Le Golem et le Dibbouk

par Jean-Louis Mousset

Ce texte est issu de la longue correspondance que nous échangeons depuis plus de vingt années avec Jean-Louis Mousset sur les automates grecs et les golems juifs. Aussi bien faut-il le lire comme une lettre adressée à un interlocuteur personnel et non comme un article maîtrisé et prudent, destiné à une lecture publique. Toutefois, nous avons décidé de le publier dans la revue Temps marranes en raison de certains énoncés qui, loin d’être définitifs et suffisants, ouvrent des perspectives embarrassantes mais originales sur le destin d’Israël. La question qui clôt cette lettre est formulée par les rédacteurs de la revue.

 

Je viens de lire et de relire encore le Cabaliste de Prague du bon Marek Halter. Bien sûr son golem de glaise me paraît peu wormsien[1], nous sommes loin du golem de la lettre et du chiffre, du compté et du conté.

 

Mais l’intérêt du livre n’est pas là. Marek imagine que celle qui va pousser le rabbin Loew[2] à réaliser le golem est possédée par un dibbouk. Ainsi la connaissance demande des sacrifices au côté gauche. Le savoir se paie d’un malheur, mettant quelque chose de tragique dans tout progrès heureux. Ainsi le savoir des savants juifs allemands fut-il payé terriblement cher par la Shoah.

 

Et il en fut de même pour la naissance de l’État d’Israël.

Un tel tragique ne peut être commenté par un esprit dégagé de la lourdeur de l’histoire. Or, c’est en tentant d’arracher la condition juive à l’Histoire afin de mieux affermir les bases archéologiques et linguistiques du nouvel Israël que certains maîtres de l’herméneutique juive moderne, à l’instar de Léon Ashkénazi-Manitou[3], pensèrent surpasser la tragédie et le vide.

 

Mais, les rescapés du Yiddishland pouvaient-ils vraiment accepter ce retour de l’hébreu abstrait face au yiddish ? Manitou pouvait-il être le successeur du rabbi Loew ?

 

L’exclusivité d’un tel engagement en faveur de l’hébreu ne supposait-il pas au contraire une forme d’oubli ? Peut-être l’éloignement des Juifs d’Algérie et du Maghreb en général du centre géographique germano-polonais de l’extermination rendit-il certains d’entre eux moins attentifs à sauvegarder la riche littérature yiddishophone ou l’expérience unique du Bund, comme mouvement ouvrier à la fois juif et internationaliste. Peut-être aussi, plus fondamentalement, s’agissait-il de reconstruire quelque chose en rupture radicale avec les idéologies et les langues européennes qui avaient d’une manière ou d’une autre rendu possible Auschwitz. Pour ceux-là, l’hébreu s’imposait à la fois comme un retour aux sources et comme un renouveau. D’autres comme Paul Celan choisirent l’inverse et continuèrent d’écrire en allemand.

 

Du fait que Marek est pris dans la tourmente du massacre, dans la présence des dibboukim, son livre sur le golem de Prague est écrit sous le signe d’un dibbouk. Le martyre des justes a engendré des manifestations du côté gauche et l’hébreu « de Manitou[4] » semble venir de nulle part, comme la création de l’État d’Israël se vivant comme la naissance d’une nation. Le déclassement du yiddish par l’hébreu avec comme corollaire l’adoption de l’anglais de l’ami américain eut un effet de recouvrement de l’histoire et permit de créer une sorte d’an I pour une nation de plus de 5 000 ans.

 

Nous sommes étonnés qu’il ait fallu tant de temps en Europe pour parler de la Shoah. C’est oublier que les vainqueurs de 48 voulaient figurer comme des triomphateurs, des héros de Tsahal plutôt que de se souvenir des hassidim des shtetls. Or cette volonté d’oubli dérivée d’une foi dans la renaissance d’Israël eut forcément des conséquences politiques. Car Jérusalem était, en 1948, tout sauf une tabula rasa. Les techniciens allemands d’avant la guerre ne pouvaient devenir brutalement sans histoire des paysans dans un pays du Moyen-Orient.

 

Marek a raison de souligner que là où il y a oubli, naît le dibbouk. Et cet oubli allait faire d’Israël un golem menacé par ses différents cauchemars.

 

Au lieu de fonder Israël dans la complexité de l’héritage de la diaspora et de l’exil, des héros optimistes firent un saut de 2 000 ans pour se retrouver quelque part dans le temps avant l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie. Non pas un pessah traditionnel, mais un pessah de peplum, un Moïse à la Cecil B. de Mille, se référant à l’Antiquité plutôt qu’à l’Histoire. Et ce dégagement permit de faire croire que la terre était vide et promise. Dans cette Antiquité rêvée, la mosquée avait disparu pour un temple de Salomon. Un monde d’avant les Romains, les Arabes, les croisades, facilitait la mise en place de l’hébreu. Mais quel hébreu ? Était-ce l’araméen usuel du commerçant du temple ? Non, on choisit un hébreu universitaire plein de néologismes alors que le yiddish avait trouvé des ruses pour dire la modernité, liée à cette langue moderne qu’est l’allemand. Mais il fallait se souvenir et Israël voulait être oublieux pour défendre sa jeunesse, sa nouveauté. Oublier était le mot d’ordre implicite du kibboutz, oublier par le travail et l’agitation Exodus et les camps.

 

L’oubli se mettait en place par un retour à la racine : aller aux racines pour oublier deux millénaires de diaspora. Et grâce à cet oubli, on assécha la mer Morte. À vouloir cultiver le désert, on ne fit qu’augmenter la désertification. Ce fut à nouveau la malédiction d’Eli qui frappa la terre d’Israël. L’oubli et l’idolâtrie de la terre d’Israël conduisirent à ce désert et de la sorte on inversa le geste de pessah de Moïse en amenant la mer Rouge en terre d’Israël. L’oubli transformait Israël en golem désobéissant ayant perdu sa tension avec le dibbouk. Ce peuple de marranes, de judéo-européens, d’ashkénazes et de séfarades perdait son âme dans l’assujettissement de la Palestine, et un pays de lait et de miel est peu à peu devenu de poudre et de sel. Du millénaire en Allemagne, des deux mille ans au Maroc, il ne reste rien dans le déploiement technique. Bien sûr chaque soir du shabbat, le peuple invoque Eli, mais en vain car il s’agit plus d’une répétition que d’une tradition. D’une certaine manière, le nom d’Eli est prononcé en vain et il ne pleut plus. Seul un retour vers les montagnes oubliées de l’Ukraine, de l’Atlas et d’ailleurs permettra de comprendre qu’Israël n’est qu’un début et non une fin en soi… J.-L. M

 

Et pourquoi ne pas imaginer qu’Israël peut aussi penser cette réouverture dans le temps historique par un encouragement lucide et éclairé à la révolution arabe ?

 

[1] Eleazar de Worms (1176-1238) est l’un des grands maîtres du judaïsme rhénan. Ses commentaires sur le Sefer Yetsira et sur la création du Golem dévoilent une approche mathématique de la formation de l’anthropoïde animé.

[2] Patronyme du Maharal de Prague, auquel est consacré l’ouvrage de Marek Halter (NDE).

[3] Né à Oran en 1922, installé en Israël en 1968, mort à Jérusalem en 1996 (NDE).

[4] Manitou qui, en cela, laissait recouvrir également par le même hébreu une autre langue de la diaspora, le judéo-arabe (aussi fleuri et parfumé que le yiddish), longtemps parlé par les Juifs d’Afrique du Nord de sa jeunesse, langue à peu près tout aussi disparue désormais (NDE).

 

Vous voulez nous écrire, réagir à cet (un?) article
Ecrivez-nous
nous transmettrons vos réactions à son auteur