Le temps a exhalé

par Noëlle Combet

Le temps a exhalé
une  sève vert rouge
en décalage horaire
avec la conscience.
Quel espace synchrone d’avant la mémoire ?
A quelle distance d’années-lumière ?
Aller en s’enfonçant dans les sables du temps,
espace dessaisi de ses points cardinaux.
Les mots s’échappent
par poignées
comme ont fui les secondes
au cadran de l’horloge
arrêtée ;
leur chute blanche troue l’ombre portée des murs.
Au seuil de ce pays
aveugle et sourd,
dans le désert des fleurs,
tâtonnant, doigts tendus,
vais-je arriver enfin ?

Noëlle Combet

Rhizomes, lignes et trous noirs :

Topographies de nos existences,
topographies des jeux sociaux et politiques …

par Noëlle Combet

Dans les trous noirs de l’espace molaire, tel pape dissuade un continent malade du sida d’utiliser le préservatif, tel citoyen d’un pays démocratique nomme détail  les camps de concentration, tel chef d’état exige des quotas de contraventions (un papier en plus) et des quotas d’expulsions (un papier en moins). Mais là aussi des oppositions, des protestations, le théâtre mis à la disposition des banlieues, tous les combats donquichottesques, fût-ce contre des moulins à vent, dessinent des rhizomes. La toile est un exemple de lignes moléculaires serpentant entre des lignes majeures.

Des lignes de fuite peuvent être, dans le champ social, plus mortelles qu’ailleurs, la dérégulation boursière, par exemple ayant fait tout à coup basculer les Etats les rappelant à la nécessité des lignes molaires.

Dans toute chose, des transversalités, des variables, des lignes de fuite traversent, en mouvements et échanges incessants, les territoires de consistance et les axes majeurs.

Cette conception deleuzienne héritée de Spinoza éclaire, outre les multiples champs du savoir, nos déambulations existentielles et le langage qui les traduit. Nous oscillons en effet entre nos tendances structurantes et nos mouvements de déterritorialisation. Il y a entre les deux orientations une immanence réciproque, chacune naissant de l’autre et la modifiant.

Les trois lignes de vie dégagées par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans « Mille plateaux » se révèlent un modèle efficace, un outil de repère, une boussole pour nous diriger sur nos chemins existentiels et contourner les catastrophes ou parvenir à nous en extraire.

Les lignes, en leur premier état, sont subordonnées au point : elles sont molaires, composent un système arborescent, dessinent un espace strié à l’image de l’autoroute. Il arrive qu’entre la verticale et l’horizontale la diagonale se brise, se mette à serpenter de vecteurs et points, se diffuse en un réseau de lignes nouvelles moléculaires, rhizomiques. Elles animent un espace lisse, steppe, désert, océan dont le plan n’a aucune autre dimension que celle du mouvement qui le parcourt. Les multiplicités qui s’en produisent ne sont plus subordonnées à l’Un. Elles prennent consistance en elles-mêmes.

Anomales, nomades, elles ne sont plus normales et fondées en fait plus qu’en droit, elles génèrent des devenirs et des transformations. A leur pointe extrême, ces rhizomes, dans l’élan qui les accompagne, prennent la forme de lignes de fuite créant des déterritorialisations porteuses de potentialités créatrices. La ligne rhizomique réalise donc une connexion entre le système arborescent et la ligne de fuite, mais elle peut, courant d’arbre en arbre, se trouver ramenée au segment, retourner, coagulée, à l’espace strié ; à son autre extrême, la ligne de fuite, abandonnant sa créativité potentielle, se transforme parfois en ligne de mort. Le rhizome est donc en risque de rencontrer des trous noirs sur son trajet : ceux d’une coalescence extrême là où il serait happé à nouveau par la ligne molaire ou ceux d’une dissolution catastrophique là où  la  ligne de fuite évoluerait en ligne de mort.

Cette topographie nous concerne dans nos expériences personnelles et sociales qui sont le contenu de nos vies. Nous conduisons nos barques selon une nécessaire organisation existentielle dont les lignes sont molaires. Nous faisons abris de nos systèmes de vie, de pensée ou de croyance. Nous les nommons souvent idéaux. S’ils ne sont pas questionnés, mis à l’épreuve dans la relation avec d’autres, ils nous poussent à l’autoritarisme, à la soumission, les deux parfois, et à une conservation étroite, quasi- rituelle, de nos habitudes.

C’est ainsi que nous vivons le plus souvent, dans les mêmes lieux, les mêmes professions, les mêmes relations, les mêmes cercles. Nous y trouvons un confort, l’illusion d’une vie satisfaisante, une bonne conscience, souvent car, bien sûr, nous savons être utiles et efficaces. C’est la vie « ordinaire ».

Des rhizomes viennent pourtant par bonheur, inquiéter, voire lézarder cette image.

Ils filent la marginalité, la nôtre d’abord et celle que nous apercevons ailleurs, de loin ou de plus près ; ils fissurent nos espaces. Car nous avons nos accidents personnels, nos épreuves, nos passions, nos deuils, nos déchirements,  nos désirs d’ ailleurs, nos chagrins, nos maladies, cela-même que pourtant nous tentons de mettre à distance en structurant nos systèmes car nous voudrions bien ne rien savoir du malheur, de la folie ou de la mort.

Rhizomes sont aussi nos sympathies pour ceux qui n’ont pas eu ou n’ont plus la possibilité de structurer : les clochards, les chômeurs, les sans-papiers, ceux qui sont la proie d’une souffrance intime qui nous éprouve.

Rhizomes et lignes de fuites aussi, nos voyages, nos amitiés, nos amours, nos créations.

Et si nous sommes au risque des trous noirs de la sclérose générée par nos structurations obligées, nous pouvons aussi être happés par ceux de nos écarts trop grands lorsque, bateaux ivres, nous cherchons à descendre les fleuves impassibles en nous libérant des haleurs. Nous avons vu des frères humains naufrager sur leurs lignes de fuite, Nerval, Artaud, Van Gogh, nous laissant des œuvres à ouvrir nos émotions et initier nos propres rhizomes. Rimbaud a voulu, revenir pour « se caser » comme on dit, rejoindre un quadrillage molaire…Trop tard. Dans les jeux sociaux et politiques cette topographie apparaît aussi avérée. Dans les trous noirs de l’espace molaire, tel pape dissuade un continent malade du sida d’utiliser le préservatif, tel citoyen d’un pays démocratique nomme détail  les camps de concentration, tel chef d’état exige des quotas de contraventions (un papier en plus) et des quotas d’expulsions (un papier en moins). Mais là aussi des oppositions, des protestations, le théâtre mis à la disposition des banlieues, tous les combats donquichottesques, fût-ce contre des moulins à vent, dessinent des rhizomes. La toile est un exemple de lignes moléculaires serpentant entre des lignes majeures.

Des lignes de fuite peuvent être, dans le champ social, plus mortelles qu’ailleurs, la dérégulation boursière, par exemple ayant fait tout à coup basculer les Etats les rappelant à la nécessité des lignes molaires.

Le contenu de nos existences a son expression dans le langage et c’est l’un des champs où la  pertinence du paradigme de Deleuze et Guattari s’éprouve le mieux. Le modèle de l’arbre domine et introduit une logique binaire, sous l’hégémonie du signifiant, que ce soit dans la logique de Saussure ou celle de Lacan. Leurs systèmes, comme celui de Chomsky, sont liés à un modèle arborescent et à l’ordre linéaire des éléments linguistiques dans les phrases. Le langage n’est pas nié en tant que réalité composite, mais l’objectif est de prélever sur cette réalité un système homogène rendant possible une approche « scientifique ».

Le modèle de l’arbre, introduit par Chomsky domine la linguistique qui se veut science du langage. Cet arbre, de type hiérarchique est caractérisé par sa binarité, ce qui veut dire, linguistiquement parlant, que le passage d’un niveau à un autre s’opère  à l’un des nœuds, par une segmentation en deux constituants de niveau hiérarchique subséquent.

Ainsi, le mot signe se subdivise-t-il en signifiant et signifié qui se subdivisent ensuite à leur tour. L’on voit bien qu’il s’agit d’un système molaire dont l’agencement consiste en couplages binaires, comme sémantique/sémiotique, masculin/féminin, consonnes/voyelles etc.…

Saussure écrivait le signe s/S (signifié sur signifiant). Lacan préféra l’écrire S/s. ce ne fut pas une révolution : on retrouve dans son système des couplages du même type : sujet/objet, plaisir/jouissance…

Ces systèmes ont une prétention scientifique : dégager des constantes, jusque dans les variantes. L’aspect composite du langage n’est pas nié mais faute de pouvoir le considérer comme un tout homogène, on en prélève des sous-ensembles que l’on unifie pour tenter d’en dégager des universaux de la langue ! S’opposant à cette systématisation, l’un des contradicteurs de Chomsky, Labov insiste, à la manière d’un musicien, sur le fait que le thème c’est la variation, indiquant par là même qu’une infiltration fissure l’homogénéité, y introduisant des lignes rhizomiques, éventuellement une langue étrangère dans la langue elle-même, une parole, une écriture à fleur de réel.

A vrai dire, ces rhizomes ne sont pas des éléments des constituants du langage, ne lui appartiennent pas essentiellement. Ils le traversent, le lézardent, entraînant le langage à les suivre et l’écriture s’y inscrire devenue nomade, entre ses propres lignes. Ainsi, de Certeau a bien distingué, dans son texte « Poème et/ou institution » un aspect exilique se démarquant, à l’intérieur du langage, d’une orientation cannibalique. L’image de l’orientation cannibalique est donnée, selon lui, par le discours des institutions et  de la pédagogie alors que l’exilique s’inscrit dans la forme poétique. Il se réfère à Mallarmé : « Il (le poème) autorise un espace autre, il est le rien de cet espace. Il en dégage la possibilité dans le trop plein de ce qui s’impose […] Il refuse l’autorité du fait. Il ne s’y fonde pas. Il transgresse la convention sociale qui veut que le réel soit la loi. Il lui oppose son propre rien, atopique, révolutionnaire, poétique ».

Il y a dans le style des figures ouvrant cet espace autre : le chiasme, l’antithèse, la métaphore, les mots-valises, l’oxymore. Des lexèmes jouent aussi ce rôle : les hologrammes qui font bégayer la langue, les articles ou pronoms indéfinis, les infinitifs qui expulsent le sujet, par leur emploi direct, voire déclinés en supin. On peut penser à la langue chinoise éliminant en outre l’article : devenir petite pluie ? Porteuses de paradoxes, de torsions de non-sens, ces expressions provoquent un déchirement du sens et de l’image ; créant l’ellipse, elles sont des échappées singulières du langage : ce sont des fugueuses. En tant que telles, subversives, elles offrent l’alternative du vide au nihilisme des temps  modernes  et aux servitudes qu’ils imposent par l’intermédiaire de nos nouveaux tyrans : le chiffre, les quotas, l’agencement, la quantification et le formatage de l’humain.

Pour conclure, j’évoquerai l’ouvrage de Yannick Haenel « Evoluer parmi les avalanches ». L’auteur évoque la nécessaire fonction du vide dans nos vies, nos mots, nos écritures, énonçant que, si l’on ne se défend pas du vide, on arrive au point où aucune phrase n’est satisfaisante mais que les phrases qui s’élaborent à l’intérieur de ce point  le retrouvent  partout.

Il s’en produit une jouissance : « La jouissance ne consiste pas seulement à laisser passer la joie dans ses membres ; mais à détruire les habituelles raisons de vivre et à flotter, inhumainement, dans une solitude qui se découvrira spirituelle. Je ne crois en rien ; seul ce rien resplendit, et vous propose, lorsque vos gestes, votre silence, vos phrases se sont introduits jusqu’à lui, un exil où vous vous sentirez pensé par le chant qu’il soulèvera en vous à l’intérieur du vertige, avec, dans les phrases qui sortiront de vous, la sérénité la plus immorale, cette sérénité stupéfiante qui vient de la bordure du désastre. »

Haenel propose ce risque : se laisser porter par les lignes de fuite potentiellement créatrices, frôlant le néant mais l’évitant, dans une glissade tangentielle aux abords du trou noir. Risque pris ponctuellement  parce que, comme nous l’avait appris René Char dans « la Nuit talismanique » :

La liberté naît, la nuit, n’importe où, dans un
Trou de mur, sur le passage des vents glacés.

Noëlle Combet

Hasards

par Noëlle Combet

La main trace le point du jour ;
Un trait s’élance, piste le chant du rossignol
On ne sait où.

Trou dans la nuit,
un doigt appuie, fait feu,
guette et défie le cri.

Le point du jour s’efface.
Le chant du rossignol,
Egaré du trait,
échappe
avec le vent.

Les lignes de sa main
ont rencontré ma vie ;
autres perspectives
figurent, formes  indécises,
une végétation  de lignes sur les feuilles au point du jour.

points et traits se croisent
s’emmêlent,
brouillent le hasard.
L’aléatoire, passerelles enchevêtrées,
écheveaux de traits, de points, d’intermittences,
file le monde.

D’infinies radicelles ont fondé l’invisible.

Noëlle Combet

Morale; éthique; raison d’Etat

Hommage à Oumar Israïlov

par Noëlle Combet

Alors que, m’appuyant sur Gilles Deleuze[1], lecteur de Spinoza, je m’interrogeais une fois encore sur ce qui relève de la morale et la distingue de l’éthique (différence qui n’est pas toujours d’une évidence palpable), j’ai appris par « Le Monde » du 23 janvier 2009 l’assassinat à Vienne, par un émissaire russophile, du réfugié tchétchène Oumar Israïlov, ce qui a orienté ma question vers le champ politique et la raison d’Etat.

Notre civilisation a d’abord été gouvernée par la morale classique, platonicienne, selon laquelle il y a de l’Etre, donc des essences. Au dessus de l’Etre et des essences, règne l’Un (dont un autre nom est le Bien). Le  sage, celui qui a la connaissance des essences et du Bien  a une compétence : enseigner aux hommes à se bien  gouverner et, en politique, à gouverner les autres  selon les lois de l’Un. La morale apparaît donc comme hiérarchique, implique la transcendance (de l’Un) et l’on voit bien comment la religion a pu, par la suite, se couler dans ces concepts.

La chose fonctionne, en tant que règle de conduite humaine jusqu’à ce que Hobbes[2], avec son « Léviathan » définisse le droit naturel, (jusque là plus ou moins confondu avec le devoir moral), en tant que puissance ; cette reconnaissance d’une puissance individuelle  oriente la pensée vers un cadre éthique : chacun possède, selon Hobbes un droit  naturel d’exercer sa puissance, qui peut aller jusqu’à celle de tuer. Cette prise en compte des singularités est l’indice d’un écart par rapport à la morale, régie par le devoir universel de rechercher le Bien. Mais Hobbes en déduit une conséquence politique : comme l’homme est un loup pour l’homme, alors, il faut bien une médiation souveraine consentie (on voit poindre la démocratie), instaurant un droit juridique  générateur de paix sociale : ce devrait être le rôle de l’Etat, de son pouvoir autoritaire, métaphorisé par le Léviathan, une sorte de monstre marin biblique dont la fonction est d’inspirer une crainte afin de dissuader les citoyens d’enfreindre les lois.

La pensée de Spinoza, qui empruntera à Hobbes son concept de puissance, se démarque encore plus de la morale et définit clairement  une éthique : il n’y a pas de Un supérieur à l’Etre, et Spinoza parlera plutôt de modes de la Substance, donc d’étants, d’existants mus par leur puissance d’agir, et leur persévérance dans leur être (traduction du  mot conatus, souvent répété dans l’« Ethique). Ce sont les affects, qui, selon Spinoza, contribuent à la puissance d’agir et deux d’entre eux sont essentiels : la joie (et donc  tout ce qui y contribue), parce qu’elle augmente la puissance d’agir), la tristesse qui, elle, l’amoindrit. Nos pensées seront adéquates si elles nous dirigent vers la joie, inadéquates si elles engendrent la tristesse. Ainsi, Spinoza considère les esclaves, les tyrans et les prêtres comme im-puissants en ce qu’ils cultivent la tristesse (souffrance des esclaves, obéissance des sujets, remords des fidèles). Guidé par cette idée, il oppose le sarcasme, la dérision, au rire de réjouissance. L’éthique de Spinoza met au premier plan, non pas la transcendance, mais l’immanence, chaque existant étant cause de soi à l’image de la Substance, de la Nature dont il est l’un des modes.

Sa conception de l’Etat en découle : celui-ci n’a pas, comme pour Hobbes, fonction de frein du droit naturel ; il en provient en tant que combinaison des puissances individuelles dont la puissance souveraine est la canalisation. Son ressort n’est donc pas la peur (conception de Hobbes). A un correspondant qui l’interrogeait sur la différence entre sa vision politique et celle de Hobbes, il répond que pour Hobbes, la cité représente une sortie de l’état de nature, alors que, pour lui, elle en est la continuation. Pour autant, cette immanence se démarque-t-elle d’options morales ? Certes, ce n’est plus La morale d’origine platonicienne, l’hégémonie du Un, mais quand Spinoza théorise ce qui est bon, un désir dont découlera la joie, c’est à dire une adéquation à soi et, en conséquence aux autres, sa pensée n’introduit-elle pas un aspect moral de l’éthique ? Le Mal devient alors ce qui est mauvais, c’est à dire l’erreur de discernement et d’orientation. Donc l’éthique ne se différencierait pas absolument d’une morale mais la complexifierait et, ce faisant, elle quitterait la verticalité, se ramifierait, se diversifierait.

Et l’Etat moderne ? Et Oumar Israïlov dans tout ça ?

Si l’on pense avec Hobbes qu’un Etat autoritaire permettrait de tempérer le droit naturel et d’empêcher que l’homme soit un loup pour l’homme, que dire d’un tel Etat, la Russie, qui envoie un killer pour assassiner, dans un autre Etat, un réfugié parce qu’il ne veut pas retirer une plainte déposée auprès de la Cour européenne des droits de l’homme contre Ramzan Kadyrov, président de la Tchétchénie (Fédération de la Russie) ?

Dans ce cas de figure, le Léviathan devient la meute des loups. Que dire d’un autre Etat, l’Autriche, qui refuse la demande de protection d’un réfugié menacé ? Et que va faire l’Autriche à qui le tueur demande, à son tour, l’asile, révélant une liste de 300 Tchétchènes qui doivent mourir, dont 50 se trouvent en Autriche ? Que valent nos idées et nos idéaux démocratiques face aux assassinats politiques, aux crimes de guerre et autres exactions ? Et l’idéologie de l’ «homme économique » que, dans notre modernité, ces supposées démocraties nous proposent, n’est-elle pas une autre forme de négation très perverse de la vie et de l’humain ? Oumar Israïlov a vécu conformément à une éthique : il en est mort.

L’éthique serait-elle du côté de la personne, singulière ou associée à d’autres ? Faut-il conclure que les Etats nations ne peuvent adhérer ni à une morale, ni à une éthique en raison d’un paradoxe qui leur est consubstantiel : conçus pour protéger leurs citoyens de la terreur, ils l’exercent à leur tour car elle les fonde ? Ce serait donner tristement raison à Hobbes tout en le démentant : ce ne serait plus l’homme qui serait un loup pour l’homme, mais, en de nombreuses occurrences, le représentant d’un Etat.

Revenons, pour ne pas désespérer à la vision spinozienne de l’Etat, plus nuancée que celle de Hobbes et vers laquelle il serait prudent de tendre : dans le « Traité théologico-politique», il propose une conception démocratique en laquelle une puissance d’agir de l’Etat prolongeant celle de chacun, instituerait une démocratie réelle. C’est la vision d’un homme pour qui la joie est fondatrice. La liberté serait structurée par les lois.

Relisons cet extrait du « Traité théologico-politique (chap. XX) : Des fondements de l’Etat tels que nous les avons expliqués ci-dessus, il résulte avec la dernière évidence que sa fin dernière n’est pas la domination ; ce n’est pas pour tenir l’homme par la crainte et faire qu’il appartienne à un autre que l’Etat est institué ; au contraire c’est pour libérer l’individu de la crainte, pour qu’il vive autant que possible en sécurité, c’est-à-dire conserve, aussi bien qu’il se pourra, sans dommage pour autrui, son droit naturel d’exister et d’agir. Non, je le répète, la fin de l’Etat  n’est pas de faire passer les hommes de la condition d’êtres raisonnables à celles de bêtes brutes ou d’automates, mais au contraire, il est institué pour que leur âme et leur corps s’acquittent en sûreté de toutes leurs fonctions, pour qu’eux-mêmes usent d’une Raison libre, pour qu’ils ne luttent point de haine, de colère ou de ruse, pour qu’ils se supportent sans malveillance les uns les autres. La fin de l’Etat est donc en réalité la liberté.

Nous voilà aux antipodes de Hobbes, mais encore bien loin d’une réalisation effective d’un tel projet, dont pourtant quelques uns témoignent mais à un prix intolérablement lourd, tel Oumar Israïlov.

Noëlle Combet

 

[1] 1925-1995. « La voix de Deleuze », sur Internet.

[2] 1588-1679

Presque… rien

par Noëlle Combet

Plume d’oiseau je froisse
L’eau de la fontaine.
Ombre d’avion je trace
Un trait griffeur de ciel.
Note de musique résonne,
Longtemps tenue.
Brin de luzerne tremble
Au souffle du vent chaud.
Sourire d’enfant m’entrouvre
Au son des mots.
Douleur d’exil, je suis ce pleur
Séparé.
Odeur des fleurs m’éparpille
Dans l’espace
De partout…presque de nulle part…
Presque…rien.

Noëlle Combet

Quatre ébauches autour de la question de l’expropriation

par Noëlle Combet

Le mot d’expropriation est ici utilisé en tant que terme générique recouvrant plusieurs situations de mise hors de. Il peut s’agir d’exil, d’expulsion, d’exclusion, de perte, de dépossession. Les modifications qui découlent de l’expropriation et mettent en jeu le désir  peuvent aller d’une sorte de cohabitation, (comme lorsque l’intersection de deux ensembles dessine une part commune, une sorte d’inclusion partielle), à une impossibilité pure et simple de mélange. Les deux mouvements peuvent parfois coexister, dans le cas d’une exclusion incluse, par exemple.

Ebauches? C’est le choix volontaire d’une approche : il y aurait bien plus à travailler encore sur des questions que j’ai envisagées en souhaitant les laisser ouvertes.

Le thème de l’expropriation sera d’abord envisagé dans une approche quasi- phénoménologique, à travers les pistes que trace un ressenti  sensoriel d’intrusion.

C’est dans la proximité avec ce thème que seront abordées l’expérience de Spinoza et celle de Lacan ainsi que leurs relations : mis tous les deux au ban d’une communauté, ils en ont conçu une théorie du désir. Lacan, pourtant, après s’être réclamé  de Spinoza, l’a subtilement écarté.

L’expropriation concerne aussi à plus d’un titre les marges queers qui mettent en jeu et tout autant hors jeu, d’une manière particulière, le corps et le sexe. Elles  sont, lorsqu’elles se rendent visibles rejetées par ceux qui se vivent comme représentant la norme, y compris, à quelques exceptions près, dans le champ de la psychanalyse au fondement de laquelle se trouve pourtant la sexualité. Il se produit là, le plus souvent, une sorte d’exclusion réciproque.

Enfin, l’écriture poétique en tant que marquage spécifique, indice d’un basculement hors de ce qui est communément symbolisable, implique un corps poinçonné  par des signes du désir qui ne seraient pas exclusivement linguistiques.

Le jour où j’ai dit : « Intrusion » !

Toi, l’intrus (e), l’autre, tu es rentré (e) dans mon champ, innocemment, sans crier gare. T’ex-truderai-je, pour cette impudence ?

Il me faut péniblement penser que l’intrusion est un indice fort de l’altérité, son  esprit rude.

Tu m’affoles, tu m’expropries de mon espace privé.

Y aurait-il échange sans cette ex-propriation ?

Y aurait-il sans l’intrusion, un lien de toi à moi ?

L’impact de cette irruption, me projetant hors de moi, provoque, à la lettre une ex-tase dont je me défie parce que, assurément, je la re-connais : en partie à mon insu, cette extase a toujours été « déjà là » depuis mes premiers temps, ceux en lesquels l’Autre me capturant dans un ravissement, je ne pouvais m’appartenir – si tant est que cela ait pu se produire par la suite; car tu empêchera(s) toujours cette auto- appropriation et je vivra (i) l’ex-tase, ou bien dans le hors lien de la solitude, ou bien dans le hors de soi de la colère quand celui du partage douloureux et/ou heureux ne peut se produire.

Force m’est de constater qu’entre je et tu, les histoires intimes, intellectuelles, sociales qui se dé-jouent pivotent souvent,- lorsque les mots ne sont plus que réflexes corporels, comme le jour où j’ai dit : intrusion ! – autour de cet axe d’une ex-tase duplice entre dévoration et excrétion.

Où  et comment cultiver une terre métisse  pour tempérer ce binarisme lorsqu’il survient ? Se pourrait-il que l’en-stase soit de nature à figurer un tel espace, une réserve, un suspens temporel, une vacuité ? L’intrusion y serait-elle transformée, trans-formulée en approche feutrée, à tout petits pas de colombe ?

 

Quand Lacan invite et évite Spinoza :

C’est clairement une mise hors de qui est à l’origine de l’intérêt porté par Lacan à Spinoza. Baruch Spinoza (1632-1677), d’origine marrane appartenait à la communauté juive portugaise d’Amsterdam.

Le 27 juillet 1656, est prononcé contre lui le herem, décision d’exclusion qui le maudit pour cause d’hérésie : c’est que déjà il élaborait de Dieu une conception très particulière qui ne pouvait être acceptée par aucune orthodoxie, ni juive ni chrétienne, de telle sorte qu’on le réprouva de toutes parts. Voici un extrait de ce herem : «Qu’il soit maudit le jour, qu’il soit maudit la nuit, qu’il soit maudit pendant son sommeil et pendant qu’il veille. Qu’il soit maudit à son entrée et qu’il soit maudit à sa sortie. Que les fièvres et les purulences les plus malignes infestent son corps. Que son âme soit saisie de la plus vive angoisse au moment où elle quittera son corps, et qu’elle soit égarée dans les ténèbres et le néant.»

Les termes de la condamnation sont particulièrement violents. On peut penser pourtant que ce herem a offert à Spinoza une opportunité de liberté malgré les attaques qui s’acharnaient sur lui : en effet, son œuvre ne mentionne jamais quoi que ce soit d’un regret, d’une repentance ou d’un quelconque consentement à l’humiliation.

Jacques Lacan (1901-1981), pour sa part, se voit opposer de 1954 à 1964 une fin de non recevoir de la part de l’IPA (Association internationale de psychanalyse).  Celle-ci refuse en dépit de nombreuses démarches et tractations, de  sa part, de reconnaître la validité de sa pratique. Elle récuse également la légitimité de la SPP dont il est le fondateur (Société de psychanalyse de Paris), et par là-même, sa légitimité en tant que didacticien. Il considère cette exclusion comme une excommunication et la compare au herem qui a frappé Spinoza.

Mais on peut penser que l’analogie (dont on peut questionner la validité) s’arrête là ; de même, l’identification qu’il revendique avec Spinoza fait naître le doute : Spinoza, en effet, s’affranchissant de la condamnation, n’a cessé, jusqu’à nos jours de transmettre. Lacan, par contre, touché au plus vif, par un interdit de transmission, paraît être resté pris au piège et, bloqué, comme par une malédiction bloqué dans une im-passe, dont son enseignement portera la marque tant qu’il ne s’étendra pas davantage à des domaines extérieurs, tournant le plus souvent en rond dans le seul champ psychanalytique.

D’autre part, la réponse différente donnée à l’exclusion par l’un et l’autre annonce déjà des oppositions théoriques radicales car lorsque Lacan s’acharne à se faire reconnaître, Spinoza répond à l’exclusion par ce qui d’ailleurs a bien pu provoquer le herem : cette puissance d’agir (conatus), dont le pivot est le désir. Il ne cessera, au fil de son œuvre de travailler les concepts de désir, d’amour, de puissance d’agir, en les rassemblant dans une nouvelle définition de Dieu, que l’on a pu inclure dans  le champ du panthéisme et de la laïcité : Dieu ou la nature (Deus sive natura) et qui serait cause de soi (causa sui), donc à envisager non plus dans un contexte de transcendance mais dans celui d’une immanence.

Immanence, c’est dire que ce monde-ci fait l’horizon exclusif de ce qui nous entoure qu’on l’appelle Nature, substance ou Dieu (et l’on peut même se demander si le terme Dieu n’a pas été conservé là par pure stratégie). Toute normativité éthique, toute émancipation, ne peut, selon Spinoza, se réaliser que dans ce monde-ci. C’est en ce monde-ci que s’offrent les objets du désir.

Lacan exclu, fonde quant à lui sa propre société de psychanalyse et invente l’objet a dont les premières conceptualisations apparaissent dans les séminaires « L’Ethique », « Le Transfert ». Cet objet serait un objet-manque (dont il n’y a pas d’idée, ni d’être ni de représentation), objet-cause du désir qui aurait marqué notre corps dans les premières séparations.

On peut donc déjà voir, au-delà de la façon dont Lacan a voulu en appeler à Spinoza, que, si les deux penseurs accordent au désir une place essentielle, ce n’est pas du tout du même désir qu’il s’agit. Le désir, selon Spinoza, associé à la joie, augmente la puissance d’agir : « Le désir est l’essence même de l’homme, c’est-à-dire un effort par lequel l’homme s’efforce de persévérer dans son être. Un Désir qui naît de la Joie est donc secondé ou accru par cette affection même de Joie. »   (Ethique, troisième partie, prop. XV, démonstration.)

Pour Lacan aussi le désir est l’essence de l’homme; pour développer ce point, il se réclame de Platon au point de centrer son séminaire «Le Transfert» sur «Le Banquet » : l’amour, explique Socrate, est désir et le désir est manque. Nous voyons là l’ébauche de l’objet a, outil conceptuel auquel la théorie lacanienne reste fidèle jusqu’à aujourd’hui, et qui inscrit l’amour et le désir, puis la jouissance dans un registre tragique : on peut en déduire, en effet, que si nous ne manquions pas, nous ne désirerions plus et perdrions alors notre essence humaine.
Pour Spinoza par contre, selon une définition réitérée quatre fois dans l’« Ethique » : « l’amour est une joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure » ; et l’on sait que Spinoza a emprunté aux  « Dialogues  d’amour » de Léon L’Hébreu la thèse de l’inclusion du désir dans l’amour. Le désir, pour Spinoza, est appétit, puissance d’agir, appel qui nous dirige vers des objets d’amour que nous ne choisissons pas parce qu’ils auraient une valeur intrinsèque mais qui acquièrent leur valeur du fait que nous les aimons. L’amour est donc, selon lui, une passion joyeuse et active. Lorsque l’objet n’est pas adéquat, c’est-à-dire lorsque notre désir se dirige vers ce qui amoindrirait notre puissance d’agir, alors survient la haine, « tristesse qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure », « passion triste ». Mais la haine même peut être productive : « La Haine qui est entièrement vaincue par l’Amour se change en Amour et l’Amour est pour cette raison plus grand que si la Haine ne l’eût pas précédé » (Ethique, troisième partie, prop.LXIV). Donc, Spinoza, quand il traite des passions, n’exclut pas les passions tristes mais indique comment le désir peut servir de levier à leur retournement en tant qu’il se dirige pour chacun vers ce qui lui est utile c’est-à-dire ce qui accroît, par l’intermédiaire de la joie, sa puissance d’agir.

Cette approche s’écarte d’une conception du manque dans la mesure où c’est l’idée d’une cause extérieure qui est concomitante à la joie. Elle se démarque par là même de celle de Descartes (« Traité des passions ») pour qui l’amour est une joie de posséder. Pour Spinoza,  l’objet peut  être ou n’être pas  là : c’est l’idée de son existence qui fait la joie d’amour, amour qui ne s’adresse pas exclusivement à des personnes et qui s’inscrit dans le corps dont l’âme est l’enveloppe : « Une idée qui exclut l’existence de notre Corps ne peut être donnée dans l’Ame mais lui est contraire » (Ethique, troisième partie, prop.X). Le manque de l’objet est donc envisagé  mais il n’assombrit pas l’amour puisque l’idée demeure. Et l’idée n’est pas exclusivement une représentation d’un objet  présent ou absent. Elle est aussi un concept, une connaissance intuitive (celle du troisième mode selon Spinoza) de la possibilité de l’objet. Il ne peut donc pas se produire, comme dans la théorie lacanienne, ce saut mélancolique de mouton en mouton (objet visé), structurellement provoqué par un manque (objet-cause) consubstantiel au destin de l’homme. Aller plus avant vers Spinoza aurait, pour Lacan, nécessité de renoncer à cette construction.

On peut donc comprendre que, ayant établi une analogie  entre le herem et sa propre exclusion par l’IPA, tenté par la pensée de Spinoza, qui, comme lui, fait du désir l’essence de l’homme, Lacan, après se l’être partiellement appropriée, l’écarte élégamment. Les dernières lignes des « Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse » témoignent  de cet évincement sur lequel plane, semble-t-il, une ombre de regret. On peut remarquer que la pensée de Spinoza est, dans ce passage, évoquée mais non clairement explicitée. Que dit en effet Lacan ? Parlant du sacrifice au dieu obscur, il énonce que « nul ne peut y résister  sauf à être animé  d’une foi difficile à soutenir », celle que Spinoza a formulée avec l’Amor intellectualis Dei. Il n’éclaire pas le sens de cette formule, se bornant, de façon rapide, à en écarter une lecture allant dans le sens du panthéisme, alors qu’on ne peut en exclure radicalement la possibilité : Deleuze montre bien un aspect subversif d’une sorte de panthéisme spinozien dans le droit fil de celui de Giordano Bruno.

Ensuite, Lacan évoque une réduction (c’est bien le mot, hélas !) du champ de Dieu selon Spinoza à l’universalité du signifiant. Or, Dieu, selon Spinoza, c’est la Substance, la Nature, caractérisée par une infinité d’attributs et nous n’en connaissons que deux, la pensée et l’étendue (le corps). Lacan, donc, tire l’infinité vers l’universalité et les attributs vers le signifiant. Or dans l’Amor intellectualis Dei, on retrouve, simplement amplifiée, la définition de l’amour, joie accompagnée de l’idée d’une cause (intellectualis) extérieure (ici Dieu, c’est-à-dire la Nature, la Substance).

Donc Lacan, passant par-dessus l’inscription spinozienne du désir actif dans l’homme, c’est-à-dire traversant son corps et son esprit, parle à propos de Spinoza d’un « détachement serein, exceptionnel à l’égard du désir humain » qui « peut se confondre avec un amour transcendant.» Voici donc Spinoza  subtilement  mais illégitimement exilé dans l’inaccessibilité du firmament. C’est oublier que, pour Spinoza, Dieu, c’est la Nature, à la fois Nature naturante qui est cause de soi et de rien d’autre (Spinoza ne croit pas en une création) et la Nature naturée, c’est-à-dire, pour faire court, le monde, les manières d’être, corps-esprits qui ne sont autres qu’expressions de la Nature naturante. Il n’y a donc pas de transcendance, aucun autre monde. Peut-être juste un vide (bien que ce mot trahisse la pensée de Spinoza dans l’acception de ce mot à son époque) un vide dans un sens actuel du terme, c’est-à-dire une extériorité par rapport aux limites, puisque nous ne pouvons connaître que deux des attributs de la Nature naturante (à propos de laquelle Spinoza est resté un peu discret, voire embarrassé.) Mais l’infini spinozien, n’est pas, comme le voudrait Lacan, une transcendance; c’est simplement un inconnaissable.

Selon Lacan, la pensée de Spinoza étant qualifiée de « position pas tenable pour nous », il ne nous reste à envisager, pauvres humains, qu’une sorte de sacrifice de l’objet d’amour qui tombe sous le couperet de la loi morale kantienne ou du meurtre sadien. Lacan énonce : « cette position, (celle de Spinoza) n’est pas tenable pour nous. L’expérience nous montre que Kant est plus vrai, et j’ai prouvé que sa théorie de la conscience (…) ne se soutient que de donner une spécification de la loi morale qui, à l’examiner de près, n’est rien d’autre que le désir à l’état pur, celui-là même qui aboutit au sacrifice, à proprement parler, de tout ce qui est l’objet de l’amour dans sa tendresse humaine- je dis bien, non seulement au rejet de l’objet pathologique [donc kantien- c’est moi qui précise-] mais bien à son sacrifice et à son meurtre [allusion à l’univers sadien- c’est encore moi qui précise] C’est pourquoi j’ai écrit Kant avec Sade. » N’est-ce pas rabattre l’un sur l’autre le désir pur avec l’impératif catégorique kantien?

Plus loin, Lacan indique que l’amour doit renoncer à son objet : nous sommes aux antipodes de Spinoza. Lacan termine en précisant que l’assujettissement au signifiant est l’opération produisant ce renoncement. On peut pourtant lire l’expression finale comme une sorte de réminiscence des assertions spinoziennes  lorsque, à propos du désir de l’analys(t)e, Lacan évoque un amour sans limite. Si l’on entend sans limite dans le sens d’infini, l’accent redevient en effet spinozien, (l’infini ne représentant pour Spinoza que l’extension des attributs de la Substance).

Un adieu en forme de révérence?

 

L’étrangeté queer 
 
Queer signifie bizarre, tordu, étrange; étrange, étrangeté : on peut penser à Freud, à son heimliche Unheimlichkeit traduit par inquiétante  étrangeté; mais comme heimlich signifie familier, intime, qu’en est-il de cette étrangeté ?

Cette question se pose à propos de la pensée queer. A quelle étrangeté assistons-nous? Si cette mouvance sexuelle, théâtrale, artistique, philosophique et militante nous provoque, n’est-ce pas parce qu’elle s’adresse à ce qui, en nous, apparaît à la fois comme inquiétant et familier, une étrangeté incluse en quelque sorte et que l’on voudrait spontanément exclure : « je ne veux pas savoir », je ne veux pas connaître cette étrangère intimité.

Le 28 juin 1969, à New York, la police se met à poursuivre les clients d’un bar de travestis et de drags. Une résistance  s’organise. Il s’ensuit des violences de rue entre les clients et les policiers. On peut penser que cet évènement a favorisé la constitution d’une catégorie gay et lesbienne comme force politique. Dans les années quatre vingt, la résistance gay perdant sa force subversive, apparaît comme une nouvelle norme s’orientant vers des effets de mode et d’esthétisme. Elle est revendiquée par des hommes blancs, de la moyenne ou haute bourgeoisie, occupant des emplois stables. Leur mode de vie se stabilise et s’embourgeoise. Alors que leur mouvement de libération s’inscrivait à l’origine comme une contestation de la norme hétérosexiste, ils s’installent par la suite dans un nouveau conservatisme.

Le terme de queer qui auparavant leur avait été adressé comme une insulte est alors détourné, puis retourné, pied de nez adressé à la fois à l’ordre hétérosexuel et au nouvel ordre gay par des collectifs de femmes lesbiennes, chicanas, noires, latines, en butte à des problèmes de chômage et d’insertion sociale. Le terme prenait donc, au-delà de la pure acception sexuelle, une coloration ethnique et sociale désignant des minorités exclues[1].

Des pionnières de la pensée queer se détachent à l’intérieur du féminisme lesbien dans les années quatre vingts : Monique Wittig, Gayle Rubin, Adrienne Rich. Plus récemment, Teresa de Laurentis, Lynda Hart, Judith Butler, Eve Kosofsky Sedgwick, Beatriz Preciado, creusent les anciennes pistes et en explorent de nouvelles. Elles empruntent à Foucault la notion de biopouvoir, s’appuient sur l’«Anti-Œdipe» de Deleuze et Guattari, utilisent les concepts de déconstruction et de différance forgés par Derrida.

Judith Butler et Béatriz Preciado font aussi référence à Spinoza en ce qui concerne les affects ainsi que la puissance d’agir. Leurs luttes, orientées par une politique queer, contestent la mise au ban des minorités sexuelles, ouvrent des espaces de liberté et entraînent des modifications de la législation dans de nombreux pays. Leur critique vise les dispositifs hétérocentrés ainsi que la  binarité hétéro/homo. Pour elles, la différence ne concerne pas deux sexes ou deux pratiques sexuelles qui seraient opposés. Elle passe tout autant à l’intérieur d’un lien homosexuel comme de toute autre forme de sexualité. La notion de différence dépassant de simples oppositions binaires est donc à élargir : il y a de la différence, sexuelle ou autre d’ailleurs, dans toute forme de couple.

Quand la pensée queer questionne le binarisme sexe/genre dans lequel le sexe serait une donnée biologique tandis que le genre appartiendrait au champ culturel, la question de la différence est de nouveau posée. Le sexe, lui aussi, serait, dans le cadre de cette pensée, une construction issue des normes. Ceci nous conduit à aller encore au-delà de l’approche des queers, en faisant le constat que la différence ne concerne pas que la sexualité. Elle a une fonction logique de structuration de nos vies, nos sociétés, nos pensées, nos symboles et dépend du contexte temporel. La sexualité n’est qu’un champ particulier de sa fonction. Donc, la restriction de cette notion de différence  au sexe ou au genre, appliquée au champ social, semble bien avoir pour seul effet de fabriquer des distinctions catégorielles qui nourrissent les exclusions.

Les queers contestent fortement la normalisation qui pérennise des oppositions binaires; au nom de la respectabilité et des valeurs traditionnelles de mariage, stabilité, procréation etc., la pensée dominante exclut des pratiques marginales avec une extension de ce rejet vers d’autres domaines comme la race, le langage, la classe sociale…et préserve ainsi ses intérêts au prix d’un rejet des altérités. Bientôt, il faudra faire aussi avec la question du sida qui vient renforcer des conduites homophobes, ainsi qu’y engageait sa première désignation : GRID (Gay-relate Immuno deficiency). Avec l’apparition de cette maladie, une nouvelle forme d’exclusion venait s’ajouter aux autres.

En dépit d’un assouplissement apparent des opinions, on a pu voir tout récemment un exemple stupéfiant de ces conduites accrochées à la norme lorsqu’un député, Christian Vanneste, a déclaré dans la presse : L’homosexualité est inférieure à l’hétérosexualité, car, si on la poussait à l’universel, ce serait dangereux pour l’humanité. Il a ajouté : s’ils (les homosexuels) étaient représentants d’un syndicat, je les recevrais volontiers. Mais ils ne représentent rien, aucun intérêt social, et leur comportement est un comportement sectaire. Condamné à deux reprises par le tribunal correctionnel de Lille puis par la cour d’appel de Douai en 2006 et 2007, le voici blanchi (!) en 2008 par la cour de cassation (Voir Le Monde du 20.11.2008).

A l’opposé de cette rigidité et de cette étroitesse de pensée, les queers, ainsi que l’indique Javier Sàez dans « Théorie Queer et Psychanalyse », optant pour un nomadisme intellectuel, tentent de défaire par l’intermédiaire de leurs expérimentations et interventions diverses, les fixations identitaires en montrant que les identités sont malléables, transformables et dépendent de la temporalité, selon que le moment est stratégique, politique, artistique, ludique.

Dans leur condamnation d’une orthodoxie hétérosexuelle, les queers englobent la psychanalyse. Pourtant, on pourrait penser que Freud s’est montré un peu queer avant la lettre lorsqu’il écrit dans ses « Trois essais sur la théorie de la sexualité » :

« On peut dire que chez aucun individu normal ne manque un élément qu’on peut désigner comme pervers […] C’est précisément dans le domaine sexuel que l’on rencontre des difficultés toutes particulières et qui paraissent insolubles dès le moment où l’on établit des démarcations nettes entre les simples variations restant dans le domaine de la physiologie normale et les symptômes de la maladie. »

Et aussi : « C’est ainsi que, pour la psychanalyse, l’intérêt sexuel exclusif de l’homme pour la femme n’est pas une chose qui va de soi […] mais bien un problème. » Sans doute, Freud conserve-t-il les catégories étroites de normalité et maladie, mais il n’hésite pas à poser l’hétérosexualité comme aussi problématique que tout autre choix sexuel.

Lacan aussi peut paraître queer lorsqu’il invente le concept de Réel (autrement dit l’impossible), pour désigner ce qui, ne pouvant être saisi dans le filet des mots,  apparaît comme indicible. Sa définition de la femme pas toute évoque encore ce hors langage : sa jouissance serait double, phallique, donc appartenant à l’ordre symbolique d’une part, mais en même temps autre, quand elle se situe en-dehors de ce champ. On pourrait dire que la place de cette femme pas toute est ce seuil plus ou moins oscillant entre le langage et ce qui ne peut s’énoncer. Sa place s’indique  donc de la marque d’un vide. Alors pourquoi la psychanalyse a-t-elle mis le plus souvent les queers hors d’eux alors que les queers la mettaient en même temps hors d’elle ? C’est que Freud, comme Lacan ont défendu bec et ongles le Père comme garant de l’ordre phallique. La norme psychanalytique apparaît donc comme phallocentrée, même si Lacan, dans ses derniers séminaires, semblait nuancer ce point de vue en conceptualisant un hors-champ du symbolique qui aurait dû conduire à penser autrement la perversion alors que sa lecture des conduites perverses reste assez souvent conservatrice, même s’il définit toute sexualité comme d’essence perverse.

Opposons à une lecture normative de la sexualité ces lignes d’Eve Sedgwick Kosofsky : C’est une des choses à laquelle le queer peut se référer : la maille ouverte de possibilités, de creux, de chevauchements, de dissonances et de résonances, de lapsus et d’excès de sens où les éléments constituants du genre de chacun, de la sexualité de chacun, ne sont pas faits (ou ne peuvent être faits pour produire une signification monolithique. […]La sexualité en ce sens, peut-être, ne peut que signifier la sexualité queer. Nous sommes là très près d’une conceptualisation du Réel lacanien.

D’autre part, le but recherché dans certaines expériences queers semble bien proche de ce qui peut se vivre dans une cure. Voici ce qu’en écrit Lynda Hart dans « La performance sadomasochiste entre corps et chair » à propos des lesbiennes S/M (lesbiennes sadomasochistes, à distinguer des lesbiennes vanille). Après avoir longuement démontré que l’on ne peut considérer le fantasme comme un sans lieu social, alors qu’au contraire il est en jeu dans le social, elle indique que les lesbiennes S/M semblent être à la recherche du moment où quelque chose d’authentique peut arriver. […] Dans le sadomasochisme, le chiffrage qui marque la distinction entre représentation et figures de la vie et de la mort est, au sein du rituel, le « devenir rien ». Le corps de la « bottom » (passive) est le lieu où s’inscrit cette action de marquer. Les « tops » (dominantes) facilitent ce passage et sont garantes du retour. La dialectique se situe entre le corps – demeure du « soi » construit culturellement-et la « chair »-désir abstrait pour quelque chose qui n’est pas de la représentation, qui lui est préalable ou est au-delà d’elle. 

Bien des signifiants ont là des accents lacaniens. Tandis que la top veille – ce que subit la bottom ne doit pas excéder ses possibilités, cette dernière apporte la preuve de sa capacité à renoncer ponctuellement à la structure de son moi, ce qui a pu faire dire à Deleuze que les masochistes sont de grands éducateurs.

Pour comprendre ce qui sépare les performances queers de ce qui peut s’en rapprocher dans la littérature (que l’on pense en particulier au « Ravissement de Lol V. Stein » de M. Duras), dans  de multiples formes d’art ou dans l’expérience analytique, il faut revenir au concept de performativité. Est performatif le langage qui crée ce qu’il énonce (un coming out par exemple), à distinguer d’un langage purement descriptif.

Judith Butler a bien fait la différence dans « Trouble dans le genre » lorsqu’ elle veut montrer que les signes culturels sont performatifs puisqu’ils nous imposent les normes sexuelles essentiellement à l’aide d’une sélection et de répétitions constantes de signes empruntés au champ sémiotique. L’expérience queer pourrait jouer comme une performativité alternative, comme on dirait d’un courant qu’il est alternatif, créant et rendant visible une pluralité sexuelle. Qu’apporte, de surcroît, la performance, c’est-à-dire la représentation ou la théâtralisation, tantôt voilée par une esthétique, tantôt volontairement exhibitionniste de pratiques sexuelles marginales? C’est que, pour les lesbiennes S/M, l’on est toujours d’avance en représentation, même dans les moments les plus privés.

Ce qui questionne, c’est que lorsque la « performance » devient violence, c’est-à-dire lorsqu’elle veut susciter le malaise, le scandale ou l’horreur, elle contraint son public au voyeurisme ou au masochisme. En ce sens, on peut la considérer comme performative (elle nous rend acteur de l’expérimentation) et nous contraint à renoncer à notre moi; mais dans son aspect obscène, elle peut apparaître comme pornographique. Cela, il est vrai, n’est qu’une variante de la prolifération des images qui saturent notre monde jusqu’à en faire un vaste spectacle de pornographies diverses.

Toujours est-il que dans l’exhibition, ce n’est plus dans un vide que ce moi se dissout ponctuellement; c’est dans un espace surexposé et imposé de formes : impossible, là, semble-t-il, de devenir rien même si c’était le but visé. Nous comprenons maintenant sur quels seuils queer et psychanalyse s’affrontent réciproquement : dans la performance, l’image excède, troue et dépasse le symbolique dont les psychanalystes suiveurs de Freud et Lacan veulent se faire passeurs, souvent fanatiquement et au mépris des intuitions et avancées théoriques de leurs prédécesseurs en ce qui concerne le sexuel ainsi que le Réel qu’il implique pour chacun selon Lacan. Certes, il y a des passerelles. Ainsi Lynda Hart par exemple, écrit à propos de l’expérience S/M : C’est une rencontre sexuelle qui est aussi difficile à accomplir que la relation thérapeutique. Ni l’une ni l’autre ne donne de garantie mais l’une et l’autre sont des voyages qui sont performatifs – ils sont l’événement même, pas un moyen pour une fin.

Judith Butler, comme Lynda Hart et d’autres encore, reconnaissent, même si c’est de façon exceptionnelle, le bien-fondé de la psychanalyse, mais persistent à juste titre, peut-on penser, à contester sa complicité conservatrice avec la norme phallocentrée en vertu de laquelle des théoriciens de la psychanalyse, tournant le dos à une prise en compte réelle et non purement dogmatique des avancées de Freud et Lacan, ignorent la pensée queer ou la diabolisent en condamnant de possibles alternatives à l’hétérosexualité.

Quelques uns, pourtant, ont tenté une approche des expérimentations, performances et théorisations de ce mouvement. Ainsi Jean Allouch, a la suite de l’ouvrage d’Ines Rieder et Diana Voigt : « Sidonie Csillag, homosexuelle chez Freud, lesbienne dans le siècle »  a fait paraître en 2004 « Ombre de ton chien; discours psychanalytique et discours lesbien »; Javier Sàez a écrit en 2005 « Théorie queer et psychanalyse », ouvrage qui m’a été un appui utile en ce qui concerne une élucidation du contexte et de l’évolution du mouvement queer. Ces auteurs appartiennent à un même courant lacanien, celui de l’Ecole lacanienne de psychanalyse, dont une revue récente (2007) avait pour titre : « Hontologies queer ». Dans cette revue, Mayette Viltard consacre un article au livre de Catherine Lord « L’été de sa calvitie ». En voici les premières lignes : Quand  j’ai lu les premiers extraits du livre de Catherine Lord, […], l’émotion m’a sur le champ fait décider qu’il fallait que ce livre soit traduit et publié en France : un livre d’art sur un sujet inattendu, un cancer du sein qui improvise des situations  que le sujet doit sans cesse artistiquement performer sous peine d’être illico naturalisé en objet du discours médical ou autre. Rencontre d’une voix ironique, politique, aussi faible qu’impitoyable, et surprise, un effet de proximité avec une autre pratique, celle de la psychanalyse. Il se trouve que Catherine Lord est aussi drag queen ou drag  king. Indiquant plus loin, que dans des performances, Catherine Lord et sa compagne mettent en jeu leur couple, Mayette Viltard montre que, de ce fait même, l’articulation amour/désir peut se rendre visible, de telle sorte que le masochisme ne se déplace pas, pour Catherine Lord dans le champ médical au moment où elle doit affronter son cancer.

L’on ne peut faire abstraction, dans cette approche de la pensée queer, de l’expérimentation particulière de Béatriz Preciado, philosophe, qui, dans « Testo junkie » tente de montrer dans son propre corps, en ingérant quotidiennement de la testostérone, comment les progrès de la chimie et de la technique peuvent nous transformer en technocorps sous les effets de ce qu’elle nomme la pharmacopornographie. S’identifiant comme trans, elle tente de dévoiler le genre et le sexe en tant que prothèses. Elle écrivait en 2001 dans le « Manifeste contrasexuel » : Le genre n’est pas seulement performatif, […]. Le genre  est avant tout prothétique […]. Le genre ressemble au gode. Parce que les deux dépassent l’imitation. Sa plasticité charnelle déstabilise la distinction entre l’imité et l’imitateur, entre la vérité et la représentation de la vérité, entre la référence et le référent, entre la nature et l’artifice, entre les organes sexuels et les pratiques du sexe. Le genre pourrait devenir une technologie sophistiquée qui fabrique des corps sexuels.

Son dernier ouvrage, elle le définit comme un protocole d’intoxication volontaire à base de testostérone synthétique concernant le corps et les affects de B.P. […], une fiction auto politique ou une autothéorie. Certains liront ce texte comme un manuel du bioterrorisme du genre à l’échelle moléculaire. D’autres y verront un simple point dans une cartographie de l’extinction. Le lecteur ne trouvera pas ici de conclusion définitive sur la vérité de mon sexe, ni d’oracle sur le monde à venir. 

Dans ce texte, les réflexions philosophiques, les séances d’ingestions hormonales et les descriptions de pratiques sexuelles alternent. Pris dans une écriture, il reste de l’ordre du discursif performatif, de l’ordre du témoignage, mais particulièrement dérangeant. Ce technocorps qu’elle décrit et devient, ne pourrait s’imaginer que dans une altération de l’esprit, enveloppe du corps selon Spinoza, auquel elle recourt en plusieurs occurrences. Mais lorsqu’elle forge, s’appuyant sur  l’« Ethique », une  formulation telle que potentia gaudendi (pouvoir de ressentir de la joie), c’est en juxtaposant deux mots qui ne le sont pas dans l’énonciation de Spinoza. En effet si dans un scolie de la quatrième partie de l’ « Ethique », le philosophe parle de pouvoir, c’est de pouvoir d’agir selon la Raison toujours en lien avec le Désir dans l’« Ethique », ce qui fait naître la joie. Donc potentia et gaudendi n’y sont pas amalgamés. Il s’agit là d’une lecture très personnelle de la part de Beatriz Preciado : elle transforme la puissance d’agir en une sorte de surpuissance dont l’aspect artificiel, qu’elle assume du reste, laisse perplexe.

Comment ne pas se dire que, devenu à l’aide d’artifices, prothèse de chair à l’état pur, l’homme s’inscrirait dans la mort? L’homme prothétique ne serait plus qu’une sorte d’écorché cyborg dans une enveloppe de plastique translucide. Le texte porte la marque de la mort dès la dédicace : « A nos morts » qui sont désignés par une initiale donnant à penser que ce sont des victimes du sida et le préambule nous avertit que le livre est écrit après la mort d’un ami et qu’il en représente le deuil. Par un réflexe de vie, elle en appelle à la venue d’un temps postpharmacopornographique, une ère postporno, comme elle l’écrit. Elle justifie donc l’intoxication volontaire (elle emprunte la formule à Sloterdijk) en tant que résistance politique : Face à l’esprit de chapelle et à l’endoctrinement moral qui ont dominé les politiques féministes queer et de prévention du sida, il est nécessaire de développer des micropolitiques de genre, de sexe et de sexualité basées sur des pratiques d’auto-expérimentation (plus que de représentation) intentionnelles qui se définissent par leur capacité de résister à et de défaire la norme, de créer de nouveaux  plans d’action et de subjectivation.

Elle en appelle à Freud : L’autoanalyse telle que Freud la pratique, est avant tout une pratique d’expérimentation matérielle. La théorie de l’interprétation des rêves et la cure par la parole doivent se comprendre comme méthode d’intoxication par les images et le langage en tenant compte de leur caractère chimico-matériel. Elle ajoute que ce n’est qu’après avoir ingéré des substances chimiques à l’effet désastreux, que Freud est revenu à la parole dont elle compare l’impact dans la cure à l’effet de substances chimiques. Se faire auto-cobaye est, par conséquent, pour elle, une forme de résistance qui n’exclut pas la psychanalyse : La queeranalyse ne s’oppose pas à la psychanalyse. Elle la dépasse en la politisant. Elle serait une pratique qui, au lieu d’envisager la dissidence de genre sous le prisme de la pathologie psychologique, comprendrait la normalisation de ses effets comme des pathologies politiques. La queeranalyse ne rejette pas non plus l’utilisation des rêves, la cure par la parole, l’hypnose, ou autres méthodes issues de pratiques psychologiques, telles que la programmation neurolinguistique ou la psychomagie. Elle réclame la critique des rhétoriques de genre, de sexe, de race et de classe à l’œuvre dans ces techniques psychothérapeutiques ainsi que la libre réappropriation des biocodes (discursifs, endocrinologiques, visuels, etc.) de production de la subjectivité.

Beatriz Preciado aurait donc recours à l’utilisation de prothèses (godes, harnais, testostérone…), pour prouver que nous sommes, en ce siècle du contrôle, réduits à devenir des technocorps fabriqués par ce qu’elle nomme la pharmacopornographie.

Il serait sans doute plus approprié de dire qu’elle y a recours pour sa propre jouissance dont elle fait outil politique. Prise dans une forme singulière de la pulsion, elle en fait pensée singulière sans doute difficilement généralisable, mais dont certains aspects de vérité posent des questions essentielles. Il serait hypocrite, en effet, de prétendre que nous ne sommes pas, en quelque sorte, logés à la même enseigne : nos engagements politiques ne mettent-ils pas en jeu, pour chacun(e) d’entre nous, nos destins pulsionnels, que nous nous revendiquions dans ou hors de la norme? Force est de reconnaître que cette norme est une fabrique culturelle. Qui n’utilise pas la chimie, médicamenteuse ou hormonale? Qui n’a pas, au besoin, recours à des greffes, pour un mieux-être passant par une modification corporelle…sans parler des recours à la chirurgie esthétique? 

Nous interrogeant sur nous-mêmes et nous provoquant, parfois jusqu’à l’écœurement, mais aussi, nous donnant à penser grâce à des approfondissements conceptuels, Beatriz Preciado montre bien, par ailleurs comment nous sommes devenus objets de manipulations visant à fabriquer des cycles excitation/frustration, dans le but de nous rendre plus performants dans le champ de la production et de la consommation.

Ainsi que l’avait  déjà montré Foucault, notre sexe devient donc un outil à la portée de, et utilisé, par la société de consommation. On peut dire que Beatriz Preciado, poussant la pensée queer ainsi que la psychanalyse jusqu’à l’extrême, allant même au-delà, tente de les dépasser, de les achever dans ce miroir tendu à notre temps. Tentative vaine, semble-t-il. Que signifierait en effet achever, sinon une sorte de mise à mort? Qui dira où est l’extrême? Il ne peut apparaître, sauf à signifier un désir de fin du monde, que comme relatif à un contexte personnel dans son lien avec une époque. Et donc aller au-delà ne paraît légitime qu’en tant que traversée qui ne serait pas méconnaissance ou anéantissement du point de départ. Une telle éradication, on pourrait la redouter d’expériences d’« intoxications volontaires » en lesquelles se confondraient sujet et objet de l’expérience, en un auto-engendrement psychiquement et socialement coûteux.

Reste  à savoir si, rejetées par l’orthodoxie psychanalytique, les formes actuelles et variées des sexualités marginales ne deviendraient pas le symptôme, le Réel de la psychanalyse quand, complice de la norme bien pensante, elle se fait sourde à la pluralité des pratiques qui, à notre époque, veulent se faire reconnaître comme façons particulières d’exister mais aussi comme formes de contestation politique. Si  ces deux pensées à l’exception de quelques mouvements de l’une vers l’autre restaient en dehors l’une de l’autre, la psychanalyse passerait à côté d’une nécessaire mutation, se ferait prisonnière d’un trouble dans le genre, tandis que les performances pourraient rater une occasion de visibilité discursive.

Queer resterait alors le point aveugle de ceux qui, psychanalystes où pas, ex-portés d’eux-mêmes, et se condamnant à en être dé-portés, résistent à s’avancer vers leur propre étrangeté : ex-propriation. 

Un lieu sans lieu : la poésie. 

On façonne l’argile pour en faire des vases

mais c’est du vide interne

que dépend leur usage.

 

Une maison est percée de portes et fenêtres,

c’est encore du vide

qui permet l’habitat.

Lao Tseu.

 

Entre norme et marginalité; sens et non sens; profération et silence, ce sont les mots qui dessinent des espaces sous des formes aléatoires, diverses et mouvantes selon le contexte temporel; ces mots, le langage les organise; mais il  doit rencontrer sa limite sans quoi apparaîtrait la monstruosité d’un symbolique compact. La poésie est l’une de ces terres vides vers où peut être expulsée la signification émigrant dans l’énigme.

Le langage est fracture, entaille; en ce sens, il est séparateur et marque les différences, les distances; il creuse, entre la plénitude du monde et nous, un précipice qui ne sera pas comblé ni traversé. Il nous exproprie,  nous assignant à l’exil : nous ne connaîtrons pas la présence absolue dont les mots ne sont que le symbole : Ceci n’est pas une pipe, écrivait Magritte sous l’objet re-présenté.

Dans cet exil, traversant la région du silence indifférencié, nous tentons des passages vers les autres, à l’aide de nos mots qui invitent à l’échange de nos sensibilités et de nos théories, tout en restant les marqueurs de la scission. Désormais la division cerne nos espaces et permet à la  pensée de s’élancer plus avant à partir de points de vue éventuellement conflictuels. Ainsi naîtront d’autres liens, d’autres modes d’exister et de nouveaux concepts philosophiques, scientifiques, artistiques.

Mais ce qui nous précipite dans le verbe et dans les codes discursifs est cela même qui produit une déconsidération de la poésie car, pas toute symbolique, dans une seconde rupture, elle nous exile de la langue usuelle, elle en devient l’écart. Elle nous restitue une nature, sous une forme pressentie qui n’est pas le signe de la chose mais la chose elle-même, lorsque celle-ci se sublime en nous au point de nous rendre poète, exaltant notre désir quand nous la sentons si digne d’être approchée. Ce pressentiment ne produit aucun comblement car si le langage, avec ce second décrochage, se faisant  poétique,  réveille nos affects, oriente un autre accès au savoir, dégageant en nous une ouverture plus large que celle dont l’objet charnel est l’agent, c’est au prix de s’inscrire dans un vide qui est, plus qu’une absence, son enveloppe immatérielle. Cet entour, ne se laisserait envisager que comme un non-langage tout autant que comme un non-objet.

Ce rien, cet impalpable, nous nous emploierons en vain et non sans risque ni douleur, parfois, mais toujours avec ferveur, à la limite du sens, dans un hors sens, à le saisir. Risque, douleur, ferveur, spécifient un hors lieu, celui de  ce deuxième exil.

L’appel du vide, permet l’épiphanie de la chose sous la forme d’une décomposition/recomposition, une  déflagration de jouissance  enstatique  et, sous cet impact s’ouvrent d’autres sentiers, s’élargissent d’autres horizons, s’écoutent d’autres syntaxes. Nous déplaçant hors de nous, la poésie nous y ancre autrement en nous  : ce dehors est l’extrême de notre dedans, la dissolution la plus réjouissante de notre forme évidée.

 

Questions en guise de conclusion

Le survol de ces formes d’exclusion : phobie de l’intrusion, évitement de Spinoza par Lacan, stigmatisation des sexualités marginales par la norme ainsi que par le dogmatisme psychanalytique et réciproquement, mise au ban de la poésie par l’hégémonie du symbolique, ouvre la question de notre rapport au vide.

Quand nous nous mettons hors de nous, soit en expulsant  l’autre, soit en tentant d’effacer notre moi, ne sommes-nous pas en quête d’un vide que notre culture occidentale, fondée sur le religieux, la conscience, la pensée, l’intention, ne nous a pas permis de créer dans notre intimité; une sorte de mort consentie qui permettrait un éveil? N’est-ce pas ce que dit François Meyronnis dans « De l’extermination considérée comme un des beaux-arts? » : Souvent il (celui qui émet la phrase de réveil) est né avec un pied hors de la vie – et grâce à ce pied-là le vivre montre ce dont il est capable.

Car celui qui émet la phrase de réveil a un pied dans la tombe mais la tombe ne le contient pas. Au lieu de mourir, il acquiert le libre usage de sa naissance, employant le trésor renfermé en elle : une richesse qui flambe, qui brûle. Il meurt et naît sans cesse, le peleur de langue : on ne le fixe à aucune chaîne biologique. La vie, il ne la reçoit pas au départ. A chaque instant, il l’atteint. Il y arrive en traversant la mort avec son souffle. Quand cela a lieu, les démons pleurent.
Pensons aussi à Montaigne : C’est la condition de votre création, c’est une partie de vous que la mort ; vous vous fuyez vous-mesme. Cettuy votre estre que vous joüyssez est également party à la mort et à la vie. 

Mais c’est sans doute le « Tchouang-tseu » qui énonce le mieux la prépondérance du vide, sa supériorité sur le monde des formes. Il y a, selon cet ouvrage, deux régimes d’activité, celui de la terre et celui du ciel. L’activité terrestre, c’est ce que nous vivons quotidiennement, ce sont les champs en lesquels s’exercent nos affects, notre conscience, nos engagements, nos actes. Le ciel est le lieu des animaux, de nos rêveries, mais aussi celui de l’oubli et du vide, image de la mort. Le  «Tchouang-tseu » considère le «vivre» comme va et vient de l’un à l’autre, aller retour aisé pour une pensée qui, ne se fondant pas sur une transcendance, n’est pas tentée par le pathos accompagnant souvent, en Occident, ce qui est de l’ordre de l’effacement de soi-même ou de l’objet.

Les différentes formes du sacrifice, du sadomasochisme et leurs cortèges  de drames ou de situations pathétiques sont sans doute, dans nos cultures, le symptôme d’une difficulté d’accès au vide et représentent peut-être l’effort désespéré pour y parvenir. Pourrions-nous vivre à l’image de notre souffle : inspiration (création), expiration (mort) ? Et, après l’expiration, se produit, si l’on y prend garde, pendant une minuscule fraction de seconde, une pause infime (le rien, le vide) qui prélude à un nouveau cycle.

A l’image de cet instant-là, pourrait-on envisager un état de non pensée, une inconnaissance absolue, celle que le « Tchouang-tseu » nomme le jeûne de l’esprit? Il s’agirait de mettre la vie au-dehors, de se défaire, un temps, de soi et du monde. Aurait-on alors accès à ce qu’évoque Spinoza sans véritablement le conceptualiser,  peut être pace que c’est de l’ordre de ce qui échappe : cette nature naturante, vide qui favoriserait le changement, la transformation, fonte et re-fonte continuelle du vivant, et, à coup sûr du désir?

L’exercice du vide pourrait-il avoir, enfin, une fonction anthropologique, en ce qu’il ferait pièce aux excès de l’appropriation? On peut penser à la façon dont Paul de Tarse, expropriant l’Ancien Testament de sa singularité, par des manœuvres discursives, le réduit, ainsi que le montre Jean-Michel Rey dans « Paul ou les ambiguïtés », à n’être que la préfiguration du Nouveau, auquel, dès lors, se l’appropriant, il l’incorpore. Cette expropriation-appropriation doctrinale a des effets politiques jusqu’à notre époque; l’un d’entre eux a nom Auschwitz. Si l’on cherche à traduire ce processus dans une dynamique logique qui pourrait être un outil conceptuel, l’on devrait faire le constat que toute relève, en laquelle une transfiguration affichée ne serait que le masque d’une suppression, donc un déni de transmission, génèrerait un totalitarisme.

Le vide serait alors  un antidote éthique : une expropriation, qui aurait la forme d’un désir profond de lâcher prise, pourrait s’envisager comme contestation d’une expropriation à visée captatrice.

Cultiver une aptitude à se dés-identifier ponctuellement, selon l’enseignement du Tchouang-Tseu, serait une façon, parmi d’autres, sans doute, de tenter une résistance aux excès de l’appropriation et de jouer le vide contre les emprises.

Noëlle Combet

 

[1] Ne pourrait-on voir ci l’écho de la grave injure qu’était à l’origine le mot « marrane »  (porc), injure qui fut endossée puis revendiquée ? Voir temps-marranes, n°1. N.D.R.

Passages

Penser, disait ce poète
C’est « chercher une phrase ».
Les phrases ouvrent des passages,
Mais il arrive qu’elles se perdent
Et leur absence fait table rase
Et dérision
Lorsque l’amour déchoit et que la pensée meurt
Au pied des murs
Infaillibles.
Halt ! Papiere !
Incarcérations
Retranchements
Prisons asiles camps
Suffocation…
Et puis…
« Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas »
Ecrivit Imre Kertész…
Révolte d’écriture.
Lâchers d’oiseaux libérés
Dispersant la barbarie
A la chute des murs,
Elles reviennent les phrases,
Avec les mots mêlés des lettres en attente
Avec l’amour vécu-rêvé
Et le parfum des orangers
Dans les nuits bleues.

Noëlle Combet.

Histoire de Juliette

par Noëlle Combet

« Histoire de Juliette »  selon Sade :   
Assurément ! Mais quand même…

Les lignes qui suivent sont le résultat d’une sorte d’expropriation. Un choc, qui s’est produit lorsque la lecture du « Récit de soi » de Judith Butler et la découverte de ses propos lors de son intervention au colloque de Poitiers en mars 2008, m’ont ouvert les yeux sur mes « fermetures » et, me projetant hors de moi, m’ont conduite à un autre regard sur des textes que je considérais jusqu’alors comme de l’ordre de mon indépassable, mon « fonds » personnel d’existence et de sauvegarde, qui était déjà volontiers orienté vers les paradoxes et favorable à la polysémie. Or, voilà que s’ouvraient d’autres voies, encore plus déstabilisantes, me mettant en déséquilibre et en questionnement in-quiet quant à nos images les plus convenues. Il m’a fallu, tâtonnante, à l’aveugle, sortir de mon confort, perdre des contours identitaires et rencontrer, chemin faisant, plus d’hésitations que de certitudes.

Assurément
Un versant masculin

Annie Le Brun, poétesse et essayiste, a publié[1] un recueil de ses conférences consacrées à Sade. Dans celle qui s’intitule « Pourquoi Juliette est-elle une femme ? », elle approche les images du « féminin », en lien avec l’écriture et la liberté telles que Sade les propose dans « Histoire de Juliette ». Elle les met en perspective avec d’autres points de vue masculins.

Celui de Sade. Dans « Histoire de Juliette », Juliette révèle son secret à la comtesse de Donis qui  trouve ses désirs supérieurs aux moyens de les satisfaire : « Voici mon secret, explique Juliette, soyez quinze jours sans vous occuper de luxures, distrayez-vous, amusez-vous d’autres choses; mais jusqu’au quinzième ne vous laissez pas même d’accès aux idées libertines ». Au terme de cette abstinence, expose-t-elle, il faudra, dans un endroit calme et obscur se livrer « mollement et avec nonchalance à [une] pollution légère » puis laisser libre cours à l’imagination, dans tous les détails et égarements possibles, y compris la possibilité de « mutiler, détruire, bouleverser tous les êtres que bon vous semblera ».

Il s’agira ensuite, entre des tableaux variés, de se fixer à celui qui aura le plus de force  afin de réaliser le passage à l’écriture : «Le délire s’emparera de vos sens, et vous croyant déjà à l’œuvre, vous déchargerez comme une Messaline. Dès que cela sera fait, rallumez vos bougies, et transcrivez sur vos tablettes l’espèce d’égarement qui vient de vous enflammer sans oublier aucune des circonstances qui peuvent en avoir aggravé les détails; endormez-vous sur cela, relisez vos notes le lendemain, et en recommençant votre opération, ajoutez tout ce que votre imagination un peu blasée sur une idée qui vous a déjà coûté du foutre, pourra vous suggérer de capable d’en augmenter l’irritation. Formez maintenant un corps de cette idée, et, en la mettant au net, ajoutez-y de nouveau tous les épisodes que vous conseillera votre tête. Commettez ensuite, et vous éprouverez que tel est l’écart qui vous convient le mieux, et que vous exécuterez avec le plus de délices. Mon secret, je le sens, est un peu scélérat, mais il est sûr et je ne vous le conseillerais pas si je n’en avais éprouvé le succès »

Celui de Rimbaud. « Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l’homme – jusqu’ici abominable – lui ayant donné son renvoi, elle sera poète elle aussi! La femme trouvera de l’inconnu! Ses mondes d’idées diffèreront-ils des nôtres ? Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses ; nous les prendrons, nous les comprendrons.»

Celui de Jarry, dans une confidence à son amie Rachilde. « Nous n’aimons pas les femmes, mais si jamais nous en aimions une, nous la voudrions notre égale, ce qui ne serait pas rien ».

et aussi…
Un versant féminin

Quelques commentaires d’Annie Le Brun sur les auteurs évoqués : « Pourquoi Juliette est-elle une femme ? »

Ainsi : « Juliette a recours à cet incroyable subterfuge pour prouver que tout le bonheur de l’homme est dans son imagination. En effet, de quoi s’agit-il sinon d’utiliser le défaut de l’objet comme fondement d’une nouvelle érotique, consistant à affirmer physiquement la solitude qui en résulte, pour donner corps à une rêverie sexuelle inédite. C’est ainsi qu’à vide, pour elle-même, au ralenti, sans parole, Juliette s’exerce à accomplir le passage à l’excès imaginaire…Extraordinaire travail entre l’écriture automatique et le rêve dirigé au cours duquel Juliette s’aventure au plus profond des coulisses de la solitude pour affronter un arbitraire érotique dont la détermination ne semble d’ailleurs différer en rien de l’arbitraire poétique ».

Ayant ainsi souligné les  passages, de l’érotisme à l’imaginaire, puis de l’imaginaire à l’écriture, Annie Le Brun évoque ce qui, dans les fantasmes masculins, idéalise la  forme féminine  jusqu’à en faire une métaphore de la liberté. Elle poursuit : « Quel est donc le sens de cette forme féminine qui va induire les pensées les plus agitantes de notre modernité? N’est-il pas surprenant que Sade, Rimbaud, Jarry, s’étant eux-mêmes tenus quelque peu éloignés des femmes, se retrouvent à miser sur le devenir de la forme féminine? Qu’a-t-elle donc à voir avec la liberté? Je répondrai : tout, ne serait-ce qu’à devenir le théâtre le plus inattendu, où la liberté se conquiert contre toutes les déterminations naturelles. En effet, enracinée dans la vie organique et destinée à la perpétuer, la forme féminine aura été le creuset de toutes les fatalités – physiques, sentimentales, sociales – que la liberté doit combattre. »

Quant à Chantal Thomas, romancière et essayiste, elle a consacré elle aussi un livre à Sade. L’ayant rappelé  dans une série d’entretiens[2], elle indique l’importance qu’elle accorde à cet écrivain qu’elle place au fondement de son propre processus d’écriture : « L’envie d’écrire m’est venue en lisant l’Histoire de Juliette. Je n’avais rien écrit avant cette lecture de Sade. C’est véritablement ce texte qui m’en a donné l’envie. Sade me produit un effet survoltant par son phrasé, par son détachement supérieur, par son ironie. J’ai eu le sentiment très net de commencer à me mettre à l’écriture avec mon livre sur Sade…Si cette envie d’écrire m’est venue avec cet écrivain, c’est, je crois, parce que sa manière de fantasmer le plaisir est au-delà de tout ce qu’on peut concevoir et qu’il est stupéfiant qu’il ait réussi à l’écrire ».

Elle évoque ensuite ce qu’il en est pour elle du lien écriture/lecture et sado /masochisme :

« Plus obscurément encore (et c’est cela qui pour moi a été décisif) j’ai découvert grâce à lui que m’en tenir à ma position de lectrice relevait du masochisme. J’ai pensé alors que se contenter de lire, c’était indéfiniment se laisser marquer, traverser par les mots des autres. Et que ne connaître que cet aspect du plaisir, c’était s’interdire son côté actif…

Et plus loin :
…L’écriture me rendait active dans le plaisir. En écrivant, on reprend certes les mots des autres mais pour les transformer. Si Sade m’a fait découvrir cette intuition de fond, décisive, s’il m’a fait toucher cette dimension, c’est parce qu’il va extrêmement loin dans cette exploration du plaisir imposé – jusqu’à la mise à mort de la victime. C’est, je le sais, une représentation simpliste et fausse que de ramener la lecture à une attitude masochiste et l’écriture à la liberté de mise en scène du libertin, mais ce schéma m’a servi pour quitter les domaines purement fantasmatiques de la lecture et le temps du rêve pour arrêter de discourir sur le Texte et m’affronter à une pratique concrète. Désormais, m’installer quelque part et me mettre à écrire fait partie des gestes du jour. »

Mais quand même
Du féminin, de la liberté et de l’excès

A la fin de son texte, à propos de la liberté de penser dans l’univers de Sade, Annie Le Brun évoque « La philosophie dans le boudoir » et « l’inqualifiable outrage de la fille sur la mère, l’espiègle Eugénie de Mistival ne se contentant pas de faire violer par un valet vérolé celle qui l’enfanta dans la douleur mais lui recousant le sexe avec un solide et élégant fil rouge pour s’assurer de la remontée du poison vers le mystère des origines. »
Le « rire » que peut susciter l’outrance théâtrale de la scène et une sorte de désinvolture du style, pour l’évoquer à la manière de Sade, n’interdit pas la réflexion sur cette question.

Je crois qu’à vouloir ainsi « véroler » la mère, loin de la réduire ou de la supprimer, on l’augmente, que cet acharnement de haine tel que le donne à voir « La philosophie dans le boudoir » renvoie à un absolu de la « fusion »  dont ce corps à corps n’est qu’une doublure. On ne se libère pas, on s’assujettit davantage.

L’obscène ne vient pas tant d’un scénario si caricatural qu’il peut  en devenir comique. Il vient surtout de cette phobie de l’ouvert que met en scène cette suture. Cette « couture », on peut la voir défaite dans le tableau de Courbet : « L’origine du monde » sans que l’ouverture paraisse réalisée. Est-ce que la quête de l’obscène et celle du sublime[3] se rejoindraient là dans une sorte de surexposition de la représentation (et de la précision du détail, qui, en matière d’ouverture, n’en laisse plus même à l’imaginaire)?

L’Ouvert, ainsi que les « Elégies de Duino » de Rilke ou le tableau « Carré blanc sur fond blanc » de Malevitch nous le donnent à penser, a des affinités avec le Rien. Or, détruisant l’objet en le torturant jusqu’à l’inscrire dans une mort éternisée,  le monde du « divin marquis » le multiplie au lieu de s’en libérer.
Soit je me fais l’objet de l’autre, soit je fais de lui mon objet : certes, c’est une réalité sexuelle mais elle ne tourne à la cruauté que si des effets de l’amour et du plaisir ne viennent pas amender l’identification du sujet et de l’objet dont sont l’indice, dans le sadomasochisme, les excès d’une pulsion réciproque de domination et de souffrance.

Dans cet amendement et non ailleurs serait la liberté, dans cette « qualité » de l’amour en lien avec la joie et générateur d’un accroissement de la puissance d’agir. Là, j’appuie ma pensée sur celle de Spinoza qui a trouvé une autre manière que celle de Juliette, de s’accommoder du défaut de l’objet!

La puissance d’agir devrait-elle être rabattue sur le sadisme? On pourrait le penser, à lire ce que Chantal Thomas évoque de son expérience, ou lorsqu’on voit Annie Le Brun terminer son texte par le trait de Duchamp : « A titre de revanche, verge de rechange ». Evidemment, au terme d’une conférence, cette chute a un certain panache, autre objet d’érection…mais dans le texte écrit? Faudrait-il se dire alors que, selon l’auteur, pour qui « le désir n’a pas de sexe », l’écriture en aurait un …viril ? Il serait donc bien malaisé de « (dé)faire le genre » dans le sens que donne Judith Butler à cette formule : produire des formes de vie plus vivables en tant que moins soumises aux normes qui gouvernent le « genre ».

Certes Sade reste notre « prochain » chaque fois que l’on regarde, ici et là, les pratiques de la violence, mais je me refuse à penser que le sado-masochisme, même s’il y participe, soit l’essentiel de l’érotisme et de  l’écriture.

Aussi, je préfère écouter ces deux femmes dans leurs interstices.
 Annie Le Brun : « Il faudra un jour revenir sur la violence que Sade fait subir à la féminité en choisissant justement sa forme pour dénier son essence procréatrice. A ce prix quelque peu scélérat (quand même !), se conquiert pour lui la liberté de penser, à ce prix quelque peu criminel se découvre pour lui la matérialité de la liberté…La voilà, la première figure de la liberté, libre comme le serait une « fille née sans mère », et cela – il faut s’en souvenir – (circonstances atténuantes donc ?) au moment où les révolutionnaires de 1789 rêvent mère- patrie et liberté-matrone ».

Chantal Thomas, rappelons-le : « Désormais, m’installer quelque part et me mettre à écrire fait partie des gestes du jour ». Oui, il arrive que, comme en Auvergne, les volcans, se minéralisant, sédimentent et je me plais à penser que les « chemins de sable » de Chantal Thomas nous font aller glissant vers d’autres paysages, des espaces d’eau.

La vastitude de ces autres espaces me fait interroger ce que dit Annie Le Brun, de la liberté qui aurait à combattre les fatalités physiques, sentimentales, sociales, inscrites dans ce creuset de la forme féminine en tant qu’« enracinée dans la vie organique et destinée à la perpétuer… C’est pourquoi elle aura tant fasciné ceux qui ont été jusqu’à éprouver leur passion de la liberté comme une affaire physique…car en elle s’incarne non seulement l’irréductible rivalité de la nature et de la pensée. Mieux, en elle, figurant le double défi de la nature à la pensée et de la pensée à la nature, s’inscrit dans sa violence essentielle l’énigme de la liberté humaine ».

Tout cela sonne très « occidental », dans l’esprit des « Lumières », en ce qui nous en serait resté comme une autre forme de l’affrontement nature culture, au nom de la Raison. Notre modernité aurait beaucoup et peut-être tout à perdre à se « chroniciser » dans cette conception si irréductiblement duelle. Et cependant, je reste très touchée par le lien passionnel de Sade et de l’écriture comme acte de résistance, d’abord à son aristocrate de belle-mère, ensuite à la Terreur; jamais il n’aura cessé d’écrire, ni à Charenton au milieu des cris, ni quand on lui volait ses manuscrits, ni quand on lui interdisait papier et crayons. Il aura persisté dans l’éruption-irruption esthétique si prenante, parfois, (même si, d’autres fois, l’on s’enlise dans l’ennui de la répétition), de ce style insurrectionnel qui lui est particulier. Commotion, révulsion : il arrive qu’on en soit ébloui et stupéfié. Sade représente sans nul doute un  moment de la langue.

Mais une question reste inscrite en moi au-delà de cette émouvante et éprouvante réalité : entre réserves et fascination où se situe Annie Le Brun en ce qui concerne l’identification entre une image de la forme féminine et une figure ultra transgressive, (jusqu’à la folie, jusqu’à la terreur), de la liberté ? 

Car si le « secret » de Juliette a entraîné mon adhésion en tant qu’illustration de ce que l’écriture doit à l’érotisme, au fantasme et à leurs élans irrépressibles, voire accessoirement violents, je me défie de cet accent mis exclusivement sur le versant actif agressif  (« verge de rechange ») et de la pro-fusion qui en découle. L’écriture, en particulier l’écriture poétique, m’apparaît surtout comme expérience du vide sur les frontières de l’indicible, un abandon à la béance, à la simple é-vidence de l’ex-istence, de l’ex-cursion  et de l’errance, un vagabondage, avec ses ellipses, ses allées venues, ses absences, d’une pensée à l’autre, d’une fiction à l’autre, d’une sensation à l’autre. Je suis là, autre part, et des arbres bruissent.

Et puis aussi…
D’un élargissement de la fonction maternelle

Alors que je travaillais à ce texte, le 3 Juillet, l’annonce et les premières images de la libération des otages des FARC  me sont parvenues. En lien avec mon propos, j’ai retenu un cri et deux remarques d’Ingrid Betancourt, remarques en réponse à des questions qui lui étaient posées.

Le cri, celui adressé à sa mère, en tout premier lieu, juste après sa libération, résonne comme un démenti radical opposé par une réalité à l’imaginaire sadien de la mise à mort de la mère via Eugénie de Mistival…Un cri mouillé de pleurs : « Maman ! Je suis en vie et je suis libre ! ». Nous savons, bien sûr, désormais, que le « maternel » ne se résume pas à la reproduction, et que, dans ce champ même, la mère n’est plus aussi « certissima » qu’en son temps, Freud pouvait l’avancer. Ce cri concerne surtout la reconnaissance d’une fonction d’invitation à la vie et à la liberté. Quand un « je » l’adresse à un « tu » quel qu’il soit, il le place par là même, dans un champ maternel et désigne une personne qui a rendu sa vie digne d’être vécue en opposition à ces vies, qui, pour avoir été reproduites, n’en sont pas pour autant, « vivables », celle de Sade, par exemple.

Les deux remarques de l’ex-otage sont d’un poids et d’un prix très rares. La première : « Quand on te traite comme un chien, tu deviens un chien », donc impossibilité d’échapper à la « non vie » qu’infligent les traitements sadiques et, me suis-je dit, ne pas y échapper assure la survie, l’injure étant endossée, comme y furent contraints les marranes, voire en s’assujettissant aux injonctions sadiques, seule voie de survie, parfois, selon leur témoignage pour des déportés qui ne voulaient pas devenir des « musulmans », c’est-à-dire se résoudre à la mort.

La deuxième : elle concerne cette sorte de réflexe conduisant, malgré des montées de haine ponctuellement inévitables, à ne pas fixer durablement la négativité de cet affect, ce qui produirait un nouvel assujettissement : donc, l’affect ayant marqué le corps, laisser l’inscription « travailler » jusqu’à ce qu’elle s’inverse et se laisser « éprouver » cet avers, aimer pour être libre, ce qui fait écho à la définition spinozienne de l’amour, définition à la fois restrictive et immense à l’infini : « L’amour dis-je n’est autre chose qu’une joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure » (« Ethique », Partie III, Proposition XIII, scolie). Et ce serait faire erreur d’imaginer qu’il n’y a là qu’abstraction puisque la Proposition X énonce : « Une idée qui exclut l’existence de notre corps, ne peut être donnée dans l’âme, mais lui est contraire ». Donc  l’amour s’inscrit et s’étend du  noyau corporel jusqu’à la périphérie du corps, son enveloppe dont Spinoza nous dit que c’est « l’âme » (certains traducteurs préfèrent le mot «esprit », qui paraît en effet plus adéquat à celui de « mens » utilisé par Spinoza).

Je regrette pourtant que Spinoza, ainsi qu’il apparaît au chapitre XI de son « Traité politique », « Sur la démocratie », n’ait pu se démarquer d’un préjugé commun (nous sommes, rappelons le, au XVIIème siècle) mais il était déjà possible de s’en défaire à son époque.  Ne séparant pas de l’oppression des hommes la position inférieure alors attribuée aux femmes, conscient donc que celle-ci ne dépend pas de la seule nature féminine, il la présente néanmoins comme un phénomène universel, indépassable sur lequel il n’y a pas lieu de revenir, donnée confirmée selon lui par l’expérience (il en oublie, par exemple, l’histoire de Sparte au VIIIème siècle avant J.C. et le rôle politique accordé aux femmes selon la constitution de Lycurgue).

Loin de se résigner à une inéluctable supériorité des hommes, n’y a-t-il pas lieu d’accueillir une évolution qui, de fait, intervient ponctuellement peu à peu dans ce champ des « genres » et dans sa théorisation, telle celle qu’en produit Judith Butler? Et accepter l’image de sa propre réduction à la « chiennerie » par nécessité de survie, sans pour autant rester marqué de haine, n’est-il pas l’indice d’une aptitude au « féminin » qui pourrait être là comme un autre nom de la  vacuité, l’absence, le dé-tour et l’abandon au vide, que quelques personnes d’exception mais peut-être aussi tous les humains, peu importe leur « genre » peuvent en des moments très particuliers manifester ? « Le Corps peut, par les seules lois de sa nature, beaucoup de choses qui causent à son Ame de l’étonnement » (Spinoza, Ethique III, proposition II, scolie).

Et enfin
Vies visibles ou in visibles, vivables ou invivables.

C’est lorsqu’une telle pensée m’a « touchée », celle de Judith Butler toujours si souple, toujours si sensible aux questions de domination et d’oppression, ainsi qu’à la plasticité possible ou non des théories et des normes, que je me suis penchée à nouveau sur des textes et des questions laissées en friche; je m’en suis trouvée « remaniée ».

Ecrire ce qui précède manque de prudence et tente une cohabitation à laquelle je tiens, entre le « littéraire » le « philosophique » et le « sociopolitique » ; je fais mienne cette interrogation de Judith Butler sur ce qui fait les vies « vivables » ou « invivables », considérées comme dignes ou non d’être pleurées ou vécues, interrogation qui sous tend ce que je connais déjà (très peu) d’elle et me semble ouvrir des perspectives considérables dans le champ aussi bien personnel que sociopolitique international, car il n’y a pas de « je » sans « tu »[4]. En cela, toute expérience personnelle est aussi « sociale ».

A la lire, j’ai aussi approuvé, sa proposition d’une relative « (dé)construction » de la psychanalyse dont elle dit qu’il n’y a pas meilleur outil pour explorer l’inconscient et le fantasme en tant que constitutifs du sujet, mais dont elle conteste la « fixité » dans la théorisation lacanienne du Symbolique entendu exclusivement comme Loi du Père. En effet elle écrit : « Dans ce qui suit, j’espère montrer comment la notion de culture, devenue le « symbolique » dans la psychanalyse lacanienne, est très différente de la notion de culture dans le champ contemporain des « cultural studies », à tel point que ces deux entreprises sont comprises comme irrémédiablement opposées. »

Pour Judith Butler, les « cultural studies » mettent en évidence dans le champ socio anthropologique, en s’appuyant notamment sur une analyse sémiologique des créations artistiques et des images médiatiques, ainsi que du discours scientifique, une évolution du « genre » qui questionne les normes lorsque celles-ci s’appuient sur le seul modèle patriarcal.

Elle ajoute, en ce qui concerne le champ lacanien : « je défendrai aussi l’idée que toute affirmation visant à établir des règles qui « régulent », le désir dans un royaume de loi inaltérable et éternelle, a un usage très limité pour une théorie qui tente de comprendre les conditions de possibilité de transformation  sociale du genre ». Elle met donc en cause l’éventuelle étroitesse de conceptions (le Symbolique, tel que Lacan à certaines périodes le surestime, ou même le modèle oedipien si l’on en fait une valeur exclusive et universelle) qui se prétendraient seules aptes à rendre compte du sujet et de la culture. On peut voir là une parenté avec les conceptions de Gilles Deleuze et Félix Guattari dans leur « Anti-Œdipe »[5].

Est-ce parce qu’il prit conscience de cette rigidité que Lacan s’engagea aussi sur une théorisation du Réel ? Le  Réel  serait une butée (éthique selon Wittgenstein), faisant  limite au symbolique. Prolongeant ce point, Lacan accorda la même fonction à la poésie se considérant lui-même, tardivement, comme pas « pohâtassé » et concluant qu’il lui fallait continuer de « potasser »  [6].  D’autre part, il y a, dans la pensée lacanienne, bien des éléments, en particulier dans le Séminaire « Encore », ouvrant de possibles lignes de fuite par rapport à ce qui serait une norme phallocentrique et un modèle hétérosexuel exclusif. Il énonce en particulier que « quand on aime, il ne s’agit pas de « sexe » ( séance du 19 décembre 1972).

Possibilité de transformation sociale par la prise en considération et l’approche du « genre » énonce  Judith Butler mettant donc en cause le symbolique lorsqu’associé à une conception patriarcale, il débouche sur le choix binaire de l’hétérosexualité et donc un modèle exclusif du « genre ».  De la même manière, elle conteste, par rapport au genre dominant, toute « extraterritorialité » qui imposerait de  nouvelles normes.  Ce n’est pas un souci de « modification » comme valeur en soi, qui l’anime.

Peut-être, un souci de « conceptualiser le genre » pourrait-il nous conduire, par une extension, voire une généralisation, à l’envisager au sens fort, comme une « catégorie » de l’esprit. Certes, ceci ferait l’objet d’un autre travail d’approfondissement. Pourtant cette « Catégorie », s’il en est, serait restée invisible pour Kant, Hegel et successeurs. Et pour « cause », peut-être, cause qui justement pourrait valoir de preuve a contrario, à la mise en lumière freudienne de l’occultation ou de l’évacuation du sexuel dans le discours scientifique, incluant la philosophie de l’esprit : cet oubli constituerait un indice hautement significatif pour expliquer que le genre ne soit pas apparu en tant que tel à tous ceux qui ont cherché à explorer, voire définir, l’esprit. S’agit-il pour l’heure, chez les tenants des cultural studies de faire acte de philosophes de l’esprit, ce n’est pas je suppose leur enjeu, qui lui, est plus dans le sensible, l’existentiel, « social » voire le politique. En tout cas chez Judith Butler, il s’agit d’un souci de faire bouger les représentations communes, en réponse à l’urgence d’inscrire dans le « vivre ensemble » les minorités sexuelles sociales, raciales, ethniques, auxquelles est refusée une dignité existentielle et même une appartenance à l’humain, ce qu’elle désigne par « vies invisibles ». C’est pourquoi « défaire le genre » est aussi  un moyen de le « faire » de façon à ce que le maximum possible de vies humaines  puisse accéder à la visibilité.
Noëlle Combet

 

[1] « On n’enchaîne pas les volcans », Gallimard, octobre 2006

[2] « Chemins de sable », Bayard, mai 2006

[3] Qu’on songe ici au rapprochement qu’on peut en lire chez Kant…

[4] « Je et tu », de Martin Buber Aubier-Montaigne, Paris, 1992 (édition allemande 1923).

[5] Minuit, 1972

[6] « L’astuce de l’homme c’est de bourrer tout cela, je vous l’ai dit avec de la poésie qui est effet de sens, mais aussi bien effet de trou. Il n’y a que la poésie, vous ai-je dit, qui permette l’interprétation, et c’est en cela que je n’arrive plus, dans ma technique, à ce qu’elle tienne. Je ne suis pas assez « pohâte »,  » Je ne suis pas pohâtassé « . J. Lacan, Sém. XXIV, L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre, 17 mai 1977.

Des raisons de la colère

par Noëlle Combet

…Tout a commencé par la colère d’Achille : « La colère  d’Achille, de ce fils de Pélée, chante-la-nous, Déesse ». …« Tout commença par un jour de violence ».

Mais l’on peut aussi penser que l’on s’imprègne tant des rencontres que l’on fait sur le chemin de ses recherches, que, dans le travail d’appropriation qui se produit à partir d’autres œuvres, l’on ne sait plus ce que l’on a acquis de l’autre, tant on en a fait son propre bien. Comme le dit Montaigne à propos de  l’amitié, la couture qui  joint  l’un à l’autre s’efface.

 

Que la violence fasse rage depuis le second conflit mondial, a un caractère d’évidence et, même si cela ne nous convient guère, celui qui a donné au XXème siècle sa langue, faisant passer ce siècle au suivant, est Céline. Voici ce qu’écrit à son sujet Philippe Muray : « Il va se faire le transporteur d’une apothéose guerrière. Et le plus stupéfiant est que cette apothéose, où il a été du mauvais côté du côté de ceux qui y auront incarné le Mal, il va pourtant, lui, Céline, être presque le seul à en écrire la langue. ».

Ecoutons Céline lui-même dans « Nord » alors qu’il anticipe sur ce troisième conflit mondial dans lequel nous nous trouvons désormais : « Grande révolution ! Vous savez ? La Peste est devenue toute petite…la Famine aussi…toute petite…la Mort, la Guerre, tout à fait énormes ! Plus les proportions de Dürer !…tout a changé… [… ]. Cette guerre sous Dürer serait terminée depuis deux ans. Celle-ci ne peut jamais finir. » Et puis : « Combat d’espèces implacables. Fourmis contre chenilles. Entreprise de mort. »

La métaphore animalière met en relief l’aspect grégaire, voire massif des mouvements sociaux contemporains, réalité à laquelle un autre écrivain : Paul Virilio, analysant « la ville en guerre » se montrera sensible, en particulier dans son ouvrage « Ville panique ».

Dans ce contexte, annoncé par Céline, trois auteurs aussi différents que l’écrivain Alessandro Baricco (« Homère, Iliade », 2005), le philosophePeter Sloterdijk (« Colère et temps », 2006), et l’anthropologue René Girard (« Achever Clausewitz » 2007) s’intéressent à la question des violences conflictuelles, arrimant leur pensée à Homère Hegel et Nietzsche entre autres, et ouvrant, chacun avec sa singularité, des pistes grâce auxquelles la réflexion peut s’exercer et survivre peut-être, à ces rages que, le plus souvent impuissants, nous voyons, de tous côtés exploser.

Dans aucun de ces titres, le mot guerre n’est prononcé car les violences modernes ne rentrent plus dans cette catégorie, dans la mesure où, dérégulés, les conflits se démarquent désormais des guerres classiques qui obéissaient à un code. C’est pourquoi Barrico, dans sa « postille » indique que ce terme ne peut plus être utilisé que par « commodité ».

Peter Sloterdijk, dès le premier sous-titre de son introduction : « Le premier mot de l’Europe », annonce ce qu’il développe ensuite : tout a commencé par la colère d’Achille : « La colère d’Achille, de ce fils de Pélée, chante-la-nous, Déesse ».

Cette colère, ce « thymos », et tout au long de son texte, il emploiera ce terme ainsi que l’adjectif « thymotique », qu’il en fait dériver, mène à la guerre, mais nous autres modernes, indique-t-il, ne pouvons pas concevoir la nature du « thymos » homérique : il est en effet valeureux, affirmation de dignité, énergie vitale. Comment, en effet, pourrions-nous ressentir cette sorte de joie qui irrigue la colère homérique ? Même si le récitant en souligne l’aspect néfaste, « colère détestable », dit-il, il en indique aussi, invoquant la Déesse, le caractère d’« apparition » l’aspect quasi épiphanique. Il demande aux forces surnaturelles de « chanter » la colère, de la glorifier en quelque sorte.

Baricco, lui aussi, dès la première page, évoque ce « thymos » : « Tout commença par un jour de violence ». Mais, ce propos, il le met dans la bouche d’une femme, Chryséis, enlevée lors d’un saccage de Thèbes, par les Grecs et attribuée, comme butin, à Agamemnon. C’est le refus de ce dernier, de la rendre à son père, sauf si Achille, en contrepartie, lui cède sa captive Briséis, -ce que Achille fera, par souci de la dignité des Grecs-, qui déclenchera la seconde colère d’Achille et sa brouille avec Agamemnon.

Que Baricco, en ouverture, donne la parole à une femme captive indique bien son projet d’une transcription renversée de l’« Iliade », nous verrons ultérieurement à quelle fin.

La violence, René Girard indique dans son introduction, que le livre qu’il lui consacre est « apocalyptique ». Après la lecture du traité « De la Guerre », de Carl Von Clausewitz (1780-1831), officier prussien qui a ressenti comme un désastre la défaite de Frédéric-Guillaume II à Iéna, et vécu dans la fascination exercée sur lui par Napoléon Bonaparte, Girardaffirme que nous devons « changer notre interprétation des événements, cesser de penser en hommes des Lumières, envisager la radicalité de la violence et avec elle constituer un tout autre type de rationalité » ; c’est ce qu’il s’efforcera de faire au cours d’entretiens avec Benoît Chantre dans « Achever Clausewitz ».

Ce titre suggère ce que Girard ne cessera ensuite de montrer et de mener jusqu’à des conséquences devant lesquelles Clausewitz a, selon lui, reculé : l’auteur de « De la guerre » a perçu combien les conflits et les relations humaines en général, fonctionnent selon un mécanisme d’imitation, d’ « action réciproque », menant au duel et à la « montée des extrêmes »

Le thymos, Sloterdijk s’emploie à éclairer que, pris dans nos ornières conceptuelles, chrétiennes et psychanalytiques, nous ne sommes pas parvenus à le détricoter de l’éros. Lacan, pourtant, remarque-t-il, avait fait un pas dans ce sens, s’appuyant en particulier sur sa lecture de Hegel : « Le cœur de son entreprise est constitué par un mélange de corsaire entre le Wunsch, le désir freudien et le combat hégélien pour la reconnaissance […] L’intégration d’un élément thymotique dans la théorie psychanalytique fondamentale désignait sans aucun doute la bonne direction ». Mais la psychanalyse persistant à s’évaluer elle- même, sans recours à un outil extérieur d’approche, on reste, dans ce champ dans une confusion durable et le thymos demeure collé à l’éros. Sloterdijks’emploie à les séparer. Faisant retour à Hegel et à sa dialectique du maître et de l’esclave, il indique que la colère naît d’un désir d’être reconnu par l’autre « doté de valeur » plus que d’une convoitise dirigée vers des objets, qui caractérise l’éros. A partir de là, il réalise une approche à la fois contextuelle et économique. Il nous fait aller des époques, de la colère de Dieu dans les périodes bibliques à celle des révolutions prolétariennes pour s’interroger enfin sur l’Islam.

Chemin faisant, d’un point de vue marqué par l’économie, il montre que la colère est manipulable, capitalisable, que les petits porteurs transforment leurs colères individuelles en actions centralisées dans une sorte de banque de la vengeance qu’ils chargent de les laver de leurs humiliations et de faire justice

Ainsi, pour les «  banques »  religieuses, justice sera faite au-delà ; pour les « banques »  révolutionnaires, justice devrait s’accomplir ici-bas. Ces « banques » fonctionnent comme des collecteurs de la colère. Sloterdijkmontre donc comment le thymos homérique s’est inscrit, selon le contexte, dans ces deux grandes « banques de la colère » qu’ont été, l’Eglise chrétienne et l’Internationale communiste et il effectue, de ces phénomènes, une analyse très précise et minutieuse.

Pour René Girard, il s’agit, lisant Clausewitz contre Hegel, de montrer la supériorité théorique du premier. Il considère Clausewitz comme un théoricien de génie qui a su, dans sa douloureuse réflexion sur la bataille de Iéna, comprendre que le mimétisme, « l’action réciproque » d’où découlent le « duel » et la « montée aux extrêmes », s’impose, mécanique implacable, dans les liens humains ; mais, selon Girard, effrayé par ce qu’il découvre, Clausewitz s’est arrêté en chemin. Il s’agit donc de l’ « achever », et, dans cette perspective, de travailler sur la question de l’imitation. Selon lui, ce que voit Clausewitz et que ne voit pas Hegel, c’est que « l’oscillation des positions contraires devenues équivalentes peut très bien monter aux extrêmes » parce que, le désir du regard de l’autre tel que Hegel l’énonce «  n’a que peu de choses à voir avec le désir mimétique, qui est désir d’objet, désir de s’approprier ce que l’autre possède.  C’est ce désir d’appropriation, beaucoup plus que de reconnaissance, qui dégénère très vite dans ce que j’appelle le désir métaphysique où le sujet cherche à s’approprier l’être de son modèle ».

Donc, comme Sloterdijk, il lit dans Hegel le désir de reconnaissance, il en dissocie l’éros en tant que désir d’objet, mais pour donner la priorité à ce dernier dans le champ du « duel ».

Les temps modernes seront donc approchés par Sloterdijk avec la boussole du thymos et du désir de reconnaissance alors que Girardtravaillera la question de l’objet dans l’imitation qui mène au « duel » tel que Clausewitz a su le déterminer. Ces deux pensées sont, sur ce point, si symétriquement opposées que l’on peut supposer que Girard a luSloterdijk.

De même, quand il parle de « modèle mimétique », et, à ce sujet, «  d’hypnose » comment ne pas penser à Freud, d’autant plus qu’il évoque « la possibilité de penser autrement cette identité, de la penser comme un mimétisme retourné, une imitation positive » ? Or, Freud, quand il théorise l’identification dans « Psychologie des foules et analyse du moi », indique clairement que l’identification à une personne copiée (« kopierte Person ») est une sorte d’ « infection psychique » et que, pour qu’une communauté soit significative (« bedeutsam »), il faut que cette identification là reste partielle. Partielle, l’identification est donc distinguée par Freud d’une identification purement mimétique.

Girard parle, lui, à propos de Clausewitz fasciné par Napoléon, d’une « imitation absolue », d’une «  identification qui régresse à une imitation ». Nous sommes là dans le champ freudien. Il évoque, à plusieurs reprises une imitation intelligente, une réciprocité paisible, comme façons d’aller au-delà de Clausewitz. Il s’agirait donc, au-delà de l’achèvement, de le dépasser.

Faut-il voir dans les silences de Girard quant à Freud ou Sloterdijk, un pas de côté lié à son tropisme vers une pensée apocalyptique, une eschatologie, et à sa conviction que pour, achever Clausewitz, il s’agit « de revenir à cette sortie du religieux qui ne peut s’opérer qu’au sein du religieux démystifié, c’est-à-dire du christianisme ? », pas de côté par rapport à deux penseurs qui se démarquent du religieux ?

Mais l’on peut aussi penser que l’on s’imprègne tant des rencontres que l’on fait sur le chemin de ses recherches, que, dans le travail d’appropriation qui se produit à partir d’autres œuvres, l’on ne sait plus ce que l’on a acquis de l’autre, tant on en a fait son propre bien. Comme le dit Montaigne à propos de l’amitié, la couture qui joint l’un à l’autre s’efface.

On peut tenir le même raisonnement en ce qui concerne Sloterdijk quand, à propos du ressentiment,- notion qu’il emprunte à Nietzsche, soulignant tout l’intérêt du travail de ce dernier quant à l’esprit de « vengeance », ce qui permet « de mettre à l’ordre du jour une réflexion aux racines encore plus profondes sur les semis et les récoltes de la colère dans les temps modernes »,- il souligne en même temps que Nietzsche a fait erreur quant à l’adversaire principal en situant cet esprit de vengeance dans le christianisme et en particulier dans la figure du prêtre.

On ne peut que supposer qu’il se nourrit à ce moment-là du travail deGirard qui s’intéresse depuis longtemps au ressentiment conceptualisé par Nietzsche : Sloterdijk a exprimé dans la passé tout son intérêt pour la théorie girardienne des passions humaines. Mais alors que Sloterdijks’appuie sur la notion de ressentiment et la nécessité de son dépassement selon Nietzsche, Girard s’est employé à montrer en quoi Nietzsche était lui-même la proie du ressentiment.

En qui concerne l’actualité de ces deux penseurs, un dossier du « Monde », consécutif à une rencontre à Paris et à Vienne, apporte quelques précisions, soulignant d’abord ce qui les rapproche : « comprendre le monde où nous vivons, ses dérèglements et sa férocité, affirment-ils, c’est décrire le logique propre à la violence humaine, l’infinie spirale du ressentiment et de la colère, bref, le désordre qui vient», écrit Jean Birnbaum, auteur de l’article. Mais, comme il l’indique ensuite, leurs sources d’inspiration diffèrent : chrétienne et freudienne, on l’a vu, pour l’anthropologue, hégélienne, nietzschéenne et heideggérienne pour le philosophe avec l’intention polémique qu’indique le titre « Colère et temps » quant à Heidegger (la colère, le thymos, vient ici réfuter l’Être).

Sloterdijk se sépare donc de Girard sur deux points qu’il énonce lui-même et qui apparaissent à la lecture de leurs deux ouvrages : « Girard est un grand naturaliste de la fierté, mais il s’est laissé prendre par l’érotisme de la psychanalyse. Pour lui, la rivalité mimétique est un érotisme dégénéré, une expression du vouloir avoir, bref du péché originel. Dans sa conception de la psyché humaine, il n’y a pas de place pour la dynamique de la colère, du « thymos » grec, qu’il ne faut pas confondre avec le désir érotique. Il ne prend pas en compte cette bipolarité platonicienne entre érotisme et thymotisme. Or, même si toutes les questions sociales étaient résolues, la dimension de l’orgueil et de l’ambition demeurerait ».

Pour clarifier, avant d’envisager les pistes que ces chercheurs nous ouvrent, disons qu’ils lisent de façon différente Hegel et Nietzsche.

Pour Girard, il s’agit de dégager l’éros en tant que désir d’objet de ce que Hegel a théorisé comme désir de reconnaissance et de considérer le premier comme moteur essentiel des actions humaines ; Sloterdijk opère la même distinction, mais pour donner l’avantage au thymos dont le désir de reconnaissance est la suite, d’où la colère de ceux qui, individuellement ou socialement -l’on pourrait ajouter mondialement-, se sentent humiliés. Chacun des deux chercheurs progresse ensuite avec son outil : rivalité mimétique pour l’un, collectes de la colère pour l’autre.

Du mimétisme, selon Girard, l’on pourrait s’extraire par une forme positive d’identification, un renversement donc.

D’un renversement de cette nature, l’ « Iliade » de Baricco nous propose l’image. En effet, son œuvre fait « apparaître » les protagonistes comme sujets

de leur énonciation puisque chacun présente sa version des faits en disant « je », façon subtile pour l’auteur de «devenir » son personnage et d’entraîner son lecteur dans ce mouvement. Bonheur de la littérature qui peut jouer dans ses fictions de multiples identifications contre une identité monolithique.

Donnons la parole à Beckett au début de « L’Innommable » : « Où maintenant ? Quand maintenant ? Qui maintenant ? Sans me le demander. Dire je ? Sans le penser. » : Parole au-delà de l’Identité catégoriquement affirmée, parole d’un auteur qui a eu accès à la psychanalyse par l’intermédiaire de ce praticien et théoricien, injustement méconnu en France, que fut Wilfred Bion.

Pour Girard, penser autrement l’identité, c’est « la penser comme un mimétisme retourné, une imitation positive » mais « la mimesis paisible n’est rendue possible que dans le cadre d’une institution déjà établie, déjà fondée depuis longtemps : elle a comme base l’apprentissage et le maintien des codes culturels ». Le cadre possible de ce renversement est, selon lui, à chercher du côté du christianisme, à l’opposé de la théorisation de la guerre élaborée par Clausewitz : « je doute, évidemment, qu’il y ait chez Clausewitz un appel du Royaume de Dieu, un dépassement de la haine pour Napoléon ». […] « Achever ce qu’il n’a fait qu’entrevoir, c’est retrouver ce qu’il y a de plus profond dans le christianisme ». Et, pourGirard, il y a lieu de reconnaître que nous ne sommes pas autonomes et que notre identité doit donc, pour ne pas entraîner de la violence, cesser de s’affirmer comme indépendante de l’autre.

Cette question d’une Identité pure et de ses liens avec la violence conduit à s’interroger sur les excès de l’Islam dont Girard fait remarquer : « Il est sourdement miné par le ressentiment. Il y reste un élément de cet archaïsme qui n’a pas été défait par le biblique et le christianisme. En ce sens, l’Islam fait plus que remplacer le communisme qui était déjà un succédané de religion sacrificielle ».

Sloterdijk, pose à ce sujet la question suivante : «  L’Islam politique, -qu’il se présente ou non avec une composante terroriste- peut-il se déployer pour devenir une banque mondiale alternative de la colère ? Deviendra-t-il un centre de collecte des énergies antisystémiques ou postcapitalistes doté d’un pouvoir d’attraction global ? »

Explorons les pistes ouvertes par les trois auteurs et les outils qu’ils nous proposent pour contribuer à un progrès personnel et social :

René Girard, penseur de l’apocalypse, balance, ainsi que le lui fait remarquer Benoît Chantre au cours de leurs entretiens entre le chaos et le Royaume. Il faudrait, selon lui, se situer résolument après l’archaïsme religieux et entendre le message du Christ, du côté d’une réconciliation qui serait l’envers de la violence. Mais les hommes dit-il, restent sourds et il est donc improbable que cette réconciliation advienne. Il envisage donc l’apocalypse : « Le neuf absolu, c’est la Parousie, c’est-à-dire l’apocalypse. Le triomphe du Christ aura lieu dans un au-delà dont nous ne pouvons définir ni le lieu ni le temps. » Il n’abdique pas pour autant toute espérance. « Mais celle-ci doit se mesurer à l’aune d’une alternative qui ne laisse d’autre possibilité que la destruction totale ou la réalisation du royaume ».

Peter Sloterdijk, constate que la colère est loin d’être épuisée Par contre, ce qui arrive à son terme « c’est la constellation psycho-historique de la pensée de la vengeance, rehaussée par la religion et la politique, qui a marqué l’espace processuel christo-socialo-communiste ». Alors ? Il faudrait revenir à la visée de Nietzsche et quitter le ressentiment, remplacer « cette figure toxique qu’est « l’humilité vengeresse » par une intelligence qui s’assure de nouveau de ses motifs thymotiques. »[…] « Les enjeux de ce programme de formation sont élevés. Il s’agit de la création d’un code of conduct pour des complexes culturels multiples ». Un équilibre est, pour lui à maintenir par des relations de force à force. «  La grande politique ne se fait que sur le mode d’exercices d’équilibre […] Le mot exercice ne doit pas faire oublier que l’on s’exerce toujours en vue d’un danger réel pour éviter que le pire survienne. […] Si les exercices vont bon train, il pourrait se constituer un set interculturel de disciplines de rigueur, que l’on pourrait, pour la première fois, qualifier d’une expression que l’on a jusqu’ici toujours employée trop tôt : « la civilisation mondiale ».

Pour finir, allons là où nous invite Alessandro Baricco dans la postille de son « Homère, Iliade. ».Il justifie son travail de transcription : « Ce ne sont pas n’importe quelles années, les années où nous sommes pour lire l’ « Iliade ». Ou pour la « réécrire » comme je me suis trouvé à le faire. Ce sont des années de guerre » ; et il complète après avoir énoncé que le mot « guerre », même s’il est devenu erroné, sera conservé par commodité : « ce sont en tout cas des années où une certaine barbarie orgueilleuse, liée pendant des millénaires à l’expérience de la guerre, est redevenue une expérience quotidienne. » Il dégage ensuite, dans l’œuvre une sorte de seconde « Iliade », entre les lignes de la première. L’on peut y discerner « la force, la compassion, même, avec laquelle sont rapportées les raisons des vaincus. », ce qui fait signe d’un « amour obstiné pour la paix. Au premier regard, tu ne le vois pas, l’éclat des armes et des héros t’aveugle. Mais dans la pénombre de la réflexion apparaît une « Iliade » à laquelle tu ne t’attendais pas. Je veux dire : le côté féminin de l’« Iliade ». Ce sont souvent les femmes qui énoncent, de façon directe, le désir de paix »

L’on comprend maintenant pourquoi c’est une femme, Chryséis », qui ouvre le récit de Baricco qui poursuit : « C’est par leur voix qu’on le comprend, ce côté féminin de l’ « Iliade » : mais quand on l’a compris, on le retrouve, ensuite, partout. Nuancé, imperceptible, mais incroyablement tenace. Je le perçois très fort dans les innombrables sections de l’ « Iliade » où les héros, au lieu de combattre, parlent. Ce sont des assemblées sans fin, des discussions interminables, et on ne cesse de les exécrer que lorsqu’on commence à les prendre pour ce qu’elles sont, en fait : un moyen pour eux de reporter la bataille le plus possible. »

l y a selon Baricco, dans cette épopée, l’intuition d’une civilisation dont le ressort ne serait pas la guerre et donc « amener cette intuition à se réaliser, c’est peut-être ce qui nous est proposé par l’ « Iliade » en héritage ».

Comment y parvenir ?

Après avoir montré que cette histoire présente la guerre comme un « débouché quasi-naturel de la cohésion sociale » il ajoute : « Mais elle ne fait pas que cela : elle fait autre chose de bien plus important et, d’une certaine manière, insupportable : elle chante la beauté de la guerre et elle la chante avec une force et une passion inoubliables ».

Voilà qui nous ramène à la fascination exercée sur Clausewitz par Napoléon et ses victorieuses campagnes…mais pas seulement sur Clausewitz. Il n’est que de se remémorer les nombreuses fresques cinématographiques consacrées à l’empereur et, en ce qui concerne l’esthétisation de la guerre, les films cultes comme « Un long dimanche de fiançailles» ou, sur fond de musique classique « Apocalypse now ».

Alors ?

Ce que suggère peut-être l’ « Iliade », c’est qu’aucun pacifisme aujourd’hui ne doit oublier ou nier cette beauté. […] Aussi atroce que cela paraisse, il est nécessaire de se rappeler que la guerre est un enfer, oui :mais beau. Depuis toujours, les hommes s’y jettent comme des phalènes attirées par la lumière mortelle du feu. Aucune peur, aucune horreur de soi n’a pu les tenir éloignés des flammes : parce qu’ils y ont trouvé la seule possibilité de racheter la pénombre de la vie. Aussi la tâche d’un vrai pacifisme, aujourd’hui, devrait être non tant de diaboliser la guerre à l’extrême, que de comprendre que c’est uniquement quand nous serons capables d’une autre beauté que nous pourrons nous passer de celle que la guerre depuis toujours, nous offre. Construire une autre beauté, c’est peut-être la seule voie vers une paix vraie. […] Donner un sens fort, aux choses, sans devoir les amener sous la lumière aveuglante de la mort. Pouvoir changer notre propre destin sans devoir nous emparer de celui d’un autre ; réussir à mettre en mouvement l’argent et la richesse sans recourir à la violence ; trouver une dimension éthique, y compris très haute sans devoir aller la chercher dans les marges de la mort ; nous confronter à nous-mêmes dans l’intensité d’un lieu et d’un moment qui ne soit pas une tranchée ; connaître l’émotion, même la plus vertigineuse, sans devoir recourir au dopage de la guerre ou à la méthadone des petites violences quotidiennes. Une autre beauté »

Et Baricco termine son œuvre dans la perspective que nous réussirons un jour à soustraire Achille à une guerre meurtrière. « Et ce ne sera pas la peur ou l’horreur qui le ramèneront chez lui. Ce sera une certaine beauté, une beauté différente, infiniment plus douce ».

Trois propositions nous sont donc faites :

Pour René Girard, il s’agit d’aller, pour éviter le Chaos, vers le Royaume, c’est à dire une réconciliation qui passe par l’accueil du message du Christ.

Pour Peter Sloterdijk, il importe de s’exercer à maintenir un équilibre des forces sans qu’aucun des partenaires n’ait à renoncer à son thymos, c’est-à-dire à l’exigence légitime d’être reconnu par l’autre. Cet «exercice» nécessite, précise-t-il, la médiation de tiers, ou d’instances tierces qui auraient la forme, en politique, de collectifs institutionnels.

Pour Alessandro Baricco, l’objectif est d’inscrire une beauté nouvelle dans une dimension éthique élevée, source d’émotions éventuellement vertigineuses.

Un fil peut être tiré, là, entre cet espoir et ce qu’énonce dans son séminaire « Streben», Maria- Letizia Cravetto. Elle évoque des « visions brisées, visions dénuées, visions inouïes » pour qualifier respectivement le meurtrier, le psychotique et l’artiste. Or l’on peut voir, en s’appuyant sur Lacan, que l’écriture poétique a permis à Joyce un saut de la deuxième à la troisième série de ces images. Peut-on, lisant Baricco, envisager que la « poésie » dans son sens le plus large, celui qui prend sa source dans l’éthique, pourrait susciter le même saut, de la première à la troisième série, du meurtre à l’inouï ?

A chacun d’entre nous de nous inscrire ici et/ ou là, voire à inventer encore d’autres voies. On peut, en particulier, privilégier tout ce qui, s’inter-posant, fait tiers et suscite une réalité nouvelle, comme dans l’oxymore, car, « l’obscure clarté » n’est ni l’obscurité ni la clarté pures. Dans l’espace intermédiaire, l’ombre portée de chacun des termes ouvre un espace qui, même imperceptiblement, a fonction d’altération (dans le sens de « rendre autre »).

De la même manière, aussi bien dans les relations interpersonnelles que dans le champ politique, tout espace interstitiel peut faire signe de ce qui, au-delà des antagonismes, trace, nouveaux vecteurs, des « diagonales du milieu ».  N. C.

 

A propos de Baruch Spinoza, encore…

Désir, raison, poésie

par Noëlle Combet

Dans les « Scolies » qui font partie de son « Ethique », Baruch Spinoza utilise un régime d’écriture qui se distingue du reste de son texte, en ce que s’y exprime une sorte de ferveur de la pensée.

 

Dans l’une d’elles, sa définition de la Raison nous propose une large ouverture : « Elle (la Raison) demande que chacun s’aime lui- même, cherche l’utile propre, ce qui est réellement utile pour lui…et, absolument parlant, que chacun s’efforce de conserver son être autant qu’il est en lui ». Cet effort pour  « conserver son être », effort de raison, il le nomme Désir dont le corollaire est la puissance d’agir ou vertu. Raison et Désir appartenant à la nature même de l’homme, lui sont immanentes. Déraison, donc, impuissance et folie, si je me dirige vers ce qui me serait contraire; nécessité d’être attentif à mon Désir.

« Personne donc n’omet d’appéter ce qui lui est utile ou de conserver son être, sinon vaincu par des causes extérieures et contraires à sa nature. Ce n’est jamais, dis-je, par une nécessité de sa nature, c’est toujours contraint par des causes extérieures qu’on a la nourriture en aversion ou qu’on se donne la mort. »

Notre époque a, bien sûr, la possibilité d’approcher, avec d’autres outils conceptuels, ce que Spinoza nomme « causes extérieures et contraires » à [la nature de l’homme]. Sa conception de la Raison n’en demeure pas moins très innovante et efficace dans cette invitation à ne pas se faire esclave, de quelque autre ou d’une « cause » à laquelle nous nous assujettirions. Suivre le commandement de la Raison est, en effet, la condition de la liberté : « Dans un homme libre, donc, la fuite opportune et le combat témoignent d’une égale Fermeté d’âme. Autrement dit, l’homme libre choisit la fuite avec la même Fermeté d’âme, ou présence d’esprit que le combat. »

Application : Spinoza qui, en 1674-1675, était prêt à publier sa rédaction définitive de l’ « Ethique », y renonça : « Quelques théologiens [ont résolu] de déposer une plainte contre moi auprès du prince [d’Orange] et des magistrats; d’imbéciles cartésiens, en outre, qui passaient pour m’être favorables, ne cessent, afin de se laver de tout soupçon, de dire en tout lieu, tout le mal possible de mes opinions et de mes écrits. L’ayant appris de personnes dignes de foi, qui me prévenaient en même temps des manœuvres insidieuses des théologiens contre moi, j’ai résolu de surseoir à la publication que je préparais jusqu’à ce que la situation fût plus claire mais elle semble empirer tous les jours, et je suis incertain de ce que je ferai. » Il restait à Spinoza, au terme d’un combat constant pour offrir aux hommes la lumière de sa vérité, à l’encontre de l’obscurantisme et des acharnements dogmatiques, deux années à vivre.

Baruch Spinoza, qui, persécuté de toutes parts, avait dû quitter Amsterdam pour La Haye, nous invite à une souplesse fondée en « Raison », héritage, peut-on penser, de sa « condition » marrane. Il nous indique, par là même, les enseignements que les marranes tirèrent de la « duplicité » leur permettant de survivre dans des Etats qui, soit les toléraient à grand peine, soit les pourchassaient. Les enseignements issus des abjurations forcées, de la clandestinité, des exils et des renoncements, pourraient nous inciter à détacher la « marranité » de la seule conjoncture historique pour en faire une clé à ouvrir autrement notre monde où s’affrontent particularismes et identités revendiquées.

Une oscillation advient alors, l’injure contenue dans le mot « marrane », se faisant source de lumière, dans le sens d’une possible élucidation, sur les pistes enchevêtrées de la pensée.

 

Passages

Penser, disait ce poète
C’est « chercher une phrase ».
Les phrases ouvrent des passages,
Mais il arrive qu’elles se perdent
Et leur absence fait table rase
Et dérision
Lorsque l’amour déchoit et que la pensée meurt
Au pied des murs
Infaillibles.
Halt ! Papiere !
Incarcérations
Retranchements
Prisons asiles camps
Suffocation…
Et puis…
« Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas »
Ecrivit Imre Kertesz…
Révolte d’écriture.
Lâchers d’oiseaux libérés
Dispersant la barbarie
A la chute des murs,
Elles reviennent les phrases,
Avec les mots mêlés des lettres en attente
Avec l’amour vécu-rêvé
Et le parfums des orangers
Dans les nuits bleues.

N. C.