Odeur de glycine

par Noëlle Combet

 

Les étoiles glissent,

filant la nuit,

lissant mes rêves très très lentement…

à la mesure des coudées de mon cœur… qui va…

au gré des hippocampes et licornes obscures.

Des oiseaux prédateurs planent,

fondant d’un coup en leur disparition.

Tiens ! Ta silhouette elliptique

s’estompe et revient au loin…

Que fais-tu donc, abandonné

en ce recoin de mémoire oublieuse

où les araignées, traceuses de subtilités,

dentellières inlassables, sécrètent une duplicité nacrée ?

Tu me fais signe…

Je reviendrai bientôt, dis-je en passant,

agitant le mouchoir de mes chagrins mouillés…

 

Un cri d’enfant me rappelle à l’éveil…

Le chat… s’étire longuement… tout au bout d’un ronron.

Bientôt se déversera

la litanie des affaires du monde.

La terre, cette nuit comme toutes,

n’a cessé de tourner autour des paradoxes.

Laissons cela, pour l’heure…

Sentez-vous… là, dehors… cette odeur de glycine…

 

Noëlle Combet

L’intervalle de l’interprétation

par Noëlle Combet

Nous vivons dans l’urgence, c’est-à-dire prisonniers d’injonctions qui appellent des réponses immédiates et nous plongent dans une impression de débordement : les nouvelles technologies, la messagerie électronique, la logique du marché, avec la diminution des effectifs exigent une hyper-réactivité dont nous nous faisons éventuellement complices quand ces injonctions répondent à une sorte d’addiction qui peut nous pousser à considérer le foisonnement de nos obligations soit comme une distinction honorifique, l’absence d’intervalles devenant l’indice de notre importance existentielle, soit, ce qui revient presque au même, comme un étayage du vide. De sorte qu’à défaut d’obligations, nous serions conduits à nous en fabriquer nous-mêmes. Serions-nous dans l’urgence pulsionnelle de tuer le temps ? Qui nous le rendrait bien car dès lors, hélas, nous voilà engagés dans un écrasement temporel, pris dans l’action à jet continu, ce qui nous empêche de distinguer l’accessoire de l’essentiel. Le champ de la pensée, avec ses émotions, ses choix, ses tris, s’en trouve altéré.

 

Dans L’Avenir des Humanités. Économie de la connaissance ou cultures de l’interprétation ?, Yves Citton propose un antidote : l’interprétation dont il analyse la fonction de distanciation indispensable au progrès du savoir et des cultures, non plus mis au service du seul profit économique, mais considérés au sens large de vecteurs d’humanité et d’invention. L’intérêt de cet essai est sa transversalité : il fait communiquer le champ des cultures et celui des réalités socioéconomiques dans la mesure où l’auteur se trouve personnellement placé à une croisée de ces domaines en tant qu’enseignant de littérature d’une part et chercheur au CNRS d’autre part.

On peut reprocher à cet essai son aspect « sociologiquement correct », une « bien pensance » qui le rend parfois irritant ainsi que stylistiquement lourd et « laborieux ». Il n’en offre pas moins des clés pour alimenter la « critique », c’est-à-dire affiner notre discernement et augmenter notre liberté d’action.

 

Aucune connaissance, il le démontre, ne se trouve à l’écart de l’interprétation dans la mesure où elle dépend du point de vue selon lequel on aborde la réalité à analyser. Ce point de vue est lui-même en lien avec le contexte dans lequel est impliqué aussi bien le chercheur que celui qui transmet ou celui qui apprend. La même réalité, au moment de sa découverte, comme au moment de sa divulgation, peut donc être perçue, connue, interprétée très différemment, voire contradictoirement, par plusieurs personnes impliquées dans des pratiques différentes.

 

Pourtant, ce rôle de l’interprétation est encore méconnu dans nos sociétés de production où la connaissance reste exploitée pour son efficacité dans le champ d’un profit, le plus immédiat possible, de sorte qu’est oublié le socle interprétatif qui la fonde. C’est en ce sens que Y. Citton peut écrire dans une formule concise : « la connaissance est un court-circuit de l’interprétation ». Cette méconnaissance du rôle de l’interprétation propre à toute connaissance conduit à une capitalisation pure et simple de la pensée, un stockage, annexé sans médiation à l’économie. Il s’ensuit dans le domaine de l’information, mais aussi dans d’autres champs, une manipulation du cerveau en tant que support que les gestionnaires des connaissances virginisent pour mieux le préparer à recevoir passivement ce dont ils ont intérêt à le marquer. On peut penser là au « bio-pouvoir » conceptualisé par Foucault et que d’aucuns utilisent de façon cynique :

« À la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit […]. Or pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible ».

Patrick Lelay, directeur général de TF1, 2004.

 

Ainsi la connaissance des impacts de la communication et, par suite, son utilisation au service du profit peuvent-elles être utilisées à nous décérébrer, pour nous faire cibles inconscientes du marché, c’est-à-dire nous transformer en produits de consommation. Ne parle-t-on pas de plus en plus de « capital cognitif » et n’associe-t-on pas l’immatériel à l’exploitable dans des formulations récurrentes telles que « économie de la connaissance et de l’immatériel » ? Les secteurs stratégiques, soumis aux exigences de la production, en sont l’éducation et la recherche, (l’innovation, les services, la culture, les industries créatives, internet…). L’objectif est une gestion des données censée favoriser la production de connaissances et de réponses en vue d’une efficacité économique immédiate. Ces visées ont l’inconvénient de concerner essentiellement des moyens et des résultats quantifiables plutôt que des objectifs qualitatifs. Ce faisant, elles limitent la pensée à des schèmes sensori-moteurs : selon tel stimulus, telle perception, il s’agit de répondre de la façon la plus rapide et efficace pour le marché (représentation de la bouteille de Coca-Cola : j’achète).

 

Nous voilà donc pris dans une sorte d’emballement temporel auquel fait défaut la parenthèse, le retrait de l’interprétation. Pour montrer comment l’on peut utiliser cette dernière comme un contrepoids, l’auteur prend l’exemple de la lecture. On peut lire un ouvrage comme un réservoir de données directement exploitables, un mode d’emploi en quelque sorte, ou alors, prenant le temps d’interpréter, questionner sa propre pensée à la lumière de cette lecture. L’interprétation, pas obligatoirement en opposition avec le premier mouvement, mais en complément, permet de réfléchir sur le code proposé, de percevoir des décalages entre les propositions d’un texte et sa propre perception, ou encore de mettre en question telle ou telle idée, tel ou tel concept. Ainsi sort-on de la précipitation.

 

Il y a lieu, dès lors, d’accepter de rencontrer sa fragilité, liée à ce que, dans l’interprétation, la part de l’intuition, du pressentiment est prépondérante et que la rigueur scientifique, reconnue collectivement comme valeur, récuse la subjectivité singulière. Par la formulation « cultures de l’interprétation », on peut penser que l’auteur propose une mise en commun des interprétations, un nouveau socle en quelque sorte mettant en jeu l’implication personnelle pour une communauté plus diverse, plus vivante et plus inventive. Le schéma de la lecture (ainsi que celui de l’art en général) peut en effet être étendu au monde du travail comme à l’ensemble de nos activités et c’est dans la perspective d’un tel déplacement que l’auteur, vers la fin de son essai, écrit :

« Les pratiques artistiques fournissent le modèle (idéal) de l’auto-formation nécessairement individuelle et collective […]. Il importe de reconnaître et de valoriser ce qui fait de chacun de nous l’artiste de sa propre vie et de son environnement, à travers la multiplicité des micro-inventions, d’improvisations quotidiennes, d’aspirations sublimes et d’énergie créatrice qui prennent forme au cours de toutes les existences humaines, même lorsqu’elles sont les plus éloignées du monde de l’art. Il importe cependant de mesurer également tout ce qui comprime et tout ce qui mutile ces élans artistiques au sein des contraintes quotidiennes qu’imposent nos formes d’organisation sociale. De même que chaque lecteur est (infinitésimalement, potentiellement) un interprète puisque toute lecture convoque nécessairement un minimum d’invention pour adapter et appliquer la signification encodée à l’histoire et à la situation singulière du lecteur, de même tout être humain est (infinitésimalement, potentiellement) un artiste puisqu’on ne saurait vivre sans sculpter les détails de son existence au fil de choix qui participent toujours de certains goûts esthétiques et qui impliquent toujours une certaine part de créativité. »

 

Ce sont ces potentialités propres à chacun que Y. Citton propose de cultiver et d’élargir à l’ensemble de notre contexte existentiel afin que le temps ne se referme pas sur nous comme un piège mais qu’il puisse gagner de l’ampleur dans la médiation de l’interprétation loin de toute immédiateté imposée ou subie.

 

Je termine cette approche, ou plutôt ce survol, avec le sentiment de n’avoir que partiellement et insuffisamment su mettre en valeur des points essentiels de cet ouvrage. Je voudrais pourtant, avant de conclure, évoquer plus précisément quelques voies ouvertes par Y. Citton quand il interroge : « Quelles conditions réunir pour interpréter ? » au chapitre 4 de son étude. Elles sont, selon lui, au nombre de cinq :

 

L’aménagement de vacuoles protectrices

L’interprétation se situe dans l’espace vide qui sépare une perception sensorielle d’une réponse motrice. Il s’agit donc de favoriser cet « espace » ; Y. Citton évoque à ce sujet Gilles Deleuze : « Le problème n’est plus que les gens s’expriment mais de leur ménager des vacuoles de solitude et de silence à partir desquelles ils auraient enfin quelque chose à dire. » Le temps, alors, pourrait se dilater plutôt que de se contracter, des sauts, des erreurs, des reprises et de nouveaux sauts deviendraient possibles. Les vacuoles seraient donc des espaces/temps de progression par ruptures, suspensions, ce que ne permet pas la course à la croissance qui uniformise, abrase toute singularité subjective.

 

La résistance à l’accélération effrénée des rythmes permettrait de se donner les moyens de ne pas vouloir participer inconditionnellement à ce qui est proposé, en choisissant, par exemple, d’écrire ou lire un poème, plutôt que de répondre à ses courriels… c’est-à-dire instituer un écart afin que la réaction puisse ne pas être automatique mais devenir imprévisible, innovante.

 

L’impératif de l’inaction

L’inaction, l’oisiveté, la « paresse » instaurent à leur tour un intervalle entre la perception et la réponse. L’action n’étant plus considérée comme absolument nécessaire, le schéma sensori-moteur dont nous sommes ordinairement captifs en vient à s’enrayer dans la suspension et le retrait. De nouvelles dispositions se présentent alors, porteuses d’autres perspectives, d’autres mises en acte. Y. Citton tire de ce point de vue une sorte de règle personnelle à respecter, fût-ce contre soi-même : « Tu te forceras à rester inactif afin de devenir interprète (c’est-à-dire potentiellement visionnaire). »

 

L’importance comme questionnement et sentiment

L’exacerbation de la consommation offre à notre convoitise des objets toujours plus nombreux et alléchants y compris dans le champ de la culture. La saturation consécutive du désir rend indispensable de se demander ce qui vaut vraiment la peine d’être recherché. Il s’agit de se questionner sur ce que l’on tente de prouver, dans quel but et en fonction de quel ordre de valeur.

Il va de soi qu’une telle question ne peut trouver de réponse définitivement satisfaisante et, dès lors, l’importance réside non dans des réponses mais dans les interrogations que construit l’interprète à partir de situations qui l’ont lui-même construit. Il faudrait alors écarter une disqualification de l’intuition et valoriser l’importance accordée par chacun à telle ou telle question.

 

La protection d’une énonciation indirecte

L’auteur reprend ici l’exemple de l’approche d’un texte. Lorsque l’on veut rendre compte de ce qu’un autre a écrit, l’on ne parle pas en son nom propre de sorte qu’il est parfois difficile de savoir à qui attribuer ce qui est énoncé. Mais même lorsqu’il ne fait que citer un auteur, c’est bien lui, l’interprète, qui a sélectionné tel ou tel passage. Quand il commente ce qu’un auteur a voulu dire, c’est lui qui choisit les mots, les nuances, les accentuations. Et il y a là un retrait qui consiste à relayer la parole d’un autre plutôt que d’affirmer de façon personnelle et catégorique. On ne présente alors qu’une interprétation ; on ne prétend pas posséder et imposer une connaissance. Cette énonciation indirecte permet d’instaurer au plan collectif un mode de débat évitant les prétentions individuelles à détenir la vérité. Ainsi s’entrecroisent, autour d’un texte devenu protecteur, en tant que garant d’une distance, des interprétations qui, s’échangeant, permettent à la pensée d’évoluer et de se transmettre, à d’autres personnes, à d’autres champs du savoir.

 

Libre circulation et libre accès au bien commun

Y. Citton emprunte à Gilbert Simondon le terme de « transduction » pour évoquer le passage produit par la pratique interprétative. Il écrit :

« Jouer le jeu de la transduction (littéraire ou autre), c’est accepter la condition de n’être que le porteur (traditor) passager, myope, tâtonnant et somnambule, d’un processus transindividuel de propagation et de trans formation, qui nous emporte selon ses dynamiques propres plutôt que selon nos visées intentionnelles. »

 

Pour que cette transduction puisse se réaliser, il y faut des espaces décloisonnés et ils sont le plus souvent à inventer dans la mesure où les conditions d’une libre circulation et d’un libre échange de la pensée ne sont presque jamais données par les espaces que nous habitons. Si nous parvenions à créer de tels espaces ou à y participer, il serait alors possible de passer d’une « captation privative » à un « inter-prêt participatif ».

 

En conclusion, il me paraît important de souligner à nouveau le rôle essentiel que peut jouer la littérature afin que la connaissance puisse dépasser le champ de l’économie et se déployer jusqu’à un multiculturalisme de l’interprétation, dans les situations aussi bien personnelles que collectives que nous sommes amenés à rencontrer :

« Le cas particulier de l’approche littéraire éclaire […] tout l’horizon des cultures de l’interprétation. C’est dans tous les domaines de nos activités que nous sommes appelés – avec de plus en plus d’insistance – à savoir croiser les perspectives, entre-féconder les approches, harmoniser les points de vue, démêler les différentes couches d’argumentaires, de motivations et de nécessités qui se superposent au sein de chaque événement. Cette agilité à sauter entre les nappes de souvenirs, à pressentir quels circuits peuvent intégrer une série d’indices apparemment déconnectés, à faire émerger leur facteur d’intégration d’un recoin négligé des champs du savoir, à se rendre réceptif à ce qu’occultent les clichés communs de nos schèmes sensori-moteurs, tous ces gestes que Gilles Deleuze plaçait au cœur de l’intelligence inventrice font des pratiques littéraires l’indiscipline-reine des cultures de l’interprétation. »

 

En quelque sorte, l’auteur invite à se lire et à lire les situations qui nous impliquent en les interprétant, et en croisant les interprétations afin que des processus nouveaux, rhizomiques, en découlent, mettant notre pensée et nos actes sur les chemins imprévisibles de l’invention. N. C.

Trolls

par Noëlle Combet
La rosée est si tendre ce matin !

Entends danser les trolls dans les feuilles du vent…

L’insurrection des geais rappelle des combats

que la tristesse étreint :

le sang des hommes s’est trop souvent perdu

noyant les herbes hautes

et les exils ;

le sang de la douleur

a si souvent voulu

la liberté, dedans, dehors,

dessinant

les galops de la vie loin de la servitude ;

Là-haut, la buse tourne en cercles suraigus

qui proclament la faim.

Le vent… le vent berceur d’oubli,

fait rémission des luttes…

m’invite à me blottir en mon corps désœuvré…

qui soudain s’abandonne… à la danse des trolls… implorant l’orient.

 

Noëlle Combet

De lumière et d’ombre on cache une femme

par Noëlle combet

Pour apprendre à connaître un homme, il est instructif de regarder sa femme, dit quelque part Jacques Lacan.

Sa femme ? Il y a là une ambiguïté qui permet d’entendre à la fois celle avec qui il est en lien et celle qu’il porte en soi, le féminin en lui. Le plus souvent, cette réalité reste imperceptible dans un silence qui pourrait être un espace du féminin.

Parfois, elle se donne à voir sur la scène publique dans la beauté de l’intériorité et  Jordy Savall  porte en lui esquisse et trace de Monserrat Figueras ainsi que Philippe Sollers de Julia Kristeva. Ces deux femmes, entre présence et absence, à la fois là et effacées, en particulier derrière leurs créations, pourraient être une représentation subtile de ce que Derrida nommait « la peut-être venue de l’autre-femme ».

Mais certains hommes, pris dans une folie de narcissisme, sciemment ou à leur insu, donnent cela à voir autrement, de façon affichée, une caractéristique de leurs compagnes étant de représenter pour eux une plus-value. Phallus girls, elles incarnent un féminin affecté, qui, en tant que tel relève du leurre. S’augmenter de sa compagne est en effet un destin des séducteurs sociaux, ceux que leur socle statutaire rend visibles et étincelants. Mais aussi, quelle jubilation pour une femme que de devenir le «prolongement» d’un homme brillant ! Elle y gagne elle-même en lumière. Y a-t-il prix à payer ? Que sera devenue la part de l’ombre ? Survit-elle ? Dans quel ailleurs de la monstration ? Des exemples nombreux de cette réalité s’inscrivent dans le champ  professionnel, politique ou people, et confinent parfois au ridicule si l’on en vient à se demander, en ce qui concerne Berlusconi par exemple, quelle est sa femme ?
A propos de la burqa, cette réalité interroge particulièrement : une femme, ici, ostensiblement cachée,  n’est-elle pas l’exhibition issue d’une forclusion ? Dans  l’étoffe psychique des promoteurs du cachot textile, il manquerait un fil du tissage, celui qui rendrait possible ce nouage d’où se représente du féminin en toute absence de quelconques marqueurs alors que la burqa veut en être une marque proclamée. Les femmes sous la burqa sont-elles l’expression d’un masculin intégriste pour lequel l’Autre du sexe et/ou du genre n’existerait pas ? Absence de sa femme en l’homme, au-dedans de lui et, corollairement affirmation fanatique du masculin affiché par un vêtement porté au-dehors.

Un lien avec les approches de la psychanalyse se présente: ce qui est forclos dans le champ du symbolique, « fait retour », pour chacun d’entre nous, dans ce que Lacan nomme le Réel, synonyme pour lui de l’impossible, c’est-à-dire l’intenable, l’invivable.

J’ai envie de soutenir que faute d’un mot pour les dire, d’un silence pour les représenter, d’une présence/absence dans l’intériorité de leurs compagnons, ces femmes intégralement voilées apparaissent comme l’extériorisation d’une compacité monocellulaire  monstrueuse ne laissant place à aucune division.

 

Et socialement alors ? La difficulté  de l’approche se creuse davantage encore: difficile d’entendre ces femmes revendiquer leur suppression au nom de la liberté. Ou alors leur seule possibilité de liberté serait la représentation affichée d’une forclusion dont leur compagnon serait le siège ?

Dans les pays d’accueil où le phénomène s’étend, il faut bien qu’un appareil législatif vienne structurer la réalité avec une double difficulté : d’une part ne pas museler l’expression d’une option personnelle,  d’autre part  ne pas tolérer l’insoutenable qui tend à se dissimuler sous de divagantes affirmations de liberté, d’épanouissement personnel ou d’aberrante cause des femmes. Quelle lumière, en effet, pourrait s’insinuer sous la burqa ? L’ombre, ici, est en excès : elle devient ténèbres, obscurantiste obscurité.

Une loi dans la double exigence d’accepter et de ne pas accepter se révèle nécessaire, mais en même temps obligatoirement ambiguë. Dans l’ impossibilité d’une réponse, qui, comme toute réponse, viendrait suturer la question, du moins fait-elle qu’on se questionne, en particulier sur la place du féminin dans nos sociétés car il est de multiples modèles formes et couleurs de voiles. La burqa n’en est qu’un spécimen parmi d’autres beaucoup moins discernables. Statuer, et c’est nécessaire, sur le voile intégral pourrait bien  représenter  aussi un commode alibi pour ne pas aborder dans le champ public la question de tous ces autres voiles que l’onne veut pas voir et derrière lesquels on escamote le féminin fût-ce en lesurexposant. N.C.

Ariette

par Noëlle Combet

 

Son geste en suspens

a bluffé l’air léger,

le subtilise en un vertige de ses yeux ;

le suc poivré des pétunias

agrippe le bout de tes doigts ;

un enfant souffle dans l’espace

des bulles folâtres ;

elles dansent dans ta coupe,

éclatent contre tes lèvres, contre ta langue,

rappellent tes essors.

Vivre est un acte poétique.

Revenante

par Noëlle Combet

 

La mémoire de ma peau se rappelle un verger

de papillons volant autour du chèvrefeuille

dont se grisait le ciel.

Les pruniers portaient haut

les fruits

d’une lumière sucrée.

Sous mon poids assoupi,

L’herbe froissée ployait.

 

Mes yeux fermés reçoivent

la tiédeur de la brise

qui, encore aujourd’hui,

caresse mes images.

Revenante, l’enfance m’abrite comme un rêve.

Elire un maître

par Noëlle Combet

V. me proposa un jour cet aphorisme : [Un sage a dit] : Elire un maître. Faire sien son mensonge.

Une telle phrase me séduisait de toutes ses faussettes, m’invitait de toutes ses facettes : quelle que fût la porte d’entrée, les portes de sortie, après la traversée, ouvraient sur d’autres portes, d’où son vertigineux intérêt. Comment la traiter ? Je résolus tout d’abord de la déboîter, et d’en observer chaque élément.

Elire ? Etait-ce le début d’une recette du genre casser trois œufs dans un saladier… une sorte d’injonction ? L’introduction un sage a dit m’alerta. Mon penchant pour le Tchouang Tseu me fit poser, comme hypothèsepréalable de réflexion, que cette phrase était, à l’origine, chinoise. Dès lors, l’infinitif ne pouvait avoir une valeur impérative car la phrase chinoise n’obéissant pas au schéma sujet-verbe-complément, l’infinitif y devient plutôt performatif, c’est-à-dire qu’il initie l’action au moment même où il l’énonce : un processus s’en déduit. L’équivalent le moins éloigné pourrait-il être : on (tous les pronoms personnels) élit un maître ? De manière générale, pourquoi élirait-on un maître ? Chercherait-on une sujétion en laquelle s’abandonner ? Dans cette hypothèse, il y aurait, chevillé à l’humain, un désir de servitude volontaire dont l’histoire nous donne l’exemple dans les périodes d’adhésion inconditionnelle à des maîtres de mort.

Dans une seconde hypothèse, on voudrait se mesurer à une force à combattre. C’est ce qu’énonce Jean Daniel : Les hommes n’aiment pas être libres ; ils aiment se libérer. Hypothèse révolutionnaire qui mène cependant à reconduire du maître là où l’objectif était de s’en libérer.

Une maxime du Tchouang Tseu, que j’avais longuement méditée, fit écho :Qui commence à obéir n’en finira jamais. L’assujettissement ne pouvait être préconisé par une sagesse chinoise taoïste ; si donc l’on s’y référait, dans une troisième hypothèse, rejoignant celle préalablement posée, élire devait être entendu dans un autre sens que celui de l’abdication personnelle ou du rapport de force : le maître, si essentiel dans le tao, pour tracer la voie, ne serait pas un oppresseur mais un éclaireur et il y aurait dans élire, non pas une injonction, mais une incitation.

Là nous quittons le contexte purement social pour un thème personnel dont le champ social, il est vrai, s’institue : rappelons-nous Freud dans l’introduction à Psychologie des masses et analyse du moi : il n’y a que du collectif.

La première partie de l’assertion prenait corps sinon sens : l’intérêt s’y donnait à entendre de choisir un Autre qui rendrait intelligibles nos erreurs vitales, c’est-à-dire mortelles, celles qui font nos misères. Cet Autre, on pourrait le trouver dans l’autre.

Pourtant, il est là question d’élection, d’affinité élective pourrait-on presque dire.

Ce maître ne serait pas n’importe quel autre. Et l’on peut supposer que si élection il y a, elle est aussi attendue par le maître, lui-même se proposant comme tel, dans une dépendance à son éventuel disciple : désir detransmission, de partage ?

 

Restait à examiner le second élément de l’énigme : faire sien son mensonge.Ce maître, donc, mentirait. Voilà qui avait une allure de provocation. Quel mensonge ? Etait-ce une façon de prendre en compte les limites du maître, celles de ses croyances ? De l’indiquer donc comme faillible, de limiter sa fiabilité ? Ce maître serait-il conscient de son mensonge ? Supposons d’abord qu’il ne le soit pas. Il partagerait alors le sort commun à tous les hommes : se mentir à soi-même.

Et s’il était conscient, en passerait-il par là pour favoriser la progression, voire pour mettre à l’épreuve ? Il pouvait y avoir là une manipulation perverse. Il pouvait aussi faire semblant de mentir, feindre de feindre, comme dans la blague où le menteur camoufle son mensonge dans la vérité. C’est un mensonge à la puissance deux. La question à poser est alors :pourquoi me dis-tu que tu vas à x pour que je croie que tu vas à y alors que tu vas à x ? Mais poser une telle question à un tel maître serait-il alors un refus de faire sien son mensonge ? Pas tout à fait, puisque si je devais faire mien (j’utilise la première personne en tant que générique pour plus de clarté) son mensonge, il fallait que je l’aie repéré.

Revenons alors à l’aphorisme en son entier : élire un maître. Faire sien son mensonge. Je me demandai quelle implicite articulation le point pouvait bien représenter. Serait-ce : un maître étant élu, adopter son mensonge ? Alors l’élection serait causale et il faudrait partager le mensonge, faire comme si l’on n’avait rien perçu, se faire dupe. Ou bien : ayant perçu son mensonge,élire corollairement le maître ? Là, l’opérateur serait le mensonge. Le risque serait alors d’être pris dans un double jeu de dupes. Je me mis à penser au comportement de l’autruche tel que le décrit Lacan, évoquant cette politiquequi implique selon lui trois regards : l’un se croirait invisible du fait qu’un autre a caché sa tête dans le sable cependant qu’il laisserait un troisième lui plumer tranquillement le derrière ; politique de l’autruiche selon Lacan nous léguant la trouvaille de ce mot-valise.

Le maître pouvait être là dans un double rôle, se supposant invisible d’une part, plumeur d’illusions de l’autre tandis que l’adoption du mensonge magistral reviendrait à l’autruche qui tenterait, le faisant sien, de se le cacher. S’approprier un mensonge en se gardant de l’avoir perçu ? Cela me semblait quand même manquer d’air. La phrase m’inspirant, il fallait que je puisse respirer en elle et, pour cela, trouver des ouvertures.

Je me mis à faire jouer entre eux les éléments en associant le mensonge à d’autres termes de la même famille sémantique : celui de fiction, par exemple. Imaginons que ce mensonge du maître, je pourrais me l’approprier en ce qu’il serait ma fiction, donc ma vérité sachant bien que la vérité a son ombre portée de mensonge puisqu’elle m’est si singulière, qu’elle ne saurait avoir valeur générale. Elle aurait plutôt à voir avec le choix d’une croyance. Ceci étant dit, la phrase ainsi remodelée me devint plus vivable : Elire un maître. Faire mien son mensonge qui joue ou que joue ma vérité. La phrase, réarticulée et revisitée, donnait toute sa souplesse. Le mensonge du maître serait la chair de ma fiction.

Le savait-il ou plutôt croyait-il le savoir alors que ma vérité avait pris la place de son mensonge ? Le mensonge en serait-il éliminé pour autant ? Ou fallait-il imaginer que dans ces battements temporels où ma vérité s’inscrirait dans son mensonge, ce dernier passerait de mon côté ? Pas de happy end.

Mais voilà que ça devenait un jeu : élire ce maître dont on peut s’approprier le mensonge pour composer des vérités/fictions allant de l’un à l’autre. L’assertion contenait désormais de suffisantes possibilités de mutations, interversions, transvasements pour un accès partageable à la véridiction du mensonge.

Véridiction, jeu des vérités : ces thèmes faisaient écho en moi au dernier séminaire de Foucault : « Le courage de la vérité » dont l’auteur montre que dans le dire vrai, on prend le risque du conflit, voire de la mort, le paradigme de cette attitude étant le destin de Socrate. Les derniers mots de Socrate à ses disciples auront été : ayez le souci de vous-même, éthique de soi qui ne va pas sans la parrésia, le dire vrai quels qu’en soient les périls.

 

Et les derniers mots de ce séminaire, mots qui resteront tracés sur une page et que Foucault ne prononcera pas ? Il n’y a pas d’instauration de la vérité sans une position essentielle de l’altérité. La vérité n’est jamais la même. Il ne peut y avoir de vérité que dans la forme de l’autre monde (il entend par là un monde à construire, à rêver dans une transformation du monde présent),d’une vie autre.

La vérité serait donc l’autre. Voilà qui renforce le lien vérité-mensonge tel que la phrase d’un sage semblait l’impliquer car l’autre de la vérité n’est-il pas le mensonge ? Lequel des deux pourrait-il être dit absolument vrai ouabsolument faux ? C’est pourquoi Foucault parle fort justement de jeux de vérité et l’on pourrait, s’appuyant sur l’invitation du sage, évoquer des jeuxde mensonge.

 

Il reste que nos vies et nos morts sont l’enjeu de ces jeux, que le déroulement de nos existences rencontre les points où ces jeux se croisent et se décroisent. A chacun de se diriger, à ces carrefours, vers ce dont il pourra, dans une conduite de soi qui implique un continuel remaniement, une altérité, se saisir/dessaisir de ce qui lui permet de cheminer plus avant en compagnie d’un autre. N. C.

Les effrois d’Onfray

par Noëlle Combet

Sous un titre wagnérien, Michel Onfray prophétise le « crépuscule d’une idole », alias Freud et, à travers lui, celui de la psychanalyse. Il le fait avec force documents et arguments plus ou moins avérés, beaucoup de hargne et de véhémence, négligeant ce qu’apporte le lien analytique à ceux qui s’y risquent : la possibilité d’un accès à ce qui, au plus intime d’eux-mêmes, les constitue et les institue dans une socialité.

On peut donc se demander s’il n’y a pas mieux à faire, dans le désastre économique et social ambiant que tirer à bout portant sur Freud et discréditer la psychanalyse, dès lors que celle-ci a la valeur d’un outil permettant de se situer et de tenir dans le contexte instable qui est le nôtre. Eh quoi ? Irait-on casser un râteau sous le prétexte que son concepteur a fait des entorses à l’ordre moral ?

Mais si, tendant l’oreille, on perçoit dans le titre mon idole plutôt qu’uneidole, alors, de la déception transpire sous la rage. N’est pas Nietzsche qui veut. A cette rage, certains, comme Elisabeth Roudinesco, ont répondu au coup par coup, à l’aide d’une documentation serrée, appréciable sans doute, mais laissant exploser une rage en miroir. Tout cela manque de sérieux et d’esprit, dans tous les sens de ce terme, qui inclut le Witz freudien, c’est-à-dire ce qui met du jeu dans les mots.

Parmi tous les articles qui ont accompagné la polémique, il en est un, celui de Marc Strauss, dont la pertinence et les nuances retiennent l’attention. Il écrit entre autres, dans Le Monde du 8 mai 2010, que ce qui s’entend dans le livre d’Onfray, comme dans les relais qu’il a trouvés autour de lui, exprime, à l’instar de ce qui se dit sur un divan, le ressentiment et la déception à l’égard de ce qu’il nomme de manière sans doute radicale « tromperie de l’amour et de la parole » ; disons, pour nuancer cette affirmation, qu’une analyse permet de réaliser ce qui, dans l’amour et la parole mais aussi dans le savoir, se révèle comme inéluctablement relatif et partiel, évidence à laquelle Onfray ne semble pas se résoudre. Tant que l’on s’illusionne, que l’on ne renonce pas à l’absolu, l’on peut s’imaginer dupé. Marc Strauss entend donc dans l’argumentation massive, percutante et parfois erronée d’Onfray une demande d’analyse « restée en souffrance ». Est-ce qu’alors, allant plus loin, on pourrait considérer l’ouvrage de ce dernier comme la forme en laquelle se coulerait son déni ?

Marc Strauss, en conclusion de son article, indique que notre solitude, « égarés que nous sommes dans un amas de mensonges », peut trouver un appui dans le champ de la pensée analytique ; et il élargit ce champ en ne le limitant pas à ce que Freud et Lacan lui ont apporté puisqu’il évoque in finele dernier livre paru en français de Imre Kertész, L’Holocauste comme culture.

C’est donc à un écrivain, prix Nobel de littérature, qu’il laisse le dernier mot. « Un Freud, un Lacan, un Kertész » écrit-il, indiquant finement par l’emploi de l’article indéfini que, devenus en quelque sorte noms communs, chacun de ces auteurs ne fait rien d’autre qu’initier une ouverture. Ils ouvrent en effet des voies contemporaines à ce que la tragédie antique énonçait déjà : il y a en chaque être humain une opacité à soi-même. Opacité fondamentale qui le constitue bien plus qu’il ne l’imagine, comme individu social. Cette opacité, avec la psychanalyse, a été conceptualisée par Freud comme « inconscient ». Fiction théorique efficace, cet inconscient peut être postulé aussi bien dans le champ de la psychanalyse que de l’anthropologie, de la sémiologie, de la politique pour ne nommer que ceux-là avec une place sans doute prépondérante dans la littérature avec laquelle la psychanalyse a bien des affinités, en particulier celle de la parole analytique et de l’écriture.

Et ce n’est donc pas pour rien que Marc Strauss consacre ses dernières lignes à un auteur qui fait le lien entre l’un des plus gros désastres du xxème siècle et la culture, mettant en jeu son expérience, sa pensée et son écriture pour poser la question de ce « malaise » dont Freud en son temps et dans ses termes nous avait déjà prévenus. Ce « malaise », la psychanalyse a les moyens de le faire entendre dès lors qu’elle ne s’assourdit pas dans ses chapelles. Approcher la réalité profonde et glauque de nos détresses personnelles et collectives représenterait peut-être un pas en direction d’un progrès d’humanité. C’est à tenter. N. C.

 

J’ai pris le risque de dire qu’Auschwitz et l’Holocauste faisaient totalement partie de notre culture, au même titre que notre langue, notre musique, notre littérature. Imre Kertész

Mille plumes

par Noëlle Combet

Oiseaux bleu-noir, les notes,

à tire d’aile,

couvrent les ciels d’orage

de mille plumes ;

puis pleuvent,

pétales blanc-grisé,

sur la terre, à mes pieds,

voilent d’un rideau bleu

la plongée des regards,

coulent, rouge fluvial,

à décanter les clameurs et les luths,

nos douleurs d’importance,

nos souffrances tendues

vers le plaisir de vivre,

la gravité rieuse à la croisée des gestes

qui se sont esquivés.

Des mots entremêlés,

se déchirent, se taisent,

jouent à perdre-trouver,

d’encre lactée, la nuit.

 

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Politique de l’amitié (3)

Approches du texte de Derrida :
« Politiques de l’amitié »

Troisième fragment

par Noëlle Combet

Ce troisième fragment sera consacré au constat de Derrida : l’exclusion du féminin dans les “grands’’ textes qu’inspire une pensée philosophique et politique ; double exclusion, écrit-il plusieurs fois : celle de l’amitié entre une femme et une autre femme, celle de l’amitié entre un homme et une femme.

La « peut-être venue de l’autre-femme » pourrait-elle annoncer en même temps qu’un renversement  d’amitié passant  par la reconnaissance de l’altérité et des différences  sexuelles une démocratie qui n’est pas encore là ? L’attention accordée  à l’exclusion de l’amitié au féminin est la toile de fond de cette analyse que mène Derrida, analyse  minutieuse de la culture politique telle qu’elle apparaît traditionnellement, et jusqu’à nos jours :

« La démocratie s’est rarement représentée elle-même sans la possibilité au moins de ce qui ressemble toujours, si l’on veut bien déplacer un peu l’accent, à la possibilité d’une fraternisation. La phratriarchie peut comprendre les cousins et les sœurs, mais, nous le verrons, comprendre peut aussi vouloir dire neutraliser. Comprendre peut commander par exemple, d’oublier avec“ la meilleure intention du monde’’ que la sœur ne fournira jamais un exemple docile pour le concept de fraternité. […]

Que se passe-t-il quand, pour faire cas de la sœur, on fait de la femme une sœur ? Et de la sœur un cas du frère ?

Telle pourrait être l’une de nos questions les plus insistantes, même si, pour l’avoir un peu trop fait ailleurs, nous évitons de convoquer ici Antigone, ici encore toutes les Antigone de l’histoire, qu’elles soient ou non dociles à l’histoire des frères qu’on nous raconte depuis des millénaires » (Histoire des frères à entendre aussi comme « histoire de l’amitié », l’ami apparaissant ainsi que Derrida l’indique à de nombreuses reprises, comme frère d’élection).

Je ne reprendrai que quelques exemples de l’exclusion du féminin telle qu’elle apparaît dans les textes de nombreux auteurs que convoque Derrida, ici et ailleurs sur cette question : outre Aristote, Montaigne, Nietzsche, Carl Schmitt, Michelet auxquels je reviendrai ici, il évoque Platon, Freud, Lacan, Kant, Hegel, Heidegger Levinas…

La question essentielle reste de savoir ce que l’on pourrait attendre d’une autre conception de l’amitié, telle que les deux premiers fragments l’ont déjà dessinée sous la figure de l’aimance ou du peut-être, une autre conception qui serait accueillante au féminin en tant qu’autre. Cette question, on peut l’entendre dès les premières pages de « Politiques de l’amitié » : « (Je dis cela au masculin [l’ami, il, etc.] non pas dans la violence narcissique ou fraternelle d’une distraction mais pour annoncer une question qui nous attend, justement la question du frère, dans la structure canonique, c’est-à-dire androcentrée de l’amitié.) »

Il la réitère un peu plus loin :

« (Vous n’aurez peut-être pas manqué d’en prendre acte : nous écrivons et décrivons les amis au masculin, au neutre – masculin. N’y voyez pas une distraction ou un lapsus. Ce serait plutôt une manière laborieuse de creuser le sillon d’une question. Par elle nous sommes peut-être portés depuis le premier pas : qu’est-ce qu’une amie et l’amie d’une amie ? Pourquoi «  nos » philosophies et « nos » religions, notre « culture » reconnaissent-elles si peu de droit irréductible, de signification propre et aiguë à une telle grammaire ?) »

Oh amies, il n’est nulle amie
Le “ laissé pour compte’’  du féminin dans de nombreux textes consacrés à l’amitié

Il y a, selon Aristote (« Ethique à Eudème ») trois sortes d’amitiés : la première, supérieure aux deux autres, est fondée sur la vertu, la deuxième, sur l’utilité (amitié politique par exemple), la troisième, sur le plaisir.

Bien sûr, cette distinction est trop « catégorielle » pour ne pas appeler de multiples questions ; par exemple, si la démocratie doit créer le plus d’amitié possible, comment ne passerait-elle pas, à un certain degré d’accomplissement, de la seconde forme à la première ? Où se place le féminin selon Aristote ? La seconde forme d’amitié inclut, selon lui, la famille. Dans l’« Ethique à Eudème », il n’en apparaît que deux figures : d’une part entre frères, d’autre part entre père et fils. « Ni femme ni sœur ne sont nommées » constate Derrida. Et il ajoute : « Cela ne signifie pas que toute amitié soit simplement exclue, en général, entre l’homme et la femme, l’époux et l’épouse. Simplement, voici l’exclusion, une telle amitié ne relève ni de l’amitié familiale […], ni, bien sûr, de l’amitié par excellence, l’amitié première ou de vertu. C’est une amitié fondée sur le calcul de l’utile, une amitié de mise en commun. »

Cette amitié entre époux peut prendre la forme du plaisir, mais c’est une vertu mineure d’amitié, selon Aristote. Il arrive même que l’amitié première s’y rencontre quand chacun jouit et se réjouit de la vertu de l’autre. Mais ce lien ne dure pas : au- delà des enfants qui sont, selon Aristote le bien commun, ce lien se dénoue.

Le noyau stable de la famille est le rapport entre le père et les fils, ou entre les frères. Voici donc le féminin généralement exclu de l’amitié première.

Par la suite le “modèle’’ chrétien n’entraînera pas de modification au contraire semble-t-il ; et à la psychanalyse qui s’est révélée novatrice en donnant une priorité à la sexualité, il n’est cependant arrivé dans ce champ, rien de bien nouveau, pas encore peut-être, énonce Derrida, à moins que ce qui lui arrive soit que rien ne lui arrive.

Le modèle familialiste et phallocentré reste bien évident dans « Totem et Tabou » de Freud comme dans cette sorte de figure trinitaire que représente le « nœud borroméen » lacanien :

Réel/Symbolique/Imaginaire ; certes, un père, des frères, une femme peuvent se trouver dans chacune des trois consistances  mais on peut facétieusement imaginer qui a une place privilégiée dans chacune ; d’autre part, la prévalence théorique du Symbolique reste bien évidente dans ce qui se transmet de Lacan, malgré quelques avancées généralement mal prises en compte par les fils de Lacan. Quelques uns, peut-être et quelques unes qui ne seraient pas alors des cas du frère font exception. Bien sûr, ceci  ne concerne pas la pratique : dans la clinique, en général, comme chacun sait, ça ne cesse pas d’arriver.

On peut penser que d’Aristote à Montaigne, la situation s’est encore dégradée : Derrida constate qu’en présentant le mariage comme ce qui n’a, à cette « divine liaison de l’amitié » qu’une « imaginaire ressemblance », Montaigne écarte en silence une amitié hétérosexuelle.

Un lien entre un compagnon et une compagne ou entre deux compagnes ne pourrait  s’égaler à son modèle : le lien entre deux compagnons, frères d’élection. La faute en revient au sexe de la femme et à son  manque de fermeté selon Montaigne : «  Leur âme ne semble [pas] assez ferme pour soustenir l’estreinte d’un nœud si pressé et si durable. Et certes sans cela, s’il se pouvoit dresser une telle accointance, libre et volontaire, où, non seulement les ames eussent cette jouyssance, mais encore où les corps eussent part à l’alliance, où l’homme fust engagé tout entier : il est certain que l’amitié en seroit plus pleine et plus comble. Mais ce sexe par nul exemple n’y est encore peu arriver et par le consentement des escholes anciennes est rejeté. »

Quant au fou vivant, Nietzsche, il n’est pas assez fou encore pour renverser cette tradition, comme l’indiquent les sentences de Zarathoustra dans « De l’ami ». Il est répété trois fois que «  la femme n’est pas encore capable d’amitié »

Michelet marche du même pas : alors que son œuvre vante la démocratie, que son livre « L’Amour » qui s’en veut la base, regorge de bons sentiments à l’égard des femmes, « ruisselle », selon Derrida, « d’une bonté d’homme, de mari de père », on y retrouve l’affirmation d’une insuffisance, d’une immaturité féminine : Michelet écrit : «  Le mot sacré du nouvel âge, fraternité, elle l’épelle mais ne le lit pas encore » (je souligne)

L’on ne saurait s’étonner de l’exclusion radicale du féminin dans l’œuvre de Schmitt : «  Ce qu’une vue macroscopique peut mettre en perspective de très loin et de très haut, c’est un certain désert. Pas femme qui vive. Un désert peuplé, certes, et même, diront certains, un désert noir de monde : oui, mais des hommes, des hommes, des hommes, depuis des siècles de guerre, et de costumes, des chapeaux, des uniformes, des soutanes, et des guerriers, des colonels, des généraux, des partisans, des stratèges, et des politiques, des professeurs, des théoriciens du politique, des théologiens.  Vous chercheriez en vain une figure de femme, une silhouette féminine, la moindre allusion à la différence sexuelle. »

Derrida ajoute que les sœurs, s’il y en a, sont des espèces du genre frère. Et il évoque, sur ce point, par association, la lettre « du grand et bon saint François d’Assise qui ne pouvait s’empêcher d’écrire à une religieuse : “ Chère frère Jacqueline ’’. »

Il serait possible de continuer ainsi longtemps ; mais une liste aurait un goût de récrimination et le sujet devient, à la longue, ennuyeux  sinon douloureusement banal. Cependant, l’analyse de cette  exclusion telle que Derrida la mène, permet de bien en comprendre les formes, les raisons inconscientes et d’éclairer le terrain politique sur lequel nous nous trouvons ; afin d’envisager, peut- être et de travailler la possibilité d’une transformation ou même d’une conversion selon le mot de Derrida sur la pensée de Nietzsche, conversion qui concernerait cette fois le féminin.
En lien avec cette exclusion,
notre culture politique :

Derrida indique, dès l’introduction le constat auquel aboutit ce geste philosophique, unique jusqu’alors, de déconstruction des textes canoniques traitant de l’amitié : «  A revenir si régulièrement sous les traits du frère, enjeu sensible de cette analyse, la figure de l’ami semble spontanément appartenir à une configuration familiale, fraternaliste et donc androcentrée de l’amitié. »

La question posée par ce constat est, indique-t-il, grave pour la démocratie. Il relève plus loin une adhérence de l’Etat à la famille. Il montre que notre « démocratie » fonctionne sur des modèles implicites fondés sur les notions de paternité et fraternité. Il insiste sur ce que ces modèles occultent ou neutralisent dans la reproduction d’un pouvoir à configuration familialiste, indiquant, dans le fait que amitié et fraternité soient consubstantielles l’une à l’autre, la prédominance d’une figure d’homosexualité virile sublime au fondement du phallocentrisme philosophique et politique.

L’amitié virile, en tant que sublime dans les textes qui la célèbrent, apparaît comme non sexualisée, dés érotisée, l’homosexualité étant renvoyée dans l’inconscient. Le modèle androcentré génère la double exclusion du féminin, plusieurs fois énoncée : pas de place dans les grands discours éthico-politico- philosophiques  pour l’amitié entre des femmes ou entre un homme et une femme. Or, selon Derrida, quels que soient les sexes engagés, l’amitié comporte l’érotisation et ne serait pas désexualisée sans dommage.

En contrepoint, Derrida, nous l’avons vu, propose une pensée du peut-être empruntée à Nietzsche. Ce peut-être pourrait ouvrir à un avenir différent mais encore improbable. Derrida énonce que cet imprévisible à venir ne serait pas en opposition avec les apories rencontrées dans les textes évoqués mais serait exigé par elles, les excéderait, et, les dépassant permettrait d’enrichir l’héritage. Une altérité nouvelle serait à penser, « sans différence hiérarchique à la racine de la démocratie, écrit-il. Cette démocratie libérerait une certaine interprétation de l’égalité en la soustrayant au schème phallogocentrique de la fraternité. »

Ainsi qu’il l’a plusieurs fois proposé, il y faudrait une autre façon d’être en amitié, incluant la rareté, l’anticipation du deuil et la solitude, ouvrant à une amitié au féminin, en lien avec l’image d’une communauté sans communauté  (cf. le premier et le second fragment où l’on voit bien qu’il découvre peu à peu l’ombre de cette autre communauté  à l’intérieur même des textes qu’il déconstruit).

 

Il affirme plus loin :  « Le “il n’y a pas d’ami’’ peut et doit se charger de la plus nouvelle et la plus rebelle des significations : il n’y a plus d’ami au sens ou la tradition nous l’a enseigné. » Mais cette signification rebelle ne va pas sans l’affirmation et la réaffirmation d’un héritage, « toujours capable d’être enrichi » selon Maurice Blanchot qu’il évoque sue ce point. Il insiste sur la nécessaire reconnaissance du féminin dans l’amitié, indiquant que « la condition sans femme, c’est la flambée monacale de l’esprit, la “ philosophie’’ » qui parfois prend un peu son élan dans un peu de misogynie (ce peut être de la misandrie dans la communauté féminine.) »
En ce qui concerne  la philosophie, l’on voit bien que des femmes philosophes au début du XXème siècle, comme Hannah Arendt, Simone de Beauvoir, Simone Weil, restent marquées par des modèles masculins. Il faut, pour percevoir des accents nouveaux, se tourner plutôt vers les textes anglo-saxons, en particulier ceux de Judith Butler.
Au cours d’un entretien accordé au « Monde » à propos de « Politiques de l’amitié, Derrida indique qu’il ne s’agit pas de nier la possibilité d’une amitié entre deux femmes ou entre un homme et une femme mais d’en indiquer l’absence dans les textes ayant trait à l’amitié et il en appelle à la nouveauté dans l’avenir. Ainsi, dans un ouvrage ultérieur, « Prégnances », il propose : « Et pourquoi ne pas inventer autre chose, un autre corps ? Une autre histoire ? Une autre interprétation ? »  Et il intitule une conférence prononcée au Brésil : « le peut-être d’une venue de l’autre-femme ».
En attendant cette possible venue, lorsque Derrida évoque le mouvement qui porte, dans notre actualité à se libérer des schèmes familiaux traditionnels, il évoque la  « communauté désoeuvrée », de littérature, de poésie, d’aimance, à travers Georges Bataille, Maurice Blanchot, Michel Deguy, qu’il cite : « La plupart des hommes n’auront existé que par et pour leur famille ; où nous vivions et mourons en étant aimés, commentés, un peu déplorés.

Parmi les tentatives désespérées pour exister outre famille : écrire ou…aimer ; qui emporte, altère, adultère. De l’Autre, un autre vraiment autre nous ravit : c’est un dieu. Et voyez, à peine se sont-ils arrachés à la famille par amour, ils font une famille. A moins qu’ils ne meurent en s’aimant, aimant à mourir, Tristan et Juliette, c’est l’alternative que leur laisse la littérature.

(Rappelle-toi, dit la querelle conjugale, que nous ne sommes pas de la même famille. Et c’est  pourquoi nous n’avons jamais tout à fait parlé de la même chose.) »

Le peut-être d’une venue de l’autre femme en lien avec la communauté de ceux qui sont sans communauté  comporterait une promesse : l’éventualité d’une autre démocratie à venir.

Mais n’oublions pas que la pensée du peut-être, pour Derrida reste liée à de l’imprévisible…Le futur est, selon lui prévisible ; pas l’à venir. Nous pouvons dire aujourd’hui que  nous nous trouvons encore dans l’improbabilité de ce qui viendra. L’autre femme s’annonce-t-elle dans les gender studies ou dans les questions soulevées par la pensée queer ?

Dans sa conférence « le peut-être de la venue de l’autre-femme » Derrida évoquait ces manifestations actuelles du « féminin », mettant leur insistance en lien avec le  la méconnaissance de la question dans le passé. On peut aussi les mettre en perspective avec des pratiques actuelles puisque désormais, l’intersexuation étant généralement méconnue, la féminité doit être validée, dans le champ sportif par exemple, testée ! On va vous dire si vous êtes une femme : ainsi pourrez vous apparaître comme telle, même si vous n’en avez pas le « style ». Quel style ? Comme si le genre apparaissait dans des signes manifestes qui effaceraient la place du disparaître, de l’incertitude, de l’oscillation.
Nous sommes là aux antipodes de la peut-être venue.

De ces textes, ces questions, surgit la nécessité d’accepter la différence sexuelle au-delà du masculin et féminin.

Dans « Ni homme ni femme. Enquête sur l’intersexuation » le journaliste indépendant Julien Picquart veut croire qu’ « une autre approche des variations du développement sexuel est possible, via une autre conception du sexe et du genre, une autre définition de l’humanité »
Sortirait-on ainsi, peut-être, d’une conception phallocentrique des sexes ? A condition toutefois que l’affirmation des « genres » ne reconduise pas à des communautés exclusives, rejetant l’hétérosexualité comme ce fut le cas de groupes homosexuels ou féministes.
La question centrale semble donc bien être celle de l’esprit communautaire fraternel avec lequel les plus grandes distances seraient à prendre pour une démocratie digne de ce nom. Mais l’on voit celui-ci se durcir à nouveau, aujourd’hui, entre des frères de foi, de combat, de fanatisme et même dans divers groupes sociaux (esprit de chapelle, dit-on.)

Nous ne pouvons donc que continuer à appeler de tous nos vœux la communauté de ceux qui sont sans communauté.

D’autre part, nous avons désormais affaire à des formes diffractées de l’autorité et ces pouvoirs décentralisés se manifestent souvent sous des formes encore plus oppressives que celles de l’Etat, imitant ce dernier, singé jusqu’à la caricature. Et celui-ci actuellement, ne se soucie guère d’amitié démocratique en France.  Certaines instances décisionnaires locales, administratives  ou commerciales font du zèle reconduisant l’allégeance des fils au père ; qu’il puisse s’agir de  filles du père   ne change rien à l’affaire : l’on retombe sur des sœurs qui sont des « cas du frère » et le féminin n’est toujours pas au rendez-vous. Il reste du côté de l’exclusion. Donc, la démocratie reste encore désespérément de l’ordre du peut-être alors que, comme le prophétisait Nietzsche, tout va très vite maintenant. Faudra-t-il s’en remettre, hors de tout esprit communautariste, à des initiatives de la  société civile , les groupes d’opposition reconduisant les mêmes schémas ? Peut-être.

La conclusion de Derrida, que je cite pour clore ce fragment, reste d’actualité :

« Car la démocratie reste à venir, c’est là son essence en tant qu’elle reste : non seulement elle restera indéfiniment perfectible, donc toujours insuffisante et future mais, appartenant au temps de la promesse, elle restera toujours, en chacun des temps futurs à venir : même quand il y a la démocratie, celle-ci n’existe jamais, elle n’est jamais présente, elle reste le thème d’un concept non présentable. Est-il possible d’ouvrir au « viens » d’une certaine démocratie qui ne soit plus une insulte à l’amitié que nous avons essayé de penser par-delà le schème homofraternel et phallogocentrique ?

Quand serons- nous prêts pour une expérience de la liberté et de l’égalité. »

Il me semble important d’ajouter, compte tenu de la pensée de Derrida, que cette égalité ne serait pas unificatrice, qu’elle resterait soucieuse des différences qu’elle ferait l’épreuve respectueuse de cette amitié-là qui serait juste au-delà du droit, c’est-à-dire à la mesure de sa démesure ?

 

Construire sans relâche la démocratie va donc, selon Derrida avec une déconstruction des discours philosophiques, politiques, anthropologiques  et sociaux qui, se fondant sur la paternité et la fraternité reproduisent un pouvoir à configuration familialiste dont le féminin est exclu.

D’autres modes de relation sont à inscrire dans une pensée nouvelle de la démocratie délestée de ses paradigmes généalogiques. Derrida propose que cette pensée nouvelle soit animée par l’aimance, mot inventé par Abdelkébir Khatibi et qu’il reprend en de nombreuses occurrences.  Cette aimance, dit-il au cours d’un colloque consacré à « Politiques de l’amitié » excède la phénoménologie et la rhétorique.

Elle suppose le renoncement à la présence de l’autre, le consentement aux interruptions du lien dans le respect de ce qu’il y a en l’autre d’inappropriable. Même si une telle visée est inacceptable jusqu’au bout, il ne pourra y avoir une éthique relationnelle et donc sociale si nous ne nous efforçons pas de nous y assujettir autant que possible en reconnaissant l’impossible de ce possible : fluctuations et contradictions qui font l’humanité vivante. N.C.