Cantor ou l’étude infinie… de l’infini actuel

par Alain Laraby

La conférence donnée le 18 mars 2009 par Patrick Dehornoy, Professeur à l’Université de Caen, ne portait pas sur l’infini mais sur les infinis. C’est tout dire… ou peu dire en une heure et demie devant un parterre de la Bibliothèque nationale de France, assoiffé d’en savoir plus !

Dans un article, paru en 1874, Georg Cantor fonde la théorie des ensembles en considérant pour la première fois l’infini comme objet d’étude mathématique. Désormais, des théorèmes cernent l’infini !

 

Avant cette date, on parlait d’infini, mais de façon vague. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, l’idée d’infini n’était plus rejetée comme dans l’antiquité (dans son théorème sur l’infinité des nombres premiers, Euclide ne concluait qu’à l’existence d’une quantité de nombres premiers supérieure à toute quantité donné). L’accueil fut timide. John Wallis commença par baptiser l’infini ∞. Sous ce logo, il fut utilisé dans le nouveau calcul décomposant une surface en une infinité de parallélogrammes de même taille, égale à 1/∞ de la surface totale. On demanda aussi au symbole ∞ de servir à décrire le passage à la limite, notamment des séries infinies…

Il s’agissait d’un infini en puissance, assimilable à un processus indéfini. Un pas de plus est toujours possible, à la manière du successeur d’un entier naturel. Avec l’article de Cantor, la gloire arrive. L’infini change de nature et de dénomination avec la lettre hébraïque א (aleph).

La note de Cantor fut courte (5 pages). Deux résultats tout simples, mais d’une portée sans prix : un résultat positif avec la possibilité d’énumérer les éléments d’un ensemble infini; un résultat négatif  avec l’impossibilité d’énumérer les réels.

 

Théorème 1

Ce théorème a donné son nom à l’article : Sur une propriété de la collection de tous les nombres réels algébriques. Il valait mieux valait afficher un résultat positif que négatif. Le directeur de la revue, Kronecker, champion des nombres entiers, veillait. L’impossibilité de démontrer certaines propositions n’avait pas bonne presse. Qu’on se rappelle la preuve de ne pouvoir déduire l’axiome des parallèles à partir des autres axiomes de la géométrie euclidienne ! Un traumatisme resta vivace, même si de nouvelles géométries virent le jour.

Compter tous les éléments d’un ensemble infini ? Vous plaisantez ? – Non, ce n’est pas très difficile. Voyez la numération des entiers pairs : à 0, on donne le nombre 0 ; à 2, le nombre 1 ; à 4, le nombre 2 ; à 6, le nombre 3 ; à 8, le nombre 4, etc. Les entiers relatifs ? Il faut être un peu plus astucieux : à 0, on donne 0 ; à 1, le nombre 1 ; à –1, le nombre 2 ; à 2, le nombre 3 ; à –2, le nombre 4 ; à 3, le nombre 5 ; à –3, le nombre 6 ; etc. Les nombres rationnels positifs ? La démonstration devient très astucieuse : Cantor démontra que l’on peut apparier les nombres rationnels, définis comme quotients de deux nombres entiers, en traçant un tableau à double entrée dont 1re ligne comporte tous les 1/1 ; ½, 1/3, ¼, etc. et la première colonne 1/1, 2/1, 3/1, 4/1, etc. Ce tableau fabrique toutes les fractions en cheminant en zigzag. D’une fraction à l’autre, on numérote : 1, en allant à 1/1 ; 2, de 1/1 à 2/2 ; 3, de ½ à 2/1 ;…

L’ensemble des nombres rationnels p/q apparaît dénombrable. On s’en assure en donnant à p/q le numéro 2p (2q+1). On peut aussi numéroter les nombres réels algébriques. Un nombre réel α est dit algébrique s’il existe au moins une équation polynomiale à coefficients entiers dont α soit solution. La démonstration devient plus ingénieuse. Cantor numérote les nombres algébriques via les équations dont ils sont solution, chacune étant mise en correspondance avec un entier décrivant la hauteur de cette équation. Ainsi la hauteur de l’équation a0xn + a1xn-1 + … + an-1 x + an = 0 est l’entier |a0|+ |a1| + … + |an-1| + |an| + n. On dira qu’un réel algébrique accepte h s’il est solution d’au moins une équation de hauteur h. (Par ex, √2 accepte 5, puisqu’il est solution de x2 – 2 = 0, qui est de hauteur 1 + 0 + 2 + 2.) Or, pour tout h, il n’y a qu’un nombre fini d’équations de hauteur h, donc un nombre fini de réels algébriques acceptant h. Pour énumérer tous les réels algébriques, on numérote ceux, en nombre fini, qui acceptent 2, puis ceux qui acceptent 3, etc.

Cantor conclut à l’existence d’un objet infini comme un tout complet, mais il ne donna pas de formule. Si positif qu’il soit, la tradition fut choquée devant un résultat ne procédant pas d’une construction exhaustive. Cantor disait avoir produit la preuve d’une existence pure !

 

Théorème 2

Quand on aborde les nombres réels, les choses empirent : il n’y a pas moyen de les numéroter, mais, pris comme tout, ils n’en existent pas moins comme infini. La démonstration consiste à pouvoir exhiber un réel α dans une suite quelconque de réels α0, α1,, vérifiant α ≠ αn pour tout n. A cette fin, on essaie d’extraire une sous-suite an0<an2<an4<…<an5<an3<an1 à nouveau en zigzagant, les termes pairs allant en croissant, les impairs en décroissant, le tout convergeant vers le nombre α. Supposons i ≥1 et ni construit. Deux situations se présentent :

– il n’existe pas n>ni tel que α n soit entre an i-1 et an i (strictement). La moyenne des deux termes, α = (an i-1 + an i)/2, diffère de α n. Coincé entre les demi-suites paires et impaires, le réel α  est différent de tous les α n. CQFD ;

– il existe un n tel que n>ni. Soit ni+1 le plus petit élément (propriété de la suite des nombres entiers). Or, comme (R, <) est complet (la limite de toute suite de Cauchy appartient à l’espace considéré), il existe toujours un réel α coincé entre les deux demi-suites paires et impaires : an0<an2<an4< α <…<an5<an3<an. On en déduit facilement α ≠ α n pour tout n.

 

La démonstration procède par récurrence en supposant l’inégalité vraie pour n et en montrant qu’elle est vraie pour n+1. En 1891, Cantor donna une autre démonstration de cette propriété : la méthode de la diagonale, fondée sur un raisonnement par l’absurde en démasquant autrement, dans une suite de réels, un réel α qui n’est pas dedans.

L’argument part de l’idée que l’ensemble des réels compris entre 0 et 1 est dénombrable. Si tel est le cas, on considère, pour chaque n, les développements décimaux de α0, α1,… :

a0 = …, a0,0 a0,1 a0,2

a1 = …, a1,0 a1,1 a1,2

a2 = …, a2,0 a2,1 a2,2. . ..

Considérons le nombre 0, a0,0 a1,1 a2,2…dont les décimales sont les chiffres de la diagonale du tableau à double entrée (chiffres en rouge). Modifions chacune des  décimales de ce nombre de façon à obtenir une réel α = 0, a#0,0 a#1,1 a#2,2… tel que  α ≠ αpour tout n, car le n-ième chiffre du développement de α n est an,n, et celui du développement de α est a*n,n, qui n’est pas an,n. Contrairement à ce qui avait été annoncé, le nombre α n’a pas dans la liste précédente. On tombe sur une contradiction. L’ensemble des nombres réels n’est pas dénombrable.

Avec le recul, le résultat positif apparut mineur et résultat négatif majeur. On ne considère plus aujourd’hui l’infini comme une entité unique. Il y a au moins deux infinis différents! Tous pourraient faire l’objet de démonstration. Cantor s’imposa comme le Christophe Colomb du monde qui passait pour une terra incognita. Son article permit de surmonter l’idée qu’on ne pouvait faire de mathématiques sur l’infini. La voie était ouverte pour d’autres découvertes (les ordinaux infinis) et des surprises défiant la logique (le problème du continu).

 

Les ordinaux transfinis

Cantor fructifia le premier l’héritage qu’il avait légué. Les ordinaux sont une prolongation de la suite des entiers. Les réels n’appartiennent au club, car dans toute suite d’ordinaux non vide, il existe un ordinal qui est le plus petit (on retrouve la propriété fondamentale des entiers. Cette propriété n’est pas vraie pour les réels). Outre les entiers, les ordinaux comprennent, plus grands que les entiers, les ordinaux infinis, appelés aussi « transfinis ».

Pour Cantor (nouveau théorème), il existe une unique suite prolongeant les entiers. Cette suite est munie d’une arithmétique propre (les opérations de base diffèrent partiellement de celles sur les entiers). Démonstration. Dans l’ensemble des ordinaux infinis, il existe un plus petit ordinal, disons ω. On a alors 0<1<3<…< ω. De même, il existe un plus petit ordinal plus grand que ω , disons ω+1. D’où 0<1<3<…< ω < ω+1, suivi par ω+2, ω+3, etc. jusqu’au plus petit ordinal plus grand que tous les ω+n, appelé ω+ ω, ou encore ω x 2. Viennent ensuite ω x 2 +1, ω x 2 +2, …, ω x n, puis ω x ω (noté ω2), puis ω3, ωn, et, au-delà ωω, et beaucoup plus loin (ωω)ω, etc. La construction continue sans fin, semblable à un empilement de tableaux à double entrée infinie dont on ne saurait représenter même le début dans ce compte-rendu.

Dans cet esprit, Patrick Dehornoy évoque, non sans un malin plaisir, les suites de Goodstein qui gonflent et atteignent des tailles gigantesques… Partons de l’écriture d’un entier en base 2. Soit  26 = 24 + 23 + 21. En base 2 itérée, 26  = ((22)2 )1 + (22)1 + 21. En remplaçant la base 2 par la base 3, on obtient très vite un chiffre très élevé : 26 = ((33)3)1 + (33)1 + 31 = 7.625.597.485.071. En remplaçant 3 par 4, 4 par 5, etc., la suite tend rapidement vers l’infini dans la suite de Goldstein qui prend soin de retrancher 1 du résultat à chaque étape… La présence du facteur –1 finit par ronger la croissance de la suite au point de la faire décroître et atteindre la valeur 0 au bout d’un nombre fini d’opérations !

Difficile à croire. Le théorème de Goodstein n’est pas démontrable à partir des axiomes de l’arithmétique usuelle, mais l’introduction des ordinaux permet d’établir ce résultat contre-intuitif. Médusé, un spectateur demanda s’il y a un rapport entre cette preuve et le théorème d’incomplétude de Gödel. L’orateur acquiesça. Comme dans la note de Cantor, le théorème  de Gödel comporte en théorie des nombres deux résultats : un positif (il existe des propositions indécidables) et un négatif (la consistance d’un système ne saurait être démontrée à l’intérieur de ce système). Ce dernier résultat fit aussi des vagues.

 

Le problème du continu

Cantor généralisa le concept de nombre. Non pas de façon algébrique comme l’avaient fait ses prédécesseurs, mais du point de vue de l’ordre. Grâce à la relation « est supérieur à » ou « est après », on peut classer les entiers et les transfinis, mais peut-on aussi comparer les tailles (cardinalités) des ensembles infinis ? Cette question se pose d’autant plus que Cantor démontra qu’il existe une infinité d’infinis. Mais s‘il y a une infinité d’infinis (actuels), comment se positionne l’infinité des réels ? Quel est le card (R) ? Combien y a-t-il de réels ?

Le théorème de non-numérotabilité de 1874 (Théorème 2) montrait que les réels sont de cardinal strictement supérieur aux entiers, i.e. card (R)> card (N). En 1877, Cantor subodora que toute partie infinie de R est en bijection soit avec N, soit avec R. Card (R) viendrait juste après card (N). Il n’y aurait aucun infini coincé entre les deux. Si  (aleph zéro) est le cardinal de l’ensemble des entiers, le cardinal des réels devrait être exactement égal à  (aleph un). Cette idée, en théorie des cardinaux infinis, est l’hypothèse du continu.

Une telle hypothèse n’est pas sans fondement puisque Cantor démontra qu’il existe une suite de cardinalités indexés par les ordinaux …telle que tout ensemble infini a pour cardinalité un et un seul א. L’hypothèse du continu (card (R) = ) peut s’écrire , sachant qu’il existe une bijection entre R et l’ensemble des parties de , soit 2 (par analogie avec le cas du nombre de parties d’un ensemble fini à n éléments, 2n). Il n’existerait pas d’ensemble infini dont le cardinal est strictement compris entre le cardinale de N et de R. On passerait du dénombrable (ou discret) au continu en faisant un seul bond. Quel saut !

Toute sa vie, Cantor essaya de mieux asseoir son hypothèse. Par la suite, on démontra que les fermés infinis (ensemble particulier des réels) et les boréliens (plus généraux que les fermés) satisfont à l’hypothèse du continu. Mais, sauf si l’axiomatique des ensembles de Zermalo-Fraenkel (ZK) est contradictoire, on démontra, à partir de ces axiomes, qu’une telle hypothèse n’est ni réfutable (Gödel, 1938), ni prouvable (Cohen, 1963). Est-elle donc ni vraie ni fausse ?

Pour lever l’énigme de l’hypothèse du continu, on ajouta les axiomes des grands cardinaux (GC), même s’ils demeurent indécidables en grande majorité. Le cardinal d’un ensemble non dénombrable A est un grand cardinal lorsque, étant plus gros que l’ensemble B, il est plus gros que l’ensemble P(B) des parties de B, plus gros que l’ensemble P(P(B) des parties de P(B), etc., et, plus généralement, plus gros que tout ensemble définissable à partir de B. Avec le système ZF + GC (ensembles hyperinfinis), on prouve que les ensembles projectifs satisfont à l’hypothèse du continu. Ce n’est pas encore tout le monde. Rien n’affirme pour l’heure qu’une solution définitive soit en vue. L’hypothèse du continu résiste encore !

Il y a une ironie dans l’histoire : refoulé, l’infini  perçu comme répétition sans fin semble revenir dans le travail des mathématiciens.

Qu’on se console : l’infini actuel se révèle aussi utile que l’infini des débuts de l’analyse infinitésimale. Pour Patrick Dehornoy, il se révèle une source d’inspiration dans l’étude des propriétés des tresses (la théorie des tresses est la géométrie (et le calcul) des croisements. Par ex. l’étude des tresses à 3 brins. Un nœud (tout entrelacs) est la clôture d’une tresse. Les stresses ont une structure de groupe. Dans sa présentation surgit un problème indécidable : il n’y a pas d’algorithme le résolvant).

 

Une impression à corriger

Le lecteur pourrait avoir l’impression que l’hypothèse du continu est un problème en soi. Dans la mathématique actuelle, il n’y a pas plus de problème en soi que de certitude absolue.

Hilbert, au début du XXe siècle, prétendait éliminer toute approximation, tout doute dans l’exactitude d’une démonstration. Partant d’un nombre fini d’axiomes, on devrait déduire tous les théorèmes par des règles d’inférence précises. Un algorithme de contrôle devrait permettre de vérifier l’enchaînement entier des propositions énoncées, des conditions aux conséquences ! Aussi rigoureux fût-il, Hilbert rêvait : toute la vérité mathématique ne peut être contenue dans un seul système formel. Avec son théorème d’incomplétude (1931), Gödel brisa le premier l’illusion. Rien que dans le cadre de l’arithmétique élémentaire (avec les entiers 1,2, 3, … et les opérations d’addition et de multiplication), on n’en peut mais. Le système ne dit pas toute la vérité. Le système n’est pas omnipotent. Turing poursuit, quelques années après, le travail de sape. Dans son article sur le concept mathématique de machine (1936), il démontre que certains calculs ne pourront jamais être effectués par un ordinateur (si astucieuse que soit la programmation et si patient soit-on à attendre le résultat !) Il y a des nombres réels incalculables. Rien ne permet de décider si un programme s’arrêtera ou non. Les idées de Gödel et de Turing ont été reformulées par Chaitin en indécidabilité algorithmique. L’incomplétude est devenue l’incalculabilité, et celle-ci l’incompressibilité. On ne peut que tendre sans trop savoir vers le nombre réel algorithmiquement irréductible Ω.

L’idée certitude absolue est sous-jacente à celle de problème en soi. L’existence d’un problème en soi laisse entendre que sa solution (ou sa non solution) existe en soi pareillement. Elle aussi relèverait de la certitude absolue. Or, s’agissant du théorème de Goodstein ou de l’hypothèse du continu, il n’y a de problèmes qu’à l’intérieur de l’axiomatique qui les définit.

L’énoncé du théorème de Goodstein est indécidable dans le cadre de l’arithmétique de Peano (l’arithmétique élémentaire dans laquelle Gödel a prouvé l’existence d’énoncés indécidables). Cependant, dans une axiomatique enrichie de nouveaux axiomes (l’arithmétique du second ordre ou le système Zermelo Fraenkel), l’énoncé peut être démontré. La question n’est donc pas de savoir si tel énoncé est démontré, mais de savoir s’il est démontré dans un système axiomatique usuel.

L’hypothèse du continu n’échappe pas au choix arbitraire. Pour chaque axiomatique de la théorie des ensembles, l’hypothèse du continu peut être vraie, fausse ou indépendante des axiomes. Il y a autant d’hypothèses du continu que d’axiomatiques dans lesquelles le problème est formulable. Dans le système Zermelo Fraenkel (axiomatique largement acceptée par les mathématiciens), l’hypothèse du continu est indécidable (ou indépendante). C’est cette question que Paul Cohen a réglée. Cependant, ici encore, dans une axiomatique enrichie de nouveaux axiomes, c’est-à-dire dans une axiomatique de la théorie des ensembles plus féconde que celle de Zermelo Fraenkel, l’hypothèse du continu peut devenir prouvable (ou au contraire réfutable). Pour les classes d’ensembles de R comme les boréliens et les ensembles projectifs, l’hypothèse du continu est vraie. Ces familles d’ensembles ne fournissent pas de contre-exemple. Aucun de ces ensembles n’a de cardinal intermédiaire entre celui des entiers et celui des réels.

Au sortir de notre compte-rendu, on ne saurait négliger ces nuances. On pourrait en ajouter une autre : le retour du refoulé (la répétition indéfinie, sans solution en perspective) n’a pas attendu les théorèmes de Gödel, de Turing et de Chaitin. Un système physique, parfaitement déterministe, peut se révéler à la longue non intégrable ! Poincaré l’a montré en étudiant mathématiquement le mouvement de trois corps suivant la loi de Newton. Déçu, il aurait déclaré : « Si j’avais su qu’en étudiant les lois de la physique, on ne pourrait rien prédire, j’aurais préféré me faire boulanger ou postier que physicien ou mathématicien. » Poincaré pessimiste ? C’est trop dire, pour quelqu’un qui déclare : « La vérité recule, mais le savant avance ». Il est optimiste, mais sa première citation, toute anecdotique qu’elle soit, suggère le contraire : le savant avance, mais la vérité recule. Le savant approche toujours plus près de la vérité, mais il ne sait toujours pas à quelle distance il se situe par rapport à elle.

A.L.

 

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La déraison poétique des philosophes

par Noëlle Combet

« La déraison poétique des philosophes » : Christian Doumet avec Kant, Nietzsche,
Hölderlin et d’autres

Sous un titre s’inspirant de la formule de Nietzsche : « cette belle et sauvage déraison de la poésie » (Le Gai Savoir), Christian Doumet explore les liens ambigus qu’entretiennent des philosophes avec la chose poétique.

L’« idiotie » poétique

Ainsi qu’il le rappelle, bon nombre de philosophes se détournent le plus souvent de la poésie car, « qu’il prenne la forme du rêve, de la fantaisie, de la nostalgie, le poème oppose toujours au logos son idiome propre, son idiotie » alors qu’être philosophe, c’est « rapatrier [l’idiotie] sur le terrain de la raison. »

La scène première du conflit serait, selon lui, ce moment où dans « La République » de Platon, les poètes sont exclus de la cité parce qu’ils détourneraient la pensée du chemin de la vérité en privilégiant l’illusion.

 

Des contre-feux : Héraclite, Hölderlin

Ce rappel de la théorie platonicienne quant à la poésie appelle déjà deux remarques :

D’une part on peut noter qu’Héraclite, qui proclamait l’identité des contraires, fondant en quelque sorte l’oxymoron, figure poétique essentielle, n’est déjà plus persona grata dans la philosophie grecque.

D’autre part, on peut constater, à l’époque actuelle, une sorte de revirement : la réhabilitation de la fiction et de la poésie dans la réalité politique et sociale, en tant que facteurs d’élucidation, autant que de résistance à l’hégémonie de la techno science mais aussi à « l’horreur économique » selon la juste formule de Viviane Forester.

On pourrait nommer le moment de ce revirement l’instant Hölderlin lorsqu’il déclare que si l’homme habite la terre, c’est en poète.

 

Ce que manque une philosophie toute puissante et toute pensante

Le propos de Christian Doumet n’est pas d’analyser ce qu’il nomme le « différend » entre philosophie et poésie.

On peut penser en effet que les raisons en sont évidentes et connues : méfiance de la rationalité à l’endroit de l’imaginaire ; affirmation que seul un raisonnement argumenté et rassemblé en système peut faire progresser la pensée ; élaboration de structures et catégories censées affiner la capacité de jugement, ce qui prend dans le champ logique le forme du paradigme ; et donc défiance à l’égard du paradoxe quand il est illogique ou du vagabondage philosophique façon Montaigne, modes de pensée qui entraîneraient la réflexion dans l’errance et la déraison.

Cette suspicion théorique a des effets sociaux ; que l’on se rappelle la campagne menée en 1992 contre Derrida par des tenants de la philosophie analytique et de la logique afin que ne lui soit pas remis le titre de docteur honoris causa par l’université de Cambridge. Il ne serait pas un « vrai philosophe ». Les détracteurs de Derrida n’ont pas eu gain de cause et l’écriture si souple et mobile du philosophe, son approche audacieuse des paradoxes, sa façon originale de « déconstruire » (qui n’est pas détruire) influence toujours les penseurs de notre époque.

C’est que la philosophie, disons la philosophie traditionnelle ou analytique connaît la toute puissance de la langue et des idées et parfois s’enivre dans un vertige, du pouvoir des mots et du surplomb qui s’en autorise.

L’auteur, à ce propos, cite Wittgenstein : « je suis quelque peu amoureux de ma façon d’avancer dans la pensée lorsque je philosophe. »

La philosophie, commente Doumet « a pouvoir de pouvoir dans l’ordre de la pensée. Elle y peut. Elle y peut tout sauf une chose : faire silence. »

Rien en effet n’est plus étranger à l’intention des philosophes que ce qui résiste à une saisie conceptuelle. Leur but est d’édifier un universel, tâche évidemment impossible à laquelle échappe le vacillement des événements, l’imprévisible qui soudain advient, l’éclair au croisement des regards.

 

Affirmations dénis, démentis : le retour de la poétique

L’auteur énonce son hypothèse : certains philosophes, selon des modes propres liés à des contextes personnels et historiques sont « portés à la rencontre du poème » dans la nécessité où ils se trouvent soudain d’échapper à la foi aveugle donc insoutenable en l’universel  et ainsi « refonder l’enchantement du particulier que [le poème] promet dans l’universalité du discours. »

A cette fin, il interroge les contradictions qui viennent lézarder la défiance des philosophes, y compris les plus rationnels, à l’égard de la poésie car parfois, elle surgit dans leur pensée comme une évidence.

Ainsi Descartes :  « Considérant que toutes les mêmes pensées, que nous avons étant éveillés, nous peuvent aussi venir quand nous dormons, sans qu’il y en ait aucune, pour lors, qui soit vraie, je me résolus de feindre que toutes les choses qui m’étaient jamais rentrées dans l’esprit n’étaient non plus vraies que les illusions de mes songes » (Discours de la Méthode) et, annonçant à Balzac son « Traité du Monde et de La lumière » :  « Je vous attends avec un petit recueil de rêveries qui ne vous seront peut-être pas désagréables. »

 

L’auteur évoque dans la même perspective d’autres philosophes, parmi lesquels Kant et Nietzsche.

Kant, par exemple, condamne la pose visionnaire ou « l’illusion mystique » de certains confrères dans l’opuscule « D’un ton Grand Seigneur adopté naguère en philosophie ». Nietzsche, pour sa part, écrit dans « Ainsi parlait Zarathoustra » : « Les poètes mentent trop. »

La poétique est donc dénoncée par l’un comme par l’autre en tant que leurre. Cette allégation se rencontre aussi dans la pensée de Valéry, radicalisée parfois, à notre époque dans le trop fameux énoncé d’Adorno déclarant l’impossibilité de la poésie après Auschwitz : les poètes mentiraient trop sur la barbarie du monde et donc leur parole participerait elle-même de cette barbarie !

Mais très vite, Doumet dévoile des contradictions et des démentis.

Adorno est, par la suite, honnêtement revenu sur sa déclaration : « Il pourrait bien avoir été faux d’affirmer qu’après Auschwitz il est devenu impossible d’écrire des poèmes. » (Dialectique négative)

Et Kant dans la phrase même où il dénonce l’illusion poétique est le premier philosophe à relever l’importance du « ton » c’est-à-dire du rythme et de la prosodie dans le style philosophique.

Derrida y insiste « c’est la première fois qu’un philosophe en vient à parler du ton d’autres soi disant philosophes » qu’il en vient à inaugurer ce thème et le nomme dans son titre même » (D’un ton apocalyptique adopté naguère en philosophie)

Ce thème réapparaît dans l’œuvre de Nietzsche : « Il arrive que le plus sage d’entre nous devienne un frénétique du rythme, ne serait-ce que parce qu’il aurait éprouvé une pensée comme plus vraie pour peu qu’elle ait une forme métrique et se manifeste avec un sursaut divin » (Le Gai Savoir). Le rythme altèrerait la vérité ?

Il se dément dans « Ecce homo » où il évoque l’élaboration de son style comme un « tempo des signes » : « Ainsi ma philosophie est-elle une affaire d’oreille […] de troisième oreille » et dans « Par delà le bien et le mal » : « Se tromper sur l’allure d’une phrase, c’est faire erreur sur la phrase elle-même. » Et il insiste sur une écriture attentive aux « syllabes décisives pour le rythme »,  apte à « sentir comme une beauté voulue la rupture d’une symétrie trop rigide, tendre au moindre staccato au moindre rubato une oreille subtile et patiente, savoir donner un sens à la succession des voyelles et des diphtongues, les voir se colorer, s’iriser des teintes les plus délicates et les plus riches du fait de leur succession… »

 

Kant, la morale, la nuit étoilée, le père

L’originalité de Doumet est de faire cheminer ensemble, au fil des chapitres,  philosophes et poètes, par exemple dans « Comprendre » Derrida, Baudelaire, Celan ou dans « Penser, poétiser » Heidegger, Hölderlin, Bachelard.

Dans l’un des chapitres les plus saisissants « Cheminer dans la nuit avec Kant » on découvre combien Virgile s’est invité dans la pensée du philosophe de la « Critique ».

Christian Doumet , après avoir évoqué « l’ivresse des concepts », une sorte « d’alcool qui s’écoule avec la pensée » (il s’agit, bien sûr, du « bonheur d’amant ou d’ivrogne » que peut ressentir celui qui conçoit un concept), l’auteur rappelle la conclusion très connue de la « Critique de la raison pratique » : « Deux choses me remplissent le cœur d’une admiration et d’une vénération, toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s’y attache et s’y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi ».

Mais ensuite, Kant, comme embarrassé par ce pas en avant, nuance : il ne faudrait pas que l’admiration se substitue à la recherche.

Néanmoins l’image, qui s’est inscrite en lui, insiste et on peut l’entendre sous une forme inversée dans le vers de Virgile que cite Kant  dans son essai consacré à Swedenborg : « Ils marchaient, obscurs parmi des ombres sous la nuit solitaire » (« Enéide livre VI »).

D’autre part, quand il écrit les « Rêves d’un visionnaire », ouvrage qui porte sur la question d’une représentation du monde des morts, il cite de nouveau à trois reprises  le livre VI de l’ « Enéide ».

Certes, rappelle Christian Doumet, Kant se livre là à une démonstration ironique des limites de la raison mais comme le voyage d’Enée aux enfers est en même temps une recherche de son père Anchise, on peut se questionner sur ce que recèle cette hantise de l’ « Enéide » dans l’œuvre de Kant. Nostalgie du père ? Quête kantienne des empreintes mémorielles dans ce qui à la fois échappe et dessine une trace absente ? Christian Doumet s’interroge alors : « Comment de telles choses viennent- elles ? Par quel enchaînement naissent les images-concepts comme celles du ciel étoilé au-dessus/loi morale au-dedans ? »

Ces images ne se répondent-elles pas entre elles à distance et l’errance des Enéens ne trouverait-elle pas « sa résolution et son aboutissement » dans la vision kantienne au cours d’un cheminement dans l’absence d’un père ?

Dans « Critique de la faculté de juger », Kant évoque les limites du concept quand il s’associe « à un trop plein de pensées qui ne rencontre dans le langage aucune expression parfaitement adéquate ».

Des images, des sensations excèdent le « dire » et Kant, au moment où il  reconnaît la suprématie de la poésie dans le champ des Beaux-arts assume un paradoxe : associer des images, des sensations à l’infini et ne pas savoir dire.

Cette « alliance paradoxale » marquera toute l’histoire de la poésie après Kant.

A partir de Kant et avec Hölderlin, écrit l’auteur, la poésie « donne la mesure d’une liberté [qui ne se définit pas comme] l’infini du caprice ou de la licence, mais conquise au contraire pied à pied sur les forces de l’usage et de l’habitude »

Il évoque Deguy pour dire l’approche de ce qui, bien qu’évident dans l’expérience échappe pourtant à la description.

Il s’agit d’exprimer la division infinie des choses par la dislocation du sens « d’ouvrir la langue à la multiplicité des noms dans le glissement des comme. »

 

La liaison rompt

Christian Doumet évoque dans ses dernières pages le débat inspiré par l’œuvre de Paul Celan autour du statut philosophique des œuvres poétiques.

Michel Deguy a pris part à ce débat en août 1982 alors qu’à Struga, en Macédoine on distribuait « l’interprétation  en français » du discours du lauréat au cours d’un festival de poésie.

La traduction est vite incompréhensible et alors revient en leitmotiv, dans une sorte de jubilation la formule répétée : « La liaison rompt ».

Pour Deguy, cette formule apparaît comme une définition de la fonction de la poésie à notre époque : « ça touche juste [.. .]. La liaison rompt… formule de l’art poétique; conjonction/disjonction », la même, peut-on penser, qui caractérise l’interface du conscient et de l’inconscient.

« Formule si riche, si poétique reprend en écho Christian Doumet, qu’elle réussit, sur un autre  plan, à nouer un lien plus fort  que la plus fidèle des traductions. Voilà l’événement dans sa spirale et son tournoiement. Dès que j’essaie de le fixer, il fait défaut. »
Nescience

La poésie ouvre donc une voie à ce qui, défaillant, accède à une possibilité d’être pensé mais en même temps échappe.

On peut en conclure que, dans le champ de la philosophie, elle introduit une réalité que cette dernière  tour à tour voudrait contourner ou nostalgiquement saisir, celle d’une nescience au-delà du concept, qui, comme ce dernier, convoque la langue à l’attraper, mais sans la saisir, par l’intermédiaire d’images et sensations que seuls de pures associations, des oxymores, des non sens, des ellipses, des musiques, des silences permettent d’approcher.

N.C.

Le paradigme de l’origine temporelle, source de chronoclasme ?

par Jean Paul Karsenty

Lecteur, ne prends pas peur à cette histoire ! Elle te concerne, elle nous concerne… Et notre humaine condition.

La mathématique nous accompagne ou nous précède. Nous la transformons et elle nous transforme. Ceci étant rappelé, la recherche mathématique passée et actuelle, foisonnante et buissonnante, atteste qu’il y a sans nul doute mathématiser et mathématiser[1] ! Aussi, qu’il soit permis d’inviter historiens, épistémologues, philosophes des mathématiques – mais pourquoi eux, uniquement ? – à questionner la recherche pour nous éclairer : « Et si, aujourd’hui, la mathématique était engagée dans un cours nouveau, faisant d’elle peu ou prou une « langue formelle universelle »[2] dont les effets sur la connaissance et sur l’action des hommes transformaient à leur trop grand insu leurs représentations et leurs comportements ? » Ce que je fais ici.

 

Au fil des mathématisations

En voulant maîtriser le territoire, il s’est souvent agi pour les hommes de contrôler tout ce qui s’y meut : les corps et les choses. Ecrire l’Univers en langue mathématique, avec des figures géométriques comme caractères, permit de comprendre les territoires et, d’une certaine façon, de maîtriser tous les espaces. Galilée, notamment, a montré la voie. Plus tard, Newton et Leibniz, sans oublier les Bernoulli, et bien d’autres après, auront montré, eux, comment l’on peut transformer du temps en espace. Depuis Newton, en effet, tous les mouvements sont rendus comparables entre eux, exprimés sous la forme d’une longueur rapportée à une durée, donc désormais inscrits dans le seul espace géométrique, puis « pris en charge » grâce au calcul différentiel : alors, toutes les dynamiques, celles des hommes et des choses, ont pris un cours nouveau, orientées et mesurées par la logique de la voie ouverte à la cinématique et à ses différentes expressions ! Je sais : voilà un mode fort exprès pour rendre compte de l’ère moderne qu’installa la science – et donc, avant tout la science physique –  entre les 16è et 19è siècles, mais en fin de compte… ! Et au 20è siècle ?

Après Maxwell et Boltzmann, au début du 20è siècle apparaît l’idée de l’univers comme objet physique à part entière et en expansion: avec Einstein et la théorie de la relativité générale, laquelle explique comment la matière structure l’espace-temps, le temps newtonien disparaît. Mais, dorénavant, – le paradoxe n’est qu’apparent – les physiciens « doteront » l’univers, objet en expansion, d’une histoire. Les présupposés sont posés : l’idée d’origine temporelle de l’univers naît donc dans la foulée, et le concept de Big Bang finira par rendre compte du moment zéro de cette origine.

La physique d’aujourd’hui tente également de rendre compte de l’univers, de son histoire, de son origine. Elle le fait à partir du modèle dit standard de la physique quantique (laquelle décrit la matière et ses interactions). Mais chercher à franchir la plus ancienne période de l’univers – appelée Mur de Planck – accessible à nos équations actuelles impose de concilier relativité générale et physique quantique dans un même formalisme mathématique et conduit de fait à multiplier les scenarii possibles relatifs à l’origine, y compris même à poser l’hypothèse… d’une absence d’origine.

L’origine

En bref et en résumé, ces deux « théories cosmogoniques », ainsi que la tentative de leur unification, renvoient à la question de l’origine temporelle, qu’elle le fasse à travers des hypothèses installant soit une origine à l’univers soit une absence d’origine à l’univers.

En parallèle, il est trivial de constater combien la question de l’origine a pu « travailler » les représentations, tant celles des scientifiques relativement à l’univers que celles des artistes, des philosophes, des théologiens,… relativement à l’homme, et peser sur leurs perceptions, variables, des temporalités et sur celles de leurs contemporains.

 

Des fantasmes comme dynamique

L’essentiel de notre propos va consister à avancer l’hypothèse d’un lien entre les deux grandes théories physiques du 20è siècle d’une part, les perceptions des temporalités dans le monde occidentalisé au cours de ce même siècle et l’idée de leur excessive instrumentalisation en proie avec la question de l’origine, d’autre part. Qu’est-ce à dire ?

Les choses semblent se passer comme si les imaginaires peuplant le monde occidentalisé moderne avaient été investis par les trois dynamiques suivantes :

– un fantasme d’éternité (lequel renvoie donc chacun et tous à une absence d’origine et à une absence de fin), récemment installé, telle une « solution » puissante, rythmée par la disparition tant du passé que de l’avenir ;

– les effets récents de ce fantasme d’éternité venus surcompenser les effets longtemps féconds et encore vivaces de la vieille « question » de l’immortalité (laquelle, elle, renvoie chacun et tous à une origine, mais à une absence de fin) qui a inspiré sans discontinuer nos civilisations en jouant le rôle d’une heuristique narrative de l’avenir ;

– la « fantasmatisation », tout au long du siècle passé, de l’immortalité elle-même, mettant en demeure cette question, jusque-là génératrice d’innombrables échos comme autant de réponses possibles, d’offrir désormais… des solutions; avec comme effet d’inscrire cette « immortalité-solution » dans une symbolique temporelle de l’infini (autrement dit, délestée de ses récits eschatologiques et religieux d’une fin aux temps par jugement imprévisible, certes, mais nécessaire)[3].

Maintenant, examinons succinctement les façons selon lesquelles ces trois dynamiques se seraient manifestées et déployées. Faisons-le par ordre de leur apparition depuis plus d’un siècle sur « l’écran » de nos représentations et de nos comportements (donc, d’abord le fantasme d’immortalité puis le fantasme d’éternité).

 

Le fantasme d’immortalité

Il a accompagné tout le 20ème siècle. Il procède d’un excès d’autorité, c’est-à-dire de commencements qui s’autorisent soit à faire table rase de l’existant soit à cesser de continuer « le déjà-là ». Son émergence puis sa prospérité, on les observe dans certaines réalisations collectives dont la maîtrise s’est vue affectée d’un horizon temporel de plus en plus souvent non fini, indéfini, comme brouillé. Il est à la source de la responsabilité limitée dont nous affectons la maîtrise de nos réalisations contemporaines. Parmi elles, des inventions et des innovations, technologiques surtout, reflètent cet excès d’autorité au travers de leur complexité, de leur puissance, de leur dimension physique ou encore de leur dynamique propre (vitesse, entropie…)[4]. De ces faits, leur métabolisation, c’est-à-dire leur assimilation au sein des sociétés qui les engendrent, reste problématique et menace même à rebours leur symbolisation, c’est-à-dire l’accord collectif préalable, tacite ou explicite, sur lequel la diffusion et la généralisation de ces inventions et innovations ont été fondées.

Depuis trois siècles, les scientifiques et les ingénieurs procèdent globalement à une mathématisation du monde par « projection physicaliste » : la question de l’immortalité a alors généré des réponses inscrites dans le réel en formes de progrès. Depuis un siècle, toutefois, les scientifiques et les ingénieurs sont de plus en plus les mandataires principaux d’une technoscience qui instrumentalise le paradigme de l’origine en faisant vivre la question de l’immortalité sous une forme de plus en plus fantasmatique, celle de réponses le plus souvent limitées à leur promesse.

 

Le fantasme d’éternité

Il a, lui, accompagné la deuxième moitié du 20ème siècle dans un contexte où l’éternité n’ayant jusqu’alors fait ni question ni réponse, elle s’est présentée d’emblée comme… solution à un problème. Ce fantasme procède, lui, d’un excès d’activité et il prospère par le code. Il installe un défaut d’autorité et des parcours épistémiques prédéterminés. Il génère donc des normes et des agenda (littéralement, des choses qui doivent être faites), privilégiant le pouvoir du déjà-là sur l’autorité des commencements. Son expression se manifeste au travers des réalisations qui n’ont pas été pensées dans l’optique de leur maîtrise. De fait, ici, l’horizon temporel n’est ni brouillé, ni indéfini, il est nié : en effet, le code tend à instruire de façon originale la dimension temporelle ! La principale conséquence est que toute action tend à être privée de ses repères fondamentaux : l’engagement et la responsabilité ! Parmi ces réalisations, les innovations comptables, économiques et financières se développent aujourd’hui à la manière d’un court-circuit permanent au cœur de très larges pans et dimensions de l’innovation en général, presque tous secteurs confondus[5] ; autrement dit, sous la férule globalisante des banques, des sociétés d’assurances et surtout des marchés financiers, elles instruisent de puissantes logiques de programmation de l’innovation qu’elles dispensent de satisfaire au processus, même implicite, qui teste ou simule sa symbolisation préalable en vue de sa diffusion et de sa généralisation, compromettant alors ab initio sa métabolisation ultérieure.

Depuis trente ou quarante ans, les experts et les financiers ont donc pris partiellement le relais des scientifiques et des ingénieurs : ils procèdent, eux, globalement par la voie d’une (autre) mathématisation du monde, par « programmation algorithmique ». Leur « logique » de l’éternité engendre des solutions en termes de jeu probabiliste. Ils sont les mandataires principaux d’un technomarché globalisé qui instrumentalise à son tour le paradigme de l’origine, mais, cette fois, en faisant vivre le problème de l’éternité sous la forme d’emblée fantasmatique du pari.

Chronoclasme

Au fond, depuis trente ou quarante ans environ, nous soumettrions nos choix à ces deux logiques radicalement réductrices et à leurs effets. En conséquence, nous nous efforcerions d’écarter tout ce qui ne ramène pas à ce culte biface, celui de l’immortalité ou celui de l’éternité. Nous serions comme excessivement agis par nos représentations de l’origine qui feraient de nous des candidats au fantasme soit de l’immortalité, soit de l’éternité, soit des deux. La bataille entre l’immortel et l’éternel, mais aussi leur coopération, se déroulerait en chacun de nous. En chacun de nous et, simultanément, entre tous : ce faisant, elle contribuerait à effacer tout ce qui, dans le réel, ne rendrait pas compte d’une nécessaire hégémonie de ces deux fantasmes ou ne viendrait pas les conforter. Nous deviendrions des chronoclastes.

Le chronoclasme, on peut le définir comme une caractéristique de l’attitude individuelle et collective des sociétés occidentales contemporaines animées d’un mouvement hostile à la culture et à l’expression des représentations mentales, sensibles, théoriques et pratiques de la diversité des temporalités. Cette attitude exprime un culte non dit pour les deux absolus issus du paradigme de l’origine comme solution tendancielle indispensable à la condition humaine : l’immortalité et l’éternité. Ces deux absolus, réponses concurrentes en apparence, imposent pourtant une même tendance marquée à l’interdiction de penser, de représenter et de vivre le temps autrement que sous l’une de ces deux formes uniques-là. La dynamique chronoclaste, sorte d’incendie métaphysique, résulterait donc d’une instrumentalisation excessive du paradigme de l’origine[6], dont la dynamique tendrait, pour l’essentiel, à finaliser les questions, à les transformer en problèmes et à imposer peu ou prou des solutions certaines en lieu et place de réponses possibles.

 

Le calcul comme fin

Explorons un peu en l’illustrant ce dernier propos. Nos facultés d’intelligibilité, emportées par cette dynamique chronoclaste, semblent renoncer peu à peu à fréquenter l’univers partiellement déterministe qu’est celui d’une question à poser, donc à utiliser la vertu heuristique de son équipement intrinsèque, pour explorer toujours davantage ses « bords » probabilistes, peuplés, eux, d’horizons formels, reflets ciblés de problèmes à résoudre. Aspirant, en conséquence, moins à des réponses possibles et décidables qu’à des solutions certaines et indécidables.

Une telle évolution plus ou moins sensible manifeste une certaine métamorphose dans nos comportements de calcul. Une sorte de nouvelle rationalité calculatoire les étreint où la question séduit l’esprit moins que le problème, où le recours à l’hypothèse se fait moins fréquent qu’à celui de l’algorithme, où la perspective – libre – s’efface devant le point de fuite – nécessaire -, où, en somme, le calcul devient moins un moyen et davantage une fin, et souvent, la fin. On peut repérer cette dynamique, entraînée par une tentation addictive plus ou moins consciente, du passage de la réponse à celle de la solution dans tout le spectre de la connaissance et de l’action : dans la perception, nous nous transportons des formes (physiques) vers les formules (algorithmiques) ; dans la parole des langues naturelles vers les langages artificiels ; dans l’intention d’action du projet (axiologiquement non contraint) vers le programme (orienté) ; dans les choix humains et sociaux de leur décision vers leur automaticité ; dans l’activité, de la limite vers la performance,…

 

Notre faisceau d’hypothèses

Instruit par une intuition somme toute encore naïve, il décrit, il montre, mais il n’éclaire que partiellement la question suivante : « Y-a-t-il des sources – et le cas échéant, lesquelles ? – au fait que les hommes occidentalisés (et demain ceux en voie d’occidentalisation, c’est-à-dire les hommes du monde entier ou presque), (se) vivraient en immortels depuis presqu’un siècle, donnant au monde moderne des accents d’hyper-modernité, et, de plus, en éternels depuis trente ans, donnant à un monde devenu hypermoderne des accents de modernité tardive ? »

Ces sources résideraient-elles plutôt ou avant tout :

– dans la tentation récurrente des hommes à vouloir rapprocher la réalité des modèles qu’il confectionne pour la représenter, et non à faire l’inverse, puis à la leur soumettre jusqu’à prétendre l’effacer? Naïveté platonicienne ?

– dans la difficulté à maîtriser les dynamiques qu’engendrent nos projets et intentions d’action quand ils recourent sans discernement suffisant au calcul différentiel, au calcul des probabilités, au calcul stochastique, à leurs effets conjugués ?

– dans la marque spécifique, plus ou moins directe, des applications de chacune de ces deux théories physiques (relativité générale et physique quantique) sur nos projets (physicalisation) pour l’une, sur nos programmes (algorithmisation) pour l’autre ?

– dans le renouvellement de la question générique de l’infini après l’épuisement, au cours du 19è siècle, de son expression dans l’infini divin (« la mort de Dieu »), libérant brusquement un espace à une problématisation de l’infini mathématique[7], lequel aurait mithridatisé d’abord la science physique, puis celle-ci les autres ?

– dans une tendance historique (plus longue encore) des hommes à exercer certaines aptitudes et/ou à pratiquer certains comportements, tendance qui serait marquée par une nouvelle étape au 20è siècle visant à une « réalisation des mathématiques » où la logique performative de l’optimal l’emporte, peu à peu mais systématiquement, sur la logique décisive du souhaitable ?

 

Conclusion

En outre, notre faisceau d’hypothèses suggère que les liens de cause à effet existant entre l’imaginaire scientifique de l’Occident moderne sous l’effet des deux grandes théories physiques contemporaines et les attitudes et comportements relatifs aux temporalités vécues par les Occidentaux eux-mêmes induiraient des conséquences sur leur façon de vivre la réalité de leur vie quotidienne. Suggéré et illustré ici par des exemples relatifs à des systèmes, à des technologies et à des pratiques, ceci n’est pas pour autant démontré. Le cas échéant, la question aurait une inévitable profondeur politique, concernant la cité et le « vivre-ensemble » dans le monde occidentalisé, c’est-à-dire aujourd’hui dans toutes les régions du monde.

On pourrait faire avancer cette question en France. Pourquoi ne pas le faire ? Elle est d’intérêt général et, pensons-nous, universel. On peut même considérer qu’il est opportun d’en faire, d’ores et déjà, un défi politique majeur[8].

Et ceci n’est pas une autre histoire, car il n’est pas identique de construire le monde à venir plutôt autour du progrès ou plutôt autour de la promesse ou plutôt autour du pari. Enfin, il est capital que ce choix-là reste du domaine de l’enjeu politique !

JP.K.

 

[1] Gilles Dowek a souhaité le faire comprendre dans l’article intitulé « Les mathématiques universelles et inhabituelles » in « Plaidoyer pour réconcilier les sciences et la culture », Claudie Haigneré, – Le Pommier universcience éditions –  novembre 2010.

[2] L’expression fait écho au projet de Gottfried W. Leibniz connu sous le nom de « calculus ratiocinator » (calcul caractérisé par une logique qui serait calcul algorithmique et donc mécaniquement décidable), abandonné par lui volontairement, semble-t-il, mais que sa postérité n’aura pas totalement oublié.

[3] Merci à Jean Dhombres pour sa relecture attentive.

[4] Pour l’exemple, les réalisations nucléaires sont de celles-là : leurs éléments constitutifs n’offrent pas d’horizon temporel fini à leur maîtrise. Elles sont donc « à responsabilité limitée ». La logique du progrès cède alors devant celle de la promesse.

[5] Pour l’exemple, certaines des réalisations actuelles de l’ingénierie financière de marché sont de celles-là : elles n’offrent aucun horizon temporel à leur maîtrise. Elles sont donc à engagement et responsabilité nulles. La logique de la promesse cède alors devant celle du pari.

[6] « L’idée d’origine apparaît ainsi dans toute son ambivalence : tantôt pensée comme le problème fondamental à résoudre, tantôt comme la solution définitive de tous les autres problèmes que nous avons, par ailleurs, à résoudre » –  Etienne Klein – Colloque « Originalités de la vie », ENS, 01/04/2011.

[7] Aujourd’hui, la maîtrise de certains des systèmes techniques que nous bâtissons est fondée sur la certitude suivante: « Fût-elle faible, la probabilité d’occurrence d’un possible n’échappe jamais au calcul ! ». Or, cette certitude-là commençant à vaciller, une tendance se manifeste à vouloir donner au calcul un statut renforcé de fin : « Nous devons calculer, nous calculerons ! », pour le dire à la façon d’une phrase célèbre. Pourtant, il serait peut-être imprudent de vouloir ré-explorer ce statut sous la forme de ce mot d’ordre unique, telle une invite à l’élaboration, à marche forcée, de la langue universelle et formelle imaginée par Gottfried W. Leibniz à laquelle nous faisions mention au début de cet article. Question subsidiaire, enfin : l’émergence d’un tel langage universel et formel, fruit de la progression de la logique algorithmique, pourrait-elle engendrer une mathématique de sortie de la mathématique (comme on a pu dire du christianisme qu’il peut être tenu comme une religion de sortie de la religion) ?

[8] En France, les travaux, parmi bien d’autres, de l’urbaniste et philosophe Paul Virilio, du physicien Etienne Klein, des psycho-sociologues Nicole Aubert et Vincent de Gaulejac, des politistes Zaki Laïdi et Gilles Finchelstein, ont ouvert des voies qui autorisent à donner un contenu complexe à ce défi politique.

Au-delà de la suture

par Roland Meyer

La formule canonique du mythe, ou « Au-delà de la suture[1] » !

À propos de L’anthropologie de Lévi-Strauss[2] et la psychanalyse sous la direction de Marcel Drach et Bernard Toboul
Dans un échange téléphonique préparatoire à cette soirée, Marcel Drach m’a déjà permis de faire un lapsus… ce qui n’est quand même pas malvenu lorsqu’il s’agit de l’inconscient (, vide ou pas !). Au lieu de parler de la formule canonique du mythe, je lui ai parlé de la formule canonique du manque ! Et c’est la Chose même ! On peut remarquer au passage, pour continuer à plaisanter un peu, que cet énoncé reste fidèle à l’abréviation qu’emploi Petitot –FCM–, dans son article qui a fait date : « Approche morphodynamique de la formule canonique du mythe[3]. »

Pour rentrer maintenant dans le vif de mon sujet, ce lapsus a condensé deux éléments ; d’une part, ma conclusion, qui donne son titre à mon intervention : « Au-delà de la suture » et, d’autre part, cette FCM qui m’a servi de fil conducteur pour la lecture de ce recueil que chacun, j’en suis convaincu, s’accordera à trouver particulièrement riche, varié et invitant à la pensée.

Ce recueil est particulièrement riche en ce qu’il traite d’un sujet déjà vaste, « L’anthropologie de Lévi-Strauss et la psychanalyse », et qu’il n’hésite pas à convoquer des champs de savoir aussi différents, apparemment, que la philosophie (avec l’existentialisme, Derrida et Heidegger), la linguistique (avec naturellement Saussure, Jakobson et d’autres), la phonologie, l’esthétique, aux côtés de l’anthropologie évidemment et de la psychanalyse.

 

Pourquoi avoir choisi d’écarter l’apport des mathématiques[4] ?

Un tel parcours, cependant, offre à chacun de multiples occasions d’errer ; je vais vous proposer rapidement celui qui s’est imposé à moi.

Le développement que j’ai cru pouvoir y repérer pourrait être scandé par quelques citations, en m’excusant de ne pas pouvoir ici nommer chacun des contributeurs.

« L’essentiel, nous dit Zafiropoulos, (est) d’assumer le débat et son progrès sur l’éminente question du structuralisme de Jacques Lacan » (M. Zafiropoulos, p. 83). Marcel Drach lui succède et nous dit que « le champ sémantique du mythe est le surplus de signification » (M. Drach, p. 154). Nous sommes donc dans la dimension du symbolique, un des apports de Lévi-Strauss à Lacan.

Si, comme l’affirme Rechtman, « la logique structurale suppose l’affranchissement de la subjectivité » (R. Rechtman, p. 194), on sent bien en quoi la psychanalyse est concernée au premier chef par le structuralisme, et donc par le champ symbolique dont il a dégagé les lois de composition interne, ce que l’énoncé d’Annie Tardits précise : « Les lectures croisées de Lévi-Strauss, Lacan et Mauss autorisent sans doute le psychanalyste à penser que le concept psychanalytique de phallus pourrait l’éclairer. » (A. Tardits, p. 217)

Et ça devient un peu plus « clinique » : « Ces deux temps du traumatisme supposent une inversion des termes et des relations pour pouvoir constituer une structure. » (A. Vanier, p. 256)

Mais, comme le note Bernard Toboul, « le manque, concept allogène pour le structural, mais héritage essentiel de l’existentialisme, fonctionne, externe-interne au système. » (B. Toboul, p. 278)

En conséquence, et « à l’instar de la crise des fondements des mathématiques dont l’article de 1931 est une scansion notoire, on peut dire que le concept de structure a été mis en crise par la mise à jour de la suture qu’elle opère. La thèse du manque, initialement existentielle, a été déplacée en quelque sorte, de l’être à la structure. Elle y est maintenue, mais à partir d’une fermeture —la suture— qui dénonce la béance première dans les suppléances mêmes qui viennent la recouvrir. » (B. Toboul, p. 306)

C’est ainsi, continue Toboul, que « s’il y a structure, c’est plutôt sur le mode de l’enveloppement embryologique que de l’oppositivité saussurienne. » (B. Toboul, p. 321)

Dès lors la conclusion, double, s’impose : « le phallique, qui focalise le symptôme et le Discours de l’inconscient, est alors ferré en son point cardinal. Alors, seulement, il est isolé et peut lui être opposé une cessation de son règne exclusif. » (B. Toboul, p. 322)

Et, « si l’équivoque est efficace, il nous est désormais permis d’ « errer ». » (B. Toboul, id)

 

Nous sommes arrivés au terme du déploiement de ce numéro de Recherches.

On le voit, nous étions partis de la nécessité du structuralisme, et nous débouchons d’une certaine façon sur son dépassement.

Dépassement que je voudrais questionner avec Marcel Drach, Bernard Toboul, Bertrand-François Gérard et vous.

 

Après ce premier survol, revenons à notre point de départ.

On l’a vu : « l’essentiel (est) d’assumer le débat et son progrès sur l’éminente question du structuralisme de Jacques Lacan » (M. Zafiropoulos, p. 83). D’emblée je me suis senti en accord avec la fermeté de cet énoncé, qui se trouve au début de notre recueil. Et c’est à cette tâche que j’aimerais contribuer avec ce que mes moyens me permettent.

Et cela concerne d’autant plus la psychanalyse que « la logique structurale suppose l’affranchissement de la subjectivité. » (R. Rechtman, p. 194)

Avec l’ « affranchissement » de la subjectivité, on voit déjà surgir la question archi-classique du statut du sujet pour le structuralisme, de la soi-disant mort du sujet. Or, il n’est pas trop difficile de résoudre cette question. « Affranchissement » désigne ici une opération particulière, paradoxale, à savoir —à la fois et en même temps— l’idée que la structure s’impose à tout sujet, donc à aucun en particulier ; et pourtant que, seul, le sujet, un par un, est comme tel appelé à en répondre. Cet apparent paradoxe logique est un opérateur, que j’appelle opérateur d’inversion ; il a été le fil rouge qui m’a permis de me repérer dans ma lecture.

Le phallus ne relève-t-il pas de l’analyse structurale ? Et de laquelle ?

Annie Tardits déploie clairement et aisément les notions lévistraussiennes de « mana », de « signifiant flottant », de “valeur symbolique zéro“, de « signifiant à l’état pur », de « surplus de signification » : tous concepts issus du manifeste du structuralisme qu’est l’ « Introduction (que Claude Lévi-Strauss a donnée) à l’Œuvre de Marcel Mauss » et elle y repère une « ombre théorique ». Mais elle continue : « Les lectures croisées de Lévi-Strauss, Lacan et Mauss », on l’a vu, « autorisent sans doute le psychanalyste à penser que le concept psychanalytique de phallus pourrait l’éclairer. » (A. Tardits, p. 217)

Voilà introduit, si j’ose m’exprimer ainsi, un des concepts qui me semble être le plus sollicité dans la somme que nous étudions, et qui y est véritablement mis au travail (sic) : le phallus.

Concept mis au travail, et parfois de façon critique, avec la conclusion de B. Toboul, par exemple, mais travail structural.

 

Influence de Levi-Strauss sur Lacan : formalisme et et mode d’écriture

L’abord par Alain Vanier du traumatisme ne permettrait-il pas de commencer à entrevoir une réponse ? Je le cite à nouveau : « Ces deux temps du traumatisme supposent une inversion des termes et des relations pour pouvoir constituer une structure. » (A. Vanier, p. 256)

En lisant ces deux lignes, les personnes familières de l’œuvre de Lévi-Strauss reconnaîtront immédiatement la présence de ce que j’ai déjà évoqué, à savoir la formule canonique du mythe.

Celle-ci s’écrit :
Fx (a) : Fy (b) ≅ Fx (b) : F a_1 (y).

Cette formule comporte deux fonctions, F de x et F de y, et deux termes, a et b ; plus un exposant négatif. Elle est marquée d’une « double torsion », comportant la conversion d’un terme en fonction, d’une part,  et, d’autre part, l’inversion d’un de ses éléments par négation. Double torsion, sémiotique et logique, nous dit Marcel Drach. Cette formule est à mes yeux essentielle, et comme le dit Jean Petitot dans l’article essentiel de 1988, déjà cité, non seulement elle est « une formule intelligente », mais elle constitue un des hauts lieux du structuralisme, auquel j’ajouterai volontiers les 4 Discours et les mathèmes de la sexuation, autres lieux structuraux éminents.

Cette formule : écriture de la structure du phallus dans sa fonction et non plus dans sa signification ?

Marcel Drach nous dit : « le champ sémantique du mythe est le surplus de signification résultant de la coexistence syntagmatique de mythèmes ou d’énoncés mythiques équivalents. » (M. Drach, p. 154)

Ce surplus de signification, qui, on l’a vu, trouve sa première occurrence dans le texte que Lévi-Strauss consacre à Mauss, est d’abord supporté par le mana et le hau ; mais, à cette époque, cette notion reste interne à la structure du signe, marquée par l’arbitraire saussurien, c’est un “truc“ qui reste complètement compris dans l’écart reliant le signifiant au signifié : c’est une suppléance inerte. Alors qu’avec la formule canonique du mythe, nous avons à faire à tout autre chose : nous avons en mains cette double torsion qui vient d’être décrite, mais aussi, et c’est ce qui est très rarement rappelé, un élément mythologique allogène au corpus mythique de départ mais dont pourtant seule l’intervention permet d’en comprendre la composition formelle.

La FCM, proposée dès 1955, ne sera reprise qu’avec les « Mythologiques[5]» et surtout avec l’ouvrage qui a le statut de reste de la “tétralogie“ lévistraussienne, à savoir « La Potière Jalouse[6]. »

 

Le structuralisme : produire du discontinu à partir du continu ?

Or, cet élément allogène, souvent omis, et qui seul pourtant permet de boucler le corpus mythique, n’a pas de fonction de suppléance, ce qui serait le propre du signifiant, si l’on suit Toboul ; il ne vient pas en complétude. Mais, par l’introduction d’un ouvert, il assure à la fois le dynamisme de la structure, sa temporalité, ce qui sort d’un autre faux débat lui aussi classique concernant le structuralisme ; et il en appelle non pas à la philosophie, avec son magnétisme ontologique, mais bien plutôt à la topologie, avec des figures, maintenant classiques, comme la bande de Möbius ou la Bouteille de Klein, auxquelles se réfèrent explicitement et Lévi-Strauss et Lacan, bien sûr. Ce franchissement de frontière n’assure-t-il pas au sein même du structuralisme l’efficace du manque ? D’où ma cinquième question, cet élément allogène, ne vient-il pas ici porter objection à l’une des thèses soutenues par Bernard Toboul, thèse qu’il énonce ainsi : « Du même geste, le manque, concept allogène pour le structural, mais héritage essentiel de l’existentialisme, fonctionne, externe-interne au système. » (B. Toboul, p. 278)

 

Le structuralisme ne va-t-il pas au-delà de la suture ?

Je n’ai évidemment pas le temps aujourd’hui de mettre plus avant au travail le zéro et le un, soit les travaux de Peano et de Frege, particulièrement. Pourtant, en ce sens très précis de la production d’un discontinu, le structuralisme, sixième question, avec l’élaboration de la FCM, laquelle peut, par parenthèse, rendre compte aussi bien du traumatisme que du fonctionnement du phallus.

 

Frontière, élément allogène, jouissance et analyse

Ce franchissement de frontière, exemplifié par l’intervention de l’élément allogène, est très présent dans cet ouvrage ; il suffit pour s’en convaincre de relire l’article de Marcel Drach concernant “le franchissement des dualismes de la langue“. Il ne me semble pourtant pas avoir été considéré dans toute son ampleur. C’est à ce propos que j’aimerais poser ma septième question : pour comprendre le passage de la signification au sens, en d’autres termes pour faire de la « jouissance » autre chose qu’un avatar d’objet (a) pour l’analyste, n’est-il pas nécessaire de prendre en considération cette contrainte sans laquelle aucun système ne peut atteindre à la consistance, cette nécessité du passage d’une frontière, ou de l’intervention d’un élément allogène ? Je voudrais ici rappeler, pour citer cette fois Lacan, que « le sens ne se produit jamais que de la traduction d’un discours en un autre[7]. » Ce qui voudrait dire, corrigeant une formule trop rapide, que s’il y a surplus, il s’agit d’un surplus de sens, et non de signification. Cela n’est pas peu, car c’est cette distinction seule, déjà présente en musique, qui nous donne peut-être accès à ce qui, dans la psychose, reste béant en face de la forclusion, vide par où la signification est un « pousse-à-la-femme ».

 

La jouissance dans la cure

Car, il faut en venir maintenant à la conclusion de ce travail extraordinairement riche, et aborder le concept qui, au côté de « la langue », est encore tenu en réserve, à savoir la « jouissance ».

Ce concept, j’en conviens absolument, est décisif. Son usage est déterminant dans le maniement de la cure elle-même, ce qui n’est pas une mince affaire ; et c’est ce qui souligne, encore une fois, l’importance des contributions de ce recueil.

Ce sera ma huitième et dernière question.

« La cure analytique a pour objectif de mettre quelque suspens à la prise du parasite parolier sur notre conduite et notre pensée. Comme on élague les branches d’un arbre, le phallique se cerne et s’isole. » (B. Toboul, p. 321) C’est en tout cas ce que nous dit Bernard Toboul. Mais est-ce bien le phallique qui est parasite de l’homme ou bien plutôt le langagier ? Ne serait-ce pas l’impossible qui noue corps et parole qui implique que « pour le névrosé il s’agit de trouver un joint entre corps et langage (…). Le névrosé en trouve un, pas vraiment adéquat, mais opérant, c’est le phallus », pour reprendre les termes d’Alain Vanier (A. Vanier, p. 259).

Autrement dit, la façon de considérer le phallus me semble être ce qui scande notre parcours : nous étions partis de la structure comme dimension éminente de la psychanalyse, et nous en arrivons à une conclusion qui ne laisse pas d’étonner : « Le phallique, qui focalise le symptôme et le Discours de l’inconscient, est alors ferré en son point cardinal. Alors, seulement, il est isolé et peut lui être opposé une cessation de son règne exclusif. » (B. Toboul, p. 322)

Est-ce souhaitable ? Et en quoi ?

Ou bien, le phallus en tant que tel, comme fonction, ne serait-il pas redevable d’une analyse topologique du type de la Bande de Möbius, ou mieux encore du Cross-cap ? Une telle “analyse“ du phallus donnerait ainsi la formule canonique du manque, précisément !

 

Conclusion

Nous voilà arrivés, après cette passionnante randonnée, à la conclusion : « S’il y a structure, c’est plutôt sur le mode de l’enveloppement embryologique que de l’oppositivité saussurienne. » (B. Toboul, p. 321) Ce qui ne constituera pas, pour ce soir, ma “Neuvième“ question…

Une note d’espoir semblant nous offrir en ce lieu son abri : « Si l’équivoque est efficace, il nous est désormais permis d’errer. » (B. Toboul, p. 322)

S’agit-il d’errer, hors de cette opération phallique ? Seuls les non-dupes errent, mais ce n’est pas si facile que ça : il y va de l’abord du Réel, Réel qu’il est impossible d’inverser et qui est peut-être le schibboleth différenciant structuralement Lévi-Strauss de Lacan.

R.M.

 

[1] Présentation faite à l’EPSF dans le cadre d’une soirée de la Librairie, le 5 mai 2009 à Paris.

[2] Sous la direction de Marcel Drach et de Bernard Toboul, L’anthropologie de Lévi-Strauss et la psychanalyse, Paris, La Découverte, Recherches, 2008.

[3] Jean Petitot, « Approche morphodynamique de la formule canonique du mythe », in L’Homme 106-107, avril-sept. 1988,  XXVIII (2-3), pp. 24-50.

[4] Seule une note en bas de page signale l’important travail de Lucien Scubla : Lire Lévi-Strauss, Paris, Éd. Odile Jacob, 1998.

[5] Claude Lévi-Strauss, Mythologiques, T. 1, 2, 3, 4, Paris, Plon,  1964, 1966, 1968, 1971.

[6] Claude Lévi-Strauss, La potière jalouse, Paris, Plon, 1985.

 

[7] Jacques Lacan, « L’étourdit », 1973, repris dans Autres écrits,  Paris, Seuil, 2001

Autour du statut des psychothérapeutes

par Paule Pérez

« Le propre d’une personne dont l’esprit est mûr est de pouvoir vivre dans l’incertitude. » David Bérès, discours de clôture d’une session à la Société psychanalytique américaine, 1962.

Le contexte

La réflexion ouverte en 1981 par Robert Castel, dans son livre intitulé « La gestion des risques[1]», concernant ce qu’il appelait « la psychologisation de la société », et son anticipation de l’expansion du pouvoir des experts dans les pratiques sanitaires et sociales, n’a pas véritablement connu de suite en son temps. Le « monde des psys » paraissait traverser une période de latence depuis la seconde moitié des années 80, au regard des questions sur le statut et les pratiques, ces travaux ayant, en leur temps, davantage relevé de l’initiative de praticiens[2] soucieux de l’avenir d’une profession, que des pouvoirs publics.

Au début du XXIème siècle, c’est d’une autre manière que les questions reviennent : cette fois ce sont les pouvoirs publics qui se préoccupent du statut, de la pratique et surtout de « l’efficacité » des psychothérapeutes. Et ce en lien étroit avec la culture d’évaluation et d’expertise anticipée par Castel, qui s’est non seulement avérée mais bel et bien installée depuis. Les psychothérapies en sont d’autant plus devenues matière à controverses médiatisées, sur fond de forte attente d’information exigée par les associations d’usagers et les familles de patients, désormais constituées en interlocuteurs de poids et que l’institution reconnaît comme des partenaires dans le jeu d’acteurs.

C’est ainsi qu’un projet issu d’un Conseil des Ministres en 2001[3], a suscité en 2003[4] une commande à l’Inserm[5], dans le cadre du « plan de santé mentale », pour établir « un état des lieux de la littérature internationale sur les aspects évaluatifs de l’efficacité de différentes approches psychothérapiques. » Ce dessein de politique de santé mentale prévoit conjointement de légiférer sur le statut des psychothérapeutes. Une loi en ce sens, dont un amendement en particulier[6] a été fortement débattu au Parlement, est votée en été 2004[7] et le débat retentit encore au printemps 2011 à propos de sa mise en œuvre.

Les résultats de l’étude commandée à l’Inserm, communiqués en février 2004, ont été suivis de la parution du « Rapport Inserm », sous le titre : « Psychothérapie, trois approches évaluées ». Il a déclenché de vives polémiques pendant plusieurs mois, pour finir retiré du site de l’Inserm en février 2005 par décision du Ministre[8], concomitamment à la démission du directeur général de la santé[9].

Le Rapport finit par être partiellement désavoué par les instances dirigeantes[10] trois ans plus tard[11] au cours d’un colloque organisé au Ministère. Et ce, dans des conditions où le changement méthodologique, fourni comme argument de pacification, n’a convaincu que peu d’acteurs. Colloque qui n’a d’ailleurs pas eu un grand retentissement : s’il proposait de changer d’approche en élargissant les vues, la nouvelle donne ne touchait cependant pas au principe contestable, à savoir l’inscription spécifique et indéfectible de la démarche dans le médical et sous sa tutelle exclusive.

Eléments de la problématique

Dès lors qu’elle a été envisagée dans un contexte de santé publique, la psychothérapie – pratiquée en privé ou dans les lieux publics – devrait-elle pour autant être subordonnée et assujettie au couple autorité et pouvoir médical? Devrait-elle être « prise » dans les concepts de la médecine dite attestée par les preuves[12]? Devrait-elle, sous peine d’invalidation, être référée au seul manuel diagnostique et statistique DSM[13], avec ses quantifications et  normes qui ont fondé la méthode Inserm dans les expertises épidémiologiques de type infectieux et environnemental ? La mainmise médicale joue ici comme une scène imaginaire totalisante, aux filets de laquelle la sphère « mentale » se trouve saisie. Etat de fait d’autant plus troublant que la définition par l’OMS de la santé, et de la santé mentale, place celle-ci au-delà des « troubles » ou des « handicaps », et l’envisage comme un état de « bien-être » global dans lequel une personne « peut se réaliser ».
Or si on prend au mot la « gouvernance mondiale », il devient permis d’affirmer que le bien-être propice à la réalisation de chacun relève d’une « conjugaison de tutelles » telles la PMI, le traitement social, l’accès à éducation et à la culture, le sport, la lutte contre l’isolement, la formation citoyenne… Si, donc, le champ « mental » se doit d’avoir une « tutelle », admettons que nous l’admettions, celle-ci ne saurait être que plurielle, impliquant bien d’autres ministères que celui seul de la Santé publique. Et dans un souci de cohérence interne, pourquoi les psys ne seraient-ils pas requis par les acteurs de santé pour évaluer leur « bien-être professionnel »? Ne rêvons pas, le cercle reste vicieux, car l’OMS a adopté comme outil le seul CIME 10 qui est grosso modo la transposition internationale du DSM étasunien. Il y a de quoi désespérer.

 

Dans la perspective pour l’Etat de « viser la garantie des meilleurs soins », une finalité majeure de l’étude Inserm était d’apporter de quoi prévenir les dérives de charlatans et le risque sectaire[14]. En quoi une évaluation comparative focalisée sur les « résultats » des différents courants, sans analyse épistémique sérieuse des principes qui les sous-tendent et de leurs moyens afférents, pourrait-elle prévenir de telles dérives ?

 

Ce qui avive la perplexité est que la réponse apportée par les pouvoirs publics après cette étude a consisté à « réglementer » la profession, notamment par le droit d’utiliser le « titre » au moyen d’un diplôme, assorti de cinq ans d’expérience éprouvée – et, pour les médecins, avec un accès moins difficile. Au printemps 2011, les psychothérapeutes, pour avoir donc ce droit à l’utilisation du titre, furent sommés de se déclarer dans l’urgence en remplissant un « formulaire ». Pour ceux qui travaillent en institution, même depuis des années, on comprend bien que ne pas s’y conformer les conduirait à la perte de leur emploi[15].

 

Si l’obtention de diplôme vérifie une quantité ou un niveau de connaissances, on se demande quel rapport de causalité elle peut avoir avec la prévention du risque sectaire et plus généralement la garantie d’une éthique professionnelle. Il y a belle lurette que les mouvements sectaires se gardent de promouvoir des praticiens sous-diplômés ! Les praticiens repérés pour charlatanisme ou affiliés à des mouvements sectaires, ou les deux, présentent le plus souvent les diplômes exigés, voire davantage. Pire, bon nombre de leurs patients ne se sont pas constitués comme parties plaignantes[16]. Diplôme et expérience requis comme la meilleure garantie pour la gestion publique des risques invoqués? Ce ne sont que des leurres ou pire, des parapluies politiques. En se décalant un peu, comment ne pas songer au « Cantatrix sopranica » de Georges Pérec, où le problème « scientifique » consiste à mesurer le rapport entre un jet de tomates et les aigus émis par une soprano.

 

Remarques

La médecine s’est hautement technicisée au détriment de la relation médecin-malade, et dans le contexte, on a tout lieu d’accorder attention à ce phénomène pour la psychothérapie, en ayant aussi en tête, comme le rappelle le sociologue Alain Ehrenberg, que « les pathologies mentales sont mentales en ceci qu’elles mettent en jeu, dans la définition même de la pathologie, une double dimension morale et sociale, mettant en jeu des faits et des valeurs[17]. » J’ajouterais ici que cela peut également concerner la médecine, mais que ces faits et ces valeurs dans la relation médicale peuvent dans une bonne proportion être mis entre parenthèses – ils le sont le plus souvent sans incidence préjudiciable au traitement somatique en lui-même. On ne peut en dire autant de ces dites « pathologies mentales ».
L’évaluation des psychothérapies confiée à l’Inserm, témoigne d’effets de représentations sur les savoirs et la rationalité en médecine. La méthode Inserm qui s’est distinguée par la pertinence de ses expertises collectives, sur des infections[18] ou des pathologies environnementales[19], ressortit à une culture de garantie sanitaire visant au « tout sécurité ». Cet état d’esprit est à relier directement au fait que le « principe de précaution » est devenu constitutionnel.
Ceci est concomitant avec le fait que dans les hôpitaux et autres institutions, une modification sociologique profonde s’est lentement opérée au cours des trente dernières années : celle de la perte en  prépondérance et en influence de la culture psychanalytique. On ne recrute plus ou presque plus de psychanalystes, ils ne sont pas remplacés lorsqu’ils s’en vont.

 

Questions

1 – La réglementation conduit à formuler quelques interrogations. Au plan économique, en filigrane, celle du remboursement des soins dans le contexte de la budgétisation des dépenses de santé. Les pouvoirs publics sont eux-mêmes aux prises avec leur obligation annuelle à rendre des comptes démocratiquement auprès des parties prenantes, parmi lesquelles les bénéficiaires de l’assurance maladie, les citoyens : les contrôleurs eux-mêmes n’échappent pas au contrôle. Dans les lieux publics du soin le coût économique est régi par la prise en charge des actes. Cela concerne les patients hospitalisés en psychiatrie et ceux qui consultent dans les différents lieux publics tels dispensaires, CMP, CMPP, etc.

La réglementation en l’espèce n’y change donc rien matériellement, mais le fait pour les psychothérapeutes de signer un formulaire d’inscription sur des listes entraîne un processus administratif, celui d’une immatriculation, à l’instar de celle des autres professions auxiliaires de santé ou paramédicales, tels les kinésithérapeutes, podologues, orthoptistes etc. Les soins de ces derniers dans le public comme en privé font l’objet de prises en charge. On peut donc s’attendre à ce que sous la pression de patients et de certains praticiens, une demande émerge à terme pour la prise en charge des psychothérapies conduites par les praticiens du secteur privé qui auront « signé le formulaire » et exerçant en ville[20].

Teneur symbolique sans aucun doute, car le privé payé par le public vient interroger la relation du public et du privé, au plan non pas seulement socio-économique mais surtout psychique et symbolique : le risque est que le binôme public-privé vienne se télescoper, voire se confondre, avec le binôme public-intime.

2 – Dans l’intense discussion du printemps 2011, on n’a pas beaucoup entendu de tenants du corps médical s’exprimer sur certains aspects concrets. Ceux qui, psychiatres ou non, n’exercent qu’en tant que « psys », gardent-ils un rapport avec la médecine instituée ? S’éprouvent-ils en tant que médecins lorsqu’ils exercent la psychothérapie ? Ceux qui se disent « psys » et ne parlent jamais de leur appartenance au corps médical, restent-ils inscrits comme tels, avec numéro d’affiliation à la sécurité sociale et si oui, pourquoi?

Fiscalement, déclarent-ils les séances comme des « actes » avec des « feuilles » ? S’abstiennent-ils vraiment de prescrire des médicaments? Peuvent-ils faire autrement, et comment ? En institution, ont-ils a minima fustigé la supériorité hiérarchique qui les place au-dessus des psychothérapeutes alors que l’essentiel travail de terrain auprès des patients est le même?

Et, parmi les psys médecins du privé, qui se sont élevés contre cette législation en général, combien ont assumé leurs dires jusqu’à se dés-inscrire de l’Ordre des médecins, dès lors qu’ils déclarent haut et fort considérer que la psychothérapie est une pratique spécifique? Dès lors comment vivent-ils et administrent-ils en eux-mêmes ces diverses ambivalences ?

3 – Certes, on a entendu à la parution du rapport Inserm de nombreux psys médecins s’élever contre la réglementation que prônait l’amendement Accoyer. Mais on n’a pas entendu publiquement un médecin se plaindre en tant que médecin que cet amendement dans une première rédaction donnait au généraliste[21]  légitimité à agir en tant que psychothérapeute sans formation spécifique approfondie, mais moyennant juste une formation complémentaire en psychopathologie.

Complémentaire donc, au diplôme de médecin, comme si celui-ci constituait per se la base d’une formation psy ! Sur ce point, il y a lieu de se demander sans préjugé si le passage rapide en service de psychiatrie dans le cursus des études médicales équivaut à l’expérience de plusieurs années exigée d’un psy non-médecin en privé ou en institution…

4 – Même s’ils s’expriment beaucoup, le silence des psys médecins à ces sujets est troublant. Les mouvements qui se sont élevés, s’ils réclament bien le maintien de la présence de la psychanalyse dans les enceintes de soin, ne questionnent pas la fondamentale donne du rapport au statut médical en tant que tel.

Cela se passe comme si les médecins n’avaient donc pas grand souci de ce qui arrive aux psychothérapeutes non-médecins. Non seulement ceux-ci s’en trouvent peu soutenus par des collègues au quotidien dans l’institution, de surcroît leurs supérieurs hiérarchiques, mais cela signifie au final que lorsqu’ils revendiquent au nom de la présence de la psychanalyse dans les instances publiques, en l’état actuel de la législation, ils « roulent » pour les psychiatres qui n’ont pas marqué clairement de solidarité irréductible à leur endroit. Ils en deviennent en quelque sorte politiquement  leurs porte-voix sans contrepartie.

5 – Au plan légal et administratif, on n’a pas vu dans les débats mentionner un fait important. A savoir que les grandes lignes de cette réglementation rejoignent celles des réquisits européens[22]. L’Europe propose pour le candidat psychothérapeute trois voies d’accès possibles qui combinent l’obtention d’un diplôme auprès d’un organisme agréé, avec une expérience de psychothérapie, incluant la possibilité de reconnaissance par un panel donnant « l’avis du grand-père ».

Les directives européennes sont comme on le sait les lois cadres pour l’ensemble des pays partenaires. Ces directives sont modulées par chacun d’eux en fonction du « principe de subsidiarité » qui en précise les modalités nationales d’application et de mise en oeuvre dans le respect des principes généraux de la directive. La réglementation professionnelle fournit donc opportunément à la France la nécessité de se mettre en conformité avec le cadre législatif européen…

6 – L’Etat en tant qu’instance tutélaire se soutient du « principe de précaution » désormais constitutionnel. Principe dont la promulgation est intervenue paradoxalement dans une période où la mention « S.G.D.G. » disparaissait discrètement des produits usinés contrôlés par des chaînes de fabrication rigoureuses. Comment le principe de précaution aurait-il la capacité à se substituer à la désormais obsolète « garantie du gouvernement »- voire avoir un rôle subrogatoire –  sur un secteur aussi immatériel que celui des psychothérapies ?

La distinction entre « précautionnisme » et « sécuritarisme » semble s’estomper. Aussi la dynamique des recommandations de l’Etat avec la réglementation comme première étape, n’en conduira-t-elle pas les citoyens déjà fragilisés à réduire la liberté intérieure qu’ils ont à choisir leur « psy » ?

 

7 – Dans un autre ordre d’idée l’évaluation des psychothérapies par l’Inserm vient s’adosser à l’hypothèse qu’on pourrait construire un supposé « bonheur collectif » en recommandant des accompagnements psychologiques vérifiés efficaces, et donc propres à faciliter le « bonheur de chacun ».

La promesse laisse rêveur. Inscrite dans le quantitatif et régie par la statistique, une évaluation repose nécessairement sur une « norme » plus ou moins explicite, celle-ci ne pouvant être établie que sur une « moyenne ». Et ces « moyennes » visant au « bonheur de chacun » seraient la base du calcul des allocations budgétaires ? Thierry Foucart[23], a soulevé à cet égard une objection de taille : on ne peut confondre « agrégation des utilités individuelles », avec « distribution d’une utilité individu par individu ». On retrouve donc ici une absurdité irréductible : le « moyennage » de la singularité. Je maintiens l’étrangeté du néologisme.
Voici donc arrivé le nouvel état des choses. Une loi est passée sur l’usage du titre de psychothérapeute, providence des imprimeurs de cartes de visite. Des juristes qui l’ont étudiée en toute compétence pour le compte d’une association professionnelle[24], nous assurent qu’elle ne concerne pas un danger de contrôle pour la pratique mais uniquement l’exigence d’homologation d’un titre … On ne demande qu’à en être rassuré.

Et en effet, pour l’heure, les textes officiels ne disent « rien ou presque » de l’activité ainsi nommée : le législateur laisserait-il ouverte à chacun, psys et patients, la latitude à y inscrire ses contenus en toute singularité afin qu’il puisse toujours en émerger de l’inédit?

Ou bien considère-t-il plutôt d’ores et déjà la profession des psychothérapeutes comme restant indéfiniment à « sous-titrer » ?

P.P.

 

[1] Editions de Minuit, collection le sens commun, dirigée par P. Bourdieu 1981.

[2] On se souvient des initiatives comme celles de D. Anzieu ou de S. Leclaire dans les années 80.

[3] Conseil du 14.11. 2001, avec comme Ministre Délégué à la Santé : Bernard Kouchner (gastro-entérologue).

[4] Sous le Ministère de Jean-François Mattei.

[5] Institut national de la santé et de la recherche médicale. Créé en 1964, l’Inserm est le successeur de l’INH (institut national d’hygiène) fondé en 1941.

[6] Portant le nom de son promoteur Bernard Accoyer.

[7] Loi n° 2004-806 du 9 août 2004 – article 52

[8] Philippe Douste-Blazy

[9] William Dab

[10] Difficiles à localiser précisément, d’où le flou de l’expression : probablement davantage du côté politique ou technocratique que du côté technique médical de l’Inserm.

[11] Fin mai 2007

[12] alors qu’il existe bien d’autres approches en psychopathologie, d’autres discours fondés autrement, cohérents, pertinents.

[13] Diagnostic and statistical Manual of mental disorders

[14] La demande des familles et des patients a été à cet égard un déclencheur de poids.

[15] Voir aussi mon petit texte « Ah quel titre », 5 mai 2011 (blog de Jean-Michel Louka)

[16] N’en va-t-il pas de même pour le corps médical, dans et hors l’institution hospitalière ?

[17] Alain Ehrenberg : « Troubles de l’évaluation », Libération, 5 mars 2006 (Rubrique «rebonds»).

[18] Grippe, hépatites, sida…expertises souvent remarquables au demeurant.

[19] Amiante, plomb, etc.

[20] Cela créant à terme deux catégories de psychothérapeutes avec les conséquences qu’on peut imaginer, dont celle de générer une psychothérapie à deux vitesses.

[21] Cela revient en somme à accorder ce privilège à l’ensemble du corps médical, donc pourquoi pas à l’anesthésiste ou au chirurgien dont l’expérience majeure se développe auprès de patients qui dorment ? Cela précisément a de quoi laisser rêveur.

[22] www.europsyche.org/contents/13489/european-certificate-for-psychotherapy-ecp-

[23] qui travaille sur la statistique et les limites d’utilisation du calcul dans Mathématiques et société. Voir ses travaux notamment dans son site personnel
« le despotisme administratif, ou l’utopie et la mort ». http://foucart.thierry.free.fr/Introduction_au_despotisme_administratif.htm.

[24] Le cabinet Lyon-Caen consulté par la S.P.P. Le rapport intéressant, minutieux et éclairé de ce cabinet a circulé dans la profession psy notamment par mails, raison pour laquelle je m’autorise à le signaler.

 

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La primaire des indignés

par Claude Corman et Paule Pérez

Dans le même temps que la primaire socialiste s’achevait le dimanche 16 Octobre, le mouvement des indignés avait rassemblé pour la première fois des milliers de manifestants dans plus de quatre vingt pays.

 

A Times Square ou à Rome, les parias et les perdants de l’économie mondialisée protestaient contre un monde financier qui, « tout en ne pesant que 1% de la population de la planète dictait sa loi aux 99% restants ». Les banques qui avaient assuré leurs pertes en brouillant la frontière entre les activités de dépôt et l’affairisme cupide des « investisseurs » soulevaient la lame de l’indignation.

 

Révoltés par l’immoralité d’une telle hybridation qui rend chacun de nous solidaire de l’avenir des banques et du soutien qu’elles obtiennent des Etats quand vient le temps des naufrages, les indignés interpellaient les gouvernements sur les désastres d’une crise économique qui broie et marginalise un nombre croissant d’hommes ordinaires, qui, eux, ne peuvent pas « nationaliser » leurs déclassements.

 

Ce n’était donc pas uniquement à la richesse extravagante de certains, ni même à l’asymétrie croissante de la rétribution du Capital et du Travail que les manifestants s’en prenaient, mais au caractère scandaleux d’un système financier qui fait désormais garantir ses pertes auprès d’Etats-assureurs, alors que les humains semblent devenir des variables d’ajustement ou même des choses jetables.

 

Bien que l’endettement de certains Etats du monde occidental ne soit pas lié, du moins pas exclusivement, aux impérities et aux folies de l’univers boulimique des traders, la confusion entre les politiques d’austérité induites par ces dettes publiques dites souveraines et l’abondance des cadeaux consentis aux banques privées s’impose assez naturellement au mouvement des indignés. Et du coup, nous ne sommes plus loin d’une renaissance par défaut de l’idéologie communiste dans le camp des révoltés internationaux, à peine plus de vingt ans après la destruction du mur de Berlin.

 

Qu’on le regrette ou pas, les indignés ne sont pas pour l’heure révolutionnaires ni subversifs, ce ne sont pas des citoyens qui attendent  le grand soir, mais des personnes qui s’indignent de ne pouvoir vivre et travailler « dignement ».

 

A moins que ne se construise dans les années qui viennent un autre paradigme de développement de la richesse qui fasse droit à la créativité techno-scientifique et démocratique, tout en remettant l’homme au centre d’une économie gigantesque ouverte, il est raisonnable de penser que la tentation d’un système néo-communiste planificateur et protecteur progressera du côté des humains en colère et fera oublier les monstruosités bureaucratiques du passé. L’échec du système ultralibéral des trente dernières années refonde la légitimité et le crédit d’une économie collectiviste et ordonnatrice ou à tout le moins d’un interventionnisme musclé. Il redonne un goût sucré aux Etats, comme interprètes et garants de l’intérêt collectif des peuples. Et la face « antipathique » des douaniers et des veilleurs de frontières peut paraître à nouveau, dans une courte échéance, débonnaire et souriante !

 

C’est pourtant en relisant Orwell et Huxley que l’on peut imaginer le régime cauchemardesque qu’une néo-bureaucratie communiste disposant des systèmes d’information, de surveillance et de délation modernes et animée par l’immense et paranoïaque orgueil d’œuvrer au bien commun et de l’interpréter, fabriquerait quotidiennement ! Et en ce sens, l’anticapitalisme radical est loin d’être un humanisme, en dépit de ses multiples facettes sympathiques !

 

Une réponse politique originale, non bureaucratique, à apporter au mouvement des indignés, précisément parce que ce dernier est international et à ce titre héritier des premiers mouvements d’organisation du prolétariat, mais aussi parce qu’il est le meilleur témoin critique d’une économie mondialisée ouverte, devrait être la tâche fondamentale de la philosophie politique de nos jours.

 

Martine Aubry a rappelé dans son dernier débat avec François Hollande que l’on ne pouvait pas, comme homme ou femme de gauche, bouder les multiples formes de prospérité et de progrès qu’un monde ouvert a apportées à des fractions croissantes de la population mondiale, éloignées de l’Europe. Un tel aveu ne signifie nullement que l’on solde à peu de frais les ravages et les contrecoups destructeurs induits par le système de concurrence généralisée qui s’est imposé à la planète. Mais il indique l’effort théorique colossal que nous devons accomplir pour bâtir les fondations d’un monde différent, humain et ouvert !

 

Etrangement les commentateurs ont voulu voir dans le binôme HollandeAubry deux faux jumeaux de leurs parents, Delors et…Jospin. Delors en paternité tutélaire voire totémique, d’accord. Mais pourquoi Jospin? Eh bien,  il arrive à la Politique d’employer un mot ou un nom pour un autre, ici Jospin pour Mitterrand sans doute, dont la référence ne semble plus détenir la valeur sûre d’une recommandation. Mais en marge de cette invocation de « Dieu » en personne, la Gauche produit un assourdissant silence sur un autre de ses prédécesseurs et non des moindres : pas un mot sur la figure de Pierre Mendès-France, dont la stature d’homme d’Etat, la finesse d’analyse et l’intégrité humaniste fait bien défaut au paysage. Attendrait-on que la Droite s’en empare et le gadgétise comme elle l’a fait, par exemple, de la Princesse de Clèves ou de Guy Môquet ?

 

Dans le même temps que s’achevait la primaire socialiste, des démocrates tunisiens occupaient la place des Droits de l’Homme pour s’opposer aux factions islamistes qui entendaient faire interdire une télévision privée tunisienne sous le prétexte que celle-ci avait diffusé le film franco-iranien Persépolis. Dans le monde arabe longtemps soumis à des dictatures policières, les partis islamistes, incarnant une opposition « légitime » aux anciens régimes liberticides qui les avaient proscrits de l’espace public, diffusent avec persévérance leur propagande anti-occidentale plus ou moins visible et leur culte frénétique, absolutiste, aveugle de la Charia. Et leurs résultats sont les meilleurs parmi les partis…

 

Le 31 Juillet 1954, le président du Conseil, le même Pierre Mendès-France, prononça un long discours de conciliation devant le bey de Tunis, Sidi Lamine. Il dit notamment la chose suivante : « Le degré d’évolution auquel est parvenu le peuple tunisien – dont nous avons lieu de nous réjouir d’autant plus que nous y avons largement contribué -, la valeur remarquable de ses élites, justifient que le peuple soit appelé à gérer lui-même ses propres affaires. »

 

Et ainsi émergea  pour les Tunisiens « l’autonomie interne », première étape de la fin du Protectorat qui la gérait depuis 1881, puis de l’Indépendance en 1956 .

 

On voit bien aujourd’hui que les nazillons salafistes qui cherchent à intimider et  gouverner la jeune démocratie tunisienne projettent de rompre tous les liens amicaux, culturels, politiques de la Tunisie et de la France, auxquels PMF faisait référence, les considérant en bloc comme l’expression hypocrite et trompeuse des seuls intérêts coloniaux français…

CC et PP

 

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Dialogues de la Madrugà

par Claude Corman et Bruno Lavardez
Photographies : Pierre Cocrelle 

Dialogues de la Madrugà

 Bruno Lavardez est un guitariste flamenco. C’est aussi un gitan espagnol, un caló, précise-t-il, soucieux de distinguer le caló des manouches et des roms, cette vaste famille de nomades que l’Occident a confondue sous le nom de gitans.

 1

Je l’ai rencontré alors que je soignais son père, Antoine Lavardez, un homme extraordinaire qui ressemblait à Achille Zavatta, et avait une science rare du cante jondo. Antoine a accompagné avec sa femme Joséphine les premiers pas de mon amitié avec Bruno. Il pouvait enchaîner les tarantas et les soléas jusqu’au petit matin et parfois poussait une jota en l’honneur d’une amie aragonaise. C’est grâce à l’alliance solide de nos deux familles que nous avons décidé il y a près de quinze ans de « créer » une Peña flamenca nommée « la Madrugá » dans un petit village commingeois, Saint-Martory. Ce ne fut pas une chose simple, car le vocable gitan agit comme un anti-sésame, il jette des obscurités instinctives sur tout projet qui les implique. Je ne dis pas cette phrase à la légère ou pour dédouaner les propres responsabilités des gitans dans le manque d’estime et d’affection dont ils sont l’objet, je veux parler ici de la mauvaise réputation qui colle aux gitans : cette mauvaise réputation qui outrepasse les raisons conjoncturelles d’une méfiance ou d’une déception raisonnées de la société, car elle loge dans un principe « ontologique » inavoué mais coriace selon lequel les gitans seraient des êtres sombres et vindicatifs, la plupart du temps oisifs et ivrognes, affichant en toute occasion leur préférence tribale…

 

Néanmoins notre Peña flamenca a vu le jour et, année après année, elle a défait les préjugés et les craintes de ceux qui lui prédisaient un avenir bref et lamentable. « Dios lo ha querido », répétait Bruno, après chaque soirée de la Peña où, malgré l’affluence et la notable proportion de gens à moitié ou complètement ivres, nous n’avions à déplorer aucun incident, pas la moindre bousculade, pas la plus petite œillade provocatrice, pas la plus insignifiante rapine. L’hospitalité tournait enfin à l’avantage des « parias ». Dieu l’a voulu. C’est étrange : comment Dieu pourrait-il vouloir quelque chose d’aussi incongru, d’aussi infime qu’une réunion de gens venus écouter du cante jondo en amateurs ou en novices ?

 

La Peña est avant tout un lieu de fraternité et de passage. La porte d’entrée est un seuil qui modèle les esprits autrement, qui d’une certaine manière les anoblit. La méchanceté de mauvais goût, la suspicion, la crainte n’y ont jamais eu droit de séjour, les stéréotypes raciaux y ont volé en éclats et les distinctions sociales sont restées accrochées aux portemanteaux. Mais après tout, cela venait d’un travail humain, très humain. Que venait y faire le Ciel ? Tout en en escamotant la signification providentielle, il m’arrive aujourd’hui de comprendre ce que Bruno entendait par là : Dios lo ha querido.

 

Enfin, ai-je besoin de le préciser, ces dialogues de la Peña[1] n’ont pas l’ambition de refléter un « point de vue gitan » sur notre histoire ou plus généralement sur certains aspects de la condition humaine. Bruno Lavardez parle en son nom propre. Mais il n’est pas moins vrai qu’étant issu d’un peuple qui n’a pas de tradition écrite, son témoignage en éclaire nécessairement de nombreux aspects, avec la liberté de ton d’un individu qui ne se perçoit pas pour autant comme le porte-parole d’une communauté.

 

Il fait nuit à Saint-Martory. Les pigeons se reposent sur le toit. Une bouteille de Paddy est posée sur la table avec deux verres, à côté d’un enregistreur vocal de mauvaise qualité.

 2

 1°

Claude – Bruno, pendant des siècles, l’origine des gitans demeura un mystère. Mais aujourd’hui la plupart des chercheurs semblent unanimes à reconnaître l’origine indienne des gitans. Or, tu penses, toi, que les gitans descendent d’une des dix tribus perdues d’Israël. Est-ce une vue personnelle ou cette filiation repose-t-elle sur une tradition ancienne ?

Bruno – Les deux. D’après nos coutumes, enseignées depuis longtemps, nous rejoignons le monde antique d’Israël. La tradition préexistait à la migration des gitans de l’Inde. Que l’on soit croyant ou non, c’est l’enseignement des pères des pères. Et nous respectons la parole des anciens. On vient peut-être de l’Inde, mais dans le sens où l’on vient toujours d’ailleurs.

C. – On vient toujours d’ailleurs. Ça me rappelle la blague juive : « Mon père est t’ailleur ».

B. – L’origine indienne des gitans n’est pas fondamentale. L’Inde est un beau pays. C’est une grande philosophie. Mais le peuple caló n’est pas de là. Je vois les couleurs de l’Inde, toutes sortes de beautés, mais je n’y découvre aucune des traditions du peuple caló. Que nous ayons eu un brassage génétique en passant, c’est certain. On a vécu en Inde, on a pêché quelques truites dans l’Indus (je ne sais pas si on y trouve des truites). Mais, en définitive, on vient de nulle part et de partout à la fois. Aujourd’hui, je suis en France, mais mes enfants ou les enfants de mon frère seront peut-être demain en Alaska.

En revenant sur la longue migration qui nous a conduits d’Inde en Europe et précisément en Espagne, l’essentiel est d’avoir gardé cette façon si singulière de garganter[2], de vivre cantando y bailando. Notre peine, notre manière de chanter ne vient pas du monde arabe, gitan ou juif. Elle vient de l’Orient et s’est nourrie des passages propres à notre condition de peuple nomade.

Tout le monde peut chanter une siguiriya[3]. Mais une vraie siguiriya est gitane. Les Italiens ont chanté le flamenco, mais à la façon occidentale. La siguiriya est la première peine du monde flamenco. Le gitan l’amène avec lui. Elle a éclaté en Espagne, il y a 500 ans. Mais ni les arabes ni les juifs ne chantent vraiment la siguiriya. Ils vont la chanter, mais pas avec cette chair de poule qui te cloue sur la chaise quand un gitan la chante. C’est autre chose qu’un chant, ou si c’est un chant, il remonte à des temps indéfinis.

C. – La fréquence inhabituelle des noms de l’Ancien Testament donnés aux enfants gitans (Abraham, Moïse, Nathanaël, Jérémie, ou Sinaï…) est-elle un signe de la proximité des traditions juives et gitanes ou est-ce un phénomène récent lié au poids de l’église évangéliste dans les communautés gitanes ?

B. – Les noms que nous avions avant notre arrivée en Espagne, nous ne les connaissons pas. Les sources linguistiques ont disparu. On ne pourra jamais savoir nos noms d’origine. Tu t’appelais Ibrahim ou Isaac, on te changeait de nom. Alors, oui, je crois que les églises évangélistes abusent des prénoms bibliques. Ils donnent des noms hébreux pour se rapprocher des temps bibliques, mais c’est très superficiel. Le nom ne suffit pas ! C’est comme quand j’entends tous ces jeunes gitans dire fièrement « Soy gitano ». Tout au plus peut-on se définir historiquement comme le peuple caló. Mais c’est l’Europe qui nous a nommés gitans. Gitans, gypsies, l’Égypte, la bohême, que sais-je ? Ce n’est pas notre nom. Soy gitano ! Qu’est-ce que ça veut dire ? Tu peux aussi dire « Soy toro ». Tous les toros sont toros.

3

C. – Dans l’Édit promulgué par Philippe V en octobre 1747, il est dit : « Ordre est donné de chasser les Gitans par le fer et par le feu. La Sainteté même des Temples pourra être violée afin de les poursuivre, les arrachant s’il le faut du pied des autels où ils parviendraient à trouver asile ! » La violence de ces propos, les pogroms auxquels le souverain d’Espagne invite le peuple espagnol ont-ils laissé des traces indélébiles dans la mémoire gitane et comment ?

B. – Oui bien sûr et d’abord dans le langage, la langue maternelle. On coupait la langue des calós qui s’exprimaient dans leur langue d’origine. Alors, on ne sait plus exactement ce que l’on parle de nos jours, le romanes, le caló ? La persécution a eu des conséquences ineffaçables sur la langue gitane. Le caló est littéralement une langue coupée. Et puis la persécution est toujours restée. Même si les temples ne sont plus bafoués pour les éliminer, les gitans inspirent toujours le rejet et sont imprégnés de ce rejet. L’esprit de la persécution, on le sent encore flotter de nos jours.

C. – Quel était le danger gitan pour la monarchie catholique espagnole ?

B. – Quelle menace, quel danger ? Ils ont décidé qu’il ne fallait pas laisser procréer les gitans. Pourquoi ? Parce que les gitans avaient d’autres rites, d’autres coutumes, une certaine obstination à rester gitans, qu’ils refusaient de vénérer les vierges que l’Église demandait au peuple d’idolâtrer. C’est à peu près tout. Les gitans n’ont jamais aspiré à prendre un quelconque pouvoir en Espagne ou ailleurs. Un peu de liberté. C’est tout ce que l’on demandait.

4
C. – Le roi d’Espagne Philippe V souhaite ni plus ni moins l’élimination des gitans, une sorte de « solution finale ». C’est plus qu’une discrimination.

B. – On envoyait les gitans costauds servir dans les galères et ils prenaient les femmes qui ne se donnaient pas la mort. Ils se servaient d’eux et ils voulaient les exterminer. Où est la logique ?

C. – Y a-t-il eu ou y a-t-il un rêve d’État gitan comme Herzl l’a rêvé pour le peuple juif à la fin du xixe siècle, quand l’antisémitisme européen faisait rage, ou bien la dispersion est-elle au cœur de la culture et de la vie gitanes ?

B. – Le gitan est un nomade. Nous sommes passés de pays en pays, nous avons traversé des régions sans jamais être enfermés dans des carcans politiques. Bien sûr, j’ai rêvé d’avoir un État par la pensée, mais à quoi ça sert d’avoir un État, si c’est pour le perdre. Un État, c’est aussi des barrières, des défenses, des soldats, des frontières. L’être humain peut passer d’un lac à un autre, mais il ne peut pas franchir le barrage qui le fait couler. Quand tu vas d’un pré à un autre pré, s’il y a des barbelés, il faut les escalader, t’écorcher, te faire mal. À quoi bon ?

C. – Mais l’absence de toute institution politique n’est-elle pas aussi une faiblesse ?

B. – Il y a bien des représentations politiques du monde rom. Mais elles n’ont pas empêché de faire manger des petits tziganes par des chiens. On les avait accusés de voler. D’accord, mais les laisser dévorer par les chiens ! Le peuple gitan, qu’il soit ou non représenté, doit être rejeté à la mer. C’est un peuple paria ! Dans une mairie, un jour, on m’a dit : – Tu n’as rien à faire ici ! – Mais je suis Français, ai-je dit. – Non, gitan !

Depuis la nuit des temps, nous traînons une malédiction mais elle nous fait aussi reconnaître les étincelles du bonheur, de la beauté. Tu manges du pain rassis et un jour tu as la chance de manger du pain frais.

C. – Bruno, comment définirais-tu le racisme ? Pourquoi cette peur ou cette haine de l’étranger, du voyageur avec sa valise ou sa roulotte ? La biologie moderne a totalement réfuté les points de vue racistes qui établissaient des classements humains, des hiérarchies raciales, et l’on a même découvert qu’il y avait davantage de variations génétiques entre deux Islandais qu’entre un Islandais et un Malien. Comment comprendre alors cette pulsion raciste de la mise à l’écart, le choix fait a priori et sans conditions de la haine contre l’hospitalité ? Elias Canetti dit de nous, êtres humains : « Nous venons de très loin et nous nous portons vers trop peu ! » Est-ce que le racisme peut être décrit comme une courte vue, un défaut obstiné du regard à ne jamais se porter trop loin en arrière, vers la multitude des histoires humaines ?

B. – Pour moi, l’être raciste est une personne malade. On se regarde, on n’est pas parfait : le nez trop gros, les oreilles décollées, les jambes courtes. Le raciste est un être qui est malade de lui-même et comme il ne peut venir à bout de ses imperfections, il est malheureux, il a besoin des autres, de faire attention aux autres pour s’oublier, pour ne pas se mépriser. J’ai de la « compassion » pour les racistes. La base de l’être humain, c’est d’aller vers la clarté, le soleil, la poésie. On demande tous ça à la naissance. Dieu a permis cette beauté : quand tu chantes une buleria[4], quand tu fais une poésie, le bonheur est là ! Les propos racistes ne peuvent pas intéresser Dieu. Ils n’intéressent personne.

C. – Pourtant, tu as souffert et tu souffres encore de ce regard raciste. Peut-on expliquer la survie illogique du racisme ?

B. – Je te l’ai dit : ils se regardent dans la glace. Ils ont le nez trop gros, les oreilles décollées, le ventre tombant, le sexe insuffisant. Ils sont en manque de quelque chose. Ils sont dans le malheur d’être. Et le plus fort, c’est qu’ils ne veulent pas s’en débarrasser, ils vivent de ça. C’est une terrible infirmité, profonde et somme toute assez vulgaire.

C. – Pour toi, donc, le racisme n’est pas lié fondamentalement à la présence de l’autre. C’est bien plutôt une pathologie du Moi.

B. – Eso es !

C. – La question de la transmission, du relais d’une culture à travers des générations passantes, forcément éphémères, est d’autant plus délicate quand la tradition se transmet essentiellement sur le mode oral. Ne faudrait-il pas susciter au sein du monde gitan des hommes d’écrits, de témoignages, de sciences, capables de défendre la culture et les valeurs gitanes ?

B. – Détrompe-toi ! La transmission orale est une grande force, une force inimaginable. C’est le soleil dans notre cœur. Si l’on n’a pas ça, on n’est plus rien. C’est une grande force poétique, elle habite en nous.

C. – Ce que tu dis me rappelle la remarque d’un psychiatre juif, le docteur Fritsch, après la mort de papa : « Jeune homme, vous ne trouverez jamais dans les livres la lumière du regard de votre père. » Les livres permettent cependant une transmission maîtrisée, un enseignement, des témoignages, des commentaires, une mémoire active, créatrice. On peut s’y référer à tout moment. Le besoin d’intellectuels gitans ne se fait-il pas sentir, dans une époque où « l’identité » gitane a bien du mal à réussir une « assimilation créatrice » ?

B. – Il en faudrait, bien sûr, mais disons : est-ce qu’ils resteraient eux-mêmes ? Là est la question. Parce que quand la chose est écrite, elle reste. L’écriture reste. Chaque verset de la Bible est un diamant à mille facettes. Dans la transmission orale, il y a toutes les lumières, toutes les facettes, pas une sélection ! Poètes, gitans, calós ! Je ne sais pas comment ils vont conserver cette lumière… Je ne peux pas te le dire !

5

C. – Je pense à la génération de Lorca, d’Alberti, de Bergamín qui, dans les années 20-30, a sauvegardé une part de la tradition flamenca, en organisant par exemple le concours de cante de Grenade. À cette occasion, beaucoup de choses intéressantes ont été écrites sur le cante jondo. Des coplas anciennes ou des genres musicaux en voie d’extinction ont été mis en sécurité, si j’ose dire, dans des livres. Penses-tu que l’écriture soit condamnée à ôter une sorte de virginité, de clarté, de lumière à la tradition orale, à la parole vivante des ancêtres ? Autrement dit, y a-t-il un risque de perversion ou de déclin du sens inhérent à la chose écrite, le risque par exemple de se perdre dans les subtilités et les délices de l’exégèse, dans les excès intellectuels de ce qu’autrefois on nomma, assez injustement à mon avis et je ne suis pas le seul, le pharisianisme ?

B. – Quand ils arrivèrent en Espagne, certains gitans savaient lire et écrire. Mais l’État espagnol décréta l’interdiction de l’écriture gitane. Moi-même, je suis allé à l’école jusqu’à quatorze ans. Je sais écrire, faire un chèque, mais, dans mon esprit, je vais beaucoup plus loin. Alors, est-ce qu’il le faudrait, est-ce qu’il faudrait des hommes d’écriture gitans ? Oui, il le faudrait, mais dans un monde meilleur ! Il faut rester secret pour l’instant. On ne peut pas sortir du secret. Le monde n’est pas assez bon !

C. – Je pense à la devise de Spinoza inscrite sur sa bague : Caute ! Tais-toi !

B. – C’est ça. Restons secrets, vivons cachés ! Un jour, le monde méritera une expression plus libre.

C. – Je repense aux guerres yougoslaves. Les grands oubliés de l’indignation internationale ont été ceux des communautés roms. Comment expliquer l’absence d’émotion publique sur la funeste destinée des tziganes ? Est-ce que l’on n’est digne d’être « parlés » par les autres que lorsque l’on a des représentants, des forces politiques et militaires, des aspirations nationales ? Le poète yougoslave Rajko Duric a écrit un poème sur l’histoire d’un petit garçon de deux ans, Goran Matkovic, qui, mort d’une grave maladie, n’a été porté en terre que six jours plus tard. Il fallut combattre pour avoir le droit de l’inhumer. Goran Matkovic était rom.

B. – C’est absurde, c’est le néant complet. Que l’Église fasse ça ! Comment peut-on refuser l’inhumation dans la terre-mère à un enfant afin que les vers aient raison de son corps ? Mais qu’est-ce que cette chrétienté ! Définis-moi le mot chrétien. C’est possible que des gens croient détenir la vérité en dissertant sur la Bible. Mais que ce soit un enfant de n’importe où, la raison d’être de Dieu est de le laisser reposer en paix dans la terre. Qui sont ces gens-là ? Ils font partie du néant ! Leur geste est incompréhensible. Au nom de quel droit ? Ou alors, il faut en revenir à la vieille histoire : Celui qui tient les rênes du Monde, c’est le Diable, l’esprit du Mal. Tu vois un petit enfant mort, n’importe quel petit enfant mort, tu tombes à genoux, non !

C. – Pour toi, Bruno, le Mal existe.

B. – Le Mal prédomine de plus en plus dans le monde. Heureusement qu’il y a encore des gens qui dialoguent ou qui écrivent !… D’où vient la haine ? Le Mal est là. Dans tout, il y a le Mal !

C. – Je pense à Demandjuk, cet Ukrainien de 23 ans, enrôlé par les nazis et chargé de surveiller un camp d’extermination à Treblinka. On le surnommait Ivan le Terrible. Il fendait le ventre des femmes enceintes avec un sabre, il perçait les fesses des jeunes filles avec une chignole, avant de les traîner vers les chambres à gaz. Quand on voit les ignominies de Demandjuk, on sent que le Mal existe, que la bête immonde est toujours féconde, comme le disait Brecht.

B. – Le Mal existe parce que l’être humain trouve le bonheur dans la complaisance du mal infligé. Demandjuk n’est qu’un être forcé. En se croyant heureux de faire le mal, il est lui-même un non-être poussé par des forces ennemies. Il vit dans les ténèbres du mal pour le mal. Pour le plaisir du mal, pour satisfaire l’être malfaisant du Diable, du Malin. Le Diable n’existe pas, mais Demandjuk ou d’autres le font exister. Tout compte fait, ce sont eux qui perdent. Ils perdent leurs vies, un jour comme chacun de nous. mais en plus ils restent des pauvres cons, des abrutis sanguinaires dans le jugement de l’Histoire.

C. – Les gitans sont de plus en plus exposés à la disparition des petits métiers. Pour s’en tirer, ont-ils d’autres choix que le RMI, la délinquance ou les deux ?

B. – La société française assiste aussi bien les gitans que les autres pauvres. De toute manière, il y a trop de pauvres, aujourd’hui. Pour ce qui est des gitans, on leur a enlevé la petite manne des poubelles avec les déchetteries. Certains gitans ramassaient jusqu’à 1 500 kg de ferraille. Soi-disant pour la propreté de l’environnement. Mais on ferme les décharges et on laisse les usines polluer et détruire la santé. Oui, il faut l’instruction occidentale. Je serais fier que mes enfants ou ceux de mon frère deviennent médecins ou professeurs. Mais tous ne le seront pas. Arrêtons de mentir ! Alors quand on tue les petits métiers, le cuivre, les batteries, quand on enlève ça, c’est comme si on enlevait le pain de la bouche des enfants : que peut faire le père ? Certains gitans font des conneries, c’est vrai, mais qu’on n’oublie pas la disparition des métiers traditionnels, la vannerie, le ramonage, la ferraille… De nos jours, il faut passer un brevet ou un bac pour démonter un gicleur de gaz. Les portes sont verrouillées. C’est désolant : un grand filet d’un côté et un petit poisson de l’autre ! J’aurais voulu comme musicien gagner ma vie avec la musique. Crois-moi, c’est autre chose que l’allocation de Rmiste.

C. – Pour toi, Bruno, quel est le prix de la liberté ?

B. – Je fais tout pour être libre et je le suis. Rien ne m’enlèvera la liberté. Mais si nous avons la liberté sans amour et l’amour sans liberté, nous n’arrivons à rien. Être libre, c’est avoir l’amour en soi. Personne ne peut « me » l’empêcher. On m’enferme, on me coupe la tête, je serai toujours libre. Le matin, mille choses m’oppressent, m’assaillent. C’est une souffrance de se lever avec tant de questions qui bourdonnent sous ton crâne. Mais il y a cette liberté venue du fond des âges. Alors qu’est-ce que je vais faire aujourd’hui ? On en sourit. Je ne pourrai jamais être sérieux un seul jour de ma vie. Impossible ! Est-ce qu’on se regarde dans une glace en bois ?

6

C. – Quelqu’un s’avance, au milieu des autres et dit : voilà comment il faut vivre. Que nous rencontrions jamais, en un quelconque point de l’espace, un tel homme, est inimaginable, mais si d’aventure cela arrivait, nul doute que nous le tiendrions pour un énergumène, un cinglé ou plus sûrement un fanatique, convaincu que tous ceux qui ne suivent pas sa route sont des infidèles et des bons à rien. Alors que l’apostrophe de cet homme « Voilà comment il faut vivre » est absolument logique, car que cherchons-nous à transmettre par notre histoire, nos savoirs, nos expériences, nos cultures, sinon une forme de savoir-vivre, elle nous apparaît aussitôt démente par son caractère impératif et univoque. Est-ce que je peux néanmoins te poser cette question, sans être tout à fait cinglé ou illuminé : as-tu une règle de savoir-vivre ?

B. – Moi, je ne peux pas dire à quelqu’un : voilà, il faut vivre comme ça. Chacun se crée sa façon de vivre. D’ailleurs tu la crées d’abord dans ton esprit, par ton esprit. Et après tu deviens poète ou musicien ou médecin, mais pas par l’exemple. Il « faut vivre comme ça », je ne peux pas le dire ; même à moi je ne me l’impose pas ! Je laisse vivre l’esprit dans ma tête. Si tout le monde dit : on va vivre comme ça, on ne va plus s’entendre !

C. – C’est un paradoxe.

B. – Non, je vais employer une formule tirée de l’espagnol. Un pisse en haut, l’autre pisse en bas. Il faut déjà que je prépare mon esprit à la décision de faire quelque chose, d’aller dans telle direction. Comment règlerais-je la circulation de tous les esprits occupés à décider ou à faire quelque chose ?

C. – Dans ma jeunesse, on lisait un Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, écrit par un écrivain belge Raoul Vaneigem, qui fit partie de l’Internationale situationniste. Ce traité avait beaucoup de succès. Il excitait l’appétit de vivre des jeunes révoltés de 68 contre toutes les aliénations et scléroses des institutions, de l’école aux églises. Aujourd’hui, il semble absurde d’écrire un traité de savoir-vivre, sinon à l’usage de ceux, à l’école hôtelière ou ailleurs, qui doivent apprendre les bonnes manières de table. Mais si l’on ne transmet pas d’une certaine manière un savoir-vivre au sens large, que transmet-on au juste ? T’es-tu dit un jour : je veux transmettre une part de ma culture gitane à mes enfants ?

B. – Non, je ne me suis jamais dit ça. Si eux veulent prendre une part de cette histoire, de cette vie, c’est à eux, mais je ne suis pas le propriétaire qui fait faire le tour de la maison. Ils voient ma façon de vivre ou d’être, l’amour que je leur porte, mais c’est à eux de prendre. Ils sont libres de prendre ou non. S’ils ne veulent pas, je ne les forcerai pas. Moi, je ne peux rien imposer.

C. – Tu veux dire que la transmission reste quelque chose d’éminemment subtil et incontrôlable. La fidélité à la parole du père, son interprétation décalée ou parfois son ignorance sont donc des choix libres, des options ouvertes ? Sans ouvrir le débat sur l’inné et l’acquis, ni sur l’énorme fardeau de l’inconscient dans la construction de l’identité de chacun, cette liberté peut sembler difficile, très difficile.

B. – Difficile, mais il n’y a pas d’autre choix.

C. – Donc pas de savoir-vivre ?

B. – Le savoir-vivre ? Mais on ne peut pas faire comme Madame de Tartapion disant : voilà, la cuillère, il faut la mettre de ce côté, la fourchette de l’autre. Déjà dire « bon appétit » à quelqu’un, cela ne se dit pas mais on le dit quand même.

C. – Pourquoi ?

B. – (rires) Comment veux-tu dire bon appétit à quelqu’un ? Il y a quelque chose de malsain dans cette formule courtoise. Comment dire bon appétit à quelqu’un qui va se remplir la panse alors que tu ne peux pas manger ou bien encore à quelqu’un qui est trop malade pour ouvrir la bouche ?

Je suis un gitanico. Je vais parler un peu des miens. Quand une table est dressée, à qui que ce soit qui se trouve à côté, on ne dit pas bon appétit, on dit : tu viens manger avec nous ; de suite. Un vrai caló, il dit ça.
7

2 .

C. – Parlons de tout autre chose ! Bruno, comment imagines-tu le bien commun en Europe ? Qu’est-ce qu’aujourd’hui ce bien commun ? Ce qui peut être mis à table en commun, comme on partage un repas ou une chambre, ce que l’on pourrait nommer une camaraderie européenne, au sens où nous dormons tous sous la même voûte céleste. Ces mots de Philip Roth à la fin de son roman J’ai épousé un communiste sont magnifiques : « On voit l’inconcevable : l’absence d’antagonisme, spectacle colossal. On voit de ses propres yeux le vaste cerveau du temps, galaxie de feu qu’aucune main humaine jamais n’alluma. On ne saurait se passer des étoiles. »

B. – Pour moi, c’est très complexe. D’une part, et je m’excuse de parler comme ça, je n’y crois pas. On ne peut déjà pas s’entendre en France, dans une petite nation. Quand on voit un Africain, il reste Africain, quand on voit un Pakistanais, il reste Pakistanais, quand on voit un gitan, il reste un gitan.  Comment veux-tu faire ? Tu es déjà perdu dans une petite base comme la France. Alors comment faire pour l’Europe entière ? Ma vision fait défaut. Je ne le vois pas, je ne vois pas l’Europe à travers les nations. Je dévie un peu. Je prends l’exemple de la Roumanie. Quand on voit tous ces jeunes gitans ou non-gitans qui viennent chez nous, on les rapatrie, on leur paie l’avion pour regagner leur pays : on les renvoie chez eux parce qu’ils ne sont pas productifs. Alors, d’un coup de baguette magique, ils vont tout changer, ils vont apprendre à ces gens-là à vivre autrement ? Je ne peux pas croire en une Europe qui renvoie chez eux ces gens, qui les renvoie à l’intérieur d’elle-même, en son sein, comme un reste de trop.

 

C. – Bien sûr, la tentation de placarder sur les papiers d’identité : « en surnombre dans l’économie nationale » se fait à nouveau entendre comme au temps de Vichy. Mais à la différence du régime pétainiste qui prenait les métèques en otage de sa révolution nationale, il semble que ce soit toute la société qui se moque généralement du sort des roms, pas simplement un État ou une assemblée d’États comme l’Union européenne. La maison commune européenne manque sans doute de chaleur, de générosité. Elle cherche des émigrants convenables et utiles à son développement économique, mais un pas a été fait grâce à elle dans l’accueil de l’étranger. Et c’est du reste la remontrance d’une commissaire européenne, Viviane Reding, contre la discrimination des roms en France, qui a rendu la honte encore plus honteuse en livrant les « rafles » de MM. Hortefeux et Besson à la publicité.

B. – Oui, cela existe, mais on ne peut pas tous accéder à cette maison commune. Je veux dire que si tu es un pauvre Africain, comme ces Noirs qui parcourent les plages avec leur arsenal de breloques, tu resteras un pauvre Africain… Alors, la voûte étoilée, tu peux la posséder parce qu’elle est donnée par Dieu mais pas par l’être humain. La bannière étoilée ou le drapeau des douze étoiles sur fond bleu de l’UE sont d’une autre nature. Il y aura de la camaraderie quand on ne mettra plus de barrières. Mais ce n’est pas aujourd’hui qu’on va créer une Loi libre.

C. – Ce n’est pas toujours l’esprit des lois que d’abattre les barrières ou d’augmenter les libertés !

B. – Oui, mais ces textes ne servent à rien, sinon à augmenter le nombre des barrières. Quand on laissera enfin au petit Africain, au petit Roumain, au petit gitan la liberté de penser, aux pauvres en général, alors quelque chose émergera. Mais c’est trop demander. C’est là que ça se joue. La camaraderie humaine existe déjà, mais on ne peut pas y accéder.

C. – On ne peut pas y accéder ! Peut-être parce que l’euro est plus important que les œuvres de l’art et de l’esprit. Où que l’on se déplace en Europe, sourd la même complainte : « Avant l’euro, au temps de la lire, de la peseta ou du franc, on y arrivait encore. Maintenant on ne joint plus les deux bouts. » On parle peu de Cervantès, de Goethe, de Rabelais, de Tolstoï ou de Shakespeare. On croit à tort que la création des instituts portant le nom glorieux de ces génies littéraires suffit à créer une atmosphère cosmopolite européenne. Rien n’est moins vrai. Le bien commun reste une illusion, un rêve inaccessible. Derrida l’avait pressenti en appelant à une hospitalité européenne inconditionnelle, c’est-à-dire à une philosophie de l’accueil des étrangers qui remodèle en profondeur l’hôte…

B. – Mais cette hospitalité est rien moins qu’évidente. C’est impossible. Comment veux-tu qu’on ouvre les frontières et qu’on fasse rentrer en Europe toutes les populations en mal de quelque chose ? Comment peut-on faire ? C’est plus facile d’organiser la prospérité des plus riches que de créer une hospitalité sans conditions et qui n’est pas immédiatement payée de retour.

C. – Est-ce que, selon toi, le fascisme reste pensable dans une communauté européenne, dans un assemblage hétéroclite de vingt-cinq ou trente nations ? Ou penses-tu que l’Europe n’est pas en soi un paravent contre les fascismes et qu’elle peut aussi les façonner, les provoquer ?

B. – Cela s’est déjà vu. Dans les années trente, on a déjà tenté de faire l’Europe et ce fut un champ de ruines. C’est un peu flou, ce que je dis, sans doute ne s’agissait-il pas alors de faire une Europe démocratique, on la voulait communiste ou fasciste. Mais je ne peux pas croire que tout d’un coup on va créer une osmose, une harmonie des nations, que l’on va ôter tout le mauvais de l’histoire de chacun et qu’on ne va laisser que le bon. C’est mon point de vue, mais je préfère évidemment me tromper. À part si Dieu décide de descendre sur terre et de calmer les esprits. Mais là, ce ne sera pas qu’en Europe…

C. – Je voudrais enchaîner sur les quiproquos et les malentendus que suscite de nos jours toute « vocation » à la séparation. D’un point de vue anthropologique, personne ne s’étonne de certains rituels mystérieux d’initiation à l’âge adulte dans de nombreuses cultures « exotiques ». Venant d’un Indien Haida ou d’un sorcier dogon, la relation avec l’invisible ne choque pas. C’est une sorte de chamanisme amusant et pittoresque. En revanche, le souci de maintenir des temps et des espaces sacrés au cœur de nos villes modernes provoque l’incrédulité, la méfiance ou la colère. Par exemple, on soupçonne les Juifs pieux de vouloir couper le cordon ombilical avec le reste de la famille humaine. Et bien sûr, comme l’amalgame est la loi du genre, c’est tout le judaïsme que certains, de plus en plus nombreux, suspectent d’apartheid avec l’humanité. La vocation à se mettre à part n’est pas imposée aux Juifs de l’extérieur, mais bien par la logique ségrégative de leur Loi. Comme on ne sait toujours pas bien définir ce qu’est l’être juif, ni pourquoi les nazis ont voulu exterminer tout le peuple confusément identifié par ce vocable, on tend une oreille en direction de ceux qui évoquent la volonté des Juifs de se mettre à part eux-mêmes, d’ériger volontairement des ghettos et des murailles avec les autres humains ou, comme le fait Israël en Palestine, de dresser un mur de séparation.

Bruno, comment réagir à ce soupçon et à cette colère ? Je sais que les gitans aussi, par leurs coutumes ou leur mode de vie, sont réputés faire bande à part. On les accuse de se penser comme une population prioritaire, de refuser souvent l’exogamie ou le métissage, de régler leurs affaires en dehors de la Loi commune, en un mot, d’être des autistes culturels fièrement inassimilables ! Qu’en penses-tu ?

B. – Au niveau gitan, caló, ce n’est pas « de maintenant ». De nos jours, on te le fait comprendre, avant on le taillait dans l’évidence. Le racisme n’existe scientifiquement et parfois politiquement plus, mais il persiste, aussi bien celui des payos envers les gitans que celui des gitans contre les autres. Mais disons, et c’est difficile à expliquer…

8

C. – Oui, bien sûr, mais je parle de ce sentiment partagé par un nombre croissant de gens, que certains groupes humains ont reçu en héritage une volonté délibérée de s’affranchir de la loi commune… Cela nous paraît évidemment absurde, mais cela se dit.

B. – Mais précisément, si l’on veut créer un monde habitable, il faut accorder la liberté à ces Juifs pieux de régir leur rapport à la pureté et à la sainteté comme ils l’entendent. Tout comme aux gitans qui perpétuent certaines traditions. Quel mal font-ils au milieu de ce vaste monde ? Ni les uns ni les autres ne veulent devenir la majorité, que je sache. Je reviens à Hitler, à cet homme malfaisant entre tous. Au nom de l’Église, de l’Europe, de la race, lui et ses alliés ont fait tuer des millions d’êtres. Alors oui, ceux-là, essayons de les mettre à part, de les distinguer pour prévenir leurs crimes.

Mais les quatre juifs ou les quatre gitans qui veulent vivre coupés, circoncis du monde d’une certaine manière, qu’on leur foute la paix. Le monde n’est pas très juste et on peut se demander qui a ici raison, qui se rapproche de la justice ?

Nous, les calós, nous avons perdu notre langue maternelle. Nous parlons une langue métissée mais nous venons du même berceau et ce berceau, c’est le respect de l’être humain. Si je ne respecte pas ces poignées de juifs qui « sont dans la divinité », qui devrais-je respecter ? Je ne vais pas m’incliner devant Hitler !

C. – Quel peuple serait-il autosuffisant au point de se défausser de l’humanité comme on le fait d’une mauvaise pioche aux cartes ou à l’inverse quel peuple serait-il digne d’une haine si démesurée et si constante que seul son sacrifice apaiserait l’humanité entière ? Vue de l’espace, la sphère terrestre est le bien commun à l’humanité. Il n’y a pas des podes et des antipodes ! Les images extraordinaires de la terre saisies par les astronautes ne créent-elles pas le devoir d’œuvrer de concert, ne façonnent-elles pas une responsabilité commune ?

Pourtant, Babel reste la métaphore cruelle de notre époque. Les gens de la génération de Nemrod bâtissent une tour immense, vertigineuse, une ziggourat qui touche Dieu. On sait que Dieu va défaire la tentation de la tour unique et qu’Il va éparpiller, disperser les peuples et les langues. Les hommes ne se comprendront plus immédiatement. Ils auront besoin de traducteurs, de passeurs, d’hommes de paroles multiples, d’interprètes. C’est du reste cette longue histoire des interprètes que Karl Marx veut clore sur un ton prophétique : les philosophes n’ont fait jusqu’ici qu’interpréter le monde, il s’agit de le transformer. Le communisme connaîtra pourtant une fin semblable à celle de la ziggourat babélienne. Aujourd’hui même, nous disposons d’une colossale force de frappe technologique, nous avons les leviers, les calculs, les outils pour édifier un monde habitable par tous, mais nous semons les injustices et les guerres, la misère et l’esclavage.

B. – La façon dont je vois les choses est la suivante. D’abord pour la tour de Babel, dès que tu veux monter trop haut, il y a une marche invisible et tu tombes. C’est ce que l’on a fait entendre à Babel.

L’être humain aime croire détenir la vérité et les gitans par la Bible croient maintenant tout détenir, tout enserrer ; au nom de Jésus, les prédicateurs veulent capter tous les jeunes, mais au lieu de leur imposer cette identité-là : « moi, je crois en Jésus », ils feraient mieux de prendre les enfants et de les amener à l’école pour qu’ils apprennent mieux la Bible, hélas ils ne le font pas… Dieu n’a pas besoin de nous pour faire comprendre à l’être humain qu’il est sa création, et que si tu veux créer quelque chose avec un autre être humain, il faut préalablement lui serrer la main et boire un coup ensemble, comme deux créations également différentes, en oubliant ton identité, en oubliant l’identité de l’un et de l’autre. Même avec la guitare, je joue un moment, je crée le Niño, je touche un certain univers, mais après je suis un homme comme les autres.

C. – Peut-être une partie de la solution réside-t-elle dans l’occultation de l’identité, à l’instar d’Ulysse qui dissimule son nom à Polyphème le cyclope, en jouant sur la proximité de son nom et de « personne ». De toute façon, l’identité (je parle de celle qui lie, attache l’individu et d’une certaine manière le borne dans l’infini de l’être) ne se régénère pas en répétant toujours les mêmes choses.

B. – Par l’identité, on court le risque de se répéter et à force de se répéter, on crée des automatismes de machines. Il faut savoir garder quelque chose à soi, faire une poésie de ce don, de cet héritage, mais après tu vas serrer la main et c’est fini… Qu’est-ce que ça veut dire, je suis ceci ou cela ? C’est en raison de la prétention à être ceci ou cela que la tour de Babel a cassé. Elle avait déjà cassé dans les prémices de sa construction, avant la chiquenaude céleste. L’identité, il faut savoir la laisser dormir aussi. Prenons la Torah. S’il n’y avait pas eu la Torah, il n’y aurait pas eu la Bible et il n’y aurait pas eu l’Homme, en tout cas pas l’Homme qui nous inspire un certain idéal d’humanité. Cela veut dire que Dieu s’est servi des Juifs pour faire circuler sa parole mais cela n’implique pas que Dieu soit à eux. Maintenant, il y a des jeunes gitans qui ne savent ni lire ni écrire et qui prennent la Bible et essaient de la lire. Pourquoi ? Si on savait lire, on ne ferait pas de guerres ? On se serrerait la main, en se reconnaissant comme des lecteurs semblables ? Mais chacun croit posséder quelque chose en plus ou en mieux. Regarde aujourd’hui : on tue au nom de Dieu, mais ce n’est pas ça du tout. S’Il descend un jour, Il va leur faire comprendre l’abus de Son nom ! Mais il est à craindre qu’Il ne se décide trop tard.

C. – Kafka pensait que le messie ne viendrait pas à la fin des temps, qu’il viendrait le lendemain. Mais ce que tu veux dire, si je comprends bien, c’est que l’identité qui te porte, « qui mérite qu’on médite sur elle », c’est l’identité non exhibée. Quand tu es un peu assuré de ce que tu as reçu, il n’est pas besoin de le claironner partout ou d’en faire un slogan. Un bon médecin n’a pas besoin de déclarer « Ici, je guéris » pour exercer son art. En tout cas, nul ne peut afficher une déclaration de compétence en dispense de tout savoir-faire réel, et de la plus élémentaire confrontation aux faits. L’homme de quelque part (nous venons bien tous de quelque part, d’une terre, d’une mémoire, d’un peuple, d’une tradition ou d’une langue) sent la nécessité d’avancer caché, non pas par un culte de la ruse ou de la dissimulation mais par le besoin existentiel d’éviter le résumé, l’enquête sommaire, l’identification réductrice. Plus profondes sont nos racines, plus loin vont-elles chercher dans les entrailles de la terre l’humus nécessaire à la vie et plus il importe de ne pas les rappeler à chaque entame de phrase…

L’identité est un port où l’on s’amarre mais, la plupart du temps, nous larguons les amarres et naviguons en haute mer. Peut-être peut-on risquer un parallèle entre cette notion d’amarrage et celle de grand large. L’inouï est ce que l’on n’a pas l’habitude de vivre ou d’entendre, c’est une forme d’irruption de l’inattendu dans l’habituel, dans la stabilité. Imre Kertész, à partir de sa propre expérience dans le Budapest des années 50, dit une chose étrange : « Le sérieux est fondamentalement lié à la stabilité. » Alors que l’univers communiste prend peu à peu possession des esprits, soumet chacun à une sorte d’autocritique fébrile et maladive, Kertesz songe au lien entre le sérieux et la stabilité. Il est vrai que la catastrophe, c’est ainsi que l’écrivain bulgare nomme le régime naissant, a pour but de liquider les strates innombrables du passé et de la mémoire, de forger un citoyen nouveau. Le sérieux se nourrit de la stabilité, de la répétition ou de la continuité du monde dans lequel nous vivons. Autrefois, on sacrifiait des hommes au soleil, de peur qu’il ne se lève plus, mais ces sacrifices n’ont pas résisté aux découvertes astronomiques. Le sérieux a échappé aux mains des prêtres et s’est logé dans la tête des astronomes pour le bien de tous.

Mais, en ce qui concerne la vie des hommes, comment penser le lien entre le sérieux et la stabilité ?

B. – … et le grand large, aussi. Tout est là demain. Si nous tenons le passé en laisse, le grand large nous submergera et si nous oublions les ports, l’humanité fera naufrage…

9

C. – Toi qui appartiens à un vieux peuple de nomades, enfin de gens qui ont connu les pérégrinations, traversé et parcouru beaucoup de routes et croisé d’embranchements, que penses-tu du propos de Franz Rosenzweig qui qualifiait les Juifs de sans-patrie du temps ! Les sans-patrie de l’espace (les gitans) et les sans-patrie du temps se rejoignent-ils quelque part ?

B. – Ils se rejoignent sur l’espace-temps (rires). C’est vrai que le caló caló est apatride dans l’espace si l’on regarde bien. Je n’aime pas les frontières. La terre fait partie de l’espace. Si tu commences par mettre des barbelés pour aller quelque part, tu éteins l’espace pour borner la terre. Alors, au lieu de mettre des barbelés pour éviter la fuite des moutons, qu’ils nous mettent quelque chose de joli, qui ne fasse pas mal, qui plaise à l’humain. Comment aimer les barbelés qui font mal, inutilement mal ? Oui, le gitan est résolument apatride.

C. – Cela ne t’empêche pas de penser que les lois du pays où tu vis sont tes lois, que les autorités de l’État sont tes autorités, que le président de la République est aussi ton président.

B. – Je reconnais que la France est mon pays. Mais ce n’est pas mon seul pays. Aussi bien l’Espagne peut être mon pays. La France est le pays où je vis actuellement. Je respecte le drapeau français qui est un peu le mien aussi, je suis né ici, mais être apatride, cela veut dire que toutes les nations sont à moi. Cela veut dire que même si on me rejette, je peux mettre les pieds par l’esprit n’importe où. Comme je te l’ai dit tout à l’heure, il vaudrait mieux qu’on fasse des enclos avec autre chose que des barbelés, comme ça les vaches nous regarderaient passer et nous chanteraient une chanson… Quand on met des barbelés, ça représente l’esprit de l’homme qui a mis ces barbelés-là, pas seulement du fil de fer torsadé. Le monde est fait pour les nomades. Mais les nomades, qu’est-ce que cela veut dire ? Quand je vois des jeunes Français d’aujourd’hui qui s’en vont étudier ou travailler à l’étranger, en Amérique ou au Japon, comment les appelle-t-on, ces gens-là ? Ce ne sont pas des nomades ? Alors que sont-ils ?

C. – Hermann Cohen, un philosophe juif allemand de la fin du xixe siècle a dit : « C’est une nouvelle fois ce que les Sages ont voulu signifier en logeant au cœur de l’énumération des pires détresses de la vie dont on implore d’être délivré le jour de la réconciliation “la haine sans raison” : cette haine gratuite de l’homme qui vient en première place dans le mal d’être homme dont nous souffrons. »

Comment mesurer ou approcher ce mal d’être homme dont nous souffrons ? Ce mal d’être homme qui est beaucoup plus profond et effrayant que la notion de haine de soi, et dont on implore d’être délivré le jour du Grand Pardon…

B. – Riches, pauvres, laids ou beaux, vous passerez devant Moi. Mais on ne sait pas si Dieu pardonne. Devant Moi, vous passerez. Après, on ignore tout de sa décision. On pense souvent à Dieu comme miséricorde. Il est aussi colère, rigueur.

C. – Car en jugeant sa créature, Dieu se juge lui-même un peu et s’interdit de la sorte toute forme de satisfaction.

B. – Oui. On ne sait pas s’Il pardonne. Ce n’est pas écrit. On ne nous a pas donné la définition. On passe devant Lui.

C. – Ne trouve-t-on pas dans ces bouffées de haine sans raison les germes d’une violence désespérée contre la condition humaine ? Si un homme endure jusqu’à l’obsession le caractère grotesque et pitoyable de toute existence humaine, l’autre homme, l’étranger, le différent, devient haïssable précisément parce qu’il est une image à peine déformée, à peine dissemblable de lui-même ?

La haine sans raison est bien plus que la haine de soi. C’est la haine de la condition humaine, c’est-à-dire d’une condition qui nous fait naître et mourir d’une manière arbitraire, et par laquelle nous mesurons et faisons l’expérience de nos limites. Notre vie est trop courte pour fabriquer une réelle sagesse, pour explorer les voies de l’amour que nous ressentons mais laissons en chantier et probablement pour acquérir des connaissances assez solides afin de devenir des hommes justes et équilibrés dans nos choix ou nos techniques.

La plupart des hommes modernes répondent à cette angoisse sans « Kippour », sans le secours magnanime de Dieu, mais par un chant d’optimisme. On va améliorer la condition humaine, la parfaire. On va trouver des réponses circonstanciées aux différents manques de l’homme, à la stérilité, à l’impuissance, à la maladie, à la faim, aux catastrophes naturelles avec nos drogues et nos technologies. Cette espérance scientifique suffit-elle ?

B. – Les temps actuels me semblent te répondre. Nos progrès créent aussi des désastres. Le climat, par exemple, a perdu la boule. En revenant à la haine dont tu parles, cette haine sans raison, moi, je ne peux pas avoir une haine sans raison. Je ne peux pas comprendre la haine. Pourquoi ? Je parle pour moi et aussi pour des milliers qui me ressemblent, je ne peux pas éprouver de la haine, même pour les monstres.

10

C. – Albert Cohen parlait de tendresse de pitié vis-à-vis d’un Laval croupissant dans son cachot.

B. – Si on tue ma fille, sur le champ, je vais avoir la haine, une haine énorme, mais si l’on me laisse le temps de réfléchir, la haine disparaît. C’est à toi, l’être humain, à faire la part des choses. La haine dans ma façon de vivre ne peut pas exister, peut-être parce que j’admets toutes les limites de l’homme. Je ne vais pas en vouloir à la femme avec qui je couche parce que je dois prendre du Viagra.

Non, je ne pourrais pas vivre de la sorte. Comment compenserions-nous la masse de haine de tous ceux qui nous en veulent sans raison ?

C. – Mais quand Hermann Cohen nous parle d’être délivrés de cette haine sans raison, il s’agit bien d’une haine sans objectif, sans but, sans intérêt. Une haine qui ne connaît pas sa cible. L’être humain, précisément comme tu le disais, n’arrive plus à faire la part des choses. Et il se met à ressentir chez le voisin, le frère ou l’étranger, la grimace de ce qu’il est. Mais tu as sans doute raison, la haine se fonde aussitôt après le sentiment de la grimace. Le seul fait de ne pas admettre sa vanité, sa finitude, crée déjà une haine ciblée, une haine tournée vers un but. Pourtant, comme le dit Bloom dans l’Ulysse de Joyce : « Personne n’est quelque chose. » C’est une sainte évidence que l’on fuit.

B. – Je reviens à cette prière formulée à Dieu de nous retirer la haine. Je vais le dire autrement. Si, déjà, je fais le premier pas, je travaille à retirer de moi cette haine, c’est plus juste vis-à-vis de Dieu. Dieu n’a pas besoin de toi ce jour-là. Ce jour-là, c’est toi qui es le demandeur, c’est à toi de faire ce retrait, c’est à toi de te débarrasser de la haine. Oui, sans doute faut-il demander à Dieu, mais aussi à ton voisin, à ton semblable, essayer de discuter avec lui, de parler. Sans dialogue avec quelqu’un, comment trouver la souche, ce qui va mal en toi ? Parce que si tu te renfermes en toi, et que tu en arrives à douter de la raison d’être des fleurs, si tout est négatif, Dieu n’y peut plus rien. Il n’a pas créé l’homme comme être négatif, mais comme un être en tension. C’est la limite de son aide.

Moi, quand je n’aime pas quelqu’un, je ne vais pas le rejeter, je vais l’éviter. Cela suffit la plupart du temps. Alors, la haine, il faut apprendre à la gérer, à la tenir à distance.

C. – C’est vrai qu’il faut tourner nos esprits vers la lumière et la beauté comme les tournesols s’inclinent vers le soleil. Mais, parfois, le cloaque nous submerge, et on oublie la simple beauté des choses, on perd le fil de l’univers, de cette infinie et mélodieuse pulsation de l’Être.

B. – Et la haine surgit de l’inconnu, du tréfonds des entrailles et elle fait commettre à l’homme le crime. L’homme devient la Bête. Pas un chien, pas un loup, non la Bête.

C. – Dans Les Deux Morts de ma grand-mère, Amos Oz dit : « Ils croyaient que tous les gens n’avaient pas été créés égaux, mais que tous avaient également le droit d’être différents. »

On connaît les excès de l’égalitarisme : dans sa version biblique, c’est la ville de Sodome qui détient la palme avec son obsession de l’égalité des uns et des autres au point d’élever la ressemblance, l’indistinction et donc la confusion sexuelle à une règle centrale de la Cité. Un midrash inspiré par le mythe grec de Procuste raconte qu’à Sodome, on raccourcissait les jambes des grands et on étirait celle des plus petits afin qu’aucune tête ne dépasse. Dans un autre ordre d’idées, plus polémique, plus politique, Chateaubriand a parlé de la passion des Français pour l’égalité : « Les Français sont dogmatiquement amoureux du niveau. Ils n’aiment pas la liberté, l’égalité seule est leur idole. Or l’égalité et le despotisme ont des liaisons secrètes. »

Sommes-nous proches de la vision d’Amos Oz sur le droit égal à la différence des hommes ou sommes-nous plus concernés par le jugement de Chateaubriand sur notre passion du niveau ?

B. – Où commence-t-elle et où finit-elle, l’égalité ? Moi, je ne peux pas être ton égal. En tant que petit musicien flamenco, je ne peux pas être l’égal de Paco de Lucia. Paco de Lucia est un guitariste reconnu, célèbre. Alors qu’est-ce que ça veut dire : égalité ? L’égalité face à la maladie ou à tout autre chose, l’égalité n’existe pas. Égal à quoi ? Pas même à toi ! Tu n’es jamais égal à toi-même. Alors comment imaginer étendre l’égalité à tous, autrement qu’en coupant les têtes ?

C. – On n’est déjà pas égal à soi-même. Tu as raison de le dire. D’un instant à l’autre, notre humeur, notre attention varient. Nous sommes disposés à aimer, nous tournons notre humeur vers ce sentiment, nous le laissons nous habiter, nous modeler. Mais au départ, c’est bien à partir d’une humeur, d’une disposition d’esprit que l’amour s’éveille. Bien souvent, notre humeur irritée laisse surgir des pensées moins fraîches.

B. – Et on passe souvent plus de jours à être mal qu’à être bien.

C. – Alors l’égalité, c’est peut-être l’idée qu’une société doit créer d’égales conditions de réussite, ce que l’on nomme, d’une manière assez drôle et ingénue, l’égalité des chances.

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B. – Mais quelle égalité des chances ?

C. – Commençons peut-être par écrêter les écarts vertigineux des revenus ! Peut-on parler d’égalité des chances, si nous ne faisons pas partie d’une planète économique commune ? Ce n’est pas aujourd’hui le cas.

Des patrons qui ont mis en péril leurs entreprises partent avec des indemnités pharaoniques et on licencie les salariés d’un groupe en bonne santé pour flatter le ventre des actionnaires. Font-ils partie d’une société commune ? L’égalité, valeur cardinale des droits de l’homme, n’a aucun sens aux yeux des Crésus et des mendiants. C’est un peu comme des domaines ou des ensembles mathématiques sans espace d’intersection. Et chaque fois qu’une valeur s’éloigne du réel, elle gagne un « isme ».

La passion du niveau, l’égalitarisme, n’est jamais aussi forte que lorsque les conditions sociales et économiques de l’égalité réelle reculent. L’égalité introuvable devient le terreau de la jalousie et du soupçon. C’est peut-être en ce sens qu’il faut comprendre l’avertissement de Chateaubriand sur la parenté insoupçonnée entre l’égalité et le despotisme.

B. – C’est une jalousie qui ne s’arrête jamais, c’est une escalade et aussi une descente aux enfers, si on veut bien le regarder… Tu vois un homme qui travaille dans une gravière et l’autre qui est ébéniste. Pourquoi dire qu’ils sont égaux ? Ils ne peuvent pas être égaux. C’est impossible, mais on va dire que l’un a travaillé à l’école, l’autre non. Foutaise. Peut-être l’un a-t-il eu des parents qui l’ont poussé à s’instruire, l’autre peut-être pas, l’un a eu une maladie au mauvais moment ou un chagrin… Il en résulte toujours une inégalité. Ce qui importe est d’être libre par rapport à soi-même. Le reste suit.

Or, l’être humain n’est pas libre. Il va décider d’aller écouter un morceau de musique, par exemple Mozart, parce que c’est bien d’aller écouter du Mozart, mais ce n’est pas forcément parce que l’homme en a envie. Cela fait bien de se mettre un costard et d’aller écouter un grand compositeur. Et ce phénomène vaut pour les petites classes sociales. Il y en a beaucoup qui vont écouter du flamenco ou du jazz, mais ce n’est pas parce qu’ils en ont envie, c’est parce que c’est comme ça… les autres y sont, pourquoi pas moi ?

C. – Il faut y être.

B. – Il faut y être, il faut écouter. C’est le triomphe des festivals. Moi, je reste libre de moi-même et des jours de ma passion pour la musique.
3 .

C. – Je vais te lire les fragments d’un poème de Jacob Glatstein (1896-1971), écrivain yiddish originaire de Lublin et qui émigra en Amérique, en 1914. Après un voyage dans son pays natal en 1938 et surtout après la Shoah, son amertume fut immense :

Bonne nuit, vaste monde,

Monde géant, monde puant.

Allemand porcin, polak exécrable

Vieux pays voleur de beuverie et de mangeaille

Loqueteuse démocratie avec tes froides

Compresses de sympathie !

Bonne nuit, monde insolent, monde électrique,

Je retourne à ma lampe, à la cité des ombres.

 

Le monde s’enfonce dans le cauchemar, l’inhumanité, les ténèbres et le poète dit au monde bonne nuit comme on le dit à l’enfant angoissé par le noir.

À tous les vaincus et affligés d’un temps de destruction et de néant, loqueteuse démocratie, tu n’as donc qu’à offrir des compresses froides, lointaines, sèches. Démocratie sans élan humain, que vient alors faire ta sympathie ? Que pèse-t-elle ? Ce poème est sans espoir puisqu’il se clôt par le retour au ghetto : je reviens au ghetto. Le ghetto ou le vaste monde puant ? Sommes-nous sortis de cette terrible alternative ?

B. – Je ne crois pas. On n’en est pas sortis. Quand les gens voient Auschwitz, alors ils se disent : Ah oui, c’est vrai, il y a eu ça !… Mais au fond de leur cœur, ils savent ce qui s’est passé. Ils ont compris ce qui s’est passé. Mais pourquoi tous ces êtres sont morts ? Est-ce qu’ils le savent ? Chaque être humain depuis Auschwitz, qui a entendu le nom d’Auschwitz, devrait se tourner vers son voisin, qu’il soit juif, gitan ou n’importe qui d’autre et lui dire je t’aime. Le jour où je verrai cette étreinte gratuite, je pourrai croire que le monde a changé, qu’une leçon a été enfin retenue. Mais ce que dit cet homme, on n’en est pas sortis ; on est dans le monde puant, on est dans cette poésie-là.

C. – Mais c’est une poésie terrible, parce quand même, après avoir dit bonne nuit au vaste monde puant et électrique… je reviens au ghetto avec ma petite chandelle et mes livres à étudier. Je retourne à la cité des ombres. Bonne nuit, vaste monde. Comme si le monde électrique, qui ne cesse d’éclairer à toute heure la nuit, de communiquer, de répandre sans relâche des ondes entre les lointains (hommes, machines, pays), ce monde interconnecté était en substance un monde en train de dormir. Et qu’au fond, malgré un bruit de fond continu, on assistait au sommeil du monde.

B. – Le sommeil électrique. Oui, il a raison. Car avec tout ça, ils ne voient pas le soleil qui brille. Or le soleil brille pour tout le monde. Alors qu’avec le monde électrique, la lumière se cache pour beaucoup. On dit : le web, c’est magnifique. Je trouve qu’il est plutôt « terrifique ».

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C. – Alors tu es prêt à retourner à la petite clarté de la bougie ou de la lampe ?

B. – Aux cordes de ma guitare ! Mais je vais rajouter quelque chose de personnel. Tu sais que l’on m’a retiré mes enfants. Que j’aie raison ou tort, je ne vais pas le revendiquer, parce que le gitan que je suis laisse son passé enterré. Il ne vit pas avec le passé. Je ne peux pas vivre avec le passé. Car si tu vis tout le temps avec le passé, l’avenir, comment le vois-tu ? Tu le vois morose. Ce qui s’est passé en Espagne avec mes ancêtres, quand ils étaient en Andalousie, on les persécutait, pendant quatre ou cinq cents ans, ça a été ça. Du côté de ma défunte mère qui est Etcheverria, dans la Navarre, on les forçait à prendre ce nom ou on les zigouillait. Que je revendique, que je Ce n’est pas maintenant que moi, je vais revendiquer leur histoire… À quoi ça va servir ? Tous ces morts, ma revendication ne leur apporte rien ! m’insurge contre la discrimination, mais qui me dit que dans dix ans ou plus, on ne va pas remettre ça ? Alors il faut enterrer le passé et vivre avec le présent. Parce que l’avenir, on ne sait pas. C’est comme les tziganes qui ont été éliminés, souvent parce qu’ils n’avaient pas de papiers, ils ont été considérés comme rien du tout. Mais qu’est-ce que tu veux qu’ils demandent ? On ne va pas les faire revenir, malheureusement.

C. – Peut-on éliminer la mémoire…

B. – Bien sûr qu’il faut une mémoire, c’est-à-dire un passé ! Mais cela ne suffit pas, la preuve pour moi, c’est que dans le présent, je sens la montée du fascisme, un air, une atmosphère de fascisme. Et beaucoup de monde y tombe. Même les gitans sont tombés dans le piège. Alors qu’ils sont au mieux des paysousses, ou qu’ils se comportent comme tels, avec les parties de chasse, les boules et les bitures, une certaine forme de rapacité, de goût de l’argent, du bas de laine… qui noie leurs esprits. Moi, je suis peut-être un musicien inconnu, mais je reste un gitanico.

C. – Tu parles de discrimination inexpugnable ?

B. – Ce que j’entends de nos jours, c’est : « Mais vous ne travaillez pas, qu’est-ce que vous faites ? Mais qu’est-ce qu’il fera celui-là, demain ? » Voilà ce que j’entends, chaque jour. Un soir, j’avais donné un concert gratuit à la basilique de Saint-Gaudens pour l’aide au Burkina Faso, et naturellement des amis m’avaient invité le soir à partager le repas. L’une des convives a dit : « qu’est-ce qu’il fait là, celui-là ? » Évidemment, elle n’a pas dit ça exactement dans ces termes mais cela revenait au même : elle se posait la question de la légitimité de ma présence. Ils sont minoritaires, les gens capables de t’aimer, non pas même de t’aimer, de te rendre simplement justice, la justice comme elle doit être, c’est-à-dire un respect simple. Tu n’imagines pas ce que c’est d’aller remplir des papiers. Je le vois et je le sens. Je ne le supporte plus. Il s’agit d’un fascisme plus cruel qu’avant, plus insidieux, plus souverain. Même le non au référendum, et tu sais que j’ai voté non, fut malheureusement un vote majoritairement fasciste.

C. – Au temps de l’Espagne miséreuse et sombre des années 20, quand García Lorca s’occupait avec Alberti, Manuel de Falla, et d’autres de faire respecter et connaître le cante jondo, la plupart des cantaores, hommes et femmes, chantaient dans des estaminets et des auberges où quelques clients égrillards et avinés se moquaient d’eux.

Mais, quand la fierté et les pleurs montaient à la gorge des chanteurs et que la complainte flamenca laissait sourdre des plaies de la voix le sang de tout un peuple, même les bidasses et les ivrognes saluaient quelque chose qui perçait la cuirasse insensible de leur âme. On faisait alors silence. Un silence de respect, une brève leçon d’humanité. En sommes-nous encore capables ?

B. – Non !

C. – Dans l’ère moderne, qui s’avance comme une ère de la conquête des libertés et de l’émancipation, l’accent est mis sur l’aptitude des hommes et des femmes à briser l’enchaînement des générations. Chacun est invité à découvrir sa voie, son mode de vie, et tenter d’accomplir son existence, sans attendre. Nous avons quitté le voisinage tantôt railleur tantôt sublime des dieux. Nous sommes les créateurs de nos récits, nos propres metteurs en scène. Nous fabriquons nos golems. Notre technologie semble avoir vaincu la nuit. Nous nous croyons affranchis de la poussière.

B. – Mais nous sommes des poussières en orbite ! Qui sait si le mensonge n’est pas au cœur du mélange homme-machine ? Je sais bien qu’avec la science, des choses immenses, heureuses peuvent être accomplies contre nos défaillances et nos handicaps. Mais enfin, le mensonge, c’est tout aussi bien la perte du sens de la mesure.

Qu’on aide un jeune paraplégique ou une jeune aveugle à retrouver une marche ou une vision avec des robots, cela apportera du bien. Mais quand on étend les prouesses technologiques à des âges très avancés (où l’on a vu et marché toute sa vie) et qu’on va forcément sélectionner un petit nombre d’élus, le bien ne m’apparaît pas.

Le mensonge n’est pas lié uniquement aux croyances et aux brigades religieuses. Un homme est destiné à la mort. On peut sans doute reculer l’échéance, on ne peut pas l’annuler. Même en mélangeant l’homme à la machine, on reste fondamentalement destiné à la mort physique. La science ne fait que créer d’autres superstitions en prétendant le contraire.
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C. – Tu me disais tout à l’heure qu’il y avait aujourd’hui une manière de regarder les êtres, de les évaluer, de les parquer qui est devenue proprement invivable. Je voudrais qu’à ce propos, nous parlions de ce qui s’est passé à Perpignan, à la fin du mois de mai 2005. En deux mots, le moteur « objectif » des événements est un crime. Un arabe a été pris pour cible par deux ou trois jeunes gitans qui l’ont lynché et assassiné. Et puis, jaillit la lave du commentaire ou des commentaires qui ont très largement « communautarisé » le fait-divers. Toi qui es un homme qui a plutôt tendance à sortir de ta « communauté » (ta vie l’atteste), comment ressens-tu le fait que dès que l’occasion se présente, on restaure une sorte de responsabilité ethnique collective ?

B. – On te jette dans le panier.

C. – Au fond, quel est ton sentiment sur la capacité des gitans aujourd’hui en France de s’en tirer ? De s’en tirer, et de garder leur dignité personnelle constamment tachée ou filtrée par la perception hostile de la « gitanité », allégorie peu séduisante suspendue à quelques stéréotypes négatifs.

B. – La véritable histoire de Perpignan, nous ne la connaissons pas. Nous ne savons pas ce qui s’est réellement passé. Quand on dit que les maghrébins, les arabes, et les gitans, enfin les calós, tu sais que je n’aime pas ce mot gitans…

C. – Oui, je sais que tu détestes ce mot générique, mais enfin, la population gitane de Perpignan est diverse.

B. – Bon, d’accord, mais disons que les uns et les autres ne se sont jamais appréciés et estimés. Ce ne sont pas les paroissiens affables d’un quartier ! Les uns sont pour Jésus, les autres sont pour Allah. Ça ne marche pas sur des roulettes. Il y a toujours eu des histoires à cause de ça.

En revenant au fond de l’affaire, on peut imaginer les embrouilles d’un quartier riche en délinquants, en trafiquants mais, sans connaître le fin mot de l’affaire, on a tendance à extrapoler, on dit que les gitans pratiquent la vendetta, qu’ils forment une sorte d’immense famille comme une toile d’araignée, ce n’est pas vrai. Je ne connais pas les gitans qui vivent près de chez moi, à Tarbes ou à Pau, encore moins ceux qui vivent à Perpignan ou en Espagne.

Mais les médias ont simplifié, caricaturé. Au lieu de dire : des populations de cultures différentes se sont affrontées, on a dit les gitans et les arabes. Ce qu’il est difficile de supporter aussi bien pour les arabes que pour les gitans et qui revient à faire un monde de catalogues. C’est précisément cela l’essence du fascisme.

Cela fait plus de quatre cents ans que les gitans vivent dans le quartier Saint-Jacques de Perpignan. On fait comme si le quartier était à part de tout, qu’il avait des frontières propres. On aurait pu dire aux uns et aux autres : bon, maintenant, vous qui êtes des Français, vous devez connaître la Loi et la Loi s’applique à tout le monde. On ne va pas commencer à dire vous les gitans, vous les arabes parce qu’après qu’en pensera l’opinion ? Que la loi est variable, conditionnelle. La ville de Barbastro et la ville de Saint-Gaudens sont jumelées, la culture commingeoise et la culture aragonaise n’en sont pas moins différentes, c’est pareil dans un quartier.

Non, on pouvait les calmer, quitte à envoyer des soldats s’interposer et éviter les débordements, mais non, c’étaient des gitans et des arabes, des gens que l’on a fait rentrer par la grande porte de la République et que l’on en fait sortir par la petite à coups de phrases humiliantes. Ce qui m’a surpris, ce sont les paroles qui ont blessé tout le monde. Quant à l’arrestation de quatre petits clowns qui ont fait le mal, la police peut le faire sans le crier sur les toits. Sinon, c’est de la fumisterie. Elles ont fait plus de mal, ces quatre paroles, que tout ce qui a pu se passer, sans méconnaître la tragédie qui a abouti à la mort d’un homme et à la désolation d’une famille.

C. – Et comment le voient tes frères, tu en discutes avec eux ?

B. – Avec une certaine crainte. Ils ont peur d’être pris à partie dans les marchés par les arabes qui sont pourtant leurs clients. Ils se méfient, mais il n’y a pas d’hostilité. Dieu merci, Toulouse est une ville cosmopolite. Il n’y a pas de tensions, d’inimitiés. Mais peut-être cela changera-t-il si les médias parlent ainsi de la relation des gitans et des arabes, comme de deux communautés qui vivent dans les mêmes endroits et se font la guerre ?

C. – Mais d’où vient cette confusion croissante dans l’opinion entre les gitans et les arabes, par-delà les attitudes communes et provocatrices d’une certaine jeunesse qui aime bien intimider, insulter et « jouer les racailles » ? Les traditions, les croyances, les modes de vie sont très différents. Et toi-même, tu contestais la thèse musicologique qui faisait remonter les origines du flamenco au melting-pot de la musique arabo-andalouse. Or, il s’était établi dans les esprits une sorte de correspondance paresseuse entre les deux populations « classées à embrouilles » que le drame de Perpignan a soudainement illustré. Comme si, et je caricature à peine, avait éclaté soudainement une guerre civile dans le quartier d’une ville !

B. – Cela veut dire que, dans l’esprit de certains, nous sommes des attardés, des demeurés. Je pense aux photos que la propagande hitlérienne diffusait sur les juifs et les gitans. On aurait dit des fous, des idiots, des dégénérés. Mais là aussi, les mots sont les mêmes. Si le même crime avait eu lieu dans des populations plus proches de la moyenne, on n’aurait jamais usé de tels mots. Un prêtre pédophile ne fait pas rejaillir l’opprobre de son comportement odieux sur toute l’Église.

C. – Non, on ne dit pas encore que Benoît XVI est le pape des pédophiles !

B. – Ce que je sens aujourd’hui, c’est que si je n’avais pas ma guitare et la musique qui me porte, je serais un gitanico suspect, un paria, mais nous en avons l’habitude, dans une société de prêts-à-porter, de fiches d’identité.

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C. – Au fond, ce que tu dis, c’est que quelque chose précède dans le regard que l’autre porte sur toi la connaissance qu’il peut souhaiter ou non avoir de toi. La Mancha, la tache, c’est un livre de Philip Roth qui rejoint par-delà les siècles l’ambiguïté du héros de Cervantès, hidalgo de la Mancha, hidalgo d’une région du centre de l’Espagne mais aussi de la tache… Au fond, quand tu dis quelque chose, tu es précédé par une aura ou une rumeur qui a déjà contaminé ta parole. Tu ne peux pas dire les choses incognito. Tu es condamné à l’héritage, au provincialisme étriqué de l’héritage. Bien sûr, tu peux parler en gitan, tu peux éprouver la fierté d’appartenir à l’un de ces rares peuples qui ne se sont pas dissous dans la bouillante lessiveuse de l’Histoire mais cela ne t’empêche pas d’avoir la plus grande lucidité sur les gens de ton entourage, de ta maison.

B. – Le bien n’existe nulle part.

C. – Mais crois-tu que quelque chose s’est dégradé parce que les vieux n’ont plus été écoutés, que la transmission des mœurs, des coutumes, des symboles s’est peu à peu vidée de sens, face à la concurrence d’un mode de vie plus sauvage et émancipé, plus racoleur aussi ? Je pense aux craintes de ton père sur l’évolution de la jeune génération gitane. Est-ce qu’il y a eu une panne dans la transmission ou est-ce que le monde environnant ne laisse plus de chances à l’écoute ?

B. – Le monde d’aujourd’hui est un monde concurrentiel. Si tu veux t’en tirer, il faut faire comme ils te le disent. Mais ce système-là les rejette. Et la force des traditions est déclinante. Alors bien souvent les jeunes gitans se retrouvent dans une sorte d’impasse d’où sortent les comportements stupides. Je vais te donner un exemple. Quand tu m’appelles, tu ne me dis pas « Bruno, tu viens avec ta guitare », je viens en ami, et tu essaies de voir dans mon esprit comme je le fais avec toi. Alors que la plupart de mes « amis » m’appellent et ajoutent aussitôt : Bruno, tu viens avec ta guitare ! Qu’en conclure, sinon que si je n’ai pas la guitare, ce n’est pas la peine d’y aller, je ne suis pas le bienvenu ?

C. – Oui, c’est comme si l’on disait à quelqu’un : tu viens avec tes paroles !

B. – Alors, si je n’amène pas ma musique, mes doigts n’existent pas, d’une certaine manière, ils sont amputés, et moi je suis inutile ?

C. – Je me suis souvent posé la question : pourquoi des petits groupes humains qui n’avaient pas de grande puissance, ni de feu, ni d’influence diplomatique, ni de fortune avaient survécu à une avalanche de désastres et de persécutions alors que les peuples victorieux d’un jour, les Scythes, les Mèdes ou les Phéniciens n’ont pas survécu à l’inévitable défaite du lendemain ? Peut-être que quand une société n’est pas riche ou puissante, elle cherche à trouver des voies originales qui transitent à l’instar des autres par le savoir-faire, l’ingéniosité, les cultes mais aussi, et cela en définirait l’originalité décisive, par l’élévation en humanité de chacun de ses membres. « Le renoncement à l’action est la seule voie du bonheur et de la paix » dit Milan Kundera dans son livre Le Rideau. Et le renoncement à l’action est sans doute la condition de l’élévation en humanité.

Or, aujourd’hui que l’argent et ses attributs règnent en maîtres, cette inclination est devenue le cadet des soucis des membres confédérés de la planète. Aussi bien utilise-t-on un musicien comme un prestataire de services chez qui l’on exige du talent et a-t-on oublié l’image du violoniste de Chagall qui tombe du toit mais que la musique sauve en déployant dans l’air un escalier imaginaire. Au lieu de prendre en toi l’homme qui est accessoirement musicien, on sélectionne le guitariste flamenco doué, qui est accessoirement homme ; on inverse les choses et les valeurs. Tu pourrais à la limite exécuter une buleria robotique parfaite, on te dirait : c’est bien. L’avenir appartient peut-être à la buleria robotique avec le duende reproductible par l’ordinateur.

B. – Tu dis que l’argent règne en maître. C’est vrai, mais le problème, c’est que quand il y a trop d’argent inemployé dans une société, et bien on s’en prend aux pauvres ! Il y a une perte de mesure des choses.

C. – Nous l’avons déjà dit : les indemnités hallucinantes d’un gros capitaine de la distribution concentrent un instant le scandale de la richesse mais l’instant d’après, la rancœur s’avive contre les pauvres et plus que tout les pauvres oisifs qui n’ont pas sombré dans l’univers des SDF et jouissent de certains avantages sociaux. Mais comment peut-on changer les perspectives ?

B. – Tu ne peux plus. Nous sommes dans une phase qui va aller jusqu’au bout. Une sorte de phase finale. Je vais parler de la France, je crois que c’est le pays que je connais le mieux. Ils se disent philosophes, tout le monde philosophe, mais ce sont des philosophes muets. Ils ont des gestes, mais la parole est muette. Des postures ! Dans ce monde nous sommes tous des nomades. Tu nais et tu meurs. Alors qu’est-ce que ça veut dire, avoir des solutions ? C’est absurde. J’appelle l’existence une petite prison, tu vois, avec plein de vitres, de fenêtres et d’échappatoires. Tu crois que tu vas pouvoir voler à l’air libre et tu retombes dedans, sans cesse. Mais ce n’est pas la vie qui est comme ça, c’est l’homme !

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C. – Depuis le début de nos entretiens, tu fais référence à un « ils » anonyme et pluriel. Ce « ils » n’est pas souvent logé à la bonne enseigne mais parfois aussi il semble traduire une force irrépressible ni bonne ni mauvaise qui conduit la marche des sociétés, à l’image de l’inconscient tissant dans l’ombre la personnalité du sujet. Qui est donc ce « ils » ? Ce n’est pas une nation définie, ni une civilisation, ni une sorte de conspiration planétaire, si je te comprends bien.

B. – Non, rien de tout cela. C’est difficile à expliquer. Ce « ils » doit rester par nécessité indéfini. Il s’oppose au tu, au moi, au nous qui peuvent peut-être se comprendre, en tout cas être situés plus aisément. Ce « ils » pluriel n’est pas non plus une émanation de Satan luttant contre le Il singulier qui dans l’esprit des croyants est Dieu.

Non, c’est une influence, une atmosphère, une force qui nous fait pencher vers telle ou telle direction. Un peu comme si la civilisation (je n’aime pas trop ce mot, car nous ne sommes pas dans une civilisation, nous sommes dans une économie) s’apparentait à une énorme gare remplie de quais, de rails et de trains et que certains aiguillages (pas tous) se faisaient sous l’influence de ce « ils » anonyme, pluriel. Ce « ils » est comme le vaste esprit d’une Époque qui se dérobe à sa connaissance. Et puis, ce « ils », chaque lecteur le traduit, le comprend à sa manière, l’habille. C’est mieux que de prétendre tout saisir.

C. – Tu connais les vers de l’épitaphe de François Villon, rédigés dans l’attente de sa future pendaison : « Frères humains qui après nous vivez, n’ayez les cœurs contre nous endurcis !… » On parle à tout bout de chant de fraternité, la fraternité est inscrite en lettres d’or sur les frontispices des bâtiments républicains et pourtant certains peuples sont moins frères que les autres…

B. – Un jour je t’avais parlé de l’extrême droite qui commentait l’Église et Jésus. Mais Jésus, que je sache, n’était pas un Gaulois. C’était un gars de Judée ou de Galilée, en tout cas, ce n’était pas un Gaulois mais un simple juif. Et tu vois ces gens de l’extrême droite se placer sous l’étendard de l’Église, au nom de Jésus, accomplir parfois des pèlerinages et rejeter les juifs et les gitans. Les métèques ! Dieu a bien fait les choses, quand même, mais combien sont-ils dans l’ignorance ? Je t’ai aussi parlé de la glace en bois, je crois qu’aujourd’hui, beaucoup regardent par une fenêtre obscurcie. Au lieu que le lointain se découvre avec l’ouverture de la fenêtre et que ta pensée prenne le chemin des rayons de soleil ou des gouttes de pluie, pour eux, il n’y a rien au-delà : la fenêtre est obscure. C’est comme à Saintes-Maries-de-la-Mer : un jour une gitane a fait une apparition, on ne sait pas si c’est Marie, en tout cas cette jeune gitane est venue de la mer sur une barque…

C. – Tu veux dire qu’elle est arrivée par miracle.

B. – On ne sait pas, peut-être qu’il s’agissait d’une gitane maligne, peu importe, toujours est-il que cela donne chaque année prétexte à un énorme rassemblement de gitans venus de partout, des Bulgares, des tziganes, des manouches et des sédentaires. Tout le monde a le droit de prier en cet endroit. Ce n’est pas un gitan qui va interdire la prière à un autre ! Et pourtant certains vont décréter que nous n’avons pas le droit d’y prier, parce qu’ils ont déroulé l’étendard du Jésus gaulois ! Et ouste, une fois les prières finies, il faut décamper vite, plier les affaires et les caravanes.

Et pourtant, l’économie des Saintes-Maries doit beaucoup au pèlerinage gitan. On a l’impression que nous sommes des êtres entre parenthèses. Une fois finie la fête et la musique, nous ne sommes plus les bienvenus. Il est vrai qu’ils ont fait ça avec des gens beaucoup plus prestigieux que nous. Ils ont critiqué Albert Einstein, mais ils ont quand même utilisé ses lumières pour fabriquer la bombe atomique.

On ne m’aime pas moi, on aime ma musique. Moi, je suis quelqu’un qui là où il s’asseoit est assis et là où il se lève est levé. Je ne fais jamais rien pour l’argent. Et pourquoi tu ne gagnes pas du pognon, me demandent certains. Mais parce que je ne peux pas. Quand j’ouvre la fenêtre, je peux voir, je vois de la poésie, je peux rêver, même devant des murs, par la vision, par l’esprit, je le coupe ce mur, j’y fais un trou. Or l’argent t’arrête. On fait du sur-place, on n’avance plus, on est suspendus.

C. – Les humains sont incapables de maîtriser le champ du bonheur, parce que contrairement à d’autres activités, le bonheur n’est pas un champ. Il n’est pas objet d’études. Personne ne peut prévenir, ni pour lui ni pour les êtres aimés, les risques de l’existence, sauf à vivre dans une bulle gélatineuse qui te rattrape et t’enferme comme dans la série des années 60 Le Prisonnier. Mais qui souhaiterait habiter ce village de parasols et de grosses bulles ? La vie humaine, c’est de danser sur des volcans ! On a beau feindre de l’oublier en sacrifiant aux mille routines du travail et des sentiments quotidiens, nous dansons sur des volcans.

B. – Dans les anciens temps les hommes mouraient à trente, quarante ans, maintenant qu’on peut vivre jusqu’à quatre-vingt-cinq ans, on trouve le moyen de critiquer, de faire les insatisfaits, de vouloir aller plus loin. Mais qu’est-ce qu’on veut au juste, on ne sait plus ce qu’on veut. Le malaise de la civilisation se nourrit de cette perte des proportions.

C. – Je voudrais que l’on parle du cagaro. C’est quoi, au juste, le cagaro ?

B. – Quand un petit enfant fait une chiasse, c’est un cagaro, il est tellement petit qu’il monte comme un cornet de glace. Dans le monde gitan, on dit : que cagaro ! Mais c’est beau. On rejette la merde, mais sans merde, il n’y a pas de fumier. Alors, nous les calós, nous sommes tous des cagaros. Le gitan n’a jamais oublié d’où il venait. Et puis, on marche parfois dessus et ce cagaro va ensemencer la terre ailleurs, il va faire pousser des fleurs.

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C. – Bruno, tu m’as permis de connaître quelques facettes de l’univers gitan, ici ou dans la Navarre espagnole de tes cousins. J’y ai découvert qu’outre un certain sentiment frivole et libre de la vie, une sorte de désinvolture joyeuse qui tente de conjurer ou de tenir en respect la peur panique de la mort, la vie devait être un petit festin pour tout le monde, et qu’il convenait de ne jamais laisser quelqu’un en marge, dans l’obscurité des recoins où l’on fait généralement semblant de ne pas voir. Contrairement à nos sociétés modernes où la mise à l’écart des uns constitue le principe numéro un de l’avancement des autres dans l’existence.

Dans le monde gitan, tout le monde ou ce qui revient au même, personne, n’est le bienvenu. On ne tranche pas le gâteau de l’hospitalité selon les mérites ou les faveurs attendues des uns ou des autres. L’ivrogne le plus détruit, le plus déconsidéré est l’égal des autres dans la bénédiction des vivants. Cette bienveillance est-elle liée à la culture gitane ?

B. – Je te coupe la parole. Laissons la culture. Dans le monde non-gitan, pour être noble, il faut avoir une particule ou une grosse fortune. Ah, cet homme au chapeau qui rentre dans la banque, s’extasie-t-on, fût-il un grand bandit, mérite qu’on s’incline à son passage. Et cet homme au chapeau en conclut hâtivement qu’il est un Monsieur.

Or les gitans, ne l’oublions pas, sont nobles et ils le sont en dépit de leur pauvreté. Ils ont traversé les siècles sans se dissoudre, sans se perdre, et c’est cela leur héritage aristocratique. Nous, on n’achète pas la particule, on l’a !… Avant, on critiquait notre manière de vivre. On nous en voulait, nous les nomades, les forains, avec nos caravanes, mais maintenant avec l’explosion du tourisme du camping-car, du mobil-home, c’est notre mode de vie qui est copié et apprécié ! Ils ont copié et ils l’oublient, ils n’ont pas ouvert davantage leurs yeux sur nous, ils n’ont pas exprimé une once de gratitude.

On a amené plein de choses, si on veut bien y regarder, et c’est la raison au nom de laquelle je pense qu’il s’agit bien plus d’une noblesse que d’une culture. Nous n’avons pas besoin de l’acheter, nous l’avons en nous, nous la promenons, Dieu nous l’a concédée. On charge de tous les côtés, on prend des coups de savates, mais on a aussi appris à les esquiver.

Côté tzigane, les fins de repas musicales, les petits orchestres dansants, les violons mélancoliques (cela ressemble au phénomène des « schnorrers » dans le monde juif), qui peut en nier l’apport dans les pays d’Europe centrale ? Jadis les nobles payaient ces modestes ensembles pour animer leurs propres fêtes familiales. Et le cirque, à ses origines, a été l’affaire principale du monde gitan, une de ses émanations. De ce point de vue, Charles Chaplin qui était, je crois, d’origine anglaise était un pur gitan. J’ai bien aimé Manitas de Plata disant un jour à Charlot : mais tu es des nôtres ! Quoique, au fond, pour faire avancer le monde, il faut beaucoup de mélanges, d’osmoses, d’hybridations ! Mais le gitan, généralement, on le soupçonne. Les juifs parce qu’ils sont à la tête des banques, les gitans parce qu’ils sont voleurs de nature. Chapardeurs ou usuriers… Tu me connais, jamais de ma vie je n’ai pu imaginer voler quelque chose.

Mais que les philosophes, enfin certains, fassent moins de gestes et surtout qu’ils mesurent davantage leurs paroles. Nous autres avons perdu nos traditions écrites mais c’est une raison supplémentaire d’accorder du crédit à des paroles. Nul besoin de les faire pulluler, il faut simplement les respecter, quelques paroles et cela suffit. Les jeunes qui s’en sont détournés y reviennent, après un tour de chauffe raté dans le monde qui ne leur convient pas. Tu sais, il y a une parole de la Bible qui dit : quand les infirmes marcheront et les aveugles verront… C’est-à-dire qu’avec les techniques modernes, on peut espérer faire marcher les paraplégiques et redonner une vision aux aveugles, on croit donc qu’on est entrés dans une période messianique, divine. Mais cela peut aussi annoncer une phase finale, explosive, barbare. Si Dieu ne descend pas nous prêter main-forte, je crains que… tout ne se disloque. Mais si tout explose, si la lave des fureurs se met en marche, cela ne fera rien avancer, les explosions, les guerres, les révolutions ; nous sommes assez instruits par l’Histoire et je partage le point de vue de ton écrivain hongrois : le sérieux a toujours quelque chose à voir avec la stabilité…

Car le mal persiste dans l’irruption et s’enkyste en son cœur et rien ne se règle. Il faut en tout cas que quelque chose se passe d’inimaginable, pour dévier le cours de l’Histoire de sa marche vers une forme extrême de despotisme, ce que j’appelle la phase finale. Je pense avoir raison de craindre ce cours des choses, bien que je ne veuille pas me donner raison et que ma propre raison m’effraie !

Autre chose, nous avons besoin d’autre chose. Tu as un ministre de l’Économie qui annonce 16 % d’augmentation du tarif du gaz et le Premier ministre 5 %. Mais enfin, c’est se foutre de tous ceux qui utilisent le gaz, et aux yeux desquels un tel écart n’est pas un exercice comptable de l’État, mais un écart pharamineux…

On ne cesse de fabriquer des fautifs, ceux qui fument, parce qu’ils s’esquintent la santé, que ça coûte cher à nos hôpitaux et parce qu’en plus ils trahissent la nation en allant acheter les clopes à l’étranger. Et moi qui pourrais au moins une fois me sentir quitte avec l’État, être un bon élève, n’étant pas fumeur, eh bien je suis aussi fautif de ne pas consommer, de ne pas dépenser d’argent, de ne pas contribuer au paiement des taxes… Non, il faut l’intervention de quelque chose de très haut !

Même Spinoza, qui est un champion, dans quelle cave l’ont-ils logé, qu’est-ce qu’ils ont fait de lui ? On en est à faire de Jésus un Gaulois et de Dieu un étendard de sang. Les hommes veulent s’embarquer désormais pour d’autres planètes avec le rêve d’y découvrir un oxygène plus dopant. Ils ont fermé ce monde-ci et tentent de s’échapper de leur propre maison fermée. Comment te dire, c’est beau de faire des études supérieures, je prends l’exemple de mon fils aîné, il est en quatrième année de sciences politiques, on essaie de se reparler depuis trois ans et il n’est toujours pas capable de comprendre un dialogue, de dire : papa, on va dialoguer, on va essayer de trouver… Je voudrais qu’on se mette à une table et qu’on discute sans réserve. Je suis prêt à prendre toutes les fautes sur moi. Je suis incapable de lui reprocher quelque chose. Mon fils a du vocabulaire en français comme en espagnol, mais c’est de l’appris, il ne me dira jamais : malgré mes études, non, ce sera toujours : moi qui ai fait des études…

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C. – Alors qu’en chacun de nous, une multiplicité de gens discutent, se querellent, mènent les uns contre les autres des escarmouches sérieuses ou futiles et concluent souvent des armistices honteux : ainsi l’érotomane plein de désirs chaotiques interpelle le sage ou l’homme fatigué, dédaigneux par conviction ou par usure organique de la chair, de la sorte que chacun d’entre nous devient alternativement une star du porno ou un grand sage contemplatif. Je plaisante en citant ces caractères extrêmes, mais c’est pour souligner schématiquement la multitude de personnages qui occupent nos personnes et qui font cohabiter l’homme de peine et l’oisif frivole, le rigoureux et le désinvolte, le responsable et le fou, l’homme fidèle à la virgule à la tradition et l’original qui crée un autre univers… Et c’est ainsi je crois que nous sommes préparés à la conversation.

Tous les hommes sont des creusets, les plus petits, les plus insignifiants (qu’est-ce que cela veut dire, insignifiants ?) des creusets où se mêlent dans des fusions incertaines des laves de pensées, d’opinions et de sentiments bien souvent contraires, de sorte que chaque produit fini temporaire, notre personnalité au temps 0, n’est jamais intègre, harmonique. Elle reste hérissée de barbes et remplie de scories.

À ceux qui veulent nous cataloguer, nous ranger, nous identifier avec leur taxinomie hasardeuse empruntant à la religion, à la race, au métier ou à la politique ses critères objectifs de marquage, opposons-leur que chacun d’entre nous est déjà en soi un immense rébus et qu’il se perd dans ses propres jeux de pistes. Le connais-toi toi-même de Socrate est une géniale blague. Se connaître, c’est connaître l’univers entier, la nature, la biologie, les rythmes de la vie, l’histoire, la génétique, la société, les sentiments, les caractères, et même une part de Dieu… Connais-toi toi-même, cette injonction socratique qui apparaît au premier plan modeste et à la portée de chacun d’entre nous est tout à la fois une blague énorme et une colossale énigme philosophique.

Tout être humain est un spectre semblable à la lumière dont on ne voit pas la nature spectrale, du moins ordinairement avant qu’elle ne soit décomposée en ses diverses longueurs d’onde par la rencontre avec la pluie. Et comme on sort de plus en plus souvent avec des parapluies !

B. – C’est vrai que plusieurs personnages parlent en nous. Souvent, dans ma tête, je joue tour à tour l’accusé, le juge et l’avocat. L’accusé, c’est moi-même, mais aussi celui qui m’accuse et celui qui me défend. Ma tête devient aussi bruyante qu’un prétoire. Je m’amuse à écouter les arguments des uns et des autres. Aucun n’a tort. Ils achèvent leur conversation quand j’ai mal à la tête…
Como el viento

B. – Pour en revenir à la musique, même moi, pur caló, je ne connais qu’une infime partie du flamenco. Le flamenco est un univers très vaste et tout aussi impalpable. On ne peut en faire le tour, il est encore plus insaisissable que le jazz. J’admire ceux qui disent en voyant telle forme de zapatéo[5] ou de toque[6], ils viennent de cette école-là ou de cette école-ci, car seul le flamenco émancipé des écoles mérite cette appellation.

C. – Je ne fais pas partie des érudits du cante jondo, ma culture musicale est médiocre et plus encore mes oreilles et mes mains qui battent toujours le rythme en contretemps, mais je sais qu’en un instant passager, forcément passager, se concentre une telle force d’expression que le flamenco devient audible aux non-initiés et même à ceux qui en méprisent le genre « folklorique ». Le chant, la guitare pénètrent au cœur des âmes, individuellement. L’adresse est individuelle, malgré l’image d’Épinal des fiestas gitanes où de belles bohémiennes dansent autour d’un feu de bois, au centre d’un espace circulaire délimité par les charrettes. García Lorca a popularisé le concept de duende, cette diabolique et mystérieuse inspiration qui magnétise et irradie le cante. En tout cas, il ne s’agit certainement pas d’école. Dans le cante, c’est mon point de vue, il faut nécessairement passer par l’instant, traverser au moins une fois l’instant pour comprendre la durée. Sinon, on reste à la porte, vaguement curieux du spectacle des têtes qui se tordent en chantant et des arpèges acrobatiques de la guitare. Je me souviens d’amis du Nord qui n’avaient vu et entendu dans une nuit flamenca que la douleur, les rictus de souffrance, les mains jointes en prières, les incantations primitives. À l’évidence, ils n’avaient pas découvert la porte qui s’entrouvre fugitivement à chacun d’entre nous dans une nuit, une porte qui n’est pas gardée par une sentinelle intransigeante et qui néanmoins reste la plupart du temps close.

B. – Exact. L’instant est le sésame du flamenco. Comment définir une cuite sur le moment ? On est heureux, on est ivre. C’est le lendemain qui définit la cuite, qui en fixe le tempo et c’est le mal de tête qui est la mémoire des alcools ingurgités.

La Peña pour te reprendre est visionnaire. Les gens qui viennent ici sont accrochés à un autre temps, ils regardent le drap de la Madrugá, le hérisson et la roulotte, la ménorah et l’exil, le cantaor et l’étoile à six branches. La Peña est un monde dans le monde. C’est un endroit où il n’y a aucun interdit, ou plutôt un endroit où des interdits sont là mais de bon cœur acceptés.

C’est un endroit tout petit, tout perdu mais qui vit avec des pensées en or, qui s’écrit en lettres d’or. La Peña, nous ne la fabriquons pas, elle nous fabrique à sa manière, elle nous souffle des tas de choses. Ici, même ivre au dernier degré, je n’ai jamais pu parler en mal, je n’ai jamais rien dit à personne qui puisse le blesser.

Je pense aux fours crématoires. On pouvait y brûler des pauvres et des banquiers indifféremment. Mais quand je pense à ces pauvres couillons, à ces « innocents » qui prenaient les dents qui servent à manger à ces anonymes cadavres pour s’enrichir, tu peux imaginer combien sont tombés bien bas ces voleurs. Alors ça veut dire que moi, qui suis un peu guitariste et gitan et qui touche le RMI, je dois me faire à l’idée de ne plus manger et attendre les gens qui vont m’arracher les dents, je force le trait, bien sûr, mais nous sommes tout près de cette issue. Le premier signe d’humanité qu’on attend des autres, ce n’est pas l’obole, mais le sourire, le regard bienveillant.

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C. – Dans le Talmud, on conseille de donner la pièce au premier mendiant rencontré. Il n’est donc pas question de juger les qualités intrinsèques du mendiant. Est-il plus ou moins aveugle, infirme, sourd ou parasité que celui d’à côté ? Pas plus qu’il n’est question d’évaluer ses qualités morales, sa sincérité ou son imposture, après tout, peut-être que ta pièce va dans la main d’un faux mendiant qui n’en a pas réellement besoin, mais peu importe. Ce qui compte et qui s’avère sans doute un calcul statistique juste, c’est que tu donnes la pièce au premier mendiant, quel qu’il soit.

Et de la même manière, si l’on commence à ergoter sur l’argent de la solidarité avec des questions du type : est-ce vraiment un bon RMIste, est-ce qu’il n’a pas d’argent caché ou une belle voiture, on le voit parfois boire un verre dans une boîte de nuit… alors oui, si l’on commence à discriminer les discriminés, à évaluer les sous-catégories méritantes et non méritantes d’assistés, alors oui, on offre une postérité illimitée aux arracheurs de dents.

C. – Bruno, maintenant que nous avons bu pas mal de whisky, de quoi as-tu envie de parler ?

B. – De ce que tu veux. Je suis libre, libre « como el viento ». Mais un jour viendra où l’on voudra arrêter le vent. « Ils » arrêteront le vent et changeront l’axe de rotation de la terre parce que la manière dont elle tourne ne leur plaît pas.

Le vent appartient au Ciel, aux étoiles. Ça fait des lustres que ça tourne comme ça. Mais le vent doit changer. Il est trop imprévisible.

Au lieu d’essayer de prévoir une météo catastrophique, il faut regarder par la fenêtre. Si les nuages s’amoncellent, c’est comme ça. Il faut l’accepter.

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Remerciements très vifs à:

Paule Pérez pour sa relecture bienveillante de ces dialogues et son constant soutien amical.

Patrice Gaudineau pour sa riche collaboration technique.
Pierre Cocrelle qui nous a donné les photographies de  Bruno et de Consuelo Lavardez.

Ainsi qu’à tous ceux et toutes celles qui ont fait vivre la Peña la Madrugà depuis plus de quinze ans.

[1] La première partie de ces entretiens a déjà fait l’objet d’une publication dans la revue Le Passant ordinaire en janvier 2002.

[2] Chanter avec la gorge, au bord de la suffocation.

[3] Chant noir, funèbre, typiquement gitan.

[4] Un des compás du flamenco.

[5] Danse flamenca rythmée par les pieds.

[6] Manière de frapper ou de pincer la guitare.

 

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