C’est langue de l’autre

Quelques réflexions sur l’oeuvre de Paul Celan

par Simone Wiener

Trop souvent nous perdons de vue que le poète élève le phénomène à la puissance dix, et il n’est pas rare que la modeste apparence de l’œuvre d’art nous trompe quant au réel formidablement condensé qu’elle possède. Ce réel en poésie est le mot en tant que tel.» Ossip Mandelstam, Eté froid & autres textes [1]

Qu’en est-il des effets de langues dans le fait de pouvoir se sentir venir d’ailleurs, d’un autre lieu, d’un autre espace ? Il apparaît que ces enjeux de langues dominantes ou dominées soient des éléments incontournables à la saisie de ce qui se manifeste dans le phénomène marrane. Quitter sa langue maternelle pour adopter celle d’un Autre en position de domination, rester ou retourner à celle qui est perdue sont inhérents à la création d’un espace hétérogène. J’ai souhaité reprendre ces questions dans leur fonction de transmission. Une provenance, une source, une fiction d’origine semblent nécessaires à la possibilité même que se constitue un exil pour le sujet.

La tentative d’explorer ces chemins a  été pour moi l’occasion d’une lecture nouvelle de la poésie de Paul Celan (1920-1970). Son œuvre a accompli la tâche qui revient à l’art, celle de nommer, de rendre accessible un réel. C’est surtout le cas de la traversée des souffrances liées au nazisme, dont il était comme interdit de parler à l’époque. La langue dans laquelle il écrit sera celle des persécuteurs. Tout se passe comme si le corps de ce qui lui tenait à cœur était dans cette langue. Cette nécessité de conserver son idiome est déterminante et tient à une condition : celle de pouvoir y créer de l’hétérogène. Dès lors, la question sera la suivante : comment créer de l’exil, faire du soi avec de l’Autre ? J’aborderai la poésie de Celan en évoquant quelques éléments de l’approche lacanienne de la poétique : le style, la fonction de la langue, celle de l’adresse, qui jouent un rôle déterminant dans l’efficace de sa parole. J’entrecouperai mon propos de phrases extraites de sa poésie.
Jacques Derrida a consacré un livre à Paul Celan en reprenant le titre d’un de ses poèmes « Schibboleth »[2]. Ce mot hébreu est un mot de passe qui peut faire ouverture ou pas, selon la manière dont il est prononcé[3]. Derrida va suivre le cheminement de ce mot, qu’il va mettre en tension et articuler à l’idée de circoncire la langue, à partir d’un autre poème de Celan où il est question de circoncision.

 à lui

J’ouvre ma parole

A celui-ci circoncis le mot…[4]

De l’idée de circoncision de la langue, Jacques Derrida fait une sorte de paradigme de la position poétique de Celan : «  La parole circoncise est d’abord écrite, à la fois incisée et excisée dans le corps, qui peut être le corps d’une langue et qui en tout cas lie toujours le corps à la langue : parole entaillée, entamée, blessée pour être ce qu’elle est, parole découpée, écrite parce que découpée, césurée dès l’origine, dès le poème. » [5] L’idée de circoncision d’une langue situe la poésie comme une incision dans le corps de la langue. La langue doit en passer par le corps et la marque du collectif pour être lisible.

Cela nous ramène au champ de l’inconscient, dans ce qu’il a de social. Cette dimension de présence du corps dans la poésie rappelle aussi le message d’Henri Meschonnic ne voulant pas opposer la  chair à l’esprit, la voix à l’écrit,  l’individu à la société.

Personne ne témoigne pour le témoin [6]

Du style

A la  poésie, Lacan rapproche la fonction d’invention, de déprise du mot d’esprit. La poésie est source de création en même temps qu’elle creuse la langue. Ainsi dit-il : « Il n’y a que la poésie, vous ai-je dit, qui permette l’interprétation et c’est en cela que je n’arrive plus, dans ma technique, à ce qu’elle tienne : je ne suis pas pouate, je ne suis pas pouatassez. »[7]  Lacan nous oriente vers la poésie pour nous éloigner du trop de sens. La poésie nous rapproche de l’inconscient par le privilège qu’elle accorde au son,  à la voix, par sa puissance d’évocation et par l’importance des jeux de mots.

A cette fonction poétique, on peut ajouter celle du style tel qu’il se manifeste dans la langue comme marqueur subjectif. C’est ce qu’Erik Porge[8], en reprenant l’apport de Lacan, développe en montrant qu’il s’agit autant d’un trait singulier que d’un effet de rhétorique. C’est dans la manière de dire que passe le désir de trouver un savoir nouveau.

Il ne s’agit plus alors du style, au sens purement de l’écriture, mais tel qu’il se déplace lorsqu’il est subordonné à une adresse. Le style incarne le mouvement du sujet lorsqu’il s’adresse à l’Autre dont il garde une empreinte dans la parole et dans le corps. Il nous échappe et, en cela, il en dit plus que ce que nous disons. Ce sont des éléments qui peuvent être retrouvés dans la poésie de Paul Celan dont le style est si singulier et remarquable.

Pas une
voix  — un
bruit tardif , étranger aux heures, offert
à tes pensées, ici, enfin,
ici éveillé : une
feuille-fruit, de la taille d’un œil, profondément
entaillée ; elle
suinte, ne veut pas
cicatriser.
 [9]

Lacan a consacré plusieurs années de son séminaire à réfléchir sur la fonction de l’écrit qui, pour certains artistes ou écrivains comme Joyce, a été ce qui leur a permis de tenir, ce qui a fait, pour eux, suppléance. Sans développer cette voie de recherche, je relèverai que pour Celan l’écriture a constitué une nécessité essentielle, incontournable. Cependant, sa pratique n’a pas réussi à le maintenir à l’abri des périodes de tourments, de persécutions dont il a terriblement souffert et, dans l’après-coup de son acte, du suicide.

La fonction de la poésie a été pour lui, autant une exigence qu’une expérience, à la fois existentielle, artistique et politique. Il s’est trouvé à la croisée de plusieurs cultures, de plusieurs langues et n’a pu écrire qu’en allemand alors qu’il a vécu la moitié de sa vie en France, finalement très peu de temps dans les « patries » de sa langue maternelle. C’est pourtant dans cette langue allemande maternelle qu’il écrit. C’est avec sa mère qu’il a  partagé et appris le haut-allemand à l’époque où la ville de Czernowitz en Bucovine était germanophone. Cette langue a été véritablement maternelle en tant qu’elle incarnait pour lui le souvenir de sa mère qu’il a perdue alors qu’il avait vingt-deux ans. On sait qu’après sa Bar-Mitzva, il a refusé de continuer à apprendre l’hébreu, geste que l’on peut prendre comme allant symboliquement à l’encontre de son père, dont c’était la seconde langue[10].

Cette nécessité d’écrire en allemand semble tout à fait impérative et incontournable de son œuvre. Il faut noter que pour d’autres artistes ou écrivains, comme Elias Canetti ou Samuel Beckett, le fait de pouvoir écrire dans une autre langue que celle de leur origine a été libérateur[11]. De même, pour Aharon Appenfeld[12]qui raconte comment il a été sauvé par la rencontre avec celle qu’il nomme sa langue maternelle, l’hébreu, après avoir quasiment perdu l’usage de la parole.

Au contraire, Viktor Klemperer, en faisant une étude philologique de la langue du Troisième Reich, cherche à sauver la langue germanique de la nazification[13].  Cela a aussi été le cas de Paul Celan, pour lequel la poésie a été une sorte d’engagement et de défi à l’allemand pour parler de l’obscurcissement produit par le nazisme. Mais il a par ailleurs été un passeur, un grand traducteur de la poésie des autres, notamment de Shakespeare, Mandelstam, Henri Michaux, René Char, Supervielle, Ungaretti et d’autres. Il n’a jamais voulu traduire ses propres textes, alors qu’il était en mesure de le faire. Son écriture comme sa vie ont été un combat à la recherche des mots pour dire l’effondrement de la Shoah. Sa langue, par ce qu’elle a de poétique, était prise dans cet enjeu : celui du nouage de la langue à un réel. D’où la complexité et la part transgressive de son écriture.

L’exigence était d’inventer une langue divisée, coupée par la pluralité (l’allemand, l’hébreu, le yiddish, le russe) et par une adresse à une forme d’altérité. C’est cette complexité des rapports à la langue, similaire à celle de l’histoire de mon père où s’entrecroisent yiddish d’abord puis allemand, français, hébreu…, qui m’a menée sur la voie d’une réflexion à propos de ce poète de langue allemande qui emploie ces  différents idiomes et dont l’œuvre est traversée par l’histoire tragique des Juifs  d’Europe de l’Est.

La question marrane est tissée de ces parcours croisés de langue et de culture.

                Et ton œil – vers quoi se tient-il ton œil ?

Ton œil se tient face à l’amande. 

Ton œil face au Rien se tient.

Soutient le Roi.

                                                 Ainsi il se tient, se tient.

Boucle d’homme, tu ne grisonneras pas.

Amande vide, bleu roi.[14]

 

 

L’adresse de la langue

A part quelques poèmes en roumain et un poème pour son fils, en français[15], Paul Celan n’a jamais voulu ou pu écrire que dans sa langue maternelle : l’allemand. Tout se passe comme si sa poésie s’adressait à cet idiome. Ce choix ou cet impératif que l’allemand soit son mode d’expression poétique est un élément incontournable de son œuvre.

C’est à partir de ce point, celui d’inventer une langue qui porte en elle-même cette douleur du génocide des Juifs, que l’écriture de Celan trouve son originalité. Elle cultive des mots qui ont de larges possibilités sémantiques et en façonne de nouveaux. Elle engendre une sorte de nouvelle expression du deuil, à la fois universelle et complètement personnelle. Son style est marqué par la création de mots venant de l’hébreu ou du yiddish[16] ou ancrés dans la culture du peuple juif, de la Bible, et par des références à des grands poètes comme Mandelstam, Heine,  Hölderlin, Rilke.

Jean-Pierre Lefebvre le décrit ainsi : « Renoncement aux schémas métriques classiques, raccourcissement des poèmes, réduction des énoncés, dureté des sonorités, rémanences des mots composés hétérogènes ou hétérotopiques, rigueur et complexifications croissantes de la construction, centrage sur la langue elle-même. Une poésie de recherche plus que d’expression. Une parole sobre sans arabesques qui résiste à la compréhension et appelle le lecteur à travailler et à être travaillé par cette lecture… »[17]

 «  Passez , dis-tu , «  passez »,

« passez »

La lèpre silencieuse se décolle de ton palais,

éventail caressant ta langue de lumière,

         de lumière[18].

On peut dire de la poésie de Celan qu’elle opère une certaine déconstruction des lois qui régissent la langue allemande, ce qui produit cet effet de langue et de style. Celan désarticule la syntaxe, utilise des citations, injecte des mots étrangers. Il se défait de l’harmonie d’un poète classique et se rapproche « du cri, du bredouillement, du balbutiement  comme pour mieux signifier que le sens est définitivement blessé, que la langue est blessée et que le sens ne peut plus faire irruption que dans les failles, les manques, le silence. » [19]

Cette forme d’écriture poétique a permis d’inscrire un réel, de dire une vérité qui consigne la trace du génocide et l’impossible oubli de cette trace dans et par la langue allemande. Pour pouvoir nommer et bannir, il a fallu qu’il rappelle, répète l’événement dans une sorte d’idiome troué « babélisé ».

Ainsi, la langue allemande a été creusée par la poésie de Celan, elle en a été modifiée. Tout se passe comme si son espace poétique avait été construit pour lutter contre l’oubli, pour  faire parler ceux qui ne peuvent plus que se taire.

Auprès

De mille idoles

J’ai perdu un mot, qui me cherchait :

Kaddisch.

                       

A travers

                        L’écluse j’ai dû passer,

                        Pour sauver le mot,

                        le replonger au flot salé,

                        le sortir, le faire franchir :

                        Yizkor.[20]

La langue de Paul Celan est concassée, abrupte, par d’incessants sauts à la ligne, une ponctuation sauvage, des mots qui sont comme des pierres jetées. La mise en forme graphique de ses poèmes traduit la singularité de ce rythme. Leur visibilité montre ces scansions répétées : une langue faite d’éclats et de brisures. Le monde a été cassé, et le poète ne peut le rassembler à nouveau que dans les déchirures de ses mots.

Des mots fixes, pierre, fleur, ombre, sable, mort, larme, voix, oeil, tombes… côtoient des mots fluctuants, lamellés et rugueux, allant à l’encontre des conventions classiques de l’allemand. Son style se caractérise notamment par l’abolition du non et du oui, par l’effet d’énigme, d’obscurité et de profondeur que produit sa lecture. Tout se passe comme si son écriture poétique pouvait aller plus loin que le silence, par la dislocation des mots, par leur souffrance. Les phrases n’ont plus à rester ensemble.

Les mots sont un seul cri, parfois à l’impératif.

Lèvre privée du pouvoir de parole, fais savoir

Qu’il se passe toujours, encore, quelque chose,

Non loin de toi.[21]

L’œuvre poétique de Paul Celan va à l’encontre de l’idée politique d’une prétendue « incommunicabilité » ou « indicibilité » de l’anéantissement. Elle s’est opposée à la position du philosophe Adorno lorsqu’il a soutenu que ce n’était plus possible d’écrire un poème après Auschwitz. Par son travail poétique, on peut dire qu’il fait preuve du contraire. Il s’est situé du côté de la parrhésia, du courage de la vérité en combattant l’idée du silence. Ce n’est pas l’écriture qui est atteinte ; l’atteinte, c’est le silence auquel tant de gens ont été réduits. Et Celan a parlé, a chanté pour la mémoire du monde.

                  Passe en revue

Les lettres de l’âme mortelle-

Immortelle de ces lettres,

Va vers Aleph et Youd et va plus loin,[22]

 

 

L’emploi des pronoms « je », « tu »

 

La poésie de Celan se caractérise par une adresse particulière qui passe par l’emploi des pronoms : je, tu, nous.  Cette forme d’adresse d’exil du moi donne à son écriture une dimension singulière. L’une des conditions de son style tient à l’effet de retour, de l’adresse d’une parole. Cette forme de dialogue adressé inclut une altérité variable indéterminée mais constamment présente par l’anticipation de la langue. L’accueil et l’appel d’un angle de vue différent, d’un point d’hétérogène indiquent une place originale faite à l’Autre. Elle tient à la présence de mots étrangers et à un abord de l’ailleurs à l’intérieur de la langue allemande. Or, ce qui a été tenté dans le génocide, c’est précisément d’éradiquer l’hétérogène. Dans son discours « Le Méridien »[23], Paul Celan parle lui-même de l’adresse de la poésie à un Autre.  Pour lui, cette altérité ouvre, à travers un dialogue, la question du temps. Cet autre se traduit avec un grand A ou un petit a, selon les traductions. C’est une forme d’ouverture qui donne à cette poésie son style comme si cette disposition à l’échange, au dialogue, était coexistante à la pensée et comme si ce mouvement vers l’Autre ne pouvait exister que sur  fond de silence.

 

Voici quelques phrases extraites de ce discours qu’il prononce à l’occasion de la remise du prix Georg Buchner : « Le poème veut aller vers un Autre, il a besoin de cet Autre, il en a besoin en face de lui. Il le recherche, il se promet à lui. Chaque chose, chaque être humain est, pour le poème qui a mis ainsi le cap sur l’Autre, une figure de cet Autre (…). Le poème devient (…) le poème de quelqu’un (…). Cela devient un dialogue (…) C’est seulement dans l’espace de ce dialogue que se constitue cela même à quoi la parole s’adresse et qui se rassemble autour du Je qui lui parle et le nomme. Mais dans ce présent, ce à quoi la parole s’adresse et qui d’être nommé est devenu pour ainsi dire un Tu, apporte aussi son être autre. »

 

Paul Celan a eu, pour métier rémunéré, la traduction. Il passait des heures à traduire des textes difficiles. La traduction n’était pas seulement une affaire de passage, mais aussi  un « dialogue qui chemine ». Cette définition rejoint sa poésie, ardue, pourtant lue et relue, traduite et retraduite, énormément commentée, chantée, dont on peut dire qu’elle est laissée aux autres.

 

Ton  VISAGE- HORLOGE

entouré

de flammes bleues,

offre ses chiffres,

 

mon

origine

a cherché autour d’elle, elle

rentre en toi,

unis à l’union,

les cristaux

pleurent. [24]

 

De même, dans le champ de la psychanalyse, une cure ne peut se faire sans une adresse transférentielle « qui se prête » au mouvement de cette expérience. Cette adresse à autrui fait effort pour demander un écho, obtenir un signe de réciprocité et faire que le langage reste une chose partagée, publique, commune. La parole analysante n’est pas un poème, elle a pourtant ceci de commun avec ceux de Celan qu’elle ne pourrait se faire sans la dimension incontournable d’un autre à qui s’adresser.

A la fin de sa vie, en septembre 1969, Paul Celan fait un séjour en Israël où il retrouve son amie d’enfance, Ilana Schmueli.[25] Quelque chose d’essentiel lui apparaît dans ce pays qui apaise, semble-t-il pour un moment, ses tourments. Ensuite, il s’y sentira moins bien. Les réserves des Israéliens à l’égard de la langue allemande le troublent. A son ami d’enfance Manuel Singer, il révèle : « J’ai besoin de Jérusalem comme j’en avais besoin avant de l’avoir trouvée. » Celan avait appris à se définir dans l’exclusion et l’éloignement. Le choix de l’allemand conditionnait son identité et allait à l’encontre d’un «  vécu juif » qu’il pouvait rencontrer en Israël. Plus simplement, Sholem pensait que « Celan avait perdu l’habitude d’être chez soi. » [26] En allant dans ce sens, on pourrait dire que l’étranger faisait partie de ce qui pouvait l’identifier. Mais cela  reconduirait une opposition obsolète entre la centralité d’Israel et la périphérie de la diaspora alors qu’il s’agit de mettre en évidence l’existence d’appartenances indécises, hybrides et d’espaces qui ne soient ni centrés ni hors lieu. Ces formes de pluralisme, de flexibilité ne sont pas sans rappeler la complexité des allers-retours et des entrecroisements des destins marranes.

Il Y AVAIT

un air de figue sur ta lèvre,

Il y avait

Jérusalem autour de nous,

Il y avait l’odeur de pin blond

Sur le bateau danois, auquel allait notre gratitude,

Il y avait moi en toi.  [27]

 

 

[1] Traduit du russe par Ghislaine Capogna-Bardet, Actes sud, 2004, p. 57.

[2] Jacques Derrida  Shibboleth pour Paul Celan, traduit par André Du Bouchet éd. Galilée, 1992.

[3] Paule Pérez, « La vie, dans un chuintement, Shibbolet mot de passe aspiré », Temps marranes n°1.

[4] Ibid, Paul Celan cité par Jaques Derrida.

[5] Ibid, pp. 110, 111.

[6] Paul Celan, « Gloire des cendres » Choix de poèmes,  traduction Jean-Pierre Lefebvre, op.cit. p. 264.

[7] Jacques Lacan, Séminaire L’Insu que-sait de l’une bévue s’aile à mourre, 1977, séance du 12 avril 1977, inédit.

[8] Erik Porge, Transmettre la clinique psychanalytique. Freud, Lacan aujourd’hui,  Erès, 2008, p. 63.

[9] Paul Celan,  Voix, dans le vert  (Stimmen ins Grün), Grille de parole, Sprachgitter  traduction Martine Broda, éd. Christian Bourgois, p. 13.

[10] Andréa Lauterwein, Paul Celan, Belin, 2007, p. 53.

[11] C’est ce que montre le beau travail de Régine Robin, Le Deuil de l’origine. Une langue en trop la langue en moins. Ed. Kimé, 2003.

[12] Nurit Aviv, Misafa Lesafa, D’Une Langue à l’autre,  2004.

[13] Viktor Klemperer, LTI, la Langue du Troisième Reich : Carnets d’un philologue, traduit et annoté par Elisabeth Guillot, Albin Michel, 1996.

[14] Paul Celan, Mandorle, dans La Rose de Personne , éd. bilingue, trad. par Martine Broda, p. 73.

[15] « Les Hâbleurs pour Eric », cité par Andréa Lauterwein.

[16] La présence de mots hébreux dans sa poésie évoque le yiddish puisque, rappelons-le, c’est un dialecte qui mélange l’allemand et l’hébreu.

[17] «  Introduction », dans Choix de poèmes, éd. bilingue trad. et présenté par Jean-Pierre Lefebvre, Gallimard, 1998, p.14.

[18] Paul Celan, Give the word, Renverse du souffle, dans Choix de poèmes, ibid.                                                                                                                                         [19] Régine Robin, Le Deuil de l’origine, op. cit.,  p. 19.

[20] Paul Celan, L’Ecluse, (die Schleuse) dans La Rose de personne, op.cit., p. 33.

[21] Paul Celan, Reste chantable, Renverse du souffle, dans Choix de poèms,op. cit. p.243

[22] Paul Celan, Fenêtre de Hutte , La Rose de personne,  traduit par Martine Broda, p.  131.

[23] Paul Celan, Le Méridien & Autres proses, traduit et annoté par Jean Launay, Seuil, 2002, pp. 76, 77

[24] Enclos du temps, traduit par Martine Broda, éd. Clivages,  1985.

[25] Paul Celan Ilana Schmueli, Correspondance, traduit de l’allemand par Bertrand Badiou, seuil 2004
[26] Cité par A. Lauterwein, ibid., p. 123. p.275.

[27] Enclos du temps, ibid.

Inconnaissance

par Noëlle Combet

Gerbes d’oiseaux jaseurs
jaillissent,
la fontaine s’ébroue.
Un ruisseau trace son lit, dans le sec,
à l’aveuglette ;
Dans le mitan, son flux creuse en moi un trajet ;
mes pas l’effacent,
courant là bas
en espace incertain ;
loin des toits pentus, ouvrir le désert, lignes d’exil traversées
de progressions
nomades ;
effleurer les effluves des giroflées,
dessiner ce jardin, devenir liberté
de l’herbe,
fantaisie gracile des roses trémières provisoires
accommodant leur intensité à la gradation lumineuse
des ciels.
Je ne connais pas l’accord immuable ni
la destination des voyages

Noëlle Combet

« Politiques de l’amitié »

approche du texte de Derrida
(Edition Galilée, 1994)

Déconstruire Derrida, en toute aimance…

par Noëlle Combet

Premier fragment
N’y a-t-il nul ami ?

Ouverture

A lire Derrida, j’ai chaque fois le sentiment singulier, dans le sens d’inhabituel et unique, que pensée philosophique (plutôt que théorie) et reconnaissance du féminin pourraient ne pas s’exclure.

J’ai donc eu envie de dire quelque chose de ce livre-là qui se penche, à propos de l’amitié et de son lien avec le politique, sur ce qu’il en est des femmes, de leur absence des textes canoniques, et de la possibilité pour elles d’apparaître, peut-être. Comment ? Est-ce leur absence qui devrait faire signe de leur présence ? Des femmes autrement que présentes ou absentes ? Mais il m’a paru impossible de rendre compte d’un tel ouvrage, donc de lui rendre justice dans une saisie d’ensemble : la pensée s’y déploie par bonds, détours, retours, nouvelles progressions, reculs, propositions.

Le déroulement est sinueux, imprévisible… mais chemin faisant, ce que nous devons au passé s’y dessine en même temps que la nécessité, s’y fondant et s’en décalant, de réaliser peut-être un enrichissement de ce que nos antécédents nous ont transmis.

On peut y apprécier la méthode de Derrida, cette « déconstruction » qui a fait couler tant d’encre, suscité tant de mésinterprétations et qui consiste en une lecture très fine et attentive des textes pour, utilisant leurs « nœuds de pensée », faire évoluer, à partir d’eux, nos compréhensions et nos modes de vie :
« Dès lors, ils [les nœuds de pensée] ne se laisseraient plus nommer ‘aporie’ ou ‘contradiction’ […] Ils l’excéderaient, non pas vers l’espace ou l’espérance de solutions satisfaisantes, dans un nouvel ordre architectonique, analytique ou didactique mais vers une sorte d’hyperaporétique. Celle-ci serait la condition archi-préliminaire d’une autre expérience ou d’une autre interprétation de l’amitié, et par là même la condition au moins négative d’une autre pensée du politique, c’est-à-dire aussi de la décision et de la responsabilité. »

Cette perspective, Derrida lui donne corps dans un style qui lui est très particulier, fait d’allers et retours, de séquences, de reprises sans véritable articulation logique apparente : une déconstruction s’y effectue jusque dans la mise en forme. Il m’a semblé nécessaire d’approcher cette démarche en la respectant et la « meilleure » procédure, c’est-à-dire celle qui m’est apparue comme la plus fidèle, est celle du« fragment ». Ainsi irai-je par bonds, à mon tour, à mon gré, en tâchant de rendre visible le fil conducteur de l’ensemble. Il y aura donc sans doute, peut-être, plusieurs « fragments » au moyen desquels je tenterai  d’éclairer quelques points, ceux qui m’ont le plus émue, voire bouleversée, ceux qui m’ont sollicitée à penser plus avant en ce qui concerne l’amitié dans son articulation avec le philosophique, le politique et le féminin. Je tenterai aussi quelques liens avec d’autres interventions de Derrida. Lorsque j’exprimerai un point de vue personnel, je le ferai, à sa manière à lui, dans cet ouvrage, à l’intérieur de parenthèses.

« Oh mes amis, il n’y a nul amy »

Cette citation de Montaigne, rapportant un propos prêté à Aristote, ouvre l’ouvrage de Derrida qui y reviendra tout au long de son questionnement, dans différents contextes. Il rappelle le Lysis de Platon : « L’acte ou l’opérationproprement politiques reviennent à créer (à produire, à faire, etc.) le plus d’amitié possible ». Mais « Oh mes amis, il n’y a nul amy ! » Cette déploration a la forme d’une objection à l’idéal politique platonicien.

Une contradiction, voire un impossible se dessine d’emblée. Drôle d’adresse, en effet : si je dis à mes amis qu’il n’y a pas d’amis, je les efface en tant que tels. Et s’« il n’y a nul amy », à qui donc est-ce que je parle en m’écriant : « Oh mes amis » ? Qui parle à qui ?

S’appuyant sur Aristote, Derrida rappelle le point de vue de celui-ci, aspect particulier d’un champ plus général impliquant la justice et le politique : il vaut mieux aimer qu’être aimé. Il en va de l’aimance, c’est-à-dire d’un amour actif,dit Derrida, empruntant ce mot à Abdelkébir Khatibi. La frontière entre amour etamitié est effacée par le mot aimance…

(Mais si l’on écrivait « Oh mes amours, il n’y a nul amour »le second segment de la phrase serait dépersonnalisé. Avec aimance, la substitution ne serait même plus envisageable.)

Ce mot, Derrida énonce qu’il contient et rassemble l’amour et l’amitié, tels qu’ils ont été jusque-là approchés dans les textes, mais qu’il va au-delà et introduit  dans ce champ une extension de l’héritage :
« On aura pressenti ce que je serais tenté d’appeler l’aimance, l’amour dans l’amitié, l’aimance au-delà de l’amour et l’amitié, selon leurs figures déterminées, par delà tous les trajets de lecture de ce livre, par delà toutes les époques, cultures ou traditions de l’aimer. »

Au cours d’un entretien accordé au journal « Libération » Derrida évoque autrement cette fausse frontière :
« J’aimerais croire que ce livre [« Politiques de l’amitié »]  traite avant tout de l’amour. Au fond, je n’ai jamais su ni voulu distinguer entre l’amour et l’amitié. Mais pour pouvoir dire ‘je t’aime’ à un ami ou à une amie, et d’amour fou, il faut traverser, jusque dans son corps, tant de grilles historiques, une immense forêt d’interdits et de discriminations, de codes, de scénarios, de ‘positions’. Peut-être pour ranimer la voix d’une ‘aimance’ qui résonne avant la distinction entre aimer et être aimé, amour et amitié.

« Aimer », « être aimé ». La dissymétrie énoncée par Aristote réapparaît dans cet entretien et rappelle la conviction aristotélicienne que l’actif (aimant) l’emporte sur le passif (aimé).

Dans ce passif, Derrida décèle la présence de la mort en tant qu’incontournable en ce qui concerne l’amitié : le souffle, la vie sont du côté de l’aimant ; l’aimé peut ne rien savoir de cet amour et être donc comme inanimé :
«  On peut aimer le mort, l’inanimé qui n’en savent rien. » Voilà qui porte l’amitié à son extrême :
« Je ne pourrais pas aimer d’amitié sans en projeter l’élan vers l’horizon de cette mort […] sans m’engager sans me sentir d’avance engagé à aimer l’autre par delà la mort. Donc par delà la vie. »

 

« Il me faut te porter » ou la nécessaire mélancolie

Cette question d’un engagement par delà la mort permet peut-être d’entendre une autre inflexion dans « Oh mes amis, il n’y a nul amy », comme si c’était une prière : « Faites qu’il y en ait et, s’il n’y en a pas eu dans le passé, engagez l’avenir autrement ! » Mais en même temps, écrit Derrida, on ne survit pas sans porter le deuil […] Ce temps du survivre donne ainsi le temps de l’amitié […], un temps qui se donne en se retirant, [qui] n’arrive qu’à s’effacer.

Voilà qui inscrit des limites à une illusoire symétrie, dans le jeu de la présence et de l’absence : l’ami, étant là, en même temps n’y sera pas et, n’étant pas là, en même temps y sera. C’est dans ce cadre aussi que s’invite une éventuelle inimitié. Derrida dit ailleurs que la liberté est d’aimer dans l’ami, l’ennemi qui pourrait s’y manifester. Le renoncement et l’attente participent aussi à cette liberté :
« Je renonce à toi, je l’ai décidé » : la plus belle et la plus inévitable de la plus impossible déclaration d’amour. Imaginez que je doive ainsi prescrire à l’autre (et c’est le renoncement) d’être libre (car j’ai besoin de sa liberté pour m’adresser à l’autre comme autre dans le désir comme dans le renoncement) […] Et je dois lui faire une sorte d’obligation de rester libre, pour prouver ainsi sa liberté dont j’ai besoin, justement, pour appeler, attendre, inviter. »

Absence, inimitié, attente, renoncement, anticipation du deuil : aimer s’inscrit dans la proximité de la mort. La mort effective de l’ami, Derrida l’évoquera en diverses occurrences, énonçant dans « Mémoires – pour Paul De man » que la mort, s’il y en a, ne laisse aucune place à la solidité du seul et unique monde qui fait de chacun un vivant seul et unique :
« À la mort de l’autre, nous sommes voués à la mémoire, et donc à l’intériorisation, puisque l’autre, au-dehors de nous, n’est plus rien; et depuis la sombre lumière de ce rien nous apprenons que l’autre résiste à la clôture de notre mémoire intériorisante…[La mort] constitue et rend manifestes les limites d’un moi ou d’un nous tenus d’abriter ce qui est plus grand et autre qu’eux hors d’eux en eux.

Plus tard, dans la conférence « Béliers » à la mémoire de Hans Georg Gadamer[1], creuse encore ce point de vue :
« La certitude mélancolique dont je parle commence donc, comme toujours, du vivant même des amis. Non seulement par une interruption. […] Dès cette première rencontre, l’interruption va au-devant de la mort, elle la précède, elle endeuille chacun d’un implacable futur antérieur. L’un de nous deux aura dû rester seul, nous le savions tous deux d’avance. Et depuis toujours, l’un des deux aura été voué, dès le commencement, à porter en lui seul, en lui-même, et le dialogue qu’il faut poursuivre au-delà de l’interruption, et la mémoire de la première interruption. »

C’est alors qu’il met en question la théorie freudienne :
« Selon Freud, la mélancolie accueillerait l’échec et la pathologie de ce deuil. Mais si je dois (c’est l’éthique même) porter l’autre en moi pour lui être fidèle, pour en respecter l’altérité singulière, une certaine mélancolie doit protester encore contre le deuil normal. Elle ne doit jamais se résigner à l’interjection idéalisante. Elle doit s’emporter contre ce que Freud en dit avec une tranquille assurance, comme pour confirmer la norme de la normalité. La «norme» n’est autre que la bonne conscience d’une amnésie. Elle nous permet d’oublier que garder l’autre au-dedans de soi comme soi est déjà l’oublier. L’oubli commence là. Il faut donc la mélancolie. […] »

S’inspirant du dernier vers d’un poème de Paul Celan, « Die Welt ist fort ich muss dich tragen » (« Le monde s’en est allé, il me faut te porter »), il écrit : « Il s’agit donc de porter sans s’approprier. Porter ne veut pas dire «comporter», inclure, comprendre en soi, mais se reporter vers l’inappropriabilité infinie de l’autre, à la rencontre de sa transcendance absolue au-dedans même de moi, c’est-à-dire en moi hors de moi. […] Le «je dois te porter» l’emporte à jamais sur le «je suis», sur le sum et sur le cogito. Avant d’être je porte, avant d’être moi, je porte l’autre. »

(Ces perspectives, venues compléter celles qu’énonce Derrida dans « Politiques de l’amitié » invitent à réfléchir sur la question de la survie : il semble que l’on en ait le plus souvent une image de dégradation, de misère alors que, dans ce contexte, elle acquiert une dignité, voire une noblesse. Elle s’accorde au lien d’amitié pour y introduire cette sorte d’anticipation de la mort comme si, aimer un autre, c’était déjà tenter de lui survivre à l’intérieur même du lien, élan vers une liberté essentielle pour aussi douloureuse qu’elle puisse se vivre alors. Pourtant, cette anticipation de la mort, ce deuil dans la vie, ne barrent pas l’avenir de l’amitié : ils l’ouvrent, au contraire, mais d’une façon singulière, non conforme à nos habitudes. Nécessaire mélancolie, celle qui se laisse peut-être entendre dans Il n’y a nul ami car t’aimant, je suis conduit(e) à projeter, du même coup, ton éventuelle absence.

La survie, s’inscrivant dans un champ plus large, à partir de cette conception de l’amitié, pose la question de tous ces vivants de notre présent, qui difficilementsurvivent pour simplement continuer leur existence mais aussi pour l’inscrire dans cette dignité  à laquelle prétendent, souvent en vain, les « droits de l’homme ». C’est cette dignité qui rend les vies dignes d’être vécues, autrement dit dignes d’être pleurées, pour le dire en des termes derridiens qui seront repris ensuite par Judith Butler et la pensée  « queer ».

Si nous nous ne nous efforçons pas de faire place en nous-mêmes au deuil et à lasurvie ne contribuons-nous pas, en toute incivilité, à un maintien de la vie dans l’indignité ? Est-ce que, devenant principe démocratique, la survie pourrait être aussi une option philosophique ? Survivant(e), donc endeuillé(e), je me situeraisentre la vie et la mort, c’est-à-dire autre par rapport à la présence et à l’absence, autre entre la continuation et la perte de soi ? Ainsi s’élaboreraient d’autres perspectives, une différance selon la graphie de Derrida, et  qui pourrait appartenir à ce qu’il nomme ailleurs l’indéconstructible ?   

 

Rareté : « car il faut vivre avec chacun, avec chacune »

De ce qui précède, concernant l’« endeuillement » dans l’amitié, il découle qu’il serait impossible d’avoir de nombreux amis. Tout au plus quelques-uns. Cette rareté, Derrida en cherche l’expression, tout en restant fidèle à sa méthodedéconstructive, en particulier  dans les textes d’Aristote et de Montaigne. Mais la question du nombre apparaîtra aussi en de nombreuses autres occurrences comme essentielle concernant l’amitié.

Vers la fin de l’ouvrage, il ouvre sa propre piste.

Pour Aristote, il ne faut pas préférer l’amitié mais certains amis. Il ne faut pas avoir trop d’amis parce que le temps manquerait  pour les mettre à l’épreuve en vivant avec chacun. Derrida reprend dans un aparté : « Car il faut vivre avec chacun, avec chacune »

(Et l’on voit là apparaître une marque féminine ; nous y reviendrons avec lui dans un autre « fragment »).

Est-ce possible ? Il n’est pas possible, dit Aristote, d’aimer en étant l’ami de nombreux autres, c’est-à-dire un trop grand nombre, un certain excès d’unités.Derrida interroge ce vivre avec  en paraphrasant le philosophe grec. « C’est chaque fois un seul qui vit avec un seul. Je vis, moi, avec, et avec chacun, chaque fois un seul. » Donc, cette multiplicité restreinte, même si elle en appelle au nombre, résiste à l’énumération, à la quantification. De  Montaigne évoquant son lien avec Etienne de La Boétie, il relève, en ce qui concerne la question du nombre, la définition empruntée à Aristote d’« un’âme en deux corps ». Et, puisque selon Montaigne, la parfaicte amitié est indivisible, elle devrait exclure une multitude d’amis. Derrida fait alors le constat, dans « Les Essais »,  d’une sorte de désir contradictoire :
« Car cette parfaicte amitié, dequoy je parle, est indivisible : chacun se donne si entier à son amy, qu’il ne luy reste rien à departir ailleurs ; au  rebours, il est marry qu’il ne soit double, triple ou quadruple, et qu’il n’ait plusieurs ames et plusieurs volontez pour les conferer toutes à ce subjet.
Les amitiez communes on les peut departir… »

Cette indivisibilité pousse donc à vouloir multiplier le sujet : double, triple, quadruple, pourquoi pas « et ainsi de suite » ? Indivisible mais multipliable… vertigineux abîme du nombre. Autre aspect de cette indivisibilité dans la pensée de Montaigne :
« Tout étant par effect commun entre eux, volontez, pensemens, jugemens, bien, femmes, enfans, honneur et vie et leur convenance n’estant qu’un’ame en deux corps selon la tres-propre definition d’Aristote, ils ne se peuvent ny prester ny donner rien. »

« Conséquence inéluctablement communautaire et communiste (à la fois aristotélicienne et platonicienne dans son style) de cette communauté absolue comme communauté d’âme », note Derrida.

Cette « convenance », Montaigne en fait la caractéristique d’une fraternité qui ne serait pas celle qui est dite naturelle : « Le père et le fils peuvent estre de complexion entièrement eslongnée et les frères aussi. »

Elle spécifie une fraternité d’élection, de convenance spirituelle, d’unité insécable en contradiction avec le désir énoncé précédemment, que l’ami, celui-là, soit multipliable. « Il est marry qu’il ne soit double, triple ou quadruple ».Nous retrouverons la théorisation de cette sorte de fraternité dans l’œuvre de nombreux théoriciens et politiciens. Il faut noter aussi, et ce qui précède y invite, un autre paradoxe : l’oscillation de Montaigne entre une image de l’amitié tantôt déliée du politique, tantôt en lien avec lui.

(Et se rappeler que l’aimé de Montaigne, Etienne de La Boétie, avait intitulé « Contr’un » son « Discours de la servitude volontaire ». Et Montaigne, publiant ses œuvres huit ans après sa mort, en avait excepté le « Discours de la servitude volontaire » en raison d’une incompatibilité de l’ouvrage avec le mauvais climat politique de l’époque – malplaisante saison, écrit-il. Il faudra attendre le XXesiècle pour que soit publiée une version non expurgée et non interprétée du « Discours de la servitude volontaire ».)

En ce qui concerne la question du nombre quant à l’amitié, Derrida l’évoque pour lui-même vers la fin de ce parcours singulier qui va de l’amitié au politique :
« Ce désir (pur désir impur), dans l’aimance – amitié ou amour -, m’engage auprès de celui-ci ou de celle-là plutôt que de quiconque […] auprès d’un ‘qui’ singulier fût-il en nombre, en nombre toujours petit, quel qu’il soit, au regard de ‘tous les autres’, ce désir d’appel à franchir la distance (nécessairement infranchissable) n’est (peut-être) plus de l’ordre de la communauté, du commun, de la part prise ou donnée […] Et dès lors, s’il y avait une politique de cette aimance, elle ne passerait plus par les motifs de la communauté, de l’appartenance ou du partage, de quelque signe qu’on les affecte. »

Elle ne passerait plus par les motifs de la communauté

Je terminerai ce premier fragment sur ce point qui s’inscrit de façon brûlante dans notre présent : dans ces « politiques de l’amitié », Derrida semble bien mettre  en question le communautaire, celui en lequel n’interviendrait aucune limitation interne ou externe et qui se réclamerait de cette fraternité  le plus souvent énoncée comme solidaire, avec les excès que l’on sait, de notre culture politique. Derrida revient souvent sur ce questionnement en lequel il importera de l’accompagner.

En contrepoint, il définit des liens amicaux restreints (sans pourtant y indiquer une limite, mais en posant fréquemment la question du nombre), comme un mode d’être incluant le deuil et la survie en tant qu’éthique relationnelle qui pourrait, dans la mesure où nous nous efforcerions d’y tendre, si nous en avions la possibilité, augurer de comportements politiques jusque là imprévisibles maisautres, c’est à dire  accueillant la différance, et alors, peut-être, une démocratie encore à venir.

(A suivre )

Noëlle Combet
Dans un second fragment, je tenterai de rendre compte de l’imbrication entre « ami » et « ennemi », telle que l’auteur de « Politiques de l’amitié » l’énonce en « (dé)construisant » Nietzsche et Carl Schmitt.

Je m’intéresserai, dans un troisième fragment, à la question du « féminin » très insistante dans ce parcours.

Je ne sais si j’aborderai la question de  la « culture politique » au cours des  fragments 2 et 3 ou si je l’aborderai dans un quatrième.

Ce sera au fil du temps… sans doute. N.C.

 

[1] Editions Galilée, 2003.

Le temps a exhalé

par Noëlle Combet

Le temps a exhalé
une  sève vert rouge
en décalage horaire
avec la conscience.
Quel espace synchrone d’avant la mémoire ?
A quelle distance d’années-lumière ?
Aller en s’enfonçant dans les sables du temps,
espace dessaisi de ses points cardinaux.
Les mots s’échappent
par poignées
comme ont fui les secondes
au cadran de l’horloge
arrêtée ;
leur chute blanche troue l’ombre portée des murs.
Au seuil de ce pays
aveugle et sourd,
dans le désert des fleurs,
tâtonnant, doigts tendus,
vais-je arriver enfin ?

Noëlle Combet

Rien ne va plus chez les Yahoos

Où en est le rapport psychanalyse et société ?

par Paule Pérez

Depuis trente ans, c’est-à-dire depuis qu’on a pu prendre la mesure des effets du premier choc pétrolier et anticiper ceux de la mondialisation, on parle des « nécessités d’adapter les formes d’organisation et les modes de fonctionnement aux modifications du marché et à sa globalisation ». En Europe, le chômage galopant apparu peu après 1973 affecte une « masse critique » de la population. En France, dans les années 90, des jeunes considérés comme des « exclus » n’avaient connu leurs parents que dans une situation de non-travail.

 

Ce texte est une pérégrination dans le monde contemporain, à partir de mes expériences et de mes observations. Il m’est d’abord venu en tête lanomination des moteurs de recherche comme Yahoo, Google ou celle des serveurs comme Wanadoo, Noos – Internet étant emblématique de la révolution de l’information qui est centrale dans les changements intervenus. Cette mode du son o-o m’a interpellée. J’ai d’abord cru y entendre un cri de ralliement des tribus d’Internautes. Puis l’écriture o-o m’y a fait voir un double zéro, qui m’a conduite sur la piste de la généalogie des nombres, ainsi que sur ces « n », « n+1 » ou « n–1 » qu’on trouve en entreprise pour désigner un salarié dans son échelon hiérarchique, qui fait de lui  « le supérieur ou l’inférieur » d’un autre.

A partir de Google et de Yahoo, cet exposé présente « une brève histoire de zéro » ; s’ensuit une réflexion sur « trois aspects du monde économique et de la vie au travail », puis une « focalisation sur deux phénomènes contemporains ».

Enfin, en questionnant la place de la psychanalyse, je tenterai une ouverture.

Une brève histoire de zéro

Le mathématicien américain Edward Kasner[1] cherche, en 1935, un nom pour désigner le « grand nombre » qui serait composé du chiffre 1 suivi de 100 zéros. Il demande l’aide de Milton, son neveu de huit ans, le petit garçon lui répond : « it’s googol ! » car il trouve débile la question de son oncle. Lorsque les fondateurs de Google ont émis l’intention de prendre ce nom, les héritiers de Kasner les ont assignés en justice ; aussi, à partir de « Googol » ont-ils écrit : « Google ». Accessoirement, j’ai appris que le googol est supérieur au nombre de particules élémentaires de l’univers. Autour de l’idée de « mémoire » à très grande capacité, on parle aujourd’hui du « googolplex » : le googol puissance googol !

Quant aux Yahoos, ce sont des personnages que Gulliver, le héros de Jonathan Swift,  rencontre à son quatrième voyage. Fraîchement débarqué sur une île, il aperçoit dans les arbres une curieuse espèce d’habitants qui sautent d’arbre en arbre en poussant des cris hostiles :

« Quelques-uns de ces démons-là grimpèrent dans l’arbre, s’agrippant aux branches qui pendaient de l’autre côté, et se mirent à décharger leurs intestins sur ma tête. Je pus tout juste me mettre à l’abri en m’aplatissant contre le tronc de l’arbre, mais je fus presque asphyxié par l’odeur des excréments qui pleuvaient autour de moi. »[2]

Ce sont les Yahoos, cette horde d’individus « affreux, sales et méchants », qui vivent au milieu d’un peuple beau, rationnel, éduqué, les Houynhnms, qui eux-mêmes sont des chevaux, dont les Yahoos sont les esclaves : leurs maîtres les emploient comme bêtes de trait, en attelages par six. LesHouynhnms procèdent à une comparaison anatomique systématique entreGulliver et des spécimens Yahoos. Il n’y a « pas-de-différence » entre cet homme les Yahoos[3] !

 

 

Les Yahoos, et c’est par là qu’on peut comprendre le choix de nom des fondateurs du moteur de recherche, sautent d’arbre en arbre tout comme les internautes d’aujourd’hui surfent de lien en lien, par associations de mots-clefs… Difficile de ne pas penser aussi à ce que les psychanalystes font à l’écoute des associations libres de leurs analysants, pour qu’ils y trouvent… « rien, peut-être » ou « peut-être rien ». Mais dans ce cas, « rien plus rien plus rien, ça fait trois fois rien, et… trois fois rien, c’est déjà quelque chose », nous assénait poétiquement Raymond Devos. En effet, comment penser ce zéro, que le dictionnaire définit comme « cardinal de l’ensemble vide, élément neutre pour l’addition des nombres » ? Ce symbole numérique, figuré par un trou, m’a fait m’attarder sur le vide qu’il dessine et, fussent-elles graphiques, anatomiques ou topologiques, sur les limites qui l’entourent…

 

Limite entre négatif et positif, et comme une traversée. Ligne de partage, qui ferait frontière, le zéro est un opérateur très fécond : outre qu’il permet de poser des nombres « négatifs », qui servent pour les températures (au-dessus, en-dessous de zéro), mais aussi pour la datation (avant ou après Jésus-Christ), il a permis de « traiter l’absence comme une présence dans la mémoire écrite des hommes » – selon la formule de Denis Guedj – et alors, s’agissant de mémoire, la traversée prend la consistance d’une étendue. Le zéro serait dans ce cas comme une « bande passante » dans l’histoire singulière de chacun.

 

Quant au redoublement du o ou du zéro, énigmatique au premier abord, il pourrait être regardé du côté de la répétition : double présence ou double absence, vide sur vide, empreinte, deuil ?… Enfin, si le zéro « ouvre la voie » aux nombres négatifs, il est aussi ce qui, au moyen de la fonctionsuccesseur (N+1), « pose un début au défilement des nombres[4] »… Le zéro, ce pas grand-chose, donc l’opérateur qui ouvre la porte à des mondes dont on ne saurait plus se passer, ni pour compter, ni pour penser, il s’est avéré comme un élément majeur du logos.

 

 

Trois aspects du monde économique et de la vie au travail

 

A propos du « un » et du « deux »

 

Considérons certains aspects du monde économique et de la vie au travail : novlangue, effets du management participatif et noms propres des sociétés anonymes.

 

 

La novlangue

 

Dans la novlangue, jargon du monde des entreprises, le « pragmatisme » opère comme un mot d’ordre. Il y est question du faire, de l’avoir, mais pas du penser ni de l’être ou de « lettres ».

 

La novlangue emprunte à divers domaines, d’abord à la technique ou aux sciences physiques, chimiques, mécaniques, hydrauliques, etc. : « fusions, restructurations, performance, fusibles ». Au militaire et politique : « stratégie, cible, états-majors, objectifs, seconds couteaux, chefs charismatiques ». Aux lexiques professionnels : des pressings et de la diététique quand on « dégraisse » les effectifs comme des lipides excédentaires. A celui des tueurs à gages : les « DRH killers » ont un prix, leur salaire est proportionnel au nombre de salariés qu’ils ont « flingués ». Et aux techniques comportementales : « assertiveness », « coping », « stress », « self-esteem »…

 

L’euphémisme de la diplomatie : un licenciement en nombre devient un « plan social » ou même un « plan de sauvegarde de l’emploi », un manipulateur : « quelqu’un qui sait motiver », un « harceleur » : un spécialiste du « management par le stress ».

 

Ce qui se passe dans le travail a son envers dans le non-travail : le chômage. Là, c’est le lexique du « marketing » du « savoirsevendre » pour trouver un emploi, chacun étant invité à se considérer comme un « produit » devant trouver son « créneau » ou sa « niche » commerciale ! Dans la « foire aux candidats » qui se pratique dans divers salons et expos, de plus en plus semblables aux campagnes d’adoption pour chiens et chats de la SPA, des postulants à un emploi doivent « se vendre » en cinq minutes. Un cabinet proposait des formations pour chômeurs intitulées « L.O.V.E », acrostiche pour « Lettre pour Obtenir Vite un Entretien ».

 

Les chômeurs diplômés sont désormais des « intellos précaires ». Etymologiquement, « précaire » signifie « obtenu par la prière », les précaires ayant longtemps été des ouvriers (surtout agricoles) qui se louaient à la journée. De ceux-là, restent ceux qu’on croise le matin du côté de la rue du Caire (le « Pré-Caire ») à Paris, faisant de la « précarité » l’état de celui qui n’a pas de « pré carré ».

 

Des travailleurs hautement qualifiés sont en effet sans emploi. On préfère les compter sur les statistiques de la formation et ils deviennent des « stagiaires de la formation continue ». A partir de 57 ans et six mois, ils reçoivent notification de l’Assédic qui a « le plaisir de les informer qu’ils sont désormais « dispensés de recherche d’emploi » : ils ne sont plus« calculés » dans les statistiques du chômage – faut-il se plaindre ou se réjouir de leur euthanasie symbolique ?

 

Euthanasie qui touche aussi les entreprises. Dans les cas de mort programmée, un président est chargé de conduire l’entreprise à sa mise en « liquidation ». Le montant de ses indemnités, qu’on appelle le « parachute doré », est dans ce cas négocié dès l’embauche.

 

On n’a pas oublié l’affaire du directeur d’une chaîne de magasins qui avait touché une prime pharamineuse pour avoir licencié 700 personnes, la maison-mère des Pays-Bas le remerciait « pour service rendu ». Dans la perspective ultra ou néo-libérale, licencier ainsi est un « savoir-faire ». Il est encore question de « rien ou presque rien », le poids social ou symbolique du salarié de base étant « voisin de zéro ».

 

Le management participatif

 

Dans ce mouvement est né le « management » comme une pratique, des techniques, et même une « discipline » universitaire avec ses « écoles ». J’évoque particulièrement le « management participatif », censé inciter à l’initiative personnelle et visant à l’épanouissement de chacun. « Chaque un », d’ailleurs, par le biais de l’évaluation annuelle des salariés, épreuve rituelle, est invité à devenir son propre censeur, au nom des « valeurs » de l’entreprise : il devra au préalable procéder à son « auto-évaluation ». Il aura non pas une « note », considérée comme barbare, mais une « appréciation qualitative » de son travail, à commencer par la sienne propre…

 

On est tous dans le « même bateau » ou la « même galère ». L’équipe c’est « un pour tous, tous pour un ». L’entreprise affirme son « unité », elle est « une » : à l’autel du profit, en effet, « elle est thune »…

 

Lacan[5],  en 1966, dans son discours de Baltimore, déclare : « l’idée de l’unité unifiante m’a toujours fait l’effet d’un scandaleux mensonge. » Aussi suggère-t-il « de considérer l’unité sous un autre angle, non plus celui de l’unité unifiante, mais celui de l’unité comptable, un, deux, trois. »

 

La hiérarchie en entreprise est désignée par les formules N+1, N-1. L’individu salarié est comptabilisé « comme un » sur les « effectifs ». Pour totaliser un nombre, pas pour son nom. Exit le sujet[6]. Chacun est donc à la fois un N+n et un N-n. Sauf pour l’employé le plus subalterne, qui est un N-. Ainsi l’interchangeabilité est assurée. Un N+1 = un autre N+1. Certains N+2 ne parlent qu’à leur N-1, pas aux N-2, qu’ils adressent à leur N-1, ils parlent à « un » échelon en moins, pas « deux », ce qui peut alors s’écrire « Haine–2 ». Le patron, qui est le N « supérieur », a un N+ d’un autre ordre : l’actionnaire.

 

 

Les « noms propres » des sociétés « anonymes »

 

Si on associe cette question de la genèse des nombres à l’idée d’une histoire, d’une fondation ou d’une généalogie, on en trouve une aussi dans le monde du travail. A l’occasion de fusions/restructurations, bon nombre d’entreprises ont changé de nom.

 

Certaines sont allées puiser dans le gisement gréco-romain : Thalès, Novartis, Aventis. Ce faisant, elles ont fait disparaître trace d’une fondation, par l’effacement d’un nom, comme Thomson, ou d’une référence régionale, comme Rhône-Poulenc.

 

Prendre un nom qui puise dans le berceau de Rome et Athènes, est-ce se doter d’une inscription atemporelle, comme si ces entreprises étaient notre « déjà-là », en niant leur histoire ? Peut-on parler, pour une collectivité, de quelque chose qui serait le nom-du-père, ou le nom-des-pères ?

 

Effet malencontreux s’il en fut, celui de la multinationale sidérurgique qui prit pour nom Arcelor, dans les années où se promulguait la Loi sur le harcèlement professionnel. Dans ce nouveau nom, on peut y entendre « aciers de Lorraine », mais aussi, dans le même temps où se promulguait la loi sur le harcèlement moral, l’esclavage évoqué par Zola, sur les ouvriers des « forges ».

 

 

Une focalisation sur deux phénomènes

 

Dématérialisation de l’échange et délocalisation du tiers

 

Sans m’attarder sur ce qui serait la nature des changements (i.e. : se sont-ils produits par accentuation d’une situation ou par rupture, sont-ils en continuité ou en  discontinuité ?), je voudrais évoquer le développement de la « dématérialisation » de l’échange et une « délocalisation » du tiers.

 

 

Dématérialisation de l’échange

 

Pierre Legendre[7] montre que l’entreprise est devenue « une autre scène » pour l’agressivité, la haine, la pulsion de mort, le sacrifice. Dans ce théâtre d’un nouveau genre, les bureaux sont paysagés et d’une propreté « clinique », il n’y a ni sang ni cadavres. Mais les péripéties, elles, s’enchaînent comme chez Sophocle. Ca s’est seulement dématérialisé, dématérialisation concomitante d’autres phénomènes qui bousculent nos catégories et certaines de nos représentations.

 

Les achats de produits financiers sont instantanés, d’un continent à un autre, en « un clic ». L’espace et le temps tels que nous les vivions sont subvertis. Plus besoin de la « signature de la main » des acteurs. Le corps, la matérialité, sont évacués.

 

Dans les entreprises, si l’investissement sur les places boursières rapporte davantage que l’activité de base industrielle, celle-ci passe au second plan. Après avoir dégagé de la production le cash qui a permis d’investir, on ne se soucie pas des salariés achetés puis revendus avec leurs machines et les murs des usines.

 

« Sans doute, être négocié n’est pas pour un sujet humain, une situation rare, contrairement au verbiage qui concerne la dignité humaine, voire les Droits de l’Homme. Chacun, à tout instant et tous les niveaux, est négociable, puisque ce que nous livre toute appréciation un peu sérieuse de la structure sociale est l’échange. »[8]

 

La valeur de l’argent, ou des titres, devient la marchandise ultime, et celle qui rapporte le plus, ce n’est plus seulement ce qui permet les échanges dans une certaine « spécularité », ce n’est que pure « spéculation ».

 

La dématérialisation est concomitante d’ambiguïtés qui la soutiennent. Ainsi, un salarié actionnaire d’une autre entreprise que celle qui l’emploie peut devenir complice involontaire de licenciements dans l’entreprise dont il est actionnaire. Si le capital de son entreprise est ouvert, il pourra être victime pareillement lui aussi. Mais si son entreprise distribue des actions, il devient associé de ses employeurs. Et en tant qu’actionnaire, il vote à l’assemblée des actionnaires. Dès lors, si les comptes présentent des déficits, comment va-t-il arbitrer intérieurement entre sa position de salarié menacé dans son emploi et celle d’actionnaire menacé dans son patrimoine ? La distinction entre les termes salarié et employeur s’en voit écrasée.

 

Les produits financiers se nomment : des « actions » et des « obligations ». Difficile de ne pas y lire « éthique » et « surmoi ». La multiplication des holdings financiers qui gèrent bon nombre des « firmes »[9], le font « en écran »[10]. Ecran total même, si l’investisseur a planté son « siège social » sur quelque « paradis fiscal ». L’investisseur capitaliste s’exonèrerait-il justement du souci social, par la seule énonciation de ces signifiants : « action » et « obligation » ? Et ainsi se donnerait-il le droit de… « jouir du corps »… du corps social.

 

 

Le tiers se délocalise

 Les entreprises rédigent leur « code de bonne conduite », leur « charte sociale », leur « liste des valeurs ». Ces documents, qui ne sont pas proposés au débat avec les partenaires sociaux, font progressivement référence. Au point qu’on demande aux nouveaux embauchés de commencer par les signer, en annexe à leur contrat de travail, plutôt que le « règlement intérieur » qui, lui, a fait obligatoirement l’objet d’un accord officialisé et acté dans les instances représentatives des deux parties. C’est le début d’une substitution qui joue comme une subrogation.

 

Auparavant, en cas de conflit entre salarié et patron, si le contrat de travail n’était pas explicite, on se référait à la convention collective propre au secteur professionnel concerné. Si cela ne résolvait pas le conflit, on se tournait alors vers le Droit du Travail, écrit, égalitaire et universel, qui primait sur toutes les instances. C’est ce qu’on appelait la « hiérarchie des normes ». Désormais on voudrait que, devant le poids de la convention collective et devant le Droit du Travail, le contrat de travail prime et « dise le vrai »[11]. Ces mesures visent à un renversement de la hiérarchie des normes et à ce que cette inversion devienne légale avec l’appui et l’intervention du politique.

 

C’est dans ce creuset que s’inscrit la tentative – en partie réussie – d’instaurer de nouveaux contrats de travail, présentés notamment par le patronat[12] comme des outils sociaux mais qui sont des « chevaux de Troie » prêts à donner des coups de boutoir au Droit du Travail. La contractualisation comme « lieu-tenante » de la Loi, et dont il est fait loi, figure la réductiondu triangle salarié/employeur/loi, à deux parties de force inégale. Le « trois » qui fait tenir par la « triangulation » est réduit à « deux », à un duel donc entre le salarié et l’employeur, rétablissant l’antique loi du plus fort.

 

Et le politique chargé du législatif se fait lui-même acolyte d’un dédoublement et d’un déplacement du lieu où s’écrit le Droit.

 Elargissement, ouvertures ?

 

Si les catégories explosent, que devient cette loi ?

 Et en effet, elles explosent

Pour le dire rapidement, la globalisation rend proche le lointain et fait de l’autre un semblable : il y a chez l’autre du même avec les marques uniformisées, Nike, Coca-Cola, etc.. Les frontières ne font plus coupure ou bord, l’ennemi n’est plus hors des frontières mais au-dedans, la distinction dedans et dehors est déstabilisée. Orange ex-France-Telecom crée le concept Unik, le téléphone réversible, fixe et portable, avec pour slogan : « Entrez dehors et sortez dedans ».

 

Y a de quoi s’embrouiller ! Guy Lérès parle de  « möbianisation du discours moderne », Guy le Gaufey évoque que « la Raison se disloque lentement », lequel poursuit :

 

« Si la science bouge en sa consistance intrinsèque, l’inconscient s’en trouvera déplacé ; si l’Etat cesse d’être ce qu’il était, l’inconscient s’en trouvera déplacé itou. »[13]

 

La science… Elle a désormais renoncé à son hégémonie sur la « vérité » comme une et une seule. On ne parle plus de « l’unité de la science ». Aujourd’hui, les chercheurs dégagent l’historicité des découvertes, les contextualisent, les relativisent, en multiplient les points de vue, etc. Au passage, deux illustrations : le livre Histoire de l’arc-en-ciel de Bernard Maitte[14], sur les multiples façons d’envisager le phénomène météorologique. Ou Expliquer la vie[15], d’Evelyn Fox Keller, qui explore comment chaque époque a généré ses définitions de la vie. Cette ancienne physicienne américaine, ayant choisi de bifurquer sur la biologie moléculaire, a développé une réflexion épistémologique qui l’a conduite par ailleurs à s’investir dans la problématique du « genre » dans le langage de la science (cf. Temps marranes n°4).

 

Entre projet d’une construction universelle, dépendance ou inféodation aux modes de financement et aux pouvoirs, abus de ses applications technologiques, la science peut bien être objet de critique. De plus, pour ce qui nous intéresse, les visées de la science ne sont certes pas axées sur le sujet et sa singularité. Mais on a besoin de certaines avancées pour penser. Celles de la physique moderne, de la linguistique, de la logique, de la topologie, ont fourni à la psychanalyse des repères pour penser. Il serait temps peut-être d’ouvrir un chantier afin d’y débattre des distinctions à opérer au sein des concepts, des théories et des pratiques scientifiques, entre recherche et applications, entre découverte heuristique et visée de puissance sans fin, entre le « discours de la science » et les conditions de sa constitution, entre science et technologies invasives.

L’Etat… L’Europe promulgue des lois qui sont des « directives », c’est-à-dire des lois cadres, en déléguant à chaque pays, au nom du « principe de subsidiarité », le soin de formuler ses propres applications. Tous les Etats doivent se mettre, à terme, en conformité avec les directives européennes. De plus l’étendue et la multiplication des échanges amènent des affaires de justice sur un terrain multinational où la compétence des lieux de Justice, qui doivent juger les affaires, est incertaine.

De fait, avec la gouvernance mondiale et des ensembles supra-nationaux, comme l’ONU, l’Europe, la Conférence des Etats africains, etc., on assiste à la fin du monopole des Etats sur le Droit.

Il y a urgence à prendre des risques

Un droit et une jurisprudence sont à élaborer. Des spécialistes s’y emploient, qu’on appelle des experts. L’expertise est mise en cause, souvent à juste titre. Elle l’est, mise en cause, quand, comme dit Guy Lérès[16] : « on voit que l’effet du savoir universitaire sur celui du maître s’interprète dans le « tout-savoir » de la bureaucratie. » Cela se produit, quand l’expert payé pour penser, se loge, s’abrite dans cette bureaucratie, ou pire, lorsque sa « pensée » ne sert qu’à contribuer au renforcement et à la reproduction des verrous institués.

Mais peut-on pour autant envisager la fondation d’un droit sans expert, si celui-ci est sollicité comme faisant un apport d’expérience(s), origine du terme d’expert[17] ? Pour le droit social, les experts européens auraient pu travailler plus mal, puisque, par exemple, lorsqu’une entreprise d’un pays embauche dans une filiale étrangère un salarié, celui-ci doit bénéficier des conditions de travail et de contrat du pays qui présente les clauses les moins désavantageuses pour le salarié, ce qu’on appelle à juste titre le « mieux-disant social ».

J’ai trouvé, sur un tract récent de la CGT, que l’enjeu des années à venir est de faire en sorte que les pratiques sociales se fassent dans le souci despersonnes : « Pour la CGT, le salariat, dans sa diversité d’aujourd’hui, a besoin d’un socle commun de garanties permettant de renforcer, de faire respecter les droits individuels des salariés. »

 

Et, dans un ouvrage d’économiste, que volontairement je ne nommerai pas, on lit que, dans toute la mesure du possible, les décisions prises dans l’intérêt collectif doivent tenir compte aussi des singularités.

Ce qui traduit le mieux ma perplexité à cet égard, ce serait cette phrase de Lacan prononcée dans son discours à Baltimore : « mon expérience m’a montré que la caractéristique principale de la vie humaine va, comme on le dit en français, « à la dérive ». La vie descend la rivière, touchant une rive de temps en temps, s’arrêtant un moment ici ou là, sans rien comprendre à rien… »[18]

Pourtant… Il y a à compter sur ces retournements inattendus venant de tout un chacun, loin de la psychanalyse, mais peut-être parfois « tout contre » elle. En effet, il y a une forte probabilité que, parmi les concepteurs, voire les auteurs d’articles de lois, un bon nombre ait fait un séjour sur un divan. J’ai rencontré, lorsque j’ai travaillé dans les ministères, des hauts fonctionnaires qui préparaient la loi sur le bilan de compétences et d’autres mesures sociales. Ce sont ceux que j’appelle les « alliés invisibles » de la psychanalyse, qui par leur expérience en leur place peuvent faire que la psychanalyse infuse comme par « capillarité » le corps social, peut-être le corps législatif et « l’éthique » de leur profession. Dans ce cas, chacun ou chacune d’entre eux est peut-être un tout petit moins « désubjectivé » que celui qui ne serait pas venu en analyse. Sinon, c’est dire que ce que nous faisons, c’est « zéro » ! Or, un seul mot différent sur un texte de loi ou surun décret d’application – un signifiant apparemment insignifiant –  et quelque chose peut être modifié.

Experts, décideurs, syndicalistes, économistes, gestionnaires ou autres, il y en a en analyse. A l’écoute, aussi, des bruissements singuliers qui émergent chez les analysants, pour être en mesure d’élaborer quelque chose avec eux, plus près de là où ça émerge. Il s’agit en quelque sorte, pour l’analyste, que cette möbianisation du discours puisse, selon le vœu de Guy Lérès « au moins individuellement être contrariée ». Aux analystes, donc, de ne pas opposer leur propre « novlangue » à celle dans laquelle ils sont plongés.

« Quoi ! s’exclame le Gaufey, on n’arrivait déjà plus à comprendre ce qui s’enveloppe aujourd’hui du nom de psychanalyse, et en plus il faudrait comprendre comment tout ça se situe sur l’échiquier de la pensée et des pratiques contemporaines! »[19]

Pour moi, il y a urgence pour les psychanalystes à aller jouer sur cet échiquier, justement parce qu’il est devenu un « hologramme » et un « réseau »  d’échiquiers. Il reste donc des tas de chantiers à ouvrir pour la psychanalyse. On songe à cette phrase de Lacan lors de son voyage aux Etats-Unis, s’écriant, devant le panorama de Baltimore à sa fenêtre : « l’inconscient, c’est Baltimore » !… Notre actualité, c’est ce Baltimore-là, c’est ça le très grand risque à prendre. C’est le pari que je fais.

Paule Pérez

 

[1] Auteur de Mathematics and Imagination, publié en français en 1950, Payot, Paris. Epuisé.

[2] Jonathan Swift (1667-1745) écrivain utopiste, ecclésiastique anglican, auteur des Voyages de Gulliver (1726).

[3] C’est là qu’il s’avère que les inventeurs de ces moteurs de recherche ne sont dénués ni de culture ni d’humour.

[4] Zéro (ou les cinq vies d’Aémer« , R. Laffont, 2005.

[5] De la structure en tant qu’immixtion d’un Autre préalable à tout sujet possible, 1966, Bulletin association freudienne, N°41 (1991). Titre original : « Of structure as an inmixing of an otherness prerequisite to any subject whatever« , in R. Macksey et E. Donato, The Languages of Criticism and the Sciences of Man, The John Hopkins University Press, Baltimore, 1970.

[6] Cela fait penser à l’excommunication à laquelle Lacan fait référence, comparant son exclusion de l’IPA à celle que la synagogue a infligée à Spinoza en 1656, Kherem (excommunication) suivi dechemmata (impossibilité de retour) : radiation du nom. Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Points Seuil, Essais, 1973.

[7] Pierre Legendre, La fabrique de l’homme occidental, Mille et une nuits, 1999.
[8] Jacques Lacan, ibidem.

[9] Le terme, paradoxalement, vient du mot « firma », signature.

[10] Cf. le travail présenté par Erik Porge du « souvenir écran », où celui-ci a une fonction double, à la fois voile et surface de projection donc d’apparition.

[11] Extrait de l’intervention du ministre du Travail, F. Fillon, lors du débat parlementaire, le 11 décembre 2003 à l’Assemblée nationale : … Cette loi qui affirmait le principe de la liberté contractuelle reste aujourd’hui la pierre angulaire, la base de notre droit de négociation collective. (…) Cette réforme a d’ailleurs pour objectif de donner toute sa portée … à la loi de 1950 en reconnaissant enfin pleinement la liberté contractuelle. (…) Le principe de l’accord majoritaire, quelle qu’en soit sa forme – majorité d’adhésion ou majorité d’opposition – est posé au niveau de l’entreprise. C’est le point fondamental : les accords d’entreprise seront désormais toujours majoritaires, par adhésion ou par absence d’opposition majoritaire.

[12] Par la voie et la voix du Medef.

[13] « Unebévue » n°20 (automne 2002) : Du sujet coincé entre « homme » et « citoyen ».

[14] Le Seuil, coll. Science ouverte, Paris 2005

[15] Gallimard, Paris, 2004

[16] Toujours dans son article Copulation discursive (…)

[17] cf. Temps marranes n°6 : « L’année 1800, l’invention des experts », du même auteur.

[18] De la structure en tant qu’immixtion… (même référence que la note 6).

[19] Guy le Gaufey, ibidem.

 

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Plaidoyer pour l’inconnaissable

par Paule Pérez

Est-il si difficile de comprendre que, si on n’est pas favorable à l’entrée des chars israéliens dans Gaza, on ne le soit pas pour autant aux tirs de rockets du Hamas sur Sdérot ? En effet aurait-il été si impossible de défiler avec deux pancartes, une main brandissant l’appel au retrait et l’autre l’appel à l’arrêt des tirs ?

Est-il si difficile de comprendre que si on se situe à gauche dans la géographie politique, on n’en soit pas pour autant près de traiter Israël d’Etat nazi ? Est-il si difficile de comprendre qu’on puisse à la fois, religieusement ou non, se sentir juif, et ne pas renoncer à l’esprit critique à l’égard de la politique et de la diplomatie israéliennes ?

Est-il si difficile en somme de comprendre que des Français juifs en aient assez de se trouver pris en tenaille entre des positions multiples que d’autres projettent sur eux et qui se balaient entre ces pôles extrêmes : entre des non-juifs qui attendent d’eux qu’ils considèrent comme acceptable la position déflagratrice du Hamas, et des juifs qui leur reprochent de ne pas être des  inconditionnels d’Israël.

Enfin, est-il si difficile de comprendre qu’ils sont plus nombreux qu’on le croit, les Européens juifs qui, même s’ils ont de la famille en Israël, ne se vivent pas forcément en double appartenance ? Peut-on pour autant leur en vouloir de refuser d’envisager avec les Iraniens qu’Israël soit rayé de la carte et les Israéliens jetés à la mer ?

Combien de temps devrons-nous supporter le simplisme et le réductionnisme ambiants? C’est par la crise du Moyen-Orient que j’aborde la question, qui me touche à titre personnel. Mais, plus objectivement, mon propos est plus général. Il concerne la plupart des domaines de notre actualité. J’ai cru un temps que les anathèmes sans nuance qui se lançaient dans les années 70 n’avaient plus cours, surtout depuis la « chute du mur » : on ne traite plus de gauchiste celui qui ose une critique virulente des corps constitués, pas plus qu’on traite encore de fasciste celui qui réprouve la séquestration des patrons. Mais si les mots d’ordre, mots de passe, slogans, modalités du jugement, se sont déplacés, au fond, les réflexes réductionnistes perdurent : ils utilisent juste d’autres mots et se portent sur d’autres domaines. Et forcément s’avère cette lapalissade : qu’il est plus aisé de s’appauvrir que de s’enrichir. Et ce, qu’il s’agisse de produire des idées, de repérer des symboles opératoires, de mettre en fonction la pensée, aussi bien que de biens matériels.

Ainsi, pour changer de registre, dans la sphère économique : on assiste consterné à cette aberration que dans le processus de la plus-value du capital, l’argent soit à la fois agent et marchandise ultime. Et chacun déplore ce « dévoiement » ou cette « torsion » des économies qui fait qu’elles ne reposent plus sur du « réel » et de la production matérielle, et où les échanges en places financières ne sont qu’immatériels, spéculatifs, « virtuels ». Allons-nous pour autant généraliser le retour au troc, sortir le joker de la politique de la décroissance, quand ce n’est pas inciter les consommateurs à faire la grève des achats ?

Est-il, en la matière, si difficile de comprendre que si on reste consterné par la marchandisation qui a conduit à voir en n’importe quel objet un produit commercialisable, ce jusqu’à l’organe humain et aux enfants adoptables des pays pauvres, on ne pousse pas le raisonnement jusqu’à penser que tout désir d’objet, tout désir de consommation, soit orchestré par les pouvoirs du capital. Autrement dit, comme le pensent certains, par l’effet d’une jouissance qui se voudrait sans fin?

Par qui vais-je être assassinée, si je dis qu’il n’était pas nécessaire de quitter la table de Durban II, au nom d’un esprit de réserve vis-à-vis d’Israël, alors qu’au final chacun en est reparti identique à lui-même ? Certes à première vue la position qui consiste à ne pas prendre parti semble politiquement celle qui n’attiserait pas les animosités. Et puis après ? N’est-ce pas aussi l’aveu d’une croyance que selon le climat ambiant, il n’existerait pas dans l’ensemble du monde arabe comme en  Israël, à peine deux personnes susceptibles de se parler ? Et les mariages mixtes, et les amitiés profondes, parfois nées en prison, et les relations de bon voisinage, et les solidarités spontanées, seraient-ils trop anecdotiques, trop communs ou trop exceptionnels pour être relatés dans une conférence internationale – ou tout simplement que l’espoir qu’ils portent serait trop dérangeant ? Mais comment pourrais-je penser que le silence, l’absence d’échange et de débat, pourrait-faire avancer la paix? Décidément, je ne le peux pas.

Par qui vais-je être assassinée : par un clone du meurtrier extrémiste d’Itshak Rabin ou par un kamikaze instruit par les mollahs ? Si je dis à un cousin d’Israël que les discours officiels de son pays ont parfois des relents méprisants, qu’ils choquent ma conscience de juive née en pays arabe, je me fais traiter d’irresponsable, voire de complice stupide de ceux qui voudraient la destruction d’Israël. Ancienne habitante ressortissante d’un pays arabe, je ne ressens pas un Arabe comme un ennemi constitutif, même s’il peut être à la fois un adversaire politique potentiel comme n’importe qui, et voter comme moi en France, et je le comprends mieux il est vrai, qu’un juif d’Europe, car nous sommes foncièrement méditerranéens. C’est ainsi et je crois utile de l’écrire.

On a pu me traiter aussi d’infidèle au judaïsme, en tant que non pratiquante, et de surcroît dont les parents, du fait de leur lieu de naissance, n’ont pas connu la shoah. Mes parents n’ont pas connu la shoah. Mais me croirait-on si je disais que pendant toute mon enfance, ils m’en ont tant parlé que mes cauchemars n’étaient que barbelés, angoisses de fuites impossibles et images de mort ? Est-il si indécent que j’en parle, cela doit-il forcément choquer les victimes directes de la déportation ? Lointaine descendante des juifs d’Espagne et du Portugal persécutés par l’Inquisition, dont, cinq siècles plus tard, parlait encore mon père, je crois en savoir la puissance quasi-illimitée de la mémoire et de la transmission, aussi j’en revendique le risque.

Nous connaissons certes notre lieu de naissance, mais, qui que nous soyons, cela signifie-t-il pour autant que nous sachions « tout » de nos origines ? Il y aura toujours un « avant » inconnu, et inconnaissable, même dans les lignées qui se voudraient les plus nobles et les plus « traçables » : qu’il s’agisse des secrets de famille sur le terroir français dont l’aristocratie est pleine, ou des innombrables aléas migratoires et politiques. L’Histoire, justement, nous a mis au monde en un lieu où, selon quelques critères, la coloration psychique, sociale et culturelle, nous assignerait dans un camp. J’aurais pu naître sous le même nom, fervente catholique en Espagne et même entrer au Carmel. Quelque soit le camp dans lequel chacun se bat pour « défendre ses valeurs », sur la question de l’origine, il en va de même pour tous : il arrive un moment, en remontant la lignée, où on ne sait décidément pas. Nous sommes à jamais assignés à l’ignorance des racines de nos racines, et la notion de l’origine se révèle alors dans toute sa fonction de leurre identitaire. Comment dès lors parler de fidélité, de loyauté, de responsabilité, selon quel bord faire prendre corps à ces valeurs? Et à quel niveau de génération celles-ci devraient-elles remonter, si sous une forme ou sous une autre, cette impossibilité à savoir se rappelle à nous avec son cortège d’incertitudes, d’incomplétude… Et au reste, jusqu’à quel point est-on obligé d’être fidèle à une généalogie, dès lors que la moindre exploration de nos inconscients révèle haines, ambivalences ou animosités féroces envers nos plus proches, pères, mères, frères …Raison de plus pour en être désarrimé !

Je ne ferai pas appel à nos maîtres : depuis quelques années, nous croyons si fort, trop fort, ne plus pouvoir penser sans eux, au point que nous serions devenus incapables de développer la moindre parole sans les citer, histoire de bien nous convaincre que nous les avons bien étudiés. Il faut aujourd’hui que la référence soit bien claire, que chacun apparaisse comme ancien élève ou disciple de, post-x ou y…au nom de qui se fonderait une opinion (si peu) personnelle. Ces maîtres, à force de les nommer à tout bout de champ, n’encourons-nous pas le risque d’énoncer une parole vide, vide, tout simplement? Alors, soumis à l’injonction de nos origines, soumis à l’opinion du maître, soumis à l’opinion publique, soumis à la pensée dominante ou à celle de son camp minoritaire, soumis au besoin d’appartenance, soumis à la croyance que la pensée est forcément univoque, quelle différence cela fait-il ? C’est, toujours, réduire la richesse, la finesse du grain et la nuance qui font notre tissu. Et n’est-ce pas là justement notre symptôme, le piège dans lequel nous nous sommes laissé prendre ?

Est-il si naïf ou si imbécile de rêver que chaque digne conférencier de Durban II aurait pu se charger de rappeler ce qui précède à tous les types d’extrémistes de la planète, des mollahs iraniens aux évêques qui excommunient une petite fille violée, en passant par les rabbins qui invoquent au retour aux frontières du roi Salomon  ?  Cela leur aurait demandé plus de travail. Et encore : il eût fallu qu’ils en soient convaincus, eux-mêmes, des vertus de l’ignorance des racines…avec ses arguments peu chatoyants, terriblement partiels, frustrants, sans prestige. Est-il enfin si difficile de comprendre que, de ce fait têtu, qu’au fond, nous ne pouvons pas connaître l’intégralité du trajet de nos héritages, nous avons avantage à faire le pari qu’il en devient possible de l’accommoder ou de nous en accommoder ?

Ainsi même sans rompre avec ce qui nous a été transmis, nous pouvons en quelque sorte nous instituer un peu de nous-mêmes, c’est-à-dire nous forger nos idées en nous affranchissant partiellement des injonctions que nous aurions reçues – ou que nous croyons avoir en nous. Il ne serait alors même plus besoin d’évoquer des grands mots, les « valeurs », car sous leur lustre, il arrive que celles-ci ne véhiculent qu’une très relative pertinence ! A cela, sans gloire peut-être, mais qu’importe, nous saurons peut-être trouver des possibilités insoupçonnées de pacification.

Paule Pérez

Rhizomes, lignes et trous noirs :

Topographies de nos existences,
topographies des jeux sociaux et politiques …

par Noëlle Combet

Dans les trous noirs de l’espace molaire, tel pape dissuade un continent malade du sida d’utiliser le préservatif, tel citoyen d’un pays démocratique nomme détail  les camps de concentration, tel chef d’état exige des quotas de contraventions (un papier en plus) et des quotas d’expulsions (un papier en moins). Mais là aussi des oppositions, des protestations, le théâtre mis à la disposition des banlieues, tous les combats donquichottesques, fût-ce contre des moulins à vent, dessinent des rhizomes. La toile est un exemple de lignes moléculaires serpentant entre des lignes majeures.

Des lignes de fuite peuvent être, dans le champ social, plus mortelles qu’ailleurs, la dérégulation boursière, par exemple ayant fait tout à coup basculer les Etats les rappelant à la nécessité des lignes molaires.

Dans toute chose, des transversalités, des variables, des lignes de fuite traversent, en mouvements et échanges incessants, les territoires de consistance et les axes majeurs.

Cette conception deleuzienne héritée de Spinoza éclaire, outre les multiples champs du savoir, nos déambulations existentielles et le langage qui les traduit. Nous oscillons en effet entre nos tendances structurantes et nos mouvements de déterritorialisation. Il y a entre les deux orientations une immanence réciproque, chacune naissant de l’autre et la modifiant.

Les trois lignes de vie dégagées par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans « Mille plateaux » se révèlent un modèle efficace, un outil de repère, une boussole pour nous diriger sur nos chemins existentiels et contourner les catastrophes ou parvenir à nous en extraire.

Les lignes, en leur premier état, sont subordonnées au point : elles sont molaires, composent un système arborescent, dessinent un espace strié à l’image de l’autoroute. Il arrive qu’entre la verticale et l’horizontale la diagonale se brise, se mette à serpenter de vecteurs et points, se diffuse en un réseau de lignes nouvelles moléculaires, rhizomiques. Elles animent un espace lisse, steppe, désert, océan dont le plan n’a aucune autre dimension que celle du mouvement qui le parcourt. Les multiplicités qui s’en produisent ne sont plus subordonnées à l’Un. Elles prennent consistance en elles-mêmes.

Anomales, nomades, elles ne sont plus normales et fondées en fait plus qu’en droit, elles génèrent des devenirs et des transformations. A leur pointe extrême, ces rhizomes, dans l’élan qui les accompagne, prennent la forme de lignes de fuite créant des déterritorialisations porteuses de potentialités créatrices. La ligne rhizomique réalise donc une connexion entre le système arborescent et la ligne de fuite, mais elle peut, courant d’arbre en arbre, se trouver ramenée au segment, retourner, coagulée, à l’espace strié ; à son autre extrême, la ligne de fuite, abandonnant sa créativité potentielle, se transforme parfois en ligne de mort. Le rhizome est donc en risque de rencontrer des trous noirs sur son trajet : ceux d’une coalescence extrême là où il serait happé à nouveau par la ligne molaire ou ceux d’une dissolution catastrophique là où  la  ligne de fuite évoluerait en ligne de mort.

Cette topographie nous concerne dans nos expériences personnelles et sociales qui sont le contenu de nos vies. Nous conduisons nos barques selon une nécessaire organisation existentielle dont les lignes sont molaires. Nous faisons abris de nos systèmes de vie, de pensée ou de croyance. Nous les nommons souvent idéaux. S’ils ne sont pas questionnés, mis à l’épreuve dans la relation avec d’autres, ils nous poussent à l’autoritarisme, à la soumission, les deux parfois, et à une conservation étroite, quasi- rituelle, de nos habitudes.

C’est ainsi que nous vivons le plus souvent, dans les mêmes lieux, les mêmes professions, les mêmes relations, les mêmes cercles. Nous y trouvons un confort, l’illusion d’une vie satisfaisante, une bonne conscience, souvent car, bien sûr, nous savons être utiles et efficaces. C’est la vie « ordinaire ».

Des rhizomes viennent pourtant par bonheur, inquiéter, voire lézarder cette image.

Ils filent la marginalité, la nôtre d’abord et celle que nous apercevons ailleurs, de loin ou de plus près ; ils fissurent nos espaces. Car nous avons nos accidents personnels, nos épreuves, nos passions, nos deuils, nos déchirements,  nos désirs d’ ailleurs, nos chagrins, nos maladies, cela-même que pourtant nous tentons de mettre à distance en structurant nos systèmes car nous voudrions bien ne rien savoir du malheur, de la folie ou de la mort.

Rhizomes sont aussi nos sympathies pour ceux qui n’ont pas eu ou n’ont plus la possibilité de structurer : les clochards, les chômeurs, les sans-papiers, ceux qui sont la proie d’une souffrance intime qui nous éprouve.

Rhizomes et lignes de fuites aussi, nos voyages, nos amitiés, nos amours, nos créations.

Et si nous sommes au risque des trous noirs de la sclérose générée par nos structurations obligées, nous pouvons aussi être happés par ceux de nos écarts trop grands lorsque, bateaux ivres, nous cherchons à descendre les fleuves impassibles en nous libérant des haleurs. Nous avons vu des frères humains naufrager sur leurs lignes de fuite, Nerval, Artaud, Van Gogh, nous laissant des œuvres à ouvrir nos émotions et initier nos propres rhizomes. Rimbaud a voulu, revenir pour « se caser » comme on dit, rejoindre un quadrillage molaire…Trop tard. Dans les jeux sociaux et politiques cette topographie apparaît aussi avérée. Dans les trous noirs de l’espace molaire, tel pape dissuade un continent malade du sida d’utiliser le préservatif, tel citoyen d’un pays démocratique nomme détail  les camps de concentration, tel chef d’état exige des quotas de contraventions (un papier en plus) et des quotas d’expulsions (un papier en moins). Mais là aussi des oppositions, des protestations, le théâtre mis à la disposition des banlieues, tous les combats donquichottesques, fût-ce contre des moulins à vent, dessinent des rhizomes. La toile est un exemple de lignes moléculaires serpentant entre des lignes majeures.

Des lignes de fuite peuvent être, dans le champ social, plus mortelles qu’ailleurs, la dérégulation boursière, par exemple ayant fait tout à coup basculer les Etats les rappelant à la nécessité des lignes molaires.

Le contenu de nos existences a son expression dans le langage et c’est l’un des champs où la  pertinence du paradigme de Deleuze et Guattari s’éprouve le mieux. Le modèle de l’arbre domine et introduit une logique binaire, sous l’hégémonie du signifiant, que ce soit dans la logique de Saussure ou celle de Lacan. Leurs systèmes, comme celui de Chomsky, sont liés à un modèle arborescent et à l’ordre linéaire des éléments linguistiques dans les phrases. Le langage n’est pas nié en tant que réalité composite, mais l’objectif est de prélever sur cette réalité un système homogène rendant possible une approche « scientifique ».

Le modèle de l’arbre, introduit par Chomsky domine la linguistique qui se veut science du langage. Cet arbre, de type hiérarchique est caractérisé par sa binarité, ce qui veut dire, linguistiquement parlant, que le passage d’un niveau à un autre s’opère  à l’un des nœuds, par une segmentation en deux constituants de niveau hiérarchique subséquent.

Ainsi, le mot signe se subdivise-t-il en signifiant et signifié qui se subdivisent ensuite à leur tour. L’on voit bien qu’il s’agit d’un système molaire dont l’agencement consiste en couplages binaires, comme sémantique/sémiotique, masculin/féminin, consonnes/voyelles etc.…

Saussure écrivait le signe s/S (signifié sur signifiant). Lacan préféra l’écrire S/s. ce ne fut pas une révolution : on retrouve dans son système des couplages du même type : sujet/objet, plaisir/jouissance…

Ces systèmes ont une prétention scientifique : dégager des constantes, jusque dans les variantes. L’aspect composite du langage n’est pas nié mais faute de pouvoir le considérer comme un tout homogène, on en prélève des sous-ensembles que l’on unifie pour tenter d’en dégager des universaux de la langue ! S’opposant à cette systématisation, l’un des contradicteurs de Chomsky, Labov insiste, à la manière d’un musicien, sur le fait que le thème c’est la variation, indiquant par là même qu’une infiltration fissure l’homogénéité, y introduisant des lignes rhizomiques, éventuellement une langue étrangère dans la langue elle-même, une parole, une écriture à fleur de réel.

A vrai dire, ces rhizomes ne sont pas des éléments des constituants du langage, ne lui appartiennent pas essentiellement. Ils le traversent, le lézardent, entraînant le langage à les suivre et l’écriture s’y inscrire devenue nomade, entre ses propres lignes. Ainsi, de Certeau a bien distingué, dans son texte « Poème et/ou institution » un aspect exilique se démarquant, à l’intérieur du langage, d’une orientation cannibalique. L’image de l’orientation cannibalique est donnée, selon lui, par le discours des institutions et  de la pédagogie alors que l’exilique s’inscrit dans la forme poétique. Il se réfère à Mallarmé : « Il (le poème) autorise un espace autre, il est le rien de cet espace. Il en dégage la possibilité dans le trop plein de ce qui s’impose […] Il refuse l’autorité du fait. Il ne s’y fonde pas. Il transgresse la convention sociale qui veut que le réel soit la loi. Il lui oppose son propre rien, atopique, révolutionnaire, poétique ».

Il y a dans le style des figures ouvrant cet espace autre : le chiasme, l’antithèse, la métaphore, les mots-valises, l’oxymore. Des lexèmes jouent aussi ce rôle : les hologrammes qui font bégayer la langue, les articles ou pronoms indéfinis, les infinitifs qui expulsent le sujet, par leur emploi direct, voire déclinés en supin. On peut penser à la langue chinoise éliminant en outre l’article : devenir petite pluie ? Porteuses de paradoxes, de torsions de non-sens, ces expressions provoquent un déchirement du sens et de l’image ; créant l’ellipse, elles sont des échappées singulières du langage : ce sont des fugueuses. En tant que telles, subversives, elles offrent l’alternative du vide au nihilisme des temps  modernes  et aux servitudes qu’ils imposent par l’intermédiaire de nos nouveaux tyrans : le chiffre, les quotas, l’agencement, la quantification et le formatage de l’humain.

Pour conclure, j’évoquerai l’ouvrage de Yannick Haenel « Evoluer parmi les avalanches ». L’auteur évoque la nécessaire fonction du vide dans nos vies, nos mots, nos écritures, énonçant que, si l’on ne se défend pas du vide, on arrive au point où aucune phrase n’est satisfaisante mais que les phrases qui s’élaborent à l’intérieur de ce point  le retrouvent  partout.

Il s’en produit une jouissance : « La jouissance ne consiste pas seulement à laisser passer la joie dans ses membres ; mais à détruire les habituelles raisons de vivre et à flotter, inhumainement, dans une solitude qui se découvrira spirituelle. Je ne crois en rien ; seul ce rien resplendit, et vous propose, lorsque vos gestes, votre silence, vos phrases se sont introduits jusqu’à lui, un exil où vous vous sentirez pensé par le chant qu’il soulèvera en vous à l’intérieur du vertige, avec, dans les phrases qui sortiront de vous, la sérénité la plus immorale, cette sérénité stupéfiante qui vient de la bordure du désastre. »

Haenel propose ce risque : se laisser porter par les lignes de fuite potentiellement créatrices, frôlant le néant mais l’évitant, dans une glissade tangentielle aux abords du trou noir. Risque pris ponctuellement  parce que, comme nous l’avait appris René Char dans « la Nuit talismanique » :

La liberté naît, la nuit, n’importe où, dans un
Trou de mur, sur le passage des vents glacés.

Noëlle Combet

Hasards

par Noëlle Combet

La main trace le point du jour ;
Un trait s’élance, piste le chant du rossignol
On ne sait où.

Trou dans la nuit,
un doigt appuie, fait feu,
guette et défie le cri.

Le point du jour s’efface.
Le chant du rossignol,
Egaré du trait,
échappe
avec le vent.

Les lignes de sa main
ont rencontré ma vie ;
autres perspectives
figurent, formes  indécises,
une végétation  de lignes sur les feuilles au point du jour.

points et traits se croisent
s’emmêlent,
brouillent le hasard.
L’aléatoire, passerelles enchevêtrées,
écheveaux de traits, de points, d’intermittences,
file le monde.

D’infinies radicelles ont fondé l’invisible.

Noëlle Combet

La dispute de Gaza.

par François Guillemeteaud

« Gaza, assignée à la tribu de Juda qui ne le posséda jamais que de nom, demeura toujours ville philistine ». Et malgré les prouesses de Samson qui y accomplit plusieurs de ses exploits, mais qui y succomba, dit la légende, en ébranlant de ses bras de géant les colonnes du temple de Dagon qui s’effondra sur lui.

Cette ville, fortifiée sur une petite éminence, a su résister quand elle est assiégée. Il aura fallu un siège de deux mois (332 av.J.C.) pour que la place forte se rende enfin à Alexandre le Grand, en marche sur l’Egypte. Pour le prix d’une résistance si obstinée, tous les hommes furent massacrés et femmes et enfants réduits en esclavage. Sous les Macchabées, Jonathan (144 av.J.C.) se montra plus tendre. Il vint à bout des faubourgs, les dégagea par l’incendie mais, troublé par les pleurs et les prières des habitants, il se retira, acceptant des otages qu’il envoya à Jérusalem. Cependant son propre frère, Simon, voulut venger cet affront. Trois ans plus tard, il s’empare de la ville, en expulse la population, « purifie les édifices souillés par les idoles » et fit de Gaza sa résidence.

Florissante, commerçante, agricole et pacifiée au début de l’ère chrétienne, la ville ne résiste pas à l’armée du premier calife musulman Abu Bakr (634 ap. J.C.). Au milieu du XIIe siècle, Baudouin III, roi de Jérusalem, a qui n’échappe pas son importance stratégique sur la voie côtière de l’Egypte, l’une des voies des croisades, fait relever ses fortifications. Pour la rendre imprenable, la défense de la place est confiée à des professionnels de la foi armée, les Templiers. Mais les moines-soldats, à peine vingt ans plus tard, sont défaits par Saladin. Même si Richard Cœur de Lion s’en empare brièvement, la place semble définitivement « perdue ».

En 1244, c’est la plaine de Gaza qui est le théâtre d’une grande défaite où, bien qu’alliés aux musulmans, le comte de Jaffa, les chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem et les Templiers sont vaincus par les Khorezmiens perso-turcs. La plaine argilo-sableuse de Gaza peut être aussi propice aux stratèges modernes  : Bonaparte démontre déjà son talent dans l’art de la guerre et la guerre de mouvement, en y défaisant en 1799 le redouté Abdallah, général de Djezzar Pacha, le « Boucher de Saint-Jean d’Acre ».

Lieu de sièges et de batailles, retranchement fortifié, clef d’une plaine honnêtement fertile à l’agriculture et propice aux échanges, Gaza formait aux Temps Bibliques avec ses voisines Gath, Ekron, Azot (Ashdod), où selon la Bible séjourna l’Arche d’Alliance, tombée aux mains des Philistins et Ascalon (Ashkelon) une confédération de « principautés philistines ».

Ascalon, asservie tour à tour par David et Salomon, par les Assyriens et successivement par les Perses, les Grecs, les Romains se trouva être le ville natale d’Hérode Le Grand qui la dota, l’embellit et l’installa dans la paix. Conquise depuis le début de l’Hégire par les musulmans, la voisine de Gaza, la « Fiancée de la Syrie », ne céda aux Croisés qu’après cinquante ans de combats, d’escarmouches et de sièges. Près de ses murs, en 1099, Godefroy de Bouillon avait remporté une héroïque victoire sur une armée égyptienne bien supérieure en nombre, qui avait inspiré à Jean-Baptiste Rousseau ces vers :

La Palestine enfin, après tant de ravages,
Vit fuir ses ennemis, comme on voit les nuages
Dans le vague des airs fuir devant l’Aquilon ;
Et des vents du Midi la dévorante haleine
N’a consumé qu’à peine
Leurs ossements blanchis dans les champs d’Ascalon
.

Salomon, Alexandre, Hérode, Abu Bakr, Godefroy de Bouillon, Saladin, Baudouin III, Guy de Lusignan, Richard Cœur de Lion, Bonaparte…De l’Histoire, prise dans la perspective écrasée du zoom du temps, ne semble plus émerger qu’une litanie de noms de rois bibliques, de chevaliers, de seigneurs de guerre. Gaza et ses voisines ont été par leur position des places fortes à conquérir, des châteaux assiégés, des résistances alternativement durables, soutenues ou vaincues, exterminées ou vendues en otage et sa plaine côtière, passage vers l’Egypte, a été propice au déploiement de grandes cavaleries.

C’est un destin géographique, somme toute partagé par la moindre éminence fortifiée qui se soit trouvée sur le chemin des exodes bibliques, des armées d’Alexandre, de l’expansion romaine, de la Guerre Sainte, des Croisades. Mais ici, c’est aussi le nombril même de notre Monde, entre Babylone, l’Egypte, la Grèce, vers lequel nos regards (nos prières ?) sont encore tournés. Ici l’Histoire ne rend pas tellement compte (les historiens et les archéologues y parviennent parfois, d’une voix qui a du mal à se faire entendre) des longs siècles de paix, d’agriculture, de patiente irrigation, d’oliviers et de blé et qui ont dessiné le paysage.

On ignore encore qui étaient les Philistins, on croit savoir qu’ils venaient d‘ailleurs, Peuples de la Mer, Crétois, Grecs d’Epire ? et que leur langue a pu appartenir au groupe indo-européen. Les traces archéologiques s’emmêlent au contact prolongé du monde sémitique dont elles admettent des éléments, des inclusions qui semblent attester de l’évolution des échanges vers l’acculturation, la ressemblance. Il n’échappe à personne, encore moins au Moyen-Orient où l’étymologie est plus limpide, que ces premiers habitants ont donné leur nom à la Palestine, depuis cette bande côtière (de la même manière et dans les mêmes proportions, que les Basques aujourd’hui repliés dans les Pyrénées, donnèrent le leur à la Gascogne).

On ne saurait tirer d’autre filiation (et personne n’y songe) que toponymique, d’un peuple resté inconnu, aux origines aussi lointaines. En revanche les lieux peuvent transmettre des attachements ou faire perdurer des sentiments identitaires qui font que successivement, que l’on soit Egyptien, Macédonien, Romain, Turc ou Angevin à Gaza, l’on se sente Philistin.

Par un malheureux raccourci de l’histoire contemporaine, voilà que Gaza et sa plaine, redevenus un fort assiégé, un réduit à pacifier,  un passage à contrôler ont retrouvé, pour combien de temps, la geste guerrière et fatale de l’ancienne principauté trop disputée.

François Guillemeteaud est attaché de conservation du Patrimoine, il est l’auteur de L’Entrepôt, l’esprit des lieux (Ed. Scala, Paris, 2000) sur un édifice bordelais et co-auteur, avec Maria Santos-Sainz, de Les Espagnols à Bordeaux et en Aquitaine (Ed. Sud-Ouest, Bordeaux, 2006). Il a collaboré à plusieurs ouvrages sur l’art contemporain.