Kraus et Daesh

Je n’ai aucune idée de Hitler. C’est ainsi que Karl Kraus débutait sa troisième nuit de la Walpurgis en Mai 1933.

Eh bien, aujourd’hui je n’ai aucune idée de Daesh, de l’islamisme noir, des commanditaires et des exécutants des tueries de Paris. Car, comme le notait Kraus à propos du nazisme, l’esprit est en quelque sorte sidéré, anéanti par tant de monumentale, de prodigieuse bêtise. A quoi cela sert-il, d’avoir de l’esprit, de mesurer, de peser, de comprendre, quand l’idiotie, se mêlant de flirter avec la gloire, s’en va répandre, avec obstination et professionnalisme, la mort ? Et tout comme le troisième Reich ne pouvait être admiré, compris ou servi que par l’alliance de la plus grande déconfiture de l’esprit et l’emballement dionysiaque lié à cette même déconfiture, on ne peut guère comprendre Daesh, ce monstre produit par le sommeil de la raison. Je n’ai aucune idée de Daesh et cela me rend malade, car on me dit que nous sommes en guerre. Et pour me croire en guerre, pour faire front ou sentir en moi couler la grande colère qui nomme l’ennemi, cette divine haine qui anime les Troyens et les Atrides dans l’Iliade, j’ai besoin de connaître l’ennemi. Non pas que je sois devenu si naïf, si aveugle, cela m’arrive, mais enfin là, aujourd’hui, l’ennemi s’exprime tant à découvert et si vaniteusement fort que seuls les sourds et les êtres ruinés des asiles ne l’entendent pas. J’entends donc ou crois entendre. Mais qu’est-ce que j’entends ?

Comme tous les idiots, les islamistes raffolent du cinéma ! Ils adorent les pathétiques scènes d’hystérie collective et les montages tapageurs et apocalyptiques dans lesquels ils s’emploient à rendre le monde semblable au petit coin de désert où ils logent ! Et afin de réduire l’univers aux maigres proportions de leur paysage, ils rêvent en grandes séquences colorisées, que la chaleur et le feu suffoquent et brûlent les mécréants et les apostats, que les villes flambent, que les fleuves s’embrasent, que les montagnes sont abrasées par le souffle sismique du Prophète. Comment pourrait-on avoir une idée de Daesh, du djihadisme incandescent ? Tout cela n’est que farce, kitsch et songe de corbeau ! Et, à l’instar de Goebbels qui, s’imaginant qu’il allait métamorphoser le monde germain, lui insuffler un nouveau génie, une nouvelle inspiration artistique véritablement prométhéenne ne parvint au bout du compte qu’à retirer aux Juifs le droit à la parole, vociférant à l’unisson des autres frénétiques du parti nazi : Réveille toi, Allemagne ! Crève, juiverie ! les bâtisseurs d’un autre monde islamiste peinent à dire autre chose que « Dieu est grand ! Crève, vieille Europe enjuivée, dépravée, inutile, alcoolique». Crève, c’est là tout leur lexique, leur mot le plus saint et vénérable. Pour cela, ils se filment comme des crétins et des aliénés, entassés dans des camions militaires, mitraillettes levées au Ciel, promenant dans les airs leur fanion noir, étendard de leurs nouvelles Lumières, et puis aussitôt après, baisant la terre de leurs prières, agenouillés devant l’Eternel, leur Gourou céleste se délectant de sacrifices humains, de décapitations, de crémations, buvant à pleines gorgées la sueur effrayée des victimes.

Mais comment diable pourrais-je avoir une idée d’un tel ennemi ? Il n’est rien, une absurdité criminelle qui suspend le cours de la pensée, la sidère, la broie. Car enfin, peuple de France, humanité européenne, vous n’êtes pas nés d’hier, vous avez connu des guerres et des guerres, et des atrocités, et des divisions, vous vous êtes sabordés un nombre incalculable de fois, vous avez poussé dans les abattoirs géants de la grande guerre la jeunesse dont aujourd’hui et à raison vous portez partout le deuil, un deuil tricolore, un deuil sans crêpes noirs.

Vous n’êtes pas nés d’hier, écrivains, philosophes, savants, hommes politiques, ouvriers et fonctionnaires de l’Europe, vous avez labouré les terres chrétiennes et semé des Renaissances, vous avez mis au Ciel, en plus belle place, la connaissance humaine, la raison humaine, vous avez proclamé le droit des peuples à la souveraineté , vous avez dit la fraternité, vous avez dit la liberté, vous avez dit l’égalité, vous vous êtes déchirés, vous avez coupé l’Europe en deux systèmes ennemis, se faisant face et se menaçant, pareillement héritiers de Goethe, de Shakespeare et de Tolstoï, mais vous avez su démonter pierre après pierre le mur de Berlin et façonné une maison commune. O une maison bien imparfaite, dont les architectes les plus subtils et capés se gaussent, éblouis par leur intelligence, relevant les mille malfaçons, des fondations à la toiture ! On t’accuse même, ô, vieille humanité européenne, dans tes propres rangs, par la bouche de tes propres enfants de servir les intérêts du grand Satan, d’être devenue la putain du Capital, la catin flambeuse et délurée qui se vautre dans la consommation, dans ses frontières, égoïste, confinée, frileuse, offrant son corps aux hommes de Schengen et repoussant les apatrides qui la désirent pourtant si ardemment. On t’accuse d’avoir tourné le dos à tes idéaux universels, d’être devenue boutiquière et avaricieuse, de savoir compter et de ne plus savoir ni aimer ni rêver, d’être si vieille et pourtant si bêtement ingénue et capricieuse.

Mais enfin, quoiqu’en pensent ces procureurs aux mains pures, malgré tes insuffisances, malgré tes bassesses, o vieille humanité européenne, tu mérites tout de même un peu plus de tendresse, un peu plus de considération que cet ennemi sans tête au fanion noir, cet ennemi dont nous ne voulons rien savoir, car il n’y a rien à savoir qui ne nous rapetisse aussitôt, qui ne nous éveille sans délai au seul désir de la vengeance, qui ne nous enrôle honteusement dans sa passion abjecte de la mort, dans la jouissance et la délectation de sa future extermination. Tu as autre chose à faire qu’abîmer ce qui te reste de vision dans la lecture des subtilités théologiques et des affrontements sectaires que d’érudits exégètes des religions déploient sous tes yeux fatigués et incurieux. Car enfin, nul n’est besoin d’être versé dans la science des Ecritures pour saisir que l’islamisme contemporain n’a pas choisi la voie mystique et musicale du soufisme pour se rapprocher de Dieu mais bien celle du cinéma pétaradant et de la plus abjecte complaisance envers un Dieu encagoulé, ceint d’explosifs, adorateur de vierges à poil qu’il garde dans son Harem céleste, à la disposition des futurs sacrifiés. Le pape François, pour une fois le plus martial et viril des chrétiens, il en faut tout de même un par les temps qui courent , tant on voit généralement ceux-ci effrayés de dire un mot de trop, un mot maladroit, une formule qui blesserait la religion historiquement rivale, mais religion sœur depuis que le socialisme du siècle passé a dangereusement concurrencé le culte marial chez les prolétaires, le pape lui-même a résumé le point de vue de ceux qui peuvent encore croire honnêtement en Dieu en quelques mots : Quiconque se sert du nom de Dieu pour accomplir de tels crimes, commet un terrible blasphème.

On espère que les recteurs des mosquées et la majorité des imams français et européens vont saisir au bon les recommandations lucides du chef de la Chrétienté et excommunier jusqu’à la fin des temps les tueurs du Bataclan ou de la rue de Charonne. Ne sont-ils pas les mieux placés et les seuls fondés à rejeter hors de leur Communauté ces brutes sanguinaires armées de Kalachnikov, s’imaginant tuer par fraternité et par foi, fauchant les unes après les autres les vies de tant de jeunes hommes, de tant de jeunes femmes ?
Nous voilà donc en guerre, en état d’urgence, avec le sentiment étrange de devoir mener la guerre à un ennemi grotesque à l’extérieur, je sais déjà que les livres d’Histoire futurs feront à peine mention du Califat de Messieurs Zarkaoui et Abou Bakr Bagdadi, mais insaisissable et volatile à l’intérieur, prêt à transformer en délinquants célestes les plus pâles et maladives des crapules. Et de grâce, cessez de pleurnicher sur les injustices de l’Histoire, les horreurs de la colonisation ou les crimes de Napoléon. Oui, nous avons tout cela en partage, dorénavant, comme l’Église a dans ses bagages l’Inquisition et l’Allemagne son Führer, tout comme l’humanité entière, vous comme moi, ne peut s’innocenter ou tout au moins oublier les bombes atomiques d’Iroshima et de Nagasaki ni recouvrir Auschwitz d’un linceul d’amnésie. Vous êtes ridicules et indécents à imaginer que tous ces morts du Boulevard Voltaire dont vous pleurez à la va-vite la triste destinée servent opportunément les intérêts des nantis et des exploiteurs qui n’auraient pas trouvé d’autre alternative à la poursuite de leur règne que d’attiser l’islamophobie populaire. Consternant suicide de la pensée!

Ce qui nous déchire aujourd’hui, nous coupe presque le souffle, c’est encore une fois l’ineffable indigence de l’ennemi, non pas son obscurantisme, non pas sa superstition, cela encore on pourrait au regard des tristesses du spectacle contemporain en prendre une petite part, non ce qui paralyse notre propre réactivité politique et humaine, c’est que nous avons affaire au néant, au néant de la parole, au néant spirituel, à un néant certes gesticulateur et morbide, à un néant assurément dangereux, haineux, et vide au point d’en devenir héroïque, mais qui n’en reste pas moins, s’exposât-il rageusement à la publicité, un néant tout court. Et cette triste prose du néant, cette calamiteuse prose faite de deux à trois mots, répétés sur tous les tons, déclamés, criés, hurlés, nous éloigne du monde , nous donne une furieuse envie de quitter le monde. Quand le monde devient l’espace presque exclusif de la confrontation avec une aussi indicible connerie, comment les plus jeunes d’entre nous y trouveraient-ils leurs places ? N’est-il pas vrai que l’on prend peu à peu le visage de l’adversaire et tout comme Hector puise dans le courage d’Achille sa force et son énergie guerrière, ne risquons nous pas de nous transformer symétriquement en chiens de garde d’une civilisation aveuglée par son esprit de vengeance, oubliant ses nuances et ses subtilités et se rapprochant en cela de la barbarie qu’elle combat.

Mais enfin, nous n’avons plus vraiment le choix aujourd’hui.
Sauf à attendre, tels les benêts et les illuminés qui confondent l’orage de grêle et le jet d’une douche, que de nouveaux matamores en tailleur noir et à la chevelure blonde, brandissant le glaive de l’Occident vers leur ciel national, offrent aux désespérances et aux impatiences populaires des cibles à haïr et jettent indifféremment dans la commune fosse des réprouvés le fanatique et l’apatride, l’islamiste et le musulman, le fou d’Allah et le clandestin, nous n’avons pas d’autre choix que d’équilibrer aujourd’hui la générosité par la rigueur, l’hospitalité par la fermeté et soutenir l’impitoyable réponse promise dont l’exécutif français remplit aujourd’hui ses discours et ses condoléances au pays endeuillé.
Vite, qu’une génération passe et rendons-nous à autre chose ! De grâce, vite et fût-ce après notre mort !..

Claude Corman
Le 16/11/2015