étant produites par l’immersion d’un corps dans l’espace de l’Autre s’appliquent bien évidemment tout autant à l’analyste, tel qu’il se trouve engagé dans chaque cure.
Ce que j’avance, c’est que ces singularités sont exigibles pour tout sujet venant en place d’analyste.
« l’analyste doit payer quelque chose pour tenir sa fonction. Il paie de mots — ses interprétations. Il paie de sa personne, en ceci que, par le transfert, il en est littéralement possédé. Toute l’évolution présente, nous dit Lacan en 1960, de l’analyse en est la méconnaissance. »24

Pour permettre un maniement correct de la cure, ce sont ces singularités qui sont opérantes dans l’espace transférentiel, équivalent à l’espace de l’Autre. Ce sont elles qui éclairent la question du désir de l’analyste et de la passe.
On pourrait dire, paraphrasant et inversant, non pas Simone de Beauvoir, mais l’empereur romain Constantin : “On ne devient pas analyste, on l’a toujours été.“ Mais comment ?

Ce que la cure de l’analyste lui aura permis de parcourir, ce sont précisément ces trois singularités que nous avons dégagées tant dans le jeu qu’au miroir.
En ne pouvant faire autrement que de demeurer suspendu au miroir à cet instant de cécité, à ce moment de manque de signifiant, du fait peut-être d’un décalage entre le lieu de l’Autre et l’origine de la nomination, le sujet qui se révèlera être analyste, une fois effectuée son analyse, sera en “état“ — sans se soutenir d’aucun “être“ — de tenir ouvert l’empan qui étale les trois points singuliers que nous avons décrits :
° le Nom-du-Père, devenant cette question : “de quoi l’analyste est-il le nom ?“
° la fonction phallique, comme organisateur des liens entre le corps et la langue
° et le signifiant du manque de signifiant.

VII. CONCLUSION

C’est seulement à la condition de demeurer dans cet espace, en y étant comme assigné dans son fauteuil, que l’analyste pourra se laisser traverser par les signifiants qui, quoique lui venant de l’analysant, ne se sourcent, à sa grande surprise, que dans le champ de son non-savoir à lui. Insu qui est le complément nécessaire, dans le champ transférentiel, au “sujet supposé savoir“.

Et condition absolue pour obéir à cet impératif :
« l’interprétation doit être preste pour satisfaire à l’entreprêt »25,

permettant au dire de rester oublié, comme acte, derrière ce qui se dit, même s’il ne s’entend pas.

Pour conclure, je proposerai sous forme de Witz une définition de ce que serait “l’étoffe d’un analyste“ : ne serait-il pas en effet un “demeuré“26 — au miroir ?

De cette position au sens kleinien du terme, et précisons-le, non spéculaire, il en tire ce que l’on pourrait appeler une gaie mélancolie, marquée non pas par l’ombre de l’objet, mais par celle de la barre du signifiant manquant. Toujours advenant.

Roland J. MEYER
Paris, 2017.

NOTES

1. Ce texte a servi de support à la communication orale donnée au Colloque de l’EPSF intitulé « L’étoffe d’un corps » qui s’est tenu à Paris les 18 et 19 Mars 2017.
2. Claude ROYET-JOURNOUD, La Finitude des corps simples, Paris, P.O.L. 2016, p. 17.
3. Indication donnée par Élisabeth ROUDINESCO, Sigmund FREUD, en son temps et dans le nôtre, Paris, Seuil, 2014, Collection Points, p. 574.
4. Sigmund FREUD, « Au-delà du principe de plaisir », Essais de Psychanalyse, Paris, Payot, 1981, pp. 49-56.
5. Sigmund FREUD, « Au-delà du principe de plaisir », Essais de Psychanalyse, Paris, Payot, 1967, pp. 13-20 et nouvelle traduction, 1981, pp. 49-56.
6. Id. p. 53 de la nouvelle traduction.
7. Jacques LACAN, « Complexes familiaux dans la formation de l’individu », Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, pp.23-84.
8. Jacques LACAN, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », Écrits, Paris, Seuil,1966, pp.93-100.
9. Henri WALLON, Les origines du caractère chez l’enfant, Paris, PUF, 1949.
10. Jacques LACAN, « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », Écrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 647-684.
11. Jacques LACAN, Écrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 647-684.
12. Jacques LACAN, « De nos antécédents », Écrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 647-684.
13. Jacques LACAN, id, p. 69.
14. Jacques LACAN, « Le stade du miroir », id. p. 97.
15. Henri WALLON, id. pp. 223-224.
16. Jacques LACAN, « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », id, pp. 197-213.
17. Jacques LACAN, « L’Étourdit », Autres Écrits, id. p. 483.
18. Jacques LACAN, « L’Étourdit », id.
19. Jacques LACAN, « Le stade du miroir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 98.
20. Jean-Michel VAPPEREAU, Étoffe, accessible sur le site Internet “Gaogoa.free.fr“, p. 47.
21. Sigmund FREUD, Résultats, idées, problèmes, Paris, PUF, 1985, p. 288.
22. Jacques LACAN, Séminaire IX, L’identification, leçon du 16 Mai 1962.
23. Jacques LACAN, Autres Écrits, id, p. 449.
24. Jacques LACAN, Séminaire VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 337.
25. Jacques LACAN, « Télévision », id, p. 545.
26. Expression dont je suis redevable à Marc-Léopold LÉVY.

Marranisme et Marranité

Marranisme et Marranité
Pensée d’entre deux – Lieux du sujet
Entretien Paule Pérez et Anatole Kelif

Anatole Kelif est un mathématicien particulièrement reconnu par ses pairs, dont les travaux se situent entre l’apport des mathématiques quantiques en topologie comme le « Lieu du Sujet », et la vulgarisation humoristique comme ses films avec Emma la clown(1).

Il interroge Paule Pérez sur la signification du concept de Marranité proposé voici quelques années par elle-même et Claude Corman.
« …le marranisme est fini, c’est la marranité, là où elle est, qui n’est pas finie… »

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(1) Lien vers Les degrés Ludiques 2, un film d’Anatole Kelif et d’Emma la clown.