Sommaire numéro 10/11

numéro 10

10-11
Un numéro double
Paule Pérez

Bloc-notes, éditorial
Claude Corman

Politiques de l’amitié
Troisième fragment
Noëlle Combet

Rigueur c/ exactitude
Alain Laraby

Métamorphoses
Poème
Noëlle Combet

Hans der Golembauer
Jean-Louis Mousset

La moustache du pouvoir
Poème
Noëlle Combet

Sur une weltanschauung
Elisabeth Lagache

 

numéro 11

Chemins perdus où trouver du bois
Noëlle Combet

L’étrange docteur Maï
Claude Corman

Concerto
Poème
Noëlle Combet

What a waster…
Sébastien Bauer

Noyau de cerise
Poème
Noëlle Combet

Re-thinking Symbolic order
Caterina Rea

10 – 11 Un numéro double

par Paule Pérez

Un numéro double : les animateurs de la revue temps marranes ont été accaparés par l’édition du N°2 papier, parue en avril dernier qui regroupe les parutions électroniques de l’année 2009, et par celle de notre essai « Contre-culture marrane », hors-série paru fin mai.

IMRE TOTH_PP_500Pendant ce temps, les auteurs ont continué à nous adresser leurs textes, l’ensemble de ces livraisons ayant largement excédé le volume d’un numéro simple. Aussi avons-nous décidé de vous proposer un numéro double.

Nous avions tenu dans le numéro quatre électronique à présenter le philosophe Imré Toth au public français : bien que vivant à Paris, Toth est largement plus connu au-delà de nos frontières. Ami de temps marranes, Imré nous a quittés récemment. Alain Laraby rend compte ici de son dernier ouvrage paru en France.
La revue qui existe depuis la fin 2005 sur Internet et depuis 2009 en édition papier, a franchi le cap des 1000 visiteurs sur la toile. Elle est lue désormais dans 25 pays, de l’Europe entière aux Amériques Nord et Sud, nous avons repéré des lecteurs en Asie et même du côté du Pacifique. Raison qui nous a incités à publier cette fois un texte en anglais, précurseur d’autres travaux en d’autres langues, peut-être..

Bloc-notes

Editorial


L’ordre règne, mais ne gouverne pas.  (Guy Debord)

par Claude Corman

Dans la capitale belge, les institutions européennes exhibent, dans une fière et prometteuse transparence, leurs palais de verre. Du Conseil au Parlement ou à l’immeuble de la commission, on sillonne des espaces qui concentrent dans l’imaginaire des peuples européens l’intelligence, la modernité, la puissance des vingt-sept nations qui ont scellé un  pacte de paix et de prospérité commune. Mais d’où vient qu’un sentiment de souveraineté défaillante, de pouvoir en cage, de zone artificiellement délimitée et retranchée envahisse le visiteur qui parcourt ces lieux en européen désinvolte ou appliqué ? Et comment réfréner l’idée troublante que l’on a rajouté aux palais nationaux, aux prestigieuses demeures de l’Etat français, allemand ou italien, un palais européen surnuméraire qui, sans les brider ni les remplacer le moins du monde, offre à chacun d’eux l’illusion d’un pouvoir national conforté et en expansion ?

 

Quand on arrive à Bruxelles par le rail et que l’on découvre la ville par  la gare de Bruxelles-Midi, on est aussitôt plongés dans une atmosphère noire, sale, violente, qui n’annonce d’aucune manière au voyageur qu’il vient de pénétrer dans la capitale des institutions européennes. Pas un panneau, pas une carte, pas une photographie. On est aspiré dans le ventre d’un métro puant la rage, la pauvreté, la mésentente, la solitude des lieux publics. Un métro qui rappelle celui de Paris, où des bandes de morveux insensés ont imposé dans les transports publics souterrains la loi du regard humilié, du regard qui évite de croiser celui des autres, d’être à hauteur de celui des autres. Comment avoir pu s’habituer à telle offense, comment prétendre encore être un grand Etat, une grande Nation, avoir dans la bouche tant de rodomontades sur l’identité nationale et faire admettre à des centaines de milliers d’usagers du métro qu’ils doivent s’accoutumer à baisser le regard, à tapoter sur leurs portables, à éteindre toute forme de vie sociale, pire à concevoir celle-ci comme un cauchemar imposé ?

 

Donc, la gare de Bruxelles-Midi : la saleté, la puanteur, des salles gigantesques et abandonnées, pas un employé du métro, pas un contrôleur, pas d’âme qui vive. On sort du ventre de Bruxelles, de ce boyau sinistre et angoissant comme un convalescent qui redécouvre la fraîcheur du dehors après une longue réclusion hospitalière. Les agressions sordides qui s’y déroulent sont déclassées en faits-divers, en symboles de la décrépitude sociale qui a envahi les galeries des sous-sols. Ce qui compte pour l’ordre qui règne mais ne gouverne pas, c’est ce qui se passe en plein air, dans les palais nationaux, les musées royaux des beaux-arts, ce qui importe est que les touristes se régalent au Musée Magritte ! Il suffit pourtant que les flamands de l’agglomération BHV, Brussels-Halle-Vilvoorde, s’en soient pris aux  avantages linguistiques de leurs co-administrés francophones pour que la Belgique se défasse, se détricote et soit au bord d’une partition suicidaire. Scénario politique réellement ubuesque pour une capitale dont le nom incarne l’Europe et pour une Europe localement incapable de calmer la discorde des communautés qui ont fondé autrefois la Belgique.

 

Alors que le volcan islandais perturbait l’espace aérien européen, Mr Borloo et Mr Estrosy prièrent avec solennité les cheminots de la SNCF de cesser leur mouvement de grève en solidarité avec les milliers de voyageurs piégés par les caprices fumants d’Eyjafjöl. Sans doute une sorte de parenté « fossile », préhistorique, entre le volcan  et la grève des cheminots hexagonaux s’était-elle inconsciemment imposée à leurs esprits. Afin de passer enfin de l’Age magdalénien  à celui des palais de cristal de la modernité, où tout est fluide et circulant, les cheminots de Sud et de la CGT étaient sommés de se montrer compréhensifs avec tous les humains coincés dans un temps intempestif !

 

Au même moment, les hôteliers de Berlin, de Paris, de Milan et dans une moindre proportion ceux de Londres, révisèrent à la hausse leurs tarifs de nuitées. A Milan, le prix des chambres doubla, atteignant la coquette somme de 240 Euros pour des prestations ordinaires. Ce phénomène fut observé dans les autres capitales européennes avec des variations de 50 à 90% des prix. Toutefois, cette flambée opportuniste des coûts ne suscita pas les mêmes commentaires : on évoqua ces comportements de marché noir comme de simples ajustements de la loi de l’offre et de la demande, réservant la prime de l’infamie à l’égoïsme corporatiste des travailleurs du rail !

 

Scénario presque identique avec celui des conflits sociaux et des révoltes qui secouent et secoueront plus encore demain, les peuples de pays contraints à des cures brutales d’austérité afin de rétablir le crédit de leurs finances publiques et que l’œil cyclopéen des Marchés assimile à des « Rogue-States » truffés d’obligations pourries. La Grèce est traînée devant cette Pythie « infaillible » qui a élu domicile dans les commissions d’annotation des dettes et déficits nationaux.  Et du coup la contrée d’Homère et de Platon se retrouve dans le collimateur de cet Augure sombre et sec qui distribue les bons points et les mauvaises notes. Ces Grecs et ces Portugais, ne voyez-vous pas qu’ils sont pareils aux cigales qui se gèlent quand les premiers frimas surviennent alors que les fourmis laborieuses et prudentes font face à la bise glacée et récoltent les premiers prix de conduite ? Il s’en faudrait de peu, de très peu pour que les grévistes grecs et portugais soient accusés d’être les principaux responsables de l’endettement ruineux de leurs pays, en menant grand train de vie !

 

Quand Monet, Schumann et les autres pères fondateurs de l’Europe réfléchirent à l’alliage requis pour forcer l’unité des peuples européens, ils le trouvèrent  initialement dans une communauté du charbon et de l’acier. C’est du côté de l’industrie lourde et de l’énergie que se forgea le noyau dur européen. Par cette mise en commun de ressources économiques essentielles, la solidarité de fait des peuples européens du premier cercle était autant encouragée que contrainte. Non pas que les instituts et les échanges culturels aient été considérés dans l’esprit des fondateurs comme anecdotiques ou secondaires, mais bien parce que ces derniers avaient eu tout loisir de mesurer ce fait fondamental : le cosmopolitisme affirmé et naturel des élites culturelles de l’entre-deux guerres n’avait nullement pénétré les masses européennes. S’il allait de soi que Musil, Kafka, Sartre, Gide, Valéry, Breton, Manet, Monet, Matisse, Picasso, Dix, Kirchner, Kandinsky ou Modigliani, faisaient partie du même monde transnational de l’esprit ou des arts, il était malheureusement tout aussi évident que leur génie sans frontières n’avait pas pesé lourd face au déferlement des passions nationales dans les années 1930 et 1940.

 

Ainsi, la matrice économique s’imposait aux leaders du projet européen d’après-guerre pour accroître le sentiment d’une destinée partagée et nécessaire des peuples du vieux continent.

 

Quand, cinquante ans après, et alors que l’Europe s’était considérablement élargie et enrichie et n’était plus dominée par les conséquences politiques de la seconde guerre mondiale, ce fut encore du côté de la raison économique et plus encore financière que l’on chercha l’alliage fédérateur. Mais la création d’une monnaie commune, assortie d’un pacte de stabilité, surréaliste en cas de crise (or l’économie de marché est nécessairement une économie de crises) révéla douloureusement le fiasco, sinon la faillite du projet européen. Parce que l’URSS avait implosé, on avait cru à la stabilité définitive, indiscutable de l’Europe, à la disparition des ennemis. Le sommeil politique fut profond. Plus dur en est aujourd’hui le réveil.

 

La cité de Sighetu Marmatiei (Shiget) à la frontière roumano-ukrainienne est la ville natale d’Elie Wiesel. Elle possède un « Musée de la Pensée arrêtée », sorte de vaste mémorial dédié aux victimes roumaines du communisme et aménagé dans une ancienne prison. Le communisme y est décrit et exhibé comme une machine féroce et criminelle, sous des traits assez semblables à ceux que nous utilisons généralement pour dépeindre le nazisme. Ce lugubre pénitencier souligne parfaitement la masse des exactions et des meurtres commis par la Securitate et le régime de Ceausescu : les cellules sombres qui se pressent sur trois étages racontent les basses œuvres des assassins communistes contre la monarchie, les minorités ethniques, les religieux, les intellectuels, les artistes, et tous ces sans grade du peuple roumain auxquels cet exhaustif devoir de mémoire s’efforce de rendre un nom, parfois une figure.

 

Mais la mémoire de ce lieu paraît borgne ou amputée. Disparus, les pogroms antisémites des gardes de fer d’Antonescu, volatilisée la longue nuit de la collaboration roumaine avec l’Allemagne hitlérienne ! A Shiget, en 1939, quarante pour cent de la population était juive. Le musée de la pensée arrêtée a un magnifique nom. Mais la pensée ne s’est-elle pas arrêtée bien des années avant le communisme ?

 

En Israël, à Jérusalem, le Centre Simon-Wiesenthal souhaite ériger un Musée de la tolérance, un Centre de la dignité humaine à l’emplacement d’un antique cimetière musulman, la Mamilla, sous la terre duquel reposent les ossements des aïeux des plus grandes familles palestiniennes, mais aussi ceux de plusieurs milliers de soldats de Saladin et d’érudits musulmans du haut Moyen-Age. Certes, la partie du cimetière musulman de la Mamilla qui doit abriter le musée de la tolérance est depuis de nombreuses années le siège d’un parking, mais symboliquement, ce terrain est « intouchable ». Le conflit entre les concepteurs du Musée qui ont le droit administratif de leur côté et les familles palestiniennes scandalisées par la « profanation » du cimetière n’est pas réglé. Mais à quoi bon ériger un musée de la tolérance dans un endroit qui ravive toutes les intolérances et les discordes ? L’occultation de l’ossuaire musulman de la Mamilla par un Musée de la tolérance israélien n’est sans doute pas de même nature que le déplacement ou l’effacement des tombes juives des villes moldaves de Balti ou de Chisinau, mais un tel choix rejoint celui du Musée de la pensée arrêtée de Shiget. Quelle que soit la vertu didactique ou émotionnelle de son futur contenu, quel que soit son objectif d’universalité, le centre Simon Wiesenthal excite avant sa naissance les rancoeurs, les ressentiments et les haines. Et il échoue de la sorte à être un pont entre les peuples qui vivent à Jérusalem.

 

La Cité de glace de l’Europe et Bruxelles noyé dans le brouillard linguistique, le confinement des boyaux enterrés de la multitude et la grâce des expositions de surface, les cendres du volcan islandais et le marché noir des petits profiteurs, la fossilisation des colères populaires et la survie de la zone Euro, le musée de la pensée arrêtée de Shiget et le musée de la tolérance de Jérusalem, que d’angles de vue tronqués ou partiaux ! Et combien nous manque une vision plus large, plus bienveillante, plus audacieuse ? On en vient à se demander si la seule vision panoramique de la terre n’est pas en définitive celle des cosmonautes de la station spatiale internationale. On aimerait de la sorte pouvoir se convaincre qu’il existe au moins une poignée d’hommes et de femmes dont le cœur bat à l’unisson pour notre planète et tous ses habitants. Mais il nous vient aussitôt à l’esprit cet énoncé terrible et radical d’Husserl : La terre ne se meut pas ! C. C. (Mai 2010)

Politique de l’amitié (3)

Approches du texte de Derrida :
« Politiques de l’amitié »

Troisième fragment

par Noëlle Combet

Ce troisième fragment sera consacré au constat de Derrida : l’exclusion du féminin dans les “grands’’ textes qu’inspire une pensée philosophique et politique ; double exclusion, écrit-il plusieurs fois : celle de l’amitié entre une femme et une autre femme, celle de l’amitié entre un homme et une femme.

La « peut-être venue de l’autre-femme » pourrait-elle annoncer en même temps qu’un renversement  d’amitié passant  par la reconnaissance de l’altérité et des différences  sexuelles une démocratie qui n’est pas encore là ? L’attention accordée  à l’exclusion de l’amitié au féminin est la toile de fond de cette analyse que mène Derrida, analyse  minutieuse de la culture politique telle qu’elle apparaît traditionnellement, et jusqu’à nos jours :

« La démocratie s’est rarement représentée elle-même sans la possibilité au moins de ce qui ressemble toujours, si l’on veut bien déplacer un peu l’accent, à la possibilité d’une fraternisation. La phratriarchie peut comprendre les cousins et les sœurs, mais, nous le verrons, comprendre peut aussi vouloir dire neutraliser. Comprendre peut commander par exemple, d’oublier avec“ la meilleure intention du monde’’ que la sœur ne fournira jamais un exemple docile pour le concept de fraternité. […]

Que se passe-t-il quand, pour faire cas de la sœur, on fait de la femme une sœur ? Et de la sœur un cas du frère ?

Telle pourrait être l’une de nos questions les plus insistantes, même si, pour l’avoir un peu trop fait ailleurs, nous évitons de convoquer ici Antigone, ici encore toutes les Antigone de l’histoire, qu’elles soient ou non dociles à l’histoire des frères qu’on nous raconte depuis des millénaires » (Histoire des frères à entendre aussi comme « histoire de l’amitié », l’ami apparaissant ainsi que Derrida l’indique à de nombreuses reprises, comme frère d’élection).

Je ne reprendrai que quelques exemples de l’exclusion du féminin telle qu’elle apparaît dans les textes de nombreux auteurs que convoque Derrida, ici et ailleurs sur cette question : outre Aristote, Montaigne, Nietzsche, Carl Schmitt, Michelet auxquels je reviendrai ici, il évoque Platon, Freud, Lacan, Kant, Hegel, Heidegger Levinas…

La question essentielle reste de savoir ce que l’on pourrait attendre d’une autre conception de l’amitié, telle que les deux premiers fragments l’ont déjà dessinée sous la figure de l’aimance ou du peut-être, une autre conception qui serait accueillante au féminin en tant qu’autre. Cette question, on peut l’entendre dès les premières pages de « Politiques de l’amitié » : « (Je dis cela au masculin [l’ami, il, etc.] non pas dans la violence narcissique ou fraternelle d’une distraction mais pour annoncer une question qui nous attend, justement la question du frère, dans la structure canonique, c’est-à-dire androcentrée de l’amitié.) »

Il la réitère un peu plus loin :

« (Vous n’aurez peut-être pas manqué d’en prendre acte : nous écrivons et décrivons les amis au masculin, au neutre – masculin. N’y voyez pas une distraction ou un lapsus. Ce serait plutôt une manière laborieuse de creuser le sillon d’une question. Par elle nous sommes peut-être portés depuis le premier pas : qu’est-ce qu’une amie et l’amie d’une amie ? Pourquoi «  nos » philosophies et « nos » religions, notre « culture » reconnaissent-elles si peu de droit irréductible, de signification propre et aiguë à une telle grammaire ?) »

Oh amies, il n’est nulle amie
Le “ laissé pour compte’’  du féminin dans de nombreux textes consacrés à l’amitié

Il y a, selon Aristote (« Ethique à Eudème ») trois sortes d’amitiés : la première, supérieure aux deux autres, est fondée sur la vertu, la deuxième, sur l’utilité (amitié politique par exemple), la troisième, sur le plaisir.

Bien sûr, cette distinction est trop « catégorielle » pour ne pas appeler de multiples questions ; par exemple, si la démocratie doit créer le plus d’amitié possible, comment ne passerait-elle pas, à un certain degré d’accomplissement, de la seconde forme à la première ? Où se place le féminin selon Aristote ? La seconde forme d’amitié inclut, selon lui, la famille. Dans l’« Ethique à Eudème », il n’en apparaît que deux figures : d’une part entre frères, d’autre part entre père et fils. « Ni femme ni sœur ne sont nommées » constate Derrida. Et il ajoute : « Cela ne signifie pas que toute amitié soit simplement exclue, en général, entre l’homme et la femme, l’époux et l’épouse. Simplement, voici l’exclusion, une telle amitié ne relève ni de l’amitié familiale […], ni, bien sûr, de l’amitié par excellence, l’amitié première ou de vertu. C’est une amitié fondée sur le calcul de l’utile, une amitié de mise en commun. »

Cette amitié entre époux peut prendre la forme du plaisir, mais c’est une vertu mineure d’amitié, selon Aristote. Il arrive même que l’amitié première s’y rencontre quand chacun jouit et se réjouit de la vertu de l’autre. Mais ce lien ne dure pas : au- delà des enfants qui sont, selon Aristote le bien commun, ce lien se dénoue.

Le noyau stable de la famille est le rapport entre le père et les fils, ou entre les frères. Voici donc le féminin généralement exclu de l’amitié première.

Par la suite le “modèle’’ chrétien n’entraînera pas de modification au contraire semble-t-il ; et à la psychanalyse qui s’est révélée novatrice en donnant une priorité à la sexualité, il n’est cependant arrivé dans ce champ, rien de bien nouveau, pas encore peut-être, énonce Derrida, à moins que ce qui lui arrive soit que rien ne lui arrive.

Le modèle familialiste et phallocentré reste bien évident dans « Totem et Tabou » de Freud comme dans cette sorte de figure trinitaire que représente le « nœud borroméen » lacanien :

Réel/Symbolique/Imaginaire ; certes, un père, des frères, une femme peuvent se trouver dans chacune des trois consistances  mais on peut facétieusement imaginer qui a une place privilégiée dans chacune ; d’autre part, la prévalence théorique du Symbolique reste bien évidente dans ce qui se transmet de Lacan, malgré quelques avancées généralement mal prises en compte par les fils de Lacan. Quelques uns, peut-être et quelques unes qui ne seraient pas alors des cas du frère font exception. Bien sûr, ceci  ne concerne pas la pratique : dans la clinique, en général, comme chacun sait, ça ne cesse pas d’arriver.

On peut penser que d’Aristote à Montaigne, la situation s’est encore dégradée : Derrida constate qu’en présentant le mariage comme ce qui n’a, à cette « divine liaison de l’amitié » qu’une « imaginaire ressemblance », Montaigne écarte en silence une amitié hétérosexuelle.

Un lien entre un compagnon et une compagne ou entre deux compagnes ne pourrait  s’égaler à son modèle : le lien entre deux compagnons, frères d’élection. La faute en revient au sexe de la femme et à son  manque de fermeté selon Montaigne : «  Leur âme ne semble [pas] assez ferme pour soustenir l’estreinte d’un nœud si pressé et si durable. Et certes sans cela, s’il se pouvoit dresser une telle accointance, libre et volontaire, où, non seulement les ames eussent cette jouyssance, mais encore où les corps eussent part à l’alliance, où l’homme fust engagé tout entier : il est certain que l’amitié en seroit plus pleine et plus comble. Mais ce sexe par nul exemple n’y est encore peu arriver et par le consentement des escholes anciennes est rejeté. »

Quant au fou vivant, Nietzsche, il n’est pas assez fou encore pour renverser cette tradition, comme l’indiquent les sentences de Zarathoustra dans « De l’ami ». Il est répété trois fois que «  la femme n’est pas encore capable d’amitié »

Michelet marche du même pas : alors que son œuvre vante la démocratie, que son livre « L’Amour » qui s’en veut la base, regorge de bons sentiments à l’égard des femmes, « ruisselle », selon Derrida, « d’une bonté d’homme, de mari de père », on y retrouve l’affirmation d’une insuffisance, d’une immaturité féminine : Michelet écrit : «  Le mot sacré du nouvel âge, fraternité, elle l’épelle mais ne le lit pas encore » (je souligne)

L’on ne saurait s’étonner de l’exclusion radicale du féminin dans l’œuvre de Schmitt : «  Ce qu’une vue macroscopique peut mettre en perspective de très loin et de très haut, c’est un certain désert. Pas femme qui vive. Un désert peuplé, certes, et même, diront certains, un désert noir de monde : oui, mais des hommes, des hommes, des hommes, depuis des siècles de guerre, et de costumes, des chapeaux, des uniformes, des soutanes, et des guerriers, des colonels, des généraux, des partisans, des stratèges, et des politiques, des professeurs, des théoriciens du politique, des théologiens.  Vous chercheriez en vain une figure de femme, une silhouette féminine, la moindre allusion à la différence sexuelle. »

Derrida ajoute que les sœurs, s’il y en a, sont des espèces du genre frère. Et il évoque, sur ce point, par association, la lettre « du grand et bon saint François d’Assise qui ne pouvait s’empêcher d’écrire à une religieuse : “ Chère frère Jacqueline ’’. »

Il serait possible de continuer ainsi longtemps ; mais une liste aurait un goût de récrimination et le sujet devient, à la longue, ennuyeux  sinon douloureusement banal. Cependant, l’analyse de cette  exclusion telle que Derrida la mène, permet de bien en comprendre les formes, les raisons inconscientes et d’éclairer le terrain politique sur lequel nous nous trouvons ; afin d’envisager, peut- être et de travailler la possibilité d’une transformation ou même d’une conversion selon le mot de Derrida sur la pensée de Nietzsche, conversion qui concernerait cette fois le féminin.
En lien avec cette exclusion,
notre culture politique :

Derrida indique, dès l’introduction le constat auquel aboutit ce geste philosophique, unique jusqu’alors, de déconstruction des textes canoniques traitant de l’amitié : «  A revenir si régulièrement sous les traits du frère, enjeu sensible de cette analyse, la figure de l’ami semble spontanément appartenir à une configuration familiale, fraternaliste et donc androcentrée de l’amitié. »

La question posée par ce constat est, indique-t-il, grave pour la démocratie. Il relève plus loin une adhérence de l’Etat à la famille. Il montre que notre « démocratie » fonctionne sur des modèles implicites fondés sur les notions de paternité et fraternité. Il insiste sur ce que ces modèles occultent ou neutralisent dans la reproduction d’un pouvoir à configuration familialiste, indiquant, dans le fait que amitié et fraternité soient consubstantielles l’une à l’autre, la prédominance d’une figure d’homosexualité virile sublime au fondement du phallocentrisme philosophique et politique.

L’amitié virile, en tant que sublime dans les textes qui la célèbrent, apparaît comme non sexualisée, dés érotisée, l’homosexualité étant renvoyée dans l’inconscient. Le modèle androcentré génère la double exclusion du féminin, plusieurs fois énoncée : pas de place dans les grands discours éthico-politico- philosophiques  pour l’amitié entre des femmes ou entre un homme et une femme. Or, selon Derrida, quels que soient les sexes engagés, l’amitié comporte l’érotisation et ne serait pas désexualisée sans dommage.

En contrepoint, Derrida, nous l’avons vu, propose une pensée du peut-être empruntée à Nietzsche. Ce peut-être pourrait ouvrir à un avenir différent mais encore improbable. Derrida énonce que cet imprévisible à venir ne serait pas en opposition avec les apories rencontrées dans les textes évoqués mais serait exigé par elles, les excéderait, et, les dépassant permettrait d’enrichir l’héritage. Une altérité nouvelle serait à penser, « sans différence hiérarchique à la racine de la démocratie, écrit-il. Cette démocratie libérerait une certaine interprétation de l’égalité en la soustrayant au schème phallogocentrique de la fraternité. »

Ainsi qu’il l’a plusieurs fois proposé, il y faudrait une autre façon d’être en amitié, incluant la rareté, l’anticipation du deuil et la solitude, ouvrant à une amitié au féminin, en lien avec l’image d’une communauté sans communauté  (cf. le premier et le second fragment où l’on voit bien qu’il découvre peu à peu l’ombre de cette autre communauté  à l’intérieur même des textes qu’il déconstruit).

 

Il affirme plus loin :  « Le “il n’y a pas d’ami’’ peut et doit se charger de la plus nouvelle et la plus rebelle des significations : il n’y a plus d’ami au sens ou la tradition nous l’a enseigné. » Mais cette signification rebelle ne va pas sans l’affirmation et la réaffirmation d’un héritage, « toujours capable d’être enrichi » selon Maurice Blanchot qu’il évoque sue ce point. Il insiste sur la nécessaire reconnaissance du féminin dans l’amitié, indiquant que « la condition sans femme, c’est la flambée monacale de l’esprit, la “ philosophie’’ » qui parfois prend un peu son élan dans un peu de misogynie (ce peut être de la misandrie dans la communauté féminine.) »
En ce qui concerne  la philosophie, l’on voit bien que des femmes philosophes au début du XXème siècle, comme Hannah Arendt, Simone de Beauvoir, Simone Weil, restent marquées par des modèles masculins. Il faut, pour percevoir des accents nouveaux, se tourner plutôt vers les textes anglo-saxons, en particulier ceux de Judith Butler.
Au cours d’un entretien accordé au « Monde » à propos de « Politiques de l’amitié, Derrida indique qu’il ne s’agit pas de nier la possibilité d’une amitié entre deux femmes ou entre un homme et une femme mais d’en indiquer l’absence dans les textes ayant trait à l’amitié et il en appelle à la nouveauté dans l’avenir. Ainsi, dans un ouvrage ultérieur, « Prégnances », il propose : « Et pourquoi ne pas inventer autre chose, un autre corps ? Une autre histoire ? Une autre interprétation ? »  Et il intitule une conférence prononcée au Brésil : « le peut-être d’une venue de l’autre-femme ».
En attendant cette possible venue, lorsque Derrida évoque le mouvement qui porte, dans notre actualité à se libérer des schèmes familiaux traditionnels, il évoque la  « communauté désoeuvrée », de littérature, de poésie, d’aimance, à travers Georges Bataille, Maurice Blanchot, Michel Deguy, qu’il cite : « La plupart des hommes n’auront existé que par et pour leur famille ; où nous vivions et mourons en étant aimés, commentés, un peu déplorés.

Parmi les tentatives désespérées pour exister outre famille : écrire ou…aimer ; qui emporte, altère, adultère. De l’Autre, un autre vraiment autre nous ravit : c’est un dieu. Et voyez, à peine se sont-ils arrachés à la famille par amour, ils font une famille. A moins qu’ils ne meurent en s’aimant, aimant à mourir, Tristan et Juliette, c’est l’alternative que leur laisse la littérature.

(Rappelle-toi, dit la querelle conjugale, que nous ne sommes pas de la même famille. Et c’est  pourquoi nous n’avons jamais tout à fait parlé de la même chose.) »

Le peut-être d’une venue de l’autre femme en lien avec la communauté de ceux qui sont sans communauté  comporterait une promesse : l’éventualité d’une autre démocratie à venir.

Mais n’oublions pas que la pensée du peut-être, pour Derrida reste liée à de l’imprévisible…Le futur est, selon lui prévisible ; pas l’à venir. Nous pouvons dire aujourd’hui que  nous nous trouvons encore dans l’improbabilité de ce qui viendra. L’autre femme s’annonce-t-elle dans les gender studies ou dans les questions soulevées par la pensée queer ?

Dans sa conférence « le peut-être de la venue de l’autre-femme » Derrida évoquait ces manifestations actuelles du « féminin », mettant leur insistance en lien avec le  la méconnaissance de la question dans le passé. On peut aussi les mettre en perspective avec des pratiques actuelles puisque désormais, l’intersexuation étant généralement méconnue, la féminité doit être validée, dans le champ sportif par exemple, testée ! On va vous dire si vous êtes une femme : ainsi pourrez vous apparaître comme telle, même si vous n’en avez pas le « style ». Quel style ? Comme si le genre apparaissait dans des signes manifestes qui effaceraient la place du disparaître, de l’incertitude, de l’oscillation.
Nous sommes là aux antipodes de la peut-être venue.

De ces textes, ces questions, surgit la nécessité d’accepter la différence sexuelle au-delà du masculin et féminin.

Dans « Ni homme ni femme. Enquête sur l’intersexuation » le journaliste indépendant Julien Picquart veut croire qu’ « une autre approche des variations du développement sexuel est possible, via une autre conception du sexe et du genre, une autre définition de l’humanité »
Sortirait-on ainsi, peut-être, d’une conception phallocentrique des sexes ? A condition toutefois que l’affirmation des « genres » ne reconduise pas à des communautés exclusives, rejetant l’hétérosexualité comme ce fut le cas de groupes homosexuels ou féministes.
La question centrale semble donc bien être celle de l’esprit communautaire fraternel avec lequel les plus grandes distances seraient à prendre pour une démocratie digne de ce nom. Mais l’on voit celui-ci se durcir à nouveau, aujourd’hui, entre des frères de foi, de combat, de fanatisme et même dans divers groupes sociaux (esprit de chapelle, dit-on.)

Nous ne pouvons donc que continuer à appeler de tous nos vœux la communauté de ceux qui sont sans communauté.

D’autre part, nous avons désormais affaire à des formes diffractées de l’autorité et ces pouvoirs décentralisés se manifestent souvent sous des formes encore plus oppressives que celles de l’Etat, imitant ce dernier, singé jusqu’à la caricature. Et celui-ci actuellement, ne se soucie guère d’amitié démocratique en France.  Certaines instances décisionnaires locales, administratives  ou commerciales font du zèle reconduisant l’allégeance des fils au père ; qu’il puisse s’agir de  filles du père   ne change rien à l’affaire : l’on retombe sur des sœurs qui sont des « cas du frère » et le féminin n’est toujours pas au rendez-vous. Il reste du côté de l’exclusion. Donc, la démocratie reste encore désespérément de l’ordre du peut-être alors que, comme le prophétisait Nietzsche, tout va très vite maintenant. Faudra-t-il s’en remettre, hors de tout esprit communautariste, à des initiatives de la  société civile , les groupes d’opposition reconduisant les mêmes schémas ? Peut-être.

La conclusion de Derrida, que je cite pour clore ce fragment, reste d’actualité :

« Car la démocratie reste à venir, c’est là son essence en tant qu’elle reste : non seulement elle restera indéfiniment perfectible, donc toujours insuffisante et future mais, appartenant au temps de la promesse, elle restera toujours, en chacun des temps futurs à venir : même quand il y a la démocratie, celle-ci n’existe jamais, elle n’est jamais présente, elle reste le thème d’un concept non présentable. Est-il possible d’ouvrir au « viens » d’une certaine démocratie qui ne soit plus une insulte à l’amitié que nous avons essayé de penser par-delà le schème homofraternel et phallogocentrique ?

Quand serons- nous prêts pour une expérience de la liberté et de l’égalité. »

Il me semble important d’ajouter, compte tenu de la pensée de Derrida, que cette égalité ne serait pas unificatrice, qu’elle resterait soucieuse des différences qu’elle ferait l’épreuve respectueuse de cette amitié-là qui serait juste au-delà du droit, c’est-à-dire à la mesure de sa démesure ?

 

Construire sans relâche la démocratie va donc, selon Derrida avec une déconstruction des discours philosophiques, politiques, anthropologiques  et sociaux qui, se fondant sur la paternité et la fraternité reproduisent un pouvoir à configuration familialiste dont le féminin est exclu.

D’autres modes de relation sont à inscrire dans une pensée nouvelle de la démocratie délestée de ses paradigmes généalogiques. Derrida propose que cette pensée nouvelle soit animée par l’aimance, mot inventé par Abdelkébir Khatibi et qu’il reprend en de nombreuses occurrences.  Cette aimance, dit-il au cours d’un colloque consacré à « Politiques de l’amitié » excède la phénoménologie et la rhétorique.

Elle suppose le renoncement à la présence de l’autre, le consentement aux interruptions du lien dans le respect de ce qu’il y a en l’autre d’inappropriable. Même si une telle visée est inacceptable jusqu’au bout, il ne pourra y avoir une éthique relationnelle et donc sociale si nous ne nous efforçons pas de nous y assujettir autant que possible en reconnaissant l’impossible de ce possible : fluctuations et contradictions qui font l’humanité vivante. N.C.

Rigueur c/ exactitude

par Alain Laraby

Le titre du livre d’Imre Toth, Liberté et vérité[1], annonce la couleur : la liberté prime sur la vérité. La seconde partie de l’ouvrage, consacrée à la philosophie mathématique de Frege, démontre cette prévalence au sein même de la discipline où, selon Frege, la vérité devrait être la limite de la liberté.

L’unicité de la vérité

Au cours du XIXe siècle Boole, De Morgan et Pierce Frege commencèrent de réformer la logique aristotélicienne qui prétendait réduire toute raisonnement, à base d’inférences, à un syllogisme.

Boole rapprocha la logique de l’algèbre où les seules valeurs numériques possibles sont 0 et 1 (algèbre binaire). De Morgan  s’intéressa aux propriétés des relations (par ex. la symétrie : si xRy, alors yRx, comme pour « aussi chaud que »). Pierce introduisit un symbolisme original, à l’aide d’indices, pour les relations entre individus (par ex. Aij pour « i aime j », les quantificateurs (pour désigner des expressions comme « tous les… » ou « certains… ») et les tables de vérité dans lesquelles une proposition complexe est définie en fonction des valeurs de vérité des propositions élémentaires qui la composent.

A la fin du siècle, Frege achève ce mouvement de réforme. Il remplace la logique prédicative par la logique propositionnelle. La prédicative, propre à l’aristotélicienne, s’efforçait de rattacher un prédicat à un sujet (par ex. l’adjectif bleu au sujet ciel, dans le ciel est bleu). La propositionnelle qualifie simplement les énoncés de vrais ou de faux.

Imre Toth ne conteste pas que Frege fonde la logique contemporaine. En revanche, il met en cause la réduction par Frege de la vérité mathématique à une certaine vérité logique qui entend tout soumettre à l’alternative sévère : ou l’un ou l’autre. Si A n’est pas, alors non A est vrai. Il n’y a pas d’autre issue. Pour Frege, la vérité est une, cohérente, exclusive. Elle est euclidienne, des axiomes aux conclusions.

S’il y a lieu de choisir les axiomes, faisons-le d’une façon qui ne manque pas d’associer sens (Sinn) et référence (Bedeutung). (Imre Toth, p.89). Dans le langage courant, le sens d’un mot est le sens qui varie selon les interlocuteurs et la nature de l’auditoire. On parlera équivalemment de connotation. La référence est le sens rendu par le dictionnaire. On parlera, dans ce cas, de dénotation. Le mot « bourgeois » par exemple a plusieurs connotations selon les publics et l’histoire des nations. En arithmétique, le nombre 6 (la référence) peut aussi être donné de deux façons différentes (par ex. 2+4, ou 2×3). De même, deux énoncés distincts (par ex., « Brutus a tué César », et « César a été tué par Brutus »), ont la même référence, la même valeur de vérité donnée à travers deux sens différents, deux manières de dire la même chose.

La référence est la pierre de touche du Vrai. Voyez le Ve postulat d’Euclide (E). On peut varier son énoncé, mais la référence demeure la même : par un point pris hors d’une droite, on ne peut tracer qu’une parallèle à une direction donnée ! Ce postulat étant posé (la raison est condamnée à l’admettre), les conséquences découlent d’elles-mêmes par une suite d’inférences (le si, alors supra). En-dehors de ce postulat, point de salut : on ne peut définir autrement la direction en mathématiques.

 

L’être et le néant

Imre Toth compare Frege à Parménide qui déclarait dans l’antiquité : « Jamais tu n’imposeras l’être au non-être » (p.90).

Frege n’a jamais nié l’existence d’êtres mathématiques comme les nombres irrationnels ou imaginaires, mais il reproche aux mathématiciens modernes le droit de les fonder sur une décision du sujet. Ses contemporains, Dedekind, Cantor, Hilbert, définissent les notions comme ils l’entendent, et non comme l’exige la raison obéissant à la logique (p.70). Si on suivait Hilbert, la géométrie non-euclidienne de Bolyai, Lobatchevski et Riemann auraient le même droit de cité que la géométrie d’Euclide. Or, on ne peut dire que E est en même temps non E, sauf à tomber dans l’erreur. Il faut, comme à l’armée (celle du Kaiser Guillaume II, autocrate sous l’éternel), redresser ces conceptions erronées, dépendantes de l’humeur d’esprits dévoyés. La géométrie euclidienne est de l’ordre de l’être. La non-euclidienne, du néant (les triangles non euclidiens forment un ensemble vide). Entre l’être et le néant, il n’y a pas de place pour le non-être.

Toute sa vie, Frege s’est cramponné à l’idée que la vérité relève d’une conception claire et univoque. A l’avènement de la République de Weimar, le tumulte des idées, dans tous les domaines, fit chanceler sa pensée. Il n’était pas loin d’alimenter la rumeur qu’il y avait un complot entre le socialisme et les juifs. Ne fallait-il pas distinguer avec certitude les juifs des non-Juifs ? Ah ! Une bonne définition du « Juif » devrait permettre de résoudre bien des problèmes… Par ex., pour identifier un Juif, il suffirait de leur appliquer un signe de reconnaissance (« muss man ein Kennzeichen angeben können, aus dem man sicher einen Juden erkennen kann », écrit Frege le 30 avril 1924). (Imre Toth, p.140).

 

De la négation de Frege à la vraie négation

Frege rejette la géométrie non euclidienne qui désigne par le mot « droite » ce qui est en fait une « courbe ». Allons, soyons sérieux : la droite ne peut-elle pas être droite que dans l’espace d’Euclide ? Le triangle (dont les côtés sont des lignes droites) n’est-il pas nécessairement euclidien ? Frege ne peut admettre qu’il existe simultanément un monde géométrique euclidien et un monde géométrique non-euclidien. (p.126)

Comme le rappelait Alfred Korzybski, « la carte n’est pas le territoire ». Frege commet lui-même une erreur logique en omettant cette distinction. Les cartes euclidienne et non-euclidiennes ne sont nullement exclusives. Dans le plan absolu, on peut projeter une géométrie à la Lobatchevski en considérant comme carte le disque ouvert de Poincaré. On peut aussi y projeter une famille de cercles de Möbius qui ont un point fixe commun. Cette autre carte représente la géométrie euclidienne.

La position de Frege est inconsistante. En opposant un Nein ! à la cohérence qui le dépasse, il est victime de la rigueur dont il se veut le défenseur. La rigueur ne saurait se substituer à l’exactitude appelée, en mathématiques, à se renouveler sans cesse. Le nombre « irrationnel » √2 est la mesure de la diagonale du carré. La géométrie non-euclidienne produit des théorèmes comme l’euclidienne.

 

Par delà vrai et le faux : le sujet connaissant

Frege a tort de croire que l’extension de la logique absorbe celle de la raison. En philosophie, il confond le sujet empirique (celui que Hume avait réduit à un « bundle of impressions ») et le sujet connaissant (appelé « transcendantal » par Toth dans la lignée de la pensée allemande). Le non de la géométrie non-euclidienne procède du sujet qui dit « non » au Nein ! qui passait pour l’unique réalité. Le sujet cognitif d’Imre Toth fait penser au sujet néantisant de Sartre. Du combat entre l’être inerte et le néant (le sujet, ce défaut dans le diamant du monde, disait Merleau-Ponty), surgit le non-être. Sartre se contentait de transformer le sujet en pro-jet. Toth est davantage cartésien. Le sujet n’est pas seulement créateur de lui-même, mais de la vérité mathématique.

La clarté, qui obsédait (et aveuglait) Frege, ne saurait à elle seule revendiquer l’évidence. Descartes  parlait de vérité claire et distincte. Toth va plus loin. La vérité mathématique est claire et distincte quand elle a l’apparence de l’être, confuse et indistincte (indéterminée) dans les limbes du non-être. A l’instar de Socrate, il appartient au mathématicien d’aider l’accouchement de la vérité qui attend à être.

On en revient à la référence. Ce qui est dénoté (par ex., √2) est ce qui désigné comme tel par le sujet. La référence ne renvoie plus au monde préexistant des nombres rationnels, mais au monde du non-être dont le passage à l’être est assuré par une décision du sujet connaissant. C’est lui qui assigne une valeur existentielle au nombre irrationnel, au nombre imaginaire (si « impossible » qu’il puisse être !), à la géométrie non-euclidienne, etc. (pp.91-95).

Frege parlerait d’une régression, car on retomberait dans l’attribution d’un prédicat à un sujet. Ce serait ne pas comprendre Imre Toth qui milite pour une réintroduction du prédicat ontologique et non syntaxique (réduire le prédicat à un attribut est aussi abusif que de réduire le sujet au sujet logique). Une telle tentative ferait preuve d’un esprit négativiste, à l’instar de Méphistophélès qui se désigne lui-même dans Faust comme « l’esprit qui nie ». N’en déplaise au gardien de l’ordre et du positif, c’est cet esprit qui crée les nouvelles mathématiques.

Pur caprice ? Non, contrairement à ce qu’affirme Frege, ce n’est ni l’arbitraire, ni l’anarchie qui prévaut en la matière. La liberté invoquée par Toth est spinoziste. Elle rime avec la nécessité. Elle relève aussi de l’ordre, non pas réactif et réactionnaire, mais progressif, accomplissant, non pas ce qui doit être, mais ce qui doit naître. La décision du sujet n’est pas celle d’un tyran. Elle aide la vérité à s’élargir. Une fois créée, elle se détache de lui. Impossible de la biffer d’un trait de plume pour revenir aux maths d’antan. Peut-on imaginer un monde sans √2, sans i2 = -1, sans un triangle dont la somme des angles peut être inférieure ou supérieure à deux droits ?

 

La boîte de Pandore

Frege voulait corseter, non seulement les mathématiques, mais leur histoire faite de discontinuités créatrices. Autant enfermer la pensée dans une boîte par crainte qu’elle ne s’échappe et répande le mal alentour. Mais le mal est dans la boîte, non dehors. Son impuissance à être la ronge, tant elle l’empêche de donner un nom au non-être. Si le sujet est un Prince, c’est un prince charmant. Sa voix est celle d’un Fiat lux qui éclaire d’autres mondes cadenassés par une logique qui outrepasse ses droits de polir la vérité. Imre Toth relate ce conte de fées avec un art sans pareil.

 

Post-scriptum

Imre Toth nous a quittés le 11 mai 2010. Il avait relu le présent article. À cette occasion, il m’avait montré l’ouvrage qu’il venait de publier en allemand : une synthèse de son œuvre sur les prémices de la géométrie non-euclidienne dans la pensée grecque ancienne. Aussi savant qu’il fût, l’histoire des mathématiques ne l’intéressait pas pour elle-même. À travers elle, il appréciait la profondeur, la fécondité et le dépassement de ce qu’il appelait le sujet. Autant, et sinon plus que tout autre domaine, les mathématiques manifestaient pour lui la liberté de l’homme à produire du nouveau, à assurer le passage du non-être à l’être. La mention nécrologique parue dans le journal Le Monde résume sa pensée. Omnis negatio est creatio, nous dit-il d’outre-tombe. La négation : il m’avait souvent fait part de son étonnement que dans tout groupe humain, il y a toujours quelques individus qui opposent un non, même sous la pire tyrannie. Ebloui, il voyait dans ce non la création d’un autre ordre, irréversible : celui de la pensée et de ses valeurs : – la liberté, la dignité, la transcendance de l’homme. A.L.

 

Alain Laraby vient de quitter le barreau (Paris, Londres) pour entrer au service du Ministère des Affaires étrangères. L’élargissement de ses activités n’est pas une première : il fut assistant en Faculté de droit, assistant parlementaire au Sénat, et expert visiteur auprès d’organisations internationales. Par sa formation scientifique, il collabore régulièrement à la revue de mathématiques, Quadrature.

 

[1] Imre Toth, Liberté et vérité. Pensée mathématique et spéculation philosophique, Editions de l’éclat, Paris, Tel Aviv, 2009, 142 pages.

Métamorphoses

par Noëlle Combet

Impromptue, la pensée

chenille à la pointe de l’herbe,

ondule en serpentin jusqu’à ce nuage, là,

s’offre en cerf-volant

à la main de la fillette

qui jouait à la marelle,

s’enchantant de l’illusion

du paradis ;

court dans la tête des humains,

les affole,

échappe à leur prise dogmatique,

fait poussière des idoles ;

se dépose à l’extrémité de l’arc en ciel,

là où les métamorphoses

font jeu de quilles des concepts ;

se dirige vers l’hospitalité

des portiers de l’ouvrance,

les mène au terme de l’épluchage

à leur noyau indéfectible.

Elle se déploie maintenant

sur les ailes du papillon

sourd,

se délecte de cette surdité ocre orange

salue en passant

l’industrieux pic-vert qui ponctue le temps

Hans der Golembauer

par Jean-Louis Mousset

Wer, wie, wo avec la valise d’osier il avançait les courroies fagotant celle-ci. Des papiers dépassent. Des coins de fer sortent des flancs. C’est lourd,  c’est une sorte de strapasack. Il franchit une porte,  une autre porte,  une cour,  une porte,  une autre cour et c’est l’interminable escalier qui mène là où habitait la vieille Useldinger.

Son mari, mais si, vous l’avez bien connu, celui qui écrivait des livres pour les enfants, des mémentos. Le Pierre, le grand Pierre avec la Vedette bleue. Il monte,  il monte, la valise est lourde ; un étage,  un demi-étage,  un coup à gauche, un autre étage. Il arrive au haut de la rue avec une charrette à bras,  il y a une sorte de mauvaise toile qui entoure des boîtes en tôle,  ça brinquebale,  c’est un bruit de ferraille. Le coiffeur sort. « Non je ne suis pas Messia, je suis le shnorer,  Hans le shnorer. Je vais chez Useldinger meine Grossmutter.»

Les grincements des roues annoncent la charrette à bras. Le coiffeur ouvre tôt non pas pour  coiffer mais pour observer le bonhomme. Il pousse, il souffle,  se rapproche.

« Spion,  du bist ein Spion, was guckst du ? Hast du keinen Shnorer geseh’n ? »

Il passe une porte, une autre porte, l’autre cour. Il monte, remonte et remonte encore. Il accumule là-haut au septième étage et demi voire au huitième,  sous le toit, dans le vieux Judenloch de la grand-mère,  la cache de la cache, derrière des lits, des armoires,  des chaises cassées. Puis il descend le bric- à-brac, le mish mach sur la rue. Des centaines de boîtes de fer ont pris la place. Des vieilles yddishe Ursachen. Dans le mouvement la menorah et les megilha sont sur le trottoir.

Le coiffeur les voit, il court pour crier sur le shnorer.  « Nicht klauen, du Lausbub, du Rauber. Ich will putzen, nur putzen und dann wieder ins Prades. »

Dans cette pièce froide les objets, les objets de la grand-mère avaient  repris toutes leurs places tels les rouleaux de Simon Pierre. C’était ici qu’il faisait ses ablutions et nouait ses tefilim. Puis par une mauvaise trappe il allait vers le grenier. Bruits de quincaille, odeur âcre de résine, certainement le fer à souder,  les ventilateurs ronronnaient. Le camion bleu d’EDF remontait la rue. Le coiffeur sortit sur le pas de la porte. Le chauffeur l’apostropha :

« U.S.E.L.D.I.N.G.E.R » uselledingeai

– Au fond et en haut,  tout en haut »

L’agent EDF :

« Voici le transfo !

Le shnorer :

– Ici près de la porte

– Impossible !

– En haut,  tout en haut sur le toit

– Où?

– Venez ! »
Le toit était un endroit limite. Mais le grand-père, un homme ingénieux avait une potence afin de monter du bois, puis un bâti pour une antenne de radio amateur et enfin une sorte de chaise en fer pour y attacher un râteau de TV monumental. Le transfo fut monté à l’aide de la potence et boulonné sur la chaise. L’agent s’étonna que Hans eût besoin de tant de courant.

Hans demanda un bouton d’arrêt d’urgence, une ligne rapide en cas de panne, d’un tarif industriel. L’agent fut surpris, Hans excédé, le conduisit dans une partie du bouge, là où il y avait déjà 7 murs d’ordinateurs qui ronronnaient. L’agent comprit qu’il avait à faire à ces clients originaux à l’allure bizarre qui consommaient 1000 fois plus que certaines personnes très aisées des beaux quartiers.

Hans sortit son chéquier afin de donner une somme arbitraire sur la consommation de la ligne, plus un RIB pour le prélèvement automatique. Mais l’agent dut d’abord déplier le chèque, identifier celui-ci  comme étant, oh surprise!, de la très sérieuse Golden Sachs, car  ce signe monétaire ressemblait plus à un ticket de métro usagé.

Cette arrivée du schnorer fut propagée, déformée par la rumeur et comme l’homme paraissait pauvre, les braves gens du quartier mandèrent une assistante sociale. Elle frappa à la porte, malheureusement Hans récitait le Shema. La pauvre attendit dans le froid une bonne heure. Elle heurta souvent l’huis. Hans ouvrit en disant qu’il n’était pas sourd,  que ce n’était pas la peine de heurter le bois, comme un agent stalinien du KGB, des RG ou des policiers israéliens en train de rechercher des colons hassidim. Dans le stibl le givre couvrait les carreaux et la jeune femme crut voir sur la vitre des oiseaux s’envolant dans l’azur. Elle s’enquit de la chambre, elle passa par la mauvaise trappe et émergea dans l’allée 1 éclairée par mille diodes du mur d’ordinateurs. Il faisait évidemment chaud. Avançant maladroitement dans la relative obscurité sur quelque chose de doux qui n’était autre que le grand lit de la grand-mère. Un grand lit d’Alsace, sur lequel, on le devinait à peine,  étaient jetés pêle-mêle des livres de mathématiques, de physique, de philosophie, de la kabbale et autres yddishe Ursache.

Plus loin, tout au fond près du bouton d’arrêt d’urgence, plusieurs paquets de flocons d’avoine et de lait en poudre, un grand bol, les flocons gonflaient en attendant l’heure du repas. Elle sortit sans bruit,  laissant Hans dans le bruissement de l’imprimante A3.

Le coiffeur s’approcha de l’assistante ; que faisait donc le bonhomme avec toutes ces boîtes en fer. Elle répondit qu’elle n’avait jamais vu autant d’ordinateurs d’un coup et évidemment il faisait même chaud là-haut. De gros câbles électriques passaient partout mais dans des guides en fer. Le rangement de la pièce aux ordinateurs tranchait avec le capharnaüm des autres pièces; on eût dit deux mondes.

Le magasin situé sur la rue ferma.

Quelques semaines plus tard, un gros camion se rangea et le shnorer sortit. Les vitrines furent démontées soigneusement et de grands cubes blancs glissèrent à l’intérieur.

Les installateurs étaient vifs et muets. Les vitres furent remises en place. L’ancien monte-charge reprit du service. Du magasin sortit un long tube blanc, haut comme un homme allant jusqu’à cette espèce d’ascenseur. Celui-ci était devenu inaccessible pour qui n’était pas dans le magasin ou tout en haut près du transformateur.

Une mauvaise lumière faisait la navette entre le haut et le bas,  le bas et le haut,  mais parfois de haut en haut en arc-de-cercle. Le magasin en façade  s’illuminait d’une façon très vive très peu de temps.

Il payait tout en argent liquide dans le quartier. On disait qu’il allait dans une banque loin de la rue. Un riche fourreur l’aurait croisé place Vendôme, il l’aurait aussi aperçu à Anvers.

Les hassidim l’aimaient bien, mais avaient peur de lui, ils le surnommaient « RAVA ». D’après les rumeurs des êtres artificiels travaillaient avec lui,  certains pigeons chez lui semblaient des anges de givre, d’aucuns pensaient ou avaient vu des violonistes danser sur le toit aux sons d’accords étranges, enfin parfois au matin à la limite de la nuit et du brouillard, des ombres en habits rayés l’aidaient à pousser sa charrette.

Ceci était surtout dit parce qu’il lisait le ZOHAR, le SEFER YETSIRA, et surtout les écrits très particuliers du SHERUBIM. Hans pensait que Rachi connaissait les textes égyptiens et que d’étranges machines avaient été construites dans ces temps reculés et surtout celles de RAVA. Lorsque RAVA dit au Golem : « Retourne chez les saints rabbins », la plupart des commentateurs y virent une manière de désaveu. Mais, pensa Hans, c’était plutôt la surprise d’une expérience trop réussie.

L’automate s’était rendu lui-même chez RAVA aussi fort que les tables magiques d’Hephaïistos. Il savait que les tableaux de lettres étaient des calculs. Hans  grâce aux indications de RAVA, avait pu enfin trouver une des clefs du YETSIRA. Surtout que dans une mauvaise gargotte du DRAA, il avait lu sur un mauvais morceau de journal qu’une trirème avait été retrouvée dans le port de NEW YORK. Le plus intéressant était que celle-ci transportait du vin kasher. Une communauté vivait là et de plus ces vestiges étaient enfouis dans la vase de Brooklyn.

Hans sourit en pensant aux prétentieux Roumis et à leur 1492. De la même manière que les Hébreux et les Phéniciens savaient calculer les longitudes, le robot des rabbins avait trouvé la maison de RAVA.

Aux hassidim qui s’étonnaient de ne pas le voir à la shule, Hans répondit qu’il avait son klaus, stibl et ses golim. Par une nuit sans lune, le coiffeur et d’autres, par l’étage, s’introduisirent dans le magasin. Ils virent les chambres blanches, blocs hermétiquement clos. Klaxons d’alerte ! La pièce rétrécit, et au fond le shnorer ouvre la porte :
« Raus, raus, Spion, Seerauber, Pirate Oben, shalom, shalom Laskarim »…

Penauds, ils repassent par l’étage et s’enfuient.

Deux  nuits plus tard,  une camionnette s’arrête, une ombre ouvre la porte du magasin,  prend un paquet dans une sorte de distributeur à billets. Puis silencieusement, le véhicule repart comme il est venu. Puis, deux jours plus tard, les camions reviennent avec les mêmes ouvriers vifs et discrets. Le magasin reste vide une semaine durant. Il redevient une coquette vitrine  de  vêtements. Le shnorer passe devant la boutique, saluant respectueusement la patronne. D’autres jours, il passait avec sa charrette à bras portant des ordinateurs, puis repassait avec des ordinateurs semblant aussi usagés.

La vendeuse fut surprise quand un homme bien vêtu, sortant d’un véhicule silencieux, demanda des nouvelles d’un homme un peu étrange. Et elle indiqua, dans la cour, le mauvais monte-charge. Un énorme bouton rouge brillait. L’homme pressa. Le grand cylindre blanc se déploya. Un klaxon retentit Une lumière verte clignotait dans la gaine blanche. Hésitant il regardait.

« Herein, kerl, schnell, nicht traumen! Herein! »

L’homme monta. Les machines baissèrent en régime, les lumières faiblirent, quel ogre avide d’énergie fonctionnait dans le quartier ?

Puis l’homme redescendit, salua la vendeuse et esquissa un étrange sourire. Des pigeons, aux vols saccadés et mécaniques, tournaient autour du véhicule. L’engin  glissa plutôt qu’il ne roula dans la rue.

Quant au shnorer, on ne le revit plus, tout au moins dans l’avenue. Là-haut, tout en haut, d’étranges lueurs scintillaient et les pigeons chantaient comme des rossignols ou en fait comme des siporim. J.-L.M.

La moustache du pouvoir

par Noëlle Combet

L’année passée se balance aux branches

Comme les pendus.

On a rasé la moustache du pouvoir :

les pendus tombent des arbres,

courent vers les bois exténués,

l’herbe se recroqueville,

les oiseaux se taisent,

une laie grogne au loin ;

les glands craquent sous les pas ;

deux geais se disputent.

Dans la cité, des enfants s’élancent, violence au poing.

Les souris ont semé les dents de lait.

La moustache du pouvoir a repoussé

en invisible quadrature ;

les mille yeux du pouvoir évaluent,

spéculent,

jaugent la performance.

Les hommes deviennent des chiffres.
Les branches sont encore stériles de l’année à venir.

Commentaire  sur la 35 ème nouvelle conférencede Sigmund

Freud datée de 1933 (1)
« Sur une weltanshauung »(2)

par Elisabeth Lagache

(1) parue en 1984, Gallimard- p. 211 à 243
(2) intervention du 9 mars 10 à Espace analytique, au Séminaire de C.N. Pickmann, l’inconscient freudien.

Avec le mot Weltanschauung, on en a plein la bouche avant d’en avoir plein la tête. Impossible à traduire,  cette construction déconcerte Freud lui-même : « Weltanschauungest, je le crains, une notion spécifiquement allemande dont la traduction dans les langues étrangères soulève sans doute des difficultés… »[1]. Freud poursuit en donnant une longue explication de ce qu’elle est pour lui et reprend au paragraphe suivant : « Si tel est le caractère d’une Weltanschauung…. »

Le mot a pour moi un caractère concis tel, qu’il fait penser à un amalgame (au figuré mélange bizarre, confusion). Le mot  « vision »  auquel s’ajoute « du monde » en français, fait déjà consister quelque chose d’impossible, une visée hallucinée par rapport à l’organe œil, bien trop ambitieuse pour qu’en résulte un réel quelconque ou une facilité de langage façon vérité pouvant se priver de tout déploiement, de toute explication. Même en allemand où le mot ne fait qu’un par mode syntaxique courant dans cette langue, il résonne en heimlich-unheimlich, portée musicale de sens et de sons d’inquiétante étrangeté. Il évoque un mot de rêve, en tout cas pour un Français, une condensation tirée à la loterie de la langue, très interrogeante, comme par exemple « famillionnaire ».

Comment la question se pose-t-elle à Freud ? Je note d’abord qu’il s’agit avec cette dernière nouvelle conférence de la série de 7 qu’il a produites (pour les besoins financiers justement de la cause Verlag), qu’elle vient boucler l’affaire loin des remaniements et précisions théorico-cliniques des 6 précédentes. On est là transportés dans une sphère différente qu’on pourrait nommer « moment de conclure » de ces textes, non dits, articles donc, parties de l’œuvre freudienne. Celui-ci n’est pas sans faire écho – mais écho affaibli – à des textes séparés tels que « L’avenir d’une illusion » (1928) et « Malaise dans la Civilisation » (1929), tous deux de la même époque, époque finale, testamentaire, de la production de Freud.

Un autre texte, le dernier « L’homme Moïse et la religion monothéiste » qui occupe une place spéciale, presque extraterritoriale à la psychanalyse, mais centrale pour l’homme Freud, peut s’évoquer ici, alors que ce texte n’est pas encore « venu au monde » mais en plein remaniement et poursuite en 1934, donc peu après ces conférences.

Valeur testamentaire : Freud en appelle ici à de nombreuses reprises à la « masse », à l’homme commun, soit à tout un chacun, pour que soit entendu partout le sens véritable de cette longue démarche de transmission aux hommes qu’aura été l’invention de la psychanalyse. On pourrait dire qu’il fait de cet homme commun son partenaire dans l’affaireWeltanschauung, la famillionnaire.

On pourrait dire encore que cette estimation de la valeur d’uneWeltanschauung ainsi explorée et discourue, contient, retient, définit et réserve à sa façon une Weltanschauung freudienne, comme l’homme Moïse retient les Tables de la Loi, même si c’est par la négative que Freud répond à la question « la psychanalyse conduit-elle à une Weltanschauung déterminée, et à laquelle ? ». Il y a dans ce texte de l’ultime, du « dernier mot » face à une durée de vie personnelle – comme dans les textes cités plus haut – qui dénie cette valeur comme un possible de la psychanalyse en l’état. Son « non » d’emblée ressemble à un interdit, ou du moins à une protestation radicale, que Freud pense articulée à son souci de scientificité.

J’ai supposé que cette 7ème conférence sous cet angle apparent d’un virage à 180° loin de  touteWeltanschauung encombre la pensée freudienne comme un poisson est embarrassé d’une pomme -expression chère à J. Lacan – . N’est-ce pas que la psychanalyse ouvre à une réponse paradoxalement « weltanschauunguienne » qui est là sans cesse  implicite, et qui se nomme Castration ? Réponse rapide, je sais, à la question de Freud formulée dans le premier paragraphe de la conférence. Il s’agirait de la castration de Freud lui-même et de la castration comme concept, qui se fonde au-delà dans son épistémè. C’est elle qui fait sens ici. Prenons une lettre à Fliess datée du 24.9.1900 :

Cher Wilhelm,

Un grand merci pour ta lettre et la coupure (de journal), je réponds aujourd’hui à cette dernière. Il faut en effet que je m’intéresse à la réalité  dans les sex(1), où il est difficile d’apprendre quelque chose. J’écris lentement la Psychopathologie de la vie quotidienne (erreur-errer (2)). Je vais être obligé de te demander –ce dont je suis tout à fait désolé-  de me renvoyer une lettre de Berchtesgaden, qui contient l’analyse d’un nombre choisi arbitrairement (3). La manière dont les théologiens s’occupent de la chose est pour moi moins choquante que les introductions indignées de nos auteurs, même celle de Krafft-Ebing. En contrepartie, je pourrais encore te recommander C. Rieger, « Castration » (4).

Un rhume des sinus me rend misérable.

Salutations cordiales,                                   Ton Sigm.

1- peut-être « sexualia », choses sexuelles.

2- irren-irre, les deux termes rapprochent l’erreur et l’égarement, irren signifiant se tromper ou s’égarer, l’expression « in die Irre gehen », s’égarer, se fourvoyer.

3- Cf. lettre 211

4- Konrad Rieger, « La castration du point de vue juridique, social et vital » (1900).

 

Dans cet ouvrage – très apprécié par Freud – Konrad Rieger fait notamment mention d’un paysan de village qui, mariant sa fille, publie les bans selon l’usage. Et se cite : M. Schmidt, père de Y, castreur de son état, consent au mariage…etc. Cet office de castreur dans le contexte, fait que cet homme, sachant accomplir sur tels et tels animaux leur castration réelle à des fins d’élevage et de production autres que la reproduction, s’en trouve honoré par la communauté au point qu’il s’en qualifie à l’occasion des bans de sa fille, émergeant ainsi dans la hiérarchie sociale au-dessus du simple paysan…

Et ce serait de par une castration de Freud, l’homme Freud, que l’inventeur Freud aurait fondé la psychanalyse. «Ne me touchez pas pas, ne parlez pas», souffle peu avant cette lettre, l’hystérique Emmy Von R. à l’oreille de Freud. Castration mise ensuite en musique dans la cure et son « cadre » en la place objet « a » d’un analyste pour un sujet en souffrance d’une castration symbolique qui le névrose, mal noué qu’il est dans un symptôme malencontreux.

Ainsi la psychanalyse est-elle une Einführung, Introduction (même terme dans le titre des Conférences que pour le texte d’entrée en scène du Narcissisme), introduction de la castration par la négation constatée, une par une, des images d’un monde hors question, comme on dit « hors d’eau » dans la construction, que sont les Weltanschauungen. Avançons qu’elles sont synonymes de névroses normalisées, normalisantes, normées : les images qui défilent dans leur film découlent de l’image princeps surgie du miroir à son stade, nommé plus tard par J. Lacan. On pourrait l’appeler Stade de l’image, non ? Car au fond c’est l’image qui est le miroir…Quels qu’en soient les attendus ou les effets philosophiques, politiques – le génie, l’homme providentiel, le grand homme, le père[2], « …ce dieu créateur est appelé directement ‘‘père’’. La psychanalyse en conclut que c’est réellement le père, dans la grandeur où il était apparu un jour au petit enfant. L’homme religieux se représente la création du monde comme sa propre origine. » Ou encore les effets religieux – le monothéisme ou toute religion – les Weltanschauungenexpliquent tout : des origines de l’homme – verbales, illusoires et magiques – jusqu’aux préceptes surmoïques d’observance donnant fait et preuve à la clôture définitive du questionnement à la Sphinge qui transcrivait l’angoisse[3] : « Le principal accomplissement de la religion, comparée avec l’animisme, réside dans la liaison psychique de l’angoisse des démons. Cependant l’esprit malin a conservé une place dans le système de la religion. »

« Introduction » de la psychanalyse détrompeuse, démenteuse, démanteleuse et retourneuse de l’image répondant au « désir idéal » de l’homme, introduction à la vanité d’un organe bavard, boucheur des mystères quant à l’insuffisance, l’impuissance, l’évanescence de l’espèce humaine et parlante, mais introduction à la reconnaissance du savoir inconscient disant vrai en son lieu et place, mais n’apparaissant qu’en des ratures de discours : lapsus, actes manqués, rêves et traits d’esprit.

Le rapport de l’inconscient au réel ne ment pas comme le Crétois ; crée-toi dit-il en écho sans rien promettre. Et il détrompe bien à l’occasion, il peut le faire en connaissance de cause, meilleure que toute Weltanschauung, par le moyen de la psychanalyse, autrement dit castration, relançant le sujet, le faisant rebondir à la question de sa demande, au fallacieux objet placé après le désir, tel que promettent lesWeltanschauungen.

Objet de satisfaction perdue dit Freud, toujours déjà perdue mais toujours à retrouver dans des coordonnées de plaisir ou de douleur. Objet a, cause, invente Lacan, l’objet qui manque à l’origine, c’est elle l’origine qui manque…Et ça se re-crée à chaque nouveau bouchon de cette « castration » initiale qu’est l’enfant né. Initialement le commandement, la Voix dit que « prima inter partes »[4] la jouissance t’a lâché, cours après si tu peux…

Le mot Weltanschauung vous en met donc plein la bouche et la tête, patate chaude. En français on traduit ça plutôt « conception » du monde, image du monde, Lacan dit « système » ; embrassement complet en tout cas, universalisant, par un mental qui saurait tout et ferait tout bien. Tension idéale parfaitement spéculaire, sans discontinuité, d’un vase fleuri à l’encolure, souverainement printanier…

La Vérité et le Réel, pour Freud, dans ce texte ultime – il l’énonce – ne font qu’un, ne doivent faire qu’un[5] :

« [La pensée scientifique] aspire à atteindre une concordance avec la réalité, c’est-à-dire avec ce qui existe en dehors de nous, et qui – comme l’expérience nous l’a enseigné – est décisif pour la réalisation ou l’échec de nos désirs. Cette coïncidence avec le monde extérieur réel, nous l’appelons vérité. Elle reste le but du travail scientifique, même si nous n’en considérons pas la valeur pratique. »

N’est-ce pas là une sérieuse contradiction ? Lorsqu’on est le fondateur de la psychanalyse, le découvreur de l’inconscient, le créateur d’une science toute nouvelle, infans encore par rapport aux autres sciences, lorsque ce fondateur choisit pour terme de définition le mot « Recherche » sur le modèle de la science, n’avance-t-il pas avec le moyen de ce qu’il récuse, par «  pétition de principe » et « begging the question » tout comme le feraient les Weltanschauungen ?

Je crains que Freud ne se dé-place là au même niveau, celui d’une Réponse à la Question, pourtant irréductible. Il dit en effet que cette « Recherche » est une position provisoire de la Science, quelle qu’elle soit…a fortiori la psychanalyse, ce si jeune rejeton des sciences, elles-mêmes pas si vieilles. Et c’est ce provisoire qui fonde  en filigrane, la Weltanschauung  définitive, qui sait, un jour peut-être, de la science, sur le principe vérité = réel.

Or plus encore qu’une recherche, la psychanalyse est une transmission. Elle vient remplacer la tradition qui chute…valeurs – père, famille, héritage -. Elle fixe le Symbolique là où la rupture de civilisation a lieu. Mais Freud apparaît ici obstinément scientiste, tout en hésitant, mais « quand même » : toujours il nous annonce, il prophétise presque, il croit, il a la foi…un peu hégélien quand même, un peu kantien aussi, dans ses tensions épistémique et éthique d’une volonté de savoir, reléguant son amour joyeux de connaître spinozien.

Il me semble, quoiqu’il sache « fort bien » comme on dit lorsque l’inconscient du savoir insu pointe à l’horizon, que les limites de production du fonctionnement psychique sont réelles, irréductibles. Citons seulement la détresse initiale, dont il tire argument dans cette conférence, sans dire ici qu’elle est toujours recommencée comme cause[6] : « La dernière contribution à la critique de la Weltanschauungreligieuse c’est la psychanalyse qui l’a apportée en montrant que l’origine de la religion résidait dans l’impuissance de l’enfant (Hilflosigkeit) à s’aider et en faisant dériver ses contenus des désirs et des besoins de l’enfance poursuivis à l’âge mûr. »

C’est pourtant l’infans lui-même qui sera « objet a » à saisir comme réel, objet perdu en tant que tel dans le « monde » de Freud. Ici pourtant, il me semble reconduire son espoir en « a-venir meilleur » – le Progrès sans doute ?-  même s’il est défalqué de la foi marxiste ou religieuse. C’est lui, pourtant grand sceptique devant l’Eternel – « L’avenir d’une illusion », « l’Homme Moïse »… – ou devant la pensée utopiste ou philosophique, qui grâce à la Science – dont il relève la chute de cote à la Bourse de la croyance au XX siècle, qu’on avait investie en elle aux siècles précédents, c’est lui qui la relève pour mieux reconduire sa  Weltanschauung  quelques pages plus loin.

Vérité = Réel affirme-t-il. Mais peut- être n’est-ce pas exactement ce réel-là auquel le sujet  se cogne du fait de l’existence de son inconscient ? Or, Freud – je voudrais enfoncer le clou – ne fait plus ici que concéder « aux désirs et aux besoins de l’âme », l’art par exemple, une place annexe, agréable, certes « dans leurs accomplissements » pour l’homme commun, la masse  qui ne connaît qu’une vérité » (prédilection sur laquelle tablent les Weltanschauungen, faut reconnaître) incapable qu’elle est de « faire le saut du beau au vrai »  Place non déterminante ici que cette place du désir.[7]

« L’homme commun ne connaît qu’une vérité, au sens commun du mot. Ce que serait une vérité plus élevée ou suprême, il ne peut se la représenter. La vérité lui semble aussi peu susceptible de gradation que la mort, et il ne peut suivre le saut du beau au vrai.»

J’entends ici que le  Wunsch  est toujours illusoire dans son essence et qu’au fond il s’agit pour Freud, comme le fait la science, d’abolir ou de nettoyer le sujet parlant de ces vœux  – les motions affectives –  et de leur accorder une place, annexe, mais désormais relativisée par leur valeur reconnue comme illusoire par et dans une psychanalyse dont le regard est celui d’une Vérité = Réel, « aliéné » pourrait-on dire, à la science  : on dit bien prendre ses désirs pour des réalités, mais peut-on empêcher le désir de désirer …la vérité ? C’est là se priver pour Freud, de l’errance surprenante – voir pourtant la lettre à Fliess – du désir comme créatif y compris le désir scientifique, et chuter dans un horizon – certes lointain – Freud n’est pas fou mais la procrastination raisonnable n’empêche nullement son principe de faire place nette. Avenir donc, où toutes les réponses au questionnement humain seraient possibles. Comme démentant, méconnaissant que le désir -malgré ailleurs sa libido décomplétée, ses pulsions partielles, sa sexualité prématurée en deux temps…- est toujours éconduit par l’objet, vide central – das Ding – et qu’il est au principe d’une représentativité impossible à faire taire sous peine de psychose ou de mort de l’espèce : telle est la loi qu’impose le réel au désir.

Il n’y a pas un renoncement à la jouissance, il y a un savoir inconscient qui se substitue à l’impossible à écrire le rapport sexuel, en un désir de vérité, ou comme un désir de vérité. « Besoins de l’âme » dit Freud, mais qui sont bien loin d’une vérité=réel. Il dessine là, à nouveaux frais mais « quand même » les contours d’une Weltanschauung avec horizon de complétude ou de « complémentation » dont charge est confiée à la branche psychanalyse poussée au tronc scientifique de l’arbre de  la Raison.

Je ne doute pas que Freud doute et peut-être que sur cette question d’une Weltanschauung à laquelle conduirait la psychanalyse, l’apport de Lacan 40 ans plus tard, l’eût contenté, satisfait, peut-être y aurait-il  consenti,  « Bejahung »…question de langage et de structure ; quitte à négativer après s’y être pris ; incessante division ou Spaltungdu moi, sujet barré, qui  nous vient dans le démenti du choix : la bourse ou la vie, la vérité ou le réel ?

Prenons le Séminaire « Les non-dupes errent », 1973-74, version A.L.I., leçon du l2 février : en voici  quelques coupures,  très à propos quant à ce questionnement ; Lacan semble y répondre directement à Freud. : «  (p. 104) ce que j’espérais vous dire … c’était quelque chose… dont la visée est la différence qu’il y a entre le vrai et le réel…mes trois morceaux, les 3 ronds dont s’ajuste le nœud borroméen c’est ce que je tiens dans la main pour vous parler de ce que les non-dupes errent… » Comme un écho à la lettre de Freud à Fliess.

« Un de ces ronds je le dénomme Réel, les 2 autres étant l’Imaginaire et le Symbolique…ils sont également consistants… première façon d’aborder le Réel… Le Réel c’est ce qui les fait trois sans que pour autant ce qui les fait trois soit le troisième… ils ne se rajoutent pas. Le troisième n’est là que parce que les 2 autres ne font pas nœud sans trois… et c’est ce que je voulais vous dire : c’est que la logique ne peut se définir que d’être la Science du réel. L’embêtant c’est quelle ne parle que du vrai. »
Je souligne : et pas du réel ; autrement dit, la logique développée après Aristote ou sa gnose dont Lacan dit qu’elle en a fait une affaire de vérité alors qu’il s’agissait pour Aristote d’introduire le réel dans la science, à savoir la Logique Pure. « Dans Aristote on peut saisir à quel point c’est un frayage. Tout son frayage son effort c’est pouvoir se passer du vrai…. Il n’est pas tellement encombré par le vrai…c’est-à-dire que les mots, il les vide de sens par le moyen qu’il les remplace par des lettres, α, β, ¥ … c’est en cela qu’au départ se touche qu’il ne s’agit pas du vrai. L‘important est que quelque chose soit articulé grâce à quoi s’introduit comme tel le Réel… Dans le syllogisme il y a 3 termes : les 2 extrêmes et le moyen … comme s’il y avait un pressentiment du nœud borroméen…il touche du doigt  lorsqu’il aborde le réel, qu’il faut qu’il y en ait trois. »

Qu’on pense aussi au triangle « oedipien »…et à bien d’autres schémas : « Aristote  montre qu’il n’arrive au 3 qu’en frayant les choses au moyen de l’écrit, avec des lettres qui ne veulent rien dire… en quoi l’écrit se montre d’une autre dimension que le dire. Qu’est- ce que la logique ainsi conçue, attrapée par ce bout, a à faire dans le Discours analytique ?…Ce qui vous agite et vous retient…c’est que le dire vrai c’est tout autre chose…Pourquoi on n’en arrive jamais au bout ? C’est que le dire vrai passe dans la « rainure », ce trou par où ce qui supplée à l’absence de possibilité d’écrire le rapport sexuel, ce Réel déterminé par ce trou, de là résulte le dire vrai, démontré dans la pratique du discours analytique…dire vrai, c’est-à-dire des conneries qui nous viennent. C’est grâce à ça qu’on arrive à frayer quelque chose de pas tout à fait contingent où ça cesse de ne pas s’écrire, où ça mène 2 sujets à établir quelque chose qui a l’air de s’écrire comme ça, d’où l’importance que je donne à la lettre d’(a)mur… »

« Le discours analytique non seulement réserve la place de la vérité, mais permet de dire ce qui, pour ce qui est du rapport sexuel, y coule, remplit la rainure. Ca change complètement le sens de ce dire vrai que je viens de poser comme distinct de toute science du Réel : pour une fois, la rainure n’est pas vide. »

« C’est pour ça que pour ce qui est de traiter l’inconscient, nous en sommes beaucoup plus près à manipuler la logique que toute autre chose, parce que c’est du même ordre… »

« Je ne ferme, bien loin de là, aucun système du monde, en reconstituant cette faille du dire vrai avec la Science du Réel. Pour qu’un « Système du monde » existe, il n’y a qu’un moyen, c’est de faire des suppositions. Ce qu’il y a de stimulant dans un discours comme celui d’Aristote, de stupéfiant, c’est qu’il n’y a pas de texte où ce soit plus clair, ce qu’on appelle supposition. »

« Cette distinction entre le dire vrai et la Science du réel, que j’essaie de faire aujourd’hui, c’est aussi que la Science du Réel qui est la logique, tient debout, pour ceux qui savent s’y retrouver… »

On pourrait continuer avec profit la leçon du 12 février, Je m’en tiens là et reprends mon fil avant de terminer. Comme toujours Lacan surprend et vous retourne : agent double de l’inconscient, Mercure, mère-cure ou père-cure de la Psychanalyse en France et au-delà des « Pires aînés »…. ?

A la Weltanschauung il se confronte, mais sans frontalité, ce qu’a fait Freud dans ce texte – à mon oreille en tout cas -. Ainsi côté réel-Lacan, le Monde et ses imageries n’ex-sistent pas sauf dans le miroir trompeur et la très bienvenue nécessité des semblants, ce qui n’est pas rien. Ils y ont leur « vraie » place. Ce qu’il nous fait entrevoir c’est un réel qui n’a rien à faire avec la vérité ; mais tout avec la logique vidée de sens ; et un autre réel – que celui où se scotomise Freud – de dire vrai, celui qui chatouille le sujet comme le pénis du petit Hans s’est mis tout seul à le chatouiller, convoquant la naissance patente de son inconscient.

Aujourd’hui cependant, et depuis ce qu’on appelle les Lumières, la Weltanschauung, c’est comme s’il fallait ne pas être pris sur le fait de cette mauvaise habitude toujours fort tentante ; c’est vilain maintenant de « croire », c’est comme si on était surpris en flagrant délit d’Onan… des rituels-contre s’élaborent chez la soi-disant élite, on dit « masturbation mentale ». On lit, relit, commente des « textes » presque sacrés, comme à la Yeshiva et puis on se lance à la course à la trouvaille comme Picasso. « C’est l’inconscient qui  parle », disent les psy, les autres crient « c’est génial » On fait rideau à toute Weltanschauung trop prégnante. C’est de bon ton mais cela cache mal la misère d’un discours capitaliste, brillanteWeltanschauung toute infiltrée d’une terreur latente innommable.

Peut-on s’empêcher de croire ? Freud dit de la masse – parfois « racaille », mot de triste mémoire actuelle même si ça date un peu – que l’homme commun ne peut faire le saut du beau au vrai, qu’il ne peut envisager qu’une vérité à la fois et curieusement il poursuit : «Peut-être pensez-vous avec moi qu’il fait bien ainsi » [8] Une vérité à la fois  OIS, OI ? ou foies…c’est qu’on a les foies du discontinu, de la béance, de la…castration. La tolérance donc, Freud l’exclut, ce n’est pas la vérité, point unique, unien, unificateur du Réel, sans écran[9].« Il est évident que la vérité ne peut être tolérante, qu’elle n’admet ni compromis ni restriction, que la recherche considère tous les domaines de l’activité humaine comme les siens propres et qu’il lui faut devenir inexorablement critique lorsqu’une autre puissance veut en confisquer une part pour elle-même. »

C’est bizarre pour nous aujourd’hui, suiveurs de Freud l00 ans après, qu’il ne reconnaisse au fond ici, aucune valeur de vérité à l’inconscient dans sa manifestation affective, qu’elle ne soit pour lui qu’un affect en galère qui s’empare hâtivement dans son errance d’une représentation gênante finalement -lapsus ou autre – révélant le fait que l’inconscient c’est là où ça manque de signifiant, que cette recherche éperdue de la représentation comme soliveau de l’affect – l’angoisse – c’est tout le travail et que ça peut – hasard – déboucher sur une trouvaille. En tout état de cause, bonne ou mauvaise, ça vient d’ailleurs ; mais non, ça ne doit venir que d’une batterie convenable, un magasin d’accessoires infinis, un dictionnaire des dictionnaires où le mot est trouvé, sans savoir insu, non, avec discernement. Mais alors là, lequel ? Car là, c’est la trouvaille – vaille que vaille – et le sujet se trompe sur la volonté inconsciente ou la force qui le pousse drang et trieb… il doit trouver dans le dico the right thing in the right place pour faire le right man et que le meilleur gagne. Peau de banane.

C’est comme ça que ce travail qui repousse l’erreur de l’inconscient hasardeux, assèche le Zuydersee  – voir la 31ème de ces Conférences – mettant le je à la place du ça là où était la terre inculte et inondée d’un sexuel erratique et pulsionnel[10] : « La religion est une tentative pour maîtriser le monde sensible (…) au moyen du monde de désir que nous avons développé en nous par suite de nécessités biologiques et psychologiques (…) Les exigences éthiques (…) exigent un autre fondement car elles sont indispensables à la société humaine. (…) Si on essaie d’inclure la religion dans l’évolution de l’humanité, elle n’apparaît pas comme une acquisition durable mais comme une contrepartie de la névrose par laquelle l’individu civilisé doit passer dans sa route de l’enfance à la maturité. »

Mais – foin de la religion –  jamais un coup de dé n’abolira le hasard, cet insu qui détermine le sujet interstitiel. Lacan valorise au contraire l’inconscient : valeur du langage comme structure du parlêtre, valeur de l’inconscient comme trésor des signifiants, valeur de la trouvaille et non de la recherche, valeur de l’issue et de l’au-delà de l’Oedipe entre autres et non des moindres au-delà, valeur de l’en-deçà du sujet qui choit comme objet au service  de tout ça, et valeur du symptôme, cerise sur…Lacan c’est comme s’il marchait sur l’envers de Freud, sa bande de Moebius ; il fait disons, l’éloge – les loges – de cet inconscient et  la découverte freudienne reste La Chose. « On lui doit tout » dit-il quelque part de Freud. Chose de Freud qui a mis celui-ci de très mauvaise humeur dans les années 30, voyant qu’il ne nettoierait pas les écuries d’Augias avant sa mort. C’est peut-être pour ça que son dernier texte, c’est l’Homme Moïse – commencé en l914, repris en l934 et terminé 6 mois avant sa mort – où comme un a-vœu, il traque le démenti, la Verleugnung.

Enfin ce qui me frappe dans le démêlé freudien  avec laWeltanschauung, c’est qu’à aucun moment il ne réserve comme Lacan le fera, une place au « bricolage »  créatif qu’est la  « construction » en analyse, pourtant  trouvaille extra-ordinaire  de Freud ailleurs – voir « Constructions en analyse » in Résultats, idées, problèmes II, PUF 1985 – Dé et Re construction du fantasme pour chaque sujet, béquille qu’on peut voir comme la question de la 3ème patte  posée par la Sphinge à Œdipe, et prisme coloré qui permet à ce sujet de s’appuyer sur une réalité supportable faisant écran, pare-choc, sas au Réel aussi insupportable qu’impossible dans sa consistance massive de refus psychique. De ce nœud du fantasme, j’aimerais pouvoir dire que le nœud borroméen de Lacan – RSI – dans tous les sens, et même avec le quatrième de suppléance, c’est encore le nœud du fantasme. Pour  aller, selon des temporalités de jonglerie – voir, comprendre, conclure – du côté de l’inconscient – comme dit Proust de Swann dans sa recherche du temps perdu – à l’occasion de la cure,  prendre mesure des éléments des ensembles, rebattre le jeu à nouveaux frais combinatoires.

Alors, moment de conclure, la psychanalyse et sa pratique, l’analyse,  sont sans doute les vecteurs de cette castration où le sujet prend connaissance dans un ou quelques éclairs, de ce qu’il est  assujetti à un mi-dire d’effets de vérité – fort recherchés et prisés dans l’analyse – qui  éclaire quelque peu  le frayage en labyrinthe obscur du  weg  en bande de Moebius à parcourir non sans coupures. C’est d’une vie vitale qu’il s’agit là  non sans la pulsion arrangeante parfois, en une capacité abandonnée au vrai dire et…au bien mourir. Le bien mourir ne va pas sans dire vrai et vice-versa ; le bon escient est torturé par l’insu que c’est de l’une bévue – et je scinde, j’ajoute un « Mais », mais s’aile a mourre – « moi de mais » -. Ainsi le un par un, c’est le un par l’Autre barré de l’a mourre. Ca pousse le mur du un + un, un peu de côté.  La vérité est de ce côté-là, celui de la rencontre signifiante, subjectivée. Grande affaire du parlêtre. S’il ne rigole pas, elle ouit…

Le réel de la science, le sujet s’en fout là où il existe en vérité. Car ce réel-là c’est le parti-pris de sa suture, sa ségrégation. Et ce réel-ci, le parti-pris de sa structure. Mais boiter n’est pas pécher.

C’est au poète Fernando Pessoa que je laisse le dernier mot tiré du « Livre de l’intranquillité »,  pour conclure ce commentaire déconcerté, sur une Weltanschauung qui ne serait pas du semblant :

« La science aveugle laboure les terres stériles, la foi folle vit le rêve de son culte, un dieu nouveau n’est qu’un mot, ne crois pas, ne cherche pas : tout est occulte. » E.L.

 

[1] Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse. Gallimard 1984. P. 210-211

[2] Ibid. p. 217

[3] Ibid. p. 222

[4] Il s’agit d’un lapsus – partes pour pares- où le fragment « prima inter partes » entendu comme  « première de toutes les parties », se substitue au fragment  correct  « prima inter pares », « premier parmi ses pairs ». Mon lapsus pointe sur le nouveau-né, ce post partum, épars-pillé de toutes ses solidaires parties : enveloppe placentaire, eaux, cordon, mère. De partes à pares l’écart, premier, saisit, sorte d’injonction pressante, équivoquant le « lien social » (pares), se moquant ironiquement du nouveau et partiel destin que voilà (partes).

[5] Ibid. p. 228

[6] Ibid.p.224

[7] Ibid. p. 230

[8] Ibid.  p. 214

[9] Ibid. p. 214

[10] Ibid. p. 224-22

Chemins perdus où trouver du bois

par Noëlle Combet

La belle image heideggerienne des chemins perdus a, dans les lignes qui suivent, fonction de fil transversal accompagnant une promenade dans la pensée avec, mais aussi contre et au-delà de Heidegger ; la jouissance y sera approchée en tant que visée essentielle, au fil d’un  parcours, mettant en perspective, des textes et des points de vue en toute amicale « déconstruction »

« Déconstruction »aussi, dans la mesure où, m’appuyant à plusieurs reprises sur l’ouvrage de Misrahi « La jouissance d’être », je n’en ai retenu que ce qui m’y est apparu comme mon « bien », sans me contraindre à une lecture exhaustive, voire contradictoire en ce qui concerne certains des  autres points abordés. Ce parcours m’a ramenée à Spinoza, la plupart du temps, car Misrahi tire la dernière partie de l’ «Ethique »du côté d’une liberté qu’elle contient en germe.

« L’origine est devant nous », écrivait Heidegger.

Et si l’un des noms de cette origine future était Spinoza ?

Dans la métaphore heideggerienne, les chemins du bois ne sont pas des impasses

Pourquoi avoir traduit « Holzwege » de Heidegger par « Chemins  qui nemènent  nulle part » ?
« Holzweg »,  en  allemand, désigne littéralement un « chemin du bois ». « Holz », c’est le bois forestier mais surtout le matériau, le bois que l’on récolte.
Les « Holzwege » sont ces sentes mal frayées, empruntées par les bûcherons, les forestiers, les gens modestes en quête de bois de chauffage.
Ils se perdent dans les broussailles et, croyant en reconnaître un, le plus souvent, on se trompe.
Comme ce chemin n’a pas de ligne déterminée, il en est venu à signifier vers le XVème siècle, chemin qui se perd, faux chemin ; mais il n’est généralement utilisé dans ce sens qu’au singulier et précédé d’un article défini (« auf dem Holzweg sein » : faire fausse route).

Pas d’article dans le titre proposé par le philosophe et un emploi au pluriel.
N’aurait-il pas mieux valu conserver l’ambiguïté du titre allemand ?
En effet, rien n’indique qu’il s’agit de « faux » chemins.
L’on ne va certes, les parcourant, vers aucune destination prévue d’avance. Il s’agit d’une voie que l’on trace parce qu’on la suit.

Premier détour taoïste
On peut penser au Dao, cette indiscernable voie de la sagesse chinoise, tel que l’évoque Lao Tseu :
« Il est fuyant et insaisissable.
L’accueillant, on ne voit pas sa tête,
Le suivant, on ne voit pas son dos. »

Ce chemin indiscernable qui nous mène, qu’est-ce qui nous fait en chercher et en même temps en dessiner le tracé ? C’est que, justement, il est loin de ne mener nulle part ; le « quelque part » rencontré, lorsque l’on y chemine  à l’aveuglette  diraient les occidentaux,   au gré , diraient les taoïstes a la forme d’un objet que l’on désire, le Holzdu bois coupé ou à couper.


Le  «Désir-sujet»

Le  Désir, donc, nous guide ; octroyons-lui la majuscule pour indiquer sa signification la plus large : cette fonction d’activation qui est la sienne.
Le Désir peut être considéré comme élan dynamique plutôt que manque auquel on le réduit souvent.
Mouvement actif qui constitue chacun de nous dans sa singularité de sujet, il nous met en chemin vers notre « Holz. » Disons qu’il apparaît comme notre élément constitutif le plus fondamental : «  l’effort pour persévérer dans notre être », comme le définit Spinoza, et y trouver la joie dans la potentialité d’une rencontre avec nos objets.
Ces objets-ce bois qui nous permettra d’éclairer et réchauffer nos vies- ont de multiples formes selon chacun : Heidegger y a rencontré les chaussures de Van Gogh, la parole d’Anaximandre, le dire poétique pour n’évoquer que quelques unes de ses trouvailles.
Mouvement de mise en route, le Désir est donc un acte, un acte de vie.
L’intuition anticipée de la jouissance :

Le Désir anticipe une jouissance qui a déjà fait l’objet d’une expérience et que l’on souhaite intensifier.
La certitude de cette jouissance pourrait être définie comme «connaissance du troisième mode » selon Spinoza,  c’est-à-dire connaissance intuitive, intuition que l’on a de soi comme potentielle plénitude dynamique, capacité à goûter la «jouissance d’être».
Mais cet être là se situe en nous, dans une immanence, et y adhérer mène à questionner la distinction heideggerienne entre l’Etre et l’étant car l’être en lequel nous nous efforçons de persister est d’existence plutôt que de transcendance.
Deux destins de la liberté :
L’incohérence ou la conversion

Tout irait bien sans les « passions tristes », celles qui conduisent au mal, selon Spinoza,  dynamique mortifère et non plus vitale dans la mesure où les éléments qui sont les constituants de notre corps et donc, en même temps, de notre esprit qui l’enveloppe, y perdent leur cohérence.
C’est cette désorganisation que, loin de toute morale, Spinoza nomme le mal.
Elle ne peut engendrer autre joie que mauvaise : acte contre soi, acte contre l’autre. Son fruit est la douleur.
Or, il est bien évident que ce n’est pas la douleur que veut, en général, réaliser le Désir car sa visée consciente est une plénitude.
Si la douleur advient, c’est que, (pour reprendre la pensée de Misrahi, lecteur de Spinoza, dans « La Jouissance  d’Etre »), la liberté du Désir s’est trouvée entravée.  Libre pourtant, dans la mesure où elle est élan spontané,elle reste prise dans la dépendance d’un premier état du Désir.
Pour que le Désir soit instituant, en tant que «puissance d’agir» menant à la joie, il est nécessaire que « la dépendance dans la liberté » qui caractérise la seule spontanéité, puisse, par l’intermédiaire d’une « conversion », se retourner en une  «  liberté dans l’indépendance », selon  les termes de Misrahi.
Cela se produit lorsque le Désir, se distançant de son antériorité se fait, dans une rétroversion, réflexion sur soi, extension de la conscience sans pour autant cesser d’être Désir.

Au commencement, une quasi conscience :
le visage     

La « spontanéité », expression de l’élan vital, Misrahi, dans une approche qui se démarque des théories de la pulsion, estime qu’elle porte déjà en elle une sorte de premier degré de la conscience.
Cet angle de vue, permet de mettre en perspective des appréciations différentes de la construction de l’humain et a le mérite de nous inviter à la réflexion sur ces points, réintroduisant de la «dispute» au sens médiéval entre adeptes et détracteurs de la pulsion «acéphale» telle que la qualifie Lacan.
La théorie d’une pulsion aveugle mène à une conception négative (religieuse ?) de la jouissance.
Pour Misrahi, par contre, il y a déjà prémisse et trace de conscience dans le surgissement originaire du Désir ; l’indice en est évident dès la naissance, ce dont témoignent les mimiques et expressions d’un visage répondant à son entourage. Cette expressivité serait l’interface entre l’organique et le conscient. Donc, dès le commencement, Désir déjà, et non pulsion aveugle exclusivement.

La sortie de crise par la liberté

Tentons de faire jouer ici l’analyse de Misrahi.
La « conversion », métamorphose du Désir, sera, lorsqu’elle est choisie, génératrice de liberté dans les processus intéressant l’individu aussi bien que les collectivités.
Spinoza disait déjà que la « passion triste », celle qui entraverait la liberté, la maintenant dans une «connaissance du premier mode», c’est-à-dire immédiate, était active autant que passive en tant que porteuse d’une éventuelle nécessité de renversement : le Désir ne pouvant être que de joie, il se met nécessairement en doute quand il débouche sur la douleur ou l’intolérable.
La « crise », caractérisée par la souffrance porte en elle la recherche potentielle d’une issue du côté de la joie.
C’est pourquoi Misrahi  parle de « conversion » en tant que «sortie de crise», accès élargi à la conscience et choix d’une liberté autre que la seule spontanéité. La  liberté nouvelle, acquise dans cette mutation peut nous ouvrir à la jouissance  de soi et du monde très loin d’une complaisance au pessimisme et au tragique.
Liberté personnelle  qui nous fait aussi désirer la partager collectivement ; de cet éventuel partage, «démocratie» serait une appellation.
Nier la possibilité de cette liberté pour chacun serait  porter un coup à la démocratie à venir.

Le Désir comme éthique

Guidés  sur nos Holzwege par l’énergie vitale du Désir, nous trouvons notre plénitude dynamique dans la joie, que ce soit joie d’orgasme, joie d’amour ou joie de connaître ; dans le plaisir de l’art ; la contemplation de la nature ; la bienvenue des rencontres ; la douceur d’un babil d’enfant, la jouissance poétique ; l’effort de participation à une progression de l’humain.
Certes nous connaissons les chutes et les rebroussements. Le Désir nous remet sur nos pieds et en appétit.
Ce Désir est notre moteur existentiel : acte d’être ou être en acte dans l’enveloppement du corps par l’esprit. Je désire, donc je suis.
Nous dégageant des broussailles, nous ouvrons nos pistes, poussés par nos désirs singuliers,  à « persister dans notre être » et à en avoir « jouissance » : nombreux sont les objets que nous pouvons trouver aptes à devenir fagots pour nous chauffer, réchauffer, éclairer.
La défaillance de l’acte désirant peut nous aveugler au point de nous faire méconnaître nos objets, abandonner le Désir en chemin et  nous installer dans une pure passivité.
Pourtant, les moments de retrait, ceux où, dans le suspens de l’acte, nous laissons venir de nouvelles potentialités  ne sont pas de l’ordre de cette défaillance ; ils appartiennent encore au Désir dans la mesure où l’activité est préalablement intérieure et non obligatoirement agie.
Ces moments-là, on peut les considérer comme faisant encore partie du désir : ils en sont le négatif actif, celui d’une attente porteuse de développement ; et le vide provisoire qui s’installe en nous est encore de l’ordre d’une activité : attente intuitive, pressentiment, de ce qui se prépare d’autre, dans le champ du Désir.

Deuxième détour taoïste

C’est  la conception du processus, inhérente au taoïsme, qui se présente comme la plus adéquate à définir le Désir dans son balancement : tantôt potentiel, tantôt réalisé.

Nous  pouvons nous asseoir sur nos chemins, nous endormir, rêver, dans l’intuitive assurance que la jouissance, au bout de notre élan désirant et en dépit de, ou grâce aux déceptions et renoncements, peut, dans le pas amorcé au-delà d’eux,  être trouvée et/ou retrouvée ; rien ne serait si faux ni si coûteux que de le nier.

 

Que faire du tragique ?

A coup sûr, si nous privilégions le Tragique par rapport au Désir ou si nous amalgamons l’un à l’autre, il est inutile d’emprunter les « Holzwege ». Nous ne saurions rien y récolter.
Le «Tragique » nous concerne tous, mais il ne nous est pas impossible de trouver en nous la liberté et les moyens de le circonscrire là où nous le rencontrons ; de le combattre, afin qu’il vienne, le moins possible, barrer les chemins du Désir.
Misrahi, dans un entretien, raconte comment, à l’extrême bord du suicide, il a définitivement fait le choix de la « jouissance d’être ». Conversion : renoncé, élaboré, travaillé, épuisé, le Tragique s’est métamorphosé pour lui en Désir, en joie existentielle et donc, progressivement, en familiarité avec la pensée et en théorie de la jouissance en ses premiers et second degrés, débouchant sur la conceptualisation  d’une possible liberté individuelle et collective.
Le même Misrahi avait jeté son étoile jaune dans la Seine, déclarant qu’il serait juif quand et comme il le voudrait.
Point de vue politique.

On dira qu’il s’agit d’une utopie mais elle passe par l’expérience personnelle et par des engagements, ce qui, l’inscrivant dans la réalité, lui donne sa crédibilité.
Optimisme ? Comment, sans une telle perspective, l’humanité pourrait-elle progresser, trouver ses « Holzwege » se métamorphoser ? Se métamorphoser nécessairement pour dépasser les événements tragiques qui la caractérisent actuellement et, vraisemblablement, l’attendent encore.

Et, en chemin, l’éclat des lucioles

« Survivance des lucioles» de G. Didi-Huberman affirme la possible résistance de nos libertés personnelles et collectives, et donc de nos désirs, dans nos refus affirmés des oppressions.
On peut se dire que les lucioles qui représentent ces libertés et ces jouissances, n’auraient disparu qu’aux  yeux de ceux qui ne se risqueraient pas  à les chercher sur les Holzwege.

G. Didi-Huberman interroge :

« Et d’abord, les lucioles ont-elles vraiment disparu ? Ont-elles toutesdisparu ? Emettent-elles encore-mais d’où ?-leurs merveilleux signaux intermittents ? Se cherchent-elles quelque part, se parlent-elles, s’aiment-elles malgré tout, malgré le tout de la machine, malgré la nuit obscure, malgré les projecteurs féroces ?[…] »

Quelques unes sont tout près de nous, elles nous frôlent dans l’obscurité. Sur nos chemins creusés par le Désir, dirigeons-nous vers les lucioles, allons vers nos jouissances et nos joies en tant que buts existentiels, dans un élan de vie dont pourrait bien dépendre ce qui, abusivement encore, se nomme démocratie.

 

Avec et au-delà des errances,
la « jouissance d’être ».

Nos  « Holzwege » serpentent, disparaissent, ressurgissent sous nos pas qui les tracent. Les lucioles, tantôt brilleront, tantôt s’éteindront ; la jouissance et la joie seront rencontrées ou se volatiliseront sur ces chemins ; elles en restent néanmoins  la nécessaire visée
Même les échecs serviront à notre marche car cheminer vers la joie est un acte intérieur, à notre portée selon Spinoza : il consiste en la métamorphose en formes actives des formes passives du Désir dont résulterait la tristesse comme fondement existentiel :
« Qui commence d’aimer la chose qu’il hait ou a accoutumé de considérer avec tristesse, il sera joyeux par cela même qu’il aime, et à cette Joie qu’enveloppe l’Amour, s’ajoute celle qui naît de […] l’effort pour écarter la tristesse enveloppée dans la Haine. »(Troisième partie de l’ « Ethique »)
Il s’en déduit que notre liberté, c’est la recherche intérieure de notre « Holz », chemin personnel, cheminement choisi vers cette « jouissance d’être » évoquée par Misrahi, après Spinoza, mouvement constitutif de notre réalité individuelle et collective.
Ce chemin que nous ne voyons pas distinctement est le nôtre, le sinueux dessein (et dessin) de nos trouvailles, de nos rencontres avec nous-mêmes, et, simultanément, avec les autres.
Codicille poétique.

Terminons en poésie avec Antonio Machado et son image d’un tracé personnel :
«  No hay camino, es caminando que encontraremos nuestro camino. »

Ailleurs, dans le même esprit mais formulé autrement :
«  Cheminant, là sont tes traces, le chemin, et rien de plus ; cheminant, il n’y a pas de chemin, le chemin se fait en marchant. » [A.M.]

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N.C.

La référence à Machado et l’illustration sont empruntés avec l’accord de Vincent Lefèvre, à son blog Caminante.