Editorial – Pensée critique et rite de passage

par Paule Pérez

Dans le Judaïsme, l’initiation et l’initialisation précoces via la lecture et l’interprétation du Texte fondateur dans la cérémonie de la Bar-Mitzva ou Bat-Mitzva, ont renforcé, au fil des siècles, la notion de l’Alliance avec Dieu, autant que l’inscription de la personne dans le champ social et collectif.

« Bar-Mitzva » au masculin ou « Bat-Mitzva » au féminin : le terme signifie littéralement « fils – ou fille » – de la mitzva, des Commandements ou de l’action bonne.

On appelle aussi « majorité religieuse » cette cérémonie à la Synagogue, qui est un rite de passage à l’âge de douze-treize ans, devant l’Assemblée humaine réunie, famille et tout-venant des fidèles habitués d’un lieu de culte. Il est vrai que par le passé, les jeunes gens de treize ans pouvaient avoir des responsabilités familiales, certains ont même pu être de vrais soutiens de famille.

C’est la première pose des téfilines, petits cubes comportant du texte liés à des lanières de cuir sur la tête et le bras gauche, qui scellent alliance, lien et allégeance à Dieu. On dit que selon les courants, les jeunes filles peuvent en être dispensées. Les téfilines sont posés à la fois sur le « siège de la pensée », la tête, dirigés vers le cœur, comme lieu des sentiments, et posés sur le symbole de l’action concrète (le bras). Représentant ainsi trois fonctions humaines fondamentales.

Le, ou la, jeune «monte au sefer tora» (au Livre), pour lire une partie de la paracha (péricope ou section de la Tora) de la semaine, et pour la commenter, comme les adultes. L’usage est parfois légèrement différent pour les filles, selon les associations d’appartenance, plus ou moins libérales. Le texte nommé drasha qu’il ou elle présente n’est pas un récitatif, mais un commentaire, une interprétation, une sorte d’appropriation, une intériorisation du texte : un « exposé » qui les expose.

Certes leur rabbin les guide au début, mais ils doivent poursuivre par eux-mêmes leur parcours.

Ainsi comme les adultes le ou la jeune entre à part entière dans l’Assemblée.

Le (ou la) jeune prend donc désormais part à la communauté et il (ou elle) devient adulte au regard du Judaïsme, autour de ses treize ans, un peu avant pour les filles.

En-dehors des considérations proprement religieuses, on a le droit de penser que cette tradition peut constituer un socle et un vecteur précoces pour les générations montantes. Par commodité cette cérémonie a longtemps été appelée « communion », de sorte que l’ensemble des concitoyens y entendent un rite de passage.

Nous avons été impressionnés par le degré de profondeur et d’analyse des textes de bar-mitzvot qui nous ont été adressés. Certes, ces jeunes ont été accompagnés par leurs rabbins, mais il est clair cependant que leurs textes portent leur singularité et leur originalité propres.

Nous présentons donc à nos lecteurs dans ce numéro TM39, les drashas : de Léo Benchetrit : « Béréchit » ; de Emmanuel L. : « Noa’h » ; et de Dina L. : « Tsav ».

On y constate bien en effet, que loin d’être envisagée comme une froide contrainte, la Loi peut se vivre dans l’inspiration et n’exclut pas la grâce.

P.P.

Drasha – Noa’h

par Emmanuel L.

Nous allons lire la parasha Noa’h, qui est la deuxième parasha du livre de la Genèse

Dieu trouvait que les hommes avaient perverti la terre. Il dit alors à Noé qu’il allait faire le déluge et lui fit construire une arche, dans laquelle il emmènerait sa famille ainsi que 7 couples d’animaux purs, 2 d’animaux impurs et 7 d’oiseaux.

La montée des eaux dura 150 jours puis Dieu se souvint de Noé. Noé lâcha un corbeau pour savoir si les eaux avaient baissé. Le corbeau revint, il lança ensuite une colombe. La première fois, elle revint ; la deuxième fois, elle rapporta une feuille d’olivier dans son bec ; la troisième fois, elle ne revint pas. Noé en conclut que l’eau s’était retirée. Dieu parla alors à Noé et établit avec lui une alliance, par laquelle Il promit de ne plus chercher à anéantir ni les hommes ni les animaux.

Noé planta une vigne, bu le vin qu’elle produisait et s’enivra et se mit à nu. Son fils Cham, père de Canaan le vit et alla prévenir ses frères, Sem et Japhet. Ses frères marchèrent à reculons et couvrirent la nudité de leur père. Quand Noé fut dessaoulé il maudit Canaan. Noé mourut.

Plus tard, quand la terre fut repeuplée, des hommes eurent l’idée de construire une tour qui atteindrait le ciel. Dieu comprit alors que rien n’arrêterai les hommes s’ils se comprenaient. Dieu mélangea alors tous les langages.

Dans cette parasha, je me suis intéressé au sort des animaux.

En effet, pourquoi tuer les animaux dans le déluge, alors que c’est uniquement par les hommes que l’Eternel est déçu ?

Dieu aurait pu, par exemple, tuer tous les hommes en utilisant les foudres, et épargner ainsi les animaux.

Les animaux ont-ils eux aussi mérité, comme les hommes, d’être détruits ?

Il semblerait que oui puisque : « Dieu considéra que la terre était corrompue, toute créature ayant perverti sa voie sur la terre »[1]

Les animaux étaient-ils aussi mauvais que les hommes ou est-ce à cause d’eux qu’ils ont été détruits ?

Les animaux ont été créés pour l’homme (« commandez aux poissons de la mer, aux oiseaux du ciel, à tout ce qui se meut sur la terre »[2]), on pourrait en déduire que si l’homme est détruit, les animaux ne servent plus à rien, et donc doivent être détruits également.

Certains animaux échappent pourtant au projet divin de destruction : il s’agit des animaux marins, et notamment des poissons, qui ne sont pas mentionnés lorsque Dieu précise ce que le déluge détruira : «  Et l’Eternel dit : « J’effacerai l’homme – que j’ai créé – de dessus la face de la terre ; depuis l’homme jusqu’à la brute, jusqu’à l’insecte, jusqu’à l’oiseau du ciel, car je regrette de les avoir faits. »[3]

Avant même de sauver Noé, Dieu ne regrette pas d’avoir créé les poissons.

Comment comprendre cela ? Est-ce tout simplement parce que Dieu préférait les poissons aux autres créatures ? Ou que dans Sa colère Il les a oubliés ?

Ou est-ce parce que seuls les animaux vivants sur la terre étaient corrompus, et donc pas ceux vivants dans la mer ? Ou est-ce que, ne respirant pas, pas d’air en tout cas, les animaux marins n’ont pas été contaminés par le monde des hommes qu’ils ne partagent pas ?

Il se pourrait que Dieu n’ait pas tué les poissons car les poissons sont les seuls animaux uniquement aquatiques.

Dans beaucoup de cultures, le souffle représente l’âme. Mais pour pouvoir souffler, il faut expirer de l’air, or les animaux aquatiques expirent de l’eau. Ils ne  peuvent pas souffler et n’auraient donc pas d’âme. Ils seraient donc « à part » par rapport aux autres animaux, comme étrangers à la corruption des hommes. Dieu pensait donc peut-être qu’il n’était pas nécessaire d’anéantir le monde aquatique.

Il me semble que si Dieu n’a pas détruit les poissons, c’est parce que – avant même de sauver Noé – Il n’avait en fait déjà pas véritablement l’intention de détruire la Création.

Toute vie sur terre provient du monde aquatique. En ne détruisant pas les poissons, Dieu assurait donc comme la possibilité que les êtres vivants se développent à nouveau.

Mais l’homme n’est pas complètement détruit puisque Noé trouve grâce aux yeux de l’Eternel… L’Eternel sauvant un « échantillon » d’homme, il sauve également un « échantillon » d’animaux. Comme pour redonner, avec les mêmes éléments de départ, une seconde chance à l’humanité.

Cet « échantillon », ce sont les 7 couples d’animaux purs, 2 d’animaux impurs et 7 d’oiseaux[4] que Noé emmène dans l’Arche.

La distinction entre animaux purs et impurs apparaît ici pour la première fois dans la Torah. Au moment des déluges, les hommes pourtant n’ont le droit de manger que des végétaux : « je vous accorde tout herbage portant graine, sur toute la face de la terre, et tout arbre portant des fruits […]. Ils serviront à votre nourriture. » (Genèse, 1 : 29). Cela présumerait que la distinction entre animaux purs et impurs dans la parasha Noa’h ne correspond pas à des règles de casherouth puisque ces règles ne seront données que bien plus tard dans la Torah.

Alors à quoi correspond-elle ? S’agit-il d’une différenciation entre des animaux particulièrement corrompus et d’autres qui ne le seraient pas, ou moins ?

Pourquoi d’ailleurs emmener des animaux « impurs », si justement ils sont impurs ? Noé emmènerait des représentants de toutes les espèces, pures et impures, car toutes sont des créations de Dieu. En emmenant les animaux dans l’arche, le but est de pouvoir repeupler la terre après le déluge : la repeupler à « l’identique » – et donc également avec les animaux désignés comme « impurs ».

Une autre raison pourrait être que la distinction entre un animal pur et impur correspondrait au fait qu’un animal fasse peur ou pas. Dieu aurait alors demandé à Noé d’emporter des animaux impurs pour limiter nos ambitions à cause de la peur. Mais visiblement, cela n’a pas marché puisque les hommes ont construit « La tour de Babel »…

Pour Rabbi Shlomo ben Itzhak HaTzarfati (Rashi), la précision « De tout animal pur » signifie « qui sera pur pour Israël ».

Comme si était déjà en germe dans la parasha Noa’h l’idée d’un peuple pour lequel la distinction pur/impur aura un sens. Comme si la vocation à la sainteté des enfants d’Israël, sa « séparation » au sens étymologique de kaddosh, était déjà présente dans la parasha No’ah…

Alors qu’à une première lecture le déluge semble confondre l’ensemble de la création en un seul tout, comme revenant au chaos des origines, on voit que le principe de séparation qui était à l’œuvre dans la création se trouve également dans le projet de destruction. Comme si, bien que regrettant ce qu’est devenue la création, Dieu ne pouvait pas se résoudre à l’anéantir et lui donnait une deuxième chance dans le moment même où Il comptait tout détruire.

La reconstruction ne se fait peut-être pas tout à fait à l’identique. Elle introduit une distinction supplémentaire, celle entre pur et impur, comme incluant déjà le projet d’un groupe différencié, pour lequel sera effective cette séparation entre pur et impur. Ce groupe, ce sont les Hébreux, dont le 1er patriarche, Abraham, est précisément introduit à la fin de la parsasha Noa’h.

Abraham est le premier juif, de nombreuses générations se sont succédées jusqu’à la mienne. Pour moi continuer à être juif, c’est respecter les dix commandements et approfondir ma connaissance du judaïsme.

Je tiens à remercier tout particulièrement : mes professeurs du talmud torah, mes professeurs qui m’ont aidé dans la préparation de ma bar-mitsvah, Alexandra, Philippe et Denise ; le rabbin Yann Boissière ; mes grands parents ; mes parents pour tout ce qu’ils ont fait pour moi jusqu’à aujourd’hui et vous tous d’être venus à ma bar-mitsva.

E.L. le 25 octobre 2014


[1] Genèse, 6 :12

[2] Genèse 1 :28

[3] Genèse, 6 : 7

[4] Genèse, 7 : 2

Drasha – Tsav

par Dina L.

CHABBAT CHALOM !

Pourquoi chante-t-on la Torah au lieu de simplement la lire?

La Torah est lue sur une mélodie traditionnelle qui aurait  été  transmise à Moïse. La cantillation fut enseignée oralement jusqu’à l’époque talmudique, où un système de notation écrite fut mis au point par les massorètes.

Les signes qui indiquent la façon de chanter s’appellent téamim. Le mot taam signifie «goût» ou «sens» ce qui rend bien compte de la fonction des téamim, qui donnent de la saveur à la lecture de la Torah et en font ressortir la signification. Certains téamim sont plus fréquents que d’autres et certains sont très rares.

Dans la paracha Tsav, on trouve un taam appelé chalchélèt qui n’apparait que 4 fois dans toute la Tora, dont 3 fois dans le livre de la Genèse. Notre chalchélèt est donc le seul de la Tora en dehors de la Genèse.

On pourrait s’attendre à ce qu’un taam aussi rare se trouve sur un mot très important. Or dans ma parasha il indique la façon de chanter le verbe immoler :

«Vayich’hat vayika’h Moché midamo – Moise l’immola et pris de son sang.»

Ce verset en apparence si banal doit avoir une importance particulière sur laquelle le chalchélèt attire notre attention. Mais que cherche-t-il à nous dire ?

Pour le comprendre, j’ai analysé les 3 chalchélèt de la Genèse afin d’en saisir le sens.

Je vous invite donc à un voyage à travers des épisodes clefs de ce livre.

  • Le 1er chalchélèt apparaît dans le célèbre récit de la destruction de Sodome et Gomorrhe.

Avant de détruire ces villes, Dieu envoie 2 anges pour sauver Lot et sa famille. Les anges lui disent de s’enfuir au plus vite sans regarder en  arrière. Mais Lot tarde à s’enfuir, au point que les anges doivent le prendre par la main pour le conduire hors de la ville.

Le tout 1er chalchélèt de la Tora se trouve sur le verbe «VAYITMAMA: il t ardai t ». Pour quoi Lot tardait-il ?

Selon Rachi, «pour pouvoir emporter tous ses biens»

Le Midrach  Berechit Rabba raconte qu’il s’exclamait  :  «Quelle  perte d’ argent, d’or et de pierres précieuses!» et les anges lui auraient répondu: «Qu’il te suffise de sauver les vies, n’ai pas pitié de tes biens! »

Le chalchélèt marque son hésitation à s’enfuir les mains vides.

  • Le 2e chalchélèt se trouve au chapitre 24, qui raconte comment Eliezer, le serviteur d’Abraham, trouve la future épouse d’Isaac. Il s’adresse à Dieu pour lui demander son aide :

«Il dit: Seigneur, Dieu de mon maître Abraham! Daigne me procurer aujourd’hui une rencontre, et sois favorable à mon maître Abraham.»

Le chalchélèt se trouve sur le verbe VAYOMER: «il dit».

Dans ses paroles, Eliezer semble très dévoué à son maître et très désireux de trouver la parfaite femme pour Isaac.

Cependant, si nous remontons avant la naissance d’Isaac, nous découvrons un verset surprenant : Abraham, qui désespère de ne pas avoir d’enfant, s’écrie :  «Dieu Éternel, que me donneras-tu alors que je m’en vais sans descendance et que le fils adoptif de ma maison , Eliezer, (…) sera mon héritier.»

Ainsi, Eliezer aurait été l’héritier d’Abraham si celui-ci n’avait pas eu d’enfant !

Par ailleurs, le midrach Béréchit Rabba nous apprend qu’Eliezer avait une fille qu’il rêvait de voir épouser Isaac ! Cela aurait été un bon moyen de récupérer l’héritage  pour sa  famille.  Si  sa mission échouait, il pourrait proposer à Abraham de marier Isaac à sa fille. Il n’a donc pas du tout intérêt à lui trouver une autre femme.

Le chalchélèt révèle le tiraillement entre son devoir et son intérêt personnel.

  • Voyons maintenant le 3e chalchélèt qui concerne Joseph.  

Souvenez-vous : Joseph, qui a été vendu comme esclave en Égypte, se fait courtiser par la femme de son maitre.

Elle lui dit: «Viens reposer près de moi.» Il refuse.

Le chalchélèt se trouve sur le verbe VAYEMAÈN: «il refusa».

Vous l’avez compris : cela n’a pas été facile pour lui de refuser les avances de cette femme, il a quand même un peu hésité.

Après avoir analysé ces 3 chalchélèts, nous pouvons dégager 3 points communs :

– Les 3 se trouvent sur un verbe d’action

– À chaque fois, le personnage reçoit un ordre ou une mission

– À chaque fois, on note un conflit entre le devoir et le désir du personnage.

L’hésitation que ressent le personnage qui fait l’action est symbolisée par la forme et la mélodie du chalchélèt :

=> montrer le chalchélèt


Il se présente comme un zigzag et se chante avec trois allers-retours.

=> chanter le chalchélèt

Source : enregistrement familial


On entend dans ces allés-retours le balancement du personnage entre son désir et son devoir.

Le chalchélèt de notre parasha nous indiquerait-il que Moïse a ressenti un conflit intérieur au moment d’immoler ce bélier?

Ce sacrifice avait pour but de consacrer Aaron comme Grand Prêtre.

C’est la dernière fois que Moïse offre un sacrifice puisque seuls les prêtres auront désormais cet honneur.

Le texte ne dit rien des sentiments de Moïse mais le chalchélèt nous fait entrer dans sa tête : Moïse rêvait d’être Grand Prêtre.

Selon le Talmud (Zevahim 102b), il aurait perdu le privilège d’être le père de la lignée des Cohanim en cherchant à refuser sa mission face au buisson ardent.

Il procède donc à l’inauguration de son frère avec un pincement au cœur.

Moïse paraît toujours obéir froidement mais le chalchélèt nous donne ici accès à ses émotions et lui donne une dimension plus humaine.

Je trouve émouvant que nous puissions découvrir les sentiments de Moïse grâce à une mélodie venue du fond des âges.

Nul besoin de chalchélèt pour vous remercier avec beaucoup d’émotion.

Merci à mes parents et à ma mère qui a super bien lu sa montée, à mes frères, à mes grands-parents et à toute ma famille et mes amis.

Merci à mon exceptionnelle tutrice Yael, au rabbin Krygier et à toute la communauté.

CHABBAT CHALOM !

D.L. le 23 mars 2019

Drasha – Béréchit

par Léo Benchetrit

Bonjour, 

Pour commencer je vais vous parler un peu de ce que j’aime dans la Torah. A première vue, la Torah est juste un long récit qui raconte l’histoire du peuple hébreu. Mais en vérité elle est une sorte de long livre surprise. Quand on regarde le texte attentivement, on se rend compte que c’est un texte très construit, basé sur la réflexion et le mental des personnages. On se rend aussi compte que rien n’est réellement expliqué, il y a toujours des questions à se poser et des réflexions à faire et j’aime ça. Ce que j’aime aussi dans la Torah, c’est que l’on peut penser à sa manière. Il n’y a pas une personne qui a décrété que la Torah voulait dire ça et qu’il fallait la lire comme ça. Donc j’aime l’idée de réfléchir et de penser par soi-même. J’aime aussi qu’il y ait des gens qui se soient exprimés et qui aient dit ce qu’ils pensaient sous forme de commentaire (ex: Rachi, c’est le commentateur le plus connu au monde. C’est un rabbin français du11ème siècle, qui vivait à Troyes). De plus on peut la relire plusieurs fois et ne pas forcément comprendre la même chose. J’aime particulièrement ma Paracha, Béréchit car c’est le récit de la Création. Il est très beau à lire.

Parmi toutes ces questions celle qui attire le plus mon attention est l’histoire du serpent. Ce serpent est mystérieux.

Qu’est-ce que cette histoire vient faire là après le récit de la création d’Adam et Eve dans le Gan Eden ? Ce récit de leur création se termine par le verset 23 du deuxième chapitre « et ils étaient tous les deux nus, l’homme et sa femme, et ils n’en éprouvaient point de honte ». Puis il est dit juste après, au verset 1 du troisième chapitre « Et le serpent était rusé ». Le texte nous raconte ensuite l’histoire bien connue du serpent.

Rachi se demande : Quel rapport a cette histoire de serpent avec ce qui précède ? On aurait dû tout de suite nous dire le verset 21 : « Il fit pour l’homme et pour sa femme des tuniques de peau. Il les en vêtit ». Verset qui apparait juste après le récit du serpent. Donc, Rachi pense que l’histoire avec le serpent vient interrompre le récit de la création et que Dieu aurait de toute façon habillé les humains. La nudité serait étrangère à la question de la connaissance bien et mal.

Et puis, qui est ce serpent qualifié de « aroum » ? Aroum veut dire en hébreu à la fois rusé et nu. C’est sur ce double sens que porte toute l’histoire.

Adam et Eve sont aussi qualifiés de aroumim, « nus », mais peut-être aussi « rusés ». Avant le serpent, ils étaient « aroumim », nus, mais « n’en éprouvaient point de honte » nous dit le texte, alors qu’après avoir mangé du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, leurs yeux se dessillent et ils se rendent compte qu’ils sont nus.  Ils devinrent alors pudiques, mais peut être aussi qu’ils prennent conscience de leur capacité à être rusés.

Ce passage nous apprend par quelle ruse le serpent s’y est pris pour que Eve mange de l’arbre de la connaissance.

Avec Eve le serpent fait une approche prudente du sujet en posant une question dont je pense, il connaissait très bien la réponse :

« Est-il vrai que Dieu a dit : vous ne mangerez rien de tous les arbres du jardin ? »  Eve répond : « Les fruits des arbres du jardin, nous pouvons en manger, mais quant aux fruits de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : vous n’en mangerez pas, vous n’y toucherez point, sous peine de mourir. » Dans sa réponse, Eve ajoute un interdit à l’interdit, nous fait remarquer Rachi : le toucher en plus de le manger. Du coup, le serpent se sert de cette occasion en or, pour faire toucher l’arbre à Eve. Quand Eve constate qu’il ne se passe rien, elle va plus loin et mange alors du fruit de l’arbre et en donne à Adam qui en mange aussi. On peut se demander ici si Adam sait si le fruit est celui de l’arbre du milieu (l’arbre de la connaissance) ou pas puisque c’est Eve qui le lui donne. On peut remarquer aussi que Eve n’a pas reçu elle-même directement de Dieu l’interdit, car elle n’était pas créée à ce moment-là et que c’est Adam qui lui a enseigné. Dans ces deux exemples, il s’agit bien d’un problème de transmission. C’est en rajoutant l’interdit de toucher, alors que c’était seulement de manger qu’on crée les conditions de l’erreur. Soit c’est Adam qui a mal transmis à Eve, soit c’est elle qui rajoute de l’interdit à l’interdit. Dans tous les cas, le serpent s’introduit dans la faille et peut tendre son piège.  La morale de l’histoire est qu’il faut transmettre avec fidélité et surtout ne pas croire qu’en rajoutant des interdits, on protège forcément la Loi. C’est ce que dit Rachi : « Eve ajoute et donc elle enlève ». C’est là sa faute. Dans les Proverbes 30, verset 6 on nous enjoint de ne pas rajouter à la Tora et dans le Talmud, on retrouve la même idée « Kol hamossif goréa », « celui qui rajoute, enlève ».

Quand on ajoute trop de mitzvot, on oublie la source originelle. Alors on place toutes les mitzvot sur le même plan et on s’éloigne de la mitzva essentielle et on ne réfléchit plus. Cette histoire nous amène à réfléchir au risque de multiplier les interdits.

On peut voir le serpent comme mauvais dans la mesure où il amène Eve puis Adam à transgresser l’interdit de Dieu, mais aussi comme utile dans le sens où il les pousse à consommer de la connaissance et donc à grandir et prendre conscience des choses. Faire la Bar Mitzva en quelque sorte. En Hébreu le « serpent », Nahach, est de la même racine que Nihouch qui veut dire « le sens de l’intuition ». Le serpent est celui qui a dévoilé les choses, qui les a devinées.

Un autre élément a retenu mon attention. Le serpent est seul. Il n’a pas de binôme comme les autres animaux de la Création. Ceci est peut-être la raison de sa passion pour Eve. Rachi souligne que le serpent a vu Adam et Eve avoir des relations charnelles dans le Gan Eden et qu’il en a conçu de l’envie pour Eve. Il est envieux de Adam et c’est peut-être pour cela qu’il manigance. Le récit introduit l’idée de la jalousie avant même la connaissance. Ce qui suggère que la jalousie existait même chez les tout premiers êtres vivants, même avant la jalousie meurtrière de Caïn envers son frère Abel. Notons au passage que Berechit est le récit de la Création du meilleur comme du pire. L’histoire de ce serpent envieux est peut-être aussi à l’origine du 10ème Commandement : « Tu ne convoiteras pas la maison de ton prochain, sa femme, ni son serviteur, ni sa servante, ni son bœuf, ni son âne, ni aucune chose qui appartienne à ton prochain. »

Finalement, grâce au serpent les hommes ont goûté au fruit de l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal. On n’existerait pas si Adam et Eve étaient encore dans le Gan Eden. Et nous ne pourrions pas exercer notre intelligence si le serpent n’avait pas incité Eve à manger du fruit. Et si comme il est dit, Dieu a créé l’homme à sa ressemblance, nous aussi pouvons être créatifs mais sans avoir la même étendue de pouvoir et en respectant à leur juste mesure les interdits.

Je tiens à remercier ma mère et ma famille pour tout leur soutien. Merci aussi à Madame Bélaïs, ainsi qu’à Maayane et Yeshaya Dalsace qui m’ont beaucoup épaulé durant cette longue préparation.

L.B. le 17 octobre 2020