Sommaire numéro 20

Editorial
Sur l’hospitalité
Claude Corman

Loup y es-tu ?
Noëlle Combet

« Mobile et immobile »,
une dimension cachée
Paule Pérez

Le consentement meurtrier
(sur Marc Crépon)
Noëlle Combet

Ah quel titre
Paule Pérez

Murs… mots d’Athènes
photos de Brenda Turnnidge

Le charme
Alain Laraby

Sur l’hospitalité

Editorial

par Claude Corman

Pour Edgar Morin, la crise que traverse l’Europe est moins une crise d’intendance qu’une crise de civilisation. Aux alternatives classiques de croissance-décroissance, de mondialisation-démondialisation dans lesquelles se forgent les configurations politiques les plus communes, Morin entend faire de l’humain, de l’humain à la croisée des chemins de la connaissance, de l’environnement et de l’interdépendance sociale le fil d’Ariane de toute politique de salut public.

Privilégier le local, le proche dans les productions agricoles vivrières sans renoncer pour autant à une intensification des échanges culturels qui accompagne le mouvement moderne des communications de masse n’est pas une contradiction, mais une exigence raisonnable. Au lieu que le contemporain se résume à un faisceau convergent de techniques et d’innovations qui rythme et figure une époque, la civilisation qui s’annonce placera le désajustement des temporalités économiques, sociales, culturelles au cœur de sa nouvelle dynamique. Autrement dit, le progrès ne sera plus cette avancée synchrone de toutes les productions humaines sous la pression des derniers avatars techno-scientifiques, mais une pesée complexe de ce qui est utile et bénéfique à l’homme.

À la lumière d’une telle conception du contemporain, les stratégies politiques les plus tournées vers l’extension indéfinie du Marché mondial ou inversement les plus axées sur des frontières claires et imperméables sont incapables de saisir les nouveaux enjeux d’une civilisation qui enjambe le lointain et le proche, dans toutes les dimensions de l’espace et du temps. Mais, comme cette conception hétérochrone du contemporain est loin d’être majoritairement partagée, il n’est pas étonnant que s’affrontent partout des logiques politiques dominées soit par la préoccupation libérale de l’ouverture inconditionnelle des Marchés, soit par la défense des frontières contre les invasions étrangères de marchandises ou de personnes !

Et c’est probablement ici, dans cette confusion entre la concurrence déloyale de pays lointains réputés esclavagistes, en tout cas très éloignés de notre conception républicaine du droit du travail et l’expansion des minorités étrangères dans nos Cités occidentales que se joue une bonne part de l’avenir européen. Ainsi le discours d’extrême droite qui a la faveur d’un nombre croissant de citoyens lie d’un côté l’immigration africaine et maghrébine en Europe à l’attraction de prestations sociales aussi généreuses que ruineuses pour les Etats qui les dispensent, et de l’autre soutient l’idée antilibérale que la compétition ouverte des Marchés est porteuse d’une liquidation du modèle social européen et de la désagrégation des solidarités nationales.

Dans les deux cas, l’étranger fait figure d’accusé, qu’il soit dans la fonction de « profiteur » ou de celle d’esclave servant des intérêts ennemis ! Et du coup, il se retrouve projeté sur l’avant-scène de la vie politique européenne, au point d’incarner l’essence du Mal qui ronge nos sociétés et contre laquelle luttent les courants nationalistes et identitaires. Ces derniers, ayant lié la mondialisation et la croissance des populations immigrées, empochent de la sorte les dividendes électoraux sur la dépression économique prolongée et le déclin de la vieille civilisation occidentale abusivement résumé à la subversion des valeurs nationales.

Face à l’usage fascisant du délocalisé servant à son insu ou non les dynamiques économiques de la délocalisation, la gauche européenne met en avant deux grandes philosophies, qui ne sont du reste pas exclusives l’une de l’autre.

La première est inspirée par la vision derridienne de l’hospitalité et la seconde par la figure post-marxiste de l’immigré comme substitut du prolétaire. La vision derridienne de l’hospitalité privilégie le sens éthique et la générosité de la société qui accueille les étrangers. Elle fait la part au don, non pas à la miséricorde qui est une forme de gestion de la pénurie, mais au don, c’est-à-dire, au partage de l’abondance technique, artistique, marchande des peuples qu’une longue histoire ou un génie singulier a placés dans la position de donateurs. Et  c’est à l’Europe, en l’occurrence, cette mosaïque de nations qui a le plus porté hors de ses frontières ses savoirs, ses techniques, ses curiosités, mais qui a aussi le plus violemment imposé ses mœurs, ses dieux et ses soldats, qu’incombe un haut devoir d’hospitalité. Car dans une très grande mesure, le monde aux frontières ouvertes dans lequel nous vivons aujourd’hui, ce monde foncièrement délocalisé et qui génère à grande échelle des déplacements de populations, est avant tout son œuvre !

La seconde philosophie est davantage inspirée par la conception révolutionnaire marxiste du prolétariat. La figure de l’étranger est associée à celle du prolétaire, qu’elle tend à remplacer, comme si à la lutte des classes qui s’exerce à l’intérieur de chaque nation (même si sa matrice est universalisable) succédait une lutte des plus déshérités à l’échelle du monde. L’immigré porte tel un atlante le poids de l’humanité entière sur ses épaules de sans grade et de sans territoire, à l’instar du va-nu-pieds de Charlie Chaplin abritant en ses guenilles la plus haute exigence d’humanité.

Ces deux conceptions ne sont pas homogènes et symétriques, et parfois elles se recoupent, particulièrement sur les responsabilités de la colonisation mais il semble que la seconde ait davantage séduit la conscience abîmée et fervente des gauches « radicales » européennes.

Toutefois, faire de l’immigré le légataire de la condition humaine, celui par lequel s’annonce l’abolition des frontières à l’échelle du monde, peut vite s’avérer un rêve inconsistant et trouble. Si les sociétés européennes accablées par le chômage et l’érosion des protections sociales s’installent dans une vision et une gestion pénuriques de leur univers, un univers désormais pauvre et où il faut sans cesse compter, le besoin de limitation imposera très vite son réalisme désenchanté et amer des tranchées, des renvois, des reconduites… Et le besoin « re-légitimé » de frontières fabriquera à nouveau dans la violence l’étranger-bouc émissaire.

Il est tout juste temps de se retourner vers une philosophie de l’hospitalité qui enlève à l’Europe son masque austère et triste de vieux prodigue réfugié dans l’avarice et lui fait au contraire scintiller ses promesses, ses responsabilités et l’immensité de l’encore possible…

L’inexorable dépression et son cortège de ressassements et d’amertumes, ou la renaissance d’une Europe hospitalière, créative, vivante ! La foule multiraciale qui déambulait à la Bastille dans la nuit du 6 Mai n’incarne pas la nouvelle espérance du Monde (personne n’est l’avenir de l’homme !), elle ne se fait guère d’illusion sur le retour du vieillard prodigue, mais elle place la France et l’Europe face à une telle alternative. De plus en plus vite…C. C.

9 Mai 12

Loup y es-tu ?

Séminaire de Jacques Derrida

« La Bête et le Souverain »
Leçon inaugurale

par Noëlle Combet

La différence est sexuelle

Dès le titre « La Bête et le Souverain » le jeu des articles définis indique une différence ; et Derrida précise qu’elle  renvoie dans l’inconscient de chacun, comme dans le registre de la langue, à celle des sexes. Tantôt duo, tantôt duel, ce qui lie « le » et « la » est de l’ordre de la scène ; alliance et/ou combat, ce vis-à-vis évoque la méthode derridienne de la déconstruction : s’approprier en se séparant ; conjonction/disjonction. C’est ce qui se produit dans tous les couples : d’amants, d’amis, de maîtres et disciples et/ou esclaves, de textes et lecteurs. La bête et le souverain ne font pas exception et c’est ce que Derrida s’attachera à démontrer tout du long ce séminaire, posant les questions ouvertes par les concepts de pouvoir et de droit, de justice et d’abus, de transgression et de loi.

 

A pas de loup et à pas de colombe

Une première scène est d’abord poétiquement et allusivement évoquée sous la forme d’une question :

«  -Quelle scène ?
Nous l’allons montrer tout à l’heure. »

Voilà qui fait surgir une fable mais sans la nommer précisément. C’est que, dans un mouvement feutré, l’auteur identifie son séminaire au loup de la fable. Car il « avance à pas de loup » écrit-il. L’expression laisse entendre la prise et la surprise d’une proie ignorante de ce qui l’attend. S’agit-il ici d’un public à séduire, d’une pensée à saisir ? Des deux sans doute et l’auteur nous tient en haleine. Dans une sorte de bestiaire poétique, évoquant la parole qui va à pas de loup, il l’oppose à celle appelée par Nietzsche dans Zarathoustra et qui évolue à « pas de colombe », s’adressant à « moi », lecteur, lectrice « à l’heure du plus suprême silence »

Le pas de colombe ne s’entend pas plus que celui du loup mais il annonce la paix alors que l’autre va vers une capture guerrière. La scène, duel et/ou duo, c’est selon et c’est ainsi que progressera le séminaire.

 

Loup, n’y es-tu pas ?

Après nous avoir portés à la rencontre du loup dans plusieurs expressions idiomatiques,  « entre chien et loup », « hurler avec les loups » et d’autres encore, liées selon les époques et les lieux à des cultures, des histoires, des mythes, Derrida précise les raisons de son choix : dans « à pas de loup », le loup n’y est pas tout à fait : l’ambiguïté du « pas », mouvement et/ou négation renforce l’impression de ruse : il y est comme s’il n’y était pas, dans ce pas. Il avance clandestinement. Il n’est pas encore là comme le thème du séminaire, puisque « nous l’allons montrer tout à l’heure ».Quelque chose s’annonce mais n’est pas encore là. Et l’auteur évoque alors le loup comme masque dissimulant le visage, le plus souvent celui des femmes, dit-il, dans des bals déguisés. Nous voici donc avec  une « femme au loup » et de nouveau dans l’énoncé de la différence sexuelle puisque l’auteur fait, dans ce passage cohabiter cette femme masquée avec le loup, celui dont on voit la queue quand on en parle, bien masculin celui-là et qui va à pas de velours, à pas dissimulés. Ce pas du loup avance, insensiblement, en toute insensibilité à la souffrance à venir de sa future proie et cette cruauté « aura raison de tout ». Le mot « raison » fait surgir la bête, quasi souverainement :

« La raison du plus fort est toujours la meilleure :
Nous l’allons montrer tout à l’heure ».

La voici apparaître dans la Fable « Le loup et l’agneau » de La Fontaine. Avec ce loup fabuleux, vient le règne de la cruauté et le questionnement sur cette « raison du plus fort ».

 

Zoo-théologie et zoo-politique 

L’Histoire ne cesse de dessiner des images d’hommes-loups ou de dieux-loups en même temps qu’elle raconte le sexuel, le politique, mettant en question l’Etat, la loi, la guerre et la paix, le terrorisme…

A l’origine de Rome, à l’origine de la cité, une louve, celle qui allaita Romulus et Remus, une prostituée peut-être, à laquelle s’associent à la fois des images de sexualité et de fécondité. Et au panthéon des mythologies et des légendes, des dieux guerriers comme Wotan, le dieu germain dont l’essence même est la souveraineté : il siège entre deux loups, insignes de sa majesté. Lui-même peut à volonté se métamorphoser en animal sauvage, oiseau, poisson serpent. Un possible devenir-animal de l’homme ?  Entre l’homme et la bête la frontière est poreuse et Derrida y revient à plusieurs reprises, en particulier, quand il cite l’ouvrage de Plutarque « que les bêtes usent de raison »  publié par Elisabeth de Fontenay  dans « Trois Traités pour les animaux ». Il y est souvent question de l’analogie et des passages entre l’homme et l’animal. C’est la magicienne Circé qui métaphorise ce pouvoir de métamorphose :

« Il me semble, Circé, que j’ai bien compris cela et l’ai bien imprimé en ma mémoire. Mais j’aimerais volontiers savoir s’il n’y a point quelques Grecs entre eux que tu as transformés en loups et en lions »

La suite fait l’éloge d’une sorte de grandeur des animaux qui savent se retourner contre leurs ennemis « avec  une naïve magnanimité, sans qu’aucune loi ne les y appelle » (Derrida souligne). Cette porosité de la frontière animalité/humanité, l’auteur la met dans un autre passage en lien avec le flou de la distinction entre nature et culture, montrant que le tabou de l’inceste censé dessiner la séparation, comporte une part d’indécision : il y a un évitement de l’inceste dans certaines sociétés de singes, et l’auteur souligne au passage la fragilité de la différence entre interdit et évitement ; on peut noter d’autre part une sorte d’inévitabilité de l’inceste dans les sociétés dites humaines, si l’on va y voir de près, là même où l’inceste paraît interdit. Et il est vrai que l’inceste est au fondement du désir. Alors se pose la question de la loi. Quelle loi dans les sociétés animales ? Quelles en seraient les intersections avec la loi dans les sociétés humaines ?

 

La raison, la force le droit

A propos de l’articulation force/justice l’auteur en appelle à une pensée de Pascal : « justice, force. Il est juste que ce qui est juste soit suivi, il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. La justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est tyrannique… ». Il défriche ce point longuement questionnant la force et/ou la tyrannie dans toute une partie de cette leçon inaugurale consacrée à Rousseau. L’on sait que selon la formule de Plaute : « Quand on ne le connaît pas, l’homme n’est pas un homme mais un loup pour l’homme ». C’est sur cette formule que Hobbes édifie sa conception du Léviathan : le monstre biblique devenu métaphore de la nécessité d’un Etat fort pour protéger les hommes contre leurs instincts agressifs.

 

Rousseau argumente contre ce point de vue dans « Le contrat social » : le titre du chapitre II fait écho à la fable de La Fontaine puisqu’il s’intitule : « Du droit du plus fort ».  Rousseau s’oppose aux théoriciens qui réduisent le citoyen à la bête et la communauté humaine à du bétail. Se référant à Hobbes, Rousseau écrit : « Ainsi voilà l’espèce humaine divisée en troupeaux de bétail dont chacun a son chef qui le garde pour le dévorer ». Le loup n’est pas loin et la fonction du loup-tyran, sa fonction de gardien a pour but la dévoration (« pour le dévorer »). « Bétail » désigne une animalité destinée à être exploitée, en tant qu’instrument ou nourriture. Cette image, métaphore, du chef gardant son peuple « pour le dévorer », saisit le lecteur tant elle résonne en regard des familles dynastiques en tout genre dont l’actualité mondiale est remplie ; et de la férocité de la spéculation à laquelle se soumettent les états.

Rousseau évoque aussi d’autre part, une analogie faite par Caligula : les rois seraient des dieux et les peuples des bêtes. Ce raisonnement est celui d’un chef et son affirmation désigne donc la place que celui-ci s’octroie dans cette analogie animalière. Rousseau poursuit : « Le raisonnement de Caligula revient à celui de Hobbes et de Grotius. Aristote avant eux tous, avoit aussi dit que les hommes ne sont point naturellement égaux, mais que les uns naissent pour l’esclavage et les autres pour la domination.[…]Tout homme né dans l’esclavage, naît pour l’esclavage, rien n’est plus certain. Les esclaves perdent tout dans leurs fers, jusqu’au désir d’en sortir. Ils aiment leur servitude comme les compagnons d’Ulysse aimoient  leur abrutissement ».

Voilà qui vient prolonger le thème de la « servitude volontaire » selon La Boétie en introduisant une considération supplémentaire : certes, s’il y a servitude, c’est que l’esclave ne se rebelle pas mais alors que La Boétie y pointe le désir de demeurer assujetti, Rousseau, avec le terme d’ « abrutissement » souligne que la tyrannie  provoque (veut provoquer ?) une impuissance à penser ; fascination, selon La Boétie,  abêtissement selon Rousseau.

On peut déduire de cette approche de Rousseau, que, pour ce dernier, la « raison du plus fort », l’emportant en fait, ne l’emporte pas en droit, sauf dans une justification sophistique suspecte, voire perverse, émanant de ceux qui dominent. Ne peut-on aller jusqu’à penser que, selon lui, Hobbes a maquillé  le fait en droit ?

Derrida, quant à lui, se propose de défricher et labourer le territoire de cette analogie homme/bête et de l’étendre jusqu’à souverain/bête. Dans ce mouvement de «déconstruction » il observe la réversibilité de l’analogie : il s’agit de reconnaître au-delà de l’affirmation selon laquelle l’homme politique est encore un animal, le fait que l’animal est déjà politique ainsi que le montre le raffinement de certaines sociétés animales. Il s’agit par là même de déconstruire la distinction, naïve selon lui, entre culture et nature. Peut-on aller jusqu’à penser une culture animale finalement proche parfois, de la nature humaine ? La question de la loi (animale/humaine) se pose une nouvelle fois : un souverain a le pouvoir de légiférer, mais aussi de suspendre la loi ; et dans un mouvement qui le situe au-dessus de la loi, donc hors la loi, il se peut bien qu’il rejoigne la bête la plus brutale. « En se partageant ce commun être-hors-la-loi, la bête, le criminel et le souverain se ressemblent de façon troublante »… De quoi nous interroger sur le comportement des puissants dans les sociétés contemporaines. Que ne se permettent-ils pas ?

 

Marges sauvages de la souveraineté

Evoquant le surnom de Mustafa Kemal, Atatürk, c’est-à-dire « Père des Turcs », Derrida rappelle qu’il était aussi appelé « le loup gris » en mémoire de l’ancêtre mythique de Gengis Khan « le loup bleu ». Voilà qui rappelle l’atmosphère de « Totem et Tabou » et Derrida, dans une évocation quasi- psychanalytique, parle de fascination hypnotique, d’hallucination, d’étrangeté qui nous fait percevoir, comme dessinée aux rayons X sous les traits du souverain la gueule de la bête, et réciproquement, sous cette gueule, la face du souverain. Nous voilà, écrit-il « en proie à une hantise ou plutôt au spectacle d’une spectralité.. » Et, plus loin : « La bête et le souverain […] La bête est le souverain »

Derrida interroge ensuite la formule « Etats voyous ». L’origine de cette formulation est « rogue states ». Elle désigne les Etat qui se conduisent bestialement en délinquants, criminels, violeurs, ne respectant pas le droit, pas même un droit de la guerre, puisqu’ils pratiquent le terrorisme international. Mais cette accusation est ambiguë et réversible ; par exemple, les Etats-Unis, auxquels cette définition est familière, peuvent être accusés à leur tour d’avoir violé régulièrement les décisions de l’ONU et pratiqué un terrorisme d’Etat. On peut en particulier faire un lien entre Bush avec celui qu’il surnommait « la bête de Bagdad »

 

Artifice, monstruosité et politique :

L’Etat est là, selon Hobbes pour museler la bête agressive dans l’homme. Hobbes, pour métaphoriser ce pouvoir et cette puissance de l’Etat, emprunte au livre de Job dans la « Genèse » la figure d’un monstre aquatique, le Léviathan, dont il fait le titre de son ouvrage et dont il souligne l’aspect artificiel : «  L’art va plus loin en imitant l’œuvre raisonnable et la plus excellente de la nature : l’homme. C’est l’art en effet qui crée ce grand LEVIATHAN appelé REPUBLIQUE ou ETAT, qui n’est autre chose qu’un homme artificiel quoique de stature et de force plus grandes que celles de l’homme naturel, pour la défense et la protection duquel il a été conçu » (Hobbes : « Léviathan » 1651). Ce Léviathan est donc produit comme Pouvoir dans ce que l’on pourrait considérer comme une sorte de sur-naturalité en opposition avec un état de nature. Pouvoir et Etat sont ici rabattus l’un sur l’autre et la légitimité de cet amalgame sera mise en doute plus loin. L’animalité du Léviathan apparaît comme celle d’un monstre, ici une sorte d’animal prothétique, puisqu’« artificiel », mais nécessaire, selon Hobbes, pour protéger l’homme naturel de ses instincts d’agression.

Derrida, dans sa lecture déconstructive, en déduit, au-delà de ce qu’écrit Hobbes, qu’en tant qu’artefact, et donc, hors du champ naturel, cette figure est historique et donc dé-constructible. Plus loin, Derrida évoque cette « prothèse gigantesque destinée à amplifier, en l’objectivant hors de l’homme naturel, le pouvoir du vivant, de l’homme vivant qu’elle protège, qu’elle sert, mais comme une machine morte, voire une machine de mort, une machine qui n’est que le masque du vivant ». Et Derrida indique alors que le système politique de Hobbes serait inconcevable sans cette « prothétatique » (à la fois zoologiste, biologiste et techno-mécaniste) de la souveraineté. Sur cette prothèse se fonde selon Hobbes le droit des hommes sur les bêtes, le droit du père sur les enfants, etc.

Une configuration hiérarchique se dessine donc : au sommet le roi, l’homme, le mari le père : au-dessous, à son service, l’esclave, la bête, la femme, l’enfant. Peut-on alors penser, en lisant Derrida lecteur de Hobbes, que la raison du plus fort serait devenue un droit selon Hobbes, et que l’artifice du Léviathan serait un moyen de justifier la force par le droit, sous la forme d’ un monstrueux artifice en quelque sorte.

Des théoriciens prolongent la pensée de Hobbes et Schmitt apparaît comme l’un de ces fils spirituels. Pour Schmitt, en effet, la souveraineté étatique est absolue ou n’est pas. Schmitt voit dans la mise à mort le sens de « l’originarité ontologique […] La vie humaine est un combat (« Kampf ») et chaque homme est un combattant (Kämpfer). » Chaque être humain, donc, selon lui, vivrait en vue de la mort ou de la mise à mort. Schmitt fonde le droit de la guerre sur une critique du pacifisme et donc sur « La raison du plus fort ». Et, en toute logique avec lui-même, il fonde le politique sur la figure de l’ennemi, à l’inverse de Derrida qui le fonde sur l’amitié.

 

L’humanimalité dans l’œuvre de Freud : une question en suspens

Freud, pour sa part, dans « La question de l’analyse profane » montre que l’animal dévorateur dans les contes et les fables fait référence au père et il apparaît aussi dans « Malaise dans la culture », comme un dieu prothétique, métamorphose liée à la technique et à sa maîtrise sur la nature. Voilà qui est tout proche de la pensée de Hobbes. L’image du Léviathan n’est donc pas loin, ni l’idée de la cruauté inhérente à la culture et aux machines de mort qu’elle produit.

Dans une analogie entre Etats animaux et Etats humains, Freud reconnaît une plus grande stabilité aux premiers ; mais dit-il, l’homme n’y serait pas heureux. Il se pourrait, et Freud laisse cette hypothèse en suspens, que pour l’homme, la forme prise par la libido chez l’homme originaire ait provoqué une relance des pulsions de destruction et de mort : « Chez l’homme originaire, il se peut qu’une nouvelle avancée de la libido ait attisé une rébellion renouvelée de la pulsion de destruction ». Il ajoute qu’à cette question,  « il n’y a pas  encore de réponse.» Le « pas encore » pourrait laisser entendre que …un jour…peut-être…

Pouvons-nous garder en nous un espoir ? Il le faut, certes, pour continuer à vivre, mais la période actuelle, dans les fumées de Fukushima et les déchaînements de violence, les combats fratricides de citoyens se soulevant les uns contre les autres, l’avidité et les exactions de souverains bestialement déchaînés ou de responsables politiques abusant de leurs privilèges, la méfiance qui fait se fermer les frontières au détriment de toute hospitalité, et la tyrannie du « divin Marché », selon l’heureuse formule du philosophe R.D.Dufour, dessine plutôt les contours d’une époque illustrant les théories de Hobbes ou de Schmitt.

L’espoir que sous-entend le « pas encore » de Freud se formule à nouveau dans les dernières lignes –  que n’évoque pas Derrida – de  « Malaise dans la culture » : « La question décisive pour le destin de l’espèce humaine me semble être de savoir si et dans quelle mesure son développement culturel réussira à se rendre maître de la perturbation apportée à la vie en commun par l’humaine pulsion d’agression et d’auto-anéantissement ».

« Développement culturel »… « Se rendre maître »…Nous sommes proches du vocabulaire de Hobbes si ce développement culturel s’entend comme fabrique d’artifices pour maîtriser la nature ce qui mènerait à l’anéantissement. A quand et comment un renversement ?

La recrudescence de la violence pourrait-elle en être considérée comme une amorce? Nous préfèrerions des transitions plus silencieuses mais peut-être y a-t- il à l’arrière de ces déchaînements un silence qui peine à se faire entendre, lové encore dans de timides alternatives ainsi que dans la vigilance et le travail de la pensée.

 

Spinoza contre Hobbes

Peut-être est-il, entre autres, utile de garder à l’esprit la conception politique de Spinoza. Se démarquant de Hobbes, Spinoza énonce que, pour ce dernier, la Cité représente une sortie de l’état de nature, alors que, pour lui, elle en est la continuation. Pour Spinoza en effet, la Substance, la Nature est une et indivisible et chaque existant en est l’un des modes. Sa conception de l’Etat en découle : celui-ci n’a pas, comme pour Hobbes fonction de frein du droit naturel ; il en provient en tant que combinaison des puissances individuelles dont la puissance souveraine est la canalisation. Son ressort n’est donc pas la peur (conception de Hobbes).

Revenons donc, pour ne pas désespérer à la vision spinozienne de l’Etat, plus nuancée, plus porteuse d’espoir que celle de Hobbes et vers laquelle il serait prudent de tendre : dans le « Traité théologico-politique », il propose une conception politique en laquelle une puissance d’agir de l’Etat prolongeant celle de chacun, instituerait une démocratie réelle. C’est la vision d’un homme pour qui la joie est fondatrice, une vision qui propose une structuration de la liberté dans le cadre de lois négociées et respectées par tous : c’est un mouvement de pensée favorisant une forme non pervertie de la démocratie.

 

Relisons cet extrait Du chap. XX du « Traité théologico-politique » :

« Des fondements de l’Etat tels que nous les avons expliqués ci-dessus, il résulte avec la dernière évidence que sa fin dernière n’est pas la domination ; (je souligne) ce n’est pas pour tenir l’homme par la crainte et faire qu’il appartienne à un autre que l’Etat est institué ; au contraire c’est pour libérer l’individu de la crainte (je souligne), pour qu’il vive autant que possible en sécurité, c’est-à-dire conserve, aussi bien qu’il se pourra, sans dommage pour autrui, son droit naturel d’exister et d’agir. Non, je le répète, la fin de l’Etat n’est pas de faire passer les hommes de la condition d’êtres raisonnables à celles de bêtes brutes ou d’automates, mais au contraire, il est institué pour que leur âme et leur corps s’acquittent en sûreté de toutes leurs fonctions, pour qu’eux-mêmes usent d’une Raison libre, pour qu’ils ne luttent point de haine, de colère ou de ruse, pour qu’ils se supportent sans malveillance les uns les autres. La fin de l’Etat est donc en réalité la liberté (je souligne)».

 

De cette pensée spinozienne selon laquelle l’Etat serait une résultante de « l’effort de chacun pour persévérer dans son être », l’on peut déduire que l’Etat serait une sorte de réunion négociée de ceux qui le composent. SI nous sommes l’Etat, l’image du Léviathan ne pourrait représenter que le pouvoir abusif : et il paraît donc utile de dissocier la définition de l’Etat de celle du Pouvoir, l’un n’étant pas réductible à l’autre, même dans les situations où ils se superposent obligatoirement, dans la mesure où il faut que l’Etat puisse exercer un pouvoir. Alors que l’image du Léviathan amalgame obligatoirement et arbitrairement les deux, l’Etat selon Spinoza serait une sorte de collectivité, un « nous » résultant des conflits négociés et exerçant un pouvoir mesuré.

Faut-il considérer ce point de vue comme une utopie et/ou imaginer que Spinoza reste en avance sur notre évolution ?

C’est par une telle conception de la société que passera notre progrès humain si nous voulons tendre vers le meilleur plutôt que vers le pire. Rien, pourtant, n’est assuré même si nous pensons que la crise que nous traversons appelle des changements radicaux favorisant une rationalité porteuse de valeurs éthiques et de culture au lieu de privilégier une instrumentalisation de l’humain et une hégémonie du Marché, tyrannie plus subtile que celle d’un loup ou d’un Léviathan, mais dont la perversité peu à peu se démasque à travers la souffrance sociale qu’elle inflige.

La seule voie d’accès à une telle rationalité semble bien être l’Education, aussi bien celle que l’école peut transmettre que celle que nous partageons avec d’autres, lorsque nous « pensons » et débattons. Ce n’est que dans la mesure où nous tendrions vers une société d’individus éduqués et amicaux, selon la conception derridienne du politique, que nous  pourrions prétendre à être l’Etat. N. C.

« Mobile et immobile »,

Une dimension  cachée

par Paule Pérez

Lorsqu’on traverse l’Atlantique on peut être frappé par une différence au quotidien, entre la France et les Etats-Unis, différence dont l’idée tournerait autour de la dualité : immobile et mobile. Celle-ci se rencontre sous de multiples formes dans les instances de la société, attitudes, et modes de vie. On l’aura deviné, sans jugement de valeur, le Français serait bien plutôt du côté de l’immobile et l’Américain du côté du mobile!

Système de crédit, économie

Un jeune chef d’entreprise français qui a un excellent concept, du talent et des compétences, mais qui manque de fonds propres, s’adresse à sa banque pour pouvoir faire des investissements nécessaires à la mise en oeuvre de son idée.

La banque examine son dossier et constate que son idée est remarquable. Elle prêtera avec enthousiasme, mais il y a juste à régler les détails de la garantie. Bien sûr, il donnera sa caution personnelle, ce qui n’est qu’une formalité, tant il a foi en son projet, il est prêt à « payer de sa personne », sachant bien qu’en cas de défaillance il lui faudra travailler dur pour rembourser. La banque explique que la caution personnelle est presque automatique en ce genre d’affaire, mais un petit fond de tiroir en terre ou en pierre, et le dossier serait plié très vite : le jeune chef d’entreprise – ou son père, possède certainement, n’est-ce pas, au fin fond de la Lozère, un petit terrain, ou dans le Lyon touristique, un vieux studio à hypothéquer? La direction des engagements aurait un « os à ronger », le dossier ainsi serait « blindé, propre, impeccable » (c’est-à-dire sans péché) puisque, à la ligne « hypothèque » on cocherait la case « oui ».

On ne peut véritablement penser en France à une autre forme de garantie que le bout de terre ou de pierre, l’hypothèque est la pierre de touche, la pierre d’angle, l’arcane absolue, le sésame ouvre-toi de tout accord de crédit. Ce n’est autre que le risque sans le risque ! Face à la valeur « mobilière » de l’entreprise, l’emprunt est garanti par l’élément le plus inerte, le plus matériel et le plus rigide qui soit : terre ou pierre. Vu de loin, cela peut paraître vertigineusement absurde. Mais a-t-on jamais vu en France un morceau de terre ou de pierre qui ne vaille plus rien du tout, même au plus creux des crises économiques ? Ce n’est pas un hasard si le premier désir des jeunes couples français, même les plus pauvres, est de devenir propriétaire de sa résidence principale, et les enfants sont éduqués en ce sens. Terre et pierre qui sont aussi symboles de poussière, de sépulture et donc de mort, sont, paradoxalement, les moteurs du processus de l’emprunt et les fondations ou piliers de la dynamique économique.

Ainsi, combien de petits créateurs n’ont jamais pu aller jusqu’au bout de leur projet voire de leur rêve? Pour obtenir du « crédit » il faut donc avoir du « bien », et le bien, c’est la possession immobile, non pas le talent. Paradoxalement, la solvabilité dont le doublon étymologique est la solubilité, s’associe à la rigidité. Pour poursuivre le jeu d’image, symboliquement et chimiquement, la « liquidité » ne produit ni ne suscite « d’intérêt » que lorsqu’elle est issue de la dissolution d’un solide!

Questionnés là-dessus dans les années 80, une dizaine de psychanalystes et sociologues français ne trouvèrent pas qu’il s’agisse là d’un sujet digne d’étude, ils jugeaient « normal » que les banques demandent des garanties, ils n’y voyaient pas une affaire « d’impensé radical » sur lequel il pouvait être fécond de se pencher : la vieille Europe aurait-elle un inconscient foncièrement « foncier »?… Aucun d’entre eux n’accepta d’entreprendre une réflexion approfondie sur ce thème, lorsque je les en sollicitai en tant que jeune éditrice.

Consommation

A l’opposé, extrême contradiction, les jeunes qui sont allés visiter les Etats-Unis dans les années soixante ont rapporté dans leurs bagages les fameux « Kleenex », summum de l’hygiène, de la propreté et du sans odeur. Ainsi on a vu naître la culture du jetable.

D’autres produits on suivi, conçus parfois même en Europe, mais c’est Outre-Atlantique que cette vogue a été consacrée. Il y avait bien eu l’ancêtre stylo à bille, mais il avait encore une certaine durée de vie. Nappes en papier, éponges de maquillage, matériel de pique-nique, rasoirs, briquets, slips pour femme, de nombreux objets quotidiens sont devenus jetables, tandis que d’autres dans le même temps devenaient non-rechargeables, comme les flacons de parfum, les emballages de produits d’entretien. Ainsi des objets sont tombés en désuétude, comme les mouchoirs, les rasoirs – et ce pour un bénéfice d’hygiène, certes – tandis qu’une nouvelle industrie s’est développée avec la consommation, nouveaux conditionnements, nouvelles applications des matières plastiques et du papier. Au nom du progrès de l’hygiène, ces nouvelles inventions se justifient parfaitement, mais il n’en demeure pas moins que ce courant est accompagné et supporté par l’état d’esprit consumériste, de la chose qui ne sert qu’une fois, y compris le salarié, qu’on presse, justement comme un citron et qu’on jette, justement, comme un kleenex. On peut avancer que ce n’est pas un hasard, si cette culture du jetable, même si elle s’est répandue en France et en Europe, symbolise les Etats-Unis d’Amérique.

On en veut pour preuve la folie qui a saisi les Soviétiques au cours des années 70, qui face aux touristes, se montraient si friands de briquets bic : n’y cherchaient-ils pas l’inaccessible rêve américain, autant qu’ils rêvaient de porter des jeans et de jouer du rock comme cela s’est avéré après la chute du Mur?

Vie des institutions

Dans cette opposition, on peut chercher quelques figures sociales où s’incarnent ces éléments de mentalité. Aux Etats-Unis, on le sait, l’initiative individuelle est fortement encouragée. Quelqu’un qui innove et réussit devient un héros local. En France, indépendamment de l’argent, il faut du temps et du courage pour promouvoir une bonne idée, le temps même parfois que cette idée soit dépassée, que l’actualité la périme. Lenteurs administratives, résistances au changement, certes, mais il ne s’agit pas que de cela. Il y a les blocages dûs à « l’inconscient du système » qui se détruit de lui-même. Ainsi toute institution se sabote de sa propre structure. Pour mettre en place une action d’envergure en faveur des jeunes qui ont perdu leurs repères, ne savent plus lire ou compter, la nation se mobilisera. On lancera un dispositif innovant, généreux et intéressant. On ne prévoira pas les parades aux impondérables : on aura estimé un certain nombre de bénéficiaires et on aura trois fois plus de demandeurs. Ou bien encore  viendront se présenter des ex-toxicos en galère, mais de niveaux d’instruction plus élevés….Commencera la litanie des états d’âmes dans l’institution : qui doit bénéficier, doit-on modifier les textes, et comment remplir les fiches d’inscription pour ceux qui ne sont pas dans le trait, comment choisir, est-ce bien moral de sélectionner, donc encore une fois d’exclure ? Souvent, dans des opérations comparables, on a vu les responsables se mettre à ralentir, voire à freiner leur action, à s’abstenir dans le doute. Et il arrive trop souvent qu’on attende de nouvelles instructions, il faut de nouveau rédiger des directives, des lettres d’orientation et autres parapluies.

Les problèmes alors se « cristallisent », ainsi revient par la petite porte la métaphore de la pierre, de l’immobile contre le mobile. Les acteurs de terrain se fatiguent, leur énergie s’étiole, l’action perd en qualité et en résultats quantitatifs. Le système s’use, il faut trop d’institution pour agir et celle-ci sclérose d’elle-même les élans qui se sont élevés en son sein. D’une mesure innovante, parfois géniale, on fait un dispositif ingérable, une entropie s’installe dans le système et l’énergie, motivation, forces vives, désir, se dégradent.

Immobile et mobile, cela peut se décliner : lent et rapide, lourd et léger, profond et superficiel, formel et informel, durable et éphémère. Mais également, loi et usage, liquidités et patrimoine, héréditaire et individuel, donné et acquis… vieux et jeune. Quel est ici le choix de chacun? P.P.

Le consentement meurtrier

par Noëlle Combet

Pourquoi, comment sommes-nous complices du meurtre ? C’est la question que pose cet ouvrage souvent  bouleversant en ce qu’il nous met  en face de nos tendances les plus profondes comme de nos responsabilités.

Cette question, Marc Crépon l’approche, par l’intermédiaire de textes, le plus souvent littéraires. Des écrivains, selon la façon dont la question se pose à eux, dans leur contexte historique, se désolent devant les désastres, cherchant des issues sans en trouver tant la pulsion de destruction est inhérente à l’humain, que ce soit dans la participation à la mise à mort, l’adhésion ou passivité complice. Chacun  des auteurs approchés par Crépon a pourtant trouvé une ligne de dégagement par rapport à ce qui semble le plus sombrement indissociable de la condition humaine.
« Ferme les yeux et abandonne-toi à ton imagination!»

Cette invitation ouvre le passage dans lequel l’auteur justifie son constant recours à la littérature. La littérature a apporté ici un soutien à la philosophie dans la mesure où le sujet traité nécessitait un mode de représentation qui ne soit pas purement conceptuel. Les formes du consentement meurtrier laissent la philosophie démunie. La littérature travaille, quant à elle, aux limites de la représentation et laisse imaginer au-delà de ce qui paraît imaginable. Elle est donc apte à inquiéter, à troubler. En tant que mémoire ou anticipation, elle permet d’éclairer un éventuel futur, elle aide à se représenter ce qui échappe à la perception et risque de se produire monstrueusement : « Ce n’est pas calculer ou prévoir, c’est s’interdire d’exclure que rien de ce qui est puisse ne pas être : la possibilité du pire ».

C’est pourquoi le philosophe en appelle à  quelques lignes de Günther Anders dans son Journal  le 6 août 1959, quatorze ans après l’explosion de la bombe à Hiroshima, événement auquel il a consacré des années d’écriture : « Ferme les yeux et abandonne-toi à ton imagination. Car aujourd’hui seuls les indolents font encore confiance à leurs yeux » (G. Anders. « L’Homme sur le pont  Journal d’Hiroshima et  de Nagasaki »)

Sur l’énigme du mal, l’auteur interroge essentiellement Stefan Zweig et Sigmund  Freud. La vie est protégée par des principes, des institutions qui cimentent les liens sociaux et constituent le socle, le bien de l’humanité. Il arrive que, paradoxalement, ce bien se retourne contre la vie, les idéaux servant désormais à détruire ce qu’ils devraient préserver. Ainsi, dans le contexte de la première guerre mondiale, doit-on s’interroger sur les justifications mises en avant pour légitimer le meurtre.

Stefan Zweig décrit dans Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen, ces écrivains et philosophes définissant la guerre comme un « bain d’acier bienfaisant ». De telles affirmations sont génératrices d’une désorientation car on ne peut nier les valeurs fondatrices de la civilisation sans que se produise un climat personnel et collectif de confusion. Tous ceux qui se trouvent embarqués dans une guerre en sont atteints.

En contrepoint, Stefan Zweig évoque la figure de Romain Rolland qui « avait compris  le seul bon chemin que l’écrivain eût à prendre dans une époque pareille : ne pas participer à la destruction, au meurtre […] mais s’engager activement dans des œuvres de secours de l’humanité ». Mais si les valeurs fondatrices de  la civilisation  peuvent se renverser au point de s’auto annihiler  cela voudrait-il dire qu’elles ne seraient qu’illusion ? A cette question, Marc Crépon répond en indiquant que l’illusion serait de ne pas voir que ces valeurs sont, de façon ambivalente, à la fois « pour » et «  contre » la vie car on les voit prétendre protéger la vie en se dressant contre elle, c’est à dire en justifiant le meurtre et la cruauté.

La cruauté, c’est l’accoutumance, en période de guerre, aux excès, à la torture, à la mort, en un mot au mal, que l’on est contraint d’accepter…. car il ne peut y avoir aucune éradication du mal ainsi que le montre Freud, à la même époque que Zweig et dans une prise en compte de la même guerre mondiale, la première dans « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort ». Zweig pose la question : « Comment une doctrine morale qui avait autorisé pendant quatre ans le meurtre et le vol à main armée sous les noms d’héroïsme et de réquisition pouvait-elle encore passer pour sacrée ? » (Le Monde d’hier).

Freud, sur ce point, avance que les illusions de l’éducation, les acquis de la culture et de la civilisation  masquent le fait que la cruauté, la jouissance du meurtre, font partie des pulsions primaires chevillées à la condition humaine. Ces pulsions peuvent être travaillées, dirigées vers d’autres buts que le meurtre, mais elles ne peuvent pas disparaître et le mal ne peut être éradiqué : le renoncement à la satisfaction des pulsions ne protège que partiellement des consentements meurtriers. Il arrive aussi que la religion, la morale, fassent œuvre de cruauté dans un désir fou d’éliminer ces pulsions meurtrières, ce qui alors ne fait que les renforcer. Il y a donc, nous dit Marc Crépon, « un double fondement vital et culturel des consentements meurtriers » en raison d’une toujours possible régression, régression qui apparaît manipulable et manipulée en situation de guerre. D’autre part, la mort nous renvoie à notre ambivalence vis-à-vis des autres car ainsi que l’écrit Freud « un interdit [celui du  meurtre] ne peut avoir été établi que face à une impulsion aussi forte. Ce que ne désire aucun psychisme humain n’a pas besoin d’être interdit  et s’exclut de lui-même » (« Considération actuelle sur la guerre. »).

Un désir de la mort de l’autre fait donc partie de notre inconscient et, en situation de guerre,  il se trouve légitimé : il est autorisé, voire recommandé de s’y abandonner. Que faire de cette réalité questionne Marc Crépon ? De la mort de qui s’agit-il ? Quels mortels sont en question ?  Sur ces sujets, il se tourne vers les analyses et les engagements de plusieurs écrivains pris dans des contextes de meurtres pour mieux comprendre quelles voies singulières de dégagement ils ont pu trouver et, ce faisant, il ne quitte jamais un fil conducteur qui apparaît dans tout l’ouvrage : ce n’est que la conscience de la vulnérabilité et de la mortalité de l’autre qui peut nous guider vers un souci du monde  et la protection de la vie. Mais comment répondre à cette évidence que le consentement meurtrier, qu’il soit effectif, tacite, négligent, oublieux, va avec une résignation à cette violence logée au cœur de l’humanité ?

Camus répond par la nécessité de la révolte. Il montre, avec Caligula que la violence peut se parer des atours de la justice dans une aberrante perversion éthique. En effet, Caligula tente de justifier par un idéal de justice sa folie meurtrière et ses pulsions destructrices. Camus met en scène cette folie criminelle : « Je ferai à ce siècle le don de l’égalité. Et lorsque tout sera aplani, l’impossible enfin sur terre, la lune dans mes mains, alors, peut-être, moi-même, je serai transformé et le monde avec moi, alors enfin les hommes ne mourront pas et ils seront heureux » Dans L’Homme révolté, Camus rend  responsable une forme de nihilisme : « Si notre temps  admet si aisément que le meurtre ait ses justifications, c’est à cause de cette indifférence à la vie qui est la marque du nihilisme »

Pour Camus, au meurtre de l’Arabe dans « L’Etranger », aux crimes de Caligula, aux actes meurtriers des nihilistes russes dans Les Justes aussi bien  qu’à la peine de mort ou au  permis de tuer octroyé en période de guerre, on ne peut répondre que par la révolte. Mais dans « L’Homme révolté », il indique une impasse : si la révolte contre des « principes inhumains » appelle des représailles, alors ses revendications ne cessent « de se retourner contre la vie elle-même » Ces confrontations n’ont cessé de traverser l’histoire du XXème siècle mais aussi la littérature puisque des écrivains ont pris le parti des meurtriers et Marc Crépon, à ce sujet, nomme Brasillach, Céline, mais aussi Aragon, Eluard, Sartre et jusqu’à notre contemporain Alain Badiou avec entre autres, sa défense de Pol Pot et des Khmers rouges.

Dans ce contexte, la publication de L’Homme révolté s’est accompagnée d’une violente polémique, peut-être parce que, dans une période où beaucoup restent  farouchement attachés à des idéologies,  il pose la révolte comme une nécessité éthique consistant à se dresser contre « la servitude, le mensonge, la terreur » et à dénoncer   cette imposture : pour condamner des crimes, en approuver et justifier d’autres.

Mais une autre raison d’être un « homme révolté » est capitale pour Camus : la « reconnaissance mutuelle » et la « complicité des hommes entre eux » parce qu’elles favorisent « le peu d’être qui peut venir au monde ». C’est ce qu’il nomme « l’évidence humaine » qui touche au caractère relationnel de l’existence et devrait fonder nos options politiques et morales. C’est au nom de ces valeurs fondatrices que Camus consacre la majeure partie de son œuvre à dénoncer le meurtre et le fait de ne pas s’insurger contre la mise à mort quelle qu’elle soit.

C’est dans cette visée qu’il prononce en 1957 son discours de réception du prix Nobel, alors qu’est déchirée son Algérie natale, et énonce en particulier que « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est  peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse […]. Devant un monde menacé de désintégration, où nos grands inquisiteurs risquent d’établir pour toujours le royaume de la mort, elle sait qu’elle devrait dans une course folle contre la montre, restaurer entre les nations une paix qui ne soit pas celle de la servitude, réconcilier à nouveau travail et culture et refaire avec tous les hommes une arche d’alliance »

Avec Vassili Grossman et Lévinas,

le souci de l’autre et de l’humanité : la bonté.

Parmi les images de mort pouvant donner lieu à un consentement meurtrier par accoutumance et endurcissement, il y a celles des épidémies affectant surtout certains continents, mais particulièrement celles de la famine. De celle qui frappa l’Ukraine en 1932, Vassili Grossman,  la décrivant, s’en scandalise et en appelle à la morale : « Ils sont restés seuls, l’Etat s’est détourné des affamés. Alors ils se sont  mis à errer de village en village. Les pauvres demandaient aux pauvres, les affamés aux affamés. On n’a pas voulu secourir les enfants. Staline serait-il pire qu’Hérode ? Est-il possible qu’il ait pris le pain et ensuite délibérément tué les hommes par la famine ? » (« Tout passe »).

Sous diverses formes, cette réalité reste actuelle : le monde est partagé entre ceux qui, insatiables jusqu’à l’obésité ou les maladies du « trop manger »  ignorent ceux que leur appétit inassouvi dépulpe jusqu’à mourir. La faim est un obstacle majeur à la liberté. Rappelons-nous Victor Hugo en effet, lui dont l’œuvre exprime une profonde sensibilité à la misère : « Faites les hommes heureux et vous les ferez libres » Précisant plus loin à quel point la faim est une forme d’assujettissement et fait obstacle à la liberté, Marc Crépon rappelle la radicalité du mal en indiquant que « La plus grande servitude, ce n’est pas l’Etat qui l’impose, elle n’est pas imputable à telle époque plutôt qu’à telle autre, à tel continent, à telle culture en particulier mais à la vie, à la cruauté de la vie elle-même. Seule, la forme change ».

A une telle réalité n’est éthiquement opposable que l’impératif de la liberté de l’autre et selon Lévinas auquel le philosophe en appelle sur ce point, « Le visage, c’est le fait pour un être, de nous affecter non pas à l’indicatif mais à l’impératif ». Ne pas consentir à la privation de la liberté de l’autre, ni à sa mort apparaît donc ici en tant que principe éthique. Voir sur le visage de l’autre affleurer sa sensibilité  sa fragilité et sa mortalité devrait renforcer ce principe. C’est ce que Vassili Grossman affirme avec force ; c’est pourquoi, selon lui, «  lorsque nous consentons au meurtre de quelque manière que ce soit, activement ou passivement, […] nous procédons à l’effacement volontaire des visages ». (Liberté et commandement). Si, par contre, nous laissons apparaître en nous le visage d’un autre, si nous  nous laissons ressentir sa vulnérabilité et sa temporalité, nous  tournons alors vers lui un « regard moral »,  dans un élan de protection de la vie qui, pour Grossman et Levinas, permet un écart par rapport au consentement meurtrier, ce que Grossman appelle la bonté et dont il décrit les gestes : donner du pain, de l’eau, cacher pour protéger et qu’il définit « Elle est, cette bonté folle, ce qu’il y a d’humain en l’homme, elle est ce qui définit l’homme, elle est l’esprit le plus haut qu’ait atteint l’esprit humain. La vie n’est pas le mal, nous dit-elle » (Vie et Destin).

Avec Karl Kraus et Judith Butler,  l’indignation critique

Dans la pièce Les derniers jours de l’humanité, Karl Kraus analyse en particulier le rôle du langage, et la mauvaise foi des justifications. Il en fait un élément d’humour grinçant quand il en démontre la duplicité  dont la presse se fait complice, par exemple  quand  un patriote raconte à un abonné  du grand journal viennois « Die Neue Freie Presse » que des soldats autrichiens ont « dû » exécuter quatre  prisonniers russes qui refusaient de creuser des tranchées. L’échange se poursuit après la justification de cette exécution sous une forme qui tente comiquement de  rationaliser l’illogisme :

« – Le patriote : Excellent l’article du professeur Brockhausen où il écrit que jamais chez nous les prisonniers sans défense n’ont été raillés ne serait-ce qu’en parole.

– L’abonné : Et il a raison : c’était bien dans ce même numéro de la « Neue Freie Presse » où le commandant de la ville de Lemberg a fait savoir que des prisonniers russes pendant leur transfert dans les rues ont été insultés et frappés à coups de bâton  par une partie du public. Il a noté expressément que c’était là un comportement indigne d’une nation civilisée […] Evidemment, il n’y a pas en effet un seul point où nous différencierions de nos ennemis, qui sont bel et bien la lie de l’humanité.

– Le patriote : Le ton choisi, par exemple, dont nous usons même à l’égard de nos ennemis qui sont bel et bien la pire vermine sur terre.

– L’abonné : Et surtout, contrairement à eux, nous restons toujours humains. »

Ahurissant dialogue dans lequel le langage prend la forme de la contradiction performative, c’est-à-dire fait le contraire de ce qu’il dit. Déni de consentement meurtrier dans ce consensus pervers entre la presse et des citoyens autrichiens. Tout l’enjeu de ce consensus est la question de la désignation de l’agresseur afin de justifier la vengeance, les représailles et la violence exercée à l’égard de ceux qui sont censés la mériter. Cette frontière géographique et intime entre les uns et les autres,  les supposés meilleurs et les supposés pires, Judith Butler la dénonce  en particulier dans « Vie précaire. Les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001 »Il s’agit essentiellement, pour elle, de bien analyser les raisons qui font que des vies méritent d’être pleurées et d’autres pas, autrement dit, que certaines vies sont visibles et d’autres non. A l’intérieur de l’universalité de la vulnérabilité humaine, il y a donc un partage : alors que nous devrions être aptes à porter le deuil de toute vie interrompue, influencés par  des options politiques, les images et les discours qui les accompagnent, nous ne pleurons que les victimes de notre espace géographique.

Un axe du Mal nous est imposé et « les autres », opposés aux « nôtres » sont désignés comme méritant les traitements  inhumains ou la mort qui leur sont  infligés. Guantanamo est le paradigme et le symptôme de cette perversion, et Judith Butler dont l’indignation et la compassion sont perceptibles à l’arrière de la critique n’a cessé de dénoncer cette aberration qui consiste à faire croire que les souffrances, les morts n’ont pas le même prix de part et d’autre de lignes imaginaires, discursives et télévisuelles qu’une pseudo-vérité construit en fabriquant un consensus. Elle écrit : « Il n’y a pas d’excuse pour le 11 septembre a-t-on clamé, et ce cri a servi à étouffer tout débat public sur la façon dont la politique extérieure américaine avait pu contribuer à créer un monde où de tels actes terroristes étaient possibles » Elle interroge notre incapacité de porter le deuil à une dimension universelle, chaque mort infligée devant être considérée comme un effondrement du monde dans la mesure où la vulnérabilité des victimes n’a pas été prise en compte : « Notre capacité à porter le deuil des morts du monde entier ne se trouve-t-elle pas forclose du fait que nous ne parvenons pas à concevoir la vie des Musulmans et des Arabes comme des vies à part entière ? » Cette incapacité produit un déficit émotionnel, une faille qui mine notre être-au- monde.

Avec Kenzaburo Ôé et Günther Anders, la honte

L’écrivain japonais, auteur de  La dignité humaine  et  Notes d’Hiroshima, déplore que « sur cette terre, tout le monde, sans exception tente d’effacer de sa mémoire complètement, Hiroshima et l’absolue tragédie qui s’est produite en ce lieu. »  Günther Anders, pour évoquer la même tragédie,  rapporte une conversation qui l’opposa à un adepte de la dissuasion dans l’avion qui le ramenait de Tokyo à Bangkok. Comprenant qu’il avait affaire à un adepte du désarmement nucléaire, son interlocuteur a un mouvement de recul mais l’écrivain insiste : « Vous savez bien que je parle en ce moment du totalitarisme, du totalitarisme qui peut bien nous laisser  notre existence au sens  physique banal, qui doit sans doute nous la laisser- oui doit : car sa joie diabolique consiste justement en la manipulation de l’homme déshumanisé, et pour cela il a besoin de nous- mais qui ne sera pas en paix avant d’avoir réussi à métamorphoser l’homme en fragment d’appareil totalement aliéné à l’appareil total ; ni d’avoir transformé tous les hommes en tels fragments de l’appareil » (G. Anders ( L’Homme sur le pont). L’interlocuteur d’Anders répond en mettant en avant un prix à payer, la nécessité du sacrifice. Et l’on revient  à cette logique perverse qui consiste à donner au sacrifice mortel  noblesse et grandeur  et faire, au contraire, de l’attachement à la vie une faiblesse, une lâcheté.

Une spécificité  de l’agression nucléaire, c’est son aspect spatiotemporel décalé : l’agresseur et la victime ne peuvent se voir, s’envisager… La mort est télécommandée. De même, elle est différée, se distille avec le temps sous la forme du cancer lié aux radiations. L’auteur des Notes d’Hiroshima évoque le souvenir qui persiste à le hanter, la longue cohorte des visages et des corps qui selon Marc Crépon « mettent la politique en dette […] pas seulement ceux qui y prennent une part active mais tous les autres également ». Echo  à la question de Kenzaburo Ôé : « Qui donc, parmi les marcheurs de la paix, s’il a vu vos mains tendues dans la confiance et dans l’attente, ne s’est senti une dette envers vous ? » Cinq ans auparavant, affrontant  le visage des victimes des bombardements, Günther Anders s’est senti dans la nécessité de porter en lui « une part d’ Hiroshima » et évoque ce sentiment qui « consistait dans le fait que […] nous avions honte d’être des hommes ». Marc Crépon évoque ensuite la question du désistement : la honte nous fait nous désolidariser d’une réalité humaine cruelle ; mais cela devrait être dans le cadre d’une solidarisation…avec les victimes ou avec ceux qui se désolidarisent du consentement meurtrier. C’est cette autre solidarité qui nous fait porter en nous  une part d’Hiroshima, ce que rappelle le vers poignant de Paul Celan dans la cadre d’un autre désastre : « Le monde est parti/il faut que je te porte ».

Cette honte, G. Anders la ressent aussi devant le déni  des souffrances passées, déni qui prend dans le présent  la forme d’une l’indifférence de ceux qui sont assurés de leur place dans le monde. N’est-ce pas en effet pour ne pas ressentir cette honte des meurtres consentis, que nous refusons de laisser se graver en nous les images de l’horreur préférant une quête des plaisirs ou des divertissements ? Ce déni est la chance de tous les crimes et pour rester dans une perception lointaine et abstraite de l’horreur, nous payons une rançon : un gel de notre sensibilité. A l’opposé de ce gel, Susan Sontag publie, au retour de Sarajevo, son livre Devant la douleur des autres  et nous exhorte : «  Laissons les images atroces nous hanter ».

La morale, la bonté, ne sont pas des valeurs à la mode, de sorte que devant l’horreur de la mort donnée ou acceptée, nous adoptons des réponses nihilistes qui nous font nous décourager, moquer le tragique et/ou nous gausser de la bienveillance, des « bons sentiments », et bientôt de toute sensibilité. Nous préférons à cela le « bel esprit » Comment sortir de nos consentements au meurtre ou de notre connivence passive sinon en nous désolidarisant d’une part de ce désir meurtrier qui, comme ont su le montrer Stefan Zweig et Sigmund Freud, est inhérent à notre humanité, en nous désolidarisant donc d’une part de nous-mêmes, tout en nous solidarisant avec cet autre, dont le visage porte les marques de la fragilité et de l’éphémère ?

Cette désolidarisation/solidarisation,  Albert Camus la trouve dans la révolte, Emmanuel Lévinas et  Vassili Grossmann dans la bonté, Karl Kraus et Judith Butler dans la critique, Gunther Anders et Kenzaburo Ôé dans la honte. Ils sont ceux qui nous devancent, nous indiquant les voies qu’ils ont trouvées. Ecoutons  résonner encore, pour finir, le cri de Paul Celan, en ce qui concerne la mort et le deuil : « Le monde s’en est allé il me faut te porter » (« Die welt ist fort ich muss dich tragen ») et laissons le dernier mot d’espoir à Vassili Grossman : « L’histoire de l’homme n’est pas le combat du bien cherchant à vaincre le mal ; l’histoire de l’homme c’est le combat du mal cherchant à écraser la minuscule graine d’humanité. Mais si même maintenant l’humain n’a pas été tué en l’homme, alors jamais le mal ne vaincra ( Vie et Destin ). N. C.

Ah, quel titre!

par Paule Pérez

Signer ou ne pas signer…ce formulaire qui donne droit à  » l’utilisation du titre  » de psychothérapeute, qui nous rappelle que « la carte n’est pas le territoire « , pas plus que le titre n’est l’exercice. Alors quoi ? Etrange nouveau concept d’acte de naissance aux allures d’oripeau avant même d’être porté, pour peu que l’anagramme  » signer/singer  » nous ait sauté aux yeux ? Titre, alias, avatar, ou plutôt cache-misère ?

Plus grave ou non, à chacun d’en juger :  » signer  » revient à créer une  » chimère logique « , entre un désir personnel d’exercer auprès de personnes en demande, et une  » psychothérapie d’Etat « .

Ceux qui signeront (même persuadés de faire oeuvre utile de l’intérieur), s’exposent à une navigation intérieure bien difficile du fait de l’incompatibilité entre ces deux logiques, dès lors que cette incompatibilité n’est pas symbolisable.

 

Dans ce contexte, qu’en est-il de la psychanalyse dans son voisinage et sa différance avec les psychothérapies ? Face à la pensée unique actuelle, nul doute qu’elle gagnera à mettre en avant sa pluralité et sa polyphonie intrinsèques, résultantes du « un par un », et qu’elle se garde bien d’acquiescer aux sirènes d’un rassemblement unitaire, qui s’avèrerait rapidement cacophonique. Ce que nous pouvons mobiliser est un langage  » partageable  » et non  » commun « . La nuance est de taille.

 

Si les choses sont aujourd’hui trivialement « pliées » dans le cadre de la Santé publique, tenter de réagir dans l’urgence est voué à l’échec. Il nous reste à nous atteler à susciter patiemment une autre phase, autrement. La psychanalyse a traversé bien d’autres crises. Mais, c’est vivante qu’elle les a traversées, dans l’irrédentisme d’une anti-servitude.

 

N’est-ce pas à très forte partie que s’attaque Freud lorsqu’il affirme qu’elle n’a pas à être  » la bonne à tout faire de la psychiatrie » révoquant en cela toute subordination ancillaire ?

 

Aujourd’hui pas davantage, la psychanalyse n’a à  » servir  » l’Assistance publique, ni les psychiatres ou les généralistes de ville.

 

 

La Médecine ?

 

Elle est un composant majeur du courant de  » culture  » ambiant, produit d’une idéologie ambiguë négociant entre pouvoir, coûts publics, productivité performance, et garantie, où s’entremêlent, dans une confusion  opportune, puissance, course au succès, et bienfaisance sanitaire affichée auprès des populations.

 

Dans l’exigence à triompher des maladies, munie de ses batteries exploratoires, chirurgicales, pharmaceutiques, aurait-elle fini par croire possible d’annexer tout le champ mental ?

 

Avec l’assentiment de la Gouvernance mondiale, via l’OMS, elle s’est forgé ses outils et lignes rectrices, DSM/CIME/EBM, ces espérantos de la psychiatrie, homogènes avec ses représentations ultra-naturalistes de l’humain.

 

 

Et les médecins ?

 

Ceux qui, psychiatres ou non, exercent comme analystes en privé, gardent-ils un rapport avec la médecine, restent-ils inscrits comme médecins, avec numéro d’affiliation à la sécurité sociale et si oui, pourquoi?

 

Déclarent-ils les séances comme des  » actes  » ? Que pensent-ils du remboursement ?

 

Que pensent ceux qui exercent comme analystes en institution, où les psychanalystes, médecins ou non, ne sont plus remplacés ?

 

Sont-ils vraiment d’accord pour que la profession de  » psychothérapeute  » devienne  » réglementée  » ?

 

On n’a pas entendu un seul médecin en tant que médecin s’élever contre le fait que le texte d’Accoyer donnait en son temps au généraliste légitimité à agir en tant que psychothérapeute sans formation approfondie, au motif qu’il aurait fait un passage en psychiatrie pendant ses études, et sans autre expérience.

 

Qui se pose cette question : les médecins, surtout ceux qui pour eux-mêmes ont consulté un psy, n’auraient-ils pas été frappés par l’insolite qu’il y a, à ce que le système en marche vise à faire des psychologues et des psychothérapeutes des  » auxiliaires de santé  » à l’instar des podologues ou des kinésithérapeutes?

 

Ce questionnement concernant le rapport des médecins tant avec la psychothérapie qu’avec la psychanalyse, n’est pas exhaustif et déjà leur silence est troublant.

Par ailleurs, nous serions dans l’erreur si nous négligions de compter avec l’appui discret mais continu de ceux qui, au sein des instances de décision, publiques et privées, ont été nos patients – ou le sont encore, et sont des  » amis invisibles  » de l’analyse. Ayant mesuré ce qu’implique  » l’autorisation  » personnelle de l’analyste à exercer, ils ne seront que plus rassérénés de constater que notre action au collectif est cohérente avec la singularité de la cure dans le transfert. Ils sont à même de discerner ce qui paraît déroutant à « l’interlocuteur impartial », par exemple : que si la psychanalyse n’est pas une thérapie, il se peut que ses effets soient perçus par les patients comme « thérapeutiques « , ou que, si nous ne récusons pas que nous  » prenons soin  » d’eux, c’est différent du sens où un médecin doit  » soigner  » et si possible guérir, l’écart de sens étant énorme entre « avoir un corps » et « être un corps ».

De plus, leur quotidien baignant dans la complexité, ils ont assimilé à quel point la psychanalyse, elle non plus, n’est pas linéaire. Ces distinctions majeures et fines au cœur de leurs cures, pourraient-ils les avoir oubliées ?

Pourquoi nous en remettrions-nous à la servitude volontaire, en avalisant la doxa du « poids du nombre »? Cela conduirait à entériner exactement ce que nous contestons : la quête d’une efficacité directe, ciblée, mesurable  » statistiquement  » et rapide. Je parle ici avec une  pesanteur qui s’impose, de la nécessité à harmoniser toute action avec l’esprit de la psychanalyse. Tenir une position peut pour nous résider en cela : faire entendre l’intérêt collectif qu’il y a à ce qu’elle soit, non pas tolérée, mais bel et bien perçue et acceptée comme un « lieu de sujets « , un espace extra-territorial à respecter, une pratique vivante. P.P.

Murs…mots d’Athènes

Photographies de Brenda Turnnidge

Après avoir exposé ses photos sur les murs d’Athènes à l’iReMMO, Brenda Turnnidge est invitée à transporter ses photographies dans le Hall du Théâtre de la Ville, à Paris pour l’évènement “Chantiers d’Europe” consacré cette année à la Grèce. (4-15 juin 2012. Prolongation jusqu’au 6 juillet).

"Mets le feu là où ça te brûle"
1 « Mets le feu là où ça te brûle » Couloirs de l’ Université d’économie, Athènes pendant l’occupation des étudiants. Septembre 2011
2 " On ne paie pas". La place Synatgma,lieu de toutes les manifestations, face au parlement, l’hôtel Grande Bretagne dans l’arrière plan. Traduction du grec: on ne doit rien, on ne vends rien, on ne paie pas! Affiche du mouvement de désobéissance sociale : "Den Plirono" (Je ne paie pas)
2  » On ne paie pas ».
La place Synatgma,lieu de toutes les manifestations, face au parlement, l’hôtel Grande Bretagne dans l’arrière plan.
Traduction du grec: on ne doit rien, on ne vends rien, on ne paie pas!
Affiche du mouvement de désobéissance sociale : « Den Plirono » (Je ne paie pas)
3. "Supergrec". La rue Stoumari dans le quartier de l’école polytechnique, Exarcheia. Les murs sont couverts de couches d’affiches déchirées, de graffitis, de slogans. Septembre 2011
3. « Supergrec ».
La rue Stoumari dans le quartier de l’école polytechnique, Exarcheia.
Les murs sont couverts de couches d’affiches déchirées, de graffitis, de slogans.
Septembre 2011
4. "Il n’y a pas de honte à travailler" Le grand vide, où se cache le peuple? On est à la place Syntagma, ( Place de la Constitution ) où, d’ordinaire, les foules se rassemblent. C’était Socrate qui a dit qu’il n’y a point de travail honteux. Athènes septembre 2011
4. « Il n’y a pas de honte à travailler »
Le grand vide, où se cache le peuple? On est à la place Syntagma, ( Place de la Constitution ) où, d’ordinaire, les foules se rassemblent. C’était Socrate qui a dit qu’il n’y a point de travail honteux.
Athènes septembre 2011

 

5. ΕΝΟΙΚΙΑΖΕΤΑΙ " À louer". Ces petites annonces jaunes, on les voit partout. Tout est à louer, commerces, usines, bureaux .. Mur devant l’ université d’économie, Athènes septembre 2011
5. ΕΝΟΙΚΙΑΖΕΤΑΙ  » À louer ». Ces petites annonces jaunes, on les voit partout.
Tout est à louer, commerces, usines, bureaux ..
Mur devant l’ université d’économie, Athènes septembre 2011
6. "Les 3 singes" "ΕΙΝΑΙ Ο ΚΡΑΤΟΣ ΚΑΙ ΟΙ ΜΗΧΑΝΙΣΜΟΙ ΤΟΥ" traduction - L'Etat et son méchanisme Ne rien voir de mal, ne rien entendre de mal, ne rien dire de mal ».Il n'arrivera que du bien. Exarcheia, Athènes 2011
6. « Les 3 singes » « ΕΙΝΑΙ Ο ΚΡΑΤΟΣ ΚΑΙ ΟΙ ΜΗΧΑΝΙΣΜΟΙ ΤΟΥ » traduction – L’Etat et son méchanisme
Ne rien voir de mal, ne rien entendre de mal, ne rien dire de mal ».Il n’arrivera que du bien.
Exarcheia, Athènes 2011
7." Enfermement" εγκλεισμός (n.) détention, emprisonnement, réclusion “Eγκλεισμος”, Où est cette liberté... “ελευθερία” si cher aux grecs... on se sent prisonnier, on s’étouffe ...
7. » Enfermement »
εγκλεισμός (n.)
détention, emprisonnement, réclusion
“Eγκλεισμος”, Où est cette liberté… “ελευθερία” si cher aux grecs… on se sent prisonnier, on s’étouffe …
8. Pouvoir ! Bon appétit ! Τα φάγαμε ολοι μαζί Citation de Theodoros Pagkalos, vice Président du gouvernement de coalition. Selon lui, les politiciens et le peuple "en ont tous croqué... " Pochoir photographié dans un passage souterrain sous l' ave Kifissias
8. Pouvoir ! Bon appétit !
Τα φάγαμε ολοι μαζί Citation de Theodoros Pagkalos, vice Président du gouvernement de coalition.
Selon lui, les politiciens et le peuple « en ont tous croqué…  » Pochoir photographié dans un passage souterrain sous l’ ave Kifissias

Le charme

par Alain Laraby

Le charme opère à la dérobée. On en sent les effets, mais on en devine guère la cause. En un tour de main, en une seconde, me voilà pris pour le meilleur et pour le pire. Je suis ensorcelé, envoûté par je en sais quel breuvage. Ah ! comment se soustraire à ce délicieux naufrage ?


Un effet en plus

On a beaucoup écrit autour du charme, peu sur lui. Davantage sur la flatterie, sa voisine. L’amour-propre est le plus grand des flatteurs. On connaît ce mot de La Rochefoucauld. La flatterie, comme le charme, fait dire oui à qui hésite. On flatte, on charme, pour obtenir.

Hé ! bonjour, Monsieur du Corbeau,
Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau !

Pour montrer sa belle voix, le Corbeau ouvre son bec et laisse tomber sa proie. Il y a dans le Corbeau un côté Cigale qui se laisse porter par les ovations. La fourmi est peu prêteuse, mais, qui sait ? avec du carmen, la cigale peut retourner la situation (carmen signifie chant en latin).

La Carmen de Bizet est le symbole de la femme qui envoûte. Sa beauté, sa liberté, font des ravages. Son enchantement tient de la formule incantatoire, mêlant rythme, couleur et mélodie. On n’imagine pas Carmen sans ajout de rouge (du carmin sur la joue ou les lèvres).

Négocier sans charme ? Vous n’y pensez pas. Ou plutôt si, il faut y songer. Sans être doucereux, il faut envelopper les choses. Lisez le Dire de Mazarin, expert auprès du Pape et des Rois. N’espérez rien, suggère le cardinal, si vous vous entendez jouer à Socrate :

En aucun cas, tu ne relèveras ses vices. Ne lui dis rien non plus de ceux qu’on lui attribue, quel que soit le ton sur lequel il te le demande. S’il se montre insistant, feins de ne pouvoir concevoir qu’il puisse en avoir, hormis de très anodins. Cite seulement ceux que lui-même s’est reconnus devant toi lors d’une entrevue précédente. La vérité laisse toujours un goût amer.[1]

Un discours peu arrondi choque la fierté des gouvernements. Ne vous emportez pas, conseillait Graçiàn,  jésuite en l’âme. Si vous êtes rude, votre vis-à-vis vous tournera le dos !

Il faut savoir se taire et écouter. La prudence empêche que son interlocuteur n’ait le poil hérissé, mais le charme ne saurait s’en tenir à cet art élémentaire. Allez, penchez-vous, inclinez-vous, souriez ! La courtoisie attire les cœurs.[2] Enchanté de faire votre connaissance ! Ravi de vous rencontrer ! Je suis charmé de vous voir. Que puis-je pour vous ? Vous dites que vous êtes charmé pour charmer. Les jeux de jambe aident à gagner la faveur.


L’art du courtisan

Les manières s’attachent à plaire, mais la route est glissante. La politesse se convertit vite en obséquiosité. Il faut enlever son chapeau, mais le traîner jusqu’à terre a son revers. Votre couvre-chef risque de perdre des plumes, rapporte le baron d’Holbach dans son art de ramper:

L’homme de cour est la production la plus curieuse que montre l’espèce humaine. Les hommes ordinaires n’ont qu’une âme au lieu que l’homme de cour paraît insensiblement en avoir plusieurs. Un courtisan est tantôt insolent tantôt bas ; tantôt de l’avarice la plus sordide tantôt de la plus extrême prodigalité, tantôt de l’audace la plus décidée, tantôt de la plus honteuse lâcheté.[3]

Ne soyons pas injustes. Les courtisans savent augmenter leur crédit. Personne ne fait mieux dans la captation des places, des richesses et de la gloire. Une capitulation sans coup férir :

Ce n’est que pour leur intérêt qu’un monarque doit lever des impôts, faire la paix ou la guerre, imaginer mille inventions ingénieuses pour tourmenter et soupirer ses peuples. En échange de ses soins, les courtisans reconnaissants paient le monarque en complaisances et en assiduités. [4]

De l’intrigue + de la prestidigitation ! Ces charmeurs de serpent savent jouer de la flûte de Pan. Ils n’ont pas la faiblesse des mortels qui ont de la raideur dans l’esprit, un défaut de souplesse dans l’échine, un manque de flexibilité dans la nuque. Le corps tourne dans toutes les directions. Le courtisan est affable envers tous ceux qui peuvent l’aider et lui nuire.

Il y a des courtisans de tout genre. – Des désintéressés ou  presque, comme ces envoûteurs qui font la cour pour le plaisir de conquérir. Ce sont des libertins qui assument leur destin fatal (Don Juan, séducteur en diable, et Carmen qui ne cèdera en rien.) – Des savants qui étudient l’âme en moraliste pour l’abuser. Ils sont aux aguets comme des domestiques au fait des passions et des vices de leur maître. Ils ont la clef de leur cœur, en dirigent les faiblesses[5]

Le charme frise l’enjôlement car le courtisan occupe un rang inférieur. Voilà sa stratégie. Le recours au philtre répond à une nécessité. Le mérite ? Quelle horreur ! L’honneur ? Demandez à Falstaff, qui préfère le vin et les femmes : L’honneur répare-t-il une jambe? non. Un bras ? non. Soulage-t-il la douleur d’une blessure ? non. L’honneur n’entend rien à la chirurgie! Qu’est-ce que l’honneur ? Bah, un mot, du vent. Un écusson sur un pourpoint.[6]

Sous la République, la société de cour perdure. La position subalterne exige de se mettre sous la protection du Chef de l’Etat, d’un ministre, d’un secrétaire d’Etat, d’un parti, d’un chef de service, d’un représentant syndical, d’un chef de laboratoire, d’un patron ou d’un sous-patron.

Dans la société fondée sur le commerce, la négociation s’accommode mal de l’inégalité statutaire. On peut rétablir l’équilibre sans trop se prêter à l’adulation, mais la relation compte autant que le fond. Il n’y a guère de win-win sans que le charme fasse le trait d’union. Le don de plaire passe par l’attention à l’intérêt de l’autre. Une fois accrédité, un ambassadeur

se dépouille de ses propres sentiments pour [s’identifier au] prince avec qui il traite. Il se transforme en lui. Il entre dans ses opinions et dans ses inclinations. Il doit se dire : si j’étais en la place de ce prince avec le même pouvoir, les mêmes passions et les mêmes préjugés, quels effets produiraient en moi les choses que j’ai à lui représenter ? [7]

Les affaires publiques ne diffèrent guère des commerciales. On paye, dans les livres de compte, l’absence de charme, mais il y a un art d’en user sans tomber dans l’infâme.


Le charme de la vérité

Dans Le livre du courtisan, Castiglione évoque le médecin qui emmielle une potion amère. En se servant du voile du plaisir, le courtisan guide le Prince sur le chemin de la vertu en lui faisant prendre celui du vice.[8] Il n’y a plus lieu d’être vil, mais d’être soi-même parfait.

Comment rendre au Prince l’exercice de la vertu agréable ? Machiavel voulait libérer l’Italie de l’oppression étrangère. Il souffla à Laurent de Médicis d’agir en lion ou en renard. La fin était légitime, mais les procédés en souillèrent la pureté. Rien de très nouveau, mais auparavant on se flattait d’un discours contraire. Louis XI, en France, devança l’appel.

Avec Machiavel, nous sommes à Florence. Avec Castiglione, à Urbino, auprès du duc de Montefeltro. La visite du château restitue l’ambiance. Le charme des lieux tient au site, âpre et difficile, mais l’accueil sourit à ceux qui y accèdent. L’architecture est élégante, l’ornementation légère et raffinée. Pour beaucoup, c’est le palais le plus beau d’Italie. C’est peu dire. C’est plutôt une ville en forme de palais.[9] Au centre figure une grande bibliothèque. Des bancs extérieurs invitent à la lecture. Le courtisan évolue dans ce milieu sans faire injure. Il gagne la bienveillance du Prince afin de lui dire la vérité sans crainte de lui déplaire. Il dévie le choc en retour. La fleur de la courtisanerie ne verse pas dans la contre-vérité. Elle encourage l’autorité à agir bien et se garder du mal. Son encens embaume sans enivrer.

Musique ! messieurs, que l’on festoie, non pour célébrer le pouvoir absolu, mais pour donner au prince le goût de se conduire en monarque éclairé. Au cœur des réjouissances, glissons-lui des bons conseils pour gouverner. (Entrée et figure de ballet.) On entend déjà la musique nouvelle, la seconda prattica, qui s’exprimera à merveille à Venise au XVIIe siècle :

C’est une grande faute que de faire deux consonances l’une après l’autre. Le sentiment de notre ouïe l’abhorre et préfère souvent une seconde ou une septième qui est une dissonance rude et intolérable. Les consonances parfaites engendrent la satiété et démontrent une harmonie affectée. Cette impression est évitée en mêlant les imparfaites. Nos oreilles restent mieux suspendues, attendent plus avidement et goûtent les parfaites tout en se délectant de la dissonance extrême.[10]

Monteverdi affranchira la musique des contraintes du contrepoint qui refoulaient la dissonance. La prima prattica, celle de Palestrina, flattait l’oreille du Pape qui croyait au Paradis. Le parfait courtisan fait entendre le vrai et non l’incroyable. S’il n’agit pas comme un musicien, il doit comme un peintre lever le pinceau pour éviter trop d’application. L’ostentation recouvre au lieu de montrer. Velasquez est courtisan, mais il ne concède rien dans son portrait du roi et de sa famille. Nulle allégorie (anges, dieux, trompettes de la renommée). Point de symbolique (sceptre, glaive, costume d’apparat, dais de majesté). Aucun embellissement des corps et des visages (comme chez Rubens, qui idéalisait sa clientèle). La dignité des personnages est respectée, mais un miroir figure dans les tableaux (les Ménines, Vénus). Velasquez peint avec vérité sans choquer. Le commanditaire parut en être charmé.

Le portrait de Castiglione par Raphaël est de même facture. Originaire d’Urbino, Raphaël est un ami proche de l’auteur qui fut aussi ambassadeur. Ingres écrira au XIXe siècle : Raphaël ne voit le beau que dans le vrai.[11] Ni enjolivure ni versement dans le vulgaire. On dénaturerait le modèle. Rien de forcé. Le portrait en sera-t-il moins attrayant ? Les aperçus sans profondeur ? Non, le caractère en ressort mieux. Pose simple et digne. Nous le regardons, il nous regarde. Sur fond de couleur sable, l’élégance du personnage se détache. Le béret est sombre mais original. L’habit est de velours noir, la sobriété délicate. Une fourrure enveloppe les épaules.

(Question de la salle.) – Nous fera-t-on croire que la mauvaise foi est toujours de mauvais aloi ? Il n’est pas prouvé qu’un diplomate affable soit fiable. Le bon ton peut être insidieux. (Réponse.) Sans doute, mais l’ambassadeur parfait ne se reconnaîtrait pas dans ce portrait :

Un bon négociateur ne doit jamais fonder le succès de ses négociations sur de fausses promesses et des manquements de foi. C’est une erreur de croire qu’il faut qu’un habile ministre soit un grand maître en fourberie. Un tel art est un effet de la petitesse d’esprit. S’il réussit, il laisse la haine et le désir de vengeance dans le cœur de ceux qu’il a trompés.[12]

(Réaction.) – Quoi ! s’interdire de mentir quand l’intérêt de l’Etat est en jeu? N’est-il pas vital de tromper les mauvais gouvernements ? Comment prévenir leur désir de conquête ? (Suggestion.) Oui, l’atermoiement entraîne la perte de souveraineté, mais on peut être adroit sans être furbissimo. Il importe moins de travestir la vérité que de viser à l’endroit qu’il faut :

C’est l’art d’un habile courtisan que de savoir louer à propos. Le meilleur moyen d’y réussir est de ne jamais donner de fausses louanges, de ne pas attribuer à un prince des qualités qu’il n’a point, de relever celles qu’il a. Il est à souhaiter qu’on ne s’amusât point à louer, du moins que légèrement, les princes sur leurs richesses et la beauté de leurs maisons, de leurs meubles, de leurs bijoux, de leurs habits et autres choses vaines qui leur sont étrangères. [Il faut valoriser celles qui leur sont propres et qui méritent d’être appréciées] : les marques qu’ils donnent de grandeur, de courage, de justice, de modération, de clémence, de libéralité, de douceur (sic).

A l’instar du parfait courtisan, le parfait ambassadeur loue dans le pays hôte la bonté et les actions vertueuses du Prince. Trahit-il celui qu’il représente ? Nullement. Son attitude lui ouvre la confiance de qui l’accueille à la cour. [13] Ses propos touchent et instruisent à la fois. A.L.

(A suivre)

 

[1] Mazarin, Bréviaire des politiciens [éd. posth., 1684], Arléa, Paris, 1996, p.32.

 

[2] Baltasar Graciàn, L’Art de la prudence [1647], Payot, Paris, 1994, p.63 et 205.

[3] Holbach, Facétie philosophique, in Correspondance de Grimm (1790), p.1.

[4] Ibid., p.2.

[5] Ibid., pp.4-6.

[6] Shakespeare, Henri IV [1598], Première partie, V, 1.

[7] François de Caillières, L’art de négocier sous Louis XIV [1716], édit. Nouveau monde, Paris, 2006, p.97.

[8] Baldassar Castiglione, Le livre du courtisan [1528], Flammarion, Paris, 1991, Liv. 4, X, p.333.

[9] Ibid., Liv. 1, II, p.21.

[10] Ibid., Liv.4, V, p.328 ; Liv.1, XXVIII, p.57.

[11] Ingres, Ecrits sur l’art, La Bibliothèque des arts, Paris, 1994, p.9.

[12] F. de Caillières, L’art de négocier …, p.30.

[13] Ibid., pp.98-99 et 24.

 

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