à Yves Stourdzé
Notre modernité devient tardive !
La finance de marché est devenue un immense « shadow banking » plus ou moins régulé. Elle a acquis durant les 50 dernières années une considérable puissance d’agir, jamais atteinte jusque-là. Sans projet global ni cohérent, elle est pourtant à la source de dynamiques qui ont peu à peu modifié, et dans l’ensemble abimé, les différentes phases qui constituent les processus économiques. De fait, elle a pris une part déterminante dans le renforcement des facteurs qui donnent à notre modernité une tonalité de « période au temps dissous », pour dire les choses brutalement[1].
C’est la globalisation, c’est-à-dire la forme économique et financière qu’a revêtue la mondialisation pendant cette période, qui a offert à la finance de marché une puissance d’agir impressionnante dont elle mésuse en réduisant de plus en plus la valeur temporelle moyenne de ses engagements. Aujourd’hui, une telle logique, que je qualifie de chronoclaste, ne lui permet plus d’assurer sa fonction spéculative traditionnelle utile au développement économique.
Aussi, la finance de marché vulnérabilise-t-elle tous les processus constitutifs de la tension moderne entre action et connaissance. Elle exerce, d’aval vers l’amont et de proche en proche, une contrainte sur chacun des régimes de temporalités impliqués : contrainte sur les régimes de temporalités attachés à la marchandisation dont les effets se répercutent sur les régimes de temporalités attachés à l’innovation, puis sur les régimes de temporalités attachés à la recherche, puis sur ceux attachés à la métabolisation des actes construits par les voies de la formation et de l’éducation, pour « impacter » in fine les régimes de temporalités attachés à la symbolisation des représentations. Bref, aujourd’hui, tout est rendu vulnérable à degrés, formes et modalités divers lorsque la finance de marché contribue directement ou indirectement à la production et/ou à la consommation de biens et de services ; tout, c’est-à-dire individus, groupes économiques et sociaux, institutions, nations, humanité, biogée dans ses différentes formes,….
Normalisés à l’excès, laissés sans connaissance ou presque, les actes économiques se métamorphosent alors en « agenda » – étymologiquement en « choses devant être faites » -, vectorisés par des agents désormais en proie à une démarche idolâtre, privés peu ou prou de subjectivité et d’altérité.
La logique du pari vulnérabilise tout engagement.
Comment cela se passe-t-il ? La finance de marché développe aujourd’hui une logique de pari. Elle tend à minimiser son propre risque en le reportant davantage sur d’autres puissances d’agir, lesquelles, peu à peu affaiblies, montrent des signes de renoncement à produire, elles-mêmes, des engagements. En outre, ce transfert de risque, non coopératif, désigne de fait un « lieu d’assurance de dernier ressort ». Il est là, le pari : faire accroire l’hypothèse qu’il est légitime de penser et d’agir de façon que tout risque puisse être ainsi transféré de proche en proche, sans convention, sur un lieu garant non préalablement désigné !
De la sorte, le pari financier s’invulnérabilise-t-il en provoquant, par effet domino, une dynamique de vulnérabilisation…chez les autres acteurs, et in fine, on va le voir, sur la multitude et l’individu dans la multitude. Où la logique du pari, exempte d’engagement, conduit à celle de la prédation à l’origine de la constitution d’une rente privative d’un groupe… !
Ainsi, beaucoup d’entreprises qui supportent une partie des effets de ce pari financier reportent-elles, lorsqu’elles le peuvent, leurs surcoûts. Au cœur de la modernité, l’engagement (individuel et social) que représente le travail en vient même à être menacé dans la mesure où le détour par l’effort et la compétence durables qu’il suppose et les promesses de rémunération qui en sont l’expression admise d’équivalence sont relativement dévalorisés et concurrencés par des logiques de paris sur les valeurs à fins de réalisation toujours plus rapprochée dans le temps de profits monétaires.
De nombreuses et indistinctes populations, partout de par le monde, constituent alors ce lieu d’assurance de dernier ressort en le payant d’une part supplémentaire de leur non-développement, voire de l’aggravation de leur pauvreté. Moins nombreuses, certaines autres populations semblent n’être plus caractérisées que par l’état de leurs dettes monétaires récentes composées d’intérêts financiers élevés, de sorte qu’elles ne sont plus en situation de se projeter collectivement et de faire valoir leur souveraineté. Chez celles-ci, en particulier, les Etats et leurs cultures démocratiques semblent effacer leurs promesses de garantie de justice sociale, en particulier d’équité intergénérationnelle.
L’individu même semble ne plus répondre que d’un désir individuel pulvérisé et traversé de pulsions expertisées et financiarisées par le technomarché globalisé toutes les fois que la passion économique le transforme – auteur comme acteur – en agent, le plus souvent en « prodacteur » et en « consommacteur », et que sa liberté abdique en laissant le pari supplanter l’engagement.
Enfin, la biogée (terme emprunté à Michel Serres). Elle ne saurait en tant que telle, bien sûr, répondre et donc renoncer à quelque engagement que ce soit ! Néanmoins, à tout niveau de sa propre « organisation », ses éléments et équilibres sont, de fait, « engagés » à enregistrer les transformations voulues par les hommes, y compris celles qui s’accompagnent de dégradations : ils deviennent à ces fins des « ressources » soumises au travers de l’acte économique, souvent, à performance immédiate et absolue. Pourtant, sans « l’inter-action » préalable et longue, voire très longue, des éléments naturels, ils n’auraient pas été rendus disponibles aux hommes et à leur travail (les éléments naturels dits « ressources non renouvelables » ne sont dites ainsi que parce que le facteur temps – des milliers ou des millions d’années – ne saurait être disponible à leur renouvellement !).
Bref, fonctionnellement labile et pratiquement indépendante d’engagements comme ne le fut jamais auparavant aucune autre rente (naturelle, foncière, immobilière,…), la finance de marché a installé, via sa puissance d’agir mobilisée dans une recherche d’invulnérabilité, une économie de rente autocentrée, dissociée des autres acteurs.
La logique du pari façonne les sociétés autour de l’aléa moral.
Les économistes, depuis Adam Smith, ne méconnaissent pas ces mécanismes de report des risques pris par certains acteurs sur d’autres acteurs. Ils leur donnent même un nom : « l’aléa moral » (moral hazard, en anglais), tout en banalisant souvent sa portée : un effet pervers. Plus précisément, l’aléa moral, dans une acception contemporaine liée pour l’essentiel aux pratiques des milieux des entreprises d’assurances, c’est l’excès de risque dont témoigne le comportement humain ou social d’un acteur individuel ou collectif quand il sait que la couverture de ce risque ne lui incombera pas en dernier ressort.
Or, on comprend bien que, si des sociétés entières se voient peu à peu contraintes de fonctionner globalement sur ce type de dynamique d’aléa moral initiée par des acteurs à la recherche d’une invulnérabilité au risque, elles échappent à l’épure d’un modèle de prudence, tenu en référence, en vulnérabilisant les autres acteurs, lesquels, à leur tour, déclenchent lorsqu’ils le peuvent, mais dans une perspective défensive cette fois, les moyens à leur disposition d’une résistance, voire d’une invulnérabilité propre. Des stratégies non coopératives répondent à des stratégies non coopératives, identiques ou différentes dans la forme. Elles se développent et s’affrontent. Volens nolens, on construit alors des sociétés d’aléa moral total.
Depuis 150 ans, les sociétés industrialisées ont globalement accepté ces dynamiques d’aléa moral. Mais elles l’ont fait en avançant le « deal symbolique » suivant : d’un côté, progrès tous azimuts et bénéficiant peu à peu au plus grand nombre, de l’autre, « effets externes » indésirables couverts par des pratiques assurantielles de plus en plus collectives. En revanche, depuis 50 ans, les sociétés financiarisées n’ont pas rassemblé, elles, les moyens d’un deal symbolique aussi puissant : d’un côté, les bénéfices des phases antérieures de progrès semblent s’essouffler et répartis dans une inégalité grandissante, de l’autre, les effets externes indésirables donnent lieu à des représentations plus négatives, d’autant qu’ils sont couverts par des systèmes assurantiels publics et privés fragilisés soit par une anticipation à la hausse tendancielle durable des sinistralités, soit par la menace d’une incommensurabilité relative de nouveaux risques qui apparaissent (du type effets du changement climatique,…).
Entre ces deux dynamiques de sociétés, la différence est donc considérable : les sociétés industrialisées, tendues entre progrès et promesses, fabriquaient de fait du « monde commun », les sociétés financiarisées, tendues entre promesses et paris, non !
Les sociétés financiarisées[2] refuseraient, en effet, de faire monde commun permanent, fonctionnant de plus en plus dans une dynamique d’aléa moral généralisé. Elles considèreraient que les effets indésirables des actes individuels ou collectifs consentis en leur sein, en dernier ressort, ne les concernent pas (effets indésirables liés à la sous-estimation des risques que ces actes consacrent et/ou bien à leur affectation sur d’autres acteurs que ceux qui en recueillent les bénéfices). Ce pari consacre une démarche idolâtre majeure : le fantasme de l’expulsion radicale du risque ou, ce qui revient au même, le fantasme d’un droit inconditionnel aux bénéfices de la performance ; inconditionnel, c’est-à-dire sans gage mis en garantie ni engagement préalablement consenti.
Or, à condition de comprendre cela et tant qu’il y a désir de société, il y a norme en puissance : ces appels non-dits à des mondes séparés par et au profit de telles « puissances d’agir » semblent désormais appréciés comme l’expression d’une sorte d’écart intolérable par rapport à une « common decency » (une éthique commune minimale). Voilà ce que « l’individualisme libéral » n’a peut-être pas entrevu : qu’il deviendrait, paradoxe apparent, le fourrier majeur d’un radical principe de précaution que les gens finiraient par rejeter ! Espérons que les périodes qui s’annoncent confirmeront cette tendance car, oui, il faut d’urgence résister de toutes parts à ces démarches idolâtres, et les contraindre !
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Voilà exposée une représentation des choses où sont mobilisés auteurs, acteurs et agents, parmi les plus importants dans le monde d’aujourd’hui, que des jeux asymétriques de pouvoir poussent à la performance comparative. Voilà aussi, dans le même temps, expliqué que ces jeux à l’œuvre constituent des dynamiques poussant ou résistant à des transferts de risque qui ne garantissent plus à chaque auteur, acteur ou agent que les ressources (humaines, sociales, capitalistiques et naturelles) qui lui seront nécessaires pour une performance durable aient une possibilité de reconstitution. Bref, au jeu non coopératif de la logique de la performance, on ne garantit plus la conservation ou l’émergence des moyens nécessaires à la performance ultérieure. La performance à venir n’est plus garantie… ni par des gages ni par des engagements. Elle n’est plus garantie par… la formance nécessaire, et les étapes indispensables à son procès !
Notre modernité devient tardive parce que nous voulons la performance sans la formance, « l’assurance sans engagement »[3]. Mais, au juste, la formance, c’est quoi ?
Nous allons introduire et illustrer cette notion que nous envisageons d’une importance aussi grande que celle de performance, symétrique et complémentaire.
Considérons les 7 domaines où tout homme et tout collectif s’impliquent en société, s’engagent: culture, éducation, formation, recherche, innovation, économie, finance (hors les 2 domaines « d’investissement individuel et collectif des corps »: domaine de la médecine et de la santé, domaine de la violence et de la guerre, avec leurs régulations publiques). Les domaines de la culture, de l’éducation, de la formation et de la recherche concourent, pour l’essentiel, à la formance de toutes les ressources… avec une certaine performance dans la conduite de ce concours. De leur côté, les domaines de la recherche, de l’innovation, de l’économie et de la finance concourent à la performance de toutes ces ressources préalablement formées, tout en devant veiller à leur assurer… une possibilité ultérieure de formance (car sans formance, toute performance se tarit !).
A présent, notre représentation est complètement campée : des auteurs, acteurs et agents, des puissances d’agir, des logiques, des dynamiques de performance et de formance.
Ainsi modélisée, cette représentation peut donner lieu à la création d’outils susceptibles de l’exprimer et de la valoriser. Il s’agit de repères que l’on nomme le plus souvent des « indicateurs », lesquels sont construits pour être insérés dans des dispositifs statistiques publics ou privés. De la sorte, la représentation acquerra une légitimité de considération – une valeur – aussi longtemps que les indicateurs seront produits et resteront permanents. Ou, pour le dire autrement : les indicateurs sont le fruit de représentations qui sont, elles-mêmes, le fruit de perceptions sur lesquelles nous mettons des mots. Et si les mots ont un poids, c’est que les indicateurs auxquels ils donnent corps désignent des valeurs qui importent ou des importances qui valent, ici et maintenant.
On devrait donc imaginer que chacun de ces 7 domaines puisse être apprécié à l’aune de représentations appuyées sur des indicateurs. Et alors, comment, sauf à approfondir la logique chronoclaste que je dénonçais au début de ce propos, ces indicateurs ne seraient-ils pas des reflets des différentes temporalités à l’œuvre ?
D’un point de vue strictement économique, les ressources peuvent être humaines, sociales, capitalistiques ou naturelles : elles n’en sont pas moins soit stocks soit flux. Les stocks de ressources humaines, sociales, capitalistiques ou naturelles constituent des patrimoines associés à des temporalités plus ou moins longues et à des mémoires. Ils symbolisent la formance. Les indicateurs de formance sont rares, encore plus rarement mobilisés, encore plus rarement quantitatifs. Les flux de ressources humaines, sociales, capitalistiques ou naturelles constituent des richesses d’usage ou d’échange associées à des temporalités plus ou moins courtes et à des anticipations. Ils symbolisent la performance. Les indicateurs de performance ont envahi notre système de représentation, toujours plus mobilisés, toujours plus quantitatifs[4].
La puissance des connaissances, des techniques et des pratiques que nous mobilisons au service de la dynamique des richesses d’usage comme d’échange est aujourd’hui telle – à commencer, comme nous l’avons longuement expliqué, par celle de la finance de marché – que les transferts majeurs de risque s’exercent globalement au service des flux et au détriment des stocks au travers des logiques de prédation qui animent nos sociétés que nous avons qualifiées de « sociétés d’aléa moral total ».
Toutes les options de politiques d’intérêt commun, d’intérêt public et d’intérêt général, considérant le recours et l’emploi de ces ressources (humaines, sociales, capitalistiques ou naturelles), qu’elles soient de projection ou d’évaluation, devraient progressivement être soumises à une nouvelle démarche de mesure relative aux stocks et aux flux, plus cohérente et équilibrée. Aux stocks comme aux flux devraient être affectés des indicateurs qualitatifs et quantitatifs de formance et des indicateurs qualitatifs et quantitatifs de performance.
De plus, pour « faire société » à ancrage national ou culturel, et a fortiori pour faire société internationale ou société transculturelle, il nous faut bien mettre en scène des représentations ouvertes, puis partager en permanence ces images de réduction de la complexité du réel qu’elles expriment, enfin co-construire de tels indicateurs de façon qu’ils puissent rendre compte de notre accord, c’est-à-dire de la dynamique de symbolisation. Pour « faire société européenne », par exemple, continuons d’approfondir les travaux franco-allemands engagés voilà quelques années déjà, à la suite de ceux de la Commission dite Stiglitz-Sen, mise en place au début 2008[5]. Allons même plus loin ! Proposons sur cette base un travail franco-allemand de modélisation générique de nos représentations préfigurant l’Union politique européenne, temporalisée dans ses patrimoines et ses richesses, et mettons-en le en débat !
Un cœur de modélisation ainsi « actualisé » aurait une forte vertu : il éclairerait et ferait évoluer rapidement les rapports d’influence tissés entre les différents acteurs à la source des richesses et in fine les représentations générales qui inspirent les grilles de lecture d’où émergent nos indicateurs.
Au fond, plaider, comme on le fait ici, pour que l’on procède à l’évaluation ex ante et ex post de toute action d’intérêt commun, public et général fondée tant à partir d’indicateurs de formance qualitatifs et quantitatifs qu’à partir d’indicateurs de performance qualitatifs et quantitatifs, cela revient à préparer le meilleur socle social, écologique et économique possible à tout développement durable. Préparer le socle d’un développement durable, donc chronophile, donc pourvoyeur de diversités, donc réducteur d’invulnérabilités qui menacent les vulnérabilités tant de l’individu, des groupes, de l’espèce humaine, de l’humanité que de la biogée, enfin. Préparer le meilleur socle possible contre les ravages à venir des sociétés d’aléa moral total – sociétés de parieurs, sociétés de parias ! – en luttant contre les tentations excessives d’invulnérabilité par sécession et donc par report des risques destructeur de subjectivité et d’altérité … !
J.-P.K.
le 4 juillet 2013
Projet pour la revue « temps marranes »
[1] Les premiers pas de la globalisation financière contemporaine remontent à la fin des années 1950 en Angleterre avec la création du marché des eurodollars, des dollars déposés et prêtés en dehors des Etats-Unis, et non au début des années 70 avec la fin du système du taux de change fixe, comme on le dit trop souvent. Lire sur ce point Christian Chavagneux « Une brève histoire des crises financières – Des tulipes aux subprimes », p 113, Ed. La Découverte, 2011.
[2] On entend ici par « sociétés financiarisées » les lieux de peuplement où les puissances d’agir principales sont la finance de marché, les sociétés d’assurance, les établissements bancaires, les entreprises transnationales, bref, le « technomarché » plus ou moins globalisé. En Europe, aujourd’hui, la dynamique des transferts de risque entre le technomarché, les Etats et les populations est si mal contrôlable qu’elle menace la permanence d’un « monde commun » ; autrement dit, l’aléa moral n’y est pas qu’un simple « effet pervers ».
[3] « L’assurance sans engagement », voilà même le Graal proposé récemment par la publicité d’une… compagnie d’assurances en ligne ! Il s’agit là d’un « jeu non coopératif » qui va donner lieu à conflit ouvert entre les temporalités courtes associées à la finance de marché et les temporalités longues associées aux services d’entreprise appelant des relations durables avec les sociétaires.
[4] Or, « quantifier, c’est d’abord convenir, ensuite mesurer », rappelait l’historien français de la statistique Alain Desrosières, récemment disparu, auquel nous rendons hommage ici.
[5] Dans la ligne directe des travaux de cette Commission, un rapport intitulé : « Évaluer la performance économique, le bien-être et la soutenabilité » a été remis, en décembre 2010, simultanément à la Chancelière allemande et au Président français, répondant à leur commande commune lors du Conseil des ministres franco-allemand du 4 février 2010. De notre point de vue, le contenu de ce rapport, accompagné de conclusions, contient une avancée intéressante au sujet des représentations qu’il est recommandé de privilégier, et aujourd’hui d’approfondir.