Huile sur toile et matériaux divers – 210 x 280 cm – 2016
Ce tableau de grand format est traité comme une construction kabalistique. En fait il prend appui sur l’arbre séfirotique de la mystique juive. Selon cette dernière, Dieu se manifeste dans le monde et crée toutes choses à partir de rayonnements, d’émanations qui se condensent en dix sphères ou séfirot. Il existe des séfirot supérieures, des séfirot intermédiaires, des séfirot inférieures, ces séfirot sont rangées dans des colonnes droites, gauches ou centrales, mais toutes interagissent entre elles, selon une force qui n’est pas hiérarchique ou pyramidale, car aucune séfira n’est pensable en elle-même. L’énergie divine circule dans chacune d’entre elles mais aussi et surtout dans des colonnes que par commodité on appelle centrales. Ces colonnes ne sont pas issues de la résolution dialectique d’attributs antagonistes, rangés sur les colonnes de droite et de gauche, elles sont plutôt des forces de soutènement des contraires, des forces qui maintiennent la coexistence des contraires sans que tout l’échafaudage séfirotique s’effondre dans le chaos ou la folie.
Ainsi,
la hokmah, la sagesse est-elle contre
balancée par la binah, l’intelligence
analytique, le hessed, la
miséricorde, l’amour, par le din ou guevourah, la rigueur, la droiture, la
justice mais il ne faut pas imaginer les séfirot centrales, daat pour les premières, tiferet
pour les secondes comme une solution intermédiaire où les qualités de droite et
de gauche se mélangeraient en proportions équivalentes, produisant un breuvage
plus fade. Car les contrariétés, les dualités des séfirot de droite et de
gauche demeurent inchangées. L’amour est toujours aussi expansif et
inconditionnel, la rigueur toujours aussi impitoyable. Mais hessed et din s’auto-limitent par la dynamique de la rencontre. Les séfirot
ne trouvent pas leur apaisement dialectique dans une séfira hybride, mixte. Il
faut concevoir la colonne centrale de l’arbre séfirotique comme la colonne de l’emtsa et cette emtsa comme l’invisible, fugitive, mais essentielle zone de
collision des colonnes opposées, à la manière dont les faisceaux de particules
accélérées entrant en collision produisent des formes éphémères de matière, les
bosons, indispensables à la vie et aux échanges de la nature.
La
colonne centrale est une colonne de diagonales tendues entre toutes les
séfirot, ce n’est pas une colonne tiède ! De la séfira
« supérieure », Keter, la couronne, à la séfira
« inférieure », Malkhout, le royaume, l’énergie divine aura parcouru
un trajet qui apparaît relativement court quand on représente l’arbre des dix
séfirot selon un modèle géométrique, mais infiniment long et tortueux quand on
songe aux innombrables aimantations et changements de vitesse du faisceau
initial, quand il passe et zigzague dans le champs des tensions séfirotiques.
Etait-il
possible d’imaginer le communisme sous cette forme?
Comment
traversait-on l’Histoire, les diversités culturelles, les cristallisations
nationales, les tempéraments, mœurs, caractères, psychologies vertigineusement
innombrables des hommes, pour faire éclore, à partir de sa pure abstraction
initiale, le royaume final du communisme, cette société sans classes, sans
Etats, sans nations, qui avait toute l’allure d’un paradis terrestre. Un
royaume qu’il est si difficile de concevoir que quand je tente de me le
représenter, me vient en tête l’image de la paix de Picasso dans la chapelle de
Vallauris, une joyeuse sérénade champêtre avec ses fifres, ses enfants jouant
avec des cerfs-volants, ses déjeuners sur l’herbe, ses femmes dansant dans le
ciel d’un bleu immaculé.
Keter,
la couronne, la première émanation de l’idée communiste, d’où avait-elle
germé ? Sans doute pas de l’observation de la nature ! La nature n’a
créé aucune matrice communiste. Les loups dévorent les agneaux, les lions se
repaissent de la chair des antilopes, les chats ne font pas de cadeaux aux
oiseaux ou aux souris qu’ils ont capturés, la foudre calcine les arbres
vénérables, la sècheresse anéantit les récoltes…
Peut-être
la première ébauche communiste est-elle à rechercher dans la Genèse, au
septième jour de la Création, quand Dieu se repose en son shabbat et que
l’homme et la femme nouvellement créés n’ont pas encore franchi la porte du
jardin. Mais de suite après, survient l’épisode de Caïn et Abel : la
rivalité fraternelle, la terrible incapacité à partager équitablement les
troupeaux et les champs, la discorde et la haine qui précèdent le
meurtre !
Ou
est-elle le lointain écho de la promesse messianique du chambardement inouï de
la condition des créatures terrestres que décrit le prophète Isaïe ? Ou du
tikkun des mystiques juifs qui
voulaient assister Dieu dans la réparation du monde, après la brisure des vases
et la dispersion des étincelles de sainteté ? Trop marginal, trop ignoré,
trop hébraïque…
Ou
bien encore du renversement matérialiste du paradis chrétien, le royaume de
Dieu placé non plus dans le Ciel, mais sur terre. Saint Augustin, dans la Cité de Dieu (XIV, 28,1)
écrit : « Deux amours ont donc bâti deux cités : l’amour
de soi jusqu’au mépris de Dieu, la cité de la Terre, l’amour de Dieu jusqu’au
mépris de soi, la cité de Dieu. »
La
proto-pensée communiste aurait reformulé les mots de Saint Augustin
ainsi : Deux amours ont donc bâti deux cités : l’amour de l’humanité
jusqu’à l’oubli de Dieu, la cité de la Terre, l’amour de Dieu jusqu’au mépris
de l’humanité, la Cité de Dieu.
Ou
bien non, rien de l’antique fermentation des religions monothéistes, rien du
messianisme apocalyptique juif ou du grand amour chrétien n’aurait servi de
prélude à l’idée communiste ! Peut-être qu’au fond, comme Marx l’avance,
cette dernière n’est-elle qu’une idée très tardive de l’Histoire humaine, quand
dans le sillage des révolutions bourgeoises qui ont détrôné de concert les rois
et les dieux, des masses de prolétaires sont enrôlées dans l’industrie,
arrachées à leurs pays, à leurs familles et ne peuvent désormais survivre qu’en
vendant leur force de travail aux propriétaires du Capital.
Ou
peut-être encore, la matrice du communisme est-elle à chercher au fond du
cerveau primitif de l’homme, dans ces zones neuronales non sélectives qui
forgent nos instincts primordiaux et nos reconnaissances fondamentales :
l’instinct ultime d’appartenance à une espèce commune ?
Bref,
Keter, la couronne ! La matrice.
Mais
après, comment distinguer la hokmah
et la binah communiste, la sagesse et
l’intelligence ?
Passe
pour l’intelligence ! On a du matériau, beaucoup de matériaux. Et des
montagnes de textes : de l’Ethique de Spinoza au Capital de Marx, de la
Critique sociale de Blanqui à Que faire de Lénine, des thèses sur le concept
d’Histoire de Benjamin au Contrat social de Rousseau ou aux Chiens de garde de
Nizan, chacun de nous peut apporter sa liste personnelle d’œuvres théoriques qui
ont forgé de près ou de loin l’idée communiste, dès lors que l’on ne la confond
pas avec sa dimension exclusivement bolchevique.
Et
puis, dans la binah, on peut aussi
compter sur l’apport de toutes les sciences humaines, de la psychologie, de
l’anthropologie, de la sociologie… comme précieux auxiliaires analytiques.
Mais
la sagesse ? Qu’est-ce que peut être la sagesse communiste ? Où
faut-il la rechercher ?
Dans
la littérature et l’art ? Combien d’œuvres communistes échappèrent-elles à
la logique propagandiste ? Les fresques murales de Diego Rivera et les
poèmes de Maiakovski ? Sans doute. Mais tout le reste, le Guernica de
Picasso ou l’Affiche rouge d’Aragon, l’hymne à la liberté d’Eluard ou les
Piliers de la société de Georges Grosz, ne sont-ils pas davantage les fruits de
la résistance aux fascismes ou à la mesquinerie bourgeoise que l’illustration
originale et absolument singulière d’un esprit communiste ?
Dans
le respect des cultures mineures ou marginales, des minorités ? Ce n’est
pas chez Kautsky, dont on a oublié l’influence idéologique considérable sur le
communisme après la mort de Marx, qu’on peut trouver une telle disposition
d’esprit. Kautsky rejeta catégoriquement toute forme de statut des apatrides ou
des minorités sans Etat. Il bafouera la demande du Bund, le mouvement ouvrier
juif en Europe de l’Est, d’incarner un véritable peuple, avec sa langue et sa
culture, dans l’Internationale communiste. A quelques rares exceptions,
Benjamin par exemple ou Derrida, esquissant le portrait très tardif d’une
Nouvelle Internationale, la pensée « communiste » salua davantage la
révolution industrielle bourgeoise et les puissants Etats que les cultures
mineures ou traditionnelles, et fit plus confiance aux avant-gardes éclairées
nourries de philosophie politique européenne qu’aux sagesses locales et
forcément disparates des peuples.
De
sorte que la balance intelligence-sagesse communiste nous apparaît, du moins a
posteriori profondément déséquilibrée.
Si
l’on « descend » les branches de l’arbre séfirotique, le hessed communiste, l’amour de l’humanité enchaînée,
des pauvres, des exploités, des proscrits, des humbles, des « petites
gens » fut sans doute prodigieuse. Mais par une approche sectaire,
partiale, obtuse du din, l’esprit
bureaucratique, sacrifiant la subtilité et la nuance à son sommaire programme
bureaucratique, sidéra le hessed. La terreur, de Staline à Pol Pot, déferla sur
le monde communiste. Les camps de concentration poussèrent partout, la
liquidation des ennemis de classe, des artistes bourgeois, des
« impérialistes » créa un univers de suspects et de délateurs, à tel
point que la séfira médiane, Tiferet, l’harmonie, en fut pulvérisée. Une déesse
en charpie !
Et quand l’avant-dernière sefira, Yesod, le fondement, la séfira majeure de la transmission, celle qui conduit à Malkhout, au royaume communiste, se fut remplie d’autant de désastres, de crimes, d’absurdités et de mensonges, elle fut prise de folie et tourna sur elle même comme une toupie, ne sachant plus quoi transmettre, plus quoi léguer aux générations futures. La transmission saccagée s’interrompit. Et Malkhout redevint un rêve vide, inaccessible…
C.C.