Désarrois autour d’une messe

Le samedi 7 aout, une dizaine de jours après l’assassinat du Père Jacques Hamel (26 juillet 2016) à Saint-Etienne du Rouvray, je me suis rendue à la messe à Saint-Sulpice où j’étais tant allée au fil des années admirer la chapelle des saints-anges de Delacroix, notamment “la lutte de Jacob avec l’ange” …La chapelle est en travaux aujourd’hui et tous les Delacroix sont cachés derrière des madriers.

Plusieurs prêtres y officiaient, le chœur de cette grande église était plein de dizaines de personnes, venues pour une bonne part comme moi rendre hommage au prêtre de la campagne normande et une forte émotion se ressentait, comme matérielle.

Après la messe, au-delà des poignées de mains et des regards échangés à la fin de l’office, je cherchais un registre, pour y laisser, un petit mot, témoignage solidaire pour faire trace d’une mémoire, même quasi-anonyme. Cela me paraissait élémentaire.

Ne trouvant aucun registre nulle part, je m’avançai près d’un vieux confessionnal, où a été installé une sorte de bureau en verre. Là se tenait un des prêtres officiants, et je lui ai demandé où je pouvais laisser ce petit mot de fraternité, n’étant moi-même pas chrétienne. Paraissant surpris de ma demande, il me répondit qu’il “n’y avait pas de registre”. Et me voyant désarçonnée, il ajouta : “si vous voulez faire un geste, laissez de l’argent à la sacristie pour qu’on dise une messe pour lui”. Je suis poliment repartie…

En me rendant à l’église je pensais avoir manifesté quelque chose d’élémentaire, mon lien non pas au religieux, mais à la « commune humanité ».  Dans l’enceinte de ce bel édifice, mon modeste geste ne pouvait-il donc s’envisager juste comme celui d’une solidarité universelle ? Fallait-il qu’en 2016, entrant dans une église, en ces circonstances, seule la modalité ecclésiale de langage soit recevable ? Là, le cas n’avait donc pas encore été prévu.

En une bouffée m’est revenue une de mes récurrentes interrogations, de celles que je n’ai jamais pu résoudre : ce que je croyais évident ne l’était-il donc que pour moi ? Le dialogue en ces circonstances doit-il n’être qu’inter-religieux ? Mon mouvement était-il si subalterne, voire, carrément insignifiant ? J’avoue y avoir éprouvé de nouveau du malaise.

Ainsi en 2016, et après ce qui s’est passé d’horreur récente et ce qui s’est dit comme paroles d’union depuis, on en reste à cela : en l’église langage d’église ; et au-dehors langage profane.

Ce trouble, j’ai pris conscience qu’il a à voir avec ce qui depuis longtemps, nous plonge ou nous entraîne en terrain de confusion. Il s’agit des mots eux-mêmes, quand ils se mettent non seulement à prendre plusieurs sens, mais à prendre des sens opposés en un même vocable. Comment donc s’en sortir, si des mots désignant des éléments aussi fondamentaux que « personne », « rien », pour ne prendre que ces exemples, désignent des sens contraires : ce n’est rien et c’est un petit rien, Untel, c’est juste personne, mais c’est une personne….et il en va de même du mot « radical ».

Ainsi, dans la terminologie politique, la Gauche dite radical est censée être d’extrême-gauche, mais le Parti radical, lui, est au contraire bien modéré. De surcroît, si on songe à l‘étymologie de ce terme, qui vient du mot « racine », qu’observe-t-on ? Si on s’y réfère un mouvement radical indiquerait un retour à la pureté de ses racines, et l’on sait comment un peuple se développe et rayonne par les échanges et les hybridations tant biologiques que culturelles, et non par consanguinité, n’en déplaise aux tenants de la notion d’immaculé.  Chacun sait que le retour à l’origine n’est que fantasme.

Pourquoi tenons-nous à nommer radicalité (ce terme ambivalent) ce qui est sans ambiguïté intégrisme ou extrémisme, ou encore absolutisme ?

Louis XIV est-il un monarque radical, ou absolu ?

Isabelle la Catholique était-elle radicale, ou intégriste ?

Et le Nazisme, et le Stalinisme ?
Utiliser un terme qui en somme fait moins peur, comme ne pas permettre que des mots ou des gestes non spécifiquement catholiques soient, dans un élan bienveillant, exprimés dans une église, nous protègera-t-il ou au contraire nous exposera-t-il ?

…Avant de repartir, j’ai posé un cierge à Vincent de Paul, qui comme on le sait, soulagea toute misère en son temps, mais je me sentais très perplexe, un peu dérisoire…
P.P.

Un an dans la vie d’une forêt

David G. Haskell, dans un « prélude » évoque la genèse de son projet, vivre et écrire une année passée dans une parcelle de forêt ; il décrit l’origine  de cette expérience : deux moines tibétains sont concentrés sur un entonnoir de cuivre d’où s’échappe du sable coloré dont les coulées dessinent sur une table les lignes d’un mandala qui sera ensuite dispersé au vent. Des étudiants nord américains observent la scène avant de commencer leur atelier d’écologie : ils créeront le lendemain leur propre mandala dans la forêt en jetant un cerceau à l’intérieur duquel ils étudieront une parcelle de forêt : « quête de l’universel dans l’infiniment petit »,  qui, pour l’auteur, fait écho à un poème de William Blake : « Dans chaque grain de sable voir un monde/et dans chaque fleur des champs le paradis ».

L’auteur, biologiste, professeur à l’Université du Sud, fait alors un pari : observer dans les collines d’une forêt primaire une parcelle d’un peu plus d’un mètre de diamètre, équivalent à la taille du mandala balayé par les moines. Il a choisi sa parcelle, marchant au hasard jusqu’à trouver un rocher où s’asseoir. Il s’agit d’une pente boisée dans le sud-est du Tennessee. La règle qu’il se fixe est de venir là aussi souvent que possible, plusieurs fois par semaine pendant un an, observer dans le silence le déroulement d’un cycle annuel  sans jamais faire intrusion dans ce qui s’y déroule. Il ne s’autorisera jamais rien de plus qu’un rapide effleurement des doigts.

 

L’auteur est biologiste et son approche est souvent scientifique. Ainsi, quand il observe dans le chapitre « 16 février »  les mousses à l’aide d’une loupe, montre-t-il que le ménisque, sorte de lèvre aqueuse, fait remonter par capillarité l’eau qui prend la forme de lunules argentées dans les angles entre les feuilles et les tiges. Donc, dès qu’il pleut, les mousses stockent et retiennent l’eau dans une réticulation interne complexe. L’approche scientifique a parfois dérouté ma lecture profane mais m’a aussi apporté quelques renseignements sur la vie animale et végétale dans ce cercle d’une forêt primaire. Dans le chapitre « 25 mars », par exemple, j’ai fait la connaissance de plantes qui poussent là en cette saison, appelées « synusies vernales, ou, en anglais ‘’éphémères printanières ‘’ » et se développant sous forme «  soit de tiges souterraines à croissance horizontale qu’on nomme rhizomes, soit de bulbes ou de tubercules ». Après avoir mis des feuilles puis fleuri, elles retournent « à leur dormance clandestine ». L’éclosion des fleurs est alimentée par la nourriture emmagasinée l’année précédente. Dans le chapitre « 2 février », j’ai appris « sur les traces du cerf », que les jeunes pousses mâchées puis avalées par l’animal, pénètrent, à leur arrivée dans le rumen, dans une sorte de « grande baratte à microbes » avant de passer dans les autres estomacs puis dans les intestins. L’association avec les microbes « permet aux gros animaux  de puiser dans les vastes réserves d’énergie que renferment les tissus végétaux ». Il s’agit, comme l’indique l’auteur, d’un « partenariat » avec des microbes « collaborateurs ». Les précisions scientifiques, dans cet ouvrage ne constituent pas des considérations à part. Elles s’intègrent, comme ce devrait toujours être le cas, dans un climat vivant global  où sont vécues des expériences personnelles parfois intenses. Le regard sur le monde extérieur ainsi que ce qui s’en ressent de façon intime, fait naître des considérations philosophiques et écologiques inscrites dans une écriture poétique nourrie de spiritualité.

 

Deux des expériences  singulières que vit ou auxquelles se trouve confronté l’auteur, se détachent avec un relief particulier. Le « 21janvier », par – 20°C,  David G. Haskell, éprouve l’envie  de « sentir le froid comme le font les habitants de la forêt ». Il se dévêt et après deux secondes d’illusion d’une fraîcheur agréable, « la douleur se répand comme un brouillard » dans sa tête. Alors que le voilà nu dans la forêt, au bout d’une minute, son corps flanche : battements dans la tête, oppression asphyxiante, paralysie des membres. Il risque l’hypothermie. « Nu face à des vents pareils […] privé  de mes ingénieuses adaptations artificielles au froid, je révèle ma nature de grand singe tropical, totalement inadapté à la forêt hivernale. L’insouciance avec laquelle les mésanges maîtrisent les conditions climatiques du lieu a quelque chose d’humiliant ». Il s’enveloppe  à nouveau dans ses vêtements, encore tremblant mais rassuré, tape des pieds, agite les bras. L’expérience n’a duré qu’une minute mais c’est suffisant pour avoir diminué ses réserves énergétiques, leur baisse étant liée aux frissonnements qui les consomment.  Lui, contrairement aux mésanges affrontées à la pénurie de vivres en hiver, pourra refaire ses réserves dès son retour au chaud dans sa cuisine. En ce qui concerne une autre expérience relatée le « 21septembre »,  celle d’un événement navrant,  je me suis sentie particulièrement en sympathie avec l’auteur. Se dirigeant deux jours auparavant vers son mandala, il a trouvé le ruisseau qu’il croisait chaque fois en chemin « saccagé, toutes pierres retournées », pillé par des braconniers en quête de salamandres à utiliser comme appâts au bout de leurs hameçons. Dans un état de colère intense, au terme de son ascension, il a été pris de fibrillation battant en rafales. Il a dû revenir péniblement en bicyclette, séjourner plusieurs heures à l’hôpital. De retour dans son espace après un jour de repos, il admire les ébats des passereaux dans le ruisseau et fait l’éloge des plantes qui ont contribué à le soigner : aspirine à base d’écorce de saule et de feuilles de reines des prés pour fluidifier le sang, digitaline extraite de la digitale pour se diriger vers ses cellules cardiaques et calmer les battements du cœur. Il évoque la richesse de cette pharmacopée que représentent les plantes, et l’affinité de leurs molécules avec les nôtres : « Mon expérience de la phytothérapie m’a appris que ma parenté avec les habitants du mandala s’étendait jusqu’à l’échelle moléculaire. Auparavant, cette parenté se limitait pour moi à une origine commune dans l’arbre de l’évolution et à un réseau de relations écologiques. Je comprends maintenant à quel point mon être physique est lié à la communauté du vivant. Par le biais de l’antique lutte entre les plantes et les animaux, je suis rattaché à la forêt par mon architecture moléculaire. »

 

Il y a, dans l’ouvrage bien d’autres considérations scientifiques ouvrant sur des perspectives philosophiques. Elles forment des motifs variés pris dans la trame d’un tissage intime poétique et spiritualiste. Ainsi dans le chapitre « 13 juillet » consacré aux lucioles : « Au-dessus de moi, l’obscurité de la nuit est complète. Mais lorsque je me lève pour m’en aller, je m’aperçois que la forêt est pleine de lumières. Les lucioles restent à cinquante centimètres ou un mètre du sol et, debout comme je le suis maintenant, j’ai sous les yeux une surface animée d’oscillations, une mer de bouées lumineuses. J’éclaire mon chemin au milieu de vipères cuivrées imaginaires avec ma propre lanterne en méditant sur le contraste entre la conception industrielle de ma torche électrique et les merveilles biologiques qui dansent autour de moi. » Il nuance ce point de vue en faisant remarquer que nos lampes électriques ont à peine deux cents ans alors que « la conception des lucioles est le fruit de millions d’années de tâtonnements ».

Le thème des lucioles m’est d’une grande importance, d’abord parce que j’en ai vu beaucoup dans mon enfance et plus jamais au bout de quelques années. Et je ne peux m’empêcher de penser, au sujet de leur disparition à ce qu’en a fait symboliquement Pasolini, en 1975 dans un article du « Corriere de la Sierra ». Selon lui Dans les années 60, les ouvriers, paysans, intellectuels qui appelaient en Italie un avenir différent, ne se sont pas aperçu que les lucioles étaient en train de disparaître.

Après leur disparition, s’est installé un nouveau totalitarisme – celui de la consommation, et d’une trop pleine lumière – renforcé par un vide politique tandis que les dignitaires démocrates chrétiens continuaient à faire les mêmes grimaces, occultant ce vide symbolisé par la disparition des lucioles.

Georges Didi Hüberman lui a répondu en 2009 dans son ouvrage « Survivance des lucioles »

Pour lui les lucioles existent encore symboliquement et témoignent d’une persistance de l’espoir en notre période surexposée dans d’infinis excès de lumières, d’images, de sons.  Elles allument des contrepoints,  des contrefeux discrets quand nous savons saisir leurs intermittences.  Il écrit : « Et d’abord, les lucioles ont-elles vraiment disparu ? Ont-elles toutes disparu ? Emettent-elles encore- mais d’où ?- leurs merveilleux signaux intermittents ? Se cherchent-elles encore quelque part, se parlent-elles malgré tout, malgré le tout de la machine, malgré la nuit obscure, malgré les projecteurs féroces ? » Et, pour l’auteur, ces projecteurs sont à la fois le totalitarisme du contrôle et la surbrillance médiatique. A l’opposé de la lumière vive et continue des temps modernes, et je fais mienne cette pensée, l’éclat fugace des lucioles, éphémère, est à saisir au vol, aussi bien dans la beauté fugitive d’instants vécus que dans celle de l’art, ou dans les élans de notre imaginaire comme dans nos éclats poétiques. Pressentir les lucioles élucide notre pensée politique en laquelle l’espoir se conserve.

C’est pourquoi j’ai tant aimé rencontrer, au- delà de leur luisance symbolique, l’évocation de leur existence réelle dans cette forêt du Tenessee avec laquelle, une année durant, David G. Haskell a partagé une intimité et où, cette soirée du 13 juillet, une luciole l’a accueilli au moment où il s’asseyait avant qu’une multitude, dans son envol, ne s’élève au-dessus de lui alors qu’il partait.

 

La scientificité de l’ouvrage, ses considérations philosophiques, sa sensibilité, sa poésie, sont baignées d’une atmosphère de spiritualité essentiellement en lien avec le taoïsme que suggère, dès l’introduction, l’évocation des moines créant un mandala, et auquel l’auteur se réfère à plusieurs reprises et particulièrement dans le chapitre « 1er janvier ». C’est à ce moment là qu’il utilise l’image du « nœud gordien » après avoir décrit le pillage d’un escargot puis d’un grillon, par des larves de ménatomorphes, espèces de vers parasites, caractéristiques du mandala. Il écrit : « Union taoïste […] La ligne de   démarcation entre le bandit et l’honnête citoyen n’est pas aussi facile à tracer qu’il y paraît. Toute vie combine pillage et solidarité. Les brigands parasites sont nourris par les mitochondries coopératives qu’ils hébergent. Les algues diffusent un vert émeraude hérité d’anciennes bactéries et abdiquent leur liberté à l’intérieur de parois fongiques grises. Même le fondement chimique de la vie, l’ADN, est un mât enrubanné de couleurs variées, un nœud gordien de relations ».

Dans le même chapitre, il évoque un récit de Tchouang Tseu : un vieil homme, emporté par une chute d’eau, s’en relève, frais dispos et serein. Il répond à ceux qui s’en étonnent : « je n’ai pas résisté. Je me suis adapté à l’eau sans attendre qu’elle s’adapte à moi ». David G. Haskell compare à cette souplesse celle des lichens qui « supportent les frimas en capitulant  ». Se gorgeant d’eau par temps humide, ils se recroquevillent quand l’air  devient sec. «  Les lichens, écrit-il, ont adopté cette stratégie quatre cent millions d’années avant les taoïstes. Dans l’allégorie de Tchouang Tseu, les vrais maîtres de la victoire sont les lichens accrochés aux parois de la chute d’eau ».

 

Même si je me suis sentie souvent dépassée par  des passages scientifiques que je ne parvenais pas à retenir, et encore plus lorsque l’auteur, que je ressentais comme si savant, évoquait sa connaissance limitée des phénomènes qu’il observait, cet ouvrage a exercé sur moi une sorte d’enchantement. Que l’approche scientifique puisse ainsi coexister, en une unité réalisée, avec le récit d’une expérience personnelle nourrie de considérations philosophiques, de poésie et de spiritualité, m’a paru magique de sorte que que je n’ai pas lâché l’ouvrage avant la dernière page, convaincue de tenir là, entre mes mains, un concentré d’humanité. L’adieu au mandala m’a particulièrement émue, comme s’il se prononçait en moi tout en me donnant à penser : « Le sentiment de séparation que j’éprouve n’est pas seulement la conscience accrue de mon ignorance. J’ai compris dans les profondeurs de mon être que ma présence ici, comme celle de toute l’humanité n’était pas nécessaire. Cette prise de conscience engendre un sentiment de solitude : ne plus avoir de raison d’être a quelque chose de poignant. Cependant l’indépendance de la vie du mandala me procure une joie ineffable mais intense. […] Les humains n’ont participé en rien  à la formation du centre causal de la nature. La vie nous dépasse. Elle dirige notre regard vers l’extérieur.
N.C.

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Claude Corman : Le grand œil (extrait) – peinture – huile sur toile – 250x220cm

Principes des systèmes intelligents évolutifs ; néoténie des machines apprenantes ; de l’affect-mémoire à l’auto-génération du code par modélisation biologique

« L’inconscient est structuré comme un langage ».  Lacan

« Et d’une certaine manière, moi je n’ai pas vraiment regretté de quitter l’intelligence artificielle à ce moment-là, au moment où je l’ai quittée, parce que je m’étais engagé dans une voie absolument différente de tout le monde. On verra si un jour on appelle ça « novateur », mais à ce moment-là, bon, j’ai fait la chose qui surprenait tout le monde. Les gens qui travaillaient autour de moi, ils avalaient des gros traités de logique formelle, et moi j’ai dit : « Eh bien, on va prendre Freud et Lacan et on va faire marcher une machine à partir de ça. » Voilà ! Alors, c’était l’époque où dans le domaine des scientifiques – je ne parle pas de la société dans son ensemble – la psychanalyse, ça passait pour un truc de charlatans. Ça va changer, bien entendu, on va se rendre compte que la psychologie dont on a besoin dans ce domaine de l’intelligence artificielle, et ça, je l’ai déjà dit dans mon bouquin que j’ai écrit en 89, « Principes des systèmes intelligents », le type de psychologie dont on a besoin pour rendre des machines intelligentes, c’est le type de compréhension qui vient de Freud, de Lacan, de Mélanie Klein, enfin un certain nombre de personnes qui ont réfléchi à ces trucs-là. »   Paul Jorion, tiré de son blog, date : 5 déc 2014 (le temps qu’il fait).


Au moyen de cet article nous aimerions présenter le travail de Paul Jorion sur les systèmes intelligents, puis ouvrir cette présentation sur les réseaux de neurones, puisque ces deux parties s’inscrivent dans une histoire commune continuée, celle de l’intelligence artificielle, qui en est à ses débuts, mais déjà traversée de ruptures.

 

1)    Langage, langage-machine, pensée, apprentissage et  personnalité.

 

« Machine learning », machines auto-apprenantes.

La séance inaugurale de la chair annuelle du collège de France : informatique et sciences numériques a eu lieu au début du mois de février (2016). Menée par Yann Lecun elle portait sur l’intelligence artificielle, et plus précisément sur l’apprentissage profond, encore appelé: « deep learning »[1]. Il se passe donc quelque chose du côté des machines qui trouve à se faire entendre d’une institution étatique comme pour en valider, légitimer l’importance enfin prise en considération,  une chose qui par ailleurs tend à venir effacer une limite jusque-là tenue pour inattaquable et qui séparait le sujet humain de la machine par rapport à la possibilité de l’auto-organisation, et, pour en simuler de plus en plus parfaitement et finement les effets[2] à travers l’activité noétique de l’apprentissage. Ainsi, une dernière étape serait en passe d’être  atteinte[3], et une autre vieille séparation tomberait plus ou moins totalement (qui  jouait l’auto-organisation évolutive du vivant contre la fixité des programmes des machines car jusqu’à présent celles-ci n’étaient pas capables d’évoluer et d’apprendre par elles-mêmes, il fallait les superviser) effet dont il est difficile de prévoir les conséquences sur les sociétés (en terme métaphysique, social, affectif, catégorial, économique, technique). Mais cela est déjà réfléchi, analysé, discuté dans les divers endroits du monde et il se pourrait que chaque société ne réagisse pas de la même façon au défi lancé par ces machines et à celui de leur intégration au corps social, cela en fonction de la singularité des régimes axiomatiques propres à chacune.

Informatique et effet d’intelligence.

Au moment où nous écrivons ce papier nous n’avons pas écouté les conférences dont nous faisons mention plus haut, mais nous voudrions partir de là, de cet événement institutionnel pour parler d’un livre qui fut écrit par Paul Jorion (par ailleurs anthropologue et économiste) en 1989 et qui porte le titre : principes des systèmes intelligents[4], parce que celui-ci a opéré sur nous comme une véritable secousse. Il nous semble avoir abordé- parmi les tous premiers, l’intelligence artificielle d’une autre façon, articulant plusieurs éléments (dont certains mêmes peuvent apparaître étrangers à la discipline informatique) mais qui concourent à construire ce qu’il appelle : l’effet d’intelligence.

« Effet d’intelligence »[5], car Jorion ne se demande pas ce qu’est l’intelligence, il ne cherche pas à en fournir une définition achevée ni à en dégager une essentialité, mais plutôt à repérer ce qui dans le réel est tenu par les humains pour de l’intelligence, ce qui fait impression d’intelligence. C’est donc du point de vue du vécu humain, du point de vue phénoménal et immanent pourrait-on dire qu’il aborde le problème. En procédant ainsi, il se demande quelles conditions doivent être remplies par les systèmes machines inorganiques dans leurs opérations internes pour que les humains puissent dire une fois placés devant: – cet ordinateur est intelligent, il pense, son intelligence est semblable à la mienne. Et nous verrons que dans les principes qu’il a dégagés pour parvenir à cet effet de similarité, certains sont devenus par la suite, les principes fondamentaux des branches filles des systèmes intelligents « princeps », et dont toutes ont la particularité de s’éloigner – à des degrés divers- des systèmes experts, pour être des systèmes auto-apprenants ou encore évolutionnaires. Nous reviendrons sur ces systèmes un peu plus tard, suivons pour le moment les traces de Paul Jorion qui vont nous mener –par la problématique du langage et de sa conceptualisation à travers la psychanalyse entre autre, c’est cela qui nous parut étrange et qui nous intéressa en première instance- vers les systèmes apprenants que l’on appelle aujourd’hui les réseaux de neurones ainsi que la méthode : programme génétique[6].

On pense parce que l’on parle ?

Dans son introduction Paul Jorion s’interroge sur le langage, sa place par rapport à la pensée et il se demande, en terme de chronologie- si l’on pense parce que l’on parle, ou si l’on parle parce que l’on pense ? Et face à cette alternative il choisira de poser et questionner l’antériorité des mots, de poser que la pensée émerge à partir des mots et il formule sa problématique ainsi : « Autrement dit, et si la pensée résultait de l’auto-organisation de mots ? » Ce qui sera l’hypothèse de son livre. Une hypothèse forte.

Hypothèse qui lui servira pour développer un autre type de modélisation du langage dans les systèmes intelligents et sur lesquels il va d’ailleurs lui-même travailler[7].  Un autre langage donc, et qui « serait comme la production d’un discours cohérent résultant de l’exercice dynamique de contraintes sur un espace de mots. ». Il faut alors trouver comment structurer les machines pour qu’elles puissent suivre une telle procédure et pour qu’elles puissent se mettre en mouvement dans un tel espace.

Lorsqu’un humain s’adresse à une machine et lui pose une question, c’est pour obtenir une réponse, une information qu’il ne possède pas, mais cette réponse dit Paul Jorion, peut être de deux types. Soit elle ne surprend pas et répond simplement à la question et à l’attente du questionneur. Soit elle surprend et donne l’impression que la machine a saisi plus que l’explicite de l’énoncé, et « qu’elle confronte l’humain au débordement habituel du désir par rapport à la demande ». Cela pour montrer que si nous voulons qu’une machine donne d’elle-même une impression autre que machinique, il faut qu’on la structure selon certaines caractéristiques dans lesquelles par ailleurs pointent étrangement des notions qu’on retrouve dans le champ de la psychanalyse. Mais nous précisons que ce n’est pas le cas avec toutes les caractéristiques. Nous allons les énumérer succinctement. Première caractéristique : obligation pour un système intelligent de disposer d’un savoir (une base de données), puis d’être à même de transmettre son savoir (interface en langue naturelle orientée sortie), puis d’être à même d’acquérir un savoir (extraire une connaissance de ce que l’utilisateur ou l’environnement lui transmettent, grâce à un parseur et un module d’apprentissage), puis savoir interroger l’utilisateur, puis ne pas imposer son savoir mais le négocier (arriver à déterminer le degré d’adhésion de l’interlocuteur), et enfin avoir une personnalité propre. Certaines caractéristiques, on l’observe, semblent malaisées à attribuer à une machine et participent de  l’effet que Paul Jorion appelle : intention, c’est-à-dire que le système a pris une initiative. Il n’a pas eu un comportement « machinique » habituel, et par ailleurs il a proposé l’information la plus pertinente ici, c’est-à-dire la plus fine par rapport au contexte, il s’éloigne du stéréotype. La dernière caractéristique est celle qui est de plus haut niveau, c’est elle qui donnerait cette impression qu’une « personne », qu’une pensée et une intelligence comme humaine s’y trouvent[8]. La machine aurait donc une personnalité et serait capable d’auto-organisation.

Mais comment construire une telle machine?

Des systèmes symboliques aux systèmes sémantiques : un pas vers l’associationnisme.

Tout d’abord, il faut préciser que les systèmes intelligents qui en seraient capables, ne sont pas ceux que l’on appelle les systèmes experts (dit encore symboliques, ce que sont nos ordinateurs actuels), mais d’après Jorion, des systèmes sémantiques devenus mnésiques. Un système mnésique repose sur plusieurs postulats en ce qui concerne à la fois le langage, la mémoire et les affects. Nous allons donner des précisions quant à chacun de ses aspects au cours de l’article.

Concentrons-nous d’abord sur le langage.

Prenons un discours. Soit nous pouvons l’envisager du côté de la signification[9], soit nous pouvons l’envisager du côté du signifiant et plus encore comme un parcours séquentiel à l’intérieur d’un espace de signifiants (indépendamment de leur signification), c’est-à-dire pour reprendre les mots de Paul Jorion que le langage serait « comme un chemin tracé sur un lexique compris comme la liste de tous les mots d’une langue ». Mais alors une question se pose, si ce n’est pas la signification des mots qui importe pour leur association, et si ce n’est pas ce à quoi ils renverraient du monde et des choses qui importe, selon quelles règles associatives pouvons-nous alors les articuler en tenant compte par ailleurs du plan de linéarité temporelle qu’est la parole, la phrase ou l’énoncé ?

Plusieurs options se présentent. La méthode dite du singe : « qui explore les tirages d’une vaste combinatoire ». La méthode dite des règles : « qui se donne a priori un ensemble tout fait de contraintes auxquelles le parcours sera soumis. Cette méthode nous la connaissons bien puisque c’est là que nous retrouvons les différentes contraintes : d’ordre syntaxique (l’ensemble des mots de la langue sont partagés en partie du discours), d’ordre  sémantique qui correspond à l’organisation interne de la langue, ex le verbe «  penser » exige comme sujet un substantif dénotant un être animé. D’ordre pragmatique, c’est la dimension proprement dialectique qui pose que d’une phrase ne peut pas suivre une autre phrase dont le sens est sans rapport ou qui la contredit. Cela correspond au sujet des topiques de l’organon  d’Aristote. Puis pour finir les contraintes d’ordre logique. Mais comme le dit Jorion : « cette méthode demande qu’avant même de pouvoir générer une phrase, il aura fallu construire un système immense en termes de règles et de métarègles stockées et qui exige pour un simple fonctionnement un temps de traitement inacceptable. » Le cerveau humain ne fonctionne pas comme cela. La production d’une phrase pour un être humain ne prend que quelques dixièmes de seconde. Il faut donc envisager la dernière méthode, celle du : coup par coup, et c’est là que nous retrouverons une intuition de la psychanalyse (celle de l’association libre) par rapport au langage, et aux signifiants. Ici, nul n’est besoin de définir des règles a priori, il faut seulement un principe qui permette de déterminer une fois que l’on a posé un mot, lequel pourra être le suivant. Et « on peut imaginer que soient en place de manière constante des chenaux et des chréodes, des passages privilégiés pour se rendre d’un mot à un autre ». Ici, il faut donc raisonner en terme de trace, comme si pour aller d’un endroit à un autre, d’un mot à un autre, nous empruntions toujours le même petit chemin et qu’à force la végétation se soit arasée, le passage d’un mot à un autre renforcé, et pour la suite, en découlerait une facilité d’association[10] ; Paul Jorion pense que le cheminement de la pensée s’effectue de la même façon, à savoir qu’une fois posé le point de départ, en l’occurrence, un mot, et bien le chemin qui se déploie à sa suite est en quelque sorte indiqué et c’est lui que nous emprunterions plutôt que de couper à travers la forêt, c’est-à-dire plutôt que de choisir un nouveau mot ( la poésie, elle essaie de sortir de ces chenaux). Mais ajoutons tout de suite, que ce chemin n’est pas de toute éternité déjà présent, qu’il est le résultat d’une vie singulière, d’une construction, d’un apprentissage et d’une mémoire qui se constitue tout au long d’une vie. Pour le dire autrement nous ne naissons pas avec déjà conçus tous ces chemins, mais seulement une structure qui en permet la progressive instauration, cette structure étant le réseau de nos neurones et de nos synapses (nous y reviendrons un peu plus tard). Et déjà nous pouvons saisir que le lien de concaténation des signifiants, n’est pas le résultat d’une application de règles a priori ( comme pourrait le laisser supposer la grammaire que l’on apprend à l’école) mais d’un frayage plus ou moins souvent réalisé entre deux signifiants au cours d’une vie (selon les paramètres de l’apprentissage qui  en font la singularité individuelle), et par là nous voyons le lien direct qui s’effectue, entre le fait de passer d’un signifiant à un autre, et la mémoire, car le frayage dont nous avons parlé relève de la mémoire.

Ressaisissons maintenant rapidement les choses pour pouvoir poursuivre.

La première hypothèse suivie fut :

– Des signifiants émerge la pensée et non l’inverse.[11]

La deuxième hypothèse fut :

– Ce qui détermine l’intensité des liens entre les différents signifiants (on abandonne le plan de la signification) lorsqu’ils font discours, c’est-à-dire le passage de l’un à l’autre dans un énoncé, c’est une association, non pas axiomatique et a priori, pas non plus une combinatoire aléatoire, mais le fait de créer une facilité de passage, un renforcement, une habitude de liens, et en cela la mémoire joue un rôle primordial.

Associationnisme.

A partir de là, nous pouvons envisager les choses sous l’angle de l’associationnisme pour qui, « il n’est que simple gradation de la remémoration à la génération d’un discours ordinaire, en passant par le raisonnement.» Nous pouvons penser ici à un terme posé par Freud au moment où il s’est départi de l’hypnose au profit justement de : « l’association libre », dont, et nous citons Paul Jorion, « l’originalité par rapport à la doctrine d’un langage de la pensée, c’est de s’être rendu compte que ce qui peut être étudié avec toute la rigueur scientifique, ce n’est pas l’association des idées, mais l’association des images et surtout dans leur supposition matérielle ». Nous insistons, c’est important, car ce dont on se préoccupe alors ce n’est plus de l’association des signifiés mais de celle des signifiants qui font bascule vers d’autres signifiants.  Et par ailleurs, il faut encore ajouter que, si nous sommes bien inscrits avec cette théorie à l’intérieur d’un espace de mots, il n’est pas possible comme le dit Paul Jorion : « de ne pas s’occuper d’un élément qui joue un rôle essentiel dans les enchaînements associatifs, à savoir la production d’images, car c’est ce qui se passe chez l’être humain. En effet, certains mots ont une capacité à évoquer une image, « ex : quand nous entendons « pommes », nous hallucinons l’image d’une ou plusieurs pommes ». Suivant cela il y a donc plusieurs modalités d’enchaînements possibles : De mot à mot, de mot à image, d’image à mot, d’image à image. Et cela encore sous deux régimes, sous le régime de l’inconscient (intuitif et automatique) et sous le régime de la conscience. Paul Jorion déclinera encore les différents types d’enchaînements associatifs qui peuvent être : Matériels (acoustiques, graphiques), sémantiques (synonymie, inclusion, connexion simple, traduction, etc.), mais ajoute-t-il : « il est peut-être mieux de se passer de ce mécanisme pour la modélisation d’un système intelligent». Est-ce à dire que nous irions trop loin dans le mimétisme, parce que ce serait trop compliqué à traduire pour l’instant dans une structure machine ou… nous ne savons pas mais Paul Jorion de conclure provisoirement que « pour les langues qui nous sont familières (il montre ailleurs dans le livre comment pour le langage chinois par exemple cela fonctionne autrement), l’enchaînement associatif -qui est requis ici en tant que modèle pour les systèmes intelligents, reflète des relations d’inclusions, d’attribution et de synonymie exprimées à l’aide de la copule « être », et de « connexion simple » exprimée à l’aide de la copule « avoir », cela même qu’il va falloir essayer d’implémenter dans la machine.

L’associationnisme dont il a été question ici, et qui peut servir de modèle pour construire un nouveau type de système intelligent, pour autant ne traite que d’un aspect du problème car il faut encore penser le milieu dans lequel il peut se déployer, et nous passons à la problématique de la structure, à celle de l’espace, à celle de la topologie qui devra être traduite en termes d’objets mathématiques.

Mais ce milieu, quel est-il ?

Structure évolutive (P-dual d’un graphe).

D’abord il doit être réseau mnésique[12], c’est-à-dire qu’il doit stocker des signifiants de la manière la plus économique, mais il faut ajouter qu’à son début, puisque nous essayons de construire des machines qui imitent l’intelligence humaine, il faut aussi et paradoxalement que ce réseau n’existe pas « trop », qu’il ne soit pas déjà formé/achevé et ce, comme pour un tout petit enfant où ce qui est mis en mémoire est encore assez réduit. Et la question se pose de l’inscription  d’une première trace mnésique qui agira comme germe, car le réseau va évoluer, apprendre et se modifier, sinon il serait comme un système expert, comme nos ordinateurs, ce dont nous essayons précisément de nous éloigner. Et c’est à partir du chenal, que l’on va poser des exigences pour parvenir à cet effet.

Le chenal (passage d’un signifiant à l’autre) ne  doit plus s’effectuer selon la séquence « sommet/arc/sommet », mais « arc/sommet/ arc ». Ce qui fait du réseau sémantique, un réseau mnésique[13]. Cette transformation est rendue possible grâce à un nouvel objet mathématique le « P-dual » d’un graphe. Nous ne maîtrisons pas cet objet et renvoyons donc le lecteur à d’autres travaux s’il souhaite approfondir cet aspect.

Mais en terme opératoire cela permet deux choses très importantes, tout d’abord la délocalisation des signifiants, on ne pense plus leur situation à tel endroit, mais plutôt leur situation entre tel et tel endroit. Ajoutons tout de même que le phénomène de délocalisation ne peut être complet, c’est-à-dire qu’aucune représentation ne peut être entièrement délocalisée. Et deuxièmement la distribution, qui permet au signifiant de s’inscrire dans une multiplicité d’enchaînements associatifs, inscription qui n’aura pas pour autant dans chaque cas le même poids. Paul Jorion prend cet exemple : « le signifiant ‘’pomme ’’ » est pondéré différemment s’il apparaît entre ‘’prune’’ et ‘’poire’’ et s’il apparaît entre ‘’Eve’’ et ‘’Adam’’. La charge affective peut être différente, et si on traduit cela en terme d’adhésion, cela veut dire que l’insertion d’un signifiant dans telle ou telle chaîne associative ne reçoit pas la même intensité, il y a des enchaînements associatifs qu’on accepte de remettre en question et d’autres pour lesquels c’est beaucoup plus difficile. Paul Jorion qualifie les premiers de « savoir », en ce qui les concerne on peut accepter sans trop se faire violence de les modifier, par exemple c’est ce que fait la science quotidiennement lorsqu’elle émet des énoncés de vérité, qu’elle modifie par la suite, lorsque la théorie précédente se trouve infirmée ou qu’elle est devenue moins efficace en terme de puissance de généralisation face à la nouvelle. En revanche, il y a des enchaînements associatifs, et on l’observe bien chez l’être humain, qui coûtent énormément lorsqu’on doit les remettre en cause, parfois c’est même impossible ; Paul Jorion appelle ces enchaînements des « croyances » et nous citons : « la croyance au contraire [du savoir] est d’inscription centrale et seulement modifiable de manière « catastrophique » ; par la conversion, qu’il faut considérer alors comme modification des connexions existant entre les éléments qui sont chronologiquement les premiers. La conversion s’observe bien entendu chez les êtres humains, généralement au prix d’une consommation énergétique tout à fait considérable, c’est ce que Freud appelle la « Nachträglichkeit », l’après-coup de telles restructurations. Ainsi, si nous voulons construire une intelligence artificielle qui imite en ses effets l’intelligence humaine, c’est tout cela qu’il faut prendre en considération et qu’il faut essayer de modéliser dans la structure machine. Un réseau mnésique, ainsi que l’appelle Paul Jorion, doit posséder en sus des systèmes informatiques dits « experts », deux traits : la capacité d’apprentissage et la capacité à négocier avec l’utilisateur en fonction – ce dont nous venons de parler- des degrés d’adhésion que celui-ci prête à ses énoncés. Il faut donc que la machine soit capable en quelque sorte de « percevoir » la charge affective, et le degré d’enracinement d’un énoncé dans le réseau mnésique de son interlocuteur, ce n’est que se faisant qu’elle pourra donner l’impression à l’humain qu’une semblable intelligence (même si machinique) se tient face à lui, ou encore qu’une personne se tient face à lui. Nous avions posé au tout début de l’article, qu’il fallait que le système intelligent ait « comme » une personnalité. Il faut donc aussi lui implémenter une modélisation de la psyché humaine. C’est pourquoi la psychologie et la psychanalyse doivent rencontrer l’informatique. Et c’est ce que tente Paul Jorion.

Maintenant retraçons le parcours ici effectué avant d’ouvrir vers ce que nous annoncions, à savoir les réseaux de neurones.

Effet de personnalité : structure ouverte et frayage.

La nouvelle intelligence artificielle doit faire effet d’intelligence, de personnalité. Pour cela elle doit imiter le fait humain qui reste toujours (disons dans des conditions plus ou moins normales et sereines) un système ouvert, auto-apprenant, qui se modifie par lui-même et au contact des autres et du monde, mais qui possède un caractère, et donc aussi une sorte de noyau structurel peu modifiable. Il faudra arriver à simuler ces deux aspects ; évolutif et figé.

Le réseau mnésique de la machine devra posséder une structure (le P-dual d’un graphe) dans laquelle les signifiants viendront s’ajouter au fur et à mesure de l’exercice de la machine, eux-mêmes pouvant modifier en retour les associations déjà tracées entre les signifiants présents, ainsi que se modifier eux-mêmes. Par ailleurs, cette structure mnésique très ouverte (incomparablement plus ouverte que celle des systèmes experts) devra, pour ne pas partir en « tout sens » comme le dit Paul Jorion, être : « domestiquée ». C’est-à-dire que le discours engendré ne pourra pas être, en chacune de ses bifurcations, le résultat d’un choix hasardeux. Il faudra que le parcours soit « informé », « motivé ». Qu’il soit, à l’intérieur de l’espace du lexique, un sous-espace de parcours privilégiés, et cette motivation du choix s’opérera selon deux paramètres[14]. Tout d’abord selon l’affect. Paul Jorion va prendre modèle sur la théorie des affects de Freud pour donner sa structure singulière au réseau mnésique, en tant que c’est cette charge affective qui orienterait les passages d’un signifiant à l’autre, en tant aussi que ce serait lui le responsable de la dynamique et de la plus ou moins profonde inscription du signifiant dans le réseau mnésique et donc par-là, de sa propre structure. Pour Freud tout enregistrement d’un percept (visuel, auditif) passe par le système limbique qui lui donne cette petite charge affective, et qui fait qu’il s’inscrit plus ou moins fortement en nous (pensons à la madeleine de Proust et à l’enchaînement associatif qui s’en est suivi en terme d’énoncé romanesque des dizaines d’années plus tard). Car pour Freud : « la mémoire est représentée par les frayages entre les neurones […] le frayage dépend de la qualité d’excitation qui traverse le neurone au cours du processus, et le nombre de fois où le processus se répète ». Ainsi, on peut penser que ce sont les impressions qui ont agi le plus fortement sur nous qui nous déterminent le plus, qui nous font dire telle chose plutôt que telle autre, qui nous font associer un signifiant avec un autre. Il faudra donc pour orienter le choix lors d’une bifurcation au sein de la machine, donner comme une pondération affective, et transposer ce que Freud nomme la « Bahnung » (le frayage) de la psyché humaine, en renforcement hebbien[15] dans la machine. Ainsi, on stockerait dans la machine au niveau de l’arc deux valeurs, l’impédance qui correspondrait à la valeur d’affect et la résistance qui serait l’inverse du frayage et ce faisant, on associe à l’arc, non pas une valeur mais un vecteur. Mais par ailleurs, avec l’affect, ce qui entre en jeu, c’est la perception et donc la représentation du monde à travers les organes et les tissus d’un corps[16]. Il va donc falloir que la machine s’équipe d’une interface qui soit en prise avec les phénomènes du monde et qu’elle ne soit plus seulement une machine de langage. Cela sera le cas avec les machines de type « réseau de neurones »,  et nous pensons entre autre au perceptron.

Machines interfacées et néoténie.

En 1989, Paul Jorion développe dans son livre : principes des systèmes intelligents, une autre approche de l’intelligence artificielle, et plutôt que d’en rester à des systèmes déjà entièrement programmés et figés au moyen de structures logiques, il propose de faire de ces machines des machines néoténiques qui seraient capables de s’auto-organiser, d’apprendre, de négocier leur savoir, au fond d’avoir comme une biographie et une personnalité ; et cela, selon des principes empruntés, à la fois à la théorie du langage (abandon du problème de la signification, mise en avant du coup par coup, et du postulat que :  « le sens c’est l’usage »[17]), mais encore à la théorie de la psyché de Freud, Lacan et Klein (l’associationnisme avec l’idée de « l’association libre » des signifiants dans la théorie de l’inconscient, puis celle de la charge affective qui structure la matrice mnésique par frayage), et encore en partant d’une base anatomique (la structure du cortex cérébral : neurones et synapses dont la formalisation mathématique est le P-dual).

En s’appuyant sur cette approche, se développeront ce que l’on appelle aujourd’hui les réseaux de neurones ou les réseaux évolutionnaires, que nous allons maintenant présenter succinctement. Cependant, il n’est pas sûr que ce qui nous avait tant saisi (et plu) à la lecture du livre de Jorion, à savoir la présence de la dimension Psychanalytique dans l’intelligence artificielle, c’est-à-dire celle des affects, et de l’inconscient, soit reprise et retravaillée au sein des réseaux de neurones, car il semblerait plutôt qu’une bascule vers le biologique ait été opérée. Le modèle de la dynamique des affects semble être passé en retrait au profit du biologique. Au profit, (peut-être ?) d’une tendance bio-réductionniste ?

 

2)    Biomimétisme mais réductionnisme ?

Modélisation de la structure humaine et implémentation dans les machines.

Le problème ici, est toujours celui de l’intelligence et de l’imitation de ses effets par la machine mais envisagé un peu différemment.

D’un côté donc, des neurones, des cellules gliales, des capillaires, du sang, des synapses ; de l’autre du matériel minéral, des conducteurs ou semi-conducteurs, de l’électricité, et des algorithmes.

Comparaison très sommaire mais qui pose les éléments en présence ou en leur rapport en inadéquation. Car à priori entre les deux, peu de rapport, si ce n’est par l’intermédiaire de la modélisation. C’est donc la modélisation qui a permis d’effectuer le passage de l’un à l’autre, de l’humain à la machine, au moyen de ce qu’on appelle le biomimétisme des « réseaux de neurones ». Les chercheurs et les chercheuses ont pris pour point de départ la structure du cerveau, et en ont réalisé un modèle en s’intéressant plus particulièrement à deux aspects. Premièrement à la manière dont les neurones sont interconnectés, structurés, et deuxièmement à ce lieu de passage et de modification de l’information qu’est la synapse.[18]Nous trouvons dans le que sais-je : les réseaux de neurones écrit par F. Blayo,  M. Verleysen  cette définition des réseaux de neurones : « Les réseaux de neurones sont une métaphore des structures cérébrales (modélisées) : des assemblages de constituants élémentaires, qui réalisent chacun un traitement simple mais dont l’ensemble fait émerger des propriétés globales digne d’intérêt.

L’ensemble est un système parallèle fortement interconnecté.

L’information détenue par le réseau est distribuée à travers l’ensemble des constituants, et non localisée dans une partie de la mémoire sous la forme d’un symbole. Enfin un réseau de neurones ne se programme pas pour réaliser une tâche, mais il est entraîné sur des données acquises, grâce à un mécanisme d’apprentissage qui agit sur les constituants du réseau. »

Une fois cette modélisation de haut niveau[19] réalisée, ils ont alors tenté de la traduire sur un plan algorithmique[20]. Mais pour cela encore fallait-il postuler que l’intelligence humaine est calcul, c’est-à-dire postuler que la raison et la pensée humaine se réduisent à du calcul ce qu’avait refusé Paul Jorion, lorsqu’il avait tenté de modéliser la part inconsciente de la pensée humaine, la part de son désir, et de ce qui relève de l’affect pour l’implémenter dans la machine. Ainsi, la machine se donne pour structure celle du cortex humain, et dans le même temps on pose que, lorsque l’humain pense, ce qu’il fait c’est qu’il calcule. Il y a comme cela, une sorte de mouvement d’influence, de va-et-vient, qui va de la machine à l’humain et de l’humain à la machine. Et nous pouvons trouver une origine à un tel postulat dans les propos du philosophe anglais du 17° siècle Thomas Hobbes ; dans son Léviathan voici ce que nous pouvons lire : « raisonner n’est que conclure d’une addition de parties à une somme totale ou de la soustraction d’une somme d’une autre à un reste (…) Ces opérations ne sont pas particulières aux nombres ; elles intéressent toutes les espèces de choses susceptibles de s’ajouter les unes aux autres. (…) […] En somme partout où il y a de la place pour l’addition et la soustraction il y a aussi place pour la raison…la raison n’est en ce sens que le calcul des noms généraux convenus pour marquer et signifier nos pensées, je dis les marquer quand nous pensons pour nous-mêmes, et les signifier quand nous démontrons nos calculs à d’autres. »[21]

Voici donc à peu près posés les éléments à partir desquels travaillent les chercheurs : neurones, synapses et calcul.

Nous allons maintenant passer rapidement en revue les étapes importantes qui ont permis au champ de l’intelligence artificielle de prendre forme et de donner lieu au réseau de neurones.

Au départ il y a les travaux d’Herbert Spencer lorsqu’il montre de quelle manière une structure nerveuse contrôle un muscle.

Ensuite, il y a le concept de mémoire associative[22] qui démontre que la fréquence de la conjonction d’évènements tend à renforcer les liens entre leurs représentations cérébrales et que le rappel d’une idée tend à en appeler une autre.

Puis il y a l’apport de D. Hebb dont nous avons déjà parlé, qui interprète l’apprentissage comme la modification dynamique des poids synaptiques.

Puis encore, la loi « du tout ou rien » découverte dans les années 20 par Edgar Douglas Adrian[23]qui montre que le neurone n’est excité que si un seuil est atteint. C’est-à-dire que même si un neurone est stimulé, il se peut qu’il n’y ait pas de potentiel, ni de signal en sortie, et cela parce que la stimulation (en fréquence) aura été trop faible. Cette découverte est particulièrement importante en ce qu’elle permet de relier la biologie à la logique, de faire point de passage entre les deux, puisque cette loi « du tout ou rien » est similaire dans sa forme (qui transforme un processus physiologique continue en un processus discontinu et binaire) à celle des tableaux de vérité de la logique des prédicats (qui est binaire) et donc par suite formellement proche des outils de la logique mathématique. Et d’ailleurs en 1943 on voit paraître un article qui porte le titre : « A logical calculus of ideas immanent in nervous activity »[24].

Ces éléments sont à la base du connexionnisme[25], lui-même situé (sur un plan épistémologique) à l’intersection de la neurobiologie, de la psychologie, et du développement de la logique mathématique[26]. Le but était de parvenir à faire correspondre une structure biologique modélisée à une structure logique binaire.

Ce croisement (en quelque sorte) a donné naissance aux machines appelées « réseau de neurones ».

Celles-ci, contrairement aux systèmes précédents (les ordinateurs construits selon l’architecture de Von Neumann) « ne supposent pas que l’on connaisse la solution du problème à traiter, plus précisément, la procédure à suivre pour l’atteindre ou l’approcher »[27]. «  Les réseaux neuronaux s’inscrivent dans un cadre différent : la représentation des données est indirecte et répartie à travers un ensemble de connexions et de poids synaptiques. Auto-organisée, elle est apte à des représentations de haut-niveau (concepts). Pour conclure on peut dire que : « la capacité de traitement de l’information est dynamique à travers la modulation, la création ou la destruction des liens neuronaux. (…) que ces réseaux « s’adaptent et apprennent, qu’ils savent généraliser, regrouper ou classer l’information et ceci du seul fait de leur structure et de leur dynamique, mais pour l’heure ils doivent être considérés comme un complément aux méthodes traditionnelles »[28] car on ne sait pas remonter la chaîne de leur raisonnement et on ne sait pas non plus, avec exactitude pourquoi ils donnent telle ou telle réponse. En quelque sorte, on n’arrive pas à les comprendre et ils échappent.

Présentons maintenant rapidement la structure de ces réseaux de neurones.

Réseau de neurones.

Tout d’abord un réseau de neurones c’est une topologie. La mise en place d’éléments au sein d’un espace et c’est cet espace, sa configuration qui déterminera la potentialité du réseau. Ainsi un réseau non-bouclé et un réseau récurrent n’auront pas les mêmes possibilités, un réseau monocouche et un réseau multicouche non plus. On peut trouver des représentations de ces réseaux sur internet si l’on veut se faire une idée. Ici, pour illustrer notre propos, nous prendrons le perceptron qui est l’un des premiers modèles[29]. Il est constitué d’unités sensitives sensibles à des stimulations physiques diverses, d’unités d’association (connexions entrantes et sortantes), d’une unité de réponse (qui génère une réponse en dehors du réseau), et d’une matrice d’interaction qui définit des coefficients de couplage entre les différentes unités.

La particularité de ces systèmes c’est qu’ils sont apprenants, « c’est-à-dire que les stimulations externes induisent – via des mécanismes divers- des transformations [30] internes modifiant les réponses à l’environnement». Il faut encore ajouter que les unités de sens de ces systèmes (« les neurones/synapses) fonctionnent selon trois modalités : compétition, coopération, et adaptation.

Mais le problème avec ces systèmes, c’est qu’il faut encore les superviser lors de l’apprentissage. Il faut en quelque sorte encore qu’un être humain les « entraîne », or l’étape suivante est celle des réseaux apprenant non-supervisés, avec les réseaux qu’on appelle « évolutionnaires », nous les avions annoncés au tout début de l’article.

Réseaux évolutionnaires.

Ces réseaux évolutionnaires n’ont plus besoin d’être supervisés lors de l’apprentissage. Ici, l’adaptation et l’auto-organisation est envisagée, non plus tellement du point de vue de l’apprentissage justement, mais dans une perspective darwinienne, du point de vue du code génétique. Selon la théorie de l’évolution, les organismes vivants se sont adaptés à leur environnement grâce à la modification et à la recombinaison de leur patrimoine génétique. Et c’est cela que les informaticiens essaient actuellement de modéliser et d’implémenter dans la machine. Nous voyons que le cadre épistémologique s’est déplacé depuis que nous avons commencé cet article. Au départ avec Paul Jorion nous avions un cadre multidisciplinaire où même la psychanalyse (ce qui nous avait énormément intéressé) avait été prise en compte, puis avec les réseaux de neurones cette dimension a disparu, ne reste plus que l’apprentissage compris comme pondération synaptique, phénomène de récurrence et retro-propagation de gradient, et pour finir maintenant avec les réseaux évolutionnaires dans un cadre purement biologique et génétique (cela est rendu possible parce qu’on se représente le génome comme de l’information, c’est-à-dire qu’on fait travailler les unités de sens du génome dans le même sens que les unités de sens en informatique, on rabat l’une sur l’autre, c’est une perspective mais il pourrait y en avoir d’autres). Ainsi, ce que l’on observe c’est une dynamique qui s’apparente à un réductionnisme biologique. Mais avant de finir, exposons les principes qui régissent les réseaux évolutionnaires.

Principes des réseaux évolutionnaires : néoténie, aléatoire et auto-génération du code.

« L’idée de base consiste à construire, sur une base aléatoire et/ou heuristique, un ensemble de solutions potentielles à un problème donné. »[31] Ce qui interpelle ici, c’est l’expression : « un ensemble de solutions potentielles », comme si on constituait une réserve de solutions en vue d’un tri qui s’effectuerait au fur et à mesure, comme si l’approche du résultat, progressive, devait s’effectuer par le jeu des mutations »[32]. Habituellement, ce que l’on fait c’est que l’on va directement à la solution, c’est-à-dire que dans l’intention même on cherche « la solution ». Mais ici, non, l’intention est autre. On commence par générer aléatoirement une population et le « matériel génétique » de cette population -qui dans ce cas est codée sous la forme d’une chaîne de bits et non de bases azotées-, représente un ensemble de solutions potentielles au problème posé. Ensuite, une fois que ces individus (chaînes de bits aléatoirement constituées) sont générés on calcule pour chacun un score (niveau d’adaptation), là, si l’objectif est atteint alors a lieu la sortie de l’algorithme. Ensuite on sélectionne des reproducteurs en fonction des scores (c’est une sorte de sélection génétique et on entend peut-être les échos de l’eugénisme et ceux d’une diminution de la biodiversité). Puis on construit des descendants par l’application de différents opérateurs génétiques (croisement, mutation). Puis, pour finir, on procède au remplacement de la population par les descendants.

Nous voyons que les algorithmes évolutionnaires « fonctionnent en tirant parti de la diversité d’une population pour évoluer vers la solution recherchée. Au départ on n’a aucun moyen de connaître la direction à suivre, et on construit une population aléatoire.» [33] Ce que ces algorithmes évolutionnaires permettent c’est d’engendrer des programmes informatiques, et anecdotes surprenante : il n’est pas rare que les algorithmes « découverts soient au moins équivalents à ceux construits par les humains. Le cas le plus étonnant est celui de la redécouverte, à partir des données sur le mouvement des planètes de la troisième loi de Kepler, redécouverte qui au cours de la progression de l’algorithme est passée par l’une des conjonctures initiales du savant allemand.

Dans le futur avec ces réseaux, les programmes informatiques seront de plus en plus générés automatiquement et de moins en moins construits (si le processus ne rencontre pas une limitation dont on n’aurait pas encore pu tenir compte).

Pour conclure nous pouvons dire que les réseaux évolutionnaires sont des réseaux de neurones mais qui sont axés sur trois finalités principales. Premièrement, celle qui veut substituer aux poids synaptiques du problème de l’apprentissage, un algorithme génétique (pool de solutions potentielles constitué d’individus constitués de chaîne de bits). Deuxièmement, celle qui veut remplacer les procédures manuelles (présence humaine) d’essais/erreur (apprentissage supervisé) par un apprentissage non-supervisé, grâce toujours à l’algorithme génétique, et troisièmement, l’évolution non pas des paramètres, mais de l’évolution du codage des paramètres, c’est-à-dire en quelque sorte que cela amène à trouver la règle d’adaptation la mieux adaptée à l’adaptation, on recule encore d’un cran.

 

Ainsi, nous arrivons au terme de ce parcours qui nous a vus partir du livre de Paul Jorion et de son geste : la convocation de la psychanalyse dans le monde de l’intelligence artificielle pour ouvrir les systèmes intelligents à l’auto-organisation et à l’apprentissage en fonction du couple affect/mémoire, c’est-à-dire pour faire en sorte que les systèmes possèdent une personnalité et une biographie, à une situation où le modèle biologico-génétique prime, lui-même sous-tendu par le paradigme de l’information.

Alors il resterait bien sûr, à parler de ce paradigme de l’information qui fut le grand absent de cet article et ce n’est peut-être pas pour rien.
J.W.

[1] L’apprentissage profond relève du « machine learning » ou « apprentissage statistique » qui est un champ d’étude qui concerne la conception l’analyse, le développement et l’implémentation de méthodes permettant à une machine (au sens large) d’évoluer par un processus systématique, et ainsi de remplir des tâches difficiles ou impossibles à remplir par des moyens algorithmiques plus classiques. Les algorithmes utilisés permettent, dans une certaine mesure, à un système piloté par ordinateur (un robot éventuellement), ou assisté par ordinateur, d’adapter ses analyses et ses comportements en réponse, en se fondant sur l’analyse de données empiriques provenant d’une base de données ou de capteurs. Plusieurs modes d’apprentissage sont mis en jeu : l’apprentissage supervisé, l’apprentissage non-supervisé, et l’apprentissage semi-supervisé.
[2] En octobre 2015, le programme alphaGo ayant appris à jouer au jeu de go par la méthode du deep learning a battu par 5 parties à 0 le champion européen Fan Hui[3]. En mars 2016, le même programme a battu le champion du monde Lee Sedol 4 parties à 1.  Information extraite d’un article de wikipédia
[3] Nous reprenons la distinction tripartite de Bernard Stiegler pour qui trois époques peuvent être dégagées dans l’histoire de l’évolution du rapport homme-machine: le temps où les machines se sont mises à « faire » à notre place, ce qui est pour l’auteur la strate du « savoir-faire », par exemple la machine du métier à tisser de Vaucansson, l’époque où les machines se sont mises à nous remplacer aussi dans notre « savoir vivre-ensemble » : par exemple avec la télévision, puis l’époque où les machines se sont mises à nous remplacer pour les activités de pensée, c’est la dernière strate, celle de la noèse, du « savoir-savoir » et que nous atteindrions aujourd’hui avec les machines du type : « machines apprenantes »
[4] Principes des systèmes intelligents. Paul Jorion. ed du croquant, 2012.
[5] Cette notion d’effet, nous la retrouvons chez Baruch Spinoza (1632-1677). Philosophe et tailleur de lentilles pour lunettes et microscope.
[6] Il ne s’agit pas du génome, mais d’une nouvelle façon de générer du code.  Ce n’est plus l’utilisateur humain mais la machine elle-même au moyen d’une combinatoire aléatoire de populations binaires qui génère des « individus solutions », c’est-à-dire une sortie algorithmique efficace.
[7] Nous faisons référence à  ses travaux sur Anella : Associative Network with Emerging Logical and Learning Abilities
[8] La série real human (la première saison) était une bonne mise en jeu de cette problématique. Quels rapports les humains vont-ils entretenir avec leurs robots qui auront désormais une apparence humaine et une intelligence identique –voire supérieure- à la leur ? Un rapport de maître-esclave, un rapport d’égalité ? De peur ? De rejet ? De jalousie ?
[9] Paul Jorion dit à propos de la signification : « le problème ce n’est pas que nous ne comprenons pas le fonctionnement de cette chose que nous appelons signification, c’est plutôt que nous ne savons pas ce qu’elle est. Autrement dit, nous ne savons pas ce que le mot veut dire, car si la signification est la chose à laquelle le mot renvoie, il y a peu de mots qui ont un significat. Exemple avec le mot liberté, à quelle chose « liberté » renvoie, ce n’est pas évident de le déterminer, on voit qu’il est ici plus question de définition, d’un sous-réseau du réseau mnésique, et que c’est une convention.
[10] Cette facilité de passage, est ce que les chercheurs des systèmes intelligents de type réseau de neurones vont appeler le renforcement progressif, par auto-modification du poids synaptique (la récurrence) et qui est en lien étroit avec la problématique de l’apprentissage puis donc, celle de l’auto-organisation.
[11] Nous citons Paul Jorion : « Mes paroles me surprennent moi-même et m’enseignent ma pensée ». La pensée ne serait qu’une reconstruction opérée sur la base des paroles prononcées.
[12] C’est ce qui donnera le terme de « réseau de neurones » pour les systèmes les plus récents.
[13] Dans un réseau sémantique les signifiants sont placés aux sommets, par exemple : « un perroquet » et les couleurs de relation – par exemple «  est un », sont placés dans les arcs (les arcs sont des sortes de liens). C’est le contraire dans un réseau mnésique. Les couleurs de relations sont au sommet et les signifiants sont au niveau des arcs.
[14] Le premier paramètre : l’affect, nous en parlons dans cet article, mais le deuxième paramètre si nous n’en parlons pas, ce n’est pas parce que nous avons oublié mais parce que nous n’avons pas très bien compris de quoi il retourne. Paul Jorion parle de gravité, au sens de gravitation, de ce qui attire vers le bas. Nous laissons donc le lecteur et la lectrice dans l’obligation d’aller voir par eux-mêmes. C’est ici un manque, nous en sommes conscients.
[15] Hebbs (1904-1985) est psychologue et neuropsychologue canadien. Il va tenter de trouver une alternative au « behaviorisme », et ce faisant met en évidence le renforcement synaptique par simultanéité. Mais ce qui est intéressant c’est que Freud l’avait déjà postulé : « Or, il existe une loi fondamentale d’association par simultanéité [qui] donne le fondement de toutes les connexions entre neurones PSI. […]. La charge s’avère équivalente au frayage, par rapport au passage de la quantité (Q’n) ». Dans «  Naissance de la psychanalyse », PARIS, PUF 1979.
[16] Spinoza a montré en quoi l’affect est comme une fibre dédoublée. Nous le citons : « j’entends par affect les affections du corps par lesquelles sa puissance d’agir est accrue ou réduite, secondée et réprimée, et en même temps que ces affections, leurs idées. » L’affect est à la fois un événement corporel  (affection) et la conscience de cet événement.
[17]  cf. Wittgenstein.
[18] La synapse est une jonction fonctionnelle entre deux neurones, mais qui se traduit en terme topologique par un petit vide inter-membranaire. Elle permet le passage des neurotransmetteurs (pour les neurones chimiques) qui traduit le potentiel d’action du neurone afférent en un potentiel d’action pour le neurone efférent (potentiel qui peut devenir nul, voire même s’inverser). Les synapses jouent donc un rôle de premier plan dans le codage de l’information nerveuse.
[19] C’est une modélisation de haut niveau parce que c’est au niveau de la cellule dans sa globalité (le neurone et les synapses), insérés dans le réseau de l’ensemble cortical, qu’on se situe et non pas, par exemple, au niveau des échanges d’ions le long de la membrane. Mais on aurait pu faire ce choix.
[20] Peut-être faut-il attendre encore un peu pour qu’une hybridation plus prononcée devienne concrète, une convergence qui tendrait à une homéostasie en proportion, entre des supports biologiques et des supports « inorganique minéral ».
[21] Réseaux de neurones, une introduction. J.P Rennard. Ed Vuibert (2006).
[22] W. James (1842-1910).
[23] E.D Adrian est médecin et éléctrophysiologiste anglais.
[24] W. McCulloch Et W. Pitts.
[25] Nous précisons que le connexionnisme n’est qu’une des formes du biomimétisme appliquée à l’intelligence artificielle. Il y a encore par exemple : l’approche « animat », « animal-like » ou  l’I.A distribuée.
[26] Influencé par Whitehead et Russell pour qui, il fallait refonder les mathématiques sur la seule base logique, cf. Leur livre :  Principia mathematica  publié en 1910-1913 .
[27] Réseaux de neurones, une introduction. J.P Rennard. Ed Vuibert (2006).
[28] Ibid.
[29] https://fr.wikipedia.org/wiki/Perceptron_multicouche#/media/File:Perceptron_4layers.png
[30] Réseaux de neurones, une introduction. J.P Rennard. Ed Vuibert (2006).
[31] Ibid.
[32] Ibid.
[33] Ibid.

Avital Ronell : Test drive 2005

Dans un ouvrage étonnant, à la fois par la nouveauté de la forme et la puissance du style, Avital Ronell projette sur notre époque un éclairage audacieux et  innovant en se penchant sur « La passion de l’épreuve » (sous- titre français)…Passion des preuves, d’épreuve…Voilà qui concerne le sujet humain depuis la plus haute Antiquité et gagne de façon exponentielle les domaines scientifiques cognitifs et subjectifs de la modernité.

 

Avital Ronell habite son écriture :

Elle n’hésite pas, en effet, à apparaître en tant  que matériau de son texte, en parlant  en première personne, mais aussi en seconde personne et autres. Ainsi  alternent tous les pronoms personnels dans une conjugaison du sujet, sa déclinaison en ses multiples formes.

Elle écrit tantôt en italiques quand sa pensée va, comme rêveusement,  tantôt en caractères droits quand elle se veut plus proche d’une conceptualisation ; mais même dans ce cas, sa présence vivante palpite à la source des phrases comme dans ce stupéfiant échange où elle s’imagine questionnée, mise à l’épreuve par Husserl, n’hésitant donc pas à créer un contact quasi charnel avec un écrivain du passé.

Pas de chapitres dans ce livre mais cinq  parties («  terrains d’essai », « procès en cours », « réussir l’épreuve », « ballon d’essai », « l’amour à l’épreuve ou : de la rupture ».)

A l’intérieur de ces paries, des sous-titres souvent numérotés : «  Essai numéro 1 »… « Prototype A »…ou prenant la forme d’un énoncé : « Les mille et un doutes »…

Cette complexité de la forme lui permet d’aller venir entre conceptualisation philosophique, style narratif pouvant faire penser au roman, confidence, approche des philosophes mais aussi des écrivains, voire des musiciens  (quand elle évoque le lien quasi transférentiel de Nietzsche avec  Wagner) et même de se livrer à une analyse très approfondie du köan en tant qu’épreuve à expérimenter dans la transmission du bouddhisme.

Cette étude apparaît donc comme un parcours divers,  déconcertant,  conduit avec beaucoup d’exigence et une rigueur que l’auteur verse au compte de son intimité structurale avec le Surmoi. Avital Ronell s’assujettit à l’épreuve.

 

Pulsion/passion

Le terme anglo-saxon « drive » renvoie tout autant à la pulsion, comme le « Trieb » germanique, qu’à la passion et la traduction du titre dans le sous-titre autorise le lien entre les deux termes, le second ajoutant au premier une nuance de souffrance ou tout au moins de difficulté consentie.

Cette pulsion /passion, même si elle apparaît dès l’Antiquité, semble bien être un trait dominant du sujet moderne. Que l’on n’attende pas d’Avital Ronell une position partisane : sa pensée est bien trop nuancée pour verser dans une posture idéologique. Elle aborde cette question par touches subtiles  évoquant l’intrication  des tourments et des effets structurants inhérents à l’épreuve  mais l’on sent bien que sa pente la dirige  vers une contestation des excès scientifiques ou sociaux liés au désir de mesurer une expérimentation ; n’oublions pas que son dernier ouvrage, « Lignes de front » est consacré à l’inévitable de la rébellion face aux hégémonies de notre époque.

 

Pulsion d’épreuve

Pulsion…Donc, chacun est concerné jusqu’à l’absurde. Dès l’Antiquité,  la pratique du  basanos est contestée par Aristote. Le basanos est une sorte de chevalet, instrument de torture que l’on utilisait  pour obtenir de l’esclave la « vérité » sous l’épreuve de la torture. Ce dernier était en effet considéré comme faisant partie du  maître mais davantage en contact avec la réalité. C’est pourquoi ses aveux devenaient la preuve de la vérité.  On en retrouve un écho dans la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave.

A l’époque moderne, il semble que des injonctions intégrées aient pris en nous la place d’un maître  que nous projetons  éventuellement ou conjoncturellement sur un autre.

 « Tu veux montrer que tu en es capable, Prouver  ton courage. Tu veux auditionner pour un rôle, faire une démonstration, engager une recherche en paternité. Tu es un androïde en fuite dont on examine le facteur humain. Tu es un athlète forcé de s’entraîner jusqu’à épuisement pour une compétition. Tu es un étudiant entrant à l’université ou faisant son droit, un officiel s’efforçant de sortir d’une institution, un suspect soumis à un interrogatoire musclé, un sportif se gonflant aux stéroïdes, une amante ayant un rapport sexuel à risques, un malade qui se sent mal mais ne sait pas de quoi il souffre. Peut-être aussi es-tu poussé par ce que Maurice Blanchot appelle l’épreuve de l’expérience ou bien tu n’en finis pas de te plier aux tests de loyauté de Nietzsche. »

Absurdité et/ou nécessité, en cette époque, de l’expérimentation ? Et dans quelles limites quand «  le diable est la marque visible d’un appareil d’examen permanent, un des noms d’une opération qui engage radicalement ce qu’il subsiste du sujet » ?

 

La marque du diable

Pour mieux approcher cette marque, ce tourment du « test », Avital Ronell se  tourne préférentiellement vers les écrivains et en particulier Kafka dont les textes évoquent la proximité de l’épreuve et de la torture. L’angoissant et labyrinthique « Procès » en est un prototype mais aussi la parabole « Devant la loi » qui met en scène un homme attendant en vain toute sa vie devant une porte gardée par un portier. Il ne se passe rien et pourtant tout est dit : c’est le portier qui administre l’épreuve à l’homme dans le plus complet et interminable silence que seul, celui de la mort pourra interrompre. Torture aussi pour le « Serviteur » puisque son destin, s’opposant à sa fonction est de rester indéfiniment sans service ou pour Grégor, le narrateur de « La Métamorphose » qui doit bien prendre acte de sa mutation en une sorte de cafard et, comme dit Avital Ronell,  repartir de zéro « sur ses petites pattes »

 

« J’écris par nécessité philosophique » dit-elle…

et, ce faisant, Avital Ronell interroge les liens de la philosophie et de la science pour constater que ces deux là ont fini de s’aimer et que Husserl est le dernier enfant à souffrir de cette rupture. A sa suite, Heidegger, Bachelard ont  fait de la science objet épistémique et interrogé ses caractéristiques ainsi que  ses applications  techniques. Pour Avital Ronell, « la science nous émerveille » et elle en déduit qu’elle pourrait bien, à ce titre, nous aveugler.

« Nous avons tout à fait le droit de demander à la science si elle est en mesure de garantir des conditions permettant de penser la joie et les conditions de la vie (ces conditions n’ont pas à être définies de façon simple, régressive ou utopique, comme le sait toute personne passée par la psychanalyse.) A moins que la science ne puisse finalement promouvoir que la glaciation, la stérilisation, la froide emprise de la puissance technologique, alliée à la menace permanente de la destruction du monde, aux féroces privilèges de la richesse »

Des scientifiques se sont efforcés d’élaborer une philosophie de la science en dégageant de leur réflexion des concepts : ainsi, selon Popper, la falsifiabilité est le critère permettant d’établir le statut scientifique d’une théorie : falsifiabilité, testabilité, réfutabilité sont à prendre en compte plutôt que vérifiabilité. Cette observation apparaît comme résistance de la part de Popper : la science doit renoncer à sa prétention à l’immuabilité.

Pourtant, Popper s’irrite du poids des postulats linguistiques alors même qu’il ouvre sa « Logique de la découverte scientifique » par une citation du poète Novalis : « Les théories sont des filets ; seul, celui qui les lance pêchera ». Popper est donc partagé entre une recherche de pureté scientifique -à laquelle Einstein rétorquait : « je ne crois pas qu’il soit possible de concevoir un cas super pur »- et un mouvement vers une ouverture théorique via la poésie.

Ce recours à la poésie n’est pas sans lien avec la démarche freudienne ainsi que le fait remarquer la philosophe. Rappelons nous en effet, -c’ est un exemple parmi de nombreux autres-, que, ne parvenant pas à théoriser un au-delà du principe de plaisir, Freud se console– c’est son mot- par l’évocation du poète Rückert interprétant les Ecritures : « Boiter n’est pas pécher »

D’ailleurs, si l’on voulait souscrire à la rigueur théorique de Popper, il faudrait constater que le test qui permet, selon lui, d’évaluer la réfutabilité n’est jamais soumis lui-même au test ni considéré sous l’angle d’un possible échec.

Rheinberger va plus loin dans son questionnement sur « l’objet scientifique ». Selon Avital Ronell « élargissant le champ de ce qui se met en travers du mouvement épistémologique, Rheinberger suggère que le langage lui-même  peut se présenter comme obstacle  à ce qui est en train d’être exprimé, limitant et contenant ce qui peut être découvert ou connu ».Le langage fait donc limite à un « panscientisme » et  Rheinberger répond  aux conceptions dominantes de Popper pris, selon lui, dans une sévérité sémantique par une définition de la recherche expérimentale comme une « machine à produire du futur », un « jeu de piste », une « errance empirique ».

Selon Avital Ronell, « Implicitement, en peinant à montrer que la déstabilisation informe le concept même de « résultat », Rheinberger rejoint Derrida quant aux menaces inhérentes à la performativité ». Ce mouvement présente une analogie avec le cheminement de l’artiste qui œuvre dans l’obscurité, ne sachant si le filon qu’il a trouvé aujourd’hui ne sera pas épuisé demain.

Ce mouvement, elle le met aussi en lien avec le théorème de Gôdel démontrant l’incomplétude du symbolique et l’appliquant aux mathématiques.

L’expérimentation, l’épreuve ne peut être à coup sûr validée par une preuve ou un test et c’est même l’incomplétude de la preuve qui permet la progression et l’invention. Impossible donc d’obtenir une certitude de la preuve sauf à s’embarquer dans une attente vaine comme l’a indiqué Kafka ou à s’enfermer dans des systèmes clos  ainsi que le montrent des  philosophes comme Derrida ou des scientifiques comme Rheinberger  et Gödel.

 

La passion de la preuve et l’invalidation du témoignage

S’il est un domaine dans lequel s’inscrit cruellement l’impossibilité absolue de la preuve, c’est celui du témoignage. Qu’en est-il de la relation  de faits qui demandent à être crus « sur parole » ? Avital Ronell cite à ce propos Lyotard et son ouvrage « Le Différend »: « Un tort serait ceci, écrit-il, un dommage accompagné de la perte des moyens de faire la preuve de ce dommage ». L’impossibilité de prouver peut entraîner de la part de l’ « examinateur » une accusation de simulation qui n’est pas blessante seulement parce qu’elle provient d’un espace hostile, interlocuteur ou institution. La souffrance relève « d’un autre type d’inquiétude », écrit-elle. « Le persécuteur sans foi n’est pas le seul qui essaie de réduire une réalité inassimilable à une question de testabilité. Vous-même, en victime déchirée ne pouvez croire que cela vous arrive. A vous. Le langage vous fait défaut. »

Ceux d’entre nous qui osent affirmer des réalités existentielles sans être en mesure de les valider selon les lois du discours cognitif, sont ainsi relégués dans des marges et dans l’angoisse.  Leur « expérience » est alors considérée comme « hors de propos » et annulée, éliminée comme un vieux  tissu.

Nous avons un exemple de ce rejet dans l’expérience d’Ian Karski qui ne put faire entendre aux autorités américaines la réalité du ghetto de Varsovie. Yannick Haenel  lui a prêté sa voix dans le roman qu’il lui a consacré, nous faisant participer à cette douleur blanche de n’être pas entendu. C’est dans cette douleur blanche que les révisionnistes et négationnistes de tout poil  voudraient à nouveau enfermer les témoins de la déportation et des chambres à gaz.

Dans ce dernier cas, les preuves sont à disposition et permettent de confondre une attitude de déni. Mais dans d’autres cas, l’incrédulité est persécutrice : elle provoque une terreur en ne permettant pas de raconter l’horreur et de passer à autre chose.

A défaut, il ne reste que ce que Lyotard nomme un sentiment de panique, d’effroi et ici, la philosophie doit être convoquée. Elle doit se défaire de ses habitudes conciliatrices, se laisser gagner par le sentiment de l’endommagé, c’est à dire par de nouvelles inconsistances et trouver « un lien, une phrase, un support » La philosophie, à l’instar de la psychanalyse, quand elle y parvient, doit permettre que s’expriment les laissés pour compte des régimes cognitifs. Lyotard exprime le souhait que l’on aille au plus près des ravages de l’impossible, des assauts de l’horreur.

Nous ne sommes pas loin, ici, de la théorisation du Réel, autre nom de l’impossible selon Lacan.

 

Se faire mettre à l’épreuve dans un désir éthique

Si la quête de preuves peut mener un individu a quia, lui rendre impossible l’expression de sa subjectivité, il n’en reste pas moins que la nécessité de l’épreuve a, par ailleurs partie liée avec la transmission. Avital Ronell fait du koän une sorte de prototype de cette réalité. Il ya, dans cette pratique, un maître qui pose à un disciple une question éprouvante, généralement paradoxale, son koän. Le maître n’est pas celui du basanos et ses traits ne sont pas non plus ceux de Socrate dans cette expérience  zen.

« Les pratiques orientales, écrit Avital Ronell, y compris celles des arts martiaux, évitent d’effacer totalement l’épreuve ; elles se gardent de simplement s’opposer à sa version occidentale. En un sens, l’épreuve se fait encore plus envahissante car elle ne peut jamais être satisfaite par une réponse conclusive ou définitive à l’exploration testée ».

Cette transmission n’a donc rien de ce que l’on entend traditionnellement par l’enseignement d’un savoir. Peut-on encore parler de « pédagogie » ? Ce sera alors dans un sens très particulier.  La question proposée par le maître peut rester ouverte des années durant et mettre à l’épreuve le maître comme son disciple avant que surgisse un éclair. L’illustration d’une telle expérimentation est donnée par l’histoire du moine qui échouait à résoudre son koän parce que la réponse qu’il rapportait à son maître avait été plusieurs fois contestée par ce dernier.  il s’en alla très loin et très longtemps ; arrivé devant un mur, il étudia neuf ans la question ; l’illumination lui vint et le maître accueillit sa réponse ; un second koän le remit en chemin quinze ans durant. ; le voyage est solitaire  mais nécessite l’intervention d’un autre, celui qui sert de limite ; sa place ne peut-être dérobée-nous sommes loin du parricide, caution de la transmission en occident-. ; la position assise du maître indique que quelque chose est là, qui se tient en dehors du sujet, de l’être, de la pensée…Quelque chose ? Un vide ? Un rien ? A tout le moins, une vacuité, une « ouverture passive » au terme d’un processus en trois temps : « concentration, saturation, explosion » ; la douleur, organique et psychique, est au  rendez-vous. Le risque de l’effondrement est pris et parfois l’épreuve du koän tourne mal ; mais si cette pratique porte ses fruits, aucune certitude ne pourra désormais être envisagée, aucune affirmation catégorique ne trouvera à s’inscrire ni aucune sorte de foi aveugle et ravageuse.

 

Un fil tiré entre  koän et psychanalyse

Avital Ronell, évoque souvent la psychanalyse, aussi bien dans des aspects théoriques que dans d’autres, plus intimes  et  l’on  peut se dire que, rapprochant l’épreuve d’une cure et celle du koän, elle métaphorise l’une par l’autre.

D’ailleurs, la marche théorique de Freud, lorsqu’elle se fait hésitante, lorsqu’il donne la parole à un contradicteur supposé, qu’il énonce de possibles objections, qu’il rebrousse chemin n’a-t-elle pas quelque peu à voir avec l’expérimentation du koän ? Bien sûr, l’affirmation parfois catégorique, sous couvert de scientificité contredit ce flottement. Mais Freud sait aussi faire travailler le négatif  manifestant alors une humilité qui vient tempérer sa pente autoritaire. Comme Popper, il teste ainsi sa pensée pour en vérifier la « falsifiabilité » en tant que garantie d’une ouverture. Sa démarche se fait alors hésitante et il lui arrive d’abandonner son objectif en chemin. Avital Ronell donne l’exemple de son essai « Deuil et Mélancolie ». Cherchant à préciser la nature de la mélancolie, Freud avertit d’emblée le lecteur que son analyse repose sur une hypothèse qu’il n’y a pas lieu de tenir comme avérée ; donc « en tant que texte qui ne peut avoir ni prise ni emprise, écrit Avital Ronell, [l’essai] se présente comme un procès scientifique sans finalité. L’essai fait son propre deuil ». Faire le deuil de ses essais, est l’une des caractéristiques du koän, expérimentation qui engage toute la vie du disciple tandis que pour Freud, cette démarche  est dictée par un souci d’intégrité intellectuelle. L’analogie reste donc lointaine, et partielle même si la recherche et l’épreuve se font parfois écho. Mais le koän, à la différence du parcours freudien, n’est pas la quête d’une  preuve.

Par contre, l’épreuve d’une cure, si un (e) analyste et un(e) analysant(e) restent ancrés dans l’éthique, apparaît comme très voisine de celle du köan.

 

Se mettre à l’épreuve en « gardant » l’image d’un autre :

C’est sous cet angle que Avital Ronell présente dans la dernière partie de son ouvrage la relation passionnelle qui orienta Nietzsche vers Wagner .Elle rappelle  que l’obsession de  l’épreuve est liée chez Nietzsche au lieu de l’épreuve, puis indique que Nietzsche se définit lui-même comme un tel lieu . Elle utilise  l’outil d’analyse qu’elle a elle-même créé, le concept de « rescindabilité » pour indiquer une idée de cassure ou d’annulation. Ce concept permet d’approcher le lien de Nietzsche et de Wagner : « On peut dire que Nietzsche « tombe » pour Wagner. Qu’il tombe. Et même follement. Mais pour citer Hölderlin, il tombe vers le haut (‘’  Man kann auch in der Höhe fallen ‘’)  C’est la chute que le langage nous fait associer à l’amour »

La rescindabilité en ce cas comme dans d’autres ne se réduit pas au rejet pur et simple, « Quelque chose est rescindé, annulé dans un geste décisif tout en restant manifestement en vie »

Nietzsche aimait Wagner passionnément mais ce qui l’a conduit à la rupture, mouvement dicté par l’éthique, c’est de voir en Wagner une sorte double, « un portrait de lui-même en malade, en acteur hystérique, en histrion, en signe coïncidant des temps »

C’est qu’en Wagner, la disposition dionysiaque submerge la scène. Et Nietzsche se veut figure de résistance à cette complaisance qui, selon lui, inscrirait l’œuvre du musicien dans une atmosphère purement maternelle et engloutissante..

Pourtant, il n’en finira jamais avec cet autre dont il ressuscite constamment l’image en lui-même se faisant donc, sa vie durant  le lieu de cette épreuve. C’est ce qui lui dictera son ouvrage « Le Cas Wagner » avec un post-scriptum : «  Ce que Wagner nous coûte » et le texte répète cinq fois en ritournelle : « S’attacher à Wagner, cela se paie cher » C’est que Nietzsche tente de réaliser en lui cette épreuve : « s’exposer à la fin sans jamais accomplir cette fin ».

C’est ce qui le conduit à une conception très raffinée de la fidélité conçue comme une épreuve : la vraie fidélité doit en même temps qu’elle attache, être révoquée. Mais comment ? C’est le secret que Nietzsche a percé dans les drames musicaux de Wagner : la « fidélité essentielle, écrit Avital Ronell, n’a pas de dehors ; la voie de sortie est ‘’dedans ‘’  ».

L’épreuve  de cette fidélité- là, celle qui se résout au-dedans, Nietzsche aura eu besoin pour la mener à son terme que se « garde» en lui  l’image de Wagner, ce qui le conduira dans «  Humain trop humain » à l’affirmation de la liberté :

«  Un esprit appelé à porter un jour le type de « l’esprit libre » à son point partait de maturation et de succulence, on peut supposer que l’événement capital en a été un grand affranchissement avant lequel  il n’était qu’un esprit d’autant plus asservi, et apparemment enchaîné pour toujours à son coin et à son pilier »

A plusieurs reprises Avital Ronell remercie Nietzsche et appelle à le remercier de transmettre en tant que principe de vie cet affranchissement apte à s’affranchir de lui-même.

Dès les premières lignes de cette dernière partie, elle avait exprimé à quel point l’histoire de Nietzsche et Wagner la concernait :

« Imaginons que je sois amoureuse. […[ Je suis amoureuse, je suis donc trahie, et l’autre est mon destin.[…] Je suis amoureusement éprise d’un objet. Démobilisée. Nietzsche, le loser solitaire, a fait  durer une histoire qui me prend encore par surprise »

 

Avital Ronell à l’épreuve de  Husserl

Cette nécessité de garder l’autre pour s’en affranchir, on la voit la mettre en application quand de façon très singulière, elle élabore une fiction en faisant parler Husserl à la première personne. Le philosophe est présenté en train d’élaborer  une sorte de bilan qui ressemble à un extrait de journal intime. Il est supposé interroger  son œuvre, sa vie et ses relations avec ses élèves, en particulier  Heidegger : « Le petit Heidegger et le petit Jaspers avec leurs percées pop et leur appropriation du mot ‘’ phénoménologie ! ‘’ J’ai eu beaucoup de peine le jour où Martin, quand il apprit que ma judéité n’était plus à la mode, a fait retirer la dédicace qu’il m’avait consacrée dans Etre et Temps »

Les passages les plus singuliers sont ceux où Avital Ronell  évoque Husserl s’adressant à elle et la nommant par son prénom, dans une apostrophe intime. C’est qu’un lien avec un écrivain du passé qui fut un initiateur est aussi un amour. Husserl est donc supposé répondre à Avital Ronell qu’il a déçue. Elle écrit en effet  évoquant cette déception dès les premières pages de son ouvrage :

« Husserl s’arrête tout d’un coup au moment où la question de l’épreuve fait irruption dans sa réflexion sur la science ; dans «  La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale », il s’efforce d’éviter Nietzsche, manque le heurter, mais le laisse finalement indemne. Nietzsche, de son côté introduit le tournant expérimental dans l’un de ses livres peut-être les plus personnels Le Gai Savoir »

Et Avital , dans la partie qu’elle lui consacre,« entend » les réponses d’Husserl qui objecte à son « scepticisme fiévreux », sa « négativité excessive » ; plus loin, il est supposé déplorer une injustice : « En fait, même si elle ne l’avoue pas, du moins pas assez à mon goût, j’ai l’impression qu’elle me doit beaucoup », et plus loin encore, dans un mouvement  de dépit : «  Mais Non, il lui a fallu se tourner vers Nietzsche. Tous ces enfants se précipitent vers l’irrationnel. »

Avital Ronell va même jusqu’à s’imaginer mise en question (à la question ?) par Husserl  à qui elle fait dire «  je n’ai pas besoin qu’on me protège, elle devrait plutôt se faire du souci pour elle, dormir un peu et mettre de l’ordre dans sa vie […] Je vois qu’à un certain niveau, elle n’accepte pas le passé, il s’insinue en elle et ces intrusions quotidiennes la laissent épuisée, au milieu d’une mer d’angoisse »

Une mise à l’épreuve par Husserl dont Avital Ronell s explique lors d’un entretien réalisé sur France Culture. Je fais semblant d’être Husserl, dit-elle et le fais  m’humilier, me reprocher ce que je n’ai éventuellement pas bien compris.

Dans le même entretien, elle évoque aussi sa réponse incontournable à l’appel de l’autre : ainsi, quand devant Derrida, elle s’évoquait comme littéraire, il rétorqua en disant qu’elle était une philosophe de choc. Ce fut pour elle comme un baptême violent et il fallut qu’elle s’efforce de correspondre à cette nomination.

Lors du même entretien, elle évoque les exigences de son surmoi et combien il la tourmente.

Cet arrimage à la souffrance,  cet attachement à un modèle nietzschéen qui gouverne  les relations d’Avital Ronell aux autres, écrivains morts ou amis vivants, donne parfois une impression d’excès. Si, selon Nietzsche, la fidélité doit se résoudre au- dedans plutôt qu’au-dehors pour que l’on puisse accéder à la liberté, serait-il, pour autant incontournable de tant en souffrir ? Garder l’autre en soi, nécessite-t-il de cultiver les plaies en les empêchant de se refermer ? Ne serait-ce pas une autre forme d’assujettissement, de piège tendu par une histoire, un destin  qui s’éterniserait?

 

Alors quid in fine de cette pulsion/ passion de l’épreuve ?

Avital Ronell  explore le socle subjectif et théorique sur lequel se fonde l’épreuve. Elle montre la beauté, l’exigence, la noblesse de l’expérimentation en tant que gouvernail de vie et de pensée ; mais elle en souligne les limites  ainsi que l’énonce un chroniqueur du Magazine littéraire dans un article écrit à son sujet :

«  L’épreuve de nos pensées, de nos hypothèses scientifiques ou de nos amours, se nourrit précisément de ne pouvoir jamais se satisfaire, parce qu’elle vise surtout à ‘’conjurer ‘’. Pourtant, l’épreuve implique également une certaine tolérance du risque. D’où la nécessité de la ‘’contrôler ‘’. »

Mais cette nécessité de peser, mesurer nos expériences dans un souci de progression devient caricaturale, desséchante et déshumanisante dans la folle prétention à  une évaluation permanente qui se fait, à notre époque, de plus en plus complice des nécessités économiques de turnover imposé ou de management par le stress.

Avital Ronell nous conduit donc à percevoir cette ubiquité déjà évoquée par Nietzsche comme une caractéristique de l’époque moderne car la noblesse de nos quêtes peut se retourner perversement  en pulsion/ persécution du test, ce qu’un ouvrage collectif « La Folie Evaluation » dénonce, nouveau visage de ce dieu obscur auquel nous faisons passivement allégeance. Dans cette soumission, la priorité est donnée à la mesure du résultat sur la noblesse de l’expérience, avec les ravages que l’on voit dans le monde du travail : l’importance excessive des dossiers et grilles d’évaluation et de comptabilisation, l’exigence de résultats formatés au détriment de la singularité de chacun dans son lien au travail.

A ce propos, Jean-Claude Maleval dans « La Folie Evaluation » écrit : « Il y a dans la « culture de l’évaluation » le désir d’imposer des normes, d’humilier l’autre, de le faire céder sur son être » tandis que dans un autre article du même ouvrage, Marie-Jean Sauret précise que cet « homme calculable » que l’on voudrait mesurer scientifiquement est né avec les Lumières et il précise qu’ «  il n’est pas scientifique d’étudier la singularité par des moyens qui l’effacent. Il ne peut s’agir que de fausse science. »

Sans doute serait-il utile,  pour penser plus avant, de s’appuyer sur  la considération kantienne selon laquelle, dans le domaine des fins tout a, «  ou bien un prix ou bien une dignité »  Cette dignité, dans la question qui nous occupe  est du côté de la singularité et non d’une appréciation quantitative.

La passion/ pulsion d’expérience devrait, pour ne pas nous submerger, se limiter à un exercice de soi dans nos recherches de vie et de théorie. Devenue obsession, cette passion se dévoie en tombant dans une utilisation démesurée de la mesure, de la preuve, renversement pervers qui sert bien  les intérêts du « Divin Marché » tel que le nomme dans une heureuse formule le philosophe Dany-Robert Dufour. On a alors tourné radicalement le dos à la dignité.

L’expérimentation apparaît donc comme un pharmakon  au sens grec, à la fois remède et poison dans la conduite de nos vies. Sans doute faudrait-il prendre en compte les deux directions suggérées par la sémantique et distinguer dans  la passion  d’expérimenter une valeur d’expérience de vie, d’une pente obsessionnelle qui incline à mesurer, à tester, pour valider ce qui  ne peut qu’échapper à toute tentative de validation.

N.C.

Annonce du Colloque : Festival Vivant

En écho au sommaire de ce 30ème numéro de notre revue, je communique aux  lecteurs de temps-marranes, le programme du Colloque du Festival Vivant, qui se tiendra pendant trois jours à Paris (sur le Campus de l’Université Paris Diderot  dédié aux  bioactivités, biotechs,  bioéconomies, agricultures…), pour aborder successivement :

-  Le 15 septembre :  La révolution bioéconomique ?
-  Le 16 septembre :  Les nouvelles techniques génétiques d’édition.
-  Le 17 septembre :  BioDesign, la fabrique de la vie, pour quoi faire ?

Le Festival Vivant est une dynamique soutenue par le programme européen Synenergene dédié à la mise en société de la bioéconomie, des biotechs et de la biologie de synthèse.  Le volet français est porté par l’Université Paris 1 Panthéon Sorbonne et piloté par Dorothée Browaeys (conception, coordination) et Bernadette Bensaude Vincent (professeur émérite de philosophie), avec Fabienne Marion (commissaire d’exposition).

Pour avoir bien modestement contribué à sa préparation, je pense que cette manifestation posera de sérieux jalons en ouverture vers l’avenir et l’innovation en ces domaines.
P.P.

Pour télécharger le programme du Colloque, cliquez sur le lien ci-dessous :
TM30-6_AnnonceColloqueVivant_plaquette

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Oriane Bentata-Wiener interviewe Paule Pérez sur la question du genre

La division traditionnelle des sexes est mise en cause et même décriée depuis les gender studies, et notamment depuis la parution du fameux livre de Judith Butler, « Trouble dans le genre » qui montrait à quel point les images socioculturelles exerçaient impact et pouvoir sur nos représentations et nos conduites.

Alors que la différence anatomique apparait évidente, la question de la différence des sexes à d’autres niveaux (comportementaux, sociaux, langagiers, psychiques, pulsionnels…) est ravivée.

En particulier, les conduites intermédiaires entre féminin et masculin (les trans-genres sexuels, les drag-queens, les hermaphrodites, les androgynes…) nous interpellent, créent un saisissement en nous, voire nous déroutent, en ce sens qu’elles posent ou renouvellent la question que se pose chaque humain : « qu’est-ce qu’une femme ? » « qu’est-ce qu’un homme ? ».

La distinction-séparation entre masculin et féminin n’est-elle pas indispensable et surtout nécessaire pour nous « en tant qu’êtres de langage » pour « maintenir sa propre fonction à se comprendre suffisamment pour rester en fonction » autant que pour penser?

D’autant plus que le concept de sexe recèle en son étymologie-même la notion de coupure/ de section.

Et si nous accédons volontiers à l’importante mise en question des gender studies, qu’en est-il ? Celles-ci ont bien ouvert un champ de réflexion radicale, en particulier au plan socio-culturel.

A questionner aussi les dépôts du genre dans la langue, pour peu que l’on songe au principe linguistique fondateur que « les mots n’oublient pas leur trajet ».

L’article de Paule Pérez dans cette même revue, temps-marranes, paru au n° 5 (9 janvier 2009) m’avait interpellée, rencontrant régulièrement des femmes et des hommes avec des troubles singuliers dont les questions identitaires, et aussi de genre, apparaissent en filigrane.

J’ai donc souhaité creuser la thématique avec elle.

Nous discuterons donc ici la distinction comme « principe séparateur pour penser » ainsi que les questions que soulèvent le genre et sa différenciation, de la petite enfance à l’âge adulte, dans le langage comme dans la Genèse, texte fondateur.

Oriane Bentata-Wiener


Voir l’interview première partie


Voir l’interview deuxième partie

Sommaire numéro 28

Editorial
Des désastres de l’hospitalité européenne
Claude Corman

Gaïa met en pièces nos images de la nature
Noëlle Combet

Mezouzah
Juliette Wolf

Entre Médecine et psychanalyse : une coupure ?
Paule Pérez

Editorial : Des désastres de l’hospitalité européenne

La crise des migrants est devenue dans l’esprit des principaux médias de nos pays la première grande crise européenne. En sapant les fondations juridiques de la Communauté, en disloquant la solidarité des peuples qui la constituent, cette crise a transformé l’hospitalité européenne en une foire des quotas comme si les humains, d’où qu’ils proviennent, étaient désormais des chiffres et des bêtes. Cela nous a soulevé le cœur, malgré les vicissitudes et les reculades déjà anciennes de l’idée européenne.

Mais ce que le journal le Monde ajoute aujourd’hui péremptoirement, en ancien bon élève de la classe européenne qui se ravise, c’est que cette crise des réfugiés sonne l’hallali de l’Europe, que la déconstruction de la Communauté est en marche, malgré tous les mécaniciens qui s’affairent à réparer les moteurs juridico-administratifs de l’Institution et les bons samaritains de la Fondation Schuman qui oeuvrent énergiquement à son chevet. Principalement préoccupé de ne pas avoir de bleus à l’âme, et de se prémunir contre les éclaboussures morales de l’affaire, le Monde oublie toutes les autres crises qui ont préparé cet ultime déraillement.

Pour le dire très vite, alors que la Communauté européenne s’était construite sur des mécanismes de solidarité industrielle et des communauté d’intérêts destinées à ruiner la finalité économique des guerres, mais pas à penser de manière originale et inspirée une civilisation européenne, elle a du faire face à un événement de grande importance, bien plus critique et énorme que l’actuelle crise des migrants : la fin de la division de l’Europe, la destruction du mur de Berlin, la réunification allemande, la déconfiture de l’idéologie communiste sur son sol aussi bien que dans les sociétés arabo-musulmanes et africaines. Et au lieu que cet événement  de 1989 qui ébranlait de fait tous les anciens calculs secouât en profondeur la Communauté, elle fit comme si rien ou presque ne s’était passé. Or, la liquidation du communisme européen ne signifiait pas, comme l’ont cru ou rêvé la plupart des dirigeants communautaires la splendide victoire du modèle occidental consumériste et libéral, mais bien plutôt la faillite d’un système bureaucratique et policier qui s’était depuis trop longtemps installé dans le mensonge et la répression. Personne ne prit soin de penser l’espace de civilisation nouveau qui était apparu avec la liquidation de la menace militaire soviétique et l’ouverture de la porte de Brandebourg.

Intimement convaincue qu’il lui fallait graver dans le marbre cette victoire historique de la démocratie libérale, la Communauté accoucha d’un document illisible, grotesque et foncièrement technocratique qu’elle baptisa pompeusement Traité Constitutionnel. Le fait que les peuples hollandais et français ne le ratifièrent pas par le vote passa pour une crise d’arriération mentale, une sorte de syndrome gaulois ou batave d’inadaptation aux temps modernes.

La troisième crise majeure que le Monde passe sous silence est celle de la crise grecque. Voilà un petit pays, qui acculé dans les cordes par les uppercuts répétés des organismes prêteurs, renouvelle par trois fois sa confiance à Alexis Tsipras, pour mener une politique contre l’austérité que les héritiers des Caramanlis et des Papandreou s’apprêtaient sans vergogne à imposer au peuple grec. Sous le regard jamais neutre et bienveillant des Colonels athéniens, l’Europe a exigé des sacrifices sociaux inutiles et attend désormais des nouveaux dirigeants hellènes bien plus de vigilance et de sérieux dans le contrôle de ses frontières extérieures, c’est-à-dire grosso modo de tout l’espace méditerranéen constellé d’îles entre la Grèce et la Turquie !

En plus de ces précédentes crises et de la remarquable incapacité de la Communauté à penser son propre espace de civilisation, la crise des migrants révèle quelque chose d’autre : la divergence radicale d’appréciation de la crise des réfugiés par les Européens de l’Ouest et les Européens de l’Est. Tous les pays, sans exception, qui ont vécu pendant plus de quarante ans dans un régime communiste, sont les plus déterminés à fermer leurs portes aux familles syriennes, à décourager les malheureux apatrides de s’installer dans leurs pays. La Saxe allemande, la Tchéquie, la Slovaquie, la Pologne et la Hongrie ont affiché leur refus de la politique communautaire des quotas de réfugiés et les mouvements extrémistes opposés à l’accueil des migrants s’y sont développés plus vite qu’ailleurs. C’est tout de même un paradoxe insuffisamment commenté que les pays ex-communistes soient aussi fermés aux infortunes humaines, comme si le chant de l’Internationale n’avait laissé aucun souvenir nostalgique.

Mais est-on plus clairs et généreux à l’Ouest ? La chancelière allemande Angela Merkel est la seule des dirigeants de l’Europe occidentale à avoir largement ouvert ses portes aux réfugiés et quand bien même lui prête-t-on des arrière-pensées économiques sur la main d’œuvre étrangère, son sursaut moral n’en est pas moins manifeste et sincère. Cependant, les résultats des élections régionales allemandes de Mars n’encouragent pas la politique d’accueil de la chancelière et ailleurs, dans les autres pays fondateurs de l’Union, priment la cacophonie et la débandade. Et du coup, tous les vertueux commentateurs montent au front et soulignent l’incurie, la honte, l’égoïsme, le parjure de l’Europe. Prompts à établir d’édifiantes correspondances entre notre époque et celle des années trente-quarante, ils comparent le sort des déplacés syriens à celui des juifs d’Europe orientale, au temps du nazisme. Malgré la différence des tragédies, nous ne les démentirons pas sur le poids des souffrances et des désespoirs. Mais derrière les malheurs, égaux, des hommes et des femmes, il y a des situations, des cultures, des religions, des régimes, des guerres civiles, des discriminations, des pages d’histoire qui ne sont jamais semblables et ce n’est  pas rendre service aux plus malheureux de notre temps que de les installer dans l’anonymat chrétien des persécutés. L’Europe dite éveillée s’en remet désormais au sentiment chrétien de la compassion. N’ayant plus de pensée active et originale, depuis que l’on a tourné la page des Lumières, enterré la vision critique des penseurs utopiques et socialistes du dix-neuvième et déconstruit au siècle passé la fonction rectrice de la philosophie, l’Europe a trouvé dans le pape François son vrai leader spirituel. N’est-ce pas le pape qui a alerté les consciences européennes sur les noyés de la Méditerranée et les naufragés de Lampeduza ?

Le problème avec la miséricorde chrétienne est qu’elle ne dispose plus de son atout maître, la crainte de l’enfer ! La compassion, isolée de la menace, opère bien peu de déplacements dans les priorités d’existence et encore moins dans les politiques nationales. De sorte que si l’avertissement du pape est fondé et peut à l’occasion ébranler telle ou telle conscience solitaire, il est en vérité incapable de faire bouger les lignes. L’Europe est certes chrétienne, mais elle ne l’est plus qu’à moitié !

Du reste, qu’entend-on dans les capitales européennes ? Certes quelques cris de haine, des slogans infâmes et grossiers contre les migrants, mais la plupart du temps l’expression d’une sincère pitié pour les exilés et les naufragés qui périssent en mer. Cette pitié est cependant assortie d’une forme plus ou moins définie et affirmée de lucidité économique et de réserve culturelle. Dans tous les pays dont le nôtre, qui font face à un taux absolument aberrant et dissuasif de chômage, on entend dire que les migrants ne pourront pas s’intégrer convenablement, faute d’emplois à leur proposer et que la coupe est pleine en matière de politiques d’assistanat. Si on a traité les juifs de métèques dans les universités d’avant-guerre, si l’on a parqué les républicains espagnols dans les camps du Roussillon après la victoire franquiste, et que l’on a tenus longtemps les polonais pour des gens de seconde classe et des ivrognes, l’intégration par le travail a toujours joué son rôle assimilateur. Dans les mines de l’Est, dans l’artisanat du bâtiment espagnol, les fermes italiennes du Sud, les commerces ou les professions libérales, les migrants de cette époque, sur laquelle on étalonne imprudemment la nôtre, ont trouvé à s’employer et à vivre de manière indépendante. Et qu’on le veuille ou pas, la relative homogénéité religieuse avait alors facilité l’intégration, sans négliger la force idéologique et mobilisatrice des partis et syndicats ouvriers. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. La solidarité internationale des prolétaires est à peine plus qu’un slogan et l’identité musulmane des migrants d’aujourd’hui introduit une singularité culturelle et symbolique qui est une source de malentendus et de divisions. Surtout depuis qu’une version fanatisée, brutale et criminelle de l’Islam a partout gagné du terrain et multiplié les actes de terreur.

De sorte que si l’on en revient au début de notre propos, il nous semble que la rétribution de vertu que s’accorde le journal le Monde en faisant feu de tout bois contre l’inertie européenne, spécifiquement dans ce drame humain des expatriés syriens, est aussi vaine qu’imméritée.

Car, répétons-le, c’est faute d’avoir engagé l’Europe dans une destinée bien plus originale et courageuse à la suite des les grandes crises qui ont secoué son passé récent que l’on peut aujourd’hui mesurer le degré d’impuissance et de paralysie de la construction communautaire. Et pas l’inverse !

Le Monde s’autorisait la conclusion prophétique que le lamentable « traitement » de la crise des migrants syriens signait et datait la déconstruction de l’Europe communautaire. Mais comment conjecturer pareille dissolution ? Encore aurait-il fallu que l’Europe ait créé autre chose qu’un Marché unique ou une zone de convergences monétaires. L’a-t-elle fait ? Non. Dans notre lettre aux jeunes européens, nous en appelions précisément à la création d’une très vaste université européenne ouverte à une  pensée hardie et inspirée, « un gai savoir » sur la civilisation, sur la Richesse, la Technique, le Temps. Et nous formulions aussi le souhait d’ y concevoir un Traité theologo-politique des Temps actuels.

Je ne sous-estime pas le pape François comme leader spirituel. En revanche je ne le considère pas comme un inspirateur de la pensée moderne, traversée par mille champs de savoirs complexes et du coup j’ai du mal à imaginer que l’on puisse s’en remettre à « l’amour du prochain » pour repenser de fond en comble les criantes avanies de l’hospitalité européenne.

Claude Corman 13 Mars 2016

Gaïa met en pièces nos images de la nature

Face à la crise climatique, nous restons passifs, comme indifférents alors que depuis une trentaine d’années, nous sommes avertis d’éventuelles catastrophes que nous prédisent toujours les chercheurs. Ce qui aurait pu n’être que crise passagère se transforme sous nos yeux en une « altération de notre rapport au monde », formule qui est aussi, Bruno Latour le souligne, dans son ouvrage « Face à Gaïa » une définition de la folie. La folie appelle une thérapie en ces domaines où l’espoir serait un aveuglement. Est-ce dans cette perspective de « soin » que, sans l’énoncer précisément, ce philosophe anthropologue nous propose de repenser notre conception de la nature et de lui préférer Gaïa nom de la terre, dans un retour à une figure archétypale ? L’ « hypothèse Gaïa », dite aussi «  hypothèse biogéochimique » il l’emprunte à l’écrivain scientifique écologique James Lovelock (né en 1919 et ayant théorisé « Gaïa » en 1970). « Face à Gaîa » : voilà un titre énigmatique voire inquiétant, évoquant au fil de huit conférences un conflit, conflit dans lequel nous sommes désormais pris, selon l’auteur et dans l’élaboration duquel il devient vital de s’engager.

 

L’anthropocène

Ce terme désigne selon les chercheurs, l’ère nouvelle dans laquelle nous nous trouvons, même si les géologues hésitent à la dater nettement, se contentant de constater que nous sommes sortis de l’holocène.

Cette ère nouvelle  prend naissance dès le XVIIIème siècle avec l’essor des sciences et des techniques. Et avec le terme qui l’identifie. Ce mot, désignant une période géologique durant laquelle l’action humaine a des répercussions sur la planète, nous met en face de la responsabilité de l’homme vis-à-vis des autres vivants.  Nous sommes dès lors, face aux « entités non humaines », (forêts, rivières, montagnes, monde animal), tenus de changer d’échelle pour lire l’histoire. Il semble vital de faire  l’apprentissage d’une nouvelle temporalité avec de nouvelles exigences pour freiner une civilisation technologique glissant à vive allure vers l’incontrôlé. Cette problématique était déjà présente dans « Malaise dans la culture » où Freud constatait que les hommes sont en mesure de se détruire en exploitant techniquement, par des voies de plus en plus artificielles, les forces naturelles.

Dans le duo/duel homme/nature  nous pouvons repérer quelques pièges. Celui qui caractérise l’ère anthropocène est de « techniciser » l’écologie pour la mettre au seul service de l’homme (anthropocentrisme) et non du vivant (biocentrisme) alors que l’humain fait partie des existants. Cela conduit à reproduire un comportement qui a contribué à la destruction de l’environnement. Or, si l’homme a besoin de la vie, la vie a aussi besoin de l’homme.

 

Erreurs conceptuelles

Pour Bruno Latour,  notre habitude d’opposer ou associer culture et nature  est responsable de notre inertie devant la crise actuelle et nous pousse à ignorer la réalité de la nature. Ce mauvais  pli conceptuel fonde l’ère anthropocène  en laquelle la nature est « désanimée »,  désormais considérée comme une sorte d’ « objet » au seul service de l’homme.

A l’opposé, toujours si l’on s’en tient à cette sorte de couple nature/culture, une autre erreur aboutissant à la crise climatique serait de « suranimer » la nature, c’est-à-dire de déplacer sur elle des conceptions religieuses, ou, comme l’auteur les nomme aussi, « contre-religieuses », c’est-à-dire  prétendument à l’écart de la religion alors qu’elles en restent imprégnées. C’est ce qui se produit lorsque nous  considérons la nature comme une unité, une globalité. Elle serait alors « totalisée », considérée comme seul milieu vivable.

On peut penser au film de  Sean Pen  « Into the wild » qui  illustre bien l’aspect mortifère d’une telle conception. Il s’agit de l’histoire vraie de ce baroudeur dont l’obsession est de vivre au seul contact de la nature sauvage. Ceux et celles qu’il rencontre sur sa route et avec lesquels il noue des liens forts, tentent de le dissuader. Avide d’une fantasmatique liberté absolue au sein d’une nature matricielle,  il ne distingue plus entre l’attitude légitime qui consiste à s’opposer aux aspects aliénants de la civilisation et la nécessité vitale de rester en lien avec les humains. Au moment où il comprend l’importance de ce lien et veut revenir sur ses pas, la rivière en crue lui barre la route, le poussant à réaliser les débordements implacables des catastrophes naturelles et quand, le gibier venant à manquer, il cherche à se nourrir de champignons, il en absorbe un vénéneux. Il est à l’article de la mort. Un grizzli tout à coup, est là qui l’observe et passe son chemin. Scène extraordinaire : sous l’œil indifférent de la bête, le monde sauvage conduit à la mort cet homme  piégé dans une idéalisation de la nature.

 

Sortir du binôme nature/culture

Tant que nous ne parvenons pas à dépasser les théories traditionnelles qui opposent la culture et la nature, nous en remettant essentiellement pour la première à la science et à la technique et, pour la seconde à des conceptions philosophico- religieuses, nous restons enlisés dans une sorte d’hébétude passive ou dans des absurdités telles que le climato-scepticisme, sorte de négationnisme ou encore le clivage paradoxal entre les discours politiques et leur absence d’impact sur la réalité, tant sont fortes les puissances d’argent qui veulent poursuivre l’exploitation et bientôt l’épuisement des ressources de la terre.

L’on peut considérer comme une alerte le franchissement d’un seuil irréversible de production de CO2 dont on sait qu’il ne pourra être infléchi dans les prochaines années. Le signal d’alarme est continûment actionné par les chercheurs : il est urgent d’agir mais en même temps, les politiques ne contribuent que chichement à l’action et à la dépense  quand ils n’accélèrent pas, en particulier dans les forages, un processus au terme duquel les rétroactions de la nature ne pourront être endiguées.

Pour mieux sortir de l’ignorance concernant le changement climatique, Bruno Latour propose un remaniement conceptuel dont deux aspects m’ont paru fondamentaux : tout d’abord ne plus penser en termes de nature et culture, ce qui comporte quelques difficultés dans la mesure où l’association des deux termes est au fondement de notre pensée aussi bien en ce qui concerne les sciences que la philosophie. Le sociologue propose de remplacer ce binôme en pensant plutôt en termes de terre ou de monde. Mais attention, deuxième point longuement développé par lui au cours d’une des conférences : il faut quitter l’idée de la sphère. Il emprunte ce point de vue à Sloterdijk qui, théorisant ce que l’on peut entendre par environnement (Umwelt) montre qu’il est impossible de le concevoir comme une sphère, c’est-à-dire un tout unifié. S’appuyant sur des recherches scientifiques, ce philosophe introduit l’idée de  multiples environnements caractérisant les divers éléments qui composent la vie.

Il propose donc l’idée d’enveloppes multiples vitales pour ces éléments, chacun défendant la sienne.

 

Alors Gaïa ?

Les « enveloppes » telles que Sloterdijk les théorise viennent renforcer l’un des concepts fondamentaux de Bruno Latour, celui des puissances d’agir. Même si Spinoza, à ma connaissance, n’est pas nommé sur ce point, on pense inévitablement à l’ « Ethique », Partie III, proposition VI : « Chaque chose autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être » ; si on lit cela avec l’idée des « enveloppes » de Sloterdijk, il devient clair que « pour persévérer dans son être », chaque chose, chaque élément du vivant, humains compris, exercera sa puissance d’agir- formulation récurrente dans les conférences de Bruno Latour mais que l’on rencontre aussi dans l’ « Ethique »- pour défendre son « enveloppe » contre ce qui pourrait la mettre en péril.

C’est là qu’intervient Gaïa, (« figure –enfin profane- de la nature » selon Bruno Latour) conçue, à l’inverse d’une globalité, comme une multitude d’éléments disparates, chacun défendant sa « puissance d’agir ». Au bout du compte, Gaïa, si désanimée par l’action des hommes que cela ne peut plus durer, rétroagit à nos actions, à sa manière, qui peut être cruelle comme elle l’était dans le mythe originel,  ambivalente, se montrant tour à tour apaisante et mortifère. Ce faisant, elle devient un acteur jusque dans le champ politique.

L’auteur donne des exemples de ce que représente la « puissance d’agir » et l’on voit qu’il ne s’agit pas de volonté mais de pulsion de vie des existants mus par cette puissance. Le premier est emprunté au roman « Guerre et paix » de Tolstoï où les personnages agissent en dehors de toute prévision : ainsi le général Koutouzov gagnera la bataille de Tarutino contre Napoléon en ne l’engageant pas  et il l’emportera  parce qu’il sera, tout en y répugnant, resté immobile face aux nombreuses manœuvres de l’empereur.  Le général n’agit pas mais se fait agir nous dit Bruno Latour, par des forces qu’il ne peut comprimer : « Il devrait avoir des buts mais il est si impuissant dans sa puissance, qu’il ne parvient  même pas à les définir ».

Le second exemple, emprunté à un article journalistique  met en scène l’action de  l’équivalent américain des Ponts et Chaussées  pour endiguer le cours du Mississipi dont le bassin méridional a été artificialisé et qui déborde régulièrement.. Deux acteurs, deux « puissances d’agir »,  sont face à face dans une situation de conflit entre ceux que l’auteur nomme anthropomorphes et ceux qu’il nomme « hydromorphes ».

Le troisième exemple, emprunté à la médecine, met en relief l’action du CRF, (facteur de libération de la corticotropine et de son action de régulation des systèmes endocrinien, cardiovasculaire, reproductif, gastro-intestinal et immunitaire.) Voici donc une nouvelle «  puissance d’agir » dont  l’auteur dit qu’elle ne se laisse pas approcher «  avec le même plaisir que « Guerre et Paix ». Mais il n’y a aucun  doute qu’en suivant le CRF, on pénètre bien dans les tours et détours de l’action qui se découvrent encore plus complexes que les replis de la décision de Koutouzof ou les méandres du Mississipi. »

Gaïa est donc,  non pas un objet exploitable ou une globalité, mais une juxtaposition hétéroclite de « puissances d’agir » dont l’homme n’est que l’un des modes. Est-ce que savoir cela ouvre des issues à l’impasse climatique qui nous concerne actuellement ?

 

Déchaînement aveugle de forces antagonistes ou efforts de « composition » ?

Laisser faire conduirait à la domination d’un principe de « raison du plus fort » entre la manifestation de toutes les « puissances d’agir » et à un irréversible règne de l’entropie qui m’a rappelé ce que décrit Nietzsche dans « La volonté de puissance » : « Le monde « n’a plus de sens » car  il est mené par « un jeu de forces et d’ondes de force, s’accumulant sur un point si elles diminuent sur un autre une mer de forces en tempête, éternellement  en train de changer, avec de gigantesques années au retour régulier, un flux et un reflux de formes allant des plus simples aux plus complexes, des plus calmes au plus fixes, des plus froides au plus ardentes, aux plus violentes, aux plus contradictoires, pour revenir ensuite de la complexité à la simplicité… ». Ce jeu des forces qui constituent le monde est immanent et Nietzsche l’a nommé « volonté de puissance ». Il s’agit de l’imprévisible quantum d’énergie qui anime aussi bien le monde que chacun d’entre nous, une sorte de poussée vitale : « Voulez-vous un nom pour ce monde ? Une solution pour toutes ses énigmes ? Ce monde est la volonté de puissance et rien en-dehors  Et vous-même êtes aussi cette volonté de puissance et-rien en-dehors- »

Nous placer « face à Gaïa » semble bien être, pour Bruno Latour, une façon de nous transmettre un savoir de ces interactions se déployant entre la terre et les hommes. Car désormais, Gaïa contre réagit à leurs actions par les multiples « puissances d’agir » qui la constituent. Et cela mène aux catastrophes bien répertoriées : épuisement des sols, déferlements climatiques, destruction des espèces (à quand la nôtre ?) etc.
Pour que ce duel ne soit pas meurtrier, il faudrait élaborer un travail de composition dont l’auteur nous donne des exemples. En particulier, il serait utile de donner une voix aux éléments de la nature, en s’en faisant porte-parole ou avocat dans des instances politiques, c’est-à-dire en l’animant sans la « suranimer ». En admettant que nous ne sommes pas « seuls aux commandes », nous devons partager le pouvoir avec les forêts, l’eau, la terre, les animaux.

C’est ce qui se passe en Hollande où les députés représentent les sujets humains mais où sont aussi élus des délégués appelés à siéger dans le Rijkwaterstaat, Autorité nationale de l’eau.  Donc des autorités superposées s’exercent empiétant l’une sur l’autre et conduites par là même au partage d’un « modus vivendi ». Cet arrangement doit être élaboré et là où il ne l’est pas, en Californie par exemple, où personne ne représente dans la Vallée centrale, l’aquifère dans lequel pompent les arboriculteurs, une situation anarchique s’installe,  quand chaque fermier vole l’eau de ses voisins, préludant à une tragédie des communs. Il est donc vital que Gaïa devienne un acteur politique.

 

Gaïa acteur politique au théâtre des Amandiers

Une simulation théâtrale au théâtre des Amandiers a eu pour objectif, en mai 2015 juste avant  la Cop21 de réaliser une vision politique prenant en compte la question des diverses « puissances d’action » animant la terre. Plusieurs délégations (41)  furent constituées, conscientes du fait que l’on ne peut plus laisser les Etats occuper seuls la scène dans la mesure où ils prennent principalement  en considération  les enjeux économico- politiques, laissant les forces de la nature à l’extérieur de leurs calculs et négociations, aucune instance ne se faisant porte-parole de ces forces, de sorte que l’on en reste à des actions managériales comme à des promesses vite trahies.

Au théâtre des Amandiers, par contre, il y eut, à côté des délégations « Australie », « Etats Unis » etc., représentant les Etats, des délégations « Sols », « Océans », « Espèces en voie de disparition » etc. Chaque délégation travaillait seule, complètement isolée des autres. Ensuite  avaient lieu débats et négociations animés par une présidente. L’entreprise faillit rater à plusieurs reprises et il n’y eut pas de conclusion  mais cette fiction peut apparaître comme l’anticipation   d’une politisation nécessaire des rapports de forces constituant la terre si nous ne voulons pas que ses contre- réactions aux actions exercées sur elle, ne génèrent une entropie menant à la destruction des humains. Et cette politisation à venir est, elle aussi, de l’ordre de la fiction, celle qu’il faut pour imaginer un progrès.

 

Réserves et adhésion

Deux aspects  de l’ouvrage m’ont troublée : la référence à Schmitt et une sorte de point aveugle quant au religieux resté prépondérant, me semble-t-il, dans la conceptualisation de Gaïa.

J’ai une aversion profonde pour  Carl Schmitt  et sa pensée proche du nazisme. Bruno Latour tout en se démarquant quelque peu de lui, lui emprunte l’idée d’une nécessité d’identifier son ennemi. C’est toute la théorie de l’ennemi chez Schmitt que je récuse. Une nécessaire identification de l’ « ennemi » est conceptualisée par lui comme le fondement même du politique, ce qui laisse envisager, selon lui, des guerres absolues, qui, dès lors qu’on les prévoit, ont déjà commencé. Je ne peux m’empêcher de penser à l’idéologie de l’E.I. Carl Schmitt va jusqu’à désigner « le Juif » comme « ennemi absolu » : «L’’ennemi, «l’autre, l’étranger», dont la désignation constitue pour Schmitt l’essence même de la politique, est ici clairement identifié. C’est le juif – un ennemi non pas «conventionnel», mais, selon une distinction que fera ultérieurement Carl Schmitt lui-même, un ennemi «absolu» ( article  de l’Express sur Google : « Schmitt nazi à l’insu de son plein gré ») ; rien qu’à les lire/écrire, ces propos souillent la langue et la pensée ; ils sont juste bons à être vomis et, pour en revenir à la  lutte entre Gaïa et les humains, pourquoi pas, plutôt, puisque  des interrelations conflictuelles se produisent entre tous les éléments qui constituent les « puissances d’agir » de la terre et du monde,  ne pas préférer « adversaire » à «  ennemi », dans une sorte de « partenariat antagoniste » ?

En ce qui concerne le religieux, Bruno Latour le dénonce disant que, sous son influence, nous avons développé, même en toute mécréance, une représentation de la Nature une et globale. Alors je me suis étonnée des accents chrétiens accompagnant dans ses conférences l’idée d’une incarnation des multiples éléments constitutifs de la terre. Pour ma part, si je peux penser qu’en effet, incarnation il y a, je la considère plutôt sous l’angle d’une affinité des particules/ondes constituant les existants influencés par les champs d’énergie qui, s’exerçant sur eux, les informent. Et puis  pourquoi recourir pour évoquer la disparate du monde, à une figure originaire de la Terre-Mère n’excluant pas l’élément religieux, fût-il païen ? Le non-lien tel qu’il s’énonce ici, entre Gaïa et religion, reste à mes yeux, ambigu voire paradoxal. Mais peut-être a-t-il en partie échappé à mon entendement.

Quoiqu’il en soit, j’ai le plus souvent parcouru cet ouvrage avec beaucoup d’enthousiasme mais ne parviens à en donner ici une  qu’une vision fragmentaire et simplificatrice tant il est foisonnant et étayé. L’inventivité manifeste y invite à la pensée, dénonce la catastrophique inertie des humains face à l’évolution climatique, propose des outils politiques permettant d’envisager une issue possible à l’impasse, faute de quoi la terre se déroberait sous nos pas, d’autant plus inexorablement que ceux des vivants humains qui spéculent dans le domaine du profit, du pouvoir, des idéologies, des algorithmes, tendent à étouffer, pour mieux régner, l’esprit critique de leurs congénères de telle sorte que l’on pourrait bien assister à une destruction de l’espèce humaine par elle-même si aucun sursaut ne se produit. Bruno Latour énonce dans « Face à Gaïa » les conditions d’une possibilité de ce sursaut.

NC