L’Urfremde

par Bertrand-F. Gérard

Il peut arriver, ça arrive parfois, qu’un mot, une expression rencontrée  au fil d’une lecture, refuse de regagner ce lieu d’inscription une fois le livre fermé. Une telle insistance n’a d’autre issue que d’engager sur cette trace un travail. Parfois ces mots, ces expressions saisies dans d’autres langues semblent se refuser à la traduction. Ils opèrent une traversée des langues, à la manière de noms propres que pourtant ils ne sont pas, si ce n’est à valoir pour la signature de ceux qui m’en ont enseigné quelque chose. Les Kurumba du Lurum, mes amis polynésiens, à leur insu les AmVets (les vétérans de la guerre du Vietnam) ou les G-sters de L.A. (les gang members) m’ont tous, d’une manière ou d’une autre, éclairé de leurs mots et dans leurs langues quelque dimension opaque des réalités contemporaines. Tracking, terme souvent sollicité par les Aborigènes perdrait toute saveur à être traduit. Il engage à suivre à la trace telle ou telle expression qui s’enchaîne à une autre, puis à une autre encore, convoquant de nouveaux noms, de nouveaux textes selon une trame de lectures successives qui conduisent à l’élaboration d’un nouveau texte tissé avec d’autres mots. Ce texte achevé peut avoir un effet d’élucidation. Celle de e ore te vava dit-on en reo ma’ohi (langue polynésienne telle qu’elle est parlée à Tahiti), retourner le silence ou rompre avec la signification immédiate d’un texte ou d’un propos qui ne dit rien. Le silence n’est pas toujours la simple absence de parole, il peut être rythme ou scansion, mais encore l’écho de ce qui ne trouve pas à se dire. La lecture engage alors à l’écriture, à faire trace de la lecture d’une trace conduisant à l’élaboration d’un autre texte.

Le livre de Georges Zimra, Freud, les Juifs, les Allemands [1], s’avéra d’une lecture difficile, pas toute soumise au plaisir du texte, non qu’il fût mal écrit mais suscitant du lecteur que j’en fus, de renoncer à l’exotisme d’une période de notre histoire si chargée, que ma génération, celle de l’immédiat après-guerre fut sollicitée de ne pas chercher à en savoir trop ; de se prêter à une sorte de suspension dans la transmission. Et voilà que ce livre, dans le sillage des enseignements de Lacan, vient poser ce qu’il me vient d’écrire ainsi : « ce que tu croyais n’avoir concerné qu’eux, ceux des deux générations précédentes, c’est aussi ton histoire, ton héritage, quelle que soit ta généalogie, ta langue, ton terroir ». Et le livre insiste : la psychanalyse, dans le temps de son élaboration par Freud, ce n’est pas seulement une fiction scientifique de l’origine, la horde primitive, la reversion d’une tragédie grecque au registre du mythe, celui d’Œdipe, un nouveau récit d’origine, L’Homme Moïse, c’est aussi la confrontation de la découverte freudienne à la montée du nazisme, le triomphe du langage de la technique jusqu’au pire : la violence programmée, l’entreprise de destruction planifiée de tout un peuple peu après le décès de Freud. C’était avant, mais le monde qui fut et qui demeure le mien n’en est pas quitte. Ni l’archéologie, ni l’ethnologie comme sciences que j’avais sollicitées pour ma formation universitaire ne m’avaient confronté à cette prégnance, il me vient ici de forger le terme de vivance d’un passé pourtant très immédiat dont l’horreur relevait de l’histoire contemporaine sur un versant et de la commémoration sur un autre.

Au fil de ce texte, je me suis trouvé pris au filet tissé par trois mots ou expressions. La première était la haine de soi une référence directe à l’ouvrage de Theodor Lessing dont le titre fut traduit en français par  La Haine de Soi, le refus d’être juif[2]. Le titre de cet ouvrage publié en Allemagne en 1930 était Der jüdische Selbsthass littéralement, nous dit une note de l’éditeur, La haine juive de soi-même. Une traduction qui pour être juste, d’une langue à l’autre, ne m’est plus apparue pertinente à l’issue de la lecture que j’en fis. S’en imposa comme traduction-interprétation l’expression la haine de le-juif en soi. Ce le-juif venant souligner une réification effrayante du juif pour Lessing, un débordement du sentiment d’appartenance dont Zimra nous fait savoir qu’il fut insupportable à Freud auquel Lessing avait envoyé un exemplaire. Une telle aversion de la part de Freud semble liée à l’assentiment de Lessing et de quelques autres à cette déviance obscène née de l’imaginaire de vérité de la science faisant des Juifs, des communautés juives, ce que je nomme ici, le temps de mon propos, le le-juif soit un irréductible objet culturel et biologique. Un pas supplémentaire de la haine ou de l’aversion des Juifs à l’antisémitisme racial telle que les nazis en bricolèrent la légitimité et la raison politico-scientifique.

Le le-juif en tant que la langue du troisième Reich la Lingua Tertii Imperiipour reprendre le titre d’un l’ouvrage de Victor Klemperer LTI[3],s’efforça de l’éradiquer du corps de la langue, mais encore le le-juif en tant qu’il devait être exclu de la procréation. (Leib, la poitrine, le ventre), leLebensborn, “ la source de vie ” comme institution excluait le juif tout autant que l’amour (Liebe), visant à produire des guerriers et des femelles reproductrices au plus proche de l’idéal anthropomorphique de la race nordique dont des “ savants ” avaient déterminé les normes anthropomorphiques.

La troisième expression est une phrase saisie au fil de la lecture de ce même ouvrage  (p. 282)  “  la véritable subversion de l’avancée freudienne réside dans l’idée fulgurante que Moïse était égyptien ”. Elle suscita pour moi un mouvement d’étonnement, cette idée circulait à Rome comme une certitude et en Allemagne nazie depuis bien longtemps ce dont atteste la partie de l’ouvrage de Jan Assmann, Moïse l’Egyptien[4] consacré à Freud. Rien ne s’oppose à considérer comme fulgurant d’avoir relevé plus qu’inventé cette possibilité de l’origine égyptienne de Moïse. Mais une telle épithète contribue, me semble-t-il, à l’effacement du sous-titre qu’envisagea Freud pour son ouvrage L’Homme Moïse et la religion monothéiste, ce sous-titre était roman historique. Un effacement qui est aussi celui de deux noms du côté du roman celui de Joseph, le personnage central de la tétralogie de Thomas Mann auquel Freud déclara “ Je suis l’un de vos plus vieux lecteurs et admirateurs[5] ”, ce qui fut repéré par Marthe Robert[6],  et du côté de l’Histoire celui de Flavius Joseph, historien juif “ romanisé ” qui assista à la prise de Jérusalem. Une partie de son œuvre fut réunie sous le titre Contre Apion[7] dont les deux livres sont consacrés à démentir l’origine égyptienne des Juifs et de Moïse. Deux autres noms subissent dans le Moïse[8] un sort peu enviable l’un est celui d’Abraham divisé entre le patriarche qui se voit exclu du registre de la fondation de l’entité socio-historique juive et l’autre est celui de Karl Abraham dont un texte avait été publié dans Imago en 1912 sous le titre “ Amenhotep IV (Ichnaton). Psychoanalystische Beiträge zum Verständnisseiner Persöhnlichkeit und des monotheistischen Atonkults ”[9]. Certes Abraham et Karl Abraham ne filent pas à la trappe sur le même registre.

A mon sens Freud n’a pas inventé l’origine égyptienne de Moïse qui n’a rien d’invraisemblable pour autant, il a fondé une origine des Juifs à rebours de l’imaginaire scientifique nazi, à rebours de la fabrique nazie dule-juif. Le juif s’y trouve restitué à sa place de nom propre dont l’origine est à décrypter d’un livre, celui de l’Exode, d’une élaboration symbolique fondatrice du monothéisme  et non plus du texte d’une fiction scientifique. Si le le-juif épingle un réel, c’est du côté de la haine des Juifs qu’il convient de le questionner, ce que Freud entreprit.

Plus qu’Œdipe, auquel Freud n’a consacré aucun livre et qui n’apparaît dans son Moïse qu’associé au complexe, c’est l’Homme Moïse qui soutiendrait le mythe freudien. Œdipe ne vaut pour Freud que pour unelégende, Oedipussage[10] ou un personnage épique de Dichtung ou deSage[11], d’histoire ou de récitDans Totem et Tabou, Œdipe s’inscrit dans la mythologie grecque ou les drames de Sophocle. Freud ne pose le statut de mythe Œdipe qu’en quelques rares occurrences, par contre il nomme de ce nom le complexe. On peut se demander si le “ mythe d’Œdipe ” comme vulgate freudienne n’est pas une histoire juive semblable à celle du pull-over juif, celui qu’une mère juive impose à son enfant quand elle a froid, une mère juive qui aurait ici pour nom Anna-Antigone ou I.P.A. Une manière de suaire de l’œuvre de Freud, où Freud lui-même serait le père mort totémisé, figé dans une doctrine comme dans un sanctuaire ou un mémorial.

Et je m’amuse à supposer que ce statut de mythe conféré à l’Œdipe fut un des éléments auquel Lacan refusa de s’affronter trop directement dans son séminaire interrompu en 1963. S’en prendre au statut mythique de l’Œdipe aurait relevé alors de l’agression provocatrice au-delà de l’IPA. Le mythe est moins ce que l’on est tenu de croire que ce qui doit être tenu pour vrai, il fait lien social. Le père mort de la horde primitive humanisée par ce meurtre même fait à mon sens fonction de proposition fondatrice qui engage une théorie, mais qui ne peut être validée dans le cadre de cette même théorie. Il faut un mythe pour la soutenir. Cette fonction là, me semble-t-il, sur la fin de sa vie, Freud la confie à Moïse.

Dans une lettre à Charles Singer du 31 oct. 1938 il écrit[12] : “ (Moses and Monotheism)… il constitue essentiellement la suite et le développement d’un autre écrit que j’ai publié, il y a vingt cinq ans, sous le titre de Totem et Tabou. Un vieillard ne trouve plus d’idées nouvelles, il ne lui reste qu’à se répéter. ” Cette lettre même relève pour le passage cité de la répétition, à Arnold Zweig, lettre du 30 sept. 1934, à propos du troisième essai[13] : “ … elle contenait une théorie de la religion qui n’a, à vrai dire, rien de nouveau pour moi après Totem et Tabou, mais qui apportait plutôt quelque chose de neuf et de fondamental aux non-initiés. ” où se retrouve la fonction mythique. Un mythe qui ne viserait pas qu’à fonder une doctrine mais à barrer et entamer la mystique nazie.

Ni œuvre de romancier, ni œuvre d’un historien, Moïse relèverait d’un acte dont l’enjeu serait la transmission de la psychanalyse qui engage le passage de Freud-Joseph, l’interprête des rêves, l’auteur de laTraumdeutung, à Freud-Moïse le fondateur à la condition que d’autres s’y collent. Il n’y a d’ancêtre fondateur qu’à la condition des vivants ; les non-initiés sont une des conditions nécessaires à la transmission, ce que savent les “ sauvages ” d’Afrique et d’Océanie tout autant que les cercles psychanalytiques. L’initiation chez les Kurumba[14] ne fait pas du non-initié un savant, un docteur en traditions ni un expert en usages et coutumes. Il y apprend a.sinda, le silence et à partir de ce silence à écouter.  A savoir que les Ancêtres sont morts, que nul ne peut parler à leur place, en garantir le propos, si ce n’est à se risquer à l’élaborer à son tour pour d’autres, à partir de ce qui en a été recueilli et de ce qui s’en impose des circonstances présentes. Les trois proverbes qui en disent quelque chose ne sont pas contradictoires : Ce n’est pas l’œil mais l’oreille qui connaît le grand-père et il faut aller sur la place de danse pour connaître la signification des chants. La transmission relève de l’intention et de l’extension et dans un troisième temps de la prise de risque : ce n’est pas l’oreille du taureau mais sa corne qu’il faut craindre.

Ce détour par une tradition africaine permettant d’évoquer trois temps pour la formation du psychanalyste, celui de la cure, de la participation à un travail d’école et du passage à l’analyste qui ne constituent pas une séquence chronologique. Trois temps que cette métaphore africaine permet de poser mais non de résoudre l’énigme à laquelle Lacan s’est par la suite confronté.

De fait le Moïse de Freud ne cesse de susciter des travaux d’initiés et de non-initiés comme autant de lectures, avec de l’écrit, de son texte mais encore de l’ensemble de sa démarche. Moïse est sur le plan du roman comme sur celui de l’Histoire, une mythistoire plus qu’un roman historique, celle de la mise en abîme des origines du peuple juif, ni des Hébreux ni des Israélites comme le note Assmann[15] (deux autres noms qui passent à la trappe) et historise sa formation comme configuration sociale religieuse, ayant donné naissance à un peuple issu de différentes composantes, ayant apporté à la “ Civilisation ” une avancée décisive, mais non à une race ou à une ethnie, ce qui fut le fait des Grecs semble-t-il.Ethnicos judaicos, une catégorie de peuplement stigmatisée comme telle par le christianisme qui se sépara du monde juif au II siècle de l’ère courante. Mais le Moïse de Freud c’est aussi, pour nous, la mythistoire du passage de l’Autrichien juif de langue allemande Sigmund Freud à Freud comme nom du fondateur de la psychanalyse ni juive ni autrichienne, dont l’œuvre poursuit son chemin et engage des effets dans bien des langues. Ce qu’établit avec force l’ouvrage de Zimra.

Il put être reproché à  Freud d’avoir par la publication de ce livre apporté de l’eau au moulin des nazis qui déniaient aux Juifs toute participation à une quelconque élaboration culturelle et à la culture juive d’autre apport ou effet que de contamination. De ce que Freud dit des Juifs ailleurs que dans le Moïse, je ne retiendrais ici que ces deux extraits. Dans une lettre du 31 oct. 1938, à Charles Singer : “ nous étions jadis une vaillante nation ”[16]et dans une lettre à Barbara Low du 19 avril 1936 [17] : “ Nous étions juifs tous les deux… nous avions en commun ce je ne sais quoi de miraculeux – jusqu’ici resté inaccessible à toute analyse – qui est le propre du juif ”. En faisant des Juifs une nation inscrite dans la continuité historique, Freud adhère à l’esprit de son temps régi par la Science et l’imaginaire de vérité qu’elle suscite, celui d’une continuité à l’identique. Les Sages qui répondirent à l’appel de Ben Gourion lancé en 1958 sur la question “ qu’est-ce qu’être juif ? ” ne parvinrent pas à trouver un accord, ce qui témoignait en un sens qu’ils en savaient quelque chose sur des registres différents, les propositions n’étant pas réductibles les unes aux autres mais reflétant diverses modalités d’appartenances.

Par contre résoudre cette question sur le registre de ce qui est “ resté inaccessible à toute analyse ” fait rebond. Sur le plan de la psychanalyse, cet irréductible convoque celui de l’ombilic du rêve ou du roc de la castration et sur le plan de la mythistoire juive, le mot de shear, souvent traduit par le petit reste à partir duquel, sur fond duquel, Dieu fait relance d’Israël après l’avoir détruit ou dispersé. Cet irréductible chez Freud, faisait peut-être rebond de la mise en abîme du monothéisme, de l’éloignement pour lui de la figure de Dieu, du refus de l’appel au “ retour ” que lui lancèrent certains de ses amis. Mais ne cédant sur rien, tout en maintenant son appartenance au monde juif, il fit valoir que la psychanalyse qui n’est ni une religion, ni une science juive, ni un parti.

En retirant à son peuple son grand-homme, Freud lui laissa en partage, à lui comme aux autres, ce petit reste, Moïse a crée le juif[18] et de cela la civilisation dans tous ses avatars n’est pas quitte, pas plus les Juifs soumis aux persécutions que Freud : Le Moïse ne laisse pas mon imagination en paix avait-il écrit à Zweig le 2 mai 1935 [19] . Ce que je nomme ici le reste, les Allemands nazis le nommèrent Jude. Eux aussi avaient pris leur distance avec Dieu, ce qu’ils firent savoir en modifiant l’ancienne devise du Reich, ein Volk, ein Reich, ein Gott en ein Volk (désenjuivé), ein Reich(sans les Juifs), ein Führer (sans Dieu). Ce changement de devise ouvre auLebensborn dont il fut question plus haut ainsi qu’à la L.T.I. et Dieu abandonna effectivement l’Allemagne pour laisser sa place à l’imaginaire de la science qui s’y est engouffré. Extirper le le-juif du corps du peuple et de celui de la langue impliquait dès lors de s’en prendre aux Juifs comme dépositaires et propagateurs du le-juif, mais encore de s’en prendre au soi-même de tout homme juif ou non-juif. La haine de soi, celle des origines, s’abattit sur l’Allemagne et au plus fort sur nombre de Juifs assimilés ou demeurés fidèles à leurs traditions, se considérant comme tels ou dénoncés comme tels.

Le discours de la science avait ouvert partout en Europe le chemin d’un tel désastre, tout particulièrement en Allemagne que, selon un sentiment couramment ressenti à l’époque, ni Dieu ni la Science n’avaient su protéger de la défaite et de l’humiliation en 1918. La Science, dans ce qu’elle comporte de science de l’homme, était alors tournée, obsédée par la question des fondements et de l’origine. Elle imposa ou valida une représentation cladistique de l’humanité contemporaine surgie de la convergence des théories sociales de l’évolution, de la linguistique historique (la quête de l’Ursprache), de la préhistoire (la quête del’Urvater), et de l’anthropologie coloniale récente (le sauvage, le primitif).

Cette représentation envahissante était réductible à ceci : l’état de civilisation et de progrès de tous les peuples actuels du monde témoignait de l’évolution passée qui avait conduit à la civilisation dont l’Europe était l’aboutissement. Ainsi, les Aborigènes d’Australie étaient considérés comme des survivants de l’âge de pierre, les Amérindiens comme des chasseurs-cueilleurs témoignant du paléolithique, les Noirs d’Afrique comme des peuples néolithiques, les Chinois comme des témoins vivants du Moyen-Age etc… la place était ainsi dessinée pour ce que je nomme ici l’Urfremde, un néologisme pouvant être substitué à le le-juif.  Soit ce petit reste d’avant les origines de l’Histoire et qui se serait diffusé de par le monde et aurait survécu à toutes les civilisations qui l’avaient accueilli en accueillant des Juifs, des civilisations décadentes ou qui avaient disparu, comme alors l’Allemagne s’en sentait menacée. Les nazis affirmaient  que cet Urfremde était là inscrit dans la composante juive des peuples d’Europe, mais aussi comme ce qui imprègnait la culture allemande et les corps des Allemands.

Les Juifs n’auraient survécu aux effondrements de ces anciennes civilisations que comme organismes parasitaires, se transmettant aux non-juifs  jusque par télégonie. Il semble hors de doute que l’adhésion massive au régime nazi ne fut pas aussi massive qu’au nazisme, ce qui indiquerait que l’Urfremde, dont nombre d’Allemands avaient peur à juste raison, était aussi cette part irréductible de violence, comme surgie du fond des âges, qui traversait alors l’Allemagne depuis l’armistice et qui trouva dans l’antisémitisme d’Etat un exutoire.

Cet Urfremde, Freud l’endossa, mais à sa manière, tel que la psychanalyse l’y avait conduit, c’était l’acceptation de la mise en abîme de l’origine, l’acceptation d’un nom, l’appartenance à un maillage généalogique dont on ne sait jamais tout, inévitablement composite mais évidé de l’imaginaire de la science et de celui du nom. L’Urfremde est la tournure que prend cet irréductible sous l’emprise de l’imaginaire de vérité d’une origine (Urgrund) réifiée dans un signifiant pétrifié emprunté aujourd’hui le plus souvent au discours de la science. Or cet Urfremde, nous n’en sommes pas quitte et il déborde aujourd’hui son arrimage au nom “ Juif ” sans y renoncer pour autant. Ce que je nomme ici Urfremde, Freud le nomma de ses effets, par un singulier : Malaise dans la Civilisation. Un “ malaise ” aujourd’hui d’autant plus repérable qu’il ne s’est pas résorbé du fait de la défaite de l’Allemagne hitlérienne puis de l’effondrement des régimes totalitaires et dont un des symptômes demeure l’injonction identitaire.

C’est à se séparer  de l’Urfremde dans toutes ses occurrences, à le désarrimer  de toute assignation à un peuple ou communauté, que nous conduit la psychanalyse que nous soyons ou non juifs, noirs, yapa ouma’ohi quelque soient les critères convoqués pour soutenir ces appartenances. Le verbe “ être ”, ici “ soyons ”, induisant déjà que nous y serions, bon gré mal gré confrontés. L’écriture du Moïse nous renvoie à autre chose, qui est de se confronter, sans prendre appui sur l’imaginaire de Dieu, de la science, de la technique, de l’Histoire ou des romans familiaux, à faire fracture des certitudes déployées par cet imaginaire pour tenter de lui opposer ce que la psychanalyse comme science permet de préserver de la division du sujet, y compris comme effet d’une perte originelle matrice et abri de ce que nous nommons ici l’Urfremde.

Note : Le propos du présent article, suscité par la lecture de Freud, les Juifs, les Allemands, ne participe d’une telle perspective que sur le registre de l’essai ou du brouillon ou encore de l’annonce de différents chantiers ouverts par la lecture qui s’en est imposée. Tout y demeure à reprendre, à serrer de plus près… le récent ouvrage de Jean-Claude Milner, Les penchants criminels de l’Europe démocratique, publié après la rédaction de cet article, atteste de ce qu’il s’agit là d’un chantier toujours ouvert malgré la rigueur et le talent qu’il y déploie.

B-F.G.

Cet article a été publié dans Cahiers pour une école, n°10 – la lettre lacanienne, une école de la psychanalyse, Paris.

[1] Ed. Eres, Point Hors Ligne, Paris (2002).

 

[2] Berg International Editeurs, Paris, 2001. traduit de l’allemand par M.-R. Hayoun.

 

[3] Albin Michel, Paris, 1996.

[4] Paris, Aubier, 2001, traduit de l’Allemand par Laure Bernardi. Le titre de l’édition allemande (1998) estMoses der Agypter, Entzifferung einer Gedächtnisspur, le titre original de l’édition américaine (1997), Moses the Egyptian, The Memory of Egypt in Western Monotheism, Harvard Univ. Press.

 

[5] lettre du 6 juin 1935 in Sigmund Freud. Correspondance 1873-1939. Paris, Gallimard, NRF, 1979. p : 464.

[6] La révolution psychanalytique, Paris, Petite Bibliothèque Payot, (1964) 2002 : p. 520 et suivantes

[7] The Complete Works of Josephus, Grand Rapids, Kregel Publications, 1996. “ Antiquity of the Jews. Flavius Josephus Against Apion ” : p. 607- 636.

[8] C’est ainsi qu’en certaines occasions Freud nomme les trois essais qui composent Der Mann Moses und die monotheistische Religion. Nous en conserverons l’écriture abrégée moins par respect du maître peut-être que par économie typographique.

[9] Imago 1, 1912, p. 334-360.

[10] Der Mann Moses und die monotheistische Religion : Drei Abhandlungen in Sigmund Freud Studienausgabe. Fragen der Gesellschaft. Ursprünge der Religion. Frankfurt am Main, S. Fischer Verlag, 1974 : 464.

[11] id. p. 463.

[12] Opus cité : p. 495.

[13] Opus cité : p . 459.

[14] Kurumba, population du nord du Burkina Faso qui eut la gentillesse de m’accueillir quelques années.

 

[15] Opus cité : p. 255.

[16] Opus cité : p. 495.

 

[17] Opus cité : p. 466.

[18] Lettre à Arnold Zweig du 30 sept. 1934, opus cité : p. 459.

 

[19] Opus cité : p. 463.

 

Crise du messianisme

par Claude Corman

Que devient la lumière messianique, cette sorte de télescope poétique de l’au-delà qui renverse toutes les certitudes et temporalités ordinaires, surtout depuis la restauration d’Israël et la reconquête par le peuple juif d’une vraie souveraineté politique ?

Et peut-on à partir de ce fait historique sans précédent privilégier l’une des différentes interprétations du messianisme que les confrontations de la philosophie et de la Tradition ont façonné au cours des siècles?

Après l’effondrement historique du marxisme-léninisme et prenant acte des insuffisances doctrinales de la critique de la bureaucratie, la gauche européenne s’est de plus en plus intéressée à la dimension messianique de la rupture révolutionnaire telle qu’elle est exposée dans l’œuvre théorique de Walter Benjamin.

Dans ses réflexions théoriques sur la connaissance, Benjamin dit que « le concept authentique de l’histoire universelle est un concept messianique » et que «  l’histoire universelle, telle qu’elle est comprise aujourd’hui, est l’affaire des obscurantistes ». Aux yeux de Benjamin, le messianisme prend le relais du progrès ou de la raison dans la lutte contre l’obscurantisme. L’auteur du Livre des passages conteste la continuité du temps historique et plus encore la notion de progrès qui s’y love comme un serpent au soleil. A ce sommeil de l’histoire scandé par le mouvement linéaire du progrès, Benjamin oppose la nécessité du réveil, comme instant messianique qui éclaire dans la sobriété fulgurante d’une aube nouvelle la face difforme et catastrophique du présent et ressuscite en leur rendant justice les morts, les oubliés, les restes.

Après les travaux de Benjamin, il semblait que le concept messianique puisse remplacer le concept d’utopie, mis à mal par les échecs des utopies saint-simoniennes et fouriéristes. Même Marx,débarrassé de la carapace « vulgaire » du matérialisme dialectique avait gagné un temps à être relu sous les espèces d’un penseur messianique.

D’une certaine manière, le livre de Pierre Bouretz, qui explore l’interface philosophie- messianité dans la pensée juive-allemande[1] ne nous permet pas de répondre à nos premières questions, et pas davantage à la prétendue efficacité subversive de la substitution messianité-utopie. Car rien n’apparaît aussi fuyant, brumeux, insaisissable que ce prétendu concept, dès lors qu’on le confronte à sa polysémie, via la multiplicité de sens qu’on lui découvre chez les philosophes juifs allemands ! Sans entrer dans la typologie qu’en dresse Moshé Idel au –travers d’une analyse érudite des différentes mystiques messianiques – extatique, théosophico-théurgique, magico-talismanique ou apocalyptique – on voit bien que les auteurs appartenant à une période et à une géographie européenne communes, Benjamin, Scholem, Buber, Lévinas ou Strauss par exemple n’en ont pas une définition proche.

Peut-être existe-t-il une tension messianique partageable, c’est- à-dire l’idée que le monde inachevé et brutal de la Création doit être réparé, amendé, bouleversé par le tikkun (réparation) des hommes.

Mais dès que l’on a dit cela, on est saisi par le caractère nébuleux et instable de cette proposition. Qui se charge du tikkun, un homme, un peuple, l’humanité ? Et que répare-t-on au juste ? Certes, le messianisme maintient le monde en suspens et évite le nihilisme afférent aux philosophies de l’éternel retour. Mais comment le transformer en en un concept politique ou moral pertinent ? C’est déjà difficile au sein même du monde juif, alors comment pourrait-il s’universaliser ?

Et pour commencer, le messianisme juif est-il encore en phase avec l’attente des Nations qui l’associe à l’espérance d’un monde meilleur où l’instinct animal, la violence et le mépris seraient enfin tenus en respect par l’amour et la justice?

Le rassemblement des dispersés en Eretz-Israël est l’une des approches des temps messianiques. Elle figure en tout cas clairement dans tous les écrits messianiques de l’exil. Hélas, le retour des dispersés est contemporain d’un retour des malentendus, de la guerre, de la haine et des querelles sanglantes de terre et d’héritage. Alors que la lumière messianique est censée rétablir le lien direct de Dieu et des Juifs (Dieu sortant de son propre exil) mais aussi faire retomber sur l’ensemble de l’humanité le Hessed et la Hokmah, la grâce et la sagesse, Israël est piégé dans une guerre infinie avec ses voisins palestiniens et arabes. Une aube nouvelle est arrivée, c’est vrai, pour tous les Juifs du monde, mais elle n’est pas arrivée avec le shalom et la réconciliation. Un immense pont suspendu enjambe la longue histoire de l’exil juif, mais l’apaisement et la sérénité espérés de la construction prodigieuse du pont ne sont toujours pas là. Israël, sous l’effet de la menace a certes gardé son statut de nation à part, mais pas comme nation sainte ou pastorale, chargée de faire vivre la lourde injonction du Sinaï et ainsi retranchée de l’Histoire commune. C’est comme Etat « juif » respecté pour sa technologie et sa puissance de feu, converti en Etat occupant après la victoire de 1967 sur les nations arabes coalisées que l’Etat israélien n’a pas encore rejoint la tranquille banalité des nations.

Et du coup, le messianisme pèse, l’exception de la destinée juive écrase. Surtout quand des motifs nationalistes et sectaires s’en emparent. Avraham Yehoshua, tout comme Amos Oz ou David Grossmann  prône le retour à l’histoire : «  Il nous faut une mémoire et une conscience historiques capables de nous situer dans le temps. Et revenir à la réalité, à la responsabilité. » C’est peu dire que nous vivons une crise du messianisme ! Le messianisme était déjà polysémique et complexe, très difficile à traduire en « aspirations humaines au possible ». Il est maintenant en train de s’épuiser au cœur de la « renaissance israélienne ».

Alors, comment ré-enchanter le monde, comment l’éclairer à nouveau avec la lampe prophétique, ce télescope poétique de l’au-delà, du non encore advenu, si la brisure politique de l’avènement d’Israël ne coïncide pas avec la naissance d’une ère éthique absolument différente, mais qu’elle est bien, en tout cas pour l’instant et pour des raisons multiples, le lieu de révélation de tant d’inimitiés et de malentendus ?

Comment la dialectique judaïque du singulier et de l’universel peut-elle rester vivante et féconde, à l’heure où la survie politique et morale de l’Etat d’Israël en tant qu’Etat non exceptionnel de la communauté des nations requiert l’abandon de toute eschatologie messianique ? Franz Rosenzweig avait peut-être raison : « La terre trahit le peuple qui lui confie sa survie » . On voit bien que le désespoir des colons évacués de Gaza est trop substantiellement lié au territoire et que leur mystique d’un peuple juif affranchi de toute relation invalidante avec les Nations ne résiste pas aux impératifs politiques et moraux d’Israël.`

Bien sûr, on peut imaginer un transfert de l’attente messianique à un autre univers que celui des philosophes, réformateurs et mystiques juifs. Répétons-le, la curiosité renouvelée d’une fraction de la gauche « révolutionnaire » pour les thèses de Benjamin l’atteste. On peut toujours déplacer le sujet rédempteur et l’objet de la rédemption. Mais la nature forcément théologique du messianisme, (qu’il soit vécu comme une intensification personnelle de l’expérience mystique ou comme la promesse d’un renversement apocalyptique des hiérarchies de valeurs et de puissances), se laisse mal domestiquer par une pensée politique nourrie de matérialisme et de méfiance laïque à l’encontre des choses surnaturelles.

Mais surtout ne faisons-nous pas fausse route en établissant une parenté ou un voisinage entre la recherche quasi-nostalgique ou teintée de l’idée de l’éternel retour, de ré-enchantement du monde, et la tension messianique ?

L’enchantement romantique de la nature puisait dans les mythologies grecques, saxonnes ou nordiques ses inspirations. Peuplant la nature de mille créatures merveilleuses et insolites, et conférant à chaque phénomène mondain une dimension titanesque et céleste, la poétisation romantique faisait largement appel à l’imaginaire et à l’exaltation des sens esthétiques et artistiques.

Tout au contraire, l’habitation « juive » du monde est marquée par l’austérité, l’éthique, la mesure. Ou, autre forme de la dichotomie, le désert aride du monothéisme pur face à la forêt féconde et bientôt chrétienne, les philologues du dix-neuvième siècle comme Renan n’en ont-ils pas fait les développements que l’on sait ?  On peut relever ici ou là dans la kabbale extatique ou talismanique une sorte de présence supra-réaliste du divin, mais la règle générale reste la pratique équilibrée de la prière et de l’étude. Il suffit de rappeler ici brièvement la préférence accordée par les décisionnaires du Talmud à l’âne sur le cheval. Le Juif chemine à dos d’âne. Les coursiers, étalons et fiers chevaux appartiennent au monde des Grecs et des Perses. Le Messie lui-même arrivera à Jérusalem monté sur un baudet !

La Loi est difficilement pénétrable par la magie ou par l’art. Coupée de la révélation sinaïtique, elle n’exerce plus une attraction fascinante. D’une certaine manière, le rejet juif de l’iconographie merveilleuse( des icônes byzantines aux enluminures chrétiennes médiévales ou aux images pieuses modernes) s’est parfois étendu à un refus de la représentation artistique tout court.

Mais cet amarrage studieux et austère à la Loi a naturellement décliné avec l’éloignement de la génération de ceux qui virent des voix. Confrontée d’une part à la pensée européenne pré-moderne qui cherche à comprendre raisonnablement le monde et d’autre part aux traumas historiques du judaïsme européen dont l’exil d’Espagne est l’acmé, la pensée juive eut besoin des embrasements messianiques pour préserver sous une forme eschatologique l’énergie déclinante de la révélation monothéiste.

Le temps discontinu du judaïsme est orienté, non pas comme le courant unidirectionnel d’une rivière qui va vers la mer, mais il reste orienté, fléché par différents cycles qui interagissent et perturbent la perception continue du temps physique.

A la Genèse, fait suite le temps de la révélation sinaïtique, auquel succède le temps immesurable et chaotique des générations qui transmettent, même faiblement[2], les lumières de la tradition et in fine les temps messianiques, issue fulgurante et apocalyptique du Temps qui n’est pas nécessairement l’œuvre du progrès moral ou religieux d’une génération.

Le messianisme intègre la part irrationnelle, fantastique, épique de la religion juive. Il a pu soulever les masses à l’époque sabatéenne, quand Sabatai Tsevi promettait la fin de l’exil et le renversement subversif des saints commandements du judaïsme. Il a aussi conféré au sionisme des origines fortement imprégné de nationalisme des accents prophétiques et révolutionnaires d’une dimension universelle ( le kibboutz en est un exemple).

Mais aujourd’hui, la crise du messianisme est patente tout comme se manifeste aujourd’hui, conséquence de cette crise ou simple hasard, le brouillage des horizons révolutionnaires généraux. On ne peut plus dire avec Sartre que le communisme est l’horizon de l’humanité.

Et, tout comme l’inquiétude philosophique des classiques et la science européennes avaient érodé profondément la croyance simple en la Révélation, le nihilisme post-moderne, l’enlisement du rêve sioniste et le collapsus des idéologies communistes ont relativisé et obscurci le thème de la brisure messianique.

Alors, la lumière messianique est-elle éteinte ? Le télescope poétique du non encore advenu est-il définitivement en panne ?

Je ne sais pas répondre à cette question. La marranité me semblait une des réponses possibles. Parce que dans le (et les) marrane(s), les conversations et confrontations d’univers étrangers et anachroniques évitent toute forme de figement, toute autorité du dernier mot et parce que nous avons aussi pour la plupart consciemment ou non écrit une « lettre au père ». La Loi ( c’est-à-dire la responsabilité, la mesure, l’étude) ne peut s’enchanter qu’avec l’espérance messianique et cette espérance ne peut à mon sens survivre (le modèle territorial de la mystique est désormais en panne[3]) qu’en discutant avec toutes les philosophies et arts de l’humanité.

Mais nous ne vivons pas dans des temps marranes. Nous vivons dans des temps nominatifs, territoriaux, inamicaux : identitaires. Les bouffées de solidarité, d’élan généreux « universel » scandent une actualité  dominée par les menaces nucléaires, les intimidations fanatiques, la folle compétition de forces économiques et la fragmentation des continents en colonies.

Pourtant une internationale « marrane » existe, sans doute, invisible, inconnue à elle-même, à qui manque certainement une doctrine ou une charte pour se figurer quoiqu’une telle charte lui soit par définition étrangère, et aux yeux de laquelle la pesée subversive du juste milieu des choses, d’un milieu qui se constituerait des forces de chaque partie voire de chaque extrême, autrement dit une pensée inspirée par la « emtsa »[4] pourrait recueillir une certaine part de l’espérance messianique.
C.C.

 

[1] « Témoins du futur » (philosophie et messianité)

[2] «  La clé s’est perdue mais il reste le désir de la retrouver ». Franz Kafka

[3] Le modèle territorial, sioniste de la mystique est en panne parce qu’Israël se retrouve confronté à un dilemme : S’Il rejoint par une politique de compromis avec le monde arabe et palestinien la communauté des nations, comme le souhaitent la plupart des israéliens «  qui veulent revenir à la réalité, à la responsabilité », Israël obtient une relative quiétude existentielle au prix du déclin de son énergie messianique. Et si Israël nie les contraintes du droit international qui s’impose à tous les Etats, en faisant de son territoire le sanctuaire d’un judaïsme effervescent, insouciant de son environnement oriental, Il se précipite dans une guerre sans fin avec les nations et les peuples voisins…

[4] Sur emtsa, lire le texte de Paule Perez dans ce même numéro.

Du Streben faustien, une tension « entre », à l’Emtsa du Maharal, la « diagonale du milieu »

par Paule Pérez 

Alors que je la connaissais à peine Maria-Letizia Cravetto m’avait demandé après une soirée caniculaire, d’intervenir dans son séminaire « une anthropologie du sous-sol, visions brisées, dénuées, inouïes », à la Maison des Sciences de l’Homme. Elle me lançait ce morceau de phrase « Roland Barthes, la vérité des affects et non celle des idées ». C’était déjà une mise au travail.

 Une idée faustienne ?

Streben, st(e)reibh,  étymologiquement : s’étirer, se dresser – tendre vers, indique une direction, une intention…d’où : s’efforcer d’atteindre, se battre pour, tendre vers un but, aspirer à…

Voyons aussi pour les assonances, sterben et treiben, Triebe…

– Sterben qui a été rapproché de Streben, n’en a pas la même racine indo-européenne. Sterben, -ster : raide, se raidir (mourir)

– Treiben : effectuer un mouvement. Employé transitivement : pousser qq’un, quelque chose (au désespoir, au pré), enfoncer quelque chose (dans le sol), pratiquer (sport, musique, politique, commerce). Employé intransitivement, treiben signifie être bougé c’est-à-dire dériver (au gré du vent, sur l’eau).

Triebe : pulsion, n’a donc n’a donc pas de « sens » particulier, pas d’orientation, à l’inverse du Streben , comme au fil du courant, sans intention , c’est une « force qui va».

L’expression titre de ce séminaire, se trouve dans le Faust, de Goethe :

« L’homme erre tant qu’il s’efforce et cherche. »
(Es irrt der Mensch, so lang’ et  strebt).

« …Le jardinier sait bien, quand verdoie l’arbrisseau
Que les années futures le pareront de fleurs et de fruits. »

Malgré toutes ses errances, et bien qu’il connaisse ses  humaines limites, l’homme persiste et poursuit sa quête d’expériences :

« …si jamais je m’étends, apaisé sur un lit de paresse,
qu’alors ce soit tout aussitôt ma fin.
Si en me flattant, tu peux m’abuser au point
Que je me complaise en moi-même,
Si tu peux me tromper par la jouissance,
Que ce soit là mon dernier jour !
…si je dis à l’instant qui passe :
attarde toi, tu es si beau
alors, tu peux me charger de chaînes
alors, je consens volontiers à périr. »

Si Faust est sauvé, c’est parce qu’il est habité par le Streben, il vit sur le mode Streben : exigeant envers lui-même, il ne cesse jamais de « chercher ».

 

Une tension « entre »

A plusieurs reprises nous avons etendu cette expression chez Maria-Letizia Cravetto : « tendre vers…ce qui n’est pas là. ».

S’agit-il donc d’un mouvement, voire d’une violence, qui anime et traverse un Sujet, poussée qui viendrait d’un sous-sol, avec ce qui s’y attacherait d’inconnu, d’obscur et de dangereux ? Ou l’expression de ce mouvement par le Sujet, qui alors dévoilerait les motifs du sous-sol supposé ? CeStreben opèrerait-il au « su » ou à l’« insu » du sujet, se confondrait-il avec l’inconscient, le recouperait-il ?

L’enjeu étant me semble-t-il de rapprocher dans une démarche anthropologique visions, productions, histoires, différentes selon les individus, et  pouvant aussi coexister dans le même… dont on ne sait pas encore si elles sont des causes ou des effets, et qui sont qualifiées, dans notre énoncé de départ, en tant que visions « brisées, dénuées, inouïes ». Chaque forme semblant être porteuse de violence, de désubjectivation, et aussi, ou alors, d’une bascule interne capable de faire pencher vers la condamnation du futur ou sa garantie d’advenir.

Ce que l’on peut tenir de ce qui a été dit, c’est peut-être alors que, à partir de ce supposé sous-sol, su ou insu, cause ou effet ou les deux, suscitant, invalidant ou dévoyant des productions humaines, un Streben conscient ou inconscient ou les deux… jusqu’à l’aspiration faustienne, pouvait émerger une infinité de travaux différents dans ce séminaire…

D’entrée de jeu, ce qui m’a intéressée dans le Streben c’est le Streben, c’est-à-dire la tension en elle-même, tension essentiellement polymorphe, et qui apparaît sous diverses espèces.

Une tension donc, cela indiquerait une traversée transitive et intransitive (les Sujets traversent et il sont traversés, il y a du passage, de la circulation). Lieu précis mais également diffus, où le Sujet peut faire, justement, l’expérience de l’autre, de l’Autre, et donc de lui-même – mais à quelles places respectives, cela même reste une question en suspens.

Cette idée de traversée, m’autorise à  arriver là où je voudrais : à envisager la tension de Streben comme une tension entre.

Par les différents intervenants[1], comme dans une fugue ou alors une architecture, à géométrie variable par apport au sous-sol, le Streben a été envisagé du côté de l’expression de la violence, de l’absence, autant que comme une transformation et une sublimation, qui en serait l’espèce « civilisatrice ».

Streben, « visions dénuées », », évoquant la psychose, « visions inouïes », évoquant l’art, « visions brisées », évoquant le meurtrela guerre…

Du côté des «visions dénuées »…Nous avons entendu Pierre-Paul Lacas et Michel Guibal, qui ont travaillé avec Gisela Pankow, dans sa proximité avec les patients psychotiques : tensions du patient qui modèle sa pâte croisant celle, en interpellation verbale ou en directivité inattendue de la psychanalyste…Introduite par Michael Dorland, Anne-Lise Stern, au cours d’une intervention heurtée, exprimant les tensions de cette fille que sa mère voulait appeler « Ally » et que son père psychiatre, sur le chemin du bureau de l’Etat-civil, décida de prénommer Anne-Lise – discours déporté de déportée chez qui revient une invective récurrente à ceux qui restent au nom peut-être de ceux qui y sont restés. Et dont j’ai douté d’être apte à l’entendre.

Du côté des « visions inouïes »…Inès Aliverti et Georges Banu, à propos de théâtre. La première à l’évocation des Frères Filippi directeurs d’un théâtre satirique populaire à Rome, de leur Streben de survie, tension entre la répression fasciste et la satire sociale. Le second, au souvenir de Giorgio Strehler, dont le dernier discours fut d’affirmer un théâtre en tension entre spectacle, sens et recherche. Béatrice Hilfiger, dans un incessant questionnement, dans une sorte deStreben en spirale (dont l’effet circulaire n’est pas à mon avis sans rappeler Paul Celan), obsédante interrogation au Nazisme, nous a donné sa vision de l’art dit brut, vu et présenté comme un art explosant du sous-sol, stigmatisé de par sa nomination-même, art considéré comme « dégénéré », art assigné à une place marquée comme celle des fous.

Du côté des « visions brisées »…Maria-Letizia Cravetto, a commenté le travail de Pierre Legendre, qui voit en certaines formes de destins personnels, et notamment avec le crime du caporal Lortie, « les défaites du principe normatif de la limite », et ce qui pourrait faire limite à cette défaite, (je fais allusion à l’histoire d’Isaac, ligaturé mais par un brusque retournement de son père Abraham, finalement épargné), se transformant alors en acte de civilisation. Ce rapport à la loi, et donc à la transgression, a été approfondi par Michèle Sinapi …

Françoise Flamand a évoqué la vie et l’œuvre de Vassili Grossman, Vie et Destin, livre  rescapé, puisque saisi par les autorités soviétiques, mais œuvre miraculeusement retrouvée et reconstituée. Dans cet univers de « reproduction » qu’est le totalitarisme, après l’expérience déterminante de la Bataille de Stalingrad, a été rendu possible ce surgissement du sujet, chez Grossman, un Streben prodigieux. Qui le conduit à concevoir et mener à terme son projet monumental de Vie et Destin. Figure d’un Streben où le sujet de l’écrivain se confond avec son projet. Vassili Grossman se souvenant qu’il y a eu de l’autre, et consacrant le temps qui lui reste à l’écrire pratiquement jusqu’à en crever. Cet ancien journaliste dans la ligne du Parti, devenu capable de pensée, se souvenait-il, alors, de ce qui lui fut transmis à Berditchef son petit shtetel…nul ne saura les mystères de cette transmission. De ce passage intérieur en tout cas, émerge, comme une définition minimale et maximale de l’humanité, à-travers l’expression de « la petite bonté, une bonté sans idéologie… ».

Encore autour de Vie et Destin, Jean-Jacques Blévis nous a exposé sa relation intermittente, avec ce livre, ses trous, ses zones d’intensité. L’air de ne pas y toucher, il les a reliés, en passant, à des figures de mères. Pour lui la « colonne vertébrale » du livre est constituée par les deux passages où apparaissent des mères en relation avec leurs fils. La première est celui de la lettre d’adieu de la mère qui sait qu’elle va être exterminée, à Vitia. La seconde est celle de la visite de la mère au cimetière sur la tombe de Tolia.

 

Tensions et liens « entre »

«Longtemps je me suis couché de bonne heure»[2]. Dans ce texte célèbre, chevauchant comme à l’amble avec le narrateur de la Recherche qui projette d’écrire, Barthes fait part de ses hésitations quant à ses prochains écrits : roman ou essai, quel « genre » choisir. Métaphore, l’essai, ou métonymie, le roman ? Il annonce à un  auditoire de choix, qu’il est bien tenté d’écrire un roman. Gardons en tête ce que le mot de « genre » transporte, de la distinction de la sexuation, masculin ou féminin. Justement cela se passe pour Roland Barthes peu après la mort de sa mère, et il note : « C’est l’intime qui veut parler en moi, faire entendre son cri, face à la généralité, à la science. »…Universalité, ou singularité ?

Barthes expose alors combien il a été secoué par deux textes littéraires : la mort du  vieux prince Bolkonski et les derniers mots échangés avec sa fille Marie, dans « Guerre et Paix » de Tolstoï, et la mort de la grand-mère, dans « La recherche du temps perdu » de Proust. Il expose à quel point l’émotion l’a saisi, lui, Roland Barthes (le théoricien, à une époque où le roman a plutôt mauvaise presse).

« De ces deux lectures, de l’émotion qu’elles ravivent toujours en moi, je tirai deux leçons. Je constatais d’abord que ces épisodes, je les recevais comme des « moments de vérité » : tout d’un coup la littérature (car c’est d’elle qu’il s’agit) coïncide absolument avec un arrachement émotif, un cri ». …

« Le roman… son instance est la vérité des affects, non celle des idées. »

Barthes avalise la vieille dichotomie académique : l’essai et le roman, la raison et l’émotion, l’idée et le pathos, le corps et l’esprit, ou l’affect et les idées. Mais comme une incidente qui serait au cœur de la question, n’est-il pas curieux que la Littérature donne aux « types d’écrits » le mot de « genres », exactement comme s’il s’agissait d’un choix masculin-féminin, ou de l’orientation sexuelle, qu’elle sous-entende, mais à peine, ce qui n’est autre que le désir ? Ainsi jusque là, jusqu’au décès de sa mère, ce que Roland Barthes semble avoir avalisé, ne serait-ce pas le principe de séparation des genres ? Curieux, dans cet espace littéraire du vingtième siècle qui a vu et revu exploser les modes d’écriture : cette explosion n’est-elle pas justement déjà tissée, dans le récit du narrateur de la Recherche. Et Barthes n’en semble pas moins quêter auprès de son public et en lui-même une autorisation d’écrire un roman, roman qu’il n’écrira pas ou si peu.

C’est donc probablement qu’il en va d’autre chose. Car les émotions qu’il dévoile de ses lectures ne ressortissent pas d’un affect banal, de l’anecdote quotidienne. Il s’agit de situations universellement culminantes, fondatrices. Dans le saisissement que Barthes décrit, il n’y a pas que de l’émotion, il y a une conscience de la brièveté, de l’impermanence essentielle, du tragique ou de l’inéluctable, une sorte de secousse qui rend l’événement immédiatement inscrit…Barthes le dit d’ailleurs : « à même le corps du lecteur qui vit, par souvenir ou prévision, la séparation loin de l’être aimé, une transcendance est posée… ». Mais aussitôt cela dit il le replace du seul côté de l’émotion, comme dans un soudain appauvrissement sémiologique et grammatical

Il lui faut presque s’excuser de prôner ce qui relève du sensible, le « pathos »…« au sens non péjoratif », justifie-t-il. Au fond « ce moment de vérité…à supposer qu’on accepte d’en faire une notion analytique[3] impliquerait une reconnaissance du pathos »…

Or, en analyse, ce qui relie l’homme à lui-même, c’est le langage, le mot trouvé, qui prend place dans une béance, dans un trou, le mot qui fait résonance, le mot « juste », le mot qui relie. Le pathos sans langage ce ne serait pas analytique. Barthes est donc comme celui qui repousserait sans cesse d’entrer en analyse, d’entamer une analyse ou de s’entamer en analyse, soit en se logeant dans l’émotion brute, soit en tricotant des concepts analytiques de manière intellectuelle, théorique, au nom d’un alibi académique[4]et oblitérés par celui-ci.

Et ainsi Barthes, reste au seuil de quelque chose, piégé lui-même par ces distinctions artificielles qu’il ne peut que soutenir et qui semblent masquer un interdit ressortissant au désir. Il écrit comme s’il faisait une insuffisance verbale à propos d’une instance qui n’est ni celle des affects ni celle des idées, instance existentielle, qui les rejoint ou les relie. Il effleure rapidement quelque chose de cet ordre par une référence à Rousseau, essayant de parler de « bonté », de « générosité », mais s’en éloigne aussitôt en en faisant un concept, un « philosophème »!

Les deux images dans Tolstoï et Proust, traitent de l’expérience qui noue ensemble la vie et la mort dans la relation entre deux personnages, mais il faut ajouter qu’il y a lien filial et filiation. Barthes évoque la mort d’une grand-mère (Proust) mais surtout la mort d’un père (Tolstoï) quand lui-même a perdu sa mère. Il ne peut s’autoriser à entrer dans un monde qu’il perçoit, celui du roman, comme un genre « qui ne fait pas pression sur l’autre ». Un monde dont la vérité serait « celle des affects, non celle des idées ». Donc il est en train de nous dire que jusque là il s’est contraint dans le genre qui fait pression, celui des idées. Pour ne pas raconter quoi ?

Dans un enchevêtrement de paradoxes et de contradictions, cela semble avoir tragiquement manqué à Roland Barthes, un Streben fait d’une tension, « entre »différentes instances et différents plans de l’être, entre différents « genres ».

On est au cœur de la question de la transmission. Et n’est-on pas aussi devant du symbolique, qui arrime la personne à elle-même et au monde, n’est-ce pas là en quelque sorte une « passe », passage du symbole dont la fonction essentielle est de faire conjonction entre ce qui ne serait que des morceaux, voire pire. A défaut, à quoi, à quelle rampe ou système de contrôle, de pouvoir ou d’oppression interne (discours du maître, de l’universitaire ?) faut-il se tenir, à défaut de nom du père, à l’écrit qui explicite, l’essai, et non à celui qui enfin raconte, le roman ?

C’est à cette charnière qui métabolise les instances ensemble, que se situe la dimension existentielle. Cette instance existentielle, est aussi celle du langage, des mots du pathos peut-être, mais bien plus et au-delà, qui justement peut faire distance, peut organiser, structurer, mettre les choses et lui-même à une place tenable, qui peut faire conjonction entre ce qui a le pouvoir de diviser dangereusement la personne et ce qui a le pouvoir de la relier à elle-même.

 

Emtsa,  diagonale du milieu

Une notion permettrait à mon sens de donner un socle à ce Streben, vu comme une tension entre. Cette notion existe depuis le seizième siècle, elle a été avancée par Le Maharal de Prague (1512-1609), érudit, maître d’exception et homme d’action, diplomate en son temps comme un anti-Machiavel, dont la statue trône à l’entrée de l’Hôtel de Ville de Prague.

Le Maharal fait de la dualité[5], la charpente de sa réflexion. C’est de la contradiction même, donc la dialectique, que se crée toute dynamique. Tout s’organise autour de la dualité, de la discorde, de la contestation, de la déchirure, au travers de couples terminologiques fondamentaux, qui forment des polarités et qui font que le Streben interne de la Bible estdialogal.

Ainsi, au commencement, c’est-à-dire dans Bereshit, la Génèse, est la lettre seconde (le Beth), alors que la lettre première (Aleph), signe de l’unité, vient après. Il n’est plus possible, depuis Bereshit, de tracer une figure du monde, de concevoir une physionomie de l’être, d’imaginer une structure du tout, qui ne comportent en elles une ligne intérieure de clivage. Parmi ces couples terminologiques fondamentaux, certains sont complémentaires comme la cause et l’effet, d’autres sont antithétiques, comme l’essence et l’accident, d’autres encore sont contradictoires comme l’être et le néant[6]… Mais « jamais la coexistence des deux termes du couple n’est stabilisée ; elle est précaire et chancelante. Des polarités qui, de prime abord, semblent parfaitement stables, telles que la déviation de l’effet à partir de la cause, la contiguïté de la puissance et de l’acte, sont subitement mises en question, se déchirent et se reconstituent sous un nouvel aspect. »

Ainsi, le Maharal pose la dualité pour la surmonter, faisant émerger entre les deux termes opposés un troisième terme, celui du milieu, l’emtsa. Il crée ainsi un espace intermédiaire pour décrire les inter-réactions. Celles-ci peuvent être en disjonction, en conjonction, en infléchissement, ainsi,emtsa peut prendre le sens de « en mouvement, tendant vers, destiné à, préparé pour, adapté à, digne de, se rattachant à, s’unissant à » – formes possibles de Streben.

Ces formes peuvent aussi tourner ou s’associer. Par exemple l’existence peut être l’opposé du néant, mais aussi l’opposé de l’essence, qui dans ce cas, n’a pas comme opposé l’accident. Ainsi encore « seder est en général l’ordre naturel du monde créé, mais parfois ce terme désigne le plan ou le projet de la création, berya. »

« Pour le Maharal, l’existence même du couple est à ce prix, car les deux termes sont en perpétuelle tension l’un par rapport à l’autre. Sans cette tension, ils ne seraient pas…. Streben tension « entre » pourrait donc aussi être envisagé comme emtsa « diagonale du milieu », qui le déroulerait autrement.

….Le thème du milieu « relie la verticale à l’horizontale »…comme un saut, c’est cela, la diagonale du milieu, l’emtsa. André Neher se livre dans le sillage du Maharal à une difficile méditationSi le milieu « n’est pas au bout », « n’est pas un extrême », il peut alors s’instaurer la « zone de refuge » de l’être, le lieu où on échappe au néant et à la mort… Ainsi « le milieu seul est la dimension du souhaitable »…Il est donc le lieu de l’acte éthique.

Il s’agit du contraire de l’extrême, ou du compromis, mais dans l’esprit du Maharal, cela devient plûtot la quête de l’harmonie, de l’équilibre. Ce n’est pas parce qu’elle garantit l’homme contre les extrémismes que la diagonale du milieu, emtsa, est éthique. Elle est éthique parce que l’éthique est l’optatif, « ce qui doit être ».

Donc ce n’est pas son aspect de compromis (c’est-à-dire une suite de rétrocessions) que le Maharal met en avant, mais l’effort qu’elle nécessite. La création de la paix entre les hommes « ne tient ni du droit strict…. ni de la générosité pure ». La création de la paix est « souhaitable »… « entre l’obligation et la gratuité », c’est une diagonale gagnée et non un amoindrissement, ou encore un aveu de faiblesse. Cette diagonale requiert d’être en tension permanente.

Car bien au-delà du compromis, qui n’en est qu’une pâle représentation, « c’est une interférence et même une interpénétration des contraires, leur conservation au moyen d’une synthèse ». Une bonne synthèse ne procède pas par élagage et suppressions, elle est une recherche pour conserver et intégrer le maximum d’éléments contenus dans les parties, le plus grand dénominateur commun.

Elle est donc la condition de toute véritable alliance, en ces temps de guerre, en ce climat ce « makif » de guerre, où chacun ne voit que d’un seul côté le bon ou le mauvais, l’ami radical ou l’ennemi absolu.

Il s’agit « d’une position « intermédiaire », à se trouver « entre » deux autres éléments qui l’entourent et l’épaulent », par ex. dans le rôle de Moïse, entre monde supérieur et monde inférieur, Moïse est l’organe entre l’absolu et le relatif mais participant des deux…Ainsi cette fonction intermédiaire d’emtsa apparaît comme un médium, « agent de rapprochement de liaison et de dialogue ».

Ainsi suivre les commandements (en ce que cela peut signifier hors-religion,  accomplir un acte conscient et pensé) c’est poser un acte intermédiaire entre l’esprit et la matière, c’est tenir compte de vide radical entre ces deux opposés. Car c’est parce qu’il y a un vide que peut se jeter un pont entre l’un et l’autre. Il faut qu’il y ait un vide pour qu’une alliance s’opère. Il faut que la distance ait été identifiée pour qu’il y ait alliance possible.

 

Un Centre qui n’a rien à voir avec celui que nous connaissons

Enfin emtsa est aussi pour le Maharal, « point d’organisation, d’unification, de perfection », comme l’aimant attire la limaille, comme le centre d’une figure permet d’en saisir toutes les composantes. Pour cela aussi, le lieu de toute alliance.

Emtsa comme tension, n’est ni espace ni temps ni matière, mais en quelque sorte un mouvement immatériel en puissance. L’emtsa envisagé comme un milieu occupe précisément la fonction de tiers, de médiatrice, de bissectrice, de medium, il triangule une relation au lieu de la laisser dans la dualité tout en étant au milieu et non à l’extérieur. Il est une sorte de tiers interne, d’autre introjecté dans le sujet. C’est le troisième élément qui constitue le moyen terme.

Ainsi à titre d’exemple : « L’homme central à partir duquel s’est formée l’humanité est Seth, engendré après Caïn et Abel. Le patriarche central, dont la personne tout entière s’identifie avec le peuple d’Israël, c’est Jacob, le troisième…l’homme central, c’est Moïse, qui naquit en troisième après Aaron et Myriam…»

Il est question d’une quête de lien entre le juste et la justesse, entre-deux de la vie, vision du compromis, posé non comme un acte tiède, mais comme une tension augmentatrice « de l’un vers l’autre », comme la création d’un tiers aussi, la fondation d’une alliance tenant compte de la possible conjonction des contraires en un saut ou un sursaut de l’être, en tension, avec l’autre, tout autre opposé qu’il soit. La modernité du Maharal est-elle déjà dépassée ou encore non avenue?

P.P.

Le séminaire « Streben, pour une anthropologie du sous-sol », aura pour  session de 2006, comme thème conducteur :

De l’idéal à la haine.

Première séance le 13 décembre 2005 à 19 h

Maison des Sciences de l’Homme, 54, boulevard Raspail – 75006 Paris

Salle 215, de 19 à 21 h.

Pour obtenir le programme détaillé de l’année et la liste des intervenants, nous consulter, ou bien contacter directement Maria- Letizia  Cravetto à : Evidenza@wanadoo.fr

 

[1] Il s’agit du séminaire de l’année 2004

[2] «Le bruissement de la langue», essais critiques IV, Le Seuil.

[3] C’est moi qui mets en italique.

[4] En fait la Littérature ne semble plus faire obstacle au mélange des genres depuis la fin de la période classique et ou depuis le Romantisme. Rousseau « fait » de la philosophie et de la politique tout en racontant sa vie par les Confessions et ses marches dans « Les rêveries du promeneur solitaire pour ne citer qu’un exemple. Il en va de même pour  le « roman » allemand, « L’homme sans qualité » n’est-il pas aussi une chronique des derniers sursauts de la « double monarchie » ?

[5] André Neher, « Le puits de l’exil »,  Ed. du Cerf (1991).

 

[6] Tableau des couples terminologiques fondamentaux exposés par André Neher à partir de l’œuvre du Maharal:

+ aristotéliciens                        +platoniciens                      +talmudiques

 

Cause-effet                                Etre-néant                         Unité-multiplicité                              Facteur- conséquence                 Existence- modification     Attachement-séparation

Forme- matière                          Addition- défaut                 Donnant-accueillant

Esprit- corps                              Début- achèvement            Racine- branche

Métaphysique- physique             Création- loi naturelle        Fruit- écorce                                Acte- puissance                          Ascension- chute

Général- particulier

Essence- accident

Autonome- hétéronome

 

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Sommaire numéro 0

L’entaille du commencement
Pourquoi créer une revue ?
Claude Corman et Paule Pérez

Sidération préliminaire sur un traité
Entre l’aveu et l’inquiétude, une position intenable
Claude Corman

La vie, telle un chuintement
Schibboleth, être l’autre chez l’autre, une affaire marrane
Paule Pérez

Benny Lévy et l’idée de l’Europe
Claude Corman

L’entaille du commencement

Pourquoi créer une revue ?

Ils mangent du porc pour faire croire qu’ils sont de bons nouveaux chrétiens, mais pour l’Inquisition, ce sont eux-mêmes les porcs : des marranes. La plupart d’entre eux sont issus de la conversion forcée au catholicisme, des juifs hispano-portugais, tout au long du XV ème siècle. Ceux-là naissent donc davantage dans le bruit et la fureur que dans la tiédeur studieuse d’une méditation sur la vérité relative des dogmes, ou encore la ferveur saisissante d’une nouvelle foi.

Le marrane est contraint à renoncer à la religion juive, premier abandon qu’on peut définir en négatif, et qui résulte de l’intolérance ou de la haine de l’autre. Choix difficile, que la conversion ou la mort : s’il ne périt pas en martyr de sa foi pour la sanctification du Nom, il se retrouve dans la peau du converso, catholique convaincu, ou crypto juif. Dans les deux cas où que se loge sa sincérité, il demeure un suspect et une cible : suspect pour le Saint-Office, et cible pour l’Institution de la limpieza de sangre. Porteur d’un opprobre constitutif, combien lui faudra-t-il de générations pour diluer le sang juif et accéder à cette pureté sans laquelle ne saurait advenir le rêve d’Isabelle, celui d’un royaume intégralement catholique? Les marranes sont d’abord des créations négatives, des sous identités ou des contre identités.

Fin du XV ème, en 1492 en Espagne et un peu plus tard au Portugal, un autre choix tout aussi cruel apparaît : se convertir ou quitter la Péninsule ibérique en y laissant tout. Certains partent vers la Méditerranée, errent quelques décennies entre Salonique et Livourne, à la recherche d’une citoyenneté, tandis que d’autres s’installent dans le Sud de la France, dans les territoires d’Afrique du Nord de l’Empire ottoman…Lorsque les provinces du Nord du Royaume d’Espagne sous Philippe II se libèrent, d’autres encore s’en vont vers les Flandres, Anvers et Amsterdam, où les gouvernants leur permettent de pratiquer leur culte.

Retour impossible à l’état antérieur

Tandis qu’ils peuvent de nouveau sans danger revenir à la foi de leurs pères, c’est intérieurement qu’ils ne le peuvent plus. La première entaille faite à l’origine a laissé une trace indélébile. Entre-temps, on a découvert le Nouveau Monde, la Réforme s’est étendue, l’horizon s’est ouvert, et la pensée avec. A l’époque de Galilée, de Spinoza, la mise en lumière de l’illusion, du mensonge ou de l’imposture, dans la dogmatique chrétienne et les autres religions, était le fait d’une pensée désormais scientifique et déjà philosophique, d’une quête d’intelligibilité.

C’est bien dans le second processus d’abandon de son identité, cette fois-ci en positif, c’est-à-dire en refusant la tutelle d’un judaïsme rabbinique sourcilleux et rigide, qui s’est recréé sur les rives libérales de l’Amstel, ou ailleurs, que le marrane naît vraiment à sa singularité radicale.

Et se constitue l’étrange aventure de ces « doublement » marranes, interdits d’être des juifs en Espagne ou au Portugal, naguère convertis dans une foi étrangère et imposée, puis refusant maintenant de couler des jours paisibles dans la foi retrouvée des aïeux : « car vous seuls avez pu être faussement chrétiens, et vraiment juifs là où l’on ne pouvait être juif et faussement juif, là où vous eussiez pu l’être vraiment » (Balthasar Isaac Orobio de Castro).

Nouveau chrétien pourchassé, puis nouveau juif insatisfait, le marrane inaugure une crise sans précédent de la question de l’identité, en brouillant les signes de la filiation, en changeant de nom, en prenant des « alias », en interrompant le cours si ancien des lignages.

Au seuil d’une reconversion enfin possible, malgré l’écrasant héritage d’une histoire emplie de drames, d’injustices, de crimes, de déclassement, de servitude, d’étoiles jaunes (on portait déjà la « rota », un morceau de flanelle cousu sur la pelisse dans certaines judérias d’Aragon), le marrane se dérobe, ratant volontairement ou maladroitement ses retrouvailles avec l’origine et l’appartenance : l’identité ne se forge pas mécaniquement sur la reconnaissance des siens. Avec ce fait capital que la culture matricielle n’est plus disputée exclusivement par des interdits extérieurs, des persécutions ou des reproches étrangers et qu’elle est devenue elle-même aussi, motif d’objections intimes, le marrane ne retrouve pas la paix dans le judaïsme renaissant. Il est désormais arrimé à des instances qui se contrarient et conversent néanmoins entre elles, l’intranquillité de la conscience a creusé son lit dans les esprits.

Ainsi la marranité va, au fil des générations, des migrations plus à l’Est ou bien encore vers le Nouveau Monde…comme une identité « pré » occupée préoccupante.

L’identité n’est pas non plus définissable en creux, en négatif, comme la mémoire oubliée mais en activité, d’une enfance, d’un trauma, ou d’un meurtre. Cela ne veut pas dire qu’on n’en garde pas la trace, ni la douleur. Car il y a eu entaille et que cette entaille poursuit son travail. Mais de quelle nature est donc cette trace, celle d’un désarroi permanent, récurrent, d’une cascade d’ombres revenantes, d’une effigie de soi, ou encore celle d’un « petit reste qui refuserait à se laisser oublier »? Comment se joue-t-elle du conscient et de l’inconscient ? De l’individu et du collectif ? Quelle transmission pourrait y être saisie et comment? Temps, lieux et pensées sont devenus inajustables, pris dans cette conversation intime, contradictoire et contrariante.

Les marranes n’ont pas de lieu de culte ou de rassemblement, aucun lieu ne dit cette histoire-là des marranes, aucun lieu-dit. L’identité, ce terme- même conserve-t-il alors un sens, ne sera plus jamais formulée, établie de la même manière, privée qu’elle est d’une stabilité radicale.

Lui-même, l’autre

Le double processus d’abandon, d’abord forcé puis choisi, est tout aussi bien une double stratégie de contournement de l’altérité. Le mouvement du marrane n’est pas simplement de tourmenter sa double appartenance. Qui l’a mieux fait que Spinoza? C’est aussi d’envoyer à l’autre : si je ne suis pas là où tu me crois, es-tu vraiment si sûr alors, d’être là où tu es? La mise en question en deviendrait une seconde nature.

En tension entre des pôles qui coexistent et se conjuguent ensemble, se déclinant dans toutes les nuances de leurs combinatoires  – à un pôle, le rationalisme spinozien et à l’opposé le messianisme héritier de la Cabbale lourianique de Sabbataï  Tsévi – l’identité  marrane peut donc être conçue comme une fonction d’onde de l’identité, qui présenterait tous les états intermédiaires entre ces deux pôles, cette spectralité du marranisme permettant de s’opposer à la réduction du phénomène marrane à des états stables et confortables.

Tandis que certains sont dérangés dès que s’installe un doute, ou alors tenaillés entre la nécessité de l’intégrité et l’embrasement pour des idéologies nouvelles « faisant table rase » de leur passé, ou de la tradition, le marrane découvre le plaisir de l’incertitude.

 

L’idée marrane

A rappeler l’urgence qu’il y a à toujours ré-interroger de l’intérieur ses propres sources, la part obscure ou refoulée de sa pré-destination, sa généalogie historique, et à re-visiter en acceptant la tension nécessaire, les textes fondamentaux auxquels une identité fait écho, ce que nous aimerions appelerl’idée marrane n’abrite pas de nostalgie de l’origine ou de l’authenticité.

Aussi, passant de l’intime au registre public, viendrait-elle alors proposer une citoyenneté questionnante, désajustée peut-être, elle-même aussi en tension?

Nous souhaitons nous appuyer sur le fait marrane comme sur un rapport vivant au monde, une perspective, ou encore une ligne de fuite, pour la pensée de ces temps heurtés.

Il ne s’agit pas pour nous de garder jalousement les portes d’une marranité issue du tronc du judaïsme mais au contraire de la disperser et de l’étendre comme possible parmi des modèles anthropologiques d’une condition humaine déracinée dans un monde de plus en plus incertain. Ainsi nous pensons à la « théorie de l’archipel » chez Edouard Glissant, l’ « hybridité » de Sherry Simon, les « identités composites » d’Amin Maalouf, tout ce qui a trait au « multiculturalisme », aux « identités croisées »…La marranité ne s’oppose pas à l’explosion de la « multi appartenance », mais ferait plutôt irruption dans le champ politique du « métissage ».

Pourquoi Temps marranes, une intention…

Nous avons le souci de peser les écrits et les réflexions de chacun, non pas de les classer ou de les stigmatiser. S’en remettre à l’hypothétique apaisement des désaccords, par le seul fait d’un dialogue contradictoire des multiples identités, et en cela penser qu’il y a là débat constructif, nous est insuffisant. Nous irons jusqu’à mettre en question à la racine les identités fortes, primaires, sans craindre de déconstruire. Mais les peser, c’est évaluer leur force, leur puissance d’interpellation, leurs leçons, et dans cette pesée, il est rare que l’on rejette en bloc une oeuvre ou que l’on décrie un auteur.

Parce que nous tenant nous mêmes sur une ligne de crête, comme un Sisyphe débarrassé de sa pierre qui roule, mais qui contemple depuis les hauteurs les innombrables cadavres de l’Histoire, nous fuyons, les hommes du procès, les inquisiteurs du ressentiment, de la mise à l’écart, de la vindicte.

Le marrane serait alors celui qui toucherait du doigt la maladie du sérieux et de la suffisance, qui crisperait toute croyance ou corps de paroles, exposée aux bruits et faits de son environnement, autant que la maladie du nihilisme qui, ayant fait main basse sur une époque, se paie désormais avec les agios du cynisme, du consumérisme fébrile et agité et d’un athéisme grossier. Nous n’avons aucune envie d’augmenter liste et nombre de ceux qui gisent au fond. Seules comptent en définitive les paroles qui nous font encore avancer sur la ligne de crête.

Temps marranes, cela veut dire que nous vivons des (ou dans des) temps marranes, c’est-à-dire des temps de rupture, d’exil, de déracinement, de confusion des langues, des croyances, des sexes, mais qui néanmoins font surgir ce qu’ont d’émancipateur, de subversif, de facteur d’espoir, des temps qui confrontent ainsi les êtres, tous les êtres à des contradictions intimes, à des convertibilités inattendues, à des paroles désajustées et inquiétantes, dans un ensemble dialectique et en suspension.

Temps marranes, qui sont donc à considérer autant du point de vue de l’histoire de chacun, comme un temps naissant de la singularité, et non de l’individualisme, que dans une perspective géopolitique plus vaste et plus aléatoire : où l’humanité oscille entre les mille tentations de la haine et de la destruction qui sommeillent dans l’intégrité ou dans un imaginaire de l’intégrité, et la recherche plus modeste et en définitive plus exigeante, d’un avenir habitable et donc négocié.

Temps marranes, parce qu’on y entend aussi le mot marrant!

Claude Corman et Paule Pérez
Co-directeurs

Sidération préliminaire sur un traité

Entre l’aveu et l’inquiétude, une position intenable

Entre confusion et perplexité, la méthode dispersée et nationale de consultation des citoyens européens fait plonger les électeurs français dans un état de sidération tel qu’elle pourrait priver le traité de son objet d’acte de naissance symbolique de la Constitution européenne.

La sidération, c’est cela, la sidération de la pensée politique en France à l’approche du référendum, est-ce cela qui nous fait réagir ou la honte ? « Oui ou non » ! La question paraît éminemment simple, profondément démocratique. Les bébés ne disent-ils pas « oui » ou « non » tout juste après « papa » et « maman » ? N’importe qui sait dire oui ou non, il est plus difficile de choisir des camps, des partis, des idéologies, des représentations voisines de ce que l’on pense ou souhaite, le PS exhibe bien cette difficulté jusqu’au reniement de son propre vote interne. Mais dans le oui et le non se ramasse une sorte de conscience personnelle du choix qui peut emprunter aussi bien au passé tragique de l’Europe qu’aux dernières lumières blanches de la chapelle Sixtine ou encore à la défense du service public national son ultime raison d’être.

Les arguments, on le sait, se croisent et s’enchevêtrent dans une confusion grandissante, de sorte que toute prise de position dans un référendum de cette sorte est un aveu[1]. Et dans ce type de procès qui instruit à charge « l’Europe » ou « le peuple » selon le cas, ce n’est pas la résurrection du politique qui se révèle comme le croient certains, ni le débat démocratique français, enlisé, verrouillé, qui se trouverait réveillé enfin, à l’occasion de ce référendum, mais la vanité et la naïveté nationales.

Nous pensons que ratifier un traité, qui va organiser la vie de la communauté des 25 nations européennes, dans un cadre étroitement national, est sans doute la cause de ce malaise. On peut préférer, par crainte des réactions irrationnelles des peuples ou par la simple connaissance des ressentiments de toute nature que les citoyens de chaque pays nourrissent envers leurs pouvoirs respectifs, on peut préférer le vote entre élus de condition voisine aux vertigineuses inconnues des choix populaires. Mais là n’est pas l’unique problème. La confusion, croyons-nous est liée au cadre national de la pensée politique qui est absolument inadapté à des questions dont la nature est la construction de l’Europe comme puissance, culture, et perplexité. Car il ne saurait y avoir de culture ou de puissance européenne que marquées, affectées par la perplexité et l’inquiétude. L’exact opposé de l’aveu qui loge dans le oui et le non. N’avons-nous pas été, chacun dans nos nations et à tour de rôle des monstres ?

Ce traité qui doit en principe marquer la naissance symbolique de la Constitution européenne (il est évident que cela évoluera et que rien n’est gravé dans le marbre des Ecritures, Giscard d’Estaing n’étant pas, quoique immortel, l’égal de Moïse ou de Jésus) manque son but, moins par l’opacité de ses articles (ou les reproches qu’on lui intente sur l’oubli du social ou de la laïcité) que par sa ratification dispersée et nationale.

Comment ébaucher une idée européenne responsable et vivante sans une délibération politique synchrone des vingt cinq pays qui composent l’Europe (les vieux ennemis réconciliés, tout comme les petites nations arrachées au joug imbécile des bureaucraties staliniennes).

Comment forger cette conscience politique engageante, généreuse, solidaire, dont les hommes politiques nourrissent nos oreilles distraites et mornes depuis trente ans, sans créer des alliances ou des représentations transnationales (les verts, les libéraux, les sociaux-démocrates, les nationalistes…) ?

Et comment parler d’Europe démocratique si l’on balbutie déjà sur les échelons de la souveraineté : y aurait-il d’un côté l’Europe des experts, des commissions, des « savants » qui fabriquent des circulaires et des lois, sorte de parti autonome et coupé des « masses » tout occupé à se reproduire et de l’autre, la vraie vie politique, qui sent, renifle, éructe, crie, s’enthousiasme ou se dépite, celle-là , cette vie politique en sang, en chair, en langue, qui serait celle de chaque peuple , de chaque nation ?

Par ce qui semble une question simple, « voulez-vous ratifier le traité constitutionnel », on attend une réponse simple : oui ou non.

Mais il faut bien reconnaître que l’immense majorité des citoyens, pour des raisons variées, ont dans la tête une mosaïque composée de oui et de non. Une mosaïque de doutes comme : oui, si les articles du traité, livrés à une multitude de mentalités et d’intérêts respectifs, sont lus et appliqués de la manière qui serait celle dont chacun les pense, les ressent et se les approprie.

En cas de vraie discorde, quelle lecture, quelle application prévaudra, dans les divisions entre pays et internes aux pays, dans la multitude de gouvernants et d’opposants, de politiques et d’experts, d’élus et de fonctionnaires ? Le traité est un cadre ouvert, et nul ne s’en plaint, mais cette ouverture même est génératrice d’inquiétude, de perplexité. Même si le citoyen ne cherche pas l’extrême confort, habitué qu’il est de l’incertitude et des surprises post-électorales, comment, alors qu’il lui est demandé un aveu, c’est-à-dire un acte simple, lui demander du même coup de l’entériner de la sorte tout en lui présentant une multitude d’hypothèses marquées par l’aléatoire?

Le non ne surgit donc pas – contrairement à ce qu’en imaginent ses plus ardents et inconditionnels laudateurs – comme la ré-animation d’un peuple rebelle et d’avant-garde prêt à incendier l’Europe comme autrefois, face au conclave frileux des monarchies. Au mieux surgit-il comme le produit commun d’une peur, d’une lassitude, d’un sentiment de dépossession, au pire comme le résultat du long et patient travail de l’extrême droite de re-nationaliser le champ idéologique hexagonal, afin de pouvoir éliminer tout à la fois les libéraux et les étrangers.

Le non de gauche n’existe tout bonnement pas. C’est ainsi. Le non est souverainiste et nationaliste. Il n’est populaire que parce que la nation et le peuple ont trouvé pendant deux siècles la voie d’une complicité et d’un arrangement profitables. On peut avoir la nostalgie de ce temps et de cette souveraineté, car tous les crimes politiques n’ont pas été commis par et pour la nation. Les souverainistes québécois ne sont pas moins respectables que les fédéralistes canadiens, mais ici, en Europe, nous n’avons pas la même histoire ! « Le non est nationaliste ! » N’est-ce pas un peu court ? Et la défense d’une Europe sociale, d’un autre modèle de développement économique faisant écho à des préoccupations citoyennes, sociales et écologiques, que le traité ignore, est-ce une affaire nationaliste ?

Hélas, le référendum, on l’a vu, gomme la noblesse et la sincérité des argumentations et des inquiétudes. Il enferme la réponse dans le prétoire de l’aveu. Et ce n’est pas le peuple ni le social qui est aujourd’hui dans le box des accusés. C’est la construction européenne elle-même : plaidez-vous coupable ou non coupable, demande-t-on à l’Europe. Le non affirme la culpabilité, il est son aveu.

« Un peuple est toujours le maître de changer ses lois, même les meilleures, car s’il lui plaît de se faire mal à lui-même, qui est-ce qui a le droit de l’en empêcher ? » a dit Rousseau. Sans doute. Mais il est temps d’élargir cette question au delà de l’hexagone ! Qu’est-ce qui peut empêcher l’Allemagne, l’Angleterre ou la Hollande de penser la même chose, de se faire mal ou de changer les lois, même les meilleures ?

Claude Corman

[1] Une allégeance, pour obtenir protection. A contrario, un homme « sans aveu » est un homme sans suzerain pour le protéger et lui donner une appartenance.

La vie, telle un chuintement

Schibboleth, être l’autre chez l’autre, une affaire marrane

 

Enigme marrane sur la question d’existence : Comment s’entend-on et qu’entend-on : car les sentinelles veillent si dans la chair des mots, on ne sait pas, ou plus, interpréter le passage des frontières et des gués. Et les langues sources peuvent s’avérer de redoutables langues étrangères, des langues tueuses.

«Jephté rassembla tous les hommes de Galaad, et livra bataille à Ephraïm ; et les hommes de Galaad défirent ceux d’Ephraïm, car ils disaient : « vous êtes des fuyards, des Ephraïmites », Galaad étant partagé entre Ephraïm et Manassé. Galaad occupa les gués du Jourdain pour couper la retraite à Ephraïm ; et lorsqu’un fuyard d’Ephraïm disait : « Laissez-moi passer », les gens de Galaad lui demandaient : « Es-tu d’Ephraïm ? », que s’il disait « Non », on lui disait : « prononce donc Schibboleth ! », il prononçait « sibbolet », ne pouvant l’articuler correctement ; sur quoi on le saisissait et on le tuait près des gués du Jourdain. Il périt, en cette occurrence, 42000 hommes d’Ephraïm.»  La Bible – Les Juges, 11 – 12
Les Ephraïmites étaient connus pour leur incapacité à prononcer correctement le schi de schibboleth, qui devenait dès lors pour eux un nom imprononçable. Ils disaient sibboleth et sur cette frontière invisible entre schi et si, ils se dénonçaient à la sentinelle au risque de leur vie. Ils dénonçaient leur différence en se rendant indifférents à la « différence diacritique » entre schi et si ; «  ils se marquaient de ne pas pouvoir re-marquer une marque ainsi codée .[1] .

Le schibboleth est un viatique transmis aux tribus et reçu comme une parole protectrice, pour franchir le seuil, il suscite en retour l’hospitalité. Entre le bannissement et l’intégration cela se joue donc dans le récit biblique dans un chuintement entre les lettres Schin et Samekh, la distinction tient dans un souffle. Le soldat devant le gué doit contrôler l’entrée, en invitant les demandeurs de passage à poser un acte d’identité. L’énonciation du mot de passe donne droit d’entrer dans la communauté. Chacun devra le redonner, redemandant son admission à chaque passage.

Si le mot Schibboleth partage les peuples de la région des Ephraïmites, au passage du gué du Jourdain, il renferme et évoque par rejet le mot banni sibbolet, ainsi les peuples ont en quelque sorte ces deux mots en partage. Le mot de « partage » est donc lui-même partagé entre deux sens : il désigne indifféremment  « partage de communauté ou partage de discrimination » (Derrida). Dans le cas du partage de discrimination cela donne l’apartheid,  la mort au gué du Jourdain.

Altération de l’identité et passage critique

Les Ephraïmites ont une prononciation qui divise la langue en les distinguant des autres, et qui du même coup les rassemble par ce trait commun de langage.

Le « bon » mot, le mot « correct », ne peut être prononcé par celui qui n’est pas dans l’alliance. Car si celui-ci sait comment il faudrait le dire, il ne peut ou veut mais ne peut le prononcer. En ne le prononçant pas, il conserve sa singularité et son identité à son propre groupe, précisément. En le prononçant il la perd ou croit la perdre. On pense aux « Vêpres siciliennes » où tant de soldats français perdirent la vie en Italie au XIIIème siècle « pour un pois-chiche »,  n’ayant pas prononcé comme il le fallait le mot de passe «cicceri». C’est le « s » prononcé « che » du temps ou les Parisiens se moquaient des bougnats de la capitale. En Afrique du Nord, facile de reconnaître un interlocuteur juif lorsqu’il parle arabe : les Juifs chuintent le « z » et le « s », qui deviennent « ch » et « j ». L’accent si particulier des Pïeds-Noirs a valu des déboires à ces  immigrés francophones, qui ont connu la discrimination en Métropole.

Quelle est la fonction du mot de passe : il révèle l’appartenance et permet que chacun se réclame ou ressortisse d’une même loi, mais ceci ne se borne pas à cela. Schibboleth révèle mais condamne à la fois. Il y a  un effet de potentialisation, qui transforme le jugement de la sentinelle à savoir qui peut passer, l’aggrave en condamnation. Schibboleth est exactement au point de rupture, de déchirement entre vie et mort. Ce qui discrimine extermine.

Dans le chuintement réside toute la différence convoquée dans ce souffle, dans ce communiqué de « bouche à bouche ». L’homme chuintera donc sa parole en une autre étrange circoncision, à manifestation sonore, pour se rappeler cela, et ce faisant non seulement il parviendra à se faire admettre mais il protègera ses semblables. Schibboleth garde la loi et tient lieu de chemin d’accès. C’est un crible et un tamis d’espace et de temps : celui qui passe le gué passe l’instant décisif, s’il ne le passe pas, cela signifie aussi qu’il est condamné.

Est-il ici question du risque qu’il y a à utiliser la parole dénotée de toute pensée, ou de toute conscience, une parole non élaborée, « incirconcise », sans en connaître les effets et les conséquences ? Si la parole du postulant au passage du gué doit être bien constituée, celui qui la recueille doit faire preuve de discernement et en prendre la mesure. Le mot est presque le même, mais un détail change, la prononciation d’une lettre. Un détail qui fait arrêt de mort, c’est un inquiet « qui es-tu », « qui tue », « qui est tué »…

Un homme, à la lettre

Certains travaux rabbiniques montrent que dans schi il y a l’anagramme d’ich, « homme ». Schibboleth est un mot qu’on trouve dans de nombreuses langues sémitiques ; l’hébreu, le phénicien, le judéo-araméen, le syriaque. Il peut signifier : « fleuve, rivière, épi de blé, ramille d’olivier » (Derrida). L’épi de blé, comme la rivière ou le rameau d’olivier sont des représentations du lien et du passage, l’épi de blé représentant, lui, le chemin vertical entre la terre et le ciel. Une sorte de représentation de l’homme « debout ».

Par ailleurs, la lettre Schin signifie « dent ». Le samekh de « sibboleth » n’a pas de signification propre, à part que c’est une lettre, alors que la majorité des lettres hébraïques sont aussi des substantifs, ainsi aleph signifie bœuf, beitmaison, etc. Dans sa forme le schin est représenté par trois traits verticaux qui selon une tradition, représentent les trois patriarches (Abraham, Isaac, Jacob). A ce titre, la lettre schin représenterait alors un lien entre les hommes et le divin. Dès lors qu’ils prononcent « si » au lieu de schi, les Ephraïmites font disparaître le « ich », c’est-à-dire l’homme. Pire encore, ils évacuent la lettre qui rappelle la mémoire des fondateurs du monothéisme, c’est-à-dire qu’ils en extirpent aussi le divin. Double erreur, par faute de chuintement !

Or, « Ephraïm » a pour origine un mot qui signifie fertilité, productivité. Comment donc une tribu portant en son nom l’idée de fécondité peut-elle l’avoir oublié? Un peuple qui gomme la signification de son propre nom, qui raie son histoire de sa mémoire, en oubliant les générations, oublie de donner une place à l’homme dans le mot qui doit lui assurer la vie sauve, n’est-il pas déjà symboliquement mort. Ils se sont donc coupés de la société de leurs voisins, mais ils se sont également éloignés d’eux-mêmes. Pire que d’ « agacer les dents de leurs enfants », « Ils en ont eu de lourdes pertes ».

Ainsi, la prononciation imparfaite trahit-elle la non-conformité qui rend impossible la relation. A ce titre le schibboleth peut devenir un terrible « lieu » de danger, de tension entre le singulier et le collectif ou l’universel, la vie et la mort, une inépuisable jonction-disjonction verbale.

Est-ce à dire que l’homme dans une minorité doive se cacher pour être accepté, ou alors s’en aller ailleurs ? Ou encore, renoncer à une parcelle de son identité pour être reçu dans un autre groupe humain ? D’autres, à travers les peuples et les contrées, l’ont compris au fil de l’histoire, qui composèrent avec la réalité des solutions d’existence négociées, pour justement que leur descendance soit assurée de se poursuivre, et que d’autres puissent en témoigner. Ils ne se rendirent pas coupables de trahison aux origines ni à leurs transmissions pour autant. Entre l’attente d’égalité, et d’autre part l’injonction de fidélité inhérente à toute appartenance, qu’elle soit mémoire, généalogie, exils, il y a en effet un double tranchant dans schibboleth, qui est à la fois comme le dit Paul Celan, un « barbelé » et une « circoncision ».

Lorsque son devenir est au prix d’un chuintement, s’il l’accepte, il pourra espérer faire avec l’autre un « nous » plus riche, en deçà et au-delà des frontières de l’énonciation en particulier, et du langage en général. Une circoncision symbolique, une alliance par la parole.

Paule Pérez

[1] Jacques Derrida, Schibboleth, pour Paul Celan, Galilée, 1986.

Benny Lévy et l’idée de l’Europe

Dans la Confusion des temps, Benny Lévy fait une proposition radicale : sortir de l’Europe, littéralement : se déprendre, se défier, mais aussi se désintoxiquer de l’Europe, de l’idée européenne. « Il faut vraiment se mé-fier, c’est-à-dire enlever toute fiance, toute confiance, toute adhérence, toute adhésion à tout imaginaire européen ; même si l’on reste en Europe, pour quelque temps- un temps qui, je pense, ne sera pas très long.[i]».

Cela peut sembler une vue bien téméraire et volontairement désajustée, à une époque qui célèbre autour de l’idée européenne, le métissage, la « batardisation » des nations  (au sens où le bâtard a la santé plus vigoureuse que l’animal de race) et l’élaboration d’une charte desapaisements, ce qu’en politique on nomme le multiculturalisme ou le multilatéralisme.

Se déprendre de l’Europe, qu’est-ce que cela peut bien signifier ou peser, alors que peu ou prou tous les intellectuels européens se mesurent à cette aventure politique et culturelle formidable qui met fin au conflit des nations ennemies, mais entend également damer le pion au concurrent américain, accusé d’imposer de manière impériale son modèle de civilisation, ses intérêts, sa puissance technique et hollywoodienne ?
Comment bouder ce qui semble une idée nouvelle et exemplaire, cette idée européenne que des philosophes comme Yirmayahu Yovel voudraient au contraire ramener vers Israël. Car le judaïsme et l’Europe ont une longue histoire commune que ne périme pas la naissance d’Israël. Bien sûr, l’élimination par les nazis et les staliniens du yiddishland, quatre siècles après l’exil ou la conversion des Juifs hispano-portugais porte un rude coup aux espoirs d’émancipation et d’assimilation des Juifs européens. Et il n’est pas moins vrai qu’aujourd’hui, prenant prétexte de l’Intifada et des violences de Tsahal dans les territoires palestiniens, la gauche européenne (ou du moins sa frange la plus remuante et la plus internationaliste) remet en question la notion même d’Etat juif ou d’Etat pour les Juifs en s’appuyant malhonnêtement sur une critique juive du sionisme formulée avant la Shoah. On a même vu certains courants altermondialistes exalter un antisionisme virulent et hystérique proche des thèses islamistes.

En ce  sens là, bien sûr,  l’Europe avance sur un déni de la destinée et de la singularité juives. Benny Lévy pourrait simplement en prendre acte et nous inviter à une méfiance justifiée. Shmuel Trigano, dans un autre registre, se débat sur tous les fronts avec son observatoire du monde juif, comme Taguieff, Redeker ou d’autres le font contre la nouvelle judéophobie islamo-progressiste. On pourrait donc en rester là, à ce simple constat : L’Europe n’est pas guérie de ses préjugés antisémites. Mais Benny Lévy est un penseur trop radical, trop entier pour conditionner sa rupture avec l’Europe sur les inépuisables ressentiments contre les Juifs d’une opinion publique minoritaire et rejetée par les dirigeants européens.

Benny Lévy nous incite d’abord à nous déprendre de l’Europe en raison de la parenté inavouée, secrète, cachée mais décisive à bien des égards de la laïcité et du christianisme.[ii] Or cette parenté semble un pur effet de style car l’Europe laïque occidentale nous est habituellement présentée comme la seule région du monde déshabitée par l’esprit religieux, le seul coin de l’Univers qui boude Dieu. Partout ailleurs comme le révèle une enquête récente du New York Times[iii], le sentiment religieux croît. Au point qu’on peut se demander si la laïcité est encore utile dans l’exception européenne où Dieu est le grand absent. Or, Benny Lévy réfute cette vision. A ses yeux, la laïcité occidentale n’est qu’un christianisme déguisé. « La laïcité- c’est ce que j’ai voulu démontrer dans ce livre (BL parle du « Meurtre du Pasteur » c’est cette intrication entre le politique et le religieux chrétien[iv]»

Geremek dans un article du Monde daté du 7 Décembre le rejoint sans malice en évoquant « l’avancement de l’esprit européen, dans la continuation de deux expériences communautaires du passé européen, de la chrétienté médiévale et de la république moderne des lettres ».

La laïcité européenne est un mouvement de repli, de déguisement du christianisme, probablement lié à l’offensive temporaire des idées nationalistes et socialistes. C’est parce que l’Europe est chrétienne, massivement chrétienne, au delà de ses divisions catholique et protestante que le principe de laïcité régit si adéquatement les affaires publiques. Au fond, le re-ligieux fait simplement retraite dans la sphère privée. Citoyen sans marque, à la spiritualité indistincte au cœur de l’agora républicaine, et fidèle ou non d’une Eglise dans l’intimité du privé : la partition du sujet est fixée. Or, cette laïcité (et j’ai eu l’occasion d’en souligner les limites dans mes réflexions sur la marranité) suppose la dissolution du religieux comme lien social (la religion qui re-lie) et la neutralité des croyances (ou des usages des Ecritures) sur le sujet politique. Une telle puissance de la laïcité n’est concevable, à la limite (et avec beaucoup de réserves…) que sur un socle religieux relativement uniforme, en tout cas, commun à la majorité des citoyens. Dès lors que les mouvements de populations migrantes affectent la démographie religieuse de l’Europe, la laïcité est à nouveau bancale et contestable. Au seul titre d’exemple, dans la croyance musulmane, la partition public-privé est symétriquement inverse de celle du christianisme moderne et la contrainte religieuse s’exerce prioritairement sur le sujet public, exposé au regard et au jugement des autres. On voit aussi, à un niveau macro-politique, tout l’embarras suscité par la question de l’admission de la Turquie ! Il n’est pas nécessaire d’y insister.

Donc, première proposition de B Lévy : Il faut se libérer de l’Europe, « il faut que l’Europe, comme étant cette conscience- là, imaginaire, nous déserte, qu’elle s’en aille de notre tête[v]».

Deuxième proposition énoncée un peu plus loin, dans ces entretiens : Le Juif est l’être qui est dans l’impossibilité d’échapper à Dieu. Benny Lévy reprend ici la définition lévinassiennne de l’être juif (et du sujet) comme l’impossibilité d’échapper à Dieu.

Ces deux propositions, se libérer de l’Europe et l’impossibilité d’échapper à Dieu sont-elles liées de toute nécessité, inconditionnellement ? Si l’Europe est un Occident radical qui a étouffé la voix de la transcendance, qui se délecte de sa rationalité gréco-romaine et se satisfait à bon compte de son christianisme laïque, que pourrait encore y faire la sujet qui n’a pas renoncé à questionner Dieu, qui est dans l’impossibilité d’échapper à ce questionnement ?

Voilà sans doute le fond du dilemme posé par Benny Lévy. L’Europe et le judaïsme sont désormais étrangers, en rupture de ban. Celui qui reste en Europe devient forcément un marrane…On peut à son tour interpeller Benny Lévy : En quoi l’impossibilité d’échapper à Dieu et l’abandon de la conscience européenne sont-elles des attitudes proprement juives, en tant qu’attitudes congruentes, solidaires, insécables ? Benny Lévy a tout à fait le droit de choisir le retour au Talmud, à la leçon des vieux textes juifs qui, par leur épaisseur, leur densité, leurs arborescences, forment comme a dit Levinas un océan … C’est sans doute la voie la plus directe et radicale vers le judaïsme. Mais la question est la suivante : Pourquoi, en quoi, cette voie tourne nécessairement le dos à l’histoire européenne et plus largement occidentale[vi] ?

On voit bien que d’autres minorités culturelles européennes, comme les musulmans, ayant des liens historiques complexes et souvent hostiles avec l’Europe et n’ayant pas moins que les Juifs un « noyau dur » religieux peuvent être tentés par le même largage des amarres européennes. De sorte que si l’on suit à la lettre le programme politique de Benny Lévy, l’idée européenne d’une confluence des cultures et des peuples est une imposture promise à l’échec. L’universalisme européen est un piège, une tentation des consciences endormies. Il faut penser la lecture de la tradition juive sur un mode intensif, débarrassé des objections philosophiques et alors peut-être, si Dieu le veut, la paix des nations sous la lumière de Sion viendra un jour par surcroît. Contrairement à tout le courant juif européen messianiste dont la figure clé est Walter Benjamin, Benny Lévy prêche le retour modeste mais exigeant du Juif dans sa maison d’études.

Par sa densité, sa polysémie, son foisonnement exégétique, la Bible semble répondre par elle-même. Nul besoin de se confronter à d’autres paroles, d’autres histoires, d’autres raisons. La Tora est suffisamment riche pour nourrir indéfiniment ses lecteurs. Le risque de l’orthodoxie n’est pas la bêtise ou l’ignorance, de cela nous pouvons tous convenir. Néanmoins, la Tora est une création désertique et non pas une création insulaire. Le papou ou l’habitant des îles Salomon, avant l’arrivée des bateaux peut douter qu’il existe quelque chose d’autre. L’Hébreu, lui, ne peut pas rester dans le désert, éternellement, car même sous la tente de la shekinah, il meurt de soif. L’Hébreu doit toujours traverser, (et donc être traversé), entre lumière solaire et lunaire, c’est-à-dire entre Egypte et Babylone, entre mer et désert, il n’est jamais seul, et c’est ce premier et fondamental aspect qui rompt avec l’unité génétique et insulaire du mythe. Le Talmud, le Midrash, la Kabbale, tout cela est déjà présent dans les premières lignes de la Tora, car c’est un Livre en marche.

Sous cet angle, le Juif est tout à la fois le sujet qui est fondamentalement dans « l’impossibilité d’échapper à Dieu » et celui qui, précisément en raison de cette impossibilité, se met en marche vers les autres, à sa manière unique, sans conquête, sans mission, sans prosélytisme (Dieu sait si on lui tiendra grief de cette distance).

Si l’on suit Maimonide  dans sa conception du temps messianique comme le Temps où les Juifs peuvent étudier en paix sur leur terre, on voit bien le travail accompli et le travail qui reste à faire. Car le Monde ne paraît pas disposé à laisser étudier les Juifs en paix, pas même à les laisser vivre en paix. L’étude rejoint donc involontairement – car elle est située dans un autre temps, une autre pulsation d’être- les contraintes et les adversités du politique. Le beit ha-midrash ne peut parvenir tout seul à la paix.

Dans la traversée de l’Histoire, il y eut toujours des savants et des sages (citons ici Philon, Mendelssohn ou Hermann Cohen), qui éprouvèrent la nécessité d’ouvrir l’univers juif sur un monde plus vaste au risque d’exposer la Tradition à la contrariété d’une philosophie étrangère. La circoncision marquait l’alliance, l’esprit des générations, dans la chair et la découverte de la philosophie grecque instituait l’espace de l’objection infinie, de ce qui peut précisément et pour tous les humains fonder la possibilité d’échapper à Dieu. Mais c’est au prix de cette objection infinie, de cette confrontation âpre et tendue avec une rationalité qui lui est a priori hostile, que le judaïsme échappe aussi (pas seulement, bien sûr) à la clôture religieuse, à l’esprit de répétition et de mimétisme ou à la raideur théologique, toutes dispositions qui font mourir lentement mais sûrement latranscendance.

Et nous retrouvons par ce détour la question initiale :  Si la laïcité chrétienne féconde l’esprit européen et donc un certain type d’universel (on peut suivre ici Benny Lévy exécutant le concept de guerre des civilisations, puisqu’à ses yeux n’existe qu’une seule civilisation, l’Occident) qu’en est-il du lien entre le judaïsme et l’universel, dès lors que le judaïsme ne peut pas , ne peut absolument pas être laïque sans s’éteindre (sans devenir sous une forme ou une autre chrétien) et qu’on reconnaît le Juif à l’impossibilité d’échapper à Dieu ?

On sait comment Benny Lévy a tranché la question. Le résultat est d’une certaine manière et cette expression paraîtra surprenante ou inadaptée, profondément voltairien. Il faut cultiver son jardin et pour le Juif, le jardin, le Pardes, c’est l’étude de la Tora et l’accomplissement des mitsvot. Et c’est encore mieux, si cette voie de retour vers le beit ha-midrash est vécue et éprouvée à Jérusalem. C’est en tout cas ce qui ressort des dernières adresses de Benny Lévy : se libérer de l’Europe, de la conscience européenne du Juif imaginaire et consacrer ses forces ou ce qu’il en reste au travail sérieux du pharisien, l’étude talmudique.

Mais alors qu’en est-il des autres, de tous les autres qui, malgré une période de réveil planétaire de la religiosité ne vivent pas leur judéité, leurs nombreuses attaches au judaïsme avec le sérieux et la constance des étudiants de yeshiva et traînent à des degrés divers une bonne dose de marranisme ? « Qu’ils aillent au diable ! Ou tant pis pour eux ! » Est une réponse courte et blessante, car le judaïsme est depuis longtemps un spectre d’attitudes spirituelles, intellectuelles, historiques diverses, sans être pour autant une auberge espagnole ou un foyer de confusions. Quelle est donc la part qui est dévolue par Benny Lévy à tous ces autres ? Œuvrer sans états d’âme en faveur d’Israël, soutenir le droit des Juifs de l’intérieur (du texte et de la maison), de l’intériorité exigeante de la Tradition, à étudier en paix, espérant que Sion soit à nouveau une source de lumière pour les Nations. « Je comprends très bien qu’un Juif qui peut avoir la berakha d’une très grande richesse  et qui peut, grâce à cette richesse, aider énormément et le yichuv d’éretz Israël et les institutions, puisse rester là[vii] (En Europe)

Ici Benny Lévy fait un pas, un pas que n’ont pas accompli de nombreux Juifs religieux, orthodoxes ou hassidiques, dans le vaste monde de la diaspora, qui est de lier la terre d’Israël à la volonté de Dieu et non plus au sionisme politique et nationaliste des pères fondateurs . Et ce pas, on le sait, déplace infiniment de choses.

Triade de Benny Lévy : sortir de l’Europe, parce que l’être juif est dans l’impossibilité d’échapper à Dieu, contrairement à ce qui semble désormais être la vocation de l’Europe et se consacrer à l’étude des vieux textes sur la terre sainte donnée par le Bon Dieu.

Ici se fait jour une grande réserve sur la voie « exemplaire » de Benny Lévy qui nous fait regarder la voie « mutilée », marrane de tous les autres avec plus de sympathie. Réserve sur son intransigeance, son refus de pactiser, de compromettre la parole juive avec les bibliothèques de l’universel occidental, avec le labyrinthe, comme aurait dit Borges.

Car, au bout de ce retour orthodoxe à la tradition, de ce retour qui est une forme de rupture avec les bibliothèques illusoires, qui sont à ses yeux des empilements de livre inutiles et interchangeables, le Juif reste seul, aussi seul que le papou ou le cannibale des Iles Salomon avant l’arrivée des bateaux. D’autre part, on ne peut taire le fait que c’est un juif orthodoxe, un juif nourri par les commentaires rabbiniques, un juif inspiré par les vieux textes, qui a assassiné un premier ministre israélien qui tentait de mener son peuple vers cet incroyable temps messianique «  où les juifs peuvent enfin étudier en paix sur leur terre », ni tenir pour anecdotique et mineur le massacre du caveau des Patriarches par le fanatique Goldstein.

Aussi bien , la guerre sans répit ni apaisement ou résolution dialectique entre la philosophie grecque (disons pour faire vite, tout le champ de la rationalité que Husserl a rassemblé dans ses conférences) et la pensée (ou le sensé) biblique, guerre que Benny Lévy fait remonter à la lutte des Hasmonéens contre les profanateurs hellénisés du Temple, est-elle à penser sous cette perspective : qu’en est-il de l’étude, de la paix, de la terre, quand on essaie de les conjoindre, de les lier ? Et si personne ne peut se soustraire à cette question, on voit bien que les réponses ne sont pas univoques. L’étude, la terre, la paix, tout est là, dans ces trois termes qui ont leurs propres forces, leurs propres énergies, et qui sont loin, très loin, de se fagoter harmonieusement. On peut même mesurer à quel point ces trois forces sont « ennemies », tirant le centre de gravité de l’ensemble dans tous les sens, au gré des provisoires victoires de l’une ou de l’autre. Ces trois forces requièrent les Juifs et les non-Juifs, leurs jointures et leurs frictions parfois terribles interpellent l’humanité entière. C’est une équation difficile pour l’humanité entière !

On peut en tout cas savoir gré à Benny Lévy de nous inviter à la méfiance envers une idée européenne extensive qui a troqué les vieilles icônes de la nation et de la race contre celles, plus séduisantes et « universalistes » de métissage, de multiculturalisme, de communauté des nations, et qui prétend avoir mis fin politiquement à l’antagonisme intense de l’étude, de la paix et de la terre. L’Europe en est si fièrement convaincue qu’elle reproche aux autres peuples durablement empêtrés dans le conflit leur antiquité ou leur arrogance juvénile.Benny Lévy ne se faisait guère d’illusions sur cette conviction. L’oubli de l’intensité, de la singularité ne mène pas au shalom. Il ne sert à rien de courir derrière des chimères d’apaisement, alors que les manifestations pacifiques contre la guerre en Irak ont à nouveau mis hors-jeu de tout butin moral les Juifs. Et l’on voit bien, aussi, que le recul relatif des haines nationales au fur et à mesure que le puzzle géoéconomique de l’Europe élargit ses frontières extérieures n’interdit pas et par certains côtés exalte les haines, les ressentiments et les inimitiés entre les citoyens de l’intérieur.

L’Europe est encore, de ce point de vue, une bibliothèque d’illusions …Toutefois, elle commence à s’interroger de son côté sur son identité sans juifs, sans judaïsme, sans littérature yiddish et hébraïque. Elle le fait désormais autrement qu’en célébrant l’événement d’Auschwitz, autrement qu’en se donnant une bonne morale par la repentance. Il n’est pas étonnant que cet intérêt positif envers les nombreuses dimensions du judaïsme ressuscite dans les parties orientales de l’Europe (La Tchéquie, la Hongrie, la Pologne) qui ont connu les affres du bolchevisme après avoir vu disparaître dans les camps nazis l’essentiel de leur population juive.

Dans une certaine mesure, l’être « marrane » européen, à la différence de l’être juif israélien de Benny Lévy, est celui qui continue d’alimenter sa conscience en arguments glanés sur le champ des contrariétés, des objections, des disputes de la trame historique et philosophique de l’Occident. Et il persévère dans cette voie, en refusant le caractère commode et factice d’une innocente partition du sujet croyant et du sujet politique, clé de voûte de la laïcité chrétienne européenne et en s’obstinant à interroger la triade étude-terre-paix, sans dissocier le point de vue des Juifs de celui de l’humanité entière.

Claude Corman

 

[i] Benny Lévy, La confusion des temps, Editions Verdier P37

[ii] Ibid. P 56 : Benny Lévy : «  (…Cette idée m’a conduit…) à soupçonner derrière toutes les propositions laïques les clochers des églises. Alors imaginez que j’arrive à Jérusalem,et que j’apprends que le consul de Jérusalem, représentant de la France à Jérusalem, est responsable, au titre de fils aîné de l’Eglise, de tout le patrimoine chrétien et qu’il est tenu de faire une messe solennelle avec des habits spéciaux ! Autrement dit, si l’on veut avoir la vérité ouverte de ce qu’est l’Etat laïque, il faut aller au bout du territoire…

[iii] « Rise in religious fervor » par Laurie Goodstein (15 Janvier 2005)

 

[iv] « La confusion des temps » P 69

[v] Ibid P36

[vi] Les Juifs hassidiques de Montréal et du Québec (je ne parle pas de tous les autres juifs québécois qui ont un rapport singulier et personnel à l’identité juive) n’envisagent pas leur retour en Israël comme une obligation spirituelle.

[vii] Ibid P 36

 

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