Vouloir la performance sans la formance ruine tout le monde commun desirable !

à  Yves Stourdzé

Notre modernité devient tardive !

La finance de marché est devenue un immense « shadow banking » plus ou moins régulé. Elle a acquis durant les 50 dernières années une considérable puissance d’agir, jamais atteinte jusque-là. Sans projet global ni cohérent, elle est pourtant à la source de dynamiques qui ont peu à peu modifié, et dans l’ensemble abimé, les différentes phases qui constituent les processus économiques. De fait, elle a pris une part déterminante dans le renforcement des facteurs qui donnent à notre modernité une tonalité de « période au temps dissous », pour dire les choses brutalement[1].

C’est la globalisation, c’est-à-dire la forme économique et financière qu’a revêtue la mondialisation pendant cette période, qui a offert à la finance de marché une puissance d’agir impressionnante dont elle mésuse en réduisant de plus en plus la valeur temporelle moyenne de ses engagements. Aujourd’hui, une telle logique, que je qualifie de chronoclaste, ne lui permet plus d’assurer sa fonction spéculative traditionnelle utile au développement économique.

Aussi, la finance de marché vulnérabilise-t-elle tous les processus constitutifs de la tension moderne entre action et connaissance. Elle exerce, d’aval vers l’amont et de proche en proche, une contrainte sur chacun des régimes de temporalités impliqués : contrainte sur les régimes de temporalités attachés à la marchandisation dont les effets se répercutent sur les régimes de temporalités attachés à l’innovation, puis sur les régimes de temporalités attachés à la recherche, puis sur ceux attachés à la métabolisation des actes construits par les voies de la formation et de l’éducation, pour « impacter » in fine les régimes de temporalités attachés à la symbolisation des représentations. Bref, aujourd’hui, tout est rendu vulnérable à degrés, formes et modalités divers lorsque la finance de marché contribue directement ou indirectement à la production et/ou à la consommation de biens et de services ; tout, c’est-à-dire individus, groupes économiques et sociaux, institutions, nations, humanité, biogée dans ses différentes formes,….

Normalisés à l’excès, laissés sans connaissance ou presque, les actes économiques se métamorphosent alors en « agenda » – étymologiquement en « choses devant être faites » -, vectorisés par des agents désormais en proie à une démarche idolâtre, privés peu ou prou de subjectivité et d’altérité.

 

La logique du pari vulnérabilise tout engagement.

Comment cela se passe-t-il ? La finance de marché développe aujourd’hui une logique de pari. Elle tend à minimiser son propre risque en le reportant davantage sur d’autres puissances d’agir, lesquelles, peu à peu affaiblies, montrent des signes de renoncement à produire, elles-mêmes, des engagements. En outre, ce transfert de risque, non coopératif, désigne de fait un « lieu d’assurance de dernier ressort ». Il est là, le pari : faire accroire l’hypothèse qu’il est légitime de penser et d’agir de façon que tout risque puisse être ainsi transféré de proche en proche, sans convention, sur un lieu garant non préalablement désigné !

De la sorte, le pari financier s’invulnérabilise-t-il en provoquant, par effet domino, une dynamique de vulnérabilisation…chez les autres acteurs, et in fine, on va le voir, sur la multitude et l’individu dans la multitude. Où la logique du pari, exempte d’engagement, conduit à celle de la prédation à l’origine de la constitution d’une rente privative d’un groupe… !

Ainsi, beaucoup d’entreprises qui supportent une partie des effets de ce pari financier reportent-elles, lorsqu’elles le peuvent, leurs surcoûts. Au cœur de la modernité, l’engagement (individuel et social) que représente le travail en vient même à être menacé dans la mesure où le détour par l’effort et la compétence durables qu’il suppose et les promesses de rémunération qui en sont l’expression admise d’équivalence sont relativement dévalorisés et concurrencés par des logiques de paris sur les valeurs à fins de réalisation toujours plus rapprochée dans le temps de profits monétaires.

De nombreuses et indistinctes populations, partout de par le monde, constituent alors ce lieu d’assurance de dernier ressort en le payant d’une part supplémentaire de leur non-développement, voire de l’aggravation de leur pauvreté. Moins nombreuses, certaines autres populations semblent n’être plus caractérisées que par l’état de leurs dettes monétaires récentes composées d’intérêts financiers élevés, de sorte qu’elles ne sont plus en situation de se projeter collectivement et de faire valoir leur souveraineté. Chez celles-ci, en particulier, les Etats et leurs cultures démocratiques semblent effacer leurs promesses de garantie de justice sociale, en particulier d’équité intergénérationnelle.

L’individu même semble ne plus répondre que d’un désir individuel pulvérisé et traversé de pulsions expertisées et financiarisées par le technomarché globalisé toutes les fois que la passion économique le transforme – auteur comme acteur – en agent, le plus souvent en « prodacteur » et en « consommacteur », et que sa liberté abdique en laissant le pari supplanter l’engagement.

Enfin, la biogée (terme emprunté à Michel Serres). Elle ne saurait en tant que telle, bien sûr, répondre et donc renoncer à quelque engagement que ce soit ! Néanmoins, à tout niveau de sa propre « organisation », ses éléments et équilibres sont, de fait, « engagés » à enregistrer les transformations voulues par les hommes, y compris celles qui s’accompagnent de dégradations : ils deviennent à ces fins des « ressources » soumises au travers de l’acte économique, souvent, à performance immédiate et absolue. Pourtant, sans « l’inter-action » préalable et longue, voire très longue, des éléments naturels, ils n’auraient pas été rendus disponibles aux hommes et à leur travail (les éléments naturels dits « ressources non renouvelables » ne sont dites ainsi que parce que le facteur temps – des milliers ou des millions d’années – ne saurait être disponible à leur renouvellement !).

Bref, fonctionnellement labile et pratiquement indépendante d’engagements comme ne le fut jamais auparavant aucune autre rente (naturelle, foncière, immobilière,…), la finance de marché a installé, via sa puissance d’agir mobilisée dans une recherche d’invulnérabilité, une économie de rente autocentrée, dissociée des autres acteurs.

 

La logique du pari façonne les sociétés autour de l’aléa moral.

Les économistes, depuis Adam Smith, ne méconnaissent pas ces mécanismes de report des risques pris par certains acteurs sur d’autres acteurs. Ils leur donnent même un nom : « l’aléa moral » (moral hazard, en anglais), tout en banalisant souvent sa portée : un effet pervers. Plus précisément, l’aléa moral, dans une acception contemporaine liée pour l’essentiel aux pratiques des milieux des entreprises d’assurances, c’est l’excès de risque dont témoigne le comportement humain ou social d’un acteur individuel ou collectif quand il sait que la couverture de ce risque ne lui incombera pas en dernier ressort.

Or, on comprend bien que, si des sociétés entières se voient peu à peu contraintes de fonctionner globalement sur ce type de dynamique d’aléa moral initiée par des acteurs à la recherche d’une invulnérabilité au risque, elles échappent à l’épure d’un modèle de prudence, tenu en référence, en vulnérabilisant les autres acteurs, lesquels, à leur tour, déclenchent lorsqu’ils le peuvent, mais dans une perspective défensive cette fois, les moyens à leur disposition d’une résistance, voire d’une invulnérabilité propre. Des stratégies non coopératives répondent à des stratégies non coopératives, identiques ou différentes dans la forme. Elles se développent et s’affrontent. Volens nolens, on construit alors des sociétés d’aléa moral total.

Depuis 150 ans, les sociétés industrialisées ont globalement accepté ces dynamiques d’aléa moral. Mais elles l’ont fait en avançant le « deal symbolique » suivant : d’un côté, progrès tous azimuts et bénéficiant peu à peu au plus grand nombre, de l’autre, « effets externes » indésirables couverts par des pratiques assurantielles de plus en plus collectives. En revanche, depuis 50 ans, les sociétés financiarisées n’ont pas rassemblé, elles, les moyens d’un deal symbolique aussi puissant : d’un côté, les bénéfices des phases antérieures de progrès semblent s’essouffler et répartis dans une inégalité grandissante, de l’autre, les effets externes indésirables donnent lieu à des représentations plus négatives, d’autant qu’ils sont couverts par des systèmes assurantiels publics et privés fragilisés soit par une anticipation à la hausse tendancielle durable des sinistralités, soit par la menace d’une incommensurabilité relative de nouveaux risques qui apparaissent (du type effets du changement climatique,…).

Entre ces deux dynamiques de sociétés, la différence est donc considérable : les sociétés industrialisées, tendues entre progrès et promesses, fabriquaient de fait du « monde commun », les sociétés financiarisées, tendues entre promesses et paris, non !

Les sociétés financiarisées[2] refuseraient, en effet, de faire monde commun permanent, fonctionnant de plus en plus dans une dynamique d’aléa moral généralisé. Elles considèreraient que les effets indésirables des actes individuels ou collectifs consentis en leur sein, en dernier ressort, ne les concernent pas (effets indésirables liés à la sous-estimation des risques que ces actes consacrent et/ou bien à leur affectation sur d’autres acteurs que ceux qui en recueillent les bénéfices). Ce pari consacre une démarche idolâtre majeure : le fantasme de l’expulsion radicale du risque ou, ce qui revient au même, le fantasme d’un droit inconditionnel aux bénéfices de la performance ; inconditionnel, c’est-à-dire sans gage mis en garantie ni engagement préalablement consenti.

Or, à condition de comprendre cela et tant qu’il y a désir de société, il y a norme en puissance : ces appels non-dits à des mondes séparés par et au profit de telles « puissances d’agir » semblent désormais appréciés comme l’expression d’une sorte d’écart intolérable par rapport à une « common decency » (une éthique commune minimale). Voilà ce que « l’individualisme libéral » n’a peut-être pas entrevu : qu’il deviendrait, paradoxe apparent, le fourrier majeur d’un radical principe de précaution que les gens finiraient par rejeter ! Espérons que les périodes qui s’annoncent confirmeront cette tendance car, oui, il faut d’urgence résister de toutes parts à ces démarches idolâtres, et les contraindre !

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Voilà exposée une représentation des choses où sont mobilisés auteurs, acteurs et agents,  parmi les plus importants dans le monde d’aujourd’hui, que des jeux asymétriques de pouvoir poussent à la performance comparative. Voilà aussi, dans le même temps, expliqué que ces jeux à l’œuvre constituent des dynamiques poussant ou résistant à des transferts de risque qui ne garantissent plus à chaque auteur, acteur ou agent que les ressources (humaines, sociales, capitalistiques et naturelles) qui lui seront nécessaires pour une performance durable aient une possibilité de reconstitution. Bref, au jeu non coopératif de la logique de la performance, on ne garantit plus la conservation ou l’émergence des moyens nécessaires à la performance ultérieure. La performance à venir n’est plus garantie… ni par des gages ni par des engagements. Elle n’est plus garantie par… la formance nécessaire, et les étapes indispensables à son procès !

Notre modernité devient tardive parce que nous voulons la performance sans la formance, « l’assurance sans engagement »[3]. Mais, au juste, la formance, c’est quoi ?

Nous allons introduire et illustrer cette notion que nous envisageons d’une importance aussi grande que celle de performance, symétrique et complémentaire.

Considérons les 7 domaines où tout homme et tout collectif s’impliquent en société, s’engagent: culture, éducation, formation, recherche, innovation, économie, finance (hors les 2 domaines « d’investissement individuel et collectif des corps »: domaine de la médecine et de la santé, domaine de la violence et de la guerre, avec leurs régulations publiques). Les domaines de la culture, de l’éducation, de la formation et de la recherche concourent, pour l’essentiel, à la formance de toutes les ressources… avec une certaine performance dans la conduite de ce concours. De leur côté, les domaines de la recherche, de l’innovation, de l’économie et de la finance concourent à la performance de toutes ces ressources préalablement formées, tout en devant veiller à leur assurer… une possibilité ultérieure de formance (car sans formance, toute performance se tarit !).

A présent, notre représentation est complètement campée : des auteurs, acteurs et agents, des puissances d’agir, des logiques, des dynamiques de performance et de formance.

Ainsi modélisée, cette représentation peut donner lieu à la création d’outils susceptibles de l’exprimer et de la valoriser. Il s’agit de repères que l’on nomme le plus souvent des « indicateurs », lesquels sont construits pour être insérés dans des dispositifs statistiques publics ou privés. De la sorte, la représentation acquerra une légitimité de considération – une valeur – aussi longtemps que les indicateurs seront produits et resteront permanents. Ou, pour le dire autrement : les indicateurs sont le fruit de représentations qui sont, elles-mêmes, le fruit de perceptions sur lesquelles nous mettons des mots. Et si les mots ont un poids, c’est que les indicateurs auxquels ils donnent corps désignent des valeurs qui importent ou des importances qui valent, ici et maintenant.

On devrait donc imaginer que chacun de ces 7 domaines puisse être apprécié à l’aune de représentations appuyées sur des indicateurs. Et alors, comment, sauf à approfondir la logique chronoclaste que je dénonçais au début de ce propos, ces indicateurs ne seraient-ils pas des reflets des différentes temporalités à l’œuvre ?

D’un point de vue strictement économique, les ressources peuvent être humaines, sociales, capitalistiques ou naturelles : elles n’en sont pas moins soit stocks soit flux. Les stocks de ressources humaines, sociales, capitalistiques ou naturelles constituent des patrimoines associés à des temporalités plus ou moins longues et à des mémoires. Ils symbolisent la formance. Les indicateurs de formance sont rares, encore plus rarement mobilisés, encore plus rarement quantitatifs. Les flux de ressources humaines, sociales, capitalistiques ou naturelles constituent des richesses d’usage ou d’échange associées à des temporalités plus ou moins courtes et à des anticipations. Ils symbolisent la performance. Les indicateurs de performance ont envahi notre système de représentation, toujours plus mobilisés, toujours plus quantitatifs[4].

La puissance des connaissances, des techniques et des pratiques que nous mobilisons au service de la dynamique des richesses d’usage comme d’échange est aujourd’hui telle – à commencer, comme nous l’avons longuement expliqué, par celle de la finance de marché – que les transferts majeurs de risque s’exercent globalement au service des flux et au détriment des stocks au travers des logiques de prédation qui animent nos sociétés que nous avons qualifiées de « sociétés d’aléa moral total ».

Toutes les options de politiques d’intérêt commun, d’intérêt public et d’intérêt général, considérant le recours et l’emploi de ces ressources (humaines, sociales, capitalistiques ou naturelles), qu’elles soient de projection ou d’évaluation, devraient progressivement être soumises à une nouvelle démarche de mesure relative aux stocks et aux flux, plus cohérente et équilibrée. Aux stocks comme aux flux devraient être affectés des indicateurs qualitatifs et quantitatifs de formance et des indicateurs qualitatifs et quantitatifs de performance.

De plus, pour « faire société » à ancrage national ou culturel, et a fortiori pour faire société internationale ou société transculturelle, il nous faut bien mettre en scène des représentations ouvertes, puis partager en permanence ces images de réduction de la complexité du réel qu’elles expriment, enfin co-construire de tels indicateurs de façon qu’ils puissent rendre compte de notre accord, c’est-à-dire de la dynamique de symbolisation. Pour « faire société européenne », par exemple, continuons d’approfondir les travaux franco-allemands engagés voilà quelques années déjà, à la suite de ceux de  la Commission dite Stiglitz-Sen, mise en place au début 2008[5].  Allons même plus loin ! Proposons sur cette base un travail franco-allemand de modélisation générique de nos représentations préfigurant l’Union politique européenne, temporalisée dans ses patrimoines et ses richesses, et mettons-en le en débat !

 

Un cœur de modélisation ainsi « actualisé » aurait une forte vertu : il éclairerait et ferait évoluer rapidement les rapports d’influence tissés entre les différents acteurs à la source des richesses et in fine les représentations générales qui inspirent les grilles de lecture d’où émergent nos indicateurs.

Au fond, plaider, comme on le fait ici, pour que l’on procède à l’évaluation ex ante et ex post de toute action d’intérêt commun, public et général fondée tant à partir d’indicateurs de formance qualitatifs et quantitatifs qu’à partir d’indicateurs de performance qualitatifs et quantitatifs, cela revient à préparer le meilleur socle social, écologique et économique possible à tout développement durable. Préparer le socle d’un développement durable, donc chronophile, donc pourvoyeur de diversités, donc réducteur d’invulnérabilités qui menacent les vulnérabilités tant de l’individu, des groupes, de l’espèce humaine, de l’humanité que de la biogée, enfin. Préparer le meilleur socle possible contre les ravages à venir des sociétés d’aléa moral total – sociétés de parieurs, sociétés de parias ! – en luttant contre les tentations excessives d’invulnérabilité par sécession et donc par report des risques destructeur de subjectivité et d’altérité … !

J.-P.K.

le 4 juillet 2013

jeanpaulkarsenty@yahoo.fr

Projet pour la revue « temps marranes »

[1] Les premiers pas de la globalisation financière contemporaine remontent à la fin des années 1950 en Angleterre avec la création du marché des eurodollars, des dollars déposés et prêtés en dehors des Etats-Unis, et non au début des années 70 avec la fin du système du taux de change fixe, comme on le dit trop souvent. Lire sur ce point Christian Chavagneux « Une brève histoire des crises financières – Des tulipes aux subprimes », p 113, Ed. La Découverte, 2011.

 

[2] On entend ici par « sociétés financiarisées » les lieux de peuplement où les puissances d’agir principales sont la finance de marché, les sociétés d’assurance, les établissements bancaires, les entreprises transnationales, bref, le « technomarché » plus ou moins globalisé. En Europe, aujourd’hui, la dynamique des transferts de risque entre le technomarché, les Etats et les populations est si mal contrôlable qu’elle menace la permanence d’un « monde commun » ; autrement dit, l’aléa moral n’y est pas qu’un simple « effet pervers ».

[3] « L’assurance sans engagement », voilà même le Graal proposé récemment par la publicité d’une… compagnie d’assurances en ligne ! Il s’agit là d’un « jeu non coopératif » qui va donner lieu à conflit ouvert entre les temporalités courtes associées à la finance de marché et les temporalités longues associées aux services d’entreprise appelant des relations durables avec les sociétaires.

 

[4] Or, « quantifier, c’est d’abord convenir, ensuite mesurer », rappelait l’historien français de la statistique Alain Desrosières, récemment disparu, auquel nous rendons hommage ici.

[5] Dans la ligne directe des travaux de cette Commission, un rapport intitulé : « Évaluer la performance économique, le bien-être et la soutenabilité » a été remis, en décembre 2010, simultanément à la Chancelière allemande et au Président français, répondant à leur commande commune lors du Conseil des ministres franco-allemand du 4 février 2010. De notre point de vue, le contenu de ce rapport, accompagné de conclusions, contient une avancée intéressante au sujet des représentations qu’il est recommandé de privilégier, et aujourd’hui d’approfondir.

Le paradigme de l’origine temporelle, source de chronoclasme ?

par Jean Paul Karsenty

Lecteur, ne prends pas peur à cette histoire ! Elle te concerne, elle nous concerne… Et notre humaine condition.

La mathématique nous accompagne ou nous précède. Nous la transformons et elle nous transforme. Ceci étant rappelé, la recherche mathématique passée et actuelle, foisonnante et buissonnante, atteste qu’il y a sans nul doute mathématiser et mathématiser[1] ! Aussi, qu’il soit permis d’inviter historiens, épistémologues, philosophes des mathématiques – mais pourquoi eux, uniquement ? – à questionner la recherche pour nous éclairer : « Et si, aujourd’hui, la mathématique était engagée dans un cours nouveau, faisant d’elle peu ou prou une « langue formelle universelle »[2] dont les effets sur la connaissance et sur l’action des hommes transformaient à leur trop grand insu leurs représentations et leurs comportements ? » Ce que je fais ici.

 

Au fil des mathématisations

En voulant maîtriser le territoire, il s’est souvent agi pour les hommes de contrôler tout ce qui s’y meut : les corps et les choses. Ecrire l’Univers en langue mathématique, avec des figures géométriques comme caractères, permit de comprendre les territoires et, d’une certaine façon, de maîtriser tous les espaces. Galilée, notamment, a montré la voie. Plus tard, Newton et Leibniz, sans oublier les Bernoulli, et bien d’autres après, auront montré, eux, comment l’on peut transformer du temps en espace. Depuis Newton, en effet, tous les mouvements sont rendus comparables entre eux, exprimés sous la forme d’une longueur rapportée à une durée, donc désormais inscrits dans le seul espace géométrique, puis « pris en charge » grâce au calcul différentiel : alors, toutes les dynamiques, celles des hommes et des choses, ont pris un cours nouveau, orientées et mesurées par la logique de la voie ouverte à la cinématique et à ses différentes expressions ! Je sais : voilà un mode fort exprès pour rendre compte de l’ère moderne qu’installa la science – et donc, avant tout la science physique –  entre les 16è et 19è siècles, mais en fin de compte… ! Et au 20è siècle ?

Après Maxwell et Boltzmann, au début du 20è siècle apparaît l’idée de l’univers comme objet physique à part entière et en expansion: avec Einstein et la théorie de la relativité générale, laquelle explique comment la matière structure l’espace-temps, le temps newtonien disparaît. Mais, dorénavant, – le paradoxe n’est qu’apparent – les physiciens « doteront » l’univers, objet en expansion, d’une histoire. Les présupposés sont posés : l’idée d’origine temporelle de l’univers naît donc dans la foulée, et le concept de Big Bang finira par rendre compte du moment zéro de cette origine.

La physique d’aujourd’hui tente également de rendre compte de l’univers, de son histoire, de son origine. Elle le fait à partir du modèle dit standard de la physique quantique (laquelle décrit la matière et ses interactions). Mais chercher à franchir la plus ancienne période de l’univers – appelée Mur de Planck – accessible à nos équations actuelles impose de concilier relativité générale et physique quantique dans un même formalisme mathématique et conduit de fait à multiplier les scenarii possibles relatifs à l’origine, y compris même à poser l’hypothèse… d’une absence d’origine.

L’origine

En bref et en résumé, ces deux « théories cosmogoniques », ainsi que la tentative de leur unification, renvoient à la question de l’origine temporelle, qu’elle le fasse à travers des hypothèses installant soit une origine à l’univers soit une absence d’origine à l’univers.

En parallèle, il est trivial de constater combien la question de l’origine a pu « travailler » les représentations, tant celles des scientifiques relativement à l’univers que celles des artistes, des philosophes, des théologiens,… relativement à l’homme, et peser sur leurs perceptions, variables, des temporalités et sur celles de leurs contemporains.

 

Des fantasmes comme dynamique

L’essentiel de notre propos va consister à avancer l’hypothèse d’un lien entre les deux grandes théories physiques du 20è siècle d’une part, les perceptions des temporalités dans le monde occidentalisé au cours de ce même siècle et l’idée de leur excessive instrumentalisation en proie avec la question de l’origine, d’autre part. Qu’est-ce à dire ?

Les choses semblent se passer comme si les imaginaires peuplant le monde occidentalisé moderne avaient été investis par les trois dynamiques suivantes :

– un fantasme d’éternité (lequel renvoie donc chacun et tous à une absence d’origine et à une absence de fin), récemment installé, telle une « solution » puissante, rythmée par la disparition tant du passé que de l’avenir ;

– les effets récents de ce fantasme d’éternité venus surcompenser les effets longtemps féconds et encore vivaces de la vieille « question » de l’immortalité (laquelle, elle, renvoie chacun et tous à une origine, mais à une absence de fin) qui a inspiré sans discontinuer nos civilisations en jouant le rôle d’une heuristique narrative de l’avenir ;

– la « fantasmatisation », tout au long du siècle passé, de l’immortalité elle-même, mettant en demeure cette question, jusque-là génératrice d’innombrables échos comme autant de réponses possibles, d’offrir désormais… des solutions; avec comme effet d’inscrire cette « immortalité-solution » dans une symbolique temporelle de l’infini (autrement dit, délestée de ses récits eschatologiques et religieux d’une fin aux temps par jugement imprévisible, certes, mais nécessaire)[3].

Maintenant, examinons succinctement les façons selon lesquelles ces trois dynamiques se seraient manifestées et déployées. Faisons-le par ordre de leur apparition depuis plus d’un siècle sur « l’écran » de nos représentations et de nos comportements (donc, d’abord le fantasme d’immortalité puis le fantasme d’éternité).

 

Le fantasme d’immortalité

Il a accompagné tout le 20ème siècle. Il procède d’un excès d’autorité, c’est-à-dire de commencements qui s’autorisent soit à faire table rase de l’existant soit à cesser de continuer « le déjà-là ». Son émergence puis sa prospérité, on les observe dans certaines réalisations collectives dont la maîtrise s’est vue affectée d’un horizon temporel de plus en plus souvent non fini, indéfini, comme brouillé. Il est à la source de la responsabilité limitée dont nous affectons la maîtrise de nos réalisations contemporaines. Parmi elles, des inventions et des innovations, technologiques surtout, reflètent cet excès d’autorité au travers de leur complexité, de leur puissance, de leur dimension physique ou encore de leur dynamique propre (vitesse, entropie…)[4]. De ces faits, leur métabolisation, c’est-à-dire leur assimilation au sein des sociétés qui les engendrent, reste problématique et menace même à rebours leur symbolisation, c’est-à-dire l’accord collectif préalable, tacite ou explicite, sur lequel la diffusion et la généralisation de ces inventions et innovations ont été fondées.

Depuis trois siècles, les scientifiques et les ingénieurs procèdent globalement à une mathématisation du monde par « projection physicaliste » : la question de l’immortalité a alors généré des réponses inscrites dans le réel en formes de progrès. Depuis un siècle, toutefois, les scientifiques et les ingénieurs sont de plus en plus les mandataires principaux d’une technoscience qui instrumentalise le paradigme de l’origine en faisant vivre la question de l’immortalité sous une forme de plus en plus fantasmatique, celle de réponses le plus souvent limitées à leur promesse.

 

Le fantasme d’éternité

Il a, lui, accompagné la deuxième moitié du 20ème siècle dans un contexte où l’éternité n’ayant jusqu’alors fait ni question ni réponse, elle s’est présentée d’emblée comme… solution à un problème. Ce fantasme procède, lui, d’un excès d’activité et il prospère par le code. Il installe un défaut d’autorité et des parcours épistémiques prédéterminés. Il génère donc des normes et des agenda (littéralement, des choses qui doivent être faites), privilégiant le pouvoir du déjà-là sur l’autorité des commencements. Son expression se manifeste au travers des réalisations qui n’ont pas été pensées dans l’optique de leur maîtrise. De fait, ici, l’horizon temporel n’est ni brouillé, ni indéfini, il est nié : en effet, le code tend à instruire de façon originale la dimension temporelle ! La principale conséquence est que toute action tend à être privée de ses repères fondamentaux : l’engagement et la responsabilité ! Parmi ces réalisations, les innovations comptables, économiques et financières se développent aujourd’hui à la manière d’un court-circuit permanent au cœur de très larges pans et dimensions de l’innovation en général, presque tous secteurs confondus[5] ; autrement dit, sous la férule globalisante des banques, des sociétés d’assurances et surtout des marchés financiers, elles instruisent de puissantes logiques de programmation de l’innovation qu’elles dispensent de satisfaire au processus, même implicite, qui teste ou simule sa symbolisation préalable en vue de sa diffusion et de sa généralisation, compromettant alors ab initio sa métabolisation ultérieure.

Depuis trente ou quarante ans, les experts et les financiers ont donc pris partiellement le relais des scientifiques et des ingénieurs : ils procèdent, eux, globalement par la voie d’une (autre) mathématisation du monde, par « programmation algorithmique ». Leur « logique » de l’éternité engendre des solutions en termes de jeu probabiliste. Ils sont les mandataires principaux d’un technomarché globalisé qui instrumentalise à son tour le paradigme de l’origine, mais, cette fois, en faisant vivre le problème de l’éternité sous la forme d’emblée fantasmatique du pari.

Chronoclasme

Au fond, depuis trente ou quarante ans environ, nous soumettrions nos choix à ces deux logiques radicalement réductrices et à leurs effets. En conséquence, nous nous efforcerions d’écarter tout ce qui ne ramène pas à ce culte biface, celui de l’immortalité ou celui de l’éternité. Nous serions comme excessivement agis par nos représentations de l’origine qui feraient de nous des candidats au fantasme soit de l’immortalité, soit de l’éternité, soit des deux. La bataille entre l’immortel et l’éternel, mais aussi leur coopération, se déroulerait en chacun de nous. En chacun de nous et, simultanément, entre tous : ce faisant, elle contribuerait à effacer tout ce qui, dans le réel, ne rendrait pas compte d’une nécessaire hégémonie de ces deux fantasmes ou ne viendrait pas les conforter. Nous deviendrions des chronoclastes.

Le chronoclasme, on peut le définir comme une caractéristique de l’attitude individuelle et collective des sociétés occidentales contemporaines animées d’un mouvement hostile à la culture et à l’expression des représentations mentales, sensibles, théoriques et pratiques de la diversité des temporalités. Cette attitude exprime un culte non dit pour les deux absolus issus du paradigme de l’origine comme solution tendancielle indispensable à la condition humaine : l’immortalité et l’éternité. Ces deux absolus, réponses concurrentes en apparence, imposent pourtant une même tendance marquée à l’interdiction de penser, de représenter et de vivre le temps autrement que sous l’une de ces deux formes uniques-là. La dynamique chronoclaste, sorte d’incendie métaphysique, résulterait donc d’une instrumentalisation excessive du paradigme de l’origine[6], dont la dynamique tendrait, pour l’essentiel, à finaliser les questions, à les transformer en problèmes et à imposer peu ou prou des solutions certaines en lieu et place de réponses possibles.

 

Le calcul comme fin

Explorons un peu en l’illustrant ce dernier propos. Nos facultés d’intelligibilité, emportées par cette dynamique chronoclaste, semblent renoncer peu à peu à fréquenter l’univers partiellement déterministe qu’est celui d’une question à poser, donc à utiliser la vertu heuristique de son équipement intrinsèque, pour explorer toujours davantage ses « bords » probabilistes, peuplés, eux, d’horizons formels, reflets ciblés de problèmes à résoudre. Aspirant, en conséquence, moins à des réponses possibles et décidables qu’à des solutions certaines et indécidables.

Une telle évolution plus ou moins sensible manifeste une certaine métamorphose dans nos comportements de calcul. Une sorte de nouvelle rationalité calculatoire les étreint où la question séduit l’esprit moins que le problème, où le recours à l’hypothèse se fait moins fréquent qu’à celui de l’algorithme, où la perspective – libre – s’efface devant le point de fuite – nécessaire -, où, en somme, le calcul devient moins un moyen et davantage une fin, et souvent, la fin. On peut repérer cette dynamique, entraînée par une tentation addictive plus ou moins consciente, du passage de la réponse à celle de la solution dans tout le spectre de la connaissance et de l’action : dans la perception, nous nous transportons des formes (physiques) vers les formules (algorithmiques) ; dans la parole des langues naturelles vers les langages artificiels ; dans l’intention d’action du projet (axiologiquement non contraint) vers le programme (orienté) ; dans les choix humains et sociaux de leur décision vers leur automaticité ; dans l’activité, de la limite vers la performance,…

 

Notre faisceau d’hypothèses

Instruit par une intuition somme toute encore naïve, il décrit, il montre, mais il n’éclaire que partiellement la question suivante : « Y-a-t-il des sources – et le cas échéant, lesquelles ? – au fait que les hommes occidentalisés (et demain ceux en voie d’occidentalisation, c’est-à-dire les hommes du monde entier ou presque), (se) vivraient en immortels depuis presqu’un siècle, donnant au monde moderne des accents d’hyper-modernité, et, de plus, en éternels depuis trente ans, donnant à un monde devenu hypermoderne des accents de modernité tardive ? »

Ces sources résideraient-elles plutôt ou avant tout :

– dans la tentation récurrente des hommes à vouloir rapprocher la réalité des modèles qu’il confectionne pour la représenter, et non à faire l’inverse, puis à la leur soumettre jusqu’à prétendre l’effacer? Naïveté platonicienne ?

– dans la difficulté à maîtriser les dynamiques qu’engendrent nos projets et intentions d’action quand ils recourent sans discernement suffisant au calcul différentiel, au calcul des probabilités, au calcul stochastique, à leurs effets conjugués ?

– dans la marque spécifique, plus ou moins directe, des applications de chacune de ces deux théories physiques (relativité générale et physique quantique) sur nos projets (physicalisation) pour l’une, sur nos programmes (algorithmisation) pour l’autre ?

– dans le renouvellement de la question générique de l’infini après l’épuisement, au cours du 19è siècle, de son expression dans l’infini divin (« la mort de Dieu »), libérant brusquement un espace à une problématisation de l’infini mathématique[7], lequel aurait mithridatisé d’abord la science physique, puis celle-ci les autres ?

– dans une tendance historique (plus longue encore) des hommes à exercer certaines aptitudes et/ou à pratiquer certains comportements, tendance qui serait marquée par une nouvelle étape au 20è siècle visant à une « réalisation des mathématiques » où la logique performative de l’optimal l’emporte, peu à peu mais systématiquement, sur la logique décisive du souhaitable ?

 

Conclusion

En outre, notre faisceau d’hypothèses suggère que les liens de cause à effet existant entre l’imaginaire scientifique de l’Occident moderne sous l’effet des deux grandes théories physiques contemporaines et les attitudes et comportements relatifs aux temporalités vécues par les Occidentaux eux-mêmes induiraient des conséquences sur leur façon de vivre la réalité de leur vie quotidienne. Suggéré et illustré ici par des exemples relatifs à des systèmes, à des technologies et à des pratiques, ceci n’est pas pour autant démontré. Le cas échéant, la question aurait une inévitable profondeur politique, concernant la cité et le « vivre-ensemble » dans le monde occidentalisé, c’est-à-dire aujourd’hui dans toutes les régions du monde.

On pourrait faire avancer cette question en France. Pourquoi ne pas le faire ? Elle est d’intérêt général et, pensons-nous, universel. On peut même considérer qu’il est opportun d’en faire, d’ores et déjà, un défi politique majeur[8].

Et ceci n’est pas une autre histoire, car il n’est pas identique de construire le monde à venir plutôt autour du progrès ou plutôt autour de la promesse ou plutôt autour du pari. Enfin, il est capital que ce choix-là reste du domaine de l’enjeu politique !

JP.K.

 

[1] Gilles Dowek a souhaité le faire comprendre dans l’article intitulé « Les mathématiques universelles et inhabituelles » in « Plaidoyer pour réconcilier les sciences et la culture », Claudie Haigneré, – Le Pommier universcience éditions –  novembre 2010.

[2] L’expression fait écho au projet de Gottfried W. Leibniz connu sous le nom de « calculus ratiocinator » (calcul caractérisé par une logique qui serait calcul algorithmique et donc mécaniquement décidable), abandonné par lui volontairement, semble-t-il, mais que sa postérité n’aura pas totalement oublié.

[3] Merci à Jean Dhombres pour sa relecture attentive.

[4] Pour l’exemple, les réalisations nucléaires sont de celles-là : leurs éléments constitutifs n’offrent pas d’horizon temporel fini à leur maîtrise. Elles sont donc « à responsabilité limitée ». La logique du progrès cède alors devant celle de la promesse.

[5] Pour l’exemple, certaines des réalisations actuelles de l’ingénierie financière de marché sont de celles-là : elles n’offrent aucun horizon temporel à leur maîtrise. Elles sont donc à engagement et responsabilité nulles. La logique de la promesse cède alors devant celle du pari.

[6] « L’idée d’origine apparaît ainsi dans toute son ambivalence : tantôt pensée comme le problème fondamental à résoudre, tantôt comme la solution définitive de tous les autres problèmes que nous avons, par ailleurs, à résoudre » –  Etienne Klein – Colloque « Originalités de la vie », ENS, 01/04/2011.

[7] Aujourd’hui, la maîtrise de certains des systèmes techniques que nous bâtissons est fondée sur la certitude suivante: « Fût-elle faible, la probabilité d’occurrence d’un possible n’échappe jamais au calcul ! ». Or, cette certitude-là commençant à vaciller, une tendance se manifeste à vouloir donner au calcul un statut renforcé de fin : « Nous devons calculer, nous calculerons ! », pour le dire à la façon d’une phrase célèbre. Pourtant, il serait peut-être imprudent de vouloir ré-explorer ce statut sous la forme de ce mot d’ordre unique, telle une invite à l’élaboration, à marche forcée, de la langue universelle et formelle imaginée par Gottfried W. Leibniz à laquelle nous faisions mention au début de cet article. Question subsidiaire, enfin : l’émergence d’un tel langage universel et formel, fruit de la progression de la logique algorithmique, pourrait-elle engendrer une mathématique de sortie de la mathématique (comme on a pu dire du christianisme qu’il peut être tenu comme une religion de sortie de la religion) ?

[8] En France, les travaux, parmi bien d’autres, de l’urbaniste et philosophe Paul Virilio, du physicien Etienne Klein, des psycho-sociologues Nicole Aubert et Vincent de Gaulejac, des politistes Zaki Laïdi et Gilles Finchelstein, ont ouvert des voies qui autorisent à donner un contenu complexe à ce défi politique.

Marranes, passeurs d’Europe ?

Une marranité contemporaine 
Perpignan le 16 octobre 2010 : 
les actes du colloque

par Jean-Paul Karsenty

L’Europe, c’est le seul groupe humain qui a conquis la Terre entière (à l’exception du Japon et de la plus grande partie de la Chine), donc qui a massivement exporté ses violences politiques. Et pourtant, l’Europe des violences politiques, expéditionnaires ou non, a quand même laissé une place pour l’Habeas Corpus et pour les « droits de l’homme et du citoyen ». Elle est, en effet, le seul espace humain qui ait engendré deux révolutions des droits de l’homme, l’anglaise et la française, et inspiré une troisième, l’américaine. Et donc donné goût à la liberté.

L’Europe, c’est un groupe humain qui a conquis le Ciel en l’ayant presque partout peuplé d’un Dieu unique et qui l’a ensuite « géré » de manière schismatique en attachant ses sujets à des postures identitaires rigides et mortifères. Et pourtant, L’Europe des violences religieuses a quand même laissé une place à l’équivoque, ou encore au sentiment de pitié…

Or, la possibilité même de la liberté individuelle et collective, mais aussi la possibilité de l’équivocité, n’auraient pu y émerger si Dieu l’avait emporté sur César ou César sur Dieu, nous dit l’historien Jean-Baptiste Duroselle. Quand il racontait l’Europe et l’histoire de ses peuples, il savait faire comprendre que l’Europe avait globalement échappé au césaropapisme – en temps long, bien sûr ! – et que cette caractéristique majeure là s’est dessinée au cœur même de la lutte entre les papes et les empereurs, laquelle a duré duxe au xiiie siècle, une lutte sans vainqueur. L’Europe eut donc… et Dieu etCésar, lesquels se sont plutôt « neutralisés », autorisant également l’émergence d’un « ni Dieu ni César ». De ces faits-là, un formidable espace fut laissé à des imaginaires dans des « au-delà des cultes ». Dit autrement, pour l’essentiel, la bataille entre ces deux formes fondamentales de culte n’ayant pas eu de vainqueur, place fut laissée à la liberté de création… et à la culture de la diversité qui l’a accompagnée.

 

Un exemple, parmi les plus emblématiques à mon sens, ce sont les communes en Europe. Ces innombrables foyers de création et de diversité que sont les communes, foyers de taille très variables par ailleurs, l’illustrent bien. Elles ont été de fécondes et de résistantes garanties contre les bouffées de césaropapisme, contre Dieu ou contre César selon les cas et les moments. Elles ont contribué à produire une sorte « d’esprit public subsidiaire » en articulant, dans un apprentissage de la contradiction, et l’intégration coopérative pour faire société et la différence affirmative pour faire nation.

L’Europe moderne fut le fruit inventé de toutes ces dynamiques.

Alors, y eut-il des empreintes, des postures, des accents marranes comme vecteurs ou reflets, obscurs encore, d’une telle possibilité ? Et porteraient-ils encore un message cohérent aujourd’hui ?

De formidables espaces ouverts à des imaginaires dans des « au-delà des cultes »

On le sait. On l’a dit. Le marrane, désigné comme tel, fut historiquement confronté à un défi permanent, celui de devoir répondre à tout moment à une assignation à résidence identitaire puisque chacune des expressions possibles de cette assignation renvoyait à un assujettissement : ancien-juif, nouveau-chrétien, futur-juif ou, enfin, futur-faux-chrétien.

Jacques Attali, il le dit, est fasciné par le marrane. Du marrane, dans son récent Dictionnaire amoureux du judaïsme[1], il dit ceci : « Elevé dans un climat de crainte et comme en contrebande, écartelé entre deux vérités, l’officielle et la cachée, toujours aux aguets, cherchant le neuf dans les interstices laissés par les certitudes des siens et des autres, le marrane finit par refuser les définitions univoques du vrai, du juste, du beau, du normal. »

C’est l’adjectif « univoque » qui a retenu mon attention et stimulé ma réflexion. Au cours des siècles, les choses se sont peut-être passées comme si ledit marrane était devenu peu à peu orfèvre d’une tension vécue dans une expérience quotidienne entre l’univoque et l’équivoque, et de la tentative de leur dépassement par un ambivoque, par « un dire-double » ; une tension entre univocité et équivocité et la tentative de leur dépassement par une ambivocité ; une tension entre, d’un côté, des paroles définies et uniques que l’on repousse et, d’un autre, des paroles différentes mais affectées de la même importance et qui s’annulent donc et, finalement, la tentative du dépassement de cette tension par des paroles proposées ensemble et qui s’ajoutent.

En parallèle, on va voir que, de la même façon, mais au niveau collectif et dans l’ordre du faire cette fois, a émergé la modernité européenne. Des paroles, définies, des paroles uniques ont fini par laisser une place à des paroles égales, lesquelles, lorsqu’elles sont mises en regard, annulent leurs charges symboliques respectives. C’est la monnaie – cet équivalent général dont l’objet même est d’épuiser l’excès de sens des paroles – qui a pris cette place et renforcé l’échange et le commerce. De ce fait, la tension ainsi créée a-t-elle ouvert et œuvré à la modernité économique. Enfin, la tentative de dépassement de cette tension, les paroles doubles, elles, en s’ajoutant, ont ouvert et œuvré à la modernité politique, laquelle s’attaque et au sens uniqueet au défaut de sens pour construire une reliance complexe. Cette dynamique-là aura élaboré un formidable espace imaginaire pour beaucoup de mises en culture possibles de la diversité du dire et du faire, et de la résistance aux formes violentes. Ces mises en culture ont consisté à desserrer l’étreinte de l’univoque et de l’univalent du pouvoir de la force en introduisant l’équivoque et l’équivalent du pouvoir de l’argent avant de tenter, enfin, de les dépasser dans l’ambivoque et l’ambivalent des liens nationaux et sociaux, des liens qui portent, j’y arriverai dans un instant, une dimension temporelle.

Modernité économique et politique en Europe

En cet instant, permettez-moi, pour donner des visages de chair à mon propos sur l’émergence de la modernité, d’en appeler à deux grandes figures d’Europe, souvent méconnues. Et de les rapprocher. Daniel Bernouilli et Jeremy Bentham.

Au milieu du xviiie siècle, le mathématicien suisse Daniel Bernouilli, issu de cette grande, la plus grande, dynastie scientifique en Europe, cofonde le calcul différentiel, et donc des probabilités ; ce faisant, il esquisse la première théorie de la mesure du risque. La puissance d’agir sur la réalité matérielle que de tels résultats ont offert à la modernité reste, aujourd’hui encore, sans commune mesure. A travers une représentation nouvelle de ce qui relève du nécessaire et de ce qui tient du hasard, les Bernouilli ont ouvert l’espace imaginaire du probable[2]. A leur manière, ils auront, dès cette époque, contribué à renforcer la monnaie dans son rôle d’équivalent général et préfiguré tous les systèmes assurantiels qui ont jusque-là couvert les risques du développement économique des xixe et xxe siècles ; et donc conféré à l’individu et à la société une autonomie inconnue jusque-là par rapport aux pouvoirs religieux et politiques.

La voie est-elle ouverte, un demi-siècle plus tard, à l’Anglais Jeremy Bentham qui fonde la philosophie critique de l’utilitarisme ? Dans un élan descriptif et normatif, celui-ci invite à imaginer, à mesurer, à calculer, à quantifier les plaisirs et les peines de chacun et de tous, en conséquence les intérêts de chacun et les intérêts de tous, liés. Dans la perspective de donner corps à l’idée de « plus grand bonheur pour le plus grand nombre ». Perspective inouïe ! En pensant ainsi la vie individuelle articulée à la vie collective, et inversement, il invite ses contemporains à penser et l’intérêt de chacun et l’intérêt de tous. Il pense donc la démocratie délibérative dans un besoin de mesure commune tout en dégageant la voie à une raison ouverte ainsi qu’au droit à la conscience individuelle contre la contrainte de la foi et de la force. En s’appuyant sur la monnaie, comme mesure de l’utile, il desserre ainsi l’étreinte tant de la foi religieuse que de la force politique dont la puissance d’agir globale se manifestera jusqu’au xxe siècle sous différentes formes dont celles des plus grandes catastrophes. Bref, pour le dire en raccourci, Bernouilli aura contribué à donner corps à la tension et Bentham à son dépassement ! Auteurs glorieux parmi d’autres, ils auront ouvert la voie à la modernité économique et politique. Dorénavant, le sujet individuel et collectif, agissant et conscient, pourra, en individu, entretenir la tension, et, en collectif, la dépasser !

Déni bi-face et chronoclasme

Aujourd’hui, nous, Européens contemporains, sommes héritiers, et sans doute comptables, de ce qui fut pour cette époque-là un nouvel équilibre : etmodernité économique et modernité politique. Or, dans la première moitié du xxe siècle, nous avons vécu la passion, le culte du politique puis, depuis la seconde moitié du xxe siècle, la passion, le culte de l’économique, conduisant à deux formes, très distinctes toutefois, d’idolâtrie où l’inquiétude marrane de l’ambivoque et de l’ambivalent, telle que je l’ai décrite, semble bien introuvable. Une telle inquiétude marrane n’aurait-elle pas su faire vivre simultanément et la tension contradictoire et son dépassement ; défaire l’exercice idolâtre des cultes et faire des cultures complexes ? L’inquiétude marrane, je me la représente comme une patience qui rechercherait sans cesse les conditions d’un équilibre dont l’objet ne serait pas tout à fait identifiable… Une patience réflexive et anticipatrice pour échapper à la passion. Les nouveaux Bernouilli sont pourtant là pour indiquer, à nous modernes, des limites au probabilisme ! Les nouveaux Bentham sont pourtant là pour indiquer, à nous modernes, des limites à l’utilitarisme ! Or, l’économisme, fruit de leurs passions conjuguées, abîme aujourd’hui nos personnes, nos sociétés, nos milieux naturels et la diversité des temporalités qu’ils ont cultivée ! Le dépassement est impossible parce que la tension, aujourd’hui, ne résiste plus à la puissance normative de l’économie, comme hier à celle du pouvoir ou de la religion, et nous replace dans l’espace d’une « définition univoque du normal ».

Mais reprenons. Aujourd’hui, les héritages – ceux qui sont portés par les véhicules de la modernité : la parole, l’art, l’écriture, la mesure – sont plutôt malmenés en Occident, Europe compris bien sûr !, un Occident néanmoins en constante expansion physique et psychique. En effet, quelle société peut donc prospérer lorsqu’on fait uniquement circuler les signes économiques et monétaires qui la traversent ? Toute circulation emportée par la puissance d’un tel équivalent général tend à dissoudre les représentations, et donc la possibilité même de sens commun ! Aujourd’hui, mais « ailleurs » cette fois, d’autres héritages sont peut-être, à l’inverse, insuffisamment bousculés, des ailleurs « impuissants de modernité ». En effet, quelle société peut donc prospérer de la conservation systématique des signes politiques et religieux qui la traversent ? Toute conservation tend à fossiliser les représentations, et donc les significations communes ! On le voit bien, il s’agit, tant ici qu’ailleurs, de deux expressions univoques du normal.

 

Bref ! Ici, désymbolisation par les pouvoirs économiques et financiers, sans garde-fous, sans re-symbolisations apparentes. Et ailleurs, sur-symbolisation par les pouvoirs politiques et religieux, affolante parce que crispée ! Dans un cas comme dans l’autre, les temporalités sont excessivement instrumentalisées : dans le premier cas, on joue à détruire les signes sans veiller à leur renouvellement et, dans le second cas, on s’évertue à les sacraliser et à interdire de fait leur renouvellement. La plupart des sociétés humaines contemporaines vivent, me semble-t-il, sous l’empire d’une sorte de déni de l’excès que charrie l’une de ces deux formes d’instrumentalisation du temps ; en l’espèce, un tel « déni bi-face » nourrit une fracture dangereuse entre l’Occident et « ses ailleurs » !

 

Or, au fond, en parcourant l’espace, encore et encore et jusqu’au xxe siècle, face aux pouvoirs, contre et avec, les marranes auront, c’est curieux !, donné de l’autorité… au temps, et plus précisément à cette « temporalité complexe » dont les caractéristiques ont dessiné la modernité en Europe. Ils auront créé quelque chose comme « du temps public ». En effet, si c’est dans l’exercice nécessaire de l’autonomie de leur personne à laquelle ils ont été contraints qu’ils auront contribué à affirmer la conscience individuelle, c’est en affirmant leur conscience individuelle qu’ils auront été des auteurs, des marqueurs de temps. C’est la philosophe Myriam Revault d’Allonnes[3]qui nous le suggère, l’auteur est celui qui augmente, étymologiquement parlant, et l’autorité qui en procède, contrairement au pouvoir, est une marque temporelle du progrès. C’est l’auteur, c’est la suite d’auteurs, c’est la trace transgénérationnelle des auteurs qui forment l’autorité. Voilà en quoi on peut penser que les marranes auront dû être et acteurs et auteurs. Des acteurs de grand jour et des auteurs aussi, dans une sorte de mouvement contrebandier, de passeurs d’Europe !

Des singularités de héros modernes ?

Et pour demain ? Quelle intelligence pour l’altérité ? Faut-il plaider pour un esprit marrane contemporain, mais prendre le risque de le voir s’effondrer dans sa propre empreinte narcissique ? J’hésite. J’avancerais plutôt le vœu qu’émerge, et largement, une sorte « d’estime généalogique de soi » qui encourage chacune et chacun, toutes et tous, à avancer en acteur et en auteur. Cette estime de soi-là, on peut l’envisager comme une énergie psychique de création, énergie personnelle et de portée collective, source de singularités innombrables, autrement dit résistantes, seules et ensemble, au probabilisme et à l’utilitarisme actuels. Comme la marque d’une nouvelle phase à l’émancipation individuelle adaptée aux enjeux de notre temps !

J’y vois là une posture politique de héros moderne. Je sais ! J’ose là une expression bien délicate au regard de l’Histoire. Pourtant, je le fais de façon à montrer la différence radicale de projet qui me l’inspire, autrement dit pour faire fuir, en le désignant en creux, tout démon d’hier – sauveur, césar, tribun ou encore martyr – dont la volonté de « toute-puissance » se montrerait trop prompte au retour, encouragée par des forces idolâtres et pour écarter l’occurrence des démons de demain – « l’individu total », pour parler comme Marcel Gauchet, et « les particuliers d’un tout », engendrés, eux, par les nouvelles forces idolâtres.

Bref, j’y vois une posture générique, courageuse et libre, et toujours moderne, celle de la personne singulière. La personne singulière, pour prendre encore à témoin Myriam Revault d’Allonnes, s’autorise de commencer, de « continuer de commencer » quelque chose de neuf à l’instar de tout auteur, et, à l’instar de tout acteur, s’inscrit dans la continuité, « continue de continuer » du déjà-là. Une posture et d’auteur et d’acteur, peut-être ainsi immunisée contre sa propre « toute-puissance » individuelle et collective, et insensible… à toute mise à l’Index ! J.-P. K.

 

[1] Paris, Plon/Fayard, 2009, p. 313.

[2] Les historiens pensent qu’ils sont possiblement, voire probablement… marranes !

[3] Le Pouvoir des commencements, Essai sur l’autorité, Paris, Seuil, 2005.

L’inquiétude marrane

dans la formation de l’Europe moderne

par Jean-Paul Karsenty

Quelle société peut prospérer en faisant uniquement circuler les signes qui la traversent ? Toute circulation tend à dissoudre les représentations, donc le sens, non ?

Quelle société peut prospérer de la conservation systématique des signes qui la traversent ? Toute conservation tend à fossiliser les représentations, donc le sens, non ?

Aujourd’hui, les héritages – ceux qui sont portés par les véhicules de la modernité : la parole, l’art, l’écriture, la mesure – sont plutôt malmenés en Occident… Un Occident en constante expansion physique et psychique. Dans le même temps, d’autres héritages sont peut-être insuffisamment bousculés ailleurs, « des ailleurs » qui se sentent laissés pour compte, soit impuissants, soit menaçants. Dans un cas comme dans l’autre, l’instrumentalisation du temps est relativement excessive : elle conduit, dans le premier cas, à détruire les signes sans assurer leur renouvellement et, dans le second cas, à les sacraliser et à interdire de fait leur renouvellement. La plupart des sociétés humaines contemporaines vivent, en effet, sous l’empire d’une sorte de déni de l’excès que charrie l’une de ces deux formes d’instrumentalisation du temps : ici, le déficit de sens et de questions communes ; là, l’excès de sens et de questions communes ; un déni de l’excès et un déni de sa conséquence principale : cette fracture dangereuse entre l’Occident et « ses ailleurs », fracture psychique et politique au moins.

On parle ici de « temps long » bien sûr et, lorsqu’on pointe « l’histoire du temps long », on pense à Fernand Braudel ! Pour ma part, lorsque je m’attache à « l’histoire du temps long de l’Europe », c’est auprès de Jean-Baptiste Duroselle que je cherche l’inspiration. Duroselle racontait l’Europe, l’histoire de ses peuples, et il fit comprendre que l’une des caractéristiques majeures de l’Europe fut qu’entre Dieu et César, aucun des deux n’a vaincu l’autre, que l’Europe a globalement échappé au césaropapisme – en temps long ! – et que cette caractéristique-là s’est dessinée au cœur même de la lutte entre les papes et les empereurs, laquelle a duré du Xe au XIIIe siècles. L’Europe eut donc…et Dieu et César, lesquels se sont alors plutôt « neutralisés », laissant un formidable espace imaginal pour un « ni Dieu ni César ». Autrement dit, pour l’essentiel, cette bataille entre ces deux formes fondamentales de cultes n’ayant pas eu de vainqueur, la liberté de création – et la culture de la diversité qui l’a accompagnée – prirent une place.

Les communes en Europe, ces innombrables foyers de diversité que sont les communes, foyers de taille très variables, l’illustrent bien. Elles ont été les plus fécondes et résistantes garanties contre les bouffées de césaropapisme, contre Dieu ou contre César selon les cas et les moments. Elles ont contribué à produire, dans un apprentissage heureusement toujours conflictuel, « l’esprit public subsidiaire » et sa technologie politique associée, peut-être la plus fine et la plus efficace que les hommes aient jamais inventée pour faire vivre et la différence affirmative et l’intégration coopérative.

L’Europe moderne fut le fruit inventé de toutes ces dynamiques inter-agissantes. Alors, des empreintes, des postures, des accents, des traces marranes ?

Le sort réservé à ceux qui, entre le XIIIe et le XVe siècles, firent les frais des pratiques stigmatisantes recouvrant peu à peu l’ensemble de la presqu’île ibérique autorise peut-être à parler d’une « pré-condition marrane ». Il conviendrait d’interroger ces toutes premières manifestations répressives à propos de l’identité religieuse : pourraient-elles constituer l’une des premières lames de fond de la construction de l’Europe moderne, l’un de ses événements fondateurs, proto-historiques ?

Et si « les premières et successives conditions marranes » d’entre le XVIe et la fin du XIXe siècles, sur fonds d’une Eglise césarisée (avec le paroxysme de l’Inquisition) et des monarchies de droit divin (avec leurs paroxysmes impériaux), devaient se comprendre comme des marqueurs importants d’une lente, longue et dense expérience-miroir de l’invention encore religieuse de… sortie de la religion ?

L’Europe, c’est le seul groupe humain qui ait conquis la Terre entière (à l’exception du Japon et de la plus grande partie de la Chine), qui ait donc massivement exporté ses violences politiques. Et pourtant, l’Europe des violences politiques, expéditionnaires ou non, a néanmoins laissé une place à « l’habeas corpus » et aux « droits de l’homme et du citoyen ». Elle est, en effet, le seul espace humain qui ait engendré deux révolutions des droits de l’homme, l’anglaise et la française, et inspiré une troisième, l’américaine, pour imposer son « goût de se gouverner soi-même ».

L’Europe, c’est un groupe humain qui a conquis le Ciel en l’ayant presque partout peuplé d’un Dieu unique pour le « gérer » schismatiquement ensuite, en attachant ses sujets à des postures identitaires rigides et mortifères. Et pourtant, L’Europe des violences religieuses a toutefois laissé une place à l’équivocité, ou encore au sentiment de pitié…

Or, la possibilité même de la liberté individuelle et collective, mais aussi l’équivocité ou encore la pitié, n’auraient pu émerger si Dieu l’avait emporté sur César ou César sur Dieu. Et si les « marranes » avaient été de trop obscurs vecteurs ou reflets d’une telle possibilité ? Et si, de plus, la rémanence de telles postures portait de nos jours encore un message cohérent ?

Et aujourd’hui, donc ?

Le marrane fut confronté à un défi permanent, celui de répondre à tout moment à une assignation à résidence identitaire puisque chacune des expressions possibles de cette assignation renvoyait à un assujettissement : ancien juif, nouveau-chrétien, futur juif ou futur faux-chrétien. Or, nous, Européens contemporains, ne sommes-nous pas aussi les héritiers tant de ces « inthées » de l’immanence que de ces athées et de ces agnostiques dont le rapport à la transcendance fut paradoxalement si fécond, contribuant à créer des foyers de cultures kaléidoscopiques sans cultualisation excessive ?

Cultures, contre-cultures marranes ? En dynamique générationnelle, pourrait-on parler de « contre-culturalisation » marrane ? Ou plutôt de séries d’antidotes culturelles aux « cultualisations » excessives du moment, comme autant de réponses clairement incertaines à la question de la vérité, tant de la vérité religieuse que politique… ? La profusion des situations et postures marranisantes possibles ne permet-elle pas de dresser une figure de repères serrés, tissant une trame d’une possible histoire universelle de l’Europe ?

Se mettre en danger, penser contre soi-même, aller à la vaccine ou à l’inoculation, affirmer le courage de l’hypothèse, prendre en charge la liberté de trahir les clercs, arracher au Ciel ses idées… : un esprit de création sous toutes ses facettes pour résister des siècles durant à la gravité de la Terre-heure par heure ?

En parcourant encore et encore l’espace d’Europe, les marranes ont peut-être curieusement donné de l’autorité… au temps, au temps de la modernité en Europe. Affirmer l’autorité du temps revient à dire, à l’instar de Myriam Revault d’Allonnes, que le temps n’autorise rien a priori s’il n’est pas le fruit d’une suite d’auteurs. Car, sans auteurs, pas de rupture et de lien temporels, pas d’autorité à la convention de la temporalité ! Voilà pourquoi dire le progrès, au fond, revient simplement à raconter le temps inventé par la marque des auteurs. Les marranes ont été des auteurs, forcément ! Ils ont servi l’autonomie de la personne (plus que du sujet ou de l’être ou de l’homme ou de l’individu). Ils ont donc servi la modernité européenne.[1]

Les choses se sont peut-être passées comme si le marrane était devenu peu à peu laboureur d’un terrain d’expression immanente, dessiné autour d’une tension qui s’est manifestée au cours des siècles dans une expérience quotidienne entre l’équivoque et son dépassement par l’ambivoque, entre équivocité et ambivocité, entre paroles égales que l’on annule et paroles doubles que l’on ajoute. Non ? Les paroles égales, en s’annulant, œuvrent et ouvrent à la modernité économique, à renforcer par l’échange et le commerce l’équivalent général qu’est la monnaie dont l’objet même est d’épuiser l’excès de sens. Les paroles doubles, en s’ajoutant, œuvrent et ouvrent à la modernité politique qui s’attaque au défaut de sens et construit l’appartenance et/ou la reliance complexes.

Or, nous, Européens contemporains, nous sommes les héritiers et de cette modernité économique et de cette modernité politique. Aussi, en Europe, ni le politique ni l’économique n’auraient dû l’emporter au XXe siècle ! Ni le culte du politique dans la première moitié du XXe, ni le culte de l’économique dans la seconde moitié du XXe n’auraient dû conduire à ces deux formes, très distinctes toutefois, de nihilisme où l’inquiétude marrane semble introuvable. Car l’inquiétude marrane aurait peut-être su faire vivre simultanément et la contradiction et son dépassement, mettre en culture complexe, pas en culte simpliste.

Et demain ?

Il s’agit ici moins de plaider pour un « philo-marranisme », qui pourrait bien s’effondrer dans sa propre empreinte narcissique, que pour l’émergence à vaste portée d’une « estime généalogique de soi ». L’illustration de parcours marranes modernes pourrait heureusement la révéler et l’entraîner. Cette estime-de-soi-là viendrait rendre leur humanité aux identités bancales des auteurs passés, de toutes sortes d’auteurs, de leurs chemins buissonnants, de leurs encore insondables jalons. Elle encouragerait les nouveaux auteurs à faire valoir une singularité de héros modernes, de ceux qui, comme le dit encore Myriam Revault d’Allonnes, « continuent de commencer ». Elle proposerait de nourrir d’hypothèses une question presqu’encore vierge, celle de la permanence vs variabilité des caractéristiques de l’inconscient individuel et collectif, bref : de l’historicité possible de l’inconscient. Elle servirait une mise en empathie réciproque – c’est-à-dire un respect mutuel actif et inventif pour que vive « l’autre de soi » – entre les sciences, les savoirs et les humanités, cadrant ainsi un projet européen de « sociétés de la connaissance et de la reconnaissance ».

Cette estime-de-soi-là pourrait donc être envisagée comme une nouvelle force psychique de création, force personnelle et de portée collective, source d’une ouverture fraternelle et renouvelable à autre chose qu’à soi-même.

Je propose un tableau (ci-après) afin de montrer la diversité des postérités marranes. Une telle appréhension des origines n’invite pas, on le voit, à la moindre démarche ontologique (ou mythique) et à ses indécidabilités, mais à une approche plus ou moins méthodique des x+n parcours marranes possibles. La « question marrane », en effet, ne doit rien à l’évolution naturelle ; elle procède de l’une de ces « révolutions culturelles » qui puisent avant tout dans l’imaginaire, en l’occurrence violent, des hommes et font leur Histoire rarement commune. Pour autant, cette approche devrait rester prudente et conserver un caractère heuristique, de discernement, tant il serait déraisonnable de viser à catégoriser les différents devenirs ou avenirs marranes. Car, cela reviendrait, par exemple, à savoir tenir compte des alliances qui, génération après génération, en multipliant les « reliances », ont déformé à l’infini les schémas initiaux ; à tenir compte, en outre, des comportements des « chrétiens du XXe siècle » qui, mus par les possibilités nouvelles offertes par les moyens de savoir, ont appris que leurs ancêtres étaient Juifs ; à tenir compte des parcours qui ont rencontré en route l’athéisme ou l’agnosticisme… Précisément, il faut renoncer à « tenir compte ». Déconstruire la complexité, oui, mais jusqu’au point où l’ambition de la connaissance doit reconnaître le butoir d’une irréductible méconnaissance.

Spectralité marrane

Premières générations de l’Inquisition en Espagne et au Portugal (E-P)

1.  Juif resté Juif en E-P Pour mémoire, parce qu’assassiné
2.  Juif resté Juif mais Chrétien en société, vivant en E-P Marrane (originaire) 1
3.  Juif resté Juif, parti d’E-P en Europe ou ailleurs Juif  1

 

4.  Juif devenu librement Chrétien et vivant en E-P ou ailleurs Chrétien 1

 

5.  Juif devenu Marrane 1, parti en Europe ou ailleurs et resté Marrane  Marrane 2

 

6. Juif devenu Marrane 1, parti en Europe ou ailleurs et redevenu Juif Juif  2

 

 Vagues successives des générations ultérieures

7.  Juif 1 resté Juif Juif  1
8.  Marrane 1 resté Marrane Marrane 1
9. Marrane 1 parti ultérieurement en Europe ou ailleurs et redevenu Juif           Juif  3

 

10. Chrétien 1 vivant en E-P ou ailleurs et redevenu Juif Juif  4

 

11. Juif 1 ou 2 revenu dans son pays d’origine (E-P, notamment) en devenant Chrétien Chrétien 2

 

12. Marrane 1 ou 2 devenu  volontairement Chrétien à telle ou telle génération                Chrétien 3

 

 Aujourd’hui, après de nombreuses vagues générationnelles

x      Juif 1, Juif 2, Juif 3, Juif 4
x+1  Marrane 1, Marrane 2
x+2 Chrétien 1, Chrétien 2, Chrétien 3
x+3  Juif 1 ou 5 revenu dans son pays   d’origine (E-P) ou ailleurs  Juif  5

 

x+4   Chrétien 2 redevenu Juif        Juif  6

 

x+5   Chrétien 3 redevenu Juif   Juif  7

Jean-Paul Karsenty

 

[1] Un mot à propos des « post-modernes » contemporains : ils « s’autorisent » certes aussi mais, s’ils se font auteurs, ils ne deviennent jamais que des individus, plutôt anti-humanistes-autogestionnaires. Et s’ils rejettent bien entendu « le dressage », ils ne revendiquent toutefois pas la transmission, tout juste « l’accès », rien de plus. Ils sont donc moins créateurs de temps que d’éternité

Ménager la durée, le temps et même l’éternité pour que nos sociétés soient vivables

par Jean-Paul Karsenty

Mon propos sera articulé en 5 courts mouvements que j’aborde immédiatement sans autre procès et que je ferai suivre d’un épilogue.

1er mouvement. 

Plus que d’autres sciences et plus que d’autres technologies, les sciences et les technologies dites de l’information et de la communication (STIC), nourries par les recherches nouvelles qui leur sont attachées, accompagnent les sociétés occidentales contemporaines et inspirent leur cours. Elles contribuent, en outre, à perfectionner et, parfois même, à « vampiriser » les sciences et les technologies, de toute nature, qui les ont chronologiquement précédées.

Je souhaite tout d’abord inviter le lecteur à prêter attention aux trois observations suivantes qui jalonnent « l’aventure contemporaine » de ces STIC :

– ces STIC elles-mêmes, on oublie trop souvent de le rappeler, constituent une partie importante des « nouveaux objets » que les recherches scientifiques contemporaines se sont donné à elles-mêmes depuis deux tiers de siècle environ ;

– ces nouveaux objets de recherches sont « massivement » abstraits, soit qu’ils relèvent des « macro-mondes » (les exo-planètes, les galaxies, les univers multiples ou multivers,…), soit qu’ils relèvent des « mondes des particules élémentaires » (tant de la physique que de la biologie, et de leur dimension « nano » aujourd’hui), et d’autres encore; dit autrement, ils relèvent de moins en moins des « mondes sensibles »,[1] des mondes perceptibles par les sens.

– enfin, last but not least, ces nouveaux objets de recherche, devenus pour beaucoup d’entre eux, puis restés objets de science aujourd’hui, ne sont pas représentables. Jusque-là, en effet, les objets de recherche et de science pouvaient être invisibles, insensibles même[2], et donc abstraits. Le « monde microscopique » nous a, bien entendu, accoutumés à cela depuis plus d’un siècle : pensons à l’électron, à la molécule, au microbe… Mais ils étaient, ils sont représentables. Or, beaucoup des nouveaux objets de recherche et de science ont cette caractéristique de ne pas être représentables, n’ayant pas de forme physique, en tout cas, pour ne choquer aucun physicien, pas de forme accessible à l’intuition (un « en soi » vs un « hors soi »)[3].

Et bien des objets, sans forme accessible à l’intuition au moins, sont des objets qui semblent ne pas donner prise au temps, qui semblent s’affranchir du temps[4]. Dit métaphoriquement : sans représentation possible – sensible ou mentale – de ces nouveaux objets, plus de « marquage » possible du temps « sur » ces objets, plus de temps universel objectif associé à ces…objets.

2ème mouvement. 

Or, parmi les dynamiques qui ont engendré nos sociétés contemporaines, l’une d’elles est cruciale : la dynamique d’instrumentation/d’instrumentalisation du temps, au cœur même de la modernité.

Pour le dire en quelques mots, c’est en prenant appui sur les régularités physiques de la nature (le jour, la nuit; les saisons…) que les hommes ont pu mobiliser les sciences et les technologies pour bâtir l’architecture moderne de leurs cultures. Architecture sécularisée grâce à l’objectivation progressive des durées subjectives en temps, pour toute activité exigeant une transaction entre hommes ou entre hommes et sociétés.

Cette dynamique-là demanderait-elle aujourd’hui à être davantage maîtrisée dans le monde occidentalisé? Est-elle devenue exagérée, trop hégémonique ou bien trop rapide? Viole-t-elle des limites? Cette dynamique n’a-t-elle pas conduit d’abord à amplifier exagérément le phénomène de temporalisation de la durée attachée à chaque être humain, puis à préparer insensiblement la transformation des temporalisations communes, partagées en temporalisation unique (l’horloge mondiale).

Pour user d’une métaphore simple, n’a-t-on pas éprouvé excessivement l’élasticité du ressort des durées subjectives en les objectivant à l’excès? Aujourd’hui, les sciences et les technologies de l’information et de la communication inspireraient-elles, aspireraient-elles, trop l’avenir dans le sens d’une uniformisation du temps vers des expressions toujours plus rattachées à la symbolique de l’homme-monde? Contribueraient-elles à donner au monde cette tonalité d’automate qu’on a commencé à lui remarquer dès le 19 è siècle, qu’on lui remarque toujours davantage, et où la présence même de l’homme apparaît superflue? Un homme plus probable que singulier ou pluriel…

Bref, et pour le dire brutalement, les outils existants de notre monde contemporain, et spécifiquement les outils actuels de nos recherches scientifiques et techniques, menaceraient-ils l’équilibre moderne entre durées subjectives et temps objectifs, équilibre qui agit depuis quelques siècles en Occident comme une infrastructure immatérielle commune de base au service de notre modernité ? Déplaceraient-ils cet équilibre moderne entre sujet et objet vers un au-delà de l’objet, vers le projet ? Vers un espace monolithique d’ « approjettissement » ?

3ème mouvement. 

Attention, c’est bien la médiation par les différentes expressions du temps dans une négociation vivante et permanente avec les innombrables durées subjectives qui, « en modernité », a réglé, pour l’essentiel, la possibilité de l’accès des hommes à leurs actions communes et aux sens qu’ils y ont projeté !

Car, toute immatérielle que soit « l’infrastructure » qui résulte de cette médiation, les effets opératoires n’en sont pas moins réels, et séculiers et réguliers! Et si nous devions renoncer à la richesse de cette médiation, si nous devions altérer profondément les conditions de cette médiation, alors, peut-être, la question de la condition humaine, celle qui concerne l’origine et la destinée de l’homme (et ses problématiques de la mortalité vs l’immortalité, de la succession des générations…), cette question, disais-je, qui a tant et tant nourri l’esprit de recherche en Occident, pourrait perdre radicalement de sa fécondité et s’effacer pour n’inspirer plus, peu à peu, qu’une réponse unique, « projective », celle de l’éternité, réponse fantasmatique et a priori stérile…

Certes, on pourrait s’évertuer à faire évoluer nos façons de voir, nos représentations, puisqu’au fond il s’agit bien de cela (y compris nos représentations de nous-mêmes, bien sûr), mais alors sur quelle base le faire? Sur la base de quelle autre question que celle de la condition humaine -mortelle – refonder nos propres représentations?

Et en aurions-nous vraiment la latitude? Car, à y réfléchir, « l’homme occidental(isé) » – c’est-à-dire aujourd’hui l’homme que l’on trouve un peu partout sur la planète –  risque de rencontrer une difficulté majeure dans la représentation qu’il (se) fait de lui-même. Explicitation : il y a 500 000 ans, ni homo habilis ni homo erectus n’a dû, certes !, se (re)présenter à lui-même comme créé [5]! Il y a 50 000 ans, avec le jeune homo sapiens, cela devient à peine le cas[6]. En revanche, il y a 5000 ans, l’homme s’est bien, ici ou là, (re)présenté comme « créé » (créé par un principe supérieur). Puis, il y a 500 ans, comme « co-créateur » (dans une alliance, dans un rapport avec ce principe supérieur). Enfin, il y a 50 ans et depuis lors, il se présente comme « créateur » (c’est-à-dire émancipé de toute hétéronomie). L’homme peut-il se présenter, dans 5 minutes, comme radicalement « auto-créé », entre objet et projet de lui-même (c’est-à-dire « causa sui », sans lien génératif), « porté » par l’éternité ?! Et même porteur d’éternité sans mélange ?!

4ème mouvement. 

A celles et à ceux que tenteraient le : « Et pourquoi pas ? », on fera écho ainsi :

1 – « L’auto-création radicale », cette forme très récente de présentation de l’homme par lui-même et pour lui-même dans nos sociétés occidentales hypermodernes n’équivaut-elle pas paradoxalement à nier la singularité possible de chaque homme en niant sa part inaliénable d’hétéronomie ?… En effet, si tout homme, « en modernité », emprunte bien un chemin qu’il est en son pouvoir de rendre singulier, sa marche restera pour autant préalablement dépendante de ses conditions initiales, irréductiblement originales : l’endroit, le moment de sa naissance, ses parents et ancêtres. Tout libre avenir d’homme reste issu d’une destinée de départ.

2 –  Comment, en outre, peut-on être assurés que les hommes qui peuplent chacune des grandes aires culturelles composant notre monde d’aujourd’hui  sont préparés à accepter volontairement les effets qu’une telle nouvelle présentation, de soi pour soi et de soi pour les autres, aurait sur leurs propres représentations? Dit autrement : ces nouvelles représentations occidentales, en métamorphose accélérée comme je viens de le montrer, sont-elles aisément et rapidement partageables, compatibles à tout le moins avec les autres grandes représentations collectives existantes ?…Et, le cas échéant, bien entendu, sans que n’émergent d’immenses violences au cours d’une « phase de transition-partage » ? L’enjeu est majeur, non ?
Ici et maintenant, et par prudence, ne serions-nous pas avisé-e-s de « ménager » ces trois catégories que sont la durée, le temps, et même l’éternité !, et de penser leur lien souhaitable au moins sous ces deux types de contraintes ? En nous attachant à cela, ne répondrions-nous pas à un souci autant raisonnable que rationnel ?…

Mais comment avancer ? Peut-être autour du guide que l’on pourrait confectionner autour des trois idées solidaires et successives suivantes :

1 – Envisager la diversité des impressions, sensibles, et des expressions, intelligibles, vécues à travers :

– la durée, vécue par soi avec soi, en compagnie de soi-même, seul, donc sur un mode strictement subjectif;

– le temps, vécu par soi, mais à deux, à plusieurs ou à beaucoup, dans une intersubjectivité ou une objectivité plus ou moins restreinte, au sein de groupes plus ou moins nombreux; autrement dit, le temps vécu au sein des différentes communautés d’appartenance spatialisées, réelles ou virtuelles, que se donnent les hommes : communautés plurisubjectives ou massives, locales, nationales, internationales, mondiale, donc dans une objectivité plus ou moins réificatrice (ou aux effets statistiques plus ou moins réificateurs)?

– l’éternité, vécue soit dans une subjectivité non réflexive de type romantique ou narcissique ou encore fatal, soit dans un «approjettissement » de type nihiliste, dans un au-delà de l’objet, fruit de la dynamique de globalisation/mondialisation massive des programmations et des trajectoires humaines.

2 – S’envisager soi-même comme « sujet politique singulier »[7], c’est-à-dire participer à la construction permanente de la Cité en lui apportant une contribution singulière; cette contribution ne serait rien d’autre que sa dynamique personnelle nourrie à la source d’un équilibre unique résultant d’une place substantielle réservée à ses propres occasions de vivre dans la durée, dans le temps et dans l’éternité, et donc de vivre la richesse de leurs différentes impressions et expressions sensibles et intelligibles…

3 – Envisager précisément les différentes manifestations de la durée, du temps et de l’éternité, selon des usages individuels propres à nourrir la « tension moderne » sujet-objet, laquelle s’est établie dans un rapport riche entre le réel et l’imaginaire plutôt que la « tension hypermoderne » objet-projet, laquelle, actuellement sur-investie, s’établit pourtant dans un rapport somme toute pauvre entre potentiel et simulation. Cela revient notamment à vivre le temps sur les « terrains de l’incalculabilité » (relativement délaissés dans le monde occidentalisé depuis 50 ans) davantage que sur ceux de la « calculabilité » (exploités intensivement dans ce même monde occidentalisé depuis 50 ans). On aura compris que l’enjeu, ici, est de freiner les effets de l’irruption récente des expressions du temps et de l’éternité parmi les plus réificatrices[8].

5ème et dernier mouvement.

Nos vies individuelles et collectives seraient ainsi réensemencées par de nouveaux usages offerts aux  durées subjectives plus qu’aux temps objectifs et aux temps objectifs plus qu’aux éternités projectives.

Elles seraient plus équilibrées parce que plus « éco-diversifiées ». Elles auraient, en outre, la vertu de faire évoluer en retour le choix des objets de recherche dans le domaine des sciences et des technologies de l’information et de la communication qui, comme je le disais au début de mon propos, accompagnent et inspirent plus que d’autres nos sociétés contemporaines.

Ainsi ressourcées dans un sens plus « modernisant » « qu’hyper-modernisant », de telles  STIC reconnaîtraient l’homme dans sa condition humaine.

Le développement de l’information s’accompagnerait de formes, y compris technologiques, et peut-être moins de formules, algorithmiquement closes; le développement de la communication s’accompagnerait de communions et de commerces, et peut-être moins de contacts sans partages ni même échanges.

Bref, la raison moderne pourrait alors tenir à distance les passions totalisantes du retour du sacrifice et les excès nihilisants des projections sans sujet ni objet.

Epilogue

Au fond, le « sujet politique singulier » devrait avant tout s’attacher à veiller au maintien et à la promotion de la diversité dans nos façons de vivre nos vies à travers la qualité de l’infrastructure immatérielle de base à accueillir des « tensions modernes » entre durées, temps et éternités.

A cette condition citoyenne, on devrait pouvoir trouver un chemin d’équilibre pacifique entre les trois « ordres » qui ont successivement tapissé, puis sédimenté l’histoire des hommes : le symbolique il y a 5 000 ans, le réel il y a 500 ans et le potentiel il y a 50 ans…un chemin pour un équilibre régulateur qui soit acceptable par les hommes et par leurs différentes civilisations actuelles, un chemin « bon pour » une quête commune et ouverte d’ « un vivre-ensemble » qui soit durable…

Un chemin qui sache donc se garder de l’excès des logiques vertigineuses et mortifères conduisant aux sables mouvants de l’éternité : logiques probabilistes en Occident, logiques déterministes en non-Occident, lesquelles se rejoignent pour menacer ou refuser la modernité en forçant les caractéristiques spécifiques qu’elle a forgées à travers sa dynamique la plus précieuse : la maîtrise de la tension entre durées subjectives et temps plus ou moins objectifs.

A défaut d’engager un tel effort, des déséquilibres, déjà fort avancés, risquent de s’installer, problématiques et non pacifiques. Et il faudrait nous attendre à des régressions psychiques et collectives. Alors nos sociétés ne seront pas vivables, nos sociétés occidentales pas plus que celles qui ne le sont pas encore !

(A)ménageons donc durées, temps et éternités en arts de vivre singuliers et pluriels qui cultivent la diversité de toutes leurs impressions et expressions vécues… pour que nos sociétés, demain, soient vivables !

Jean-Paul Karsenty

29 janvier 2009

Jean-Paul Karsenty est économiste par formation initiale. Tantôt il se présente comme un prospectiviste, tantôt comme un technocrate, tantôt encore comme un spécialiste des généralités ou des transversalités, c’est selon. C’est dire qu’il fréquente régulièrement plusieurs univers.

En fait, au sein de plusieurs institutions publiques françaises, et pendant 30 ans, il s’est attaché à analyser les enjeux d’intérêt général et à donner forme à des politiques publiques : tant dans leur dimension économique bien sûr, que technique ou stratégique; tant du point de vue de leur anticipation que de leur évaluation. C’est ainsi qu’il a eu à réfléchir aux questions de politique industrielle, d’aménagement du territoire, de transports et d’énergie, de défense et de sécurité, d’éducation et surtout de recherche scientifique et d’innovation.

Il est heureux d’avoir pu croiser les routes d’Yves Stourdzé au CESTA (Centre d’Etudes des Systèmes et des Technologies Avancées), de François Gros à l’Académie des Sciences ou encore de Ketty Schwartz au ministère de la recherche.

Il y a 3 ans, il a rejoint  le Centre Alexandre Koyré de recherche en histoire des sciences et des techniques. Il participe, en outre, à la vie de nombreuses associations… d’intérêt général.

 

[1] Devrais-je parler de « mondes  immédiatement sensibles » ?

[2] Insensibles, c’est-à-dire identifiables par aucun des 5 sens humains

[3] …autrement que sous la forme d’un algorithme de calcul, d’une formule.

[4] « s’affranchir de toute spatialisation temporelle », comme parler une langue d’inspiration bergsonienne.

[5] On peut douter, en effet, de la capacité réflexive de chacun d’entre eux deux.

[6] En effet, le langage, les modèles, les sépultures, et donc les religions sont alors en formation

[7] On parle ici de « sujet politique singulier » pour désigner l’individu conscient d’être devenu de fait, pour un certain nombre de questions intéressant la Cité, un « lieu souverain » nouveau d’inspiration, d’énoncé, d’affirmation, de décision, de régulation, d’évaluation….Un lieu concurrent et complémentaire des autres lieux politiques souverains existants et devant être flanqué, comme ceux-ci, d’une responsabilité spécifique.

[8] On veut parler ici des dynamiques humaines et sociales parmi les moins sensiblement partageables, qu’elles soient le fruit de l’expression d’un temps vécu par des communautés plus nombreuses, plus larges et plus évanescentes sur un mode de plus en plus objectivement unifié, voire « approjectif », ou bien qu’elles soient le fruit d’une sorte de magma fusionnel des toutes-puissances individuelles, excitées et « panurgisées » par beaucoup des « STIC contemporaines » et susceptibles de faire réagir et faire surréagir – quel danger de barbarie ! – les hommes ensemble, tous, alors interchangeables, dans un même mouvement… comme un seul homme !