Breveter l’abject

par Alain Laraby

A Hélène Berr et Jean Zay

D’Erfurt à Auschwitz – L’appropriation de l’horreur – Droit privé et droit public – De l’inhumain trop humain – Subir l’injustice plutôt que de la commettre – Le fin mot de l’histoire

D’Erfurt à Auschwitz

Erfurt, en ex-RDA. Après la réunification, la ville a décidé de préserver le souvenir de Topf und Söhne qui fabriquait des fours crématoires pendant la Seconde guerre mondiale. La majorité des édiles était divisée. La mairie voulait raser l’usine. Des voix se sont élevées pour en transformer une partie en musée. La cité a restauré le bâtiment administratif, de façon instructive et discrète. Un acte de courage et d’intelligence. Le passé a recouvré un sens.

Dans le bâtiment, on écarquille les yeux  et on ressent de l’écœurement. Un film montre le personnel de l’usine défiler en 1937. Dans les salles, on découvre pêle-mêle des courriers entre dirigeants de l’usine et SS. Sous vitrine, des dessins et modèles, des dépôts de brevet.  Le dernier étage offre une belle vue. On aperçoit la ville voisine, Weimar, près duquel se situe Buchenwald. Ingénieurs et techniciens contemplaient un des camps de concentration qui bénéficiaient de leur savoir-faire. Le camp d’Auschwitz, en Pologne, n’échappa pas à leur expertise. Le personnel de Topf und Söhne y allait et venait. Il montait les fours et les réparait. Birkenau, à deux pas, fit les choses en grand. L’entreprise réalisa des économies d’échelle.

 

L’appropriation de l’horreur

Au siège de l’entreprise, on est appliqué (tüchtig). On travaille sans état d’âme, en blouse blanche, sur des planches à dessin. Une photographie de l’époque témoigne de l’atmosphère industrieuse. On doit répondre à la commande officielle de fours crématoires pour cadavres humains. Il y a un marché. La demande n’étonne guère. Dans un pays en voie de nazification, il n’y a pas de place pour le doute. La seule question : Wievel Stück ? – Combien de pièces ?

Topf und Söhne a bonne réputation. Dès le début du XXe siècle, l’entreprise avait déjà innové dans le domaine de la crémation individuelle. La loi allemande de 1934 pose des conditions d’hygiène relatives à l’odeur, à la fumée et au bruit. Le droit exige le respect du corps et des cendres (le corps est identifié, les cendres sont rassemblées, les urnes sont scellées). On parle de « dignité », mais un tel cahier des charges ne s’impose plus aux populations jetées à la vindicte publique. Sous le nazisme, l’entreprise doit régler un problème de masse. Il faut prévoir des installations pour une combustion continue devant absorber d’immenses quantités.

Ces questions relèvent de l’ingénierie. Topf und Söhne innove. Elle multiplie les moufles des fours crématoires. Elle accélère l’incinération. Elle étend son intervention en amont en améliorant la diffusion du Zyklon B dans les chambres à gaz. Topf und Söhne est fière du travail accompli. Elle a déposé un brevet en 1942. L’enregistrement ne répond pas qu’au mobile du profit. Nous ne sommes pas aux Etats-Unis, obsédés de faire fructifier le copyright. Le devoir prime. Toujours heureux de vous servir (Stets gern für Sie beschäftigt) est la devise de la maison. La phrase orne le fronton du bâtiment restant. L’appropriation de l’horreur  ne choque pas : sur les planches à dessin figure le logo Isis. A travers les âges, la déesse égyptienne protège les inventeurs qui œuvrent pour l’humanité. A perfectly normal company.

 

Droit privé et droit public

Rien ne force les métiers du commerce et de l’industrie à coopérer. La liberté d’entreprendre continue d’exister. A l’instar de Topf und Söhne, beaucoup de sociétés commerciales l’exercent sans retenue. A Auschwitz, Bayer recueille sur son papier à-en-tête les observations des médecins nazis qui se livrent à des expérimentations humaines ; Siemens sélectionne et exploite la main d’œuvre des déportés ; une autre firme négocie le prix et la quantité des cheveux des crânes qui ont été rasés ; une autre transforme les cendres en engrais. L’Etat récompense cette volonté de participer à l’effort national en leur accordant d’autres marchés. Topf und Söhne accroît son chiffre d’affaires. Beaucoup de marques gonflent leur réputation : Hugo Boss conçoit les uniformes SS (et les costumes du Führer); BMW emploie 50.000 détenus d’un camp de travail pour monter ses voitures;  Deutsche Bank finance la Gestapo.

Même en droit public, le fonctionnaire n’est pas forcé d’obéir aveuglément. A l’insu des administrateurs, l’autonomie subsiste. Quelques-uns, dans les bureaux, tardent à exécuter les ordres. Certains juges refusent de juger sans délibérer. D’autres démissionnent, mais la plupart restés en poste condamnent à la volée. La justice, qui doit s’exercer les yeux bandés, les a à demi fermés. Aucune instruction préparatoire ne précède les audiences. Les qualifications retenues sont saugrenues (relations sexuelles entre races). Les crimes d’Etat restent impunis mais les magistrats du siège n’osent pas aller à l’encontre de la volonté de leurs supérieurs. Ils ne baissent pas la tête mais la relèvent pour rendre des arrêts de mort. La part de responsabilité à dégager n’est pas celle des prévenus mais la leur. Inquisiteurs, ils sont devenus coupables par breach of justice. Ils commettent l’iniquité au nom du droit.

Parmi les pays vaincus, la France pense s’en tirer à bon compte. Une partie de ses élites, déplacée à Vichy, fait croire que la souveraineté subsiste. Des lois anti-juives sont promulguées, mais Pétain les rend plus sévères de sa propre main. Conformément à la hiérarchie des normes, les hauts fonctionnaires rédigent les décrets d’exclusion des Français qui ne sont pas de souche. Leur style est lumineux, précis. Des professeurs d’université commentent cette réglementation comme si son objet, violant l’ordre public, n’importait guère. La forme, seule, a du sens ! Comme on sait, avec la même indifférence, mais sans ménagement, la police remet à l’autorité étrangère des enfants de moins de 16 ans comme elle lui a remis auparavant les émigrés allemands.[1] Belle répartition des tâches : les jurisconsultes blanchssent l’infamie, les forces de l’ordre contribuent à l’épuration, et la milice, pour achever l’épuration, extirpe, avec une violence mafieuse, toute opposition.

Dans la population, il y a de nombreux justes qui circonviennent les lois devenues injustes. Des gens modestes, des paysans, des communautés entières, sauvent juifs et autres bannis de la société. Cette attitude ne contrarie pas la collaboration économique. Nous ne sommes plus en 1914 où Renault produisit en nombre les taxis qui acheminèrent les soldats français sur le front de la Marne. Renault fabrique désormais pour l’ennemi. Cette entreprise automobile sera nationalisée à la Libération à titre de symbole, mais la majorité des entreprises ont livré sans vergogne du matériel civil et militaire à l’armée allemande. Que le pays soit occupé ou pas, le droit privé n’est pas gêné par l’odeur de l’argent.

 

De l’inhumain trop humain

L’Allemagne nazie entend asseoir sa domination absolue sur des peuples et des individus réduits à la servitude. Tout un droit de l’inhumanité se met en place :

-un droit de propriété des biens volés au bénéfice de soudards se livrant au pillage (à fond ajoute Goering)[2] ;

– un droit de propriété industrielle, délivrant (avec félicitations du jury) le titre de brevet à des techniques concassant et broyant l’humanité ;

– un droit de propriété intellectuelle, garantissant les droits d’auteur et patrimoniaux sur des œuvres aussi insanes (et indigestes) que Mein Kampf. Hitler s’enrichit en imposant son livre dans le monde germanique. A l’extérieur, les droits de traduction gonflent les royalties. L’œuvre d’Heidegger fut moins indigente et obsessionnelle. Elle fut mieux écrite, mais son auteur préféra comme le guide suprême les substantifs abstraits aux verbes. Son être-là (Da-sein, openness-for-Being) reproche à la philosophie d’avoir oublié l’Etre, mais il oublie lui-même la présence humaine en chaque homme abimé. Son ontologie, sourde à toute moralité, excuse les crimes contre l’inhumanité. De quels crimes parlez-vous s’il n’y a plus d’humanité? Où est la faute ? Quand l’Etat efface tout nom  propre, le nom devient commun. Il y a un numéro, un matricule, tatoué sur la peau, dès le plus jeune âge. Il y a du Non-être.

C’est vrai, on a commis des erreurs, reconnaît Himmler, le chef des SS. « En 1941, nous ne donnions pas aux masses humaines la valeur que nous leur donnons aujourd’hui, celle de matières premières, de main d’œuvre. »[3] Nous savons, depuis, utiliser la moindre parcelle humaine au service du Reich ! Nous mentons aux populations déportées pour leur faire croire qu’elles vont être bien traitées (nous poussons le vice à vendre des tickets de train pour Auschwitz). Vous voyez, nous sommes capables de reconnaître l’humain dans l’inhumain. Nous ne faisons pas que manipuler du bétail. Nous montrons au monde notre irrespect.

Des preuves ? « Un SS passe à bicyclette et donne un coup de pied à une vieille femme. Elle pousse un cri déchirant. » « Le SS, ayant une passion pour son chien-loup, donne, devant nous, son sucre quotidien. Il lâche bruyamment un « gaz » à la figure de celui d’entre nous qui était en charge de lui enlever ses bottes. Il ajoute en ricanant :  Danke, Herr Professor ! »[4] A la Gestapo, « on enfonce des choses sous les ongles aux inculpés pour les faire avouer, on les interroge pendant onze heures de suite, puis on les met « au repos », sous la surveillance d’un énorme chien policier. L’animal est prêt à vous sauter à la gorge si l’on fait mine de sortir son mouchoir de sa poche. »[5]

Manifestement, sous la tyrannie, qu’elle soit nazie ou communiste (les camps staliniens ont servi de modèle), on adore ce qui est canin. Les chiens, élevés pour être méchants, sont de parfaits auxiliaires. Ils ne cessent d’aboyer, de montrer les dents, de déchiqueter les déportés qui se rebellent ou tombent épuisés. Si les prisonniers n’avaient été que de la matière inanimée, nos SS n’auraient jamais imaginé faire durer leur supplice jusqu’au bout. Ils les font rester debout sans boire ni manger en les laissant respirer à peine dans des cellules minuscules. L’aristocratie du mal que nous formons n’aurait pas arraché les yeux à certains ou jeté d’autres dans des latrines (quel plaisir aurait-on à jeter des choses ?). Pour jouir, il faut du répondant ! Voilà le génie de notre Führer : il nous permet de nous adonner « à la disposition que [l’on pouvait] avoir pour le meurtre, les actions les plus atroces, les spectacles les plus hideux. Par là, il s’assure pleinement de notre obéissance et zèle »! [6]

 

Subir l’injustice plutôt que de la commettre

What is a man ? demande Hamlet. Cette question ne taraude jamais les propagandistes du régime hitlérien. « Persécuteurs et calomniateurs, ce sont eux les prisonniers », enfermés  -à double tour- « dans leurs mensonges et crimes ».[7] Autant ils peinent à éteindre « la liberté intérieure » de leurs victimes, autant ils réussissent à piétiner la leur. Ils parviennent à éliminer en eux cette part intime, « la plus précieuse de toutes ». Ils n’ont pas compris que l’affirmation de la liberté ne consiste pas à faire le mal, mais à faire le bien. Ils se croient créateurs à bien faire le mal alors qu’ils sont en proie à une machination mentale.

Comment « ces hommes-là peuvent se laisser abrutir, despiritualiser », au point de « n’être plus que des automates sans cerveau, avec tout au plus des réactions d’enfants de 5 ans ? ». « Ils sont intoxiqués ; ils ne pensent plus ; ils n’ont plus d’esprit critique : ‘Le Führer pense pour nous.’ » Leur esprit, souillé, est tombé dans la répétition et le sadisme. « Leur bravoure n’est plus guère qu’un instinct animal, l’instinct de la bête. […] Ils agissent avec l’exaltation des fanatiques. Ils ne possèdent plus rien de ce qui fait la noblesse d’un être humain. »[8]

Tous ces mauvais acteurs oublient les cris de la tragédie grecque. Un crime finit par laisser des traces sur trois générations, voire plus. Leur progéniture n’échappera pas au malaise, à la culpabilité, au rejet public.

Ils ont péri, hélas ! ignominieusement !

Las ! las ! hélas ! hélas ![…]

Nous voici frappés – de quelle éternelle détresse !

Nous voici frappés – il n’est que trop clair. (Eschyle)

Morale de l’Occident ? Non, pas vraiment. Selon Bouddha, le karma résulte de nos actes. Notre conduite, nos pensées, nos paroles, se déposent dans un courant de conscience qui n’emporte pas ce qui est lourd. L’oubli ? Au fond de soi, l’âme demeure rongée par l’acide. Mais, objectera-t-on, les criminels s’en sortent bien. Ils paradent avec médailles et richesses. Ils se gavent des plaisirs du monde. Un serial killer, un génocidaire, a rarement la gueule de l’emploi, avant ou après ses exploits. Il est parfois beau ou avenant, mais son allure cache le caractère d’un Iago ou d’un Macbeth. Comme Richard III, il a l’art de tromper son monde alors qu’il fait le mal par principe. L’uniforme qu’il porte le trahit. Il joue un rôle dont il n’est pas dupe aussi. Alas, gémit-il dans les coulisses, My soul is foul !  Ah, my inner being is full of discordance! (Hamlet).

La volonté de puissance a inversé l’ordre humain. Les professions libérales ont oublié leur déontologie. Pourquoi faire moins que les lois qui incitent au crime ? La société régresse à l’état de nature. Les contrats deviennent contraires à l’ordre public. L’activité du commerce ne répond plus au code minimal des affaires.

Quel naufrage spirituel, s’exclame Primo Levi. Celui qui revit les événements hallucine comme par le passé. Il entend le Trio des esprits de Beethoven qui transcrit la musique des sorcières annonçant à l’homme sa déchéance. Celui qui visite les vestiges maudits frémit. Il devient lui-même visionnaire, tel le poète juif allemand Heinrich Heine :

 

Le tonnerre roule lentement, mais il vient. Quand vous entendrez un craquement comme jamais un pareil ne s’est fait entendre, vous saurez qu’il touchera au but. [Vous  assisterez à] un drame en comparaison duquel la Révolution française n’aura été qu’un [Sturm und Drang] idyllique.

 

Le fin mot de l’histoire

La pitié, dans laquelle la culture a trop versée, est exclue pour soi et pour les autres. Dans l’intolérable, la pitié peut redevenir d’actualité. Si les SS se sentent gagner par l’humanité, qu’ils s’apitoient sur eux-mêmes ! C’est le conseil  d’Himmler, un truc pour éviter de plaindre leurs victimes. Il s’agit de retourner vers soi la pitié que ressent l’homme comme animal.

L’insensibilité à soi-même devient insensibilité aux autres. Durcie en cruauté au dernier degré, elle aboutit à « la plus monstrueuse entreprise de domination et de barbarie de tous les temps ». Ce sentiment est celui des Alliés en 1945. Unspeakable truth qui parle à travers « la personne de ses principaux responsables ». Disgraceful behaviour  « des groupes et associations qui furent les instruments de leurs crimes ». Ce sont des « crimes contre la condition humaine ». Des crimes contre sa propre humanité autant que celle de l’humanité entière. Des crimes qui ne font qu’un. « Crime contre l’esprit », « péché contre l’esprit ». La barbarie nazie « élève l’inhumanité au rang d’un principe ». Elle a commis « un crime capital contre la conscience que l’homme se forme de sa condition en tant que telle ».[9]Truly evil, effroyable irréalité qui a réalisé l’enfer sur terre.

Via l’Etat et ses lois, des hommes ont décidé ce qui était humain ou pas sans posséder le moindre critère du Bien. Ils ont tué l’homme en l’homme en mutilant sa chair. Leur mépris des autres les a rendus méprisables. They have degraded themselves en abusant du droit, en bafouant son objet qui est de protéger l’individu, connu et inconnu. Faut-il les retrancher nous-mêmes du corps social ? Beaucoup se sont mis au ban de l’humanité. Nullement repentis, ils ont profité de la guerre froide. Ils ont proposé de défendre l’Occident. Grâce à des complicités, ils sont se sont cachés ou enfuis. L’un d’entre eux emporta avec lui un album de photos mêlant sa vie quotidienne de bourreau à Auschwitz et ses frasques du week-end. Ici et là, ils ont alimenté les sources de renseignement des gouvernements et travaillé pour les services secrets des deux Grands. Leur expertise était sans prix. Barbie en particulier enseigna l’art d’être tortionnaire. Savoir torturer sans tuer : voilà une technique qui aurait dû être patentée !

Heureusement, la valeur d’un brevet ne se mesure pas à l’aune de l’efficacité ou de l’ingéniosité. Dans le maniement des outils, le bon usage compte. L’enregistrement, voire l’emploi, d’un procédé industriel suffisent peut-être en droit, mais en philosophie il faut qu’il soit recevable. On tient compte de ce qu’il advient. Un brevet, une marque, un droit d’auteur, ne peuvent avoir pour finalité la destruction d’une partie de l’humanité. Les faibles doivent être protégés. Leur mélange avec les forts amende l’homme en soi et autour de soi.

A.L.

 

[1] Dominique Rémy, Les lois de Vichy, édit. Romillat, Paris, 1992 ; Robert O. Paxton, La France de Vichy, 1940-1944, Seuil, Paris, 1997.

[2] Goering, Conférence du 6 août 1942, in Alan Bullock, Hitler ou les mécanismes de la tyrannie, t.2, Marabout, Verviers, 1980, p.284.

[3] Himmler, Discours de Poznan [1943], in A. Bullock, Hitler ou …, p.285.

[4] V. Krystyna Zywulska, J’ai survécu à Auschwitz, tCHu, Warszawa, 2010, p.127 ; Georges Charpak, Dominique Saudinos, La vie à fil tendu, Odile Jacob, Paris, 1993, p.89.

[5] Hélène Berr, Journal, édit. Tallendier, Paris, 2008, p.284.

[6] Intervention d’Edgar Faure, Procureur Général adjoint, in M. Dobkine, Extraits des actes du procès de Nuremberg, p.82.

[7] Jean Zay, Souvenirs et solitude, Belin, Paris, 2004, p.64.

[8] H. Berr, Journal, p.219 et 248.

[9] Intervention de François de Menthon, Procureur Général, in M. Dobkine, Extraits des actes du procès de Nuremberg, pp.38-49

Revivre l’appris (sur Poincaré)

par Alain Laraby

Henri Poincaré (1854-1912) est lisible. Ses ouvrages de vulgarisation mathématique ne se trouvent pas dans les kiosques de gare ou d’aéroport, mais la plupart sont publiés en livre de poche à prix raisonnable. Molière souhaitait que ses pièces soient appréciées par les gens qui ne soient pas du monde, Mozart par les cochers. Savant au-dessus des savants, Poincaré se plaça en position d’ignorance. Y a-t-il façon plus originale d’être accessible en science ?

La fraîcheur d’esprit

Henri Poincaré a l’allure du savant cosinus. Il était distrait, dans la lune au point de devenir un as de la mécanique céleste ! A l’école, son professeur de mathématiques lui colle un 0. Motif : ne comprend pas la question.[1] L’éducation n’aime guère les élèves qui questionnent les questions. Il y a de l’insolence dans l’air ou, pire, de la stupidité qui s’affiche (on imagine l’écolier égaré, les yeux ronds, alors qu’il réfléchissait). Toute sa vie, notre savant a gardé la fraîcheur d’esprit d’un enfant dans un domaine où il n’a cessé d’exceller. Son entendement est resté ouvert à 360°. L’enseignement ne l’a jamais bridé. Il a toujours osé des choses, découvert des nouveaux rapports. La société entendait reproduire des élites. Il préféra être clairvoyant au lieu d’y figurer.

Dans ses ouvrages de vulgarisation, Poincaré ne joue pas l’ignorant. Il interroge en lui le savant. On connaît le proverbe japonais : Celui qui confesse son ignorance la montre une fois ; celui qui essaie de la cacher la montre plusieurs fois. A part quelques cabotins, ses collègues ne cherchent pas à cacher leur ignorance, mais ils l’ignorent. Mathématicien, Poincaré a un côté Socrate : il sait qu’il ne sait pas, ou peu. Il veut savoir davantage, au-delà des évidences acquises sans pour autant les déconstruire. Sa curiosité est telle qu’il bouscule le ronron habituel du maître qui fait sa leçon. Devenu son propre lecteur, il n’aime guère réciter ce qui devient problème avec le recul. Il n’y a pas de page où il ne demande : Cela a-t-il un sens ? et dans l’affirmative : quel sens cela a-t-il ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Comment a-t-elle pu prendre naissance ? Comment donc avons-nous pu être amenés à les distinguer ? Qu’est-ce qu’un point dans l’espace ? Mais suis-je sûr que le corps P a conservé le même poids quand je l’ai transporté du premier corps au second ? Dire que la terre tourne, cela a-t-il un sens ? Aujourd’hui, que voyons-nous ? Pourquoi l’affirmons-nous ? Quand le lecteur aura consenti à borner ses espérances, il se heurtera à d’autres difficultés. Nous cherchons la réalité, mais qu’est-ce que la réalité ? Croira-t-on avoir compris le véritable sens de la démonstration ? Qu’est-ce que la science ? Poincaré fait preuve d’innocence. Comme un enfant, il découvre le monde. Ses questions sont nos questions à l’aube du savoir :

Les questions d’enseignement ont une importance par elles-mêmes et leurs implications. Elles donnent l’occasion de réfléchir sur la meilleure façon de faire pénétrer des notions nouvelles dans les cerveaux vierges. Elles incitent à se demander comment ces notions ont été acquises par nos ancêtres. Elles sondent leur origine, reviennent sur leur nature. Pourquoi les enfants ne comprennent-ils rien, souvent, aux définitions des savants ? Pourquoi faut-il leur en donner d’autres ? Voilà des questions qui devraient nous interpeller.[2]

 

La fécondité intellectuelle

Les multiples pourquoi ? du savant non-savant agitent le langage. L’esprit bouillonne en analysant sa création.

Poincaré est dialecticien. Vous êtes sûr de telle assertion ? Assurons-nous du contraire ! Les mathématiciens savent que le passage par le complémentaire est une piste. Poincaré explore celle de l’opposition. Imaginez un enfant dont les parents sont divorcés. Il continue de voir ses grands-parents, ses cousins et cousines des deux bords. Il ne se fixe pas sur la séparation. Il est capable de situer dans une perspective plus large les contradictions qui peuvent le déchirer. Le nocif devient inoffensif. Le contradictoire fait place à une synthèse supérieure qui intègre tous les éléments. Poincaré n’a point perdu la vision holiste de l’enfant qui se défend. Un désaccord entre deux théories ? Ne vous inquiétez pas ! Nous tenons les deux bouts de la chaîne bien que les anneaux intermédiaires nous soient cachés. Peut être les deux théories expriment-elles des rapports vrais et la contradiction n’existe-t-elle que dans les images dont nous habillons la réalité. Un exemple ? Les théories de l’optique et de l’électricité. Les scientifiques français éprouvent un sentiment de gêne en parcourant pour la première fois le livre de Maxwell. La logique et la précision semblent bafouées. Où sont donc les hypothèses clairement énoncées à partir desquelles auraient dû être déduites toutes les conséquences à comparer à l’expérience ? (Réponse.) Vous autres, Français, vous êtres trop formatés. Deux théories contradictoires peuvent être d’utiles instruments de recherche pourvu qu’on ne les mêle pas et qu’on n’y cherche pas le fond des choses. La lecture de Maxwell aurait été moins suggestive s’il ne nous avait ouvert tant de voies nouvelles divergentes.[3]

Poincaré refuse d’être enfermé dans des règles restrictives. Il croise le fer avec les logiciens qui dévalorisent l’intuition. Il faut d’abord voir le raisonnement, puis le traduire en formules, et non inverser le processus ! Vous avez raison.  Le tracé d’une courbe à la main laisse supposer qu’une courbe a toujours une tangente. Comment l’intuition peut-elle nous tromper à ce point ? La continuité n’emporte pas nécessairement la dérivabilité. Tout n’est pas arrondi en mélodie. Il y a des cassures. Les logiciens ont raison. La continuité aussi s’exprime par un système d’inégalités portant sur des nombres entiers (cf. les coupures de Dedekind). Mais, halte-là, ne réduisons pas à epsilon l’intuition qui n’est pas nécessairement fondée sur le témoignage des sens. Elle fait appel à l’imagination. Descartes l’a rappelé en son temps en évoquant le chiliogone (polygone à mille côtés). Poincaré aurait pu relever qu’une ligne infiniment brisée peut faire l’objet d’intuition (prenez une fine baguette, brisez-la en deux en laissant les parties accolées, itérez l’opération). Non, il va droit au but : l’intuition est l’instrument de l’invention.[4] Qu’importent les erreurs. Il n’y a pas d’invention sans bavure ! Poincaré ne plaide pas pro domo, mais nous pouvons plaider pour lui en nous référant à son feuilletage du plan par des courbes ou de l’espace par des surfaces. Soit une équation différentielle d’ordre 1 : y’(t) = f(t,y(t)). On sait depuis Cauchy reconstituer une courbe intégrale en posant la condition initiale, y(t0) = y0. La solution existe et est unique. L’espace des phases de Poincaré visualise toutes les solutions correspondant aux différentes conditions initiales. Houp ! Le saut intellectuel est franchi. Le feuilletage est localement sans histoire (empilement) ou singulier (avec singularités). On ne voit pas comment le formalisme aurait joué seul sa partition. L’intuition n’agit pas seulement en coulisse.


La reconsidération du corps

Il faut avoir la figure dans l’œil pour ne pas s’arrêter aux solutions particulières. Dans l’invention, la perception n’est pas superflue. La tête dans le ciel, Poincaré ne refoule nullement le corps dans la genèse des notions. L’espace absolu n’a aucun sens. Il faut le rapporter à un système d’axes invariablement liés à notre corps, mais il ne suffit pas que les objets se déplacent pour que nous les comprenions. Il faut que nous-mêmes nous bougions :

Il n’y aurait ni espace ni géométrie [sans] le rôle prépondérant joué par les mouvements de notre corps.[5]

 

Sans les mouvements de l’œil, nous ne pourrions reconnaître que deux sensations de qualité différente ont quelque chose en commun. Nous ne pourrions en dégager ce qui leur donne un caractère géométrique. Poincaré a vécu le début du cinéma. Aujourd’hui, il serait encore plus difficile d’imaginer des films dont la conception se serait passée de travellings avant, arrière, latéral. Poincaré songe aux mouvements de convergence et d’accommodation des yeux qui permettent d’apprécier la distance. Mieux, il suit l’objet de l’œil. L’image de l’objet était au centre de sa rétine. Elle est maintenant formée au bord. Quel est le lien entre les deux images ? Le déplacement de son œil a pu ramener l’image au centre de la rétine et rétablir la sensation primitive. Les verbes ramener et rétablir soulignent combien les mouvements inverses importent dans la conservation de l’objet.

 

 

Poincaré se penche sur son doigt en considérant l’ensemble des positions qu’il occupe. Même question. Comment savoir si deux points de l’espace sont identiques ou différents ? Je suppose que mon doigt touche l’objet A à l’instant α et l’objet B à l’instant β. Si mon doigt n’a pas bougé entre les instants α et β, je sais reconnaître l’identité des deux points occupés par A et B. Je bouge mon doigt entre les instants α et β. Grâce aux mouvements inverses qui corrigent le changement, j’en arrive à la même conclusion. Mes sensations du doigt, comme celles de l’œil, sont accompagnées de sensations musculaires qui conservent mes impressions. Jusqu’à présent, j’avais expérimenté dans l’œil la notion de groupe mathématique. Maintenant, je la touche du doigt. L’espace visuel, l’espace tactile, l’espace moteur, la conscience de mon corps, me font découvrir la puissance de son action. Ce qui avait été appris par l’esprit, je le revis dans ma chair unie à lui. Mon corps a le sentiment de la direction de chaque mouvement. Ma propre écoute m’apprend comment ses mouvements se corrigent réciproquement, comment il restaure par des mouvements corrélatifs l’identité d’un objet qui semblait perdue.

 

Le groupe unifie le corps dans toutes ses positions. Je suis assis dans ma chambre, un objet est posé sur ma table, je ne bouge pas une seconde, personne ne touche à l’objet. Le point A qu’occupait cet objet au début de cette seconde est-il identique au point B qu’il occupe à la fin ? Pas du tout ! Du point A au point B, il y a 30 kilomètres car l’objet a été entraîné dans le mouvement de la terre[6] Que dire ? Je ne puis savoir si cet objet a changé de position absolue, mais je peux savoir si la position relative de cet objet par rapport à mon corps est restée la même. Je me lève. Je me lève. Je me tourne vers la gauche de 90°, puis à nouveau de 90°. Je regarde derrière. Je continue de tourner vers la gauche de 180°. Miracle ! je me retrouve en position d’avant, le même objet devant !
A.L.

Cet article a paru dans Le jaune et le rouge, la revue de l’Ecole polytechnique.

 

[1] Jean-Paul Auffray, Einstein et Poincaré. Sur les traces de la relativité, Le Pommier, Paris, 1999, p.38.

[2] Henri Poincaré, Science et méthode [1908], Flammarion, Paris, sans date, p.3. Nous avons allégé le texte.

[3] La science et l’hypothèse, p.175 et 219.

[4] La valeur de la science, p.30 et 33.

[5] Ibid., pp.68-73.

[6] Ibid., p.70, 80 et 66 ; La science et l’hypothèse, p.81.

Le charme

par Alain Laraby

Le charme opère à la dérobée. On en sent les effets, mais on en devine guère la cause. En un tour de main, en une seconde, me voilà pris pour le meilleur et pour le pire. Je suis ensorcelé, envoûté par je en sais quel breuvage. Ah ! comment se soustraire à ce délicieux naufrage ?


Un effet en plus

On a beaucoup écrit autour du charme, peu sur lui. Davantage sur la flatterie, sa voisine. L’amour-propre est le plus grand des flatteurs. On connaît ce mot de La Rochefoucauld. La flatterie, comme le charme, fait dire oui à qui hésite. On flatte, on charme, pour obtenir.

Hé ! bonjour, Monsieur du Corbeau,
Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau !

Pour montrer sa belle voix, le Corbeau ouvre son bec et laisse tomber sa proie. Il y a dans le Corbeau un côté Cigale qui se laisse porter par les ovations. La fourmi est peu prêteuse, mais, qui sait ? avec du carmen, la cigale peut retourner la situation (carmen signifie chant en latin).

La Carmen de Bizet est le symbole de la femme qui envoûte. Sa beauté, sa liberté, font des ravages. Son enchantement tient de la formule incantatoire, mêlant rythme, couleur et mélodie. On n’imagine pas Carmen sans ajout de rouge (du carmin sur la joue ou les lèvres).

Négocier sans charme ? Vous n’y pensez pas. Ou plutôt si, il faut y songer. Sans être doucereux, il faut envelopper les choses. Lisez le Dire de Mazarin, expert auprès du Pape et des Rois. N’espérez rien, suggère le cardinal, si vous vous entendez jouer à Socrate :

En aucun cas, tu ne relèveras ses vices. Ne lui dis rien non plus de ceux qu’on lui attribue, quel que soit le ton sur lequel il te le demande. S’il se montre insistant, feins de ne pouvoir concevoir qu’il puisse en avoir, hormis de très anodins. Cite seulement ceux que lui-même s’est reconnus devant toi lors d’une entrevue précédente. La vérité laisse toujours un goût amer.[1]

Un discours peu arrondi choque la fierté des gouvernements. Ne vous emportez pas, conseillait Graçiàn,  jésuite en l’âme. Si vous êtes rude, votre vis-à-vis vous tournera le dos !

Il faut savoir se taire et écouter. La prudence empêche que son interlocuteur n’ait le poil hérissé, mais le charme ne saurait s’en tenir à cet art élémentaire. Allez, penchez-vous, inclinez-vous, souriez ! La courtoisie attire les cœurs.[2] Enchanté de faire votre connaissance ! Ravi de vous rencontrer ! Je suis charmé de vous voir. Que puis-je pour vous ? Vous dites que vous êtes charmé pour charmer. Les jeux de jambe aident à gagner la faveur.


L’art du courtisan

Les manières s’attachent à plaire, mais la route est glissante. La politesse se convertit vite en obséquiosité. Il faut enlever son chapeau, mais le traîner jusqu’à terre a son revers. Votre couvre-chef risque de perdre des plumes, rapporte le baron d’Holbach dans son art de ramper:

L’homme de cour est la production la plus curieuse que montre l’espèce humaine. Les hommes ordinaires n’ont qu’une âme au lieu que l’homme de cour paraît insensiblement en avoir plusieurs. Un courtisan est tantôt insolent tantôt bas ; tantôt de l’avarice la plus sordide tantôt de la plus extrême prodigalité, tantôt de l’audace la plus décidée, tantôt de la plus honteuse lâcheté.[3]

Ne soyons pas injustes. Les courtisans savent augmenter leur crédit. Personne ne fait mieux dans la captation des places, des richesses et de la gloire. Une capitulation sans coup férir :

Ce n’est que pour leur intérêt qu’un monarque doit lever des impôts, faire la paix ou la guerre, imaginer mille inventions ingénieuses pour tourmenter et soupirer ses peuples. En échange de ses soins, les courtisans reconnaissants paient le monarque en complaisances et en assiduités. [4]

De l’intrigue + de la prestidigitation ! Ces charmeurs de serpent savent jouer de la flûte de Pan. Ils n’ont pas la faiblesse des mortels qui ont de la raideur dans l’esprit, un défaut de souplesse dans l’échine, un manque de flexibilité dans la nuque. Le corps tourne dans toutes les directions. Le courtisan est affable envers tous ceux qui peuvent l’aider et lui nuire.

Il y a des courtisans de tout genre. – Des désintéressés ou  presque, comme ces envoûteurs qui font la cour pour le plaisir de conquérir. Ce sont des libertins qui assument leur destin fatal (Don Juan, séducteur en diable, et Carmen qui ne cèdera en rien.) – Des savants qui étudient l’âme en moraliste pour l’abuser. Ils sont aux aguets comme des domestiques au fait des passions et des vices de leur maître. Ils ont la clef de leur cœur, en dirigent les faiblesses[5]

Le charme frise l’enjôlement car le courtisan occupe un rang inférieur. Voilà sa stratégie. Le recours au philtre répond à une nécessité. Le mérite ? Quelle horreur ! L’honneur ? Demandez à Falstaff, qui préfère le vin et les femmes : L’honneur répare-t-il une jambe? non. Un bras ? non. Soulage-t-il la douleur d’une blessure ? non. L’honneur n’entend rien à la chirurgie! Qu’est-ce que l’honneur ? Bah, un mot, du vent. Un écusson sur un pourpoint.[6]

Sous la République, la société de cour perdure. La position subalterne exige de se mettre sous la protection du Chef de l’Etat, d’un ministre, d’un secrétaire d’Etat, d’un parti, d’un chef de service, d’un représentant syndical, d’un chef de laboratoire, d’un patron ou d’un sous-patron.

Dans la société fondée sur le commerce, la négociation s’accommode mal de l’inégalité statutaire. On peut rétablir l’équilibre sans trop se prêter à l’adulation, mais la relation compte autant que le fond. Il n’y a guère de win-win sans que le charme fasse le trait d’union. Le don de plaire passe par l’attention à l’intérêt de l’autre. Une fois accrédité, un ambassadeur

se dépouille de ses propres sentiments pour [s’identifier au] prince avec qui il traite. Il se transforme en lui. Il entre dans ses opinions et dans ses inclinations. Il doit se dire : si j’étais en la place de ce prince avec le même pouvoir, les mêmes passions et les mêmes préjugés, quels effets produiraient en moi les choses que j’ai à lui représenter ? [7]

Les affaires publiques ne diffèrent guère des commerciales. On paye, dans les livres de compte, l’absence de charme, mais il y a un art d’en user sans tomber dans l’infâme.


Le charme de la vérité

Dans Le livre du courtisan, Castiglione évoque le médecin qui emmielle une potion amère. En se servant du voile du plaisir, le courtisan guide le Prince sur le chemin de la vertu en lui faisant prendre celui du vice.[8] Il n’y a plus lieu d’être vil, mais d’être soi-même parfait.

Comment rendre au Prince l’exercice de la vertu agréable ? Machiavel voulait libérer l’Italie de l’oppression étrangère. Il souffla à Laurent de Médicis d’agir en lion ou en renard. La fin était légitime, mais les procédés en souillèrent la pureté. Rien de très nouveau, mais auparavant on se flattait d’un discours contraire. Louis XI, en France, devança l’appel.

Avec Machiavel, nous sommes à Florence. Avec Castiglione, à Urbino, auprès du duc de Montefeltro. La visite du château restitue l’ambiance. Le charme des lieux tient au site, âpre et difficile, mais l’accueil sourit à ceux qui y accèdent. L’architecture est élégante, l’ornementation légère et raffinée. Pour beaucoup, c’est le palais le plus beau d’Italie. C’est peu dire. C’est plutôt une ville en forme de palais.[9] Au centre figure une grande bibliothèque. Des bancs extérieurs invitent à la lecture. Le courtisan évolue dans ce milieu sans faire injure. Il gagne la bienveillance du Prince afin de lui dire la vérité sans crainte de lui déplaire. Il dévie le choc en retour. La fleur de la courtisanerie ne verse pas dans la contre-vérité. Elle encourage l’autorité à agir bien et se garder du mal. Son encens embaume sans enivrer.

Musique ! messieurs, que l’on festoie, non pour célébrer le pouvoir absolu, mais pour donner au prince le goût de se conduire en monarque éclairé. Au cœur des réjouissances, glissons-lui des bons conseils pour gouverner. (Entrée et figure de ballet.) On entend déjà la musique nouvelle, la seconda prattica, qui s’exprimera à merveille à Venise au XVIIe siècle :

C’est une grande faute que de faire deux consonances l’une après l’autre. Le sentiment de notre ouïe l’abhorre et préfère souvent une seconde ou une septième qui est une dissonance rude et intolérable. Les consonances parfaites engendrent la satiété et démontrent une harmonie affectée. Cette impression est évitée en mêlant les imparfaites. Nos oreilles restent mieux suspendues, attendent plus avidement et goûtent les parfaites tout en se délectant de la dissonance extrême.[10]

Monteverdi affranchira la musique des contraintes du contrepoint qui refoulaient la dissonance. La prima prattica, celle de Palestrina, flattait l’oreille du Pape qui croyait au Paradis. Le parfait courtisan fait entendre le vrai et non l’incroyable. S’il n’agit pas comme un musicien, il doit comme un peintre lever le pinceau pour éviter trop d’application. L’ostentation recouvre au lieu de montrer. Velasquez est courtisan, mais il ne concède rien dans son portrait du roi et de sa famille. Nulle allégorie (anges, dieux, trompettes de la renommée). Point de symbolique (sceptre, glaive, costume d’apparat, dais de majesté). Aucun embellissement des corps et des visages (comme chez Rubens, qui idéalisait sa clientèle). La dignité des personnages est respectée, mais un miroir figure dans les tableaux (les Ménines, Vénus). Velasquez peint avec vérité sans choquer. Le commanditaire parut en être charmé.

Le portrait de Castiglione par Raphaël est de même facture. Originaire d’Urbino, Raphaël est un ami proche de l’auteur qui fut aussi ambassadeur. Ingres écrira au XIXe siècle : Raphaël ne voit le beau que dans le vrai.[11] Ni enjolivure ni versement dans le vulgaire. On dénaturerait le modèle. Rien de forcé. Le portrait en sera-t-il moins attrayant ? Les aperçus sans profondeur ? Non, le caractère en ressort mieux. Pose simple et digne. Nous le regardons, il nous regarde. Sur fond de couleur sable, l’élégance du personnage se détache. Le béret est sombre mais original. L’habit est de velours noir, la sobriété délicate. Une fourrure enveloppe les épaules.

(Question de la salle.) – Nous fera-t-on croire que la mauvaise foi est toujours de mauvais aloi ? Il n’est pas prouvé qu’un diplomate affable soit fiable. Le bon ton peut être insidieux. (Réponse.) Sans doute, mais l’ambassadeur parfait ne se reconnaîtrait pas dans ce portrait :

Un bon négociateur ne doit jamais fonder le succès de ses négociations sur de fausses promesses et des manquements de foi. C’est une erreur de croire qu’il faut qu’un habile ministre soit un grand maître en fourberie. Un tel art est un effet de la petitesse d’esprit. S’il réussit, il laisse la haine et le désir de vengeance dans le cœur de ceux qu’il a trompés.[12]

(Réaction.) – Quoi ! s’interdire de mentir quand l’intérêt de l’Etat est en jeu? N’est-il pas vital de tromper les mauvais gouvernements ? Comment prévenir leur désir de conquête ? (Suggestion.) Oui, l’atermoiement entraîne la perte de souveraineté, mais on peut être adroit sans être furbissimo. Il importe moins de travestir la vérité que de viser à l’endroit qu’il faut :

C’est l’art d’un habile courtisan que de savoir louer à propos. Le meilleur moyen d’y réussir est de ne jamais donner de fausses louanges, de ne pas attribuer à un prince des qualités qu’il n’a point, de relever celles qu’il a. Il est à souhaiter qu’on ne s’amusât point à louer, du moins que légèrement, les princes sur leurs richesses et la beauté de leurs maisons, de leurs meubles, de leurs bijoux, de leurs habits et autres choses vaines qui leur sont étrangères. [Il faut valoriser celles qui leur sont propres et qui méritent d’être appréciées] : les marques qu’ils donnent de grandeur, de courage, de justice, de modération, de clémence, de libéralité, de douceur (sic).

A l’instar du parfait courtisan, le parfait ambassadeur loue dans le pays hôte la bonté et les actions vertueuses du Prince. Trahit-il celui qu’il représente ? Nullement. Son attitude lui ouvre la confiance de qui l’accueille à la cour. [13] Ses propos touchent et instruisent à la fois. A.L.

(A suivre)

 

[1] Mazarin, Bréviaire des politiciens [éd. posth., 1684], Arléa, Paris, 1996, p.32.

 

[2] Baltasar Graciàn, L’Art de la prudence [1647], Payot, Paris, 1994, p.63 et 205.

[3] Holbach, Facétie philosophique, in Correspondance de Grimm (1790), p.1.

[4] Ibid., p.2.

[5] Ibid., pp.4-6.

[6] Shakespeare, Henri IV [1598], Première partie, V, 1.

[7] François de Caillières, L’art de négocier sous Louis XIV [1716], édit. Nouveau monde, Paris, 2006, p.97.

[8] Baldassar Castiglione, Le livre du courtisan [1528], Flammarion, Paris, 1991, Liv. 4, X, p.333.

[9] Ibid., Liv. 1, II, p.21.

[10] Ibid., Liv.4, V, p.328 ; Liv.1, XXVIII, p.57.

[11] Ingres, Ecrits sur l’art, La Bibliothèque des arts, Paris, 1994, p.9.

[12] F. de Caillières, L’art de négocier …, p.30.

[13] Ibid., pp.98-99 et 24.

 

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Cantor ou l’étude infinie… de l’infini actuel

par Alain Laraby

La conférence donnée le 18 mars 2009 par Patrick Dehornoy, Professeur à l’Université de Caen, ne portait pas sur l’infini mais sur les infinis. C’est tout dire… ou peu dire en une heure et demie devant un parterre de la Bibliothèque nationale de France, assoiffé d’en savoir plus !

Dans un article, paru en 1874, Georg Cantor fonde la théorie des ensembles en considérant pour la première fois l’infini comme objet d’étude mathématique. Désormais, des théorèmes cernent l’infini !

 

Avant cette date, on parlait d’infini, mais de façon vague. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, l’idée d’infini n’était plus rejetée comme dans l’antiquité (dans son théorème sur l’infinité des nombres premiers, Euclide ne concluait qu’à l’existence d’une quantité de nombres premiers supérieure à toute quantité donné). L’accueil fut timide. John Wallis commença par baptiser l’infini ∞. Sous ce logo, il fut utilisé dans le nouveau calcul décomposant une surface en une infinité de parallélogrammes de même taille, égale à 1/∞ de la surface totale. On demanda aussi au symbole ∞ de servir à décrire le passage à la limite, notamment des séries infinies…

Il s’agissait d’un infini en puissance, assimilable à un processus indéfini. Un pas de plus est toujours possible, à la manière du successeur d’un entier naturel. Avec l’article de Cantor, la gloire arrive. L’infini change de nature et de dénomination avec la lettre hébraïque א (aleph).

La note de Cantor fut courte (5 pages). Deux résultats tout simples, mais d’une portée sans prix : un résultat positif avec la possibilité d’énumérer les éléments d’un ensemble infini; un résultat négatif  avec l’impossibilité d’énumérer les réels.

 

Théorème 1

Ce théorème a donné son nom à l’article : Sur une propriété de la collection de tous les nombres réels algébriques. Il valait mieux valait afficher un résultat positif que négatif. Le directeur de la revue, Kronecker, champion des nombres entiers, veillait. L’impossibilité de démontrer certaines propositions n’avait pas bonne presse. Qu’on se rappelle la preuve de ne pouvoir déduire l’axiome des parallèles à partir des autres axiomes de la géométrie euclidienne ! Un traumatisme resta vivace, même si de nouvelles géométries virent le jour.

Compter tous les éléments d’un ensemble infini ? Vous plaisantez ? – Non, ce n’est pas très difficile. Voyez la numération des entiers pairs : à 0, on donne le nombre 0 ; à 2, le nombre 1 ; à 4, le nombre 2 ; à 6, le nombre 3 ; à 8, le nombre 4, etc. Les entiers relatifs ? Il faut être un peu plus astucieux : à 0, on donne 0 ; à 1, le nombre 1 ; à –1, le nombre 2 ; à 2, le nombre 3 ; à –2, le nombre 4 ; à 3, le nombre 5 ; à –3, le nombre 6 ; etc. Les nombres rationnels positifs ? La démonstration devient très astucieuse : Cantor démontra que l’on peut apparier les nombres rationnels, définis comme quotients de deux nombres entiers, en traçant un tableau à double entrée dont 1re ligne comporte tous les 1/1 ; ½, 1/3, ¼, etc. et la première colonne 1/1, 2/1, 3/1, 4/1, etc. Ce tableau fabrique toutes les fractions en cheminant en zigzag. D’une fraction à l’autre, on numérote : 1, en allant à 1/1 ; 2, de 1/1 à 2/2 ; 3, de ½ à 2/1 ;…

L’ensemble des nombres rationnels p/q apparaît dénombrable. On s’en assure en donnant à p/q le numéro 2p (2q+1). On peut aussi numéroter les nombres réels algébriques. Un nombre réel α est dit algébrique s’il existe au moins une équation polynomiale à coefficients entiers dont α soit solution. La démonstration devient plus ingénieuse. Cantor numérote les nombres algébriques via les équations dont ils sont solution, chacune étant mise en correspondance avec un entier décrivant la hauteur de cette équation. Ainsi la hauteur de l’équation a0xn + a1xn-1 + … + an-1 x + an = 0 est l’entier |a0|+ |a1| + … + |an-1| + |an| + n. On dira qu’un réel algébrique accepte h s’il est solution d’au moins une équation de hauteur h. (Par ex, √2 accepte 5, puisqu’il est solution de x2 – 2 = 0, qui est de hauteur 1 + 0 + 2 + 2.) Or, pour tout h, il n’y a qu’un nombre fini d’équations de hauteur h, donc un nombre fini de réels algébriques acceptant h. Pour énumérer tous les réels algébriques, on numérote ceux, en nombre fini, qui acceptent 2, puis ceux qui acceptent 3, etc.

Cantor conclut à l’existence d’un objet infini comme un tout complet, mais il ne donna pas de formule. Si positif qu’il soit, la tradition fut choquée devant un résultat ne procédant pas d’une construction exhaustive. Cantor disait avoir produit la preuve d’une existence pure !

 

Théorème 2

Quand on aborde les nombres réels, les choses empirent : il n’y a pas moyen de les numéroter, mais, pris comme tout, ils n’en existent pas moins comme infini. La démonstration consiste à pouvoir exhiber un réel α dans une suite quelconque de réels α0, α1,, vérifiant α ≠ αn pour tout n. A cette fin, on essaie d’extraire une sous-suite an0<an2<an4<…<an5<an3<an1 à nouveau en zigzagant, les termes pairs allant en croissant, les impairs en décroissant, le tout convergeant vers le nombre α. Supposons i ≥1 et ni construit. Deux situations se présentent :

– il n’existe pas n>ni tel que α n soit entre an i-1 et an i (strictement). La moyenne des deux termes, α = (an i-1 + an i)/2, diffère de α n. Coincé entre les demi-suites paires et impaires, le réel α  est différent de tous les α n. CQFD ;

– il existe un n tel que n>ni. Soit ni+1 le plus petit élément (propriété de la suite des nombres entiers). Or, comme (R, <) est complet (la limite de toute suite de Cauchy appartient à l’espace considéré), il existe toujours un réel α coincé entre les deux demi-suites paires et impaires : an0<an2<an4< α <…<an5<an3<an. On en déduit facilement α ≠ α n pour tout n.

 

La démonstration procède par récurrence en supposant l’inégalité vraie pour n et en montrant qu’elle est vraie pour n+1. En 1891, Cantor donna une autre démonstration de cette propriété : la méthode de la diagonale, fondée sur un raisonnement par l’absurde en démasquant autrement, dans une suite de réels, un réel α qui n’est pas dedans.

L’argument part de l’idée que l’ensemble des réels compris entre 0 et 1 est dénombrable. Si tel est le cas, on considère, pour chaque n, les développements décimaux de α0, α1,… :

a0 = …, a0,0 a0,1 a0,2

a1 = …, a1,0 a1,1 a1,2

a2 = …, a2,0 a2,1 a2,2. . ..

Considérons le nombre 0, a0,0 a1,1 a2,2…dont les décimales sont les chiffres de la diagonale du tableau à double entrée (chiffres en rouge). Modifions chacune des  décimales de ce nombre de façon à obtenir une réel α = 0, a#0,0 a#1,1 a#2,2… tel que  α ≠ αpour tout n, car le n-ième chiffre du développement de α n est an,n, et celui du développement de α est a*n,n, qui n’est pas an,n. Contrairement à ce qui avait été annoncé, le nombre α n’a pas dans la liste précédente. On tombe sur une contradiction. L’ensemble des nombres réels n’est pas dénombrable.

Avec le recul, le résultat positif apparut mineur et résultat négatif majeur. On ne considère plus aujourd’hui l’infini comme une entité unique. Il y a au moins deux infinis différents! Tous pourraient faire l’objet de démonstration. Cantor s’imposa comme le Christophe Colomb du monde qui passait pour une terra incognita. Son article permit de surmonter l’idée qu’on ne pouvait faire de mathématiques sur l’infini. La voie était ouverte pour d’autres découvertes (les ordinaux infinis) et des surprises défiant la logique (le problème du continu).

 

Les ordinaux transfinis

Cantor fructifia le premier l’héritage qu’il avait légué. Les ordinaux sont une prolongation de la suite des entiers. Les réels n’appartiennent au club, car dans toute suite d’ordinaux non vide, il existe un ordinal qui est le plus petit (on retrouve la propriété fondamentale des entiers. Cette propriété n’est pas vraie pour les réels). Outre les entiers, les ordinaux comprennent, plus grands que les entiers, les ordinaux infinis, appelés aussi « transfinis ».

Pour Cantor (nouveau théorème), il existe une unique suite prolongeant les entiers. Cette suite est munie d’une arithmétique propre (les opérations de base diffèrent partiellement de celles sur les entiers). Démonstration. Dans l’ensemble des ordinaux infinis, il existe un plus petit ordinal, disons ω. On a alors 0<1<3<…< ω. De même, il existe un plus petit ordinal plus grand que ω , disons ω+1. D’où 0<1<3<…< ω < ω+1, suivi par ω+2, ω+3, etc. jusqu’au plus petit ordinal plus grand que tous les ω+n, appelé ω+ ω, ou encore ω x 2. Viennent ensuite ω x 2 +1, ω x 2 +2, …, ω x n, puis ω x ω (noté ω2), puis ω3, ωn, et, au-delà ωω, et beaucoup plus loin (ωω)ω, etc. La construction continue sans fin, semblable à un empilement de tableaux à double entrée infinie dont on ne saurait représenter même le début dans ce compte-rendu.

Dans cet esprit, Patrick Dehornoy évoque, non sans un malin plaisir, les suites de Goodstein qui gonflent et atteignent des tailles gigantesques… Partons de l’écriture d’un entier en base 2. Soit  26 = 24 + 23 + 21. En base 2 itérée, 26  = ((22)2 )1 + (22)1 + 21. En remplaçant la base 2 par la base 3, on obtient très vite un chiffre très élevé : 26 = ((33)3)1 + (33)1 + 31 = 7.625.597.485.071. En remplaçant 3 par 4, 4 par 5, etc., la suite tend rapidement vers l’infini dans la suite de Goldstein qui prend soin de retrancher 1 du résultat à chaque étape… La présence du facteur –1 finit par ronger la croissance de la suite au point de la faire décroître et atteindre la valeur 0 au bout d’un nombre fini d’opérations !

Difficile à croire. Le théorème de Goodstein n’est pas démontrable à partir des axiomes de l’arithmétique usuelle, mais l’introduction des ordinaux permet d’établir ce résultat contre-intuitif. Médusé, un spectateur demanda s’il y a un rapport entre cette preuve et le théorème d’incomplétude de Gödel. L’orateur acquiesça. Comme dans la note de Cantor, le théorème  de Gödel comporte en théorie des nombres deux résultats : un positif (il existe des propositions indécidables) et un négatif (la consistance d’un système ne saurait être démontrée à l’intérieur de ce système). Ce dernier résultat fit aussi des vagues.

 

Le problème du continu

Cantor généralisa le concept de nombre. Non pas de façon algébrique comme l’avaient fait ses prédécesseurs, mais du point de vue de l’ordre. Grâce à la relation « est supérieur à » ou « est après », on peut classer les entiers et les transfinis, mais peut-on aussi comparer les tailles (cardinalités) des ensembles infinis ? Cette question se pose d’autant plus que Cantor démontra qu’il existe une infinité d’infinis. Mais s‘il y a une infinité d’infinis (actuels), comment se positionne l’infinité des réels ? Quel est le card (R) ? Combien y a-t-il de réels ?

Le théorème de non-numérotabilité de 1874 (Théorème 2) montrait que les réels sont de cardinal strictement supérieur aux entiers, i.e. card (R)> card (N). En 1877, Cantor subodora que toute partie infinie de R est en bijection soit avec N, soit avec R. Card (R) viendrait juste après card (N). Il n’y aurait aucun infini coincé entre les deux. Si  (aleph zéro) est le cardinal de l’ensemble des entiers, le cardinal des réels devrait être exactement égal à  (aleph un). Cette idée, en théorie des cardinaux infinis, est l’hypothèse du continu.

Une telle hypothèse n’est pas sans fondement puisque Cantor démontra qu’il existe une suite de cardinalités indexés par les ordinaux …telle que tout ensemble infini a pour cardinalité un et un seul א. L’hypothèse du continu (card (R) = ) peut s’écrire , sachant qu’il existe une bijection entre R et l’ensemble des parties de , soit 2 (par analogie avec le cas du nombre de parties d’un ensemble fini à n éléments, 2n). Il n’existerait pas d’ensemble infini dont le cardinal est strictement compris entre le cardinale de N et de R. On passerait du dénombrable (ou discret) au continu en faisant un seul bond. Quel saut !

Toute sa vie, Cantor essaya de mieux asseoir son hypothèse. Par la suite, on démontra que les fermés infinis (ensemble particulier des réels) et les boréliens (plus généraux que les fermés) satisfont à l’hypothèse du continu. Mais, sauf si l’axiomatique des ensembles de Zermalo-Fraenkel (ZK) est contradictoire, on démontra, à partir de ces axiomes, qu’une telle hypothèse n’est ni réfutable (Gödel, 1938), ni prouvable (Cohen, 1963). Est-elle donc ni vraie ni fausse ?

Pour lever l’énigme de l’hypothèse du continu, on ajouta les axiomes des grands cardinaux (GC), même s’ils demeurent indécidables en grande majorité. Le cardinal d’un ensemble non dénombrable A est un grand cardinal lorsque, étant plus gros que l’ensemble B, il est plus gros que l’ensemble P(B) des parties de B, plus gros que l’ensemble P(P(B) des parties de P(B), etc., et, plus généralement, plus gros que tout ensemble définissable à partir de B. Avec le système ZF + GC (ensembles hyperinfinis), on prouve que les ensembles projectifs satisfont à l’hypothèse du continu. Ce n’est pas encore tout le monde. Rien n’affirme pour l’heure qu’une solution définitive soit en vue. L’hypothèse du continu résiste encore !

Il y a une ironie dans l’histoire : refoulé, l’infini  perçu comme répétition sans fin semble revenir dans le travail des mathématiciens.

Qu’on se console : l’infini actuel se révèle aussi utile que l’infini des débuts de l’analyse infinitésimale. Pour Patrick Dehornoy, il se révèle une source d’inspiration dans l’étude des propriétés des tresses (la théorie des tresses est la géométrie (et le calcul) des croisements. Par ex. l’étude des tresses à 3 brins. Un nœud (tout entrelacs) est la clôture d’une tresse. Les stresses ont une structure de groupe. Dans sa présentation surgit un problème indécidable : il n’y a pas d’algorithme le résolvant).

 

Une impression à corriger

Le lecteur pourrait avoir l’impression que l’hypothèse du continu est un problème en soi. Dans la mathématique actuelle, il n’y a pas plus de problème en soi que de certitude absolue.

Hilbert, au début du XXe siècle, prétendait éliminer toute approximation, tout doute dans l’exactitude d’une démonstration. Partant d’un nombre fini d’axiomes, on devrait déduire tous les théorèmes par des règles d’inférence précises. Un algorithme de contrôle devrait permettre de vérifier l’enchaînement entier des propositions énoncées, des conditions aux conséquences ! Aussi rigoureux fût-il, Hilbert rêvait : toute la vérité mathématique ne peut être contenue dans un seul système formel. Avec son théorème d’incomplétude (1931), Gödel brisa le premier l’illusion. Rien que dans le cadre de l’arithmétique élémentaire (avec les entiers 1,2, 3, … et les opérations d’addition et de multiplication), on n’en peut mais. Le système ne dit pas toute la vérité. Le système n’est pas omnipotent. Turing poursuit, quelques années après, le travail de sape. Dans son article sur le concept mathématique de machine (1936), il démontre que certains calculs ne pourront jamais être effectués par un ordinateur (si astucieuse que soit la programmation et si patient soit-on à attendre le résultat !) Il y a des nombres réels incalculables. Rien ne permet de décider si un programme s’arrêtera ou non. Les idées de Gödel et de Turing ont été reformulées par Chaitin en indécidabilité algorithmique. L’incomplétude est devenue l’incalculabilité, et celle-ci l’incompressibilité. On ne peut que tendre sans trop savoir vers le nombre réel algorithmiquement irréductible Ω.

L’idée certitude absolue est sous-jacente à celle de problème en soi. L’existence d’un problème en soi laisse entendre que sa solution (ou sa non solution) existe en soi pareillement. Elle aussi relèverait de la certitude absolue. Or, s’agissant du théorème de Goodstein ou de l’hypothèse du continu, il n’y a de problèmes qu’à l’intérieur de l’axiomatique qui les définit.

L’énoncé du théorème de Goodstein est indécidable dans le cadre de l’arithmétique de Peano (l’arithmétique élémentaire dans laquelle Gödel a prouvé l’existence d’énoncés indécidables). Cependant, dans une axiomatique enrichie de nouveaux axiomes (l’arithmétique du second ordre ou le système Zermelo Fraenkel), l’énoncé peut être démontré. La question n’est donc pas de savoir si tel énoncé est démontré, mais de savoir s’il est démontré dans un système axiomatique usuel.

L’hypothèse du continu n’échappe pas au choix arbitraire. Pour chaque axiomatique de la théorie des ensembles, l’hypothèse du continu peut être vraie, fausse ou indépendante des axiomes. Il y a autant d’hypothèses du continu que d’axiomatiques dans lesquelles le problème est formulable. Dans le système Zermelo Fraenkel (axiomatique largement acceptée par les mathématiciens), l’hypothèse du continu est indécidable (ou indépendante). C’est cette question que Paul Cohen a réglée. Cependant, ici encore, dans une axiomatique enrichie de nouveaux axiomes, c’est-à-dire dans une axiomatique de la théorie des ensembles plus féconde que celle de Zermelo Fraenkel, l’hypothèse du continu peut devenir prouvable (ou au contraire réfutable). Pour les classes d’ensembles de R comme les boréliens et les ensembles projectifs, l’hypothèse du continu est vraie. Ces familles d’ensembles ne fournissent pas de contre-exemple. Aucun de ces ensembles n’a de cardinal intermédiaire entre celui des entiers et celui des réels.

Au sortir de notre compte-rendu, on ne saurait négliger ces nuances. On pourrait en ajouter une autre : le retour du refoulé (la répétition indéfinie, sans solution en perspective) n’a pas attendu les théorèmes de Gödel, de Turing et de Chaitin. Un système physique, parfaitement déterministe, peut se révéler à la longue non intégrable ! Poincaré l’a montré en étudiant mathématiquement le mouvement de trois corps suivant la loi de Newton. Déçu, il aurait déclaré : « Si j’avais su qu’en étudiant les lois de la physique, on ne pourrait rien prédire, j’aurais préféré me faire boulanger ou postier que physicien ou mathématicien. » Poincaré pessimiste ? C’est trop dire, pour quelqu’un qui déclare : « La vérité recule, mais le savant avance ». Il est optimiste, mais sa première citation, toute anecdotique qu’elle soit, suggère le contraire : le savant avance, mais la vérité recule. Le savant approche toujours plus près de la vérité, mais il ne sait toujours pas à quelle distance il se situe par rapport à elle.

A.L.

 

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Mathématiques et Littérature

par Alain Laraby

La mathématique et la littérature ont un goût commun : l’une et l’autre aiment raconter des histoires. Pour la littérature, c’est l’évidence même : il suffit, disent les romanciers, d’avoir un homme et une femme, plus une bicyclette pour qu’advienne… une rencontre éventuelle. Avec Euclide, c’est un peu pareil : dès les axiomes, on définit un point, une droite, un plan et, très vite, on envisage leur interaction, si féconde en surprises !

 

Deux ouvrages explorent plus avant le rapprochement. Dans son hors-série Mathématiques et littérature, la revue française Tangente évoque leur « fascination réciproque ». Dans Extraits littéraires et empreintes mathématiques, Marc Laura invite le lecteur à découvrir les notions mathématiques implicites dans les œuvres littéraires les plus classiques[1].

 

Des drames à n’en plus finir

Le féru de mathématiques est accro aux drames qui se jouent entre la droite, le cercle, la courbe, la rectification de cette dernière, les différentes façons d’exprimer le même (égalité, équivalence, similitude, bijection, isomorphisme)… Les mathématiques sont une machine à fabriquer des histoires qui ne se gênent pas non plus à en susciter d’autres en littérature même.

 

Au niveau le plus simple, elles offrent à la littérature des métaphores. Nous restons dans l’intrigue algébrique dont on cherche l’inconnue. Le script ? « L’abscisse, cruelle maîtresse de l’ordonnée, n’a de cesse de rencontrer une nouvelle ordonnée, plus jeune, plus belle, après avoir enfanté un point avec la première[2]… » L’histoire frise le scandale, car on ne sait si, comme en mathématiques, il en sortira des enfants interdits ou impossibles !

 

À ce niveau, on hésite à dire qui des mathématiques ou de la littérature est le mentor de l’autre ?

 

Pascal assimilait la géométrie à « l’art de découvrir des vérités inconnues », mais on doit reconnaître aussi que la littérature aiguise autant l’imagination dans cette direction. La révélation de la philosophie et de la science n’est-elle pas une suite du rêve que Descartes rapporte dans son Discours de la méthode ? La littérature, comme l’art en général, aime les énigmes, les labyrinthes, les belles formes, la rigueur, l’exactitude (ses modes de penser ne sont pas toujours de grossières perceptions, contrairement aux dires de Valéry !). Cela dit, il faut admettre que certains auteurs littéraires, en s’inspirant des mathématiques, ajoutent une couche de complexité narrative.

 

 

Le secret bien gardé des livres

 

Qui ne connaît l’œuvre de Poe dont les contes ou nouvelles cherchent à coder, décoder, cacher, déchiffrer ? Qui n’a lu (ou vu au cinéma) Sherlock Holmes, le héros de Conan Doyle ? Le détective accroît ses moyens d’investigation. Il résout des rébus compliqués en comptant le nombre d’apparition des signes, leur logique, leur raccourci. Hé ! le littérateur ne devient-il pas lui-même un découvreur de messages cryptés, à l’instar des mathématiciens comme François Viète et John Wallis qui prêtèrent autrefois leur talent à lire des dépêches ennemies ?

 

Même les pièges sont de l’arsenal. Avec Borges, les promesses d’infini sont légion, à commencer par croire que chaque homme doit pouvoir trouver son propre destin dans quelque livre… avec une probabilité nulle[3] ! Ne pullulent que des catalogues mensongers aussi déroutants que les ensembles infinis de Cantor.

 

La jubilation dans la difficulté

 

Pour épicer la chose, l’écrivain, fasciné par les mathématiques, recourt à ces dernières pour ajouter des contraintes supplémentaires.

 

Le jeu des contraintes est déjà en lui-même tout un roman. On fait appel à d’autres structures mathématiques pour définir des contraintes d’écriture transformant le texte (un sonnet de 15 vers recombiné à partir des mêmes expressions), les mots ou les lettres (cf. les anagrammes permutant les lettres, ou les lipogrammes les déplaçant, par une rotation de 180°, comme dans un miroir). La combinatoire n’est pas absente, avec Cent mille milliards de poèmes, engendré par une recombinaison incessante de 14 vers offrant 100 000 000 000 000 poèmes, soit 1014 possibilités). Son auteur, Raymond Queneau, fut le fondateur du groupe mathématico-littéraire OuLiPo, regroupant mathématiciens (dont Claude Berge et Jacques Roubaud) et écrivains célèbres (Italo Calvino et Georges Pérec entre autres). La vie de ce club est semblable à feu le séminaire Bourbaki, avec des séances de travail régulières et des rites de lecture en séance publique.

 

Les mathématiques offrent un vivier pour un cahier des charges des plus variés (nombres triangulaires, carrés magiques, pavages, calcul matriciel, topologie).

 

Dans la Vie mode d’emploi, George Pérec décrit la vie dans un immeuble dont on a enlevé la façade. Ce qui apparaît en coupe a la forme d’un échiquier 10×10. Chaque pièce est assimilée à une des cases. Le sel du roman est parcourir toutes les cases de l’échiquier vertical en empruntant le mode du déplacement du cavalier aux échecs. Le cavalier ne s’arrête qu’une fois sur chacune d’elles. Cette contrainte globale est enrichie de contraintes locales. Chaque pièce-case est un bicarré latin orthogonal. Le problème consiste à placer, au croisement d’une  ligne et d’une colonne, un couple d’objets appartenant chacun à une liste de dix objets (ex : d’objets : position, nombre, activité, sentiments, âge et sexe, etc., la position pouvant être : agenouillé, assis, debout, entrer, sortir, un bras en l’air, …). Aucun couple n’est répété. Loin de brider l’imagination, ces contraintes sont libératoires. L’immeuble fourmille d’histoires ! [4]

 

En voulez-vous plus ? On a conçu pour vous des palindromes (des phrases ou des nombres qui peuvent être lus dans le sens droite → gauche ou gauche → droite) qui ne sont pas seulement alignés, mais enroulés sur un cercle, une bande de Moebius[5]… Aussi étirée, la symétrie fait perdre l’équilibre ! Le théâtre n’est pas en reste. Celui de Ionesco participe à l’enivrement en concevant « un espace-temps torique puisque, après une progression linéaire de l’action, la pièce [La Cantatrice chauve] s’achève là où elle a commencé[6] ».

 

 

Un double détournement

 

La construction d’une œuvre littéraire ne saurait obéir au doigt et à l’œil aux mathématiques. « Prenez un cercle, caressez-le, il deviendra vicieux », susurre le même Ionesco. L’histoire recommence indéfiniment ou presque… car il ne faut pas ennuyer le spectateur ! La littérature demeure sous l’empire de la nécessité de varier l’architecture qui commence à être reconnue, de bousculer la fin trop (mathématiquement) attendue.

 

 

L’ironie ajoute l’acide ou la peau de banane

 

Dans les best-sellers d’Umberto Eco où figurent des détectives d’un autre âge, on découvre que « l’un des départements de la Faculté d’Insignifiance comparée » est maître dans « l’art de couper les cheveux en quatre ». On y enseigne « la théorie des ensembles séparés » (en complément de la théorie des ensembles). On consulte, non l’Encyclopédie, mais la Cacopédie, « cette somme négative du savoir, ou une somme du savoir négatif[7] ». On ne pourrait pas mieux décrire l’épistémologie de Karl Popper mettant l’accent sur la réfutation !

 

L’idée de Dieu n’est pas claire ? Allons donc ! Dans son Mémoire concernant le calcul numérique de Dieu par des méthodes simples ou fausses, Boris Vian s’efforce de répondre à la question : Dieu = D + i + e + u ou = D × i × e × u ? Grave question. L’écrivain, théologien à ses heures, introduit les imaginaires pour résoudre le problème insoluble en nombres réels. Plein d’espérance mathématique, Pascal pensait avoir démontré que Dieu existe. Faute d’avoir convaincu les libertins, il avait fait appel au cœur et à ses raisons (le bon cœur, peut-être). C’était avisé, car Vian conclura, au xxe siècle, que l’équation de Dieu admet « plusieurs valeurs ». « Dieu est surdéterminé : on dispose, pour le calculer, de trop d’équations[8] ». Cqfd.

 

À défaut d’ironie, le mathématicien qui demeure écrivain sème à tout hasard. Georges Pérec ne manque pas d’introduire un certain désordre en choisissant à dessein les permutations qui ne permettent plus de s’y retrouver. Comme dans Lucrèce, la combinatoire n’exclut pas le clinamen, cette inclinaison qui modifie le trajet des atomes.

 

Nous ne sommes plus à l’école. Les mathématiques doivent abandonner leur côté donneur de leçons. En bon logicien, Lewis Carroll corrige les imprécisions du langage d’Alice au pays des merveilles. Pour faire sentir la beauté formelle du Ve postulat d’Euclide, il va même jusqu’à poétiser comment deux droites non parallèles finissent par se rencontrer lorsque, coupées par une troisième, la somme des angles intérieurs est inférieure à deux droits :

« The elder of the two has by long practice acquired the art, so painful to young and impulsive loci, of lying evenly between his extreme points; but the younger, in her girlish impetuosity, was ever longing to diverge and become a hyperbola or some romantic and boundless curve. They have lived and loved: fate and the intervening superficies had hitherto kept them asunder, but this was no longer to be: a line has intersected them, making the two interior angles together less than two right angles » (The Dynamics of a Parti-cle, 1865).

 

L’érotisation est plus discrète que celle d’aujourd’hui. On regrette que Tangente n’ait pas mentionné ce texte. La place manquait sans doute, comme elle devait manquer pour rappeler qu’une telle approche séduisante masquait une incapacité à admettre les mathématiques non euclidiennes qui désacralisaient trop la vérité ancienne. Même en logique, Carroll ne se réfère pas à son compatriote et contemporain Boole qui est le premier à réformer en profondeur la discipline. Mais ne soyons pas sévères. Dans son œuvre littéraire, Carroll a eu l’audace de traverser le miroir pour aller aborder un anti-monde offrant à Alice son image à l’envers !

 

La littérature sauve son âme en retournant les mathématiques sens dessus dessous. Sinon, ne dirait-on pas : « Et l’art dans tout ça ? ». Les littérateurs ont conscience du danger. « Toute forme poétique trop polie dans le sens du poil trichométrique présente un vice de forme[9] ! » Jouer sur les mots et leur disposition, est-ce encore de la littérature ? Le rythme compte, certes, mais à trop imposer des contraintes métriques et algorithmiques, on court le risque de réduire la littérature comme la musique à une sorte de musique sérielle ou dodécaphonique. La série, pourquoi pas ? mais aussi peu finie soit-elle, elle épuise vite l’attention et le sujet…

 

Un tel procès des mathématiques en littérature est injuste. N’ont-elles pas le mérite d’en raviver la lecture ? Mieux : ne dissipent-elles pas l’écrivain trop studieux ? Ne vont-elles pas jusqu’à ébranler le « Dieu du Sens » ? Pourvoyeuses de contraintes originales, elles produisent un sens qui n’est pas déjà reçu, résumable et répertorié. « Ce n’est pas grave qu’il y ait ici si peu de sens. » Il y a du rythme (de la mesure). Il y a de la forme. Il y a des « moments de sens », de sens autre, partiel, incertain, inachevé. Tous les sens (à prendre dans tous les sens) sont débridés. Avec le concours nouveau de l’informatique, on peut générer en pastiche la « langue de bois » et… « quelques grammes de sagesse aléatoire dans ce monde de brutes[10]».

 

Le reportage de Tangente est rafraîchissant. Il révèle combien les mathématiques participent, à leur façon, à la transformation de la littérature. On ne se contente plus d’un homme, d’une femme… et d’une bicyclette. Le souffle des mathématiques incite la littérature à revoir ses fondements. En terre d’Euclide, le point est à l’origine de tout, tant de la droite (avec deux points) que du plan (avec trois points). Dans d’autres mathématiques, on remonte à d’autres origines à partir desquelles toute une histoire est construite. Sous leur influence, la littérature contemporaine est conviée à réinventer sa composition sans qu’il y ait la moindre obligation.

 

 

Redécouvrir les classiques au tableau noir

 

En dehors des expériences extrêmes, les mathématiques et la littérature font ménage sans qu’on y prête attention. Pour s’en rendre compte, il suffit de relever, avec Marc Laura, quelques traces de mathématiques dans les chefs-d’œuvre littéraires.

 

Par exemple, on voit dans Shakespeare comment, dans Roméo et Juliette, les invités de Capulet forme une « partition », comment, dans Cervantès, Don Quichotte confond les propriétés des relations d’égalité et d’inégalité, comment Rousseau compare dans l’Émile deux gaufres du point de vue isopérimétrique, comment Voltaire, dans L’Homme aux quarante écus, établit une fonction linéaire entre la surface cultivée et le rendement des impôts, comment Stendhal, qui avait obtenu à l’école un premier prix en mathématiques, transforme une équation du second degré (x2 – x – 1 = 0) en l’égalité d’un carré, (x-1/2)2, et d’un nombre indépendant de x.

 

Victor Hugo, qui parlait si bien du moi comme d’un point géométrique dans le monde, parle fort mal des systèmes d’équations qui permettent de comptabiliser les combattants de Waterloo. Le poète français était encore probablement sous le choc… Maupassant compare l’intensité de la pesanteur sur la Terre et sur Mars. Même Proust est cité quand, dans À la recherche du temps perdu, il réfléchit à des stratégies possibles en arrangeant des nombres.

 

Qu’importe qu’au tableau on signale des erreurs. C’est un plaisir pour le lecteur de les dénicher et de voir combien des œuvres littéraires connues peuvent se nourrir, et parfois s’étrangler, avec des mathématiques devenues ordinaires. A.L.

 

[1] Tangente, Hors-série Mathématiques et littérature, n° 28, 2006 ; Marc Laura, Extraits littéraires et empreintes mathématiques, Paris, Hermann, 2001.

[2] Mathématiques et littérature, op. cit., p. 23.

[3] Ibid.

[4] Ibid., p. 128-133.

[5] Ibid., p. 140.

[6] Ibid., p. 63.

[7] Ibid., p. 68-71.

[8] Ibid., p. 72-75.

[9] Ibid., p. 118.

[10] Ibid., p. 127

La nuit transfigurée

par Alain Laraby

« Il voit l’invisible, sent l’invisible… » Novalis

La distinction du jour et de la nuit est peut-être aujourd’hui la dernière distinction qui nous reste. L’abus du jour ou de la nuit semblait réglé pour l’éternité. Leur débordement ne dépassait pas certaines limites. Celles-ci ont été franchies pour le meilleur et pour le pire, mais la distinction demeure par-delà l’apocalypse.

L’ouverture à la nuit est une audace tardive. Overnight, ainsi que l’exprime la langue anglaise, la nuit devient créatrice, trouble, inquiétante. La Petite musique de nuit de Mozart a disparu. La Nuit transfigurée de Schönberg, qui prolonge dans la culture germanique cet approfondissement du thème nocturne, est refusée lors de sa création pour dissonance « non cataloguée[1]». Au son de cette sérénade pétrie d’angoisse, le xxe siècle s’enfonce dans la nuit. La révélation divine qu’une telle ouverture promettait vire au cauchemar et à l’insomnie sans répit.

« Ils sont célestes, les Yeux que la Nuit a ouverts en nous », clame le poète en épigraphe.[2]

Aujourd’hui, le xxe siècle évoque l’horreur des camps de concentration se muant en camps d’extermination. L’hymne à la nuit du romantisme allemand s’est achevé dans un désastre. A l’aube d’un siècle qui célébrait le progrès par des Expositions universelles, le génocide arménien annonçait une nuit étoilée de mille atrocités. Personne n’y prit garde, pas plus qu’on ne déchiffra la peinture de Van Gogh qui fut celle d’un voyant alors que l’art, dans son ensemble, avait pressenti moins le religieux que le tourment dans l’homme.

La perversité devint sans égale avec le nazisme et le stalinisme.

Non seulement la folie fut au pouvoir, mais beaucoup, y compris parmi les victimes, se comportèrent en bourreaux vis-à-vis de leur voisin. Au mieux, certaines victimes achetèrent et vendirent les effets d’autres victimes, en particulier des objets d’art, pour leur plus grand profit. Il arriva même que certains bourreaux furent moins cruels que ces profiteurs de l’ombre.

Comme en tout ce qui est extrême, la ligne de démarcation fut à la fois claire et embrouillée. On savait qui était qui et on découvrait parfois le contraire. Les fausses accusations qui suivirent la Libération et les récompenses indues des exploits imaginaires qui la précédèrent furent presque aussi confondantes que les excès réels.

Dans l’enceinte des camps de la mort, la musique classique était jouée par les condamnés en sursis. Elle accompagnait les coups, les humiliations, les dégradations et les exécutions. Le plus grand bien nourrissait le mal. Et comment en aurait-il été autrement ? Les bourreaux aimaient la musique, se consolant du travail harassant de « déterminer qui devait vivre et qui devait mourir[3] ». Quelle journée ! dirait-on avec un humour qui serait déplacé. Devant l’afflux des arrivées, les SS en étaient même venus à jeter vivantes leurs victimes dans les flammes des fours crématoires. Par un usage immodéré du vice, le noir de la nuit avait rougi en permanence.

A ce stade d’incandescence, la distinction entre le jour et la nuit avait fondu.

L’esclavage des noirs d’Afrique avait déjà opéré le mélange des genres jusqu’à la fusion. Que ce soit le fait des Européens, des Arabes ou des Africains contre les Africains, l’esclavage de l’homme par l’homme est une « institution détestable », écrivait Tocqueville dans son Rapport sur l’abolition de l’esclavage. « Comment éclairer et fortifier la raison d’un homme tant qu’on le retient dans un état où elle lui est inutile et où il pourrait lui être nuisible de raisonner[4] ? » Qui voit son avenir trop exclusivement dans les mains d’un autre ne peut que se comporter en sous-homme. Cette position est celle du maître autant que celle de l’esclave, aurait ajouté Hegel, sensible à la dialectique de la situation.

Comment aurions-nous pu penser que le ciel et la lumière représenteraient un jour les portes de l’enfer quand on voit aujourd’hui les vestiges du port de transit qui subsistent sur l’île de Goré au Sénégal ? La nuit des cachots donnait sur une mer étrangement ensoleillée où attendaient les navires négriers, pressés de naviguer vers l’Ouest. Une telle destination, qui représentera tant la liberté pour les Européens, réservera aux damnés de la terre une condition plus infâme que celle des sous-prolétaires, privés eux aussi d’exercer leur raison en toute lumière.

La course offerte vers un jour sans lumière est une tromperie, une illusion qui ne permet plus de se réfugier dans la nuit contre la tyrannie.

« Descendre enfin dans le sein de la terre

Laisser enfin ces règnes de lumière !

[…]

Le jour nous a saturés de chaleur

Et tout flétris, cette longue douleur », gémit Novalis[5].

Ne connaissons-nous pas au xxie siècle les mêmes flatteries, aussi éclairéesque sincères, qui croient à jamais nous libérer de la distinction entre l’ombre et son versant opposé ? La Sonate au clair de lune de Beethoven est encore là pour nous rappeler qu’il vaut parfois de se réfugier dans les ténèbres les plus denses, loin des jours pâles où l’on ne cherche qu’à « s’envelopper de nuit obscure ». Oui, dans les moments d’indifférenciation fondamentale, confions-nous à la lumière « du clair de lune qui éclaire notre nuit », conseillait Nietzsche, désespéré lui aussi de constater que les idées claires et distinctes en morale ne régnaient pas autant qu’il était proclamé.

Nachtstücke par Robert Schumann. Fragments au piano, morcelés, juxtaposés.

Nos méditations sur le sens et la portée du bien et du mal ont volé en éclats. La genèse de cette dualité a montré combien l’un peut se substituer à l’autre et vice-versa. « Et pourtant, elle tourne », disait Galilée, voyant la terre tourner autour du soleil. La terre tourne en sus autour d’elle-même, laissant entendre au mathématicien René Thom que « la distinction entre le jour et la nuit, c’est un grand cercle sur la terre. Vous avez là le soleil, et ses rayons forment un cylindre circonscrit à la terre ; le méridien de contact existe à chaque instant. La terre tourne, et ce méridien se déplace sur la terre[6]. »La distinction entre le jour et la nuit survit en fait sur terre, ne faisant que se déplacer. Le jour et la nuit sont voués à réapparaître après avoir été un peu changés.

L’analogie poétique, là encore, devine tout. Elle permet d’imaginer qu’une telle distinction, aussi pérenne qu’en devenir, n’a cessé d’exister au sein de l’humanité. Elle autorise à croire qu’à l’horreur succède toujours laconscience de l’horreur. Même si celle-ci « n’en peut mais », son irruption est irrésistible. Dans toute oppression, il y a toujours une voix pour dire non, observe, plus qu’intrigué, le philosophe Imre Toth. Le plus surprenant est moins l’horreur pratiquée de façon minutieuse et réglée, que le sentiment qu’une telle pratique est inacceptable sans trop savoir pourquoi. La mémoire du passé compte, mais la conscience du passé et sa signification importent davantage.

Sous les pressions urgentes et intempestives, il y a toujours des candidats pour satisfaire notre soif de domination ou de destruction. « Le monde du pervers est un monde sans autrui, donc un monde sans possible », commente Gilles Deleuze[7]. Un tel monde pervers est un monde où « la catégorie du nécessaire » s’est étendue au détriment des autres modes d’être. En détruisant autrui, l’homme détruit ce qui est possible, c’est-à-dire lui. En ce sens, « toute perversion est un autruicide », et donc un homicide.

C’est au cœur de la civilisation et de son raffinement que le monstrueux se produit. C’est ici que la perversité prend le pas sur la simple barbarie. La barbarie à visage humain, comme il a été écrit, n’est pas seulement le fait de quelques isolés, mais d’un système au sein duquel gît non pas la bête immonde mais l’humanité immonde pouvant à tout instant entacher l’humanité de son contraire.

Gurren lieder. Cette nouvelle musique de Schönberg commence par décrire la nature. Sans commune mesure avec les crimes contre l’humanité, mais participant du même esprit d’anéantissement, est l’attitude d’arrogance et d’indifférence de l’homme à l’égard de son propre environnement.

La musique de Schönberg évoque l’éveil de la forêt… Hélas, la forêt n’est plus, les arbres sont arrachés, la terre est éventrée, les animaux se sont évanouis sur les marchés des pays riches, dépecés, découpés, ornant les murs. L’humus, à l’abri de l’ombre, ne nourrit plus la terre nourricière des hommes. En dénaturant la nature, l’homme perd la distance et le respect qui l’entourait. L’anéantissement des derniers grands animaux, et de la flore la plus rare, fait honte à l’espèce humaine qui supprime la variété des espèces et l’instinct qui les guidait.

En dépit du massacre de l’homme et de son habitat, la chouette de Minerve, qui incarnait la sagesse en Grèce ancienne, continue de faire entendre son hululement dans la nuit.

« I did’nt mislead. You misfollowed. » suggérait un cartooniste au sujet des guerres déclenchées par des leaders en mal de sécurité. Il vaut mieux, il est vrai parfois, prévenir que subir, mais attendre, le pied ferme, qu’autrui, qui veut éliminer l’autre, déclare la guerre paraît, pour beaucoup d’autres, une meilleure option politique. Bien que déclarée légitime, la guerre multiplie les ennemis et alimente d’autres conflits. La notion de force majeure, assortie de conditions drastiques, a été créée pour devancer ce genre d’effets en cantonnant la légitime défense comme il en est en droit civil.

Guerre ou pas, rétorquera-t-on, il y aura toujours dans le monde des minorités ou des affaiblis qu’on se plaira à tuer ou à torturer. Il y aura toujours aussi, pour tenir tête à la nuit la plus longue, un jour le plus long pour la renverser.

Écoutons à nouveau Schönberg. Un survivant de Varsovie fait entendre sa mélopée sur fond de bruit de canon, de chars d’assaut et de vociférations. Il a les mains nues, il se bat au cœur d’une musique sérielle qui paraît mécanique et stérile, mais il en réchappera en rejoignant le chœur des hommes. C’est un rescapé du Ghetto de Varsovie racontant son odyssée au compositeur à qui il a rendu visite.

Comme dans La Nuit [qui a été] transfigurée par le mode de ré majeur succédant au mode de ré mineur, Un survivant de Varsovie témoigne, avec la même force dramatique, que quelque chose de supérieur réside dans l’inférieur autant que l’inverse. La rédemption par l’amour ou par toute autre action positive n’est jamais exclue parmi les armes disponibles. A défaut d’être des visionnaires, nos poètes de la nuit sont des témoins qui entendent mettre en lumière ce qui est caché dans l’expérience existentielle qui relie pêle-mêle agresseurs, victimes, neutres ou prétendus tels.

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le rapprochement germano-israélien, opéré par les chefs d’Etat hors du commun qu’étaient Adenauer et Ben Gourion, est un exemple significatif de dénonciation par le premier desunspeakable crimes et de dépassement par le second du ressentiment des générations.

 

Les deux dessins de Shelomo Selinger qui honorent les présentes pensées démontrent que le brouillage du jour et de la nuit aboutit à nier la vie ou à abaisser sa qualité d’être. L’indifférenciation n’a qu’un temps. La distinction, autrement nouvelle, se relève, car c’est sur une toile uniforme que réapparaît, comme chez Le Lorrain, la lumière à ses moments extrêmes. L’aube et le crépuscule, quelle formidable impression en peinture comme dans la nature ! Aux deux bornes du matin et du soir, la nuit, aussi embuée qu’elle soit de mélancolie, retrouve le sourire. A. L.

Shelomo Selinger_01

Shelomo Selinger_02

[1] Cité par Hans Heinz Stuckenschmidt, Arnold Schönberg, Paris, Fayard, 1993, p. 656.

[2] Novalis, Hymnes à la nuit [1800], Paris, Gallimard, 1975, I, p. 120.

[3] Anita Lasker-Wallfisch, La Vérité en héritage. La violoncelliste d’Auschwitz, Paris, Albin Michel, 1998, chapitre 6, « Musique pour l’enfer », p. 112.

[4] Alexis de Tocqueville, Rapport fait au nom de la Commission chargée d’examiner la proposition de M. de Tracy, relative aux esclaves des colonies [1839], dans Œuvres complètes, tome III, Ecrits et Discours politiques, p. 44.

[5] Novalis, op. cit., VI, p. 139.

[6] René Thom, Prédire n’est pas expliquer, Paris, Editions Eshel, 1991, p. 75.

[7] Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Editions de Minuit, 1969, p. 372.

Rigueur c/ exactitude

par Alain Laraby

Le titre du livre d’Imre Toth, Liberté et vérité[1], annonce la couleur : la liberté prime sur la vérité. La seconde partie de l’ouvrage, consacrée à la philosophie mathématique de Frege, démontre cette prévalence au sein même de la discipline où, selon Frege, la vérité devrait être la limite de la liberté.

L’unicité de la vérité

Au cours du XIXe siècle Boole, De Morgan et Pierce Frege commencèrent de réformer la logique aristotélicienne qui prétendait réduire toute raisonnement, à base d’inférences, à un syllogisme.

Boole rapprocha la logique de l’algèbre où les seules valeurs numériques possibles sont 0 et 1 (algèbre binaire). De Morgan  s’intéressa aux propriétés des relations (par ex. la symétrie : si xRy, alors yRx, comme pour « aussi chaud que »). Pierce introduisit un symbolisme original, à l’aide d’indices, pour les relations entre individus (par ex. Aij pour « i aime j », les quantificateurs (pour désigner des expressions comme « tous les… » ou « certains… ») et les tables de vérité dans lesquelles une proposition complexe est définie en fonction des valeurs de vérité des propositions élémentaires qui la composent.

A la fin du siècle, Frege achève ce mouvement de réforme. Il remplace la logique prédicative par la logique propositionnelle. La prédicative, propre à l’aristotélicienne, s’efforçait de rattacher un prédicat à un sujet (par ex. l’adjectif bleu au sujet ciel, dans le ciel est bleu). La propositionnelle qualifie simplement les énoncés de vrais ou de faux.

Imre Toth ne conteste pas que Frege fonde la logique contemporaine. En revanche, il met en cause la réduction par Frege de la vérité mathématique à une certaine vérité logique qui entend tout soumettre à l’alternative sévère : ou l’un ou l’autre. Si A n’est pas, alors non A est vrai. Il n’y a pas d’autre issue. Pour Frege, la vérité est une, cohérente, exclusive. Elle est euclidienne, des axiomes aux conclusions.

S’il y a lieu de choisir les axiomes, faisons-le d’une façon qui ne manque pas d’associer sens (Sinn) et référence (Bedeutung). (Imre Toth, p.89). Dans le langage courant, le sens d’un mot est le sens qui varie selon les interlocuteurs et la nature de l’auditoire. On parlera équivalemment de connotation. La référence est le sens rendu par le dictionnaire. On parlera, dans ce cas, de dénotation. Le mot « bourgeois » par exemple a plusieurs connotations selon les publics et l’histoire des nations. En arithmétique, le nombre 6 (la référence) peut aussi être donné de deux façons différentes (par ex. 2+4, ou 2×3). De même, deux énoncés distincts (par ex., « Brutus a tué César », et « César a été tué par Brutus »), ont la même référence, la même valeur de vérité donnée à travers deux sens différents, deux manières de dire la même chose.

La référence est la pierre de touche du Vrai. Voyez le Ve postulat d’Euclide (E). On peut varier son énoncé, mais la référence demeure la même : par un point pris hors d’une droite, on ne peut tracer qu’une parallèle à une direction donnée ! Ce postulat étant posé (la raison est condamnée à l’admettre), les conséquences découlent d’elles-mêmes par une suite d’inférences (le si, alors supra). En-dehors de ce postulat, point de salut : on ne peut définir autrement la direction en mathématiques.

 

L’être et le néant

Imre Toth compare Frege à Parménide qui déclarait dans l’antiquité : « Jamais tu n’imposeras l’être au non-être » (p.90).

Frege n’a jamais nié l’existence d’êtres mathématiques comme les nombres irrationnels ou imaginaires, mais il reproche aux mathématiciens modernes le droit de les fonder sur une décision du sujet. Ses contemporains, Dedekind, Cantor, Hilbert, définissent les notions comme ils l’entendent, et non comme l’exige la raison obéissant à la logique (p.70). Si on suivait Hilbert, la géométrie non-euclidienne de Bolyai, Lobatchevski et Riemann auraient le même droit de cité que la géométrie d’Euclide. Or, on ne peut dire que E est en même temps non E, sauf à tomber dans l’erreur. Il faut, comme à l’armée (celle du Kaiser Guillaume II, autocrate sous l’éternel), redresser ces conceptions erronées, dépendantes de l’humeur d’esprits dévoyés. La géométrie euclidienne est de l’ordre de l’être. La non-euclidienne, du néant (les triangles non euclidiens forment un ensemble vide). Entre l’être et le néant, il n’y a pas de place pour le non-être.

Toute sa vie, Frege s’est cramponné à l’idée que la vérité relève d’une conception claire et univoque. A l’avènement de la République de Weimar, le tumulte des idées, dans tous les domaines, fit chanceler sa pensée. Il n’était pas loin d’alimenter la rumeur qu’il y avait un complot entre le socialisme et les juifs. Ne fallait-il pas distinguer avec certitude les juifs des non-Juifs ? Ah ! Une bonne définition du « Juif » devrait permettre de résoudre bien des problèmes… Par ex., pour identifier un Juif, il suffirait de leur appliquer un signe de reconnaissance (« muss man ein Kennzeichen angeben können, aus dem man sicher einen Juden erkennen kann », écrit Frege le 30 avril 1924). (Imre Toth, p.140).

 

De la négation de Frege à la vraie négation

Frege rejette la géométrie non euclidienne qui désigne par le mot « droite » ce qui est en fait une « courbe ». Allons, soyons sérieux : la droite ne peut-elle pas être droite que dans l’espace d’Euclide ? Le triangle (dont les côtés sont des lignes droites) n’est-il pas nécessairement euclidien ? Frege ne peut admettre qu’il existe simultanément un monde géométrique euclidien et un monde géométrique non-euclidien. (p.126)

Comme le rappelait Alfred Korzybski, « la carte n’est pas le territoire ». Frege commet lui-même une erreur logique en omettant cette distinction. Les cartes euclidienne et non-euclidiennes ne sont nullement exclusives. Dans le plan absolu, on peut projeter une géométrie à la Lobatchevski en considérant comme carte le disque ouvert de Poincaré. On peut aussi y projeter une famille de cercles de Möbius qui ont un point fixe commun. Cette autre carte représente la géométrie euclidienne.

La position de Frege est inconsistante. En opposant un Nein ! à la cohérence qui le dépasse, il est victime de la rigueur dont il se veut le défenseur. La rigueur ne saurait se substituer à l’exactitude appelée, en mathématiques, à se renouveler sans cesse. Le nombre « irrationnel » √2 est la mesure de la diagonale du carré. La géométrie non-euclidienne produit des théorèmes comme l’euclidienne.

 

Par delà vrai et le faux : le sujet connaissant

Frege a tort de croire que l’extension de la logique absorbe celle de la raison. En philosophie, il confond le sujet empirique (celui que Hume avait réduit à un « bundle of impressions ») et le sujet connaissant (appelé « transcendantal » par Toth dans la lignée de la pensée allemande). Le non de la géométrie non-euclidienne procède du sujet qui dit « non » au Nein ! qui passait pour l’unique réalité. Le sujet cognitif d’Imre Toth fait penser au sujet néantisant de Sartre. Du combat entre l’être inerte et le néant (le sujet, ce défaut dans le diamant du monde, disait Merleau-Ponty), surgit le non-être. Sartre se contentait de transformer le sujet en pro-jet. Toth est davantage cartésien. Le sujet n’est pas seulement créateur de lui-même, mais de la vérité mathématique.

La clarté, qui obsédait (et aveuglait) Frege, ne saurait à elle seule revendiquer l’évidence. Descartes  parlait de vérité claire et distincte. Toth va plus loin. La vérité mathématique est claire et distincte quand elle a l’apparence de l’être, confuse et indistincte (indéterminée) dans les limbes du non-être. A l’instar de Socrate, il appartient au mathématicien d’aider l’accouchement de la vérité qui attend à être.

On en revient à la référence. Ce qui est dénoté (par ex., √2) est ce qui désigné comme tel par le sujet. La référence ne renvoie plus au monde préexistant des nombres rationnels, mais au monde du non-être dont le passage à l’être est assuré par une décision du sujet connaissant. C’est lui qui assigne une valeur existentielle au nombre irrationnel, au nombre imaginaire (si « impossible » qu’il puisse être !), à la géométrie non-euclidienne, etc. (pp.91-95).

Frege parlerait d’une régression, car on retomberait dans l’attribution d’un prédicat à un sujet. Ce serait ne pas comprendre Imre Toth qui milite pour une réintroduction du prédicat ontologique et non syntaxique (réduire le prédicat à un attribut est aussi abusif que de réduire le sujet au sujet logique). Une telle tentative ferait preuve d’un esprit négativiste, à l’instar de Méphistophélès qui se désigne lui-même dans Faust comme « l’esprit qui nie ». N’en déplaise au gardien de l’ordre et du positif, c’est cet esprit qui crée les nouvelles mathématiques.

Pur caprice ? Non, contrairement à ce qu’affirme Frege, ce n’est ni l’arbitraire, ni l’anarchie qui prévaut en la matière. La liberté invoquée par Toth est spinoziste. Elle rime avec la nécessité. Elle relève aussi de l’ordre, non pas réactif et réactionnaire, mais progressif, accomplissant, non pas ce qui doit être, mais ce qui doit naître. La décision du sujet n’est pas celle d’un tyran. Elle aide la vérité à s’élargir. Une fois créée, elle se détache de lui. Impossible de la biffer d’un trait de plume pour revenir aux maths d’antan. Peut-on imaginer un monde sans √2, sans i2 = -1, sans un triangle dont la somme des angles peut être inférieure ou supérieure à deux droits ?

 

La boîte de Pandore

Frege voulait corseter, non seulement les mathématiques, mais leur histoire faite de discontinuités créatrices. Autant enfermer la pensée dans une boîte par crainte qu’elle ne s’échappe et répande le mal alentour. Mais le mal est dans la boîte, non dehors. Son impuissance à être la ronge, tant elle l’empêche de donner un nom au non-être. Si le sujet est un Prince, c’est un prince charmant. Sa voix est celle d’un Fiat lux qui éclaire d’autres mondes cadenassés par une logique qui outrepasse ses droits de polir la vérité. Imre Toth relate ce conte de fées avec un art sans pareil.

 

Post-scriptum

Imre Toth nous a quittés le 11 mai 2010. Il avait relu le présent article. À cette occasion, il m’avait montré l’ouvrage qu’il venait de publier en allemand : une synthèse de son œuvre sur les prémices de la géométrie non-euclidienne dans la pensée grecque ancienne. Aussi savant qu’il fût, l’histoire des mathématiques ne l’intéressait pas pour elle-même. À travers elle, il appréciait la profondeur, la fécondité et le dépassement de ce qu’il appelait le sujet. Autant, et sinon plus que tout autre domaine, les mathématiques manifestaient pour lui la liberté de l’homme à produire du nouveau, à assurer le passage du non-être à l’être. La mention nécrologique parue dans le journal Le Monde résume sa pensée. Omnis negatio est creatio, nous dit-il d’outre-tombe. La négation : il m’avait souvent fait part de son étonnement que dans tout groupe humain, il y a toujours quelques individus qui opposent un non, même sous la pire tyrannie. Ebloui, il voyait dans ce non la création d’un autre ordre, irréversible : celui de la pensée et de ses valeurs : – la liberté, la dignité, la transcendance de l’homme. A.L.

 

Alain Laraby vient de quitter le barreau (Paris, Londres) pour entrer au service du Ministère des Affaires étrangères. L’élargissement de ses activités n’est pas une première : il fut assistant en Faculté de droit, assistant parlementaire au Sénat, et expert visiteur auprès d’organisations internationales. Par sa formation scientifique, il collabore régulièrement à la revue de mathématiques, Quadrature.

 

[1] Imre Toth, Liberté et vérité. Pensée mathématique et spéculation philosophique, Editions de l’éclat, Paris, Tel Aviv, 2009, 142 pages.