Sommaire numéro 22

Editorial
Surveiller l’ennui ?
Claude Corman

Vouloir la performance sans la formance ruine tout monde commun désirable !
Jean-Paul Karsenty

« L’Equivalence des catastrophes. Philosopher après Fukushima » selon Jean-Luc Nancy
Noëlle Combet

Considérations sur les NACO et la politique du médicament
Claude Corman

Exposition sculptures : Grimoires
Christiane Rousset

Editorial

Surveiller l’ennui ?

par Claude Corman

On se demande bien pourquoi la NSA américaine surveille les bureaux de l’Union européenne ou de l’un de ses Etats membres. Car l’électroencéphalogramme européen est plat ou presque. Quel éclair pourrait-il surgir des dossiers de la Commission, quel diable songerait-il à habiter le cerveau de Barroso, comment Mr Van Rompuy et madame Ashton sortiraient-ils soudainement de la froide et triste pénombre de la gouvernance européenne ? On peut essayer de pénétrer par tous les modes inquisiteurs disponibles un rêve, en mesurer la force réformatrice, peut-être subversive, mais est-il rationnel d’espionner une communauté anesthésiée qui n’en finit pas de déconstruire ses grandeurs passées, à la seule fin, commente-t-on à d’autres endroits de la planète, de planifier le moins d’avenir possible. Car qui fuit les lumières du passé, le faisceau de ténèbres et de génie surgissant du cœur de la vieille Europe aura bien du mal  à secouer la torpeur, la mollesse, la mélancolie de nos temps, ici ou chez nos voisins. Et nous fuyons ! C’est comme si nous n’avions plus d’autres envies, d’autres passions que de survivre longtemps, le plus longtemps possible dans les retraites d’une modeste prospérité, en tenant les démons de la mémoire en laisse par les commémorations officielles et en veillant, en bons et prudents pompiers à éteindre le plus vite possible le moindre feu de broussailles.

Pourquoi donc la NSA est-elle à ce point stupide, aveugle ou effrontée à écouter clandestinement ce que l’Europe s’emploie à clamer ouvertement et en vrac: son néant politique, sa sidération culturelle, les mille culpabilités de son glorieux passé, sa paralysie économique, son amour infracassable de la bureaucratie, sa vertigineuse impuissance à conjuguer ses restes d’esprit chrétien et la dissémination multiculturelle …

Il est très peu probable que la NSA ait branché ses micros sur la ligne très périphérique et à peine audible des disciples de Husserl qui arpentent fidèlement les conclusions de sa conférence de Vienne sur la crise de l’humanité européenne et qui pourraient bien en appeler au réveil héroïque de l’esprit européen contre l’immense lassitude qui corsète et étouffe nos instincts, nos colères, nos imaginations, nos recherches.

Car, la NSA tient certainement Husserl pour un vieux professeur, en redingote d’un autre siècle, aux idées poussiéreuses et vaines, incapable d’enflammer et d’illuminer les esprits du vieux continent. Sans doute lorgne-t-elle davantage vers ces nouveaux coursiers du nationalisme qui prétendent en finir avec l’ennui mille fois sondé des opinions publiques, et qui réveillent dans l’Europe assoupie et tétanisée les érotiques attraits de la barbarie !

Car de quoi notre temps se préoccupe-t-il, et d’abord ici, dans cette France qui, à choisir un Front, préfère de plus en plus, si l’on en croit les résultats des récentes élections, celui de la Nation à ceux de la République ou de la Gauche ? Peut-être l’Amérique veille-t-elle encore sur nos  folies populistes ! Se prépare-t-elle à un nouveau débarquement sur la terre du Milieu ?

Ou bien n’est-ce au fond que de la surveillance à basse tension exercée par un Empire militaro-industriel dont l’exemplarité et la modernité contagieuses ont chuté au tournant du siècle, mais qui n’ayant pas renoncé à être le guide et le tuteur de la planète, observe anxieusement le moral sombre et atone de ses alliés occidentaux.

Laissons donc la NSA, écho post-moderne de Big Brother, affronter le discrédit et l’absurdité de sa politique de surveillance !

Et tentons de questionner l’atmosphère de désenchantement, d’ennui, de discorde, généralisée et triviale, que nous sentons communément dans la société française et l’adhésion numériquement importante d’une fraction du peuple aux idées d’un parti nationaliste et colérique, dont la puissance de persuasion tient à la fois du goût populacier du désastre, selon la fameuse apostrophe de Théophile Gautier : « Plutôt la barbarie que l’ennui !» et du néant intellectuel et spirituel de ses rivaux .

Un parti dont l’essence politique est le ressentiment, ressentiment multiforme et éclectique :

  • contre le vaste monde incontrôlé de la mondialisation dans lequel s’agitent, on s’en doute, requins et pieuvres, énorme bestiaire affamé, dévorant ou étouffant l’âme innocente des peuples.
  • contre l’Europe de Bruxelles, tractée par un collège de bourgeois libéraux et séniles, affolés par les exigences des princes du capitalisme mais leur offrant tout de même, comme dans les antiques sacrifices, la portion la plus faible, la plus tendre de sa chair.
  •  contre la France elle même devenue par la faute de ses élites indifférentes une société multiculturelle et brouillonne, sur laquelle flotte l’étendard de l’Islam, aux sommets des tours-minarets des banlieues…

Contre le visage de l’étranger, en somme, qu’il soit le rapace cupide de la finance internationale ou l’immigré sans manière s’invitant à la table d’un banquet où l’on ne sert déjà plus que les miettes des anciens festins.

Autant dire une multitude de griefs, de hargnes, de peurs, de cibles dont le polymorphisme fonctionne certes comme un attrape-tout électoral, mais qui ne peut en aucune manière incarner un renouveau, dessiner un horizon, pointer une Renaissance ! Non ! Plongeant goulûment, délicieusement dans l’obscurantisme d’un autre Age, celle qui se rêve en Jeanne endosse l’armure du condottiere traquant le Belzébuth argenté et à l’occasion n’hésite plus à annexer un instant Marx ou Proudhon. Pariant sur la servilité, certes rarement démentie, des riches, son combat contre les forces de l’argent n’en est pas moins une fanfaronnade et une duperie ! Et c’est encore elle, cette fiancée tardive et pomponnée de la République, qui prétend défendre les idéaux républicains et laïques, quand tous les autres partis politiques ont expulsé Marianne de leurs cœurs et négocient honteusement leurs places dans le petit monde des privilégiés.

Pour autant doit-on se borner à penser la progression continue des partis nationalistes extrêmes en Europe comme la résurgence des ligues fascistes d’avant-guerre, et composer ainsi de notre époque le tableau non contrasté et peu crédible d’un retour global aux années trente ? S’il est vrai que la crise qui secoue aujourd’hui l’Europe, générant des friches industrielles et sociales d’une ampleur inégalée, a des airs de 1930, ni le paysage politique européen ni la situation des minorités,( à la notable exception des populations roms qui n’ont jamais cessé de subir le cruel mépris des pouvoirs , fût-ce pendant la période communiste), ne ressemblent à ceux des années triomphantes du fascisme et du nazisme.

Il ne suffit pas de faire simplement glisser les cibles racistes, de substituer au juif d’autrefois, sur lequel s’abattaient tant de colères et de reproches, l’arabe ou le musulman contemporain pour s’éveiller tout d’un coup dans une Europe bariolée d’étendards fascistes et s’époumonant de slogans haineux contre les métèques.

Cela ne veut pas dire que la nostalgie de l’ordre national-socialiste et de son régime ultra-sélectif de terreur n’habite pas certains esprits du parti de la flamme ni que le retour en grâce de l’autorité, sous toutes ses formes, ne s’accommode pas d’une sympathie croissante pour la tyrannie et le despotisme !

Mais à trop user du copier-coller entre les deux époques, on s’interdit, je crois, de comprendre ou d’essayer de comprendre la situation inédite de notre temps : le risque de basculement d’une communauté européenne nobélisée pour son œuvre en faveur de la paix en une mosaïque de nations frustrées et malheureuses, dont le lien communautaire ne survit plus que par l’ultime peur de son effondrement.

Ce n’est pas le Front national qui grandit, c’est l’ensemble de la société française et européenne qui rapetisse et se porte vers trop peu, comme si la fin déjà ancienne de la domination européenne sur les cinq continents en avait sidéré l’imagination et l’esprit !

De ces courants nationalistes et vindicatifs qui enragent en sourdine que ni la République française ni la Communauté européenne n’aient explicitement inscrit dans leur Constitution ou leurs textes fondateurs le christianisme comme religion d’Etat ( en fait la seule laïcité qu’ils reconnaissent de facto)  alors que la majorité des Nations musulmanes indiquent clairement la préséance de l’Islam sur toutes les autres croyances, on aurait pu, on pourrait à vrai dire se débarrasser bien vite ! Que les populations musulmanes sous la conduite éclairée de quelques dignitaires religieux et leaders politiques aient manifesté leur attachement aux démocraties européennes,  dans quelques moments-clé de l’histoire contemporaine ( la fatwa contre Salman Rushdie, l’assassinat de Theo Van Gogh en Hollande, l’égorgement des fillettes par le FIS algérien, la chevauchée sanglante de Mérah), et le tour était joué ! La bombe à retardement de l’islamophobie désamorcée, les surenchères nationalistes étouffées dans l’œuf, la sympathie dont jouissent les populistes aurait été renversée en leur défaveur. Car enfin, qui dans nos Républiques aurait pu exiger plus ? Des foules de musulmans exposant leur identité religieuse ( nous sommes musulmans, nous n’allons tout de même pas nous convertir massivement au christianisme, au bouddhisme ou au judaïsme !) et exprimant dans le même mouvement  le rejet le plus radical, le plus lucide du fanatisme religieux. Ces grands rassemblements, certes, n’eurent pas lieu, mais il n’est pas interdit d’en imaginer la force dévastatrice pour les adversaires de la République multiethnique!

Mais une fois écroulée la menace fantasmatique d’un califat européen, le plus dur reste à faire. Car, un vent de nihilisme souffle sur les nations du vieux continent. Et ce nihilisme se nourrit jour après jour de l’ennui qui ronge nos sociétés. L’ennui, c’est la barbarie, disait Goethe. L’ennui est contre-révolutionnaire, surenchérissait Baudelaire.

Alors que la civilisation contemporaine se caractérise par une accélération massive des formes de communication, de commerce, de transport, la créature humaine semble marquer le pas, hésiter, se recroqueviller devant ce flot continu de nouvelles déroutantes du monde et cette obsédante pression d’adaptation à un univers technique sans cesse en métamorphose.

L’effondrement de l’intelligibilité de notre histoire commune, des horizons et des élans qui en orientaient le cours, conjugué à la disparition au moins provisoire des grands systèmes alternatifs, ranime partout des nostalgies, des peurs, des agacements. De quoi se nourrit aujourd’hui notre commune condition ? D’une page du futur vide, dangereusement vide ( car le progrès technique qui prend en charge presque exclusivement la dynamique de notre temps n’écrit de fait aucune téléologie, ne marque aucun cap ) et d’un tarissement des ressources des Traditions provoqué par ceux là-même qui s’en revendiquent les plus intransigeants héritiers !

Et du coup, comme nous peinons et d’abord en Europe, à élaborer un projet de civilisation originale et créative, indépendant des seules mutations techno-économiques et des emballements de la compétition,  nous assistons à cette montée de la barbarie qui s’incarne dans le prestige mélancolique du passé. A force de regarder en arrière vers un fumeux Age d’Or des nations, vers les illusions et pages glorieuses de l’ancienne puissance européenne, nous ne savons plus mettre en commun nos énergies et nos désirs, et faire une place digne et prometteuse aux jeunesses de nos pays.

Nous entendons de plus en plus souvent des paroles désespérées et chagrines. Face au chaos du monde, au collapsus des valeurs et des cultures qui s’entrechoquent et se perdent dans le maelström bouillonnant des réseaux économiques et médiatiques, le glas de l’univers contemporain est secrètement souhaité. Le désastre rédempteur est attendu. Plutôt la barbarie que l’ennui ! Effrayant slogan qui recrute une somme croissante d’adeptes.

Or, non ! Le nihilisme est creux, la barbarie exécrable. Et les grands évènements destructeurs ne bouleversent pas les univers modernes. Que l’on songe au tsunami japonais, à cette vague géante déferlant sur les terres, ravageant les ponts, engloutissant navires et camions, routes et maisons, arrachant des milliers de vies, et se moquant de nos sécurités nucléaires, qui peut ignorer pareille intrusion de la catastrophe, qui peut concevoir plus terrible anéantissement de notre civilisation ? Et pourtant, à peine plus de deux années après, le Japon n’a pas fondamentalement changé de modèle économique ou culturel. Le Japon n’est pas revenu à l’âge des samouraï et des anciens rites impériaux.

Nous n’avons plus rien à espérer des lueurs vénéneuses et noires de l’Apocalypse. Nous sommes déjà trop vieux, trop instruits, trop contemporains en somme… et nous savons désormais que la catastrophe ultime ne mène à nulle renaissance.

Que le présent reste en l’état, voilà la catastrophe ! disait Walter Benjamin.

C’est ce présent européen décevant, amorphe, sans style ni force spirituelle, qu’il nous faut renverser, métamorphoser. Dans le sillage de l’ultime appel d’Edmund Husserl à Vienne, cet appel que ne sauront jamais écouter la NSA ni ses futurs petits.
C.C.

 

21juillet 2013

Vouloir la performance sans la formance ruine tout le monde commun desirable !

à  Yves Stourdzé

Notre modernité devient tardive !

La finance de marché est devenue un immense « shadow banking » plus ou moins régulé. Elle a acquis durant les 50 dernières années une considérable puissance d’agir, jamais atteinte jusque-là. Sans projet global ni cohérent, elle est pourtant à la source de dynamiques qui ont peu à peu modifié, et dans l’ensemble abimé, les différentes phases qui constituent les processus économiques. De fait, elle a pris une part déterminante dans le renforcement des facteurs qui donnent à notre modernité une tonalité de « période au temps dissous », pour dire les choses brutalement[1].

C’est la globalisation, c’est-à-dire la forme économique et financière qu’a revêtue la mondialisation pendant cette période, qui a offert à la finance de marché une puissance d’agir impressionnante dont elle mésuse en réduisant de plus en plus la valeur temporelle moyenne de ses engagements. Aujourd’hui, une telle logique, que je qualifie de chronoclaste, ne lui permet plus d’assurer sa fonction spéculative traditionnelle utile au développement économique.

Aussi, la finance de marché vulnérabilise-t-elle tous les processus constitutifs de la tension moderne entre action et connaissance. Elle exerce, d’aval vers l’amont et de proche en proche, une contrainte sur chacun des régimes de temporalités impliqués : contrainte sur les régimes de temporalités attachés à la marchandisation dont les effets se répercutent sur les régimes de temporalités attachés à l’innovation, puis sur les régimes de temporalités attachés à la recherche, puis sur ceux attachés à la métabolisation des actes construits par les voies de la formation et de l’éducation, pour « impacter » in fine les régimes de temporalités attachés à la symbolisation des représentations. Bref, aujourd’hui, tout est rendu vulnérable à degrés, formes et modalités divers lorsque la finance de marché contribue directement ou indirectement à la production et/ou à la consommation de biens et de services ; tout, c’est-à-dire individus, groupes économiques et sociaux, institutions, nations, humanité, biogée dans ses différentes formes,….

Normalisés à l’excès, laissés sans connaissance ou presque, les actes économiques se métamorphosent alors en « agenda » – étymologiquement en « choses devant être faites » -, vectorisés par des agents désormais en proie à une démarche idolâtre, privés peu ou prou de subjectivité et d’altérité.

 

La logique du pari vulnérabilise tout engagement.

Comment cela se passe-t-il ? La finance de marché développe aujourd’hui une logique de pari. Elle tend à minimiser son propre risque en le reportant davantage sur d’autres puissances d’agir, lesquelles, peu à peu affaiblies, montrent des signes de renoncement à produire, elles-mêmes, des engagements. En outre, ce transfert de risque, non coopératif, désigne de fait un « lieu d’assurance de dernier ressort ». Il est là, le pari : faire accroire l’hypothèse qu’il est légitime de penser et d’agir de façon que tout risque puisse être ainsi transféré de proche en proche, sans convention, sur un lieu garant non préalablement désigné !

De la sorte, le pari financier s’invulnérabilise-t-il en provoquant, par effet domino, une dynamique de vulnérabilisation…chez les autres acteurs, et in fine, on va le voir, sur la multitude et l’individu dans la multitude. Où la logique du pari, exempte d’engagement, conduit à celle de la prédation à l’origine de la constitution d’une rente privative d’un groupe… !

Ainsi, beaucoup d’entreprises qui supportent une partie des effets de ce pari financier reportent-elles, lorsqu’elles le peuvent, leurs surcoûts. Au cœur de la modernité, l’engagement (individuel et social) que représente le travail en vient même à être menacé dans la mesure où le détour par l’effort et la compétence durables qu’il suppose et les promesses de rémunération qui en sont l’expression admise d’équivalence sont relativement dévalorisés et concurrencés par des logiques de paris sur les valeurs à fins de réalisation toujours plus rapprochée dans le temps de profits monétaires.

De nombreuses et indistinctes populations, partout de par le monde, constituent alors ce lieu d’assurance de dernier ressort en le payant d’une part supplémentaire de leur non-développement, voire de l’aggravation de leur pauvreté. Moins nombreuses, certaines autres populations semblent n’être plus caractérisées que par l’état de leurs dettes monétaires récentes composées d’intérêts financiers élevés, de sorte qu’elles ne sont plus en situation de se projeter collectivement et de faire valoir leur souveraineté. Chez celles-ci, en particulier, les Etats et leurs cultures démocratiques semblent effacer leurs promesses de garantie de justice sociale, en particulier d’équité intergénérationnelle.

L’individu même semble ne plus répondre que d’un désir individuel pulvérisé et traversé de pulsions expertisées et financiarisées par le technomarché globalisé toutes les fois que la passion économique le transforme – auteur comme acteur – en agent, le plus souvent en « prodacteur » et en « consommacteur », et que sa liberté abdique en laissant le pari supplanter l’engagement.

Enfin, la biogée (terme emprunté à Michel Serres). Elle ne saurait en tant que telle, bien sûr, répondre et donc renoncer à quelque engagement que ce soit ! Néanmoins, à tout niveau de sa propre « organisation », ses éléments et équilibres sont, de fait, « engagés » à enregistrer les transformations voulues par les hommes, y compris celles qui s’accompagnent de dégradations : ils deviennent à ces fins des « ressources » soumises au travers de l’acte économique, souvent, à performance immédiate et absolue. Pourtant, sans « l’inter-action » préalable et longue, voire très longue, des éléments naturels, ils n’auraient pas été rendus disponibles aux hommes et à leur travail (les éléments naturels dits « ressources non renouvelables » ne sont dites ainsi que parce que le facteur temps – des milliers ou des millions d’années – ne saurait être disponible à leur renouvellement !).

Bref, fonctionnellement labile et pratiquement indépendante d’engagements comme ne le fut jamais auparavant aucune autre rente (naturelle, foncière, immobilière,…), la finance de marché a installé, via sa puissance d’agir mobilisée dans une recherche d’invulnérabilité, une économie de rente autocentrée, dissociée des autres acteurs.

 

La logique du pari façonne les sociétés autour de l’aléa moral.

Les économistes, depuis Adam Smith, ne méconnaissent pas ces mécanismes de report des risques pris par certains acteurs sur d’autres acteurs. Ils leur donnent même un nom : « l’aléa moral » (moral hazard, en anglais), tout en banalisant souvent sa portée : un effet pervers. Plus précisément, l’aléa moral, dans une acception contemporaine liée pour l’essentiel aux pratiques des milieux des entreprises d’assurances, c’est l’excès de risque dont témoigne le comportement humain ou social d’un acteur individuel ou collectif quand il sait que la couverture de ce risque ne lui incombera pas en dernier ressort.

Or, on comprend bien que, si des sociétés entières se voient peu à peu contraintes de fonctionner globalement sur ce type de dynamique d’aléa moral initiée par des acteurs à la recherche d’une invulnérabilité au risque, elles échappent à l’épure d’un modèle de prudence, tenu en référence, en vulnérabilisant les autres acteurs, lesquels, à leur tour, déclenchent lorsqu’ils le peuvent, mais dans une perspective défensive cette fois, les moyens à leur disposition d’une résistance, voire d’une invulnérabilité propre. Des stratégies non coopératives répondent à des stratégies non coopératives, identiques ou différentes dans la forme. Elles se développent et s’affrontent. Volens nolens, on construit alors des sociétés d’aléa moral total.

Depuis 150 ans, les sociétés industrialisées ont globalement accepté ces dynamiques d’aléa moral. Mais elles l’ont fait en avançant le « deal symbolique » suivant : d’un côté, progrès tous azimuts et bénéficiant peu à peu au plus grand nombre, de l’autre, « effets externes » indésirables couverts par des pratiques assurantielles de plus en plus collectives. En revanche, depuis 50 ans, les sociétés financiarisées n’ont pas rassemblé, elles, les moyens d’un deal symbolique aussi puissant : d’un côté, les bénéfices des phases antérieures de progrès semblent s’essouffler et répartis dans une inégalité grandissante, de l’autre, les effets externes indésirables donnent lieu à des représentations plus négatives, d’autant qu’ils sont couverts par des systèmes assurantiels publics et privés fragilisés soit par une anticipation à la hausse tendancielle durable des sinistralités, soit par la menace d’une incommensurabilité relative de nouveaux risques qui apparaissent (du type effets du changement climatique,…).

Entre ces deux dynamiques de sociétés, la différence est donc considérable : les sociétés industrialisées, tendues entre progrès et promesses, fabriquaient de fait du « monde commun », les sociétés financiarisées, tendues entre promesses et paris, non !

Les sociétés financiarisées[2] refuseraient, en effet, de faire monde commun permanent, fonctionnant de plus en plus dans une dynamique d’aléa moral généralisé. Elles considèreraient que les effets indésirables des actes individuels ou collectifs consentis en leur sein, en dernier ressort, ne les concernent pas (effets indésirables liés à la sous-estimation des risques que ces actes consacrent et/ou bien à leur affectation sur d’autres acteurs que ceux qui en recueillent les bénéfices). Ce pari consacre une démarche idolâtre majeure : le fantasme de l’expulsion radicale du risque ou, ce qui revient au même, le fantasme d’un droit inconditionnel aux bénéfices de la performance ; inconditionnel, c’est-à-dire sans gage mis en garantie ni engagement préalablement consenti.

Or, à condition de comprendre cela et tant qu’il y a désir de société, il y a norme en puissance : ces appels non-dits à des mondes séparés par et au profit de telles « puissances d’agir » semblent désormais appréciés comme l’expression d’une sorte d’écart intolérable par rapport à une « common decency » (une éthique commune minimale). Voilà ce que « l’individualisme libéral » n’a peut-être pas entrevu : qu’il deviendrait, paradoxe apparent, le fourrier majeur d’un radical principe de précaution que les gens finiraient par rejeter ! Espérons que les périodes qui s’annoncent confirmeront cette tendance car, oui, il faut d’urgence résister de toutes parts à ces démarches idolâtres, et les contraindre !

*

*     *
Voilà exposée une représentation des choses où sont mobilisés auteurs, acteurs et agents,  parmi les plus importants dans le monde d’aujourd’hui, que des jeux asymétriques de pouvoir poussent à la performance comparative. Voilà aussi, dans le même temps, expliqué que ces jeux à l’œuvre constituent des dynamiques poussant ou résistant à des transferts de risque qui ne garantissent plus à chaque auteur, acteur ou agent que les ressources (humaines, sociales, capitalistiques et naturelles) qui lui seront nécessaires pour une performance durable aient une possibilité de reconstitution. Bref, au jeu non coopératif de la logique de la performance, on ne garantit plus la conservation ou l’émergence des moyens nécessaires à la performance ultérieure. La performance à venir n’est plus garantie… ni par des gages ni par des engagements. Elle n’est plus garantie par… la formance nécessaire, et les étapes indispensables à son procès !

Notre modernité devient tardive parce que nous voulons la performance sans la formance, « l’assurance sans engagement »[3]. Mais, au juste, la formance, c’est quoi ?

Nous allons introduire et illustrer cette notion que nous envisageons d’une importance aussi grande que celle de performance, symétrique et complémentaire.

Considérons les 7 domaines où tout homme et tout collectif s’impliquent en société, s’engagent: culture, éducation, formation, recherche, innovation, économie, finance (hors les 2 domaines « d’investissement individuel et collectif des corps »: domaine de la médecine et de la santé, domaine de la violence et de la guerre, avec leurs régulations publiques). Les domaines de la culture, de l’éducation, de la formation et de la recherche concourent, pour l’essentiel, à la formance de toutes les ressources… avec une certaine performance dans la conduite de ce concours. De leur côté, les domaines de la recherche, de l’innovation, de l’économie et de la finance concourent à la performance de toutes ces ressources préalablement formées, tout en devant veiller à leur assurer… une possibilité ultérieure de formance (car sans formance, toute performance se tarit !).

A présent, notre représentation est complètement campée : des auteurs, acteurs et agents, des puissances d’agir, des logiques, des dynamiques de performance et de formance.

Ainsi modélisée, cette représentation peut donner lieu à la création d’outils susceptibles de l’exprimer et de la valoriser. Il s’agit de repères que l’on nomme le plus souvent des « indicateurs », lesquels sont construits pour être insérés dans des dispositifs statistiques publics ou privés. De la sorte, la représentation acquerra une légitimité de considération – une valeur – aussi longtemps que les indicateurs seront produits et resteront permanents. Ou, pour le dire autrement : les indicateurs sont le fruit de représentations qui sont, elles-mêmes, le fruit de perceptions sur lesquelles nous mettons des mots. Et si les mots ont un poids, c’est que les indicateurs auxquels ils donnent corps désignent des valeurs qui importent ou des importances qui valent, ici et maintenant.

On devrait donc imaginer que chacun de ces 7 domaines puisse être apprécié à l’aune de représentations appuyées sur des indicateurs. Et alors, comment, sauf à approfondir la logique chronoclaste que je dénonçais au début de ce propos, ces indicateurs ne seraient-ils pas des reflets des différentes temporalités à l’œuvre ?

D’un point de vue strictement économique, les ressources peuvent être humaines, sociales, capitalistiques ou naturelles : elles n’en sont pas moins soit stocks soit flux. Les stocks de ressources humaines, sociales, capitalistiques ou naturelles constituent des patrimoines associés à des temporalités plus ou moins longues et à des mémoires. Ils symbolisent la formance. Les indicateurs de formance sont rares, encore plus rarement mobilisés, encore plus rarement quantitatifs. Les flux de ressources humaines, sociales, capitalistiques ou naturelles constituent des richesses d’usage ou d’échange associées à des temporalités plus ou moins courtes et à des anticipations. Ils symbolisent la performance. Les indicateurs de performance ont envahi notre système de représentation, toujours plus mobilisés, toujours plus quantitatifs[4].

La puissance des connaissances, des techniques et des pratiques que nous mobilisons au service de la dynamique des richesses d’usage comme d’échange est aujourd’hui telle – à commencer, comme nous l’avons longuement expliqué, par celle de la finance de marché – que les transferts majeurs de risque s’exercent globalement au service des flux et au détriment des stocks au travers des logiques de prédation qui animent nos sociétés que nous avons qualifiées de « sociétés d’aléa moral total ».

Toutes les options de politiques d’intérêt commun, d’intérêt public et d’intérêt général, considérant le recours et l’emploi de ces ressources (humaines, sociales, capitalistiques ou naturelles), qu’elles soient de projection ou d’évaluation, devraient progressivement être soumises à une nouvelle démarche de mesure relative aux stocks et aux flux, plus cohérente et équilibrée. Aux stocks comme aux flux devraient être affectés des indicateurs qualitatifs et quantitatifs de formance et des indicateurs qualitatifs et quantitatifs de performance.

De plus, pour « faire société » à ancrage national ou culturel, et a fortiori pour faire société internationale ou société transculturelle, il nous faut bien mettre en scène des représentations ouvertes, puis partager en permanence ces images de réduction de la complexité du réel qu’elles expriment, enfin co-construire de tels indicateurs de façon qu’ils puissent rendre compte de notre accord, c’est-à-dire de la dynamique de symbolisation. Pour « faire société européenne », par exemple, continuons d’approfondir les travaux franco-allemands engagés voilà quelques années déjà, à la suite de ceux de  la Commission dite Stiglitz-Sen, mise en place au début 2008[5].  Allons même plus loin ! Proposons sur cette base un travail franco-allemand de modélisation générique de nos représentations préfigurant l’Union politique européenne, temporalisée dans ses patrimoines et ses richesses, et mettons-en le en débat !

 

Un cœur de modélisation ainsi « actualisé » aurait une forte vertu : il éclairerait et ferait évoluer rapidement les rapports d’influence tissés entre les différents acteurs à la source des richesses et in fine les représentations générales qui inspirent les grilles de lecture d’où émergent nos indicateurs.

Au fond, plaider, comme on le fait ici, pour que l’on procède à l’évaluation ex ante et ex post de toute action d’intérêt commun, public et général fondée tant à partir d’indicateurs de formance qualitatifs et quantitatifs qu’à partir d’indicateurs de performance qualitatifs et quantitatifs, cela revient à préparer le meilleur socle social, écologique et économique possible à tout développement durable. Préparer le socle d’un développement durable, donc chronophile, donc pourvoyeur de diversités, donc réducteur d’invulnérabilités qui menacent les vulnérabilités tant de l’individu, des groupes, de l’espèce humaine, de l’humanité que de la biogée, enfin. Préparer le meilleur socle possible contre les ravages à venir des sociétés d’aléa moral total – sociétés de parieurs, sociétés de parias ! – en luttant contre les tentations excessives d’invulnérabilité par sécession et donc par report des risques destructeur de subjectivité et d’altérité … !

J.-P.K.

le 4 juillet 2013

jeanpaulkarsenty@yahoo.fr

Projet pour la revue « temps marranes »

[1] Les premiers pas de la globalisation financière contemporaine remontent à la fin des années 1950 en Angleterre avec la création du marché des eurodollars, des dollars déposés et prêtés en dehors des Etats-Unis, et non au début des années 70 avec la fin du système du taux de change fixe, comme on le dit trop souvent. Lire sur ce point Christian Chavagneux « Une brève histoire des crises financières – Des tulipes aux subprimes », p 113, Ed. La Découverte, 2011.

 

[2] On entend ici par « sociétés financiarisées » les lieux de peuplement où les puissances d’agir principales sont la finance de marché, les sociétés d’assurance, les établissements bancaires, les entreprises transnationales, bref, le « technomarché » plus ou moins globalisé. En Europe, aujourd’hui, la dynamique des transferts de risque entre le technomarché, les Etats et les populations est si mal contrôlable qu’elle menace la permanence d’un « monde commun » ; autrement dit, l’aléa moral n’y est pas qu’un simple « effet pervers ».

[3] « L’assurance sans engagement », voilà même le Graal proposé récemment par la publicité d’une… compagnie d’assurances en ligne ! Il s’agit là d’un « jeu non coopératif » qui va donner lieu à conflit ouvert entre les temporalités courtes associées à la finance de marché et les temporalités longues associées aux services d’entreprise appelant des relations durables avec les sociétaires.

 

[4] Or, « quantifier, c’est d’abord convenir, ensuite mesurer », rappelait l’historien français de la statistique Alain Desrosières, récemment disparu, auquel nous rendons hommage ici.

[5] Dans la ligne directe des travaux de cette Commission, un rapport intitulé : « Évaluer la performance économique, le bien-être et la soutenabilité » a été remis, en décembre 2010, simultanément à la Chancelière allemande et au Président français, répondant à leur commande commune lors du Conseil des ministres franco-allemand du 4 février 2010. De notre point de vue, le contenu de ce rapport, accompagné de conclusions, contient une avancée intéressante au sujet des représentations qu’il est recommandé de privilégier, et aujourd’hui d’approfondir.

« L’Equivalence des catastrophes ; Philosopher après Fukushima » selon Jean-Luc Nancy Extension en direction de Bernard Stiegler

par Noëlle Combet

Ce texte, « L’Equivalence des catastrophes ; Philosopher après Fukushima » témoigne de ce que la philosophie n’est pas seulement de nature introspective et qu’elle s’investit, doit s’investir, dans les questions politiques. Ce mouvement était déjà très présent dans l’Antiquité grecque ; les philosophes s’intéressaient de près à la Cité, à l’image de Platon dans ses dialogues, en particulier « La République », ou de ces « Cyniques » tenant boutique provocatrice sur la place publique, faisant contestation de leur impudeur.

Il est vrai que Platon, après de rocambolesques et infructueux essais de carrière politique, se rabattit, en quelque sorte par défaut, sur la théorie. Dans « La République » une sorte de raidissement de la pensée est perceptible à travers une évolution du dialogue vers la dialectique, autant dire de la raison à la rationalité ; et le désir de privilégier une synchronie pour un meilleur gouvernement des esprits se fait au détriment d’une diversité diachronique.

Cette évolution platonicienne marquera la philosophie jusqu’à notre époque en passant par Descartes et Hegel. Elle est encore perceptible dans notre modernité quand la théorie philosophique veut faire système, se repliant sur elle-même et privilégiant l’abstraction, voire l’hermétisme en des concepts très ramassés qui restent éloignés de la question politique ; mais cette dernière est toujours là, présente à l’arrière de la théorie, même la plus abstraite. On peut penser, entre autres, à Wittgenstein, père de la philosophie analytique. Comment son analyse du langage n’aurait-elle pas une résonnance sociale et politique ? Mais est-ce dans le sens d’une ouverture ?

D’autres philosophes, à partir de Husserl, Foucault, Deleuze, à leur époque et, plus récemment, Worms, Stiegler, se sont centrés de façon plus concrète sur les phénomènes sociaux et sociétaux ; ici, Jean-Luc Nancy répond, dans une visioconférence,  à une demande que lui a adressée l’Université de Tokyo : « Philosopher  après Fukushima »

 

Dès le préambule, l’auteur nuance son titre : il précise ce qui a un caractère d’évidence : toutes les catastrophes ne sont pas équivalentes, dans le sens où elles seraient de même intensité. Que faut-il donc entendre ici par le terme « équivalence » ? Ce que démontre le risque nucléaire, c’est que l’interconnexion des techniques, des échanges, fait que le moindre accident, même naturel, ne pourra se réduire à lui-même : il se trouve pris dans un réseau de réalités techniques, sociales, économiques, politiques. « Equivalence » est ici le nom de ces interconnexions, de cette interdépendance. Qu’entraîne avec elle une catastrophe ? Qu’est-ce qu’il en coûte, en quelque sorte ?  Quel est le prix à mettre dans la balance ? Jean-Luc  Nancy interroge cette équivalence en évoquant la » propagation ou la prolifération des tenants et aboutissants de toute espèce de désastre ». Il y aurait donc équivalence en aval de la catastrophe, mais aussi en amont Autrement dit, de quoi la catastrophe est-elle déjà le prix ? Le gouvernement japonais, aujourd’hui, se prononce à nouveau en faveur de l’option nucléaire  et  l’auteur précise qu’il ne s’agit pas ici de prendre parti ; je m’interroge sur cette réserve surtout lorsque l’on voit ce pays, dans une logique conservatrice, s’orienter à nouveau rapidement vers une politique nucléaire négligeant les forces d’opposition. On aurait préféré voir s’instaurer, au préalable, une analyse politique collective du nucléaire.

Je ne connais pas bien le contexte nucléaire japonais mais qu’une catastrophe naturelle soit précédée puis suivie d’interconnexions, qui représentent des formes de  l’équivalence, on peut le constater plus près de nous, avec la tempête Xynthia. Pour l’humanité, si on l’envisage aujourd’hui  comme une personne, ces différents traumas entrent nécessairement en résonnance. Force est de voir  que des haies ont été détruites, que des constructions ont été réalisées sur des terrains inondables, que l’équivalence de l’après, celle des expropriations,  des dédommagements, des questions économiques, politiques etc. se préparait déjà dans celle de l’avant.  Il est clair qu’un processus complexe d’actes et d’événements en chaîne, en cascades, aux conséquences exponentielles, marque notre modernité.  Tous les projets, nous dit le philosophe,  sont peu à peu entraînés, soit vers une inextricabilité accrue, soit vers des objections, des obstacles, produits par l’enchevêtrement de ce qui existe déjà.

 

Il ya pourtant, selon Jean-Luc Nancy un point où se rassemblent ces interconnexions, c’est  le réseau financier, celui de l’argent qui est le combustible de tous les systèmes (économiques, sociaux, écologiques, politiques, techniques, scientifiques etc.) et auquel, donc, ils reconduisent. C’est pourquoi Jean- Luc Nancy cite Marx faisant de l’argent « l’équivalent général ». Ainsi s’éclaire plus encore la notion d’ « équivalence ». C’est de cette équivalence là que le philosophe veut parler, du fait que la sphère économique et financière est nodale dans l’intrication de tous les éléments concernant l’existence et les existants dans leur ensemble. L’auteur, à la fin de son préambule rappelle que les guerres font aussi partie de cette intrication, de cette « équivalence générale ». On ne peut en déduire trop hâtivement  écrit-il que  « le capitalisme serait  le mauvais sujet de notre histoire auquel on saurait quel bon sujet-ou quelle bonne  subjectivation comme on aime dire aujourd’hui- il convient d’opposer ».  Plutôt que de préconiser un système de valeurs plus « humaniste », de préférence à un autre, plus « économique », il semble  important, en effet, urgent peut-être, de penser l’interdépendance de la « civilisation » et de la « mondialisation », pour  mesurer  cette éventualité d’une catastrophe généralisée vers laquelle  notre humanité se serait progressivement portée.

On ne peut qu’apprécier la  neutralité de Jean-Luc Nancy qui se défend de toute moralisation, (comment ne pas penser ici au texte de D.R.Dufour « L’individu qui vient après le capitalisme »,  et à sa réponse souvent adéquate mais aussi étroite et morale à l’excès ; ou aux visions apocalyptiques héritées d’un messianisme religieux, celles d’un René Girard entre autres ?). Mais plutôt que d’opposer capitalisme et subjectivation, je préfère penser en termes d’individuation, transduction et transindividuation, selon des termes proposés par le philosophe Simondon, inspirateur de Deleuze, en particulier de son ouvrage : « Différence et répétition » et dont se nourrit aussi, de façon générale, la pensée de Bernard Stiegler. En quoi un événement, un choc, favorise-t-il, et/ou non, l’individuation particulière et collective ?

Selon  Spinoza, auquel je ne peux que me référer ici, est « bon » , ce qui est « adéquat » à la préservation des forces de vie ; et la question semble bien, à travers l’approche de « l’équivalence généralisée » de penser, de façon impartiale, la nécessité d’une telle adéquation, afin de résister à « une catastrophe du sens » qui  serait inadéquate en ce qu’elle mettrait en péril un  maintien de la vie sur terre : c’est « nous » qui sommes concernés, ce sont nos existences quotidiennes, bien au-delà de cette diversion que dénonce Annie Le Brun dans « Perspective dépravée », ouvrage cité par Jean–Luc Nancy : «  Il aura suffi d’une vingtaine d’années pour que, de thème de plus en plus privilégié, les réflexions sur la catastrophe deviennent presqu’un genre allant de la déploration au mode d’emploi ». Dépasser « déploration » et « mode d’emploi » serait, selon Jean-Luc Nancy,  vivre cette « exposition à une catastrophe du sens » : « Restons exposés et pensons ce qui nous arrive : pensons que c’est nous qui arrivons ou qui partons »

 

La question qui a été proposée à Jean-Luc Nancy : « Philosopher après Fukushima », il la met en perspective avec la considération d’Adorno : « Faire de la poésie après Auschwitz ». Mais il faut rappeler, Jean-Luc Nancy ne le fait pas, qu’après avoir déclaré que poétiser après Auschwitz était impossible, Adorno était revenu sur ces propos et les avait déclarés excessifs. En effet, on peut penser que, seule, la dimension poétique  approche, à l’instar de la musique, au plus près de l’indicible. Pensons à l’œuvre poétique de Paul Celan, née à partir de et après Auschwitz justement. Jean-Luc Nancy apparaît comme partagé sur ce point, se défiant de la rime « poétique » Fukushima, Hiroshima, la soulignant pourtant, constatant aussi le voisinage de la philosophie et de la poésie : « : Ces deux modes ou ces deux registres de l’activité spirituelle ou symbolique entretiennent une proximité complexe mais forte ».  Revenant à la rime Hiroshima/Fukushima, l’auteur indique qu’elle recueille, selon lui, « le ferment d’une proximité »  contre toute poésie. Il me semble, au contraire qu’elle le recueille en toute poésie. Bien sûr, il s’agit de poésie involontaire, surgissant spontanément et donc productrice d’effets dans un processus qui échappe. Mais cet effet a bien eu un impact sur le philosophe pour qu’il le souligne à ce point, indiquant  qu’ «  il n’est pas possible de se détourner de ce que suggère la rime […] »  Ce qu’elle suggère et que le philosophe veut souligner, c’est que la catastrophe du 11mars 2011, produisant une sorte d’ écho, rappelle et prolonge comme le maillon d’après, une chaîne initiée par le projet Auschwitz/Hiroshima  : faire sacrifice de groupes humains au moyen de (et à) une rationalité technique d’une part, anéantir des populations entières et mutiler leur descendance d’autre part. Le lien entre les deux est évident ainsi que le dessein qu’ils servent, de domination politique et par là même, économique et idéologique. Tous deux représentent aussi « un franchissement des limites dans une  projection des possibilités à la fois fantasmatiques et techniques […] dont les finalités sont ouvertement dans leur propre prolifération, en toute indifférence au monde et aux vivants. »

 

Au-delà des rapprochements « Auschwitz- Hiroshima », « Hiroshima-Fukushima »   l’auteur évoque les évidentes différences entre atome militaire et atome civil, entre attaque et production électrique.

Interrogeant, pour mieux élucider la question, le sens de « après », inclus dans la proposition qui lui est faite : « philosopher après Fukushima », il y voit l’indication ordinaire de succession temporelle mais il indique que  cette préposition se charge, s’appliquant aussi bien à Auschwitz et Hiroshima qu’à Fukushima, d’une connotation de rupture Elle ouvre alors à une autre question  qu’elle recouvrait. « Allons-nous encore quelque part ? »

Cette question, après le désastre, Jean-Luc Nancy l’a rencontrée dans le texte du philosophe Osamu Nishitami qui a écrit après la catastrophe du 11 mars 2011 « Où est notre avenir ? » et aussi dans l’ouvrage d’une femme poète Ryoko Sekiguchi « Ce n’est pas un hasard ».

Jean-Luc Nancy reprenant ces titres, en fait une synthèse dans la formule : « civilisation ou irréparable ? »

Cette problématique, dit-il, était déjà le sujet  de « Malaise dans la culture » où Freud constate que les hommes sont en mesure de se détruire en exploitant techniquement, par des voies de plus en plus artificielles, les forces naturelles.

« Civilisation ou irréparable ? »  L’interrogation reste béante…Une solution, ici, renoncer au nucléaire ou envisager des protections, resterait prise dans ce système d’intrications et d’équivalences s’auto reproduisant de façon exponentielle, un processus se développant à l’écart de nos vies, laissées sur le côté. Ce mécanisme consiste en un pouvoir autonome assujettissant les hommes à la nécessité de son auto reproduction. L’urgence semble bien être plutôt, en l’occurrence, de mettre les réacteurs de Fukushima et les substances qui s’en échappent hors d’état de nuire à la vie.  Aucune anticipation « visionnaire » ou « divinatoire » n’existe selon Günther Anders dont l’auteur rappelle l’ouvrage « Hiroshima partout ». Et, selon Günther  Anders, c’est bien parce que l’anticipation est impossible, que l’humanité se voit dépassée par ses inventions au risque d’en être détruite.

 

Ce risque inhérent à la menace nucléaire, autant civile que militaire, fait régner un climat de terreur car elle nous rappelle que nous avons rendu l’ « apocalypse » possible, une « apocalypse » qui n’ouvrirait sur rien car personne ne croit plus, du moins raisonnablement, qu’un « Royaume de Dieu » pourrait la suivre.

La terreur est une force absolue qui n’engage plus aucune relation fût-ce entre fort et faible. La terreur annule tout rapport et le remplace par le mot équilibre. « Equilibre de la terreur » est le nom de « l’équivalence qui annule la tension en la maintenant égale et constante. »

L’auteur associe « l’incalculable » à l’équivalence puisque  celle-ci représente le statut de forces qui se gouvernent en quelque sorte par elles-mêmes, qu’il s’agisse d’une centrale nucléaire, d’une bombe, ou, actuellement, de la financiarisation ; et il paraît impossible d’inventer autre chose qu’un accroissement exponentiel des interdépendances, des intrications : «  Dans toutes ces arborescences autogénérées et autocomplexifiées- ou autoembroullées, autoobscurcies- règne ce que j’ai nommé l’équivalence : des forces se combattent et se compensent, se substituant les unes aux autres » Faudrait-il donc déduire de cet auto déploiement que les vivants ne seraient plus que des accessoires, pris dans ce processus qui les utilise à ses fins ?

L’auteur précise plus loin que de l’action,  « il y a connexion, concordance et discordance, aller-retour mais non rapport, si, à ses yeux, ce qu’on nomme « rapport » a toujours affaire avec de l’incommensurable, avec ce qui rend absolument non équivalents l’un et l’autre du rapport. » S’agissant donc de ce qui échappe toujours à la pesée,

l’incommensurable pourrait faire contrepoids à l’équivalence ; il diffère de l’incalculable (on ne peut calculer les conséquences de Fukushima). Au-delà, l’incommensurable ouvre sur la distance et la différence absolue selon Jean-Luc Nancy  qui nomme ici des catégories distinctes de l’homme : « l’animal, le végétal, le divin. » La technique met désormais à mal ces catégories, les fragilise à l’extrême, les dissout  dans une intrication, une information, qui place les existences  « dans une interrelation, dans une  interdépendance  de plus en plus réticulées » dont on ne peut prévoir les effets.

 

Seule la technique monétaire a pu, selon Nancy, rassembler les traits de l’interconnexion générale. Est-ce à dire que seul l’argent pourrait représenter, sur un plateau de la balance, un poids équivalent  à celui du magma des interconnexions ? Ce fut vrai au temps de Marx pour qui «  la réalité vivante d’une production dont la vérité sociale est création d’humanité véritable pouvait venir « démystifier » l’équivalence de l’argent. » Nous sommes désormais au-delà, dans la mesure toute visée d’une « humanité véritable » aurait, selon Jean-Luc Nancy, disparu. L’on doit, me semble-t-il mettre ce phénomène en lien avec l’hégémonie de la financiarisation. Les grands nombres et leurs corrélations interactives font loi. Ainsi, Fukushima est à la fois catastrophe technique, séisme social, économique, politique, philosophique, avec des répercussions financières intervenant dans les rapports mondiaux. Fukushima apparaît dans cette analyse comme un paradigme de la  catastrophe civilisationnelle dans laquelle nous nous trouvons pris. Nous ne pourrons guérir de cette crise, selon l’auteur, avec les moyens de la même civilisation. On ne peut non plus envisager un changement de civilisation puisque le but à atteindre nous échapperait. Il n’y aurait donc aucune alternative ? C’est  ce que je récuserai plus loin en m’appuyant sur les propositions de Bernard Stiegler.

 

Ce point de vue me paraît, en effet trop radical. L’auteur se défend de ce pessimisme qui lui est parfois reproché et parle quant à lui de lucidité attirant notre attention sur le fait que ni la « divinisation », ni l’ « humanisme » n’ont pu penser ce que Heidegger, qu’il cite, nommait « la grandeur  essentielle de l’homme ». Il évoque une mutation de la transcendance en immanence tout en précisant que celle-ci ne devrait pas être, pour autant considérée comme une dégradation de nos transcendances passées. Ce qui m’étonne, c’est qu’il n’évoque pas la possibilité de la transcendance dans l’immanence, comme le fait Nietzsche avec l’affirmation de ce surpassement de soi que métaphorise le « surhomme » appelé de ses vœux par Zarathoustra ; comme le fait aussi Bergson lorsqu’il propose un « supplément d’âme ».

Mais peut-être n’en est-il pas si loin, lorsqu’il affirme qu’ «   aucune option ne nous fera sortir de l’équivalence interminable des fins et des moyens si nous ne sortons pas de la finalité elle-même, […] de la projection des fins futures. »

Ce qui pourrait in fine, être décisif selon lui, a contrario, c’est une pensée du présent, présent qui a sa fin en lui-même, un présent « dans lequel se présente quelque chose ou quelqu’un. » Ce présent porterait sa fin en soi non plus en tant que finalité mais en tant que but  et cessation.  Je ne sais si la distinction entre finalité et but est si évidente. Toujours est-il que ce présent faisant lien avec les autres et le monde, serait ouverture sur l’infini. Ne s’évadant ni vers le passé ni vers le futur, il inclurait la présence. Ce serait alors, dit-il, en tant qu’équivalence de toutes les singularités dans l’incommensurable, l’exact contraire de l’équivalence générale.

Il insiste sur la nécessité de penser au présent, en tant qu’être singulier en relation avec d’autres singularités, ce qui implique de dépasser l’étroitesse culturelle : « aucune culture, écrit-il, n’a vécu comme notre culture moderne dans l’accumulation interminable des archives et des prévisions. Aucune n’a présentifié le passé et le futur au point de soustraire le présent à son propre passage. »

Il en appelle  à l’estime, plutôt qu’à l’estimation…d’une fleur, d’un visage et à  la dignité telle que l’évoque Kant. Rappelons-nous que Kant oppose cette dignité à la valeur qu’Adam Smith attachait au prix (marchand) d’une chose. Nancy précise que pour Kant, cette dignité est de l’ordre de ce qui n’a pas de prix : l’inestimable, qu’il met en lien avec l’incommensurable.

Il termine sur l’idée que la démocratie pourrait bien faire penser, avec le principe d’égalité, à une équivalence des « sujets », ce qui, favorisant insidieusement, à la fois l’équivalence marchande et l’atomisation des individus, serait catastrophique.

A l’inverse il affirme, en conclusion que «  la ‘’démocratie’’ ne devrait être pensée qu’à partir de l’égalité des incommensurables : des singuliers absolus et irréductibles qui ne sont pas des individus ni des groupes, mais des surgissements, des venues et des départs, des voix, des tons, -ici et maintenant, chaque fois. » Il fait donc ici une nette distinction entre l’individuel et la singularité. Le concept d’individuation selon Simondon réduirait cette distinction un peu obscure.

 

Au terme de la lecture de ce texte très riche dans ses analyses, j’ai trouvé que les propositions qui en découlaient, restaient idéelles, voire idéales par exemple quand l’auteur évoque  une présence dans le présent, formulation qui sonne à la manière de Heidegger et laisse pressentir un appel à l’absolu ; à plusieurs reprises, résonne aussi , dans les évocations d’une suprématie moderne accordée à l’immanence, une nostalgie de la transcendance, telle qu’elle appartient au passé. Mais immanence et transcendance sont-elles opposables quand on ne reste pas fixé à une vision verticale ?

Si l’on peut imaginer une transcendance comme exclusion incluse, à la manière d’une vacuole perméable, dans l’immanence, ou bien une transcendance horizontale, il me semble alors impossible d’écraser un futur sur le présent car le souci du futur représente une transcendance autre.  Force est, si l’on veut échapper au catastrophisme, de concevoir le monde comme toujours à venir ainsi que Derrida le disait de la démocratie. Le souci d’un futur du monde me semble être un nom pour une transcendance nouvelle.

Pour reprendre et prolonger la pensée de Jean Luc Nancy, il faut réaliser, en effet, que la crise actuelle n’est pas seulement une crise de la gestion capitaliste. La diabolisation des marchés ne doit pas nous masquer qu’il s’agit aussi d’une crise de l’individuation, en tant que rapport à l’autre et à soi. L’ère « anthropocène » (ce mot désigne une période géologique durant laquelle l’action humaine a des répercussions sur la planète. Origine : XVIIIème s.), nous met en face de la responsabilité de l’homme vis-à-vis des autres vivants, ce que Jean Luc Nancy qualifie d’incommensurable. Nous sommes dès lors, face aux « entités non humaines », (forêts, rivières, montagnes, monde animal), tenus de changer d’échelle pour lire l’histoire. Privilégier une pensée de la présence de quelque chose, de quelqu’un ou d’une survenue dans le présent, ne doit pas nous économiser l’apprentissage d’une nouvelle temporalité avec de nouvelles exigences pour faire pièce à une civilisation technologique glissant à vive allure vers l’incontrôlé. Il ne semble donc pas possible face à l’urgence, de s’en tenir au seul présent.

D’autre part, il me paraîtrait coûteux de rester par trop attaché à certains aspects de  la pensée heideggerienne que l’on sent souvent inspiratrice du texte de Jean- Luc Nancy. L’opprobre heideggérien jeté sur  la technique, paraît certes légitime mais sans doute trop radical.

 

Un autre philosophe, Bernard Stiegler, aborde aussi ces questions, nommant « bêtise systémique » cette réalité qu’évoque Jean-Luc Nancy dans « L’équivalence des catastrophes ». Il l’analyse dans son dernier ouvrage : « Etat de choc, Bêtise et savoir au XXIème siècle », formulation qui fait écho à la « terreur »  évoquée par Jean-Luc Nancy. Stiegler adopte un autre angle de vue, qui offre des pistes alternatives. Selon lui, le constat de la déraison liée à l’essor industriel n’est pas nouveau ; cet état de fait a été déjà théorisé par Adorno et Horkheimer dès les années quarante. Ce qui est nouveau, c’est que nous ayons abandonné cette question laissant toute la place au critère de performance, et à un conservatisme qui favorise la « bêtise et l’incurie ». Dans les années 80, sous l’influence de Ronald Reagan et Margaret Thatcher, le marketing généralisé a produit un « choc technologique » installant le règne du capitalisme pulsionnel  au détriment de l’économie libidinale, avec, pour conséquence une prolétarisation que Stiegler conçoit, après et avec Marx, comme faillite symbolique, privation du savoir, qui ne concerne plus seulement, désormais, la classe ouvrière, mais nous atteint tous, en tant que citoyens, producteurs, consommateurs, soignants etc.

Il paraît donc nécessaire de penser, dans notre actualité, ce qui a été jusqu’ici refoulé : d’une part ce sens que Marx donne au terme prolétarisation, en tant que perte de savoir consécutive à l’essor machinique et aux chocs qu’il produit ; d’autre part la distinction faite par Freud entre pulsion et désir, le consumérisme et le court-termisme favorisant la première. Sans doute les automatismes techniques se connectent-ils à ces autres automatismes que sont nos pulsions et il faudrait trouver le moyen de poursuivre les analyses ébauchées par Marx et Freud si nous ne voulons pas rester  comme sidérés par les ruptures qui s’annoncent : quelque chose va disparaître et, faute de perspectives, nous demeurons tétanisés devant l’opacité d’un futur indiscernable. Pourtant, énonce Stiegler sur France Culture, « un  autre modèle est en train d’émerger. C’est ce qu’on appelle l’économie de la contribution. Je travaille avec un architecte qui réfléchit à des modèles de construction de l’habitat social contributifs, où on pourrait mettre en valeur le travail des gens à réaliser leur propre logement (…) On réfléchit à des modèles de sociétés coopératives. Il y a énormément de propositions de ce type. »

De façon concrète, sur le site http://arsindustrialis.org/ , Stiegler met en pratique l’hypothèse que les techniques offrent de nouvelles potentialités, des possibilités d’élévation à condition de les considérer comme un pharmakon (le poison est aussi le remède et inversement). Il  propose, dans une perspective de développement de la positivité du pharmakon, un nouveau modèle universitaire favorisant une liberté académique avec l’aide du numérique.

Sa perspective est, puisque la bêtise est consubstantielle à l’humain (mais non la bêtise systémique), de rendre possible la bipolarité bêtise/savoir, ce dernier terme étant pour lui indissociable d’une dimension éthique.

Selon lui, nous manquons de concepts car la financiarisation reste, pour l’heure, rationalisée par des penseurs, tels Alain Minc selon qui le Marché, c’est la nature. Stiegler proteste : le Marché est une institution qu’on peut combattre.

L’économie, devenue la chose des experts a été déconceptualisée.  Il faut donc la re conceptualiser en résistant au lobbying et à la lâcheté politique. Stiegler, à ce propos, témoigne, évoquant, lui aussi Fukushima : «  le tremblement de terre  au Japon […] a permis – un habitant de Tokyo me l’a décrit – au néolibéralisme d’exploiter cette catastrophe. »  Ce qui a rendu possible cette exploitation, si l’on va dans le sens de son analyse, c’est la recherche rentable d’une immédiate thérapeutique de choc alors que le temps de penser la catastrophe n’a pas été pris en particulier par les « universitaires », mot pris par lui dans le sens de ceux qui, allant de l’avant dans une transmission,  en direction d’une «  universalité » du savoir, ont à évaluer la situation et à envisager de nouvelles formes de partage. On peut penser ici aux universités populaires entre autres. Stiegler revient dans son livre à ce qui est à mettre en place après le séisme pour  « poser à neuf la question de la responsabilité en général et au regard des responsabilités passées, présentes et à venir de l’université qui vient après Fukushima. »

 

Contrairement à Nancy qui  semble parfois absolutiser le présent, même s’il indique qu’il contient une éventualité d’ouverture, Stiegler dessine un avenir consistant en une  pensée de la technique par les humains, avec l’appui de ce qui, de Marx et Freud, a été refoulé : d’une part l’analyse marxienne de  la prolétarisation en tant que dénuement symbolique ; d’autre part la théorisation freudienne du débordement pulsionnel en tant qu’assèchement du désir. Déclin des savoirs et de la pensée, jouissance  consumériste pulsionnelle, voilà bien deux traits marquants de notre époque.  Stiegler propose donc que les hommes, plutôt que de la déplorer, s’approprient la technique en adoptant des logiques de contribution, et  en tentant une reconceptualisation  de la modernité dans de nouveaux modèles de dispense du savoir mettant à contribution le numérique, donc un usage de la technique par la pensée dans la recherche de nouveaux concepts ouvrant à de nouveaux comportements. Quant aux nouveaux modèles de dispense du savoir aptes à lutter contre la prolétarisation, il serait trop long de les développer davantage ici. Stiegler les explicite précisément, et sur son site et dans son dernier ouvrage auxquels je renvoie.
N. C.
Jeudi 29 Août

Considérations sur les NACO et la politique du médicament

par Claude Corman

Dans le supplément Sciences et Médecine du Monde daté du 10 Juillet 2013, on peut lire une drôle d’enquête sur les nouveaux anticoagulants. Car comment qualifier autrement une enquête dont les conclusions péremptoires s’affichent sur les deux gros titres qui l’ouvrent et l’illustrent : Les trop belles promesses des nouveaux anticoagulants et Les mirages des nouveaux anticoagulants.

Il est vrai que l’article en question est davantage la compilation en quatre chapitres des inquiétudes de la HAS ( haute autorité de la santé) de la CNAM ( Caisse nationale de sécurité sociale), et du CEPS (Comité économique des produits de santé) qu’une tentative d’éclaircissement des choix thérapeutiques de la profession médicale, sans doute jugée trop vénale ou ignorante pour résister aux campagnes des laboratoires pharmaceutiques.

J’ai toute ma vie de médecin fait preuve de suffisamment d’indépendance envers l’industrie pharmaceutique pour n’en devenir jamais l’avocat ou l’obligé. Mais cette indépendance n’implique pas pour autant l’adhésion naïve aux politiques publiques du médicament. Quand les premières statines furent commercialisées à la fin des années quatre-vingt, je me souviens des larmes de joie des experts français du médicament. On encourageait sans limites les médecins à prescrire ces nouveaux hypocholestérolémiants. C’est peu dire que les administrateurs se noyaient alors dans les promesses et les mirages. Ils pensaient avoir enfin sous la main le médicament miracle qui allait à terme effacer les maladies cardio-vasculaires et leur coût exorbitant. Plus de vingt ans après, les Caisses envoient leurs propres médecins prêcher la modération et parfois faire des recommandations franchement négatives sur les statines. Il n’est ni indécent ni coupable de se tromper ou de faire machine arrière ! Mais enfin, comme l’evidence-based medicine des Anglo-saxons est devenue la bible de tous les comités d’experts et de sages qui pilotent la Santé publique et que cette médecine est prioritairement une médecine statistique, je rappellerai qu’à la l’époque qui s’illuminait encore des promesses non déçues des statines, une enquête européenne sur la morbi-mortalité cardio-vasculaire des différents pays de l’Union avait livré son « palmarès. Et curieusement, ou non, c’est l’Espagne qui en était sortie victorieuse ! Un pays qui en ce temps fumait, buvait et mangeait gras plus que toute autre nation de la vieille Europe. Cela aurait pu déclencher un frisson, un doute, ou à tout le moins nourrir une pensée sur ce paradoxe, mais non ! La conclusion livrée alors par les experts sur les médias fut que les médecins espagnols prenaient mieux en charge les maladies cardiaques que leurs voisins du Nord. Cette évidente absurdité ne fut pas soutenue très longtemps, mais la réflexion sur le paradoxe espagnol passa à la trappe. Les administrations férues en herméneutique statistique ont aussi à l’occasion la mémoire courte et sélective. Il n’est pas outrecuidant de le dire ici.

Revenons donc aux trois points noirs des NACO :

En gros, ils sont jugés peu ou pas innovants, potentiellement dangereux et trop chers pour le service rendu. Une inquiétante trilogie !

 

1- Ils n’apportent pas de véritable progrès par rapport aux vieux anti-coagulants, les antivitamine K (que nous nous permettrons d’appeler VACO). Mais enfin peut-on demander à un anti-coagulant de faire autre chose qu’anti-coaguler ? Avoir des effets inattendus, insolites et positifs, sur la fermeté de la peau ou l’arthrose du genou, à la manière des inhibiteurs del’HMG-CoA réductase, ces fameuse statines que l’on étudia initialement pour leurs propriétés antibiotiques ou les inhibiteurs de la phosphodiestérase de type 5, comme le Viagra que l’on destinait au traitement de l’angine de poitrine? Non, bien évidemment. Faire mieux que les anciens anti-coagulants, c’est mieux fluidifier le sang, mieux s’opposer à la formation des caillots sanguins, sans pour autant induire d’hémorragies, ou en tout cas en provoquer un nombre infiniment moindre. La panacée : On traque partout la naissance fâcheuse du thrombus, et on ne laisse jamais goutter une larme de sang. C’est, si l’on veut une image, la théorie du zéro mort dans les guerres post-modernes.

Cette exigence est d’autant plus insoutenable que dans le même temps s’est développée ces dernières années une campagne menée par les sociétés savantes qui ont l’oreille des princes de la Santé publique, ces trois grands organismes tutélaires cités plus haut, sur l’intérêt croissant avec l’âge du traitement anti-coagulant dans la prévention des AVC. Les gens vieux, on le sait, font plus d’AVC que les jeunes ! Même si, au crépuscule de sa vie, on peut le craindre ou le regretter, c’est un constat aussi trivial que réconfortant. Ces AVC souvent liés à un vieillissement vasculaire extra ou intra cérébral, à l’HTA, aux variations volémiques, ont aussi une origine cardio-embolique, car près de dix pour cent des gens de grand âge ( de plus en plus nombreux !) ont une fibrillation atriale chronique. On ne sait pas toujours si la fibrillation auriculaire est responsable des accidents cérébraux, mais elle est une cible thérapeutique élective de leur prévention.

Et comme les sujets âgés sont aussi ceux qui ont des reins fragiles, un métabolisme plus ou moins paresseux, des ordonnances copieuses,  des tissus usés qui peuvent saigner, et des trous de mémoire…, le médicament anticoagulant sans risque hémorragique est une chimère, pire, un mensonge !

Pour les NACO comme pour les AVK !

Les NACO ne sont certes pas des médicaments révolutionnaires, mais ils ne méritent pas d’être livrés aussi prématurément à la suspicion publique, car l’instabilité redoutable de l’effet anticoagulant des VACO ( les AVK) ne peut tout de même pas être passée sous silence. Avec le double handicap d’alterner des phases d’inefficacité et d’excès thérapeutique ! Si les NACO s’avèrent plus dangereux à l’avenir que les AVK, c’est aussi en raison de la considérable expansion des traitements anticoagulants dans des populations à fort risque hémorragique auxquelles les médecins d’autrefois évitaient prudemment de donner des AVK.

A force de suspendre le jugement personnel du médecin, d’en faire un disciple zélé des recommandations d’experts, on fait de la médecine de recettes, on applique des algorithmes décisionnels, on est en paix avec la loi. Or c’est bien cela, la promesse folle, le mirage moderne : transférer, sans pesée ni mesure, des données statistiques fondamentalement discutables sur le traitement d’un malade singulier et oublier que les aides « scientifiques » au diagnostic et au traitement ne sont jamais que des aides, non des obligations, non des dogmes. La médecine est toujours d’une certaine manière hors-la-loi…

2- Les NACO sont dangereux. Après les nouveaux antidiabétiques, les nouveaux anti-inflammatoires , les nouvelles pilules de troisième et quatrième génération qui ont été avec l’expérience désavoués et rejetés, on peut s’attendre à ce que les NACO, « victimes » de la suspicion assez systématique dont le nouveau est l’objet, subissent le même sort !  En attendant les conclusions du comité de pharmaco-vigilance qui en surveille les dérapages, faut-il, comme nous y invite la journaliste Florence Rosier, croiser les doigts ? Conjurer les tristes attendus du futur ?

Certes, le nouveau, en soi, n’est pas forcément le signe d’un progrès. Mais le point de clivage épistémologique entre le nouveau et l’original est de nos jours  à interroger partout, et pas seulement dans le domaine du médicament !

3- Enfin, ces NACO sont trop chers ! Les industriels pharmaceutiques, aux yeux desquels le médicament est d’abord une marchandise et non une manne céleste, pèsent de tout leur poids sur les agences étatiques chargées de fixer la circulation et le prix des médicaments. Grands maîtres du lobbying administratif, subordonnant beaucoup de chercheurs et de spécialistes à leurs politiques commerciales, aidant à l’occasion tel ou tel service à acquérir du matériel onéreux, sponsorisant largement les congrès médicaux, ces riches laboratoires tracent leurs voies et leurs chemins, avec une seule finalité, gagner le plus d’argent possible dans le minimum de temps. Comme ces laboratoires ne sont pas assez fous ou vaniteux pour imaginer vendre librement leurs médicaments sur un marché totalement dérégulé, ils négocient âprement et selon des méthodes pas toujours transparentes le prix du médicament, une fois que le sésame de la mise sur le marché leur a été octroyé. Et c’est ici que les diverses autorités du médicament ont montré un inquiétant défaut d’imagination. Car tout en étant parfaitement conscientes que les industries pharmaceutiques obéissent à des logiques industrielles, qu’elles fabriquent une marchandise certes spéciale, du fait des hautes charges de responsabilité et d’éthique qui touchent à la santé des humains, mais une marchandise comme les autres, elles leur ont imposé un temps de profitabilité, une dizaine d’années en moyenne, avant que leurs molécules ne tombent dans la nasse commune des génériques, caractérisée par l’indistinction et l’anonymat chimique.

Or, si la politique du générique est du moins selon l’avis du législateur une politique vertueuse, elle est absolument inefficace et restrictive pour au moins deux raisons.

La première raison est que les usagers du système de soins ne veulent pas consommer des médicaments produits en Inde ou en Chine, et qu’en conséquence les laboratoires fabriquant des génériques en Europe sont soumis à un cahier de charges très voisin de celui de ceux qui avaient développé le médicament princeps. Les bénéfices résultants espérés par les organismes de remboursement ne sont pas mineurs, mais ils sont faibles.

La deuxième raison, plus décisive, est que la recherche des laboratoires s’oriente désormais presque exclusivement vers des « marchés » massifs, à courte rétribution mais déjà abondamment pourvus comme ceux de l’hypertension artérielle ou des maladies métaboliques ( cholestérol, diabète,…) et délaisse les maladies orphelines et surtout la pathologie cérébrale.

Or la démence, ce que l’on nomme aujourd’hui pudiquement la maladie d’Alzheimer, est le problème majeur de santé publique en Europe et sans doute, du fait du vieillissement des populations, un facteur d’explosion de la protection sociale dans un proche futur. Et s’attaquer à la démence, sans quoi il est assez absurde de mener à grands frais des politiques de prévention et de parfaire notre savoir-faire technologique chez les vieillards n’est plus à la mesure d’un Laboratoire, fût-il confortablement prospère. C’est en vérité un immense plan de recherches dont nous avons besoin, réunissant des biochimistes, des spécialistes des neuro-sciences et de l’imagerie cérébrale, des cybernéticiens et penseurs des systèmes, mais aussi des anthropologues, des psychanalystes, des artistes, des hommes de lettres, des sociologues, et tous ceux qui se penchent sur la mémoire, la filiation, la transmission, l’entourage, la tradition.

Et cela ne peut évidemment pas se faire par le jeu de la compétition entre structures privées et publiques, en racolant ci et là les esprits les plus doués ou inventifs.

Par le prélèvement généralisé et proportionné d’une part conséquente des profits  des grands Laboratoires pharmaceutiques, que l’on verserait dans une vaste structure supranationale étudiant le fonctionnement cérébral et son vieillissement, le temps de la recherche ne serait évidemment plus borné par des considérations commerciales et économiques.

Dans une telle unité, les collisions entre champs de connaissance étrangers les uns aux autres, parfois totalement méconnus les uns des autres ouvriront sans aucun doute des approches originales du cerveau, de sa lente dégradation et de sa ruine.

Une autre logique économique que celle de la compétition verrait alors le jour, dont chacun de nous mesure aujourd’hui la pressante nécessité.

 

Dr Claude Corman ( cardiologue)

Exposition : Grimoires

Christiane Rousset :  Grimoires

 

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