Sommaire du numéro 3

A la recherche de nouvelles lumières
Claude Corman

Des raisons de la colère
Noëlle Combet

A propos de Baruch Spinoza, encore…
Désir, raison, poésie
Noëlle Combet

« Entre » Kant et Spinoza
Yves Rocher

Interstices (marranes?) chez Freud
Ou le ternaire mis au travail
Paule Pérez

A la recherche de nouvelles lumières

par Claude Corman

Dans une note explicative sur son projet d’encyclopédie de la pensée critique moderne, Thomas Lacoste cite la phrase du critique d’art, Daniel Arasse : On n’y voit rien! On n’y voit rien, mais cela empêche-t-il d’essayer d’y voir plus clair ? La clé est perdue, disait Kafka, dans un autre domaine, mais cela n’empêche pas de la chercher!

Que le monde soit infiniment difficile à déchiffrer est encore plus évident de nos jours, car nous avons le sentiment que de nombreuses clés ont été perdues, de sorte que quand nous avons décidé avec Paule Pérez de fonder la revue électronique « Temps marranes », nous pensions un peu la même chose que Daniel Arasse : on n’y voit rien.

Car, en parlant de temps marranes, nous évoquons d’une certaine manière des temps obscurs et illisibles. Qui parle de temps marranes, au moins dans l’acception la plus répandue et connue du marranisme, met tout d’abord en scène des temps troubles de secrets, de travestissements et d’errances. Avant tout autre approche plus positive et créatrice du terme, c’est bien cette dimension sombre d’une identité suspectée et traquée qui s’impose au premier regard. Et ce premier regard, parce qu’il est d’essence historique et traite exclusivement de la condition des juifs hispano-portugais convertis au catholicisme à la fin du Moyen Age ne peut pas éclairer ni construire une figure marrane de nos temps. A tous les sens du terme, ce regard reste cryptique et ténébreux.

C’est pourquoi nous avons tenté de donner un autre sens plus ouvert et vivant au marranisme, dont nous pourrions peut-être résumer la genèse ainsi : le dialogue des cultures est une impasse si la conversation avec sa propre culture héritée ou élue n’a pas été préalablement menée avec toutes les conséquences que la globalité des savoirs humains fait peser sur elle.

Dans cette perspective, l’identité et l’universalité ne sont plus face à face avec leurs logiques politiques dérivées, le communautarisme et le républicanisme, le local et le global. Le marranisme se situe depuis toujours dans une triangulation plus ouverte : identité-personne-monde. Ce que nous ressentons comme personnel et d’une certaine manière inaliénable, ne relève pas d’un arbitrage plus ou moins juste, plus ou moins bien ficelé entre l’identité qui nous prédétermine et le monde. Ce « personnel » est presque toujours une mosaïque provisoire, inachevée, troublante de sentiments, d’expériences et de pensées alors que ce qui fait de nous des individus identifiables ou des porteurs d’identité nous renvoie à une histoire peu ou non partageable et parfois retranchée du monde environnant.

De ce point de vue, les marranes modernes, en cela héritiers des marranes historiques ne peuvent pas s’individualiser dans une lignée identitaire. Ce sont des personnes ( dans la pleine ambiguïté du mot qui fait autant référence à l’infracassable noyau du sujet qu’au néant de l’être) des personnes à l’intérieur desquelles le monde et l’identité (que l’on peut aussi mettre au pluriel) conversent en dialectique, mais sans certitude de solution dialectique, dans la tentation récurrente, mais sans risque durable de régression unipolaire. Il ne saurait y avoir dans cette conversation, de vainqueur. Si ce n’est comme l’a formulé Spinoza, et mieux encore Kafka, que le monde a toujours une dimension plus vaste, plus illimitée que nos personnes et qu’en dernier ressort, sommés de choisir ou d’arbitrer entre nous-mêmes et le monde, nous devrons arbitrer en faveur du monde.

Mais cette bataille inégale ne ruine nullement les efforts de médiation de la personne entre l’identité et le monde. Comme nous l’avons dit plus haut, ce qui est personnel ne se borne pas à être le simple reflet ou l’écho (mimétique) d’une identité dominante et rigoureusement transmise, mais à tout moment le produit fragile, incertain de la conversation entre cette (ces) identité(s) et le monde dans lequel nous vivons.

A contrario, on ne saurait mieux définir l’essence du totalitarisme que comme le produit d’une victoire sans conditions, malveillante et criminelle du monde sur la personne. L’effacement bureaucratique de la personne est plus encore que l’anéantissement des minorités, la finalité inavouable des régimes totalitaires !

En bref, les temps sont marranes quand ils sont tout à la fois des temps obscurs, difficiles à déchiffrer et à vivre et néanmoins des temps personnels…

Depuis la chute de rideau sur l’aventure communiste européenne, symbolisée par l’écroulement du mur de Berlin en 1989, nous vivons une période de rejet et de discrédit de toutes les idéologies, doctrines et systématisations théoriques qui de près ou de loin ont eu partie liée avec le communisme ou ont été contemporaines de son éclosion ( comme la psychanalyse)

Pressés de célébrer la chute du totalitarisme soviétique et la réunification allemande, on confondit dans la même mélasse noire le communisme et la bureaucratie. Des penseurs originaux comme Claude Lefort et Cornélius Castoriadis qui avaient insisté sur la nature non exclusivement communiste de la bureaucratie et sur son caractère « exportable » dans des sociétés libérales et prospères n’ont pas été entendus. On aurait pu pourtant se douter que leur travail critique n’avait pas pour unique ambition de commenter un fait déjà avéré dans les années 70 : la victoire du camp capitaliste occidental sur la société soviétique. Et, depuis plus de trente années, l’alliance efficace des techno-sciences et du capitalisme a généré une atmosphère globale d’illimitation du Marché : un makif, diraient les cabalistes, en se référant à une force fluide, diffuse, souveraine qui enveloppe toutes les activités d’une époque et façonne son esprit. On peut dire que cette force, cette enveloppe dont nous n’avons pas pleinement conscience (qu’est-ce que l’esprit d’une époque ?) réside dans la mise en équivalence, la convertibilité, au sens monétaire, de toute forme élémentaire de pensée, de rêve, de lien, de culture en marchandise. Cette conversion n’est en soi ni utopique ni progressiste. Elle est le makif indiscuté du temps, son élémentaire paradigme. Face à cette atmosphère globale qui enrôle tous les peuples dans une sorte de « compétition solidaire », la critique moderne apparaît désarmée et fragile : privée de toute forme de complicité avec une idéologie forte, populaire et transnationale (comme le fut l’idéologie communiste), elle ne dispose plus que des armes modestes de la lucidité, de l’échange d’idées, et d’une confiance déniaisée et mesurée dans les savoirs humains. Aussi, les grosses machines de guerre contre le makif de l’illimitation marchande, se retrouvent-elles plutôt du côté des idéologies religieuses, archaïques et violentes qui veulent recréer artificiellement du sacré dans un monde qui a ex-orbité par la raison (et non par la colonisation) la présence divine. Du coup, la pensée critique est comme retranchée de son temps, tant la lutte phénoménale de ces deux makifs, de ces deux atmosphères infiltre l’esprit de l’époque.

L’Europe, craignant de retomber dans les souffrances idéologiques criminelles de son passé, tente de gérer une sorte de juste milieu, à égale distance d’un libéralisme trop cynique et nihiliste et d’une religiosité fruste, agressive et anomique. Le résultat en est une espèce de culture vague, confuse, syncrétique, centriste qui certes ne tranche rien, ne coupe plus des têtes mais qui ne les éclaire pas davantage. Cette culture syncrétique fait tout à la fois l’éloge successif et impartial de la sédentarité et du nomadisme, de la famille et de l’émancipation des désirs, de la roulette génétique et du libre-arbitre, de la Cité géante et de la nature locale, d’un athéisme chevronné et d’un christianisme doux, etc. Ce n’est là que l’honnête constat des contradictions multiples de notre temps, souligneront certains ! Oui, sans doute, sauf que du mélange bavard des contradictions, il ne ressort plus aucun point de vue, aucune possibilité pour la fonction organisatrice de la pensée. On se borne à mettre en scène un monde foncièrement aporétique et surchargé de lassitude (comme l’avait craint Husserl), à la merci des idéologies furieuses et totalitaires dont l’Europe, par le biais de ce syncrétisme postulé, croit précisément s’être mise à l’abri.

Il est donc assez logique que les rhétoriciens de la grande confusion post-moderne, gaillardement instruits du désastre des idéologies politiques tiennent aujourd’hui le haut du pavé dans les médias et les cercles intimes du pouvoir. On ne comprend pas autrement l’aura d’un Henri Guaino dont tout l’art faussement dialectique est de puiser sans vergogne à gauche et à droite des fragments, des termes connotés et des motifs idéologiquesdécidément contradictoires et aporétiques.

On n’y voit rien! Cette cécité si douloureuse pour ceux qui n’ont pas renoncé à penser, (ou à transformer) le monde, devient une aubaine pour de tels esprits.

Car, ce n’est pas l’insignifiance ou la pauvreté de la pensée politique moderne qui conforte aujourd’hui les rhétoriciens de la fin des idéologies, mais bien l’absence inédite dans l’histoire européenne d’alternative à la « compétition solidaire » du grand Marché

Toute forme de lutte contre ce makif des équivalences (la marchandise organisant les parités, comme un niveau de maçon fait de l’horizontale!) est coupable d’être sectaire, archaïque et insuffisante.

A un degré de plus, la totalité étant désormais reconnue comme illisible, seules les pensées expertes, érudites, cloisonnées acquièrent de la valeur, à condition qu’elles ne s’émancipent pas de leurs champs d’investigation pour converser entre elles, comme l’avait par exemple tenté Foucault à travers son regard affûté sur les liens épistémologiques.

L’écart entre la pensée experte et la pensée complexe ne tient pas à autre chose. Quand celle-ci s’efforce de remettre en perspective les savoirs (sciences humaines, bio-sciences, sciences physiques, littératures et arts) celle-là se borne à organiser tout à la fois leur indépendance, leur efficacité et leur silence.

Tout l’intérêt d’une cartographie élargie et ambitieuse des concepts et des percepts de notre temps est bien de (re)mettre en perspective, en tension, en conversation, des savoirs qui se disjoignent, s’écartent, s’autonomisent et qui, par un mouvement d’expansion accélérée, « épuisent » tout autant notre rationalité que notre imaginaire.

Notre réflexion actuelle (analyse et méditation) sur la marranité s’inscrit modestement dans cette nécessaire recherche de nouvelles lumières.

PS : En lisant le Monde des livres, ce matin (23 février 2008), je suis tombé sur l’appel au boycottage de la foire du livre de Turin sous prétexte que l’invité d’honneur est cette année Israël. Du coup, les colères, les condamnations pleuvent sur cet événement littéraire. Tariq Ramadan rameute de nombreux alliés dans les cercles de la gauche « radicale » italienne. David Grossman a beau rappeler que «  culture et boycottage sont incompatibles », nos défenseurs de la cause palestinienne n’en démordent pas. Tout ce qui vient d’Israël abrite une propagande sioniste et légitime un Etat illégal et qu’il convient d’effacer du monde « civilisé ». Car il s’agit bien de cela : En refusant aux auteurs israéliens de faire partie de la communauté universelle et civilisée des écrivains et des artistes, l’appel au boycott de la foire de Turin fait des lecteurs d’Amos Oz, de David Grossman et d’Avraham Yehoshua des barbares…

Le chagrin politique de David Grossman doit aujourd’hui être infini ! Comme le nôtre…

C. C.

Depuis que ce texte a été écrit, des événements violents se sont encore produits en Israël et Palestine côté Gaza, victimes civiles de l’armée et attentat contre yeshiva…Parité, équivalence, décompte à l’infini des vengeances ? Et le Salon du Livre s’est ouvert dans l’ambiance que l’on sait. On n’y voit rien (mi- mars 2008)…

Des raisons de la colère

par Noëlle Combet

…Tout a commencé par la colère d’Achille : « La colère  d’Achille, de ce fils de Pélée, chante-la-nous, Déesse ». …« Tout commença par un jour de violence ».

Mais l’on peut aussi penser que l’on s’imprègne tant des rencontres que l’on fait sur le chemin de ses recherches, que, dans le travail d’appropriation qui se produit à partir d’autres œuvres, l’on ne sait plus ce que l’on a acquis de l’autre, tant on en a fait son propre bien. Comme le dit Montaigne à propos de  l’amitié, la couture qui  joint  l’un à l’autre s’efface.

 

Que la violence fasse rage depuis le second conflit mondial, a un caractère d’évidence et, même si cela ne nous convient guère, celui qui a donné au XXème siècle sa langue, faisant passer ce siècle au suivant, est Céline. Voici ce qu’écrit à son sujet Philippe Muray : « Il va se faire le transporteur d’une apothéose guerrière. Et le plus stupéfiant est que cette apothéose, où il a été du mauvais côté du côté de ceux qui y auront incarné le Mal, il va pourtant, lui, Céline, être presque le seul à en écrire la langue. ».

Ecoutons Céline lui-même dans « Nord » alors qu’il anticipe sur ce troisième conflit mondial dans lequel nous nous trouvons désormais : « Grande révolution ! Vous savez ? La Peste est devenue toute petite…la Famine aussi…toute petite…la Mort, la Guerre, tout à fait énormes ! Plus les proportions de Dürer !…tout a changé… [… ]. Cette guerre sous Dürer serait terminée depuis deux ans. Celle-ci ne peut jamais finir. » Et puis : « Combat d’espèces implacables. Fourmis contre chenilles. Entreprise de mort. »

La métaphore animalière met en relief l’aspect grégaire, voire massif des mouvements sociaux contemporains, réalité à laquelle un autre écrivain : Paul Virilio, analysant « la ville en guerre » se montrera sensible, en particulier dans son ouvrage « Ville panique ».

Dans ce contexte, annoncé par Céline, trois auteurs aussi différents que l’écrivain Alessandro Baricco (« Homère, Iliade », 2005), le philosophePeter Sloterdijk (« Colère et temps », 2006), et l’anthropologue René Girard (« Achever Clausewitz » 2007) s’intéressent à la question des violences conflictuelles, arrimant leur pensée à Homère Hegel et Nietzsche entre autres, et ouvrant, chacun avec sa singularité, des pistes grâce auxquelles la réflexion peut s’exercer et survivre peut-être, à ces rages que, le plus souvent impuissants, nous voyons, de tous côtés exploser.

Dans aucun de ces titres, le mot guerre n’est prononcé car les violences modernes ne rentrent plus dans cette catégorie, dans la mesure où, dérégulés, les conflits se démarquent désormais des guerres classiques qui obéissaient à un code. C’est pourquoi Barrico, dans sa « postille » indique que ce terme ne peut plus être utilisé que par « commodité ».

Peter Sloterdijk, dès le premier sous-titre de son introduction : « Le premier mot de l’Europe », annonce ce qu’il développe ensuite : tout a commencé par la colère d’Achille : « La colère d’Achille, de ce fils de Pélée, chante-la-nous, Déesse ».

Cette colère, ce « thymos », et tout au long de son texte, il emploiera ce terme ainsi que l’adjectif « thymotique », qu’il en fait dériver, mène à la guerre, mais nous autres modernes, indique-t-il, ne pouvons pas concevoir la nature du « thymos » homérique : il est en effet valeureux, affirmation de dignité, énergie vitale. Comment, en effet, pourrions-nous ressentir cette sorte de joie qui irrigue la colère homérique ? Même si le récitant en souligne l’aspect néfaste, « colère détestable », dit-il, il en indique aussi, invoquant la Déesse, le caractère d’« apparition » l’aspect quasi épiphanique. Il demande aux forces surnaturelles de « chanter » la colère, de la glorifier en quelque sorte.

Baricco, lui aussi, dès la première page, évoque ce « thymos » : « Tout commença par un jour de violence ». Mais, ce propos, il le met dans la bouche d’une femme, Chryséis, enlevée lors d’un saccage de Thèbes, par les Grecs et attribuée, comme butin, à Agamemnon. C’est le refus de ce dernier, de la rendre à son père, sauf si Achille, en contrepartie, lui cède sa captive Briséis, -ce que Achille fera, par souci de la dignité des Grecs-, qui déclenchera la seconde colère d’Achille et sa brouille avec Agamemnon.

Que Baricco, en ouverture, donne la parole à une femme captive indique bien son projet d’une transcription renversée de l’« Iliade », nous verrons ultérieurement à quelle fin.

La violence, René Girard indique dans son introduction, que le livre qu’il lui consacre est « apocalyptique ». Après la lecture du traité « De la Guerre », de Carl Von Clausewitz (1780-1831), officier prussien qui a ressenti comme un désastre la défaite de Frédéric-Guillaume II à Iéna, et vécu dans la fascination exercée sur lui par Napoléon Bonaparte, Girardaffirme que nous devons « changer notre interprétation des événements, cesser de penser en hommes des Lumières, envisager la radicalité de la violence et avec elle constituer un tout autre type de rationalité » ; c’est ce qu’il s’efforcera de faire au cours d’entretiens avec Benoît Chantre dans « Achever Clausewitz ».

Ce titre suggère ce que Girard ne cessera ensuite de montrer et de mener jusqu’à des conséquences devant lesquelles Clausewitz a, selon lui, reculé : l’auteur de « De la guerre » a perçu combien les conflits et les relations humaines en général, fonctionnent selon un mécanisme d’imitation, d’ « action réciproque », menant au duel et à la « montée des extrêmes »

Le thymos, Sloterdijk s’emploie à éclairer que, pris dans nos ornières conceptuelles, chrétiennes et psychanalytiques, nous ne sommes pas parvenus à le détricoter de l’éros. Lacan, pourtant, remarque-t-il, avait fait un pas dans ce sens, s’appuyant en particulier sur sa lecture de Hegel : « Le cœur de son entreprise est constitué par un mélange de corsaire entre le Wunsch, le désir freudien et le combat hégélien pour la reconnaissance […] L’intégration d’un élément thymotique dans la théorie psychanalytique fondamentale désignait sans aucun doute la bonne direction ». Mais la psychanalyse persistant à s’évaluer elle- même, sans recours à un outil extérieur d’approche, on reste, dans ce champ dans une confusion durable et le thymos demeure collé à l’éros. Sloterdijks’emploie à les séparer. Faisant retour à Hegel et à sa dialectique du maître et de l’esclave, il indique que la colère naît d’un désir d’être reconnu par l’autre « doté de valeur » plus que d’une convoitise dirigée vers des objets, qui caractérise l’éros. A partir de là, il réalise une approche à la fois contextuelle et économique. Il nous fait aller des époques, de la colère de Dieu dans les périodes bibliques à celle des révolutions prolétariennes pour s’interroger enfin sur l’Islam.

Chemin faisant, d’un point de vue marqué par l’économie, il montre que la colère est manipulable, capitalisable, que les petits porteurs transforment leurs colères individuelles en actions centralisées dans une sorte de banque de la vengeance qu’ils chargent de les laver de leurs humiliations et de faire justice

Ainsi, pour les «  banques »  religieuses, justice sera faite au-delà ; pour les « banques »  révolutionnaires, justice devrait s’accomplir ici-bas. Ces « banques » fonctionnent comme des collecteurs de la colère. Sloterdijkmontre donc comment le thymos homérique s’est inscrit, selon le contexte, dans ces deux grandes « banques de la colère » qu’ont été, l’Eglise chrétienne et l’Internationale communiste et il effectue, de ces phénomènes, une analyse très précise et minutieuse.

Pour René Girard, il s’agit, lisant Clausewitz contre Hegel, de montrer la supériorité théorique du premier. Il considère Clausewitz comme un théoricien de génie qui a su, dans sa douloureuse réflexion sur la bataille de Iéna, comprendre que le mimétisme, « l’action réciproque » d’où découlent le « duel » et la « montée aux extrêmes », s’impose, mécanique implacable, dans les liens humains ; mais, selon Girard, effrayé par ce qu’il découvre, Clausewitz s’est arrêté en chemin. Il s’agit donc de l’ « achever », et, dans cette perspective, de travailler sur la question de l’imitation. Selon lui, ce que voit Clausewitz et que ne voit pas Hegel, c’est que « l’oscillation des positions contraires devenues équivalentes peut très bien monter aux extrêmes » parce que, le désir du regard de l’autre tel que Hegel l’énonce «  n’a que peu de choses à voir avec le désir mimétique, qui est désir d’objet, désir de s’approprier ce que l’autre possède.  C’est ce désir d’appropriation, beaucoup plus que de reconnaissance, qui dégénère très vite dans ce que j’appelle le désir métaphysique où le sujet cherche à s’approprier l’être de son modèle ».

Donc, comme Sloterdijk, il lit dans Hegel le désir de reconnaissance, il en dissocie l’éros en tant que désir d’objet, mais pour donner la priorité à ce dernier dans le champ du « duel ».

Les temps modernes seront donc approchés par Sloterdijk avec la boussole du thymos et du désir de reconnaissance alors que Girardtravaillera la question de l’objet dans l’imitation qui mène au « duel » tel que Clausewitz a su le déterminer. Ces deux pensées sont, sur ce point, si symétriquement opposées que l’on peut supposer que Girard a luSloterdijk.

De même, quand il parle de « modèle mimétique », et, à ce sujet, «  d’hypnose » comment ne pas penser à Freud, d’autant plus qu’il évoque « la possibilité de penser autrement cette identité, de la penser comme un mimétisme retourné, une imitation positive » ? Or, Freud, quand il théorise l’identification dans « Psychologie des foules et analyse du moi », indique clairement que l’identification à une personne copiée (« kopierte Person ») est une sorte d’ « infection psychique » et que, pour qu’une communauté soit significative (« bedeutsam »), il faut que cette identification là reste partielle. Partielle, l’identification est donc distinguée par Freud d’une identification purement mimétique.

Girard parle, lui, à propos de Clausewitz fasciné par Napoléon, d’une « imitation absolue », d’une «  identification qui régresse à une imitation ». Nous sommes là dans le champ freudien. Il évoque, à plusieurs reprises une imitation intelligente, une réciprocité paisible, comme façons d’aller au-delà de Clausewitz. Il s’agirait donc, au-delà de l’achèvement, de le dépasser.

Faut-il voir dans les silences de Girard quant à Freud ou Sloterdijk, un pas de côté lié à son tropisme vers une pensée apocalyptique, une eschatologie, et à sa conviction que pour, achever Clausewitz, il s’agit « de revenir à cette sortie du religieux qui ne peut s’opérer qu’au sein du religieux démystifié, c’est-à-dire du christianisme ? », pas de côté par rapport à deux penseurs qui se démarquent du religieux ?

Mais l’on peut aussi penser que l’on s’imprègne tant des rencontres que l’on fait sur le chemin de ses recherches, que, dans le travail d’appropriation qui se produit à partir d’autres œuvres, l’on ne sait plus ce que l’on a acquis de l’autre, tant on en a fait son propre bien. Comme le dit Montaigne à propos de l’amitié, la couture qui joint l’un à l’autre s’efface.

On peut tenir le même raisonnement en ce qui concerne Sloterdijk quand, à propos du ressentiment,- notion qu’il emprunte à Nietzsche, soulignant tout l’intérêt du travail de ce dernier quant à l’esprit de « vengeance », ce qui permet « de mettre à l’ordre du jour une réflexion aux racines encore plus profondes sur les semis et les récoltes de la colère dans les temps modernes »,- il souligne en même temps que Nietzsche a fait erreur quant à l’adversaire principal en situant cet esprit de vengeance dans le christianisme et en particulier dans la figure du prêtre.

On ne peut que supposer qu’il se nourrit à ce moment-là du travail deGirard qui s’intéresse depuis longtemps au ressentiment conceptualisé par Nietzsche : Sloterdijk a exprimé dans la passé tout son intérêt pour la théorie girardienne des passions humaines. Mais alors que Sloterdijks’appuie sur la notion de ressentiment et la nécessité de son dépassement selon Nietzsche, Girard s’est employé à montrer en quoi Nietzsche était lui-même la proie du ressentiment.

En qui concerne l’actualité de ces deux penseurs, un dossier du « Monde », consécutif à une rencontre à Paris et à Vienne, apporte quelques précisions, soulignant d’abord ce qui les rapproche : « comprendre le monde où nous vivons, ses dérèglements et sa férocité, affirment-ils, c’est décrire le logique propre à la violence humaine, l’infinie spirale du ressentiment et de la colère, bref, le désordre qui vient», écrit Jean Birnbaum, auteur de l’article. Mais, comme il l’indique ensuite, leurs sources d’inspiration diffèrent : chrétienne et freudienne, on l’a vu, pour l’anthropologue, hégélienne, nietzschéenne et heideggérienne pour le philosophe avec l’intention polémique qu’indique le titre « Colère et temps » quant à Heidegger (la colère, le thymos, vient ici réfuter l’Être).

Sloterdijk se sépare donc de Girard sur deux points qu’il énonce lui-même et qui apparaissent à la lecture de leurs deux ouvrages : « Girard est un grand naturaliste de la fierté, mais il s’est laissé prendre par l’érotisme de la psychanalyse. Pour lui, la rivalité mimétique est un érotisme dégénéré, une expression du vouloir avoir, bref du péché originel. Dans sa conception de la psyché humaine, il n’y a pas de place pour la dynamique de la colère, du « thymos » grec, qu’il ne faut pas confondre avec le désir érotique. Il ne prend pas en compte cette bipolarité platonicienne entre érotisme et thymotisme. Or, même si toutes les questions sociales étaient résolues, la dimension de l’orgueil et de l’ambition demeurerait ».

Pour clarifier, avant d’envisager les pistes que ces chercheurs nous ouvrent, disons qu’ils lisent de façon différente Hegel et Nietzsche.

Pour Girard, il s’agit de dégager l’éros en tant que désir d’objet de ce que Hegel a théorisé comme désir de reconnaissance et de considérer le premier comme moteur essentiel des actions humaines ; Sloterdijk opère la même distinction, mais pour donner l’avantage au thymos dont le désir de reconnaissance est la suite, d’où la colère de ceux qui, individuellement ou socialement -l’on pourrait ajouter mondialement-, se sentent humiliés. Chacun des deux chercheurs progresse ensuite avec son outil : rivalité mimétique pour l’un, collectes de la colère pour l’autre.

Du mimétisme, selon Girard, l’on pourrait s’extraire par une forme positive d’identification, un renversement donc.

D’un renversement de cette nature, l’ « Iliade » de Baricco nous propose l’image. En effet, son œuvre fait « apparaître » les protagonistes comme sujets

de leur énonciation puisque chacun présente sa version des faits en disant « je », façon subtile pour l’auteur de «devenir » son personnage et d’entraîner son lecteur dans ce mouvement. Bonheur de la littérature qui peut jouer dans ses fictions de multiples identifications contre une identité monolithique.

Donnons la parole à Beckett au début de « L’Innommable » : « Où maintenant ? Quand maintenant ? Qui maintenant ? Sans me le demander. Dire je ? Sans le penser. » : Parole au-delà de l’Identité catégoriquement affirmée, parole d’un auteur qui a eu accès à la psychanalyse par l’intermédiaire de ce praticien et théoricien, injustement méconnu en France, que fut Wilfred Bion.

Pour Girard, penser autrement l’identité, c’est « la penser comme un mimétisme retourné, une imitation positive » mais « la mimesis paisible n’est rendue possible que dans le cadre d’une institution déjà établie, déjà fondée depuis longtemps : elle a comme base l’apprentissage et le maintien des codes culturels ». Le cadre possible de ce renversement est, selon lui, à chercher du côté du christianisme, à l’opposé de la théorisation de la guerre élaborée par Clausewitz : « je doute, évidemment, qu’il y ait chez Clausewitz un appel du Royaume de Dieu, un dépassement de la haine pour Napoléon ». […] « Achever ce qu’il n’a fait qu’entrevoir, c’est retrouver ce qu’il y a de plus profond dans le christianisme ». Et, pourGirard, il y a lieu de reconnaître que nous ne sommes pas autonomes et que notre identité doit donc, pour ne pas entraîner de la violence, cesser de s’affirmer comme indépendante de l’autre.

Cette question d’une Identité pure et de ses liens avec la violence conduit à s’interroger sur les excès de l’Islam dont Girard fait remarquer : « Il est sourdement miné par le ressentiment. Il y reste un élément de cet archaïsme qui n’a pas été défait par le biblique et le christianisme. En ce sens, l’Islam fait plus que remplacer le communisme qui était déjà un succédané de religion sacrificielle ».

Sloterdijk, pose à ce sujet la question suivante : «  L’Islam politique, -qu’il se présente ou non avec une composante terroriste- peut-il se déployer pour devenir une banque mondiale alternative de la colère ? Deviendra-t-il un centre de collecte des énergies antisystémiques ou postcapitalistes doté d’un pouvoir d’attraction global ? »

Explorons les pistes ouvertes par les trois auteurs et les outils qu’ils nous proposent pour contribuer à un progrès personnel et social :

René Girard, penseur de l’apocalypse, balance, ainsi que le lui fait remarquer Benoît Chantre au cours de leurs entretiens entre le chaos et le Royaume. Il faudrait, selon lui, se situer résolument après l’archaïsme religieux et entendre le message du Christ, du côté d’une réconciliation qui serait l’envers de la violence. Mais les hommes dit-il, restent sourds et il est donc improbable que cette réconciliation advienne. Il envisage donc l’apocalypse : « Le neuf absolu, c’est la Parousie, c’est-à-dire l’apocalypse. Le triomphe du Christ aura lieu dans un au-delà dont nous ne pouvons définir ni le lieu ni le temps. » Il n’abdique pas pour autant toute espérance. « Mais celle-ci doit se mesurer à l’aune d’une alternative qui ne laisse d’autre possibilité que la destruction totale ou la réalisation du royaume ».

Peter Sloterdijk, constate que la colère est loin d’être épuisée Par contre, ce qui arrive à son terme « c’est la constellation psycho-historique de la pensée de la vengeance, rehaussée par la religion et la politique, qui a marqué l’espace processuel christo-socialo-communiste ». Alors ? Il faudrait revenir à la visée de Nietzsche et quitter le ressentiment, remplacer « cette figure toxique qu’est « l’humilité vengeresse » par une intelligence qui s’assure de nouveau de ses motifs thymotiques. »[…] « Les enjeux de ce programme de formation sont élevés. Il s’agit de la création d’un code of conduct pour des complexes culturels multiples ». Un équilibre est, pour lui à maintenir par des relations de force à force. «  La grande politique ne se fait que sur le mode d’exercices d’équilibre […] Le mot exercice ne doit pas faire oublier que l’on s’exerce toujours en vue d’un danger réel pour éviter que le pire survienne. […] Si les exercices vont bon train, il pourrait se constituer un set interculturel de disciplines de rigueur, que l’on pourrait, pour la première fois, qualifier d’une expression que l’on a jusqu’ici toujours employée trop tôt : « la civilisation mondiale ».

Pour finir, allons là où nous invite Alessandro Baricco dans la postille de son « Homère, Iliade. ».Il justifie son travail de transcription : « Ce ne sont pas n’importe quelles années, les années où nous sommes pour lire l’ « Iliade ». Ou pour la « réécrire » comme je me suis trouvé à le faire. Ce sont des années de guerre » ; et il complète après avoir énoncé que le mot « guerre », même s’il est devenu erroné, sera conservé par commodité : « ce sont en tout cas des années où une certaine barbarie orgueilleuse, liée pendant des millénaires à l’expérience de la guerre, est redevenue une expérience quotidienne. » Il dégage ensuite, dans l’œuvre une sorte de seconde « Iliade », entre les lignes de la première. L’on peut y discerner « la force, la compassion, même, avec laquelle sont rapportées les raisons des vaincus. », ce qui fait signe d’un « amour obstiné pour la paix. Au premier regard, tu ne le vois pas, l’éclat des armes et des héros t’aveugle. Mais dans la pénombre de la réflexion apparaît une « Iliade » à laquelle tu ne t’attendais pas. Je veux dire : le côté féminin de l’« Iliade ». Ce sont souvent les femmes qui énoncent, de façon directe, le désir de paix »

L’on comprend maintenant pourquoi c’est une femme, Chryséis », qui ouvre le récit de Baricco qui poursuit : « C’est par leur voix qu’on le comprend, ce côté féminin de l’ « Iliade » : mais quand on l’a compris, on le retrouve, ensuite, partout. Nuancé, imperceptible, mais incroyablement tenace. Je le perçois très fort dans les innombrables sections de l’ « Iliade » où les héros, au lieu de combattre, parlent. Ce sont des assemblées sans fin, des discussions interminables, et on ne cesse de les exécrer que lorsqu’on commence à les prendre pour ce qu’elles sont, en fait : un moyen pour eux de reporter la bataille le plus possible. »

l y a selon Baricco, dans cette épopée, l’intuition d’une civilisation dont le ressort ne serait pas la guerre et donc « amener cette intuition à se réaliser, c’est peut-être ce qui nous est proposé par l’ « Iliade » en héritage ».

Comment y parvenir ?

Après avoir montré que cette histoire présente la guerre comme un « débouché quasi-naturel de la cohésion sociale » il ajoute : « Mais elle ne fait pas que cela : elle fait autre chose de bien plus important et, d’une certaine manière, insupportable : elle chante la beauté de la guerre et elle la chante avec une force et une passion inoubliables ».

Voilà qui nous ramène à la fascination exercée sur Clausewitz par Napoléon et ses victorieuses campagnes…mais pas seulement sur Clausewitz. Il n’est que de se remémorer les nombreuses fresques cinématographiques consacrées à l’empereur et, en ce qui concerne l’esthétisation de la guerre, les films cultes comme « Un long dimanche de fiançailles» ou, sur fond de musique classique « Apocalypse now ».

Alors ?

Ce que suggère peut-être l’ « Iliade », c’est qu’aucun pacifisme aujourd’hui ne doit oublier ou nier cette beauté. […] Aussi atroce que cela paraisse, il est nécessaire de se rappeler que la guerre est un enfer, oui :mais beau. Depuis toujours, les hommes s’y jettent comme des phalènes attirées par la lumière mortelle du feu. Aucune peur, aucune horreur de soi n’a pu les tenir éloignés des flammes : parce qu’ils y ont trouvé la seule possibilité de racheter la pénombre de la vie. Aussi la tâche d’un vrai pacifisme, aujourd’hui, devrait être non tant de diaboliser la guerre à l’extrême, que de comprendre que c’est uniquement quand nous serons capables d’une autre beauté que nous pourrons nous passer de celle que la guerre depuis toujours, nous offre. Construire une autre beauté, c’est peut-être la seule voie vers une paix vraie. […] Donner un sens fort, aux choses, sans devoir les amener sous la lumière aveuglante de la mort. Pouvoir changer notre propre destin sans devoir nous emparer de celui d’un autre ; réussir à mettre en mouvement l’argent et la richesse sans recourir à la violence ; trouver une dimension éthique, y compris très haute sans devoir aller la chercher dans les marges de la mort ; nous confronter à nous-mêmes dans l’intensité d’un lieu et d’un moment qui ne soit pas une tranchée ; connaître l’émotion, même la plus vertigineuse, sans devoir recourir au dopage de la guerre ou à la méthadone des petites violences quotidiennes. Une autre beauté »

Et Baricco termine son œuvre dans la perspective que nous réussirons un jour à soustraire Achille à une guerre meurtrière. « Et ce ne sera pas la peur ou l’horreur qui le ramèneront chez lui. Ce sera une certaine beauté, une beauté différente, infiniment plus douce ».

Trois propositions nous sont donc faites :

Pour René Girard, il s’agit d’aller, pour éviter le Chaos, vers le Royaume, c’est à dire une réconciliation qui passe par l’accueil du message du Christ.

Pour Peter Sloterdijk, il importe de s’exercer à maintenir un équilibre des forces sans qu’aucun des partenaires n’ait à renoncer à son thymos, c’est-à-dire à l’exigence légitime d’être reconnu par l’autre. Cet «exercice» nécessite, précise-t-il, la médiation de tiers, ou d’instances tierces qui auraient la forme, en politique, de collectifs institutionnels.

Pour Alessandro Baricco, l’objectif est d’inscrire une beauté nouvelle dans une dimension éthique élevée, source d’émotions éventuellement vertigineuses.

Un fil peut être tiré, là, entre cet espoir et ce qu’énonce dans son séminaire « Streben», Maria- Letizia Cravetto. Elle évoque des « visions brisées, visions dénuées, visions inouïes » pour qualifier respectivement le meurtrier, le psychotique et l’artiste. Or l’on peut voir, en s’appuyant sur Lacan, que l’écriture poétique a permis à Joyce un saut de la deuxième à la troisième série de ces images. Peut-on, lisant Baricco, envisager que la « poésie » dans son sens le plus large, celui qui prend sa source dans l’éthique, pourrait susciter le même saut, de la première à la troisième série, du meurtre à l’inouï ?

A chacun d’entre nous de nous inscrire ici et/ ou là, voire à inventer encore d’autres voies. On peut, en particulier, privilégier tout ce qui, s’inter-posant, fait tiers et suscite une réalité nouvelle, comme dans l’oxymore, car, « l’obscure clarté » n’est ni l’obscurité ni la clarté pures. Dans l’espace intermédiaire, l’ombre portée de chacun des termes ouvre un espace qui, même imperceptiblement, a fonction d’altération (dans le sens de « rendre autre »).

De la même manière, aussi bien dans les relations interpersonnelles que dans le champ politique, tout espace interstitiel peut faire signe de ce qui, au-delà des antagonismes, trace, nouveaux vecteurs, des « diagonales du milieu ».  N. C.

 

A propos de Baruch Spinoza, encore…

Désir, raison, poésie

par Noëlle Combet

Dans les « Scolies » qui font partie de son « Ethique », Baruch Spinoza utilise un régime d’écriture qui se distingue du reste de son texte, en ce que s’y exprime une sorte de ferveur de la pensée.

 

Dans l’une d’elles, sa définition de la Raison nous propose une large ouverture : « Elle (la Raison) demande que chacun s’aime lui- même, cherche l’utile propre, ce qui est réellement utile pour lui…et, absolument parlant, que chacun s’efforce de conserver son être autant qu’il est en lui ». Cet effort pour  « conserver son être », effort de raison, il le nomme Désir dont le corollaire est la puissance d’agir ou vertu. Raison et Désir appartenant à la nature même de l’homme, lui sont immanentes. Déraison, donc, impuissance et folie, si je me dirige vers ce qui me serait contraire; nécessité d’être attentif à mon Désir.

« Personne donc n’omet d’appéter ce qui lui est utile ou de conserver son être, sinon vaincu par des causes extérieures et contraires à sa nature. Ce n’est jamais, dis-je, par une nécessité de sa nature, c’est toujours contraint par des causes extérieures qu’on a la nourriture en aversion ou qu’on se donne la mort. »

Notre époque a, bien sûr, la possibilité d’approcher, avec d’autres outils conceptuels, ce que Spinoza nomme « causes extérieures et contraires » à [la nature de l’homme]. Sa conception de la Raison n’en demeure pas moins très innovante et efficace dans cette invitation à ne pas se faire esclave, de quelque autre ou d’une « cause » à laquelle nous nous assujettirions. Suivre le commandement de la Raison est, en effet, la condition de la liberté : « Dans un homme libre, donc, la fuite opportune et le combat témoignent d’une égale Fermeté d’âme. Autrement dit, l’homme libre choisit la fuite avec la même Fermeté d’âme, ou présence d’esprit que le combat. »

Application : Spinoza qui, en 1674-1675, était prêt à publier sa rédaction définitive de l’ « Ethique », y renonça : « Quelques théologiens [ont résolu] de déposer une plainte contre moi auprès du prince [d’Orange] et des magistrats; d’imbéciles cartésiens, en outre, qui passaient pour m’être favorables, ne cessent, afin de se laver de tout soupçon, de dire en tout lieu, tout le mal possible de mes opinions et de mes écrits. L’ayant appris de personnes dignes de foi, qui me prévenaient en même temps des manœuvres insidieuses des théologiens contre moi, j’ai résolu de surseoir à la publication que je préparais jusqu’à ce que la situation fût plus claire mais elle semble empirer tous les jours, et je suis incertain de ce que je ferai. » Il restait à Spinoza, au terme d’un combat constant pour offrir aux hommes la lumière de sa vérité, à l’encontre de l’obscurantisme et des acharnements dogmatiques, deux années à vivre.

Baruch Spinoza, qui, persécuté de toutes parts, avait dû quitter Amsterdam pour La Haye, nous invite à une souplesse fondée en « Raison », héritage, peut-on penser, de sa « condition » marrane. Il nous indique, par là même, les enseignements que les marranes tirèrent de la « duplicité » leur permettant de survivre dans des Etats qui, soit les toléraient à grand peine, soit les pourchassaient. Les enseignements issus des abjurations forcées, de la clandestinité, des exils et des renoncements, pourraient nous inciter à détacher la « marranité » de la seule conjoncture historique pour en faire une clé à ouvrir autrement notre monde où s’affrontent particularismes et identités revendiquées.

Une oscillation advient alors, l’injure contenue dans le mot « marrane », se faisant source de lumière, dans le sens d’une possible élucidation, sur les pistes enchevêtrées de la pensée.

 

Passages

Penser, disait ce poète
C’est « chercher une phrase ».
Les phrases ouvrent des passages,
Mais il arrive qu’elles se perdent
Et leur absence fait table rase
Et dérision
Lorsque l’amour déchoit et que la pensée meurt
Au pied des murs
Infaillibles.
Halt ! Papiere !
Incarcérations
Retranchements
Prisons asiles camps
Suffocation…
Et puis…
« Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas »
Ecrivit Imre Kertesz…
Révolte d’écriture.
Lâchers d’oiseaux libérés
Dispersant la barbarie
A la chute des murs,
Elles reviennent les phrases,
Avec les mots mêlés des lettres en attente
Avec l’amour vécu-rêvé
Et le parfums des orangers
Dans les nuits bleues.

N. C.

 

Interstices (marranes?) chez Freud

Ou le ternaire mis au travail
par Paule Pérez

Langage, style, pensée analytiques procèdent d’une façon particulière. Abondance de détails et de précisions, qui sont maniés, non pour fixer le sens en un instantané ou le rapprocher comme en effet de loupe, mais pour, soit en montrer la subtilité et le déroulé, soit montrer la concomitance révéler-masquer, en laissant au patient, ainsi qu’à l’analyste, au rêve, à la séance, quelque chose de l’«ombilic», du « reste », inanalysable…

Des mois de l’année 1875 où il suivit l’enseignement de Franz Brentano (1838-1917), Freud a retenu les réflexions de ce dernier sur « le trajet de la perception à la conscience », selon lesquelles rien ne peut être jugé qui ne soit au préalable une représentation, Vorstellung. A partir de cette approche du psychisme, Freud invente à-côté de la Vorstellung le terme de « Repräsentanz » (représentant, émanation, manifestation, comme entité qui ne parvient pas à la conscience), de la pulsion (qui serait à la base, somatique, avec un « quantum affectif »). Etant refoulée une première fois, l’entité créée par la pulsion cherchera une autre façon de se manifester. Elle le fera par une image, une scène, un désir. Ce qui dans l’édifice freudien relie la pulsion à la représentation, conférant à la pulsion son caractère psychique, réduisant la fracture entre pulsion et représentation, établissant un fil continu entre les deux, voire, posant les prémices d’uneco-substantialité.

On peut induire de ce caractère radicalement non-naturaliste de la psychanalyse qu’il exclut d’office le propos (plus ou moins avancé par certains, proches de la culture médicale) consistant à la faire entrer dans un certain « Réel » : non pas de celui des représentations, propre à l’analyse ou sa « chose » à étudier, mais de ce supposé « réel » de ce que l’on appellerait le factuel – qui reviendrait à ce que Freud définit précisément dans l’« Abrégé de psychanalyse », comme ce qui « restera toujours l’inconnaissable ».

Cornélius Castoriadis soutient dans ses « Epilégomènes à une théorie de l’âme », qu’en psychanalyse « cette impossibilité est élevée…à une puissance supérieure, car ici il s’agit de significations incarnées, à savoir : de représentations portées par des intentions et solidaires d’affects. » …Intentions et représentations inter-réagissent. L’individu s’instaure alors comme un « surgissement  ininterrompu de représentations », en enchaînement, « mode unique d’un flux représentatif ». Flux se déroulant de post hoc (après cela) à propter hoc (pour cela).

Castoriadis conçoit l’association libre et la plupart des symptômes (qui eux sont des effets, et non une simple manière de s’exprimer) comme une « causation symbolique », de surcroît sui generis irréductible à des relations bi-univoques et ne constituant pas un déterminisme définissable, c’est une « création » qui s’organise dans les symptômes comme le formule Pierre-Henri Castel dans « A quoi résiste la psychanalyse ? », en « …déficits visant sélectivement des fonctions du corps, de l’esprit ou de la sexualité », en «stratégies très élaborées ».

De plus, selon Castoriadis, « la trajectoire de l’intention inconsciente dans l’espace des représentations ne satisfait pas au principe de Fermat ». C’est dire en cela qu’elle ne passe pas par le plus court chemin.
De la représentance au tiers, un ternaire bien particulier

Ce chaînage s’inscrit dans une logique de la « relation », et le lieu des opérations, en tant que « topos » de la psychanalyse, se situerait « entre », de manière interstitielle : entre pulsion et représentation, entre représentation post hoc et représentation propter hoc. Mais également entre conscient et inconscient.

Plus encore dans cet interstitiel : entre rêve et veille ou rêve et fantasme, entre passé et futur, avec un passé bien présent entre les mots, etc. Au point qu’on en « substantiverait » la préposition « entre », selon la définition du « nom » importée d’un territoire grammatical, décrit par Spinoza, dans une œuvre posthume, son « Abrégé de grammaire hébraïque »: « J’entends par nom un mot par lequel nous signifions ou indiquons quelque chose qui tombe sous l’entendement. Et, ce qui tombe sous l’entendement étant soit des choses, leurs attributs, leurs modes et leurs relations, soit des actions ainsi que leurs modes, et leurs relations… » (On comprend au passage que cette grammaire est un éminent travail philologique avant la lettre, issu du génie de Spinoza. Restée épuisée de longues années, elle a été rééditée récemment par les Editions Vrin, dans la traduction des Joëlle et Jocelyne Askenazi, qu’avait suscitée le philosophe Ferdinand Alquié en 1953. Que le lecteur excuse cette digression.)

La psychanalyse ainsi échappe en partie, et à sa manière, au principe de non-contradiction. Il s’y passe des opérations que l’on peut ranger sous le terme de « ternarisation », figurée de multiples manières : médiation, mise en tension, triangulation, travail de la négation, interprétation, assimilation : permettant l’accès à une transformation comme des figures du fonctionnement de cet « entre » pluriel qui prend la consistance d’un « tiers ».

Sigmund Freud connaissait-il les travaux du logicien américain Charles Sanders Pierce (1839-1914)? Ou bien le fait qu’il furent contemporains les a-t-il faits vecteurs de concepts dans l’air de leur temps? Quoiqu’il en fût, leurs travaux se font écho. Pierce, dans son ambition de fonder sa logique, voulant « dépasser » la dyade, et se plaçant au-delà de la « relation » au sens duel, invente la tiercéité, catégorie au même titre que priméïté – à laquelle Deleuze affectera la conscience immédiate – et la secondéïté à laquelle il affecte l’expérience comme passage. A la différence, la tiercéité étant ce qui est trois par soi-même, relève de la signification. Elle se constitue de deux éléments en relation et la loi qui régit leur relation leur est indissociable, est cause de la tiercéité qui s’y fonde. La loi fait la signification. C’est ce qui fait dire à Deleuze que la tiercéité est catégorie du mental. (Séminaire à Paris 8 au 14 décembre 1982, Paris 8).

Pierce, ainsi que le montre par ailleurs Pierre-Henri Castel (« A quoi résiste la psychanalyse ? », PUF), développe toute une conception autour du « signe » et « l’idée que tout signe n’est pas seu­lement signe de quelque chose mais requiert à son tour un autre signe qui l’interprète, un ‘’interprétant’’ : il est donc signe pour un autre signe. » Appliqué à l’analyse, « l’interprétant en tiers, ainsi, règle le transfert ». Et, «  l’affinité est manifeste entre un tel ‘’interprétant’’ et le ‘’contenant’’ grâce auquel les relations duelles entre affects et représentations sont intégrées et, au sens fort, symbolisées ».

La tiercéité étant nouée à la loi et à la signification, «… ce tiers opère au joint exact de ce qui fait psychiquement « loi » (la prohibition de l’inceste, l’interdit du meurtre du père) et de ce qui fonde le monde humain des règles. De plus,  le mouvement piercien s’opère dans « une ouverture que rien a priori  ne sature ». Aussi fait observer Castel, est-on « … à deux doigts … de saisir un des sens possibles de la formule tant citée de Lacan, selon laquelle : un sujet, c’est ce que représente un signifiant pour ·un autre signifiant »…
La diagonale du milieu

Sigmund Freud naquit dans la ville de Freiberg-Pribor, en Moravie (aujourd’hui en Tchéquie), berceau de sa famille paternelle, non loin de la ville de Nikolburg-Mikulov où enseigna longtemps Juda Loeb ben Bezalel, aussi appelé le « Maharal de Prague » (1512-1609). Celui-ci fut célèbre dans la communauté juive, mais aussi au-dehors : mathématicien, érudit, il fut l’ami du savant Tycho Brahe, qui lui dépêcha comme assistant le meilleur de ses élèves, David Ganz. Talmudiste, mystique, il fut le « créateur » du Golem devenu légendaire, et l’auteur de nombreux écrits inspirés par la Kabbale – traduits notamment en français par Beno Gross. Il n’est pas indifférent que de nos jours, sa statue en majesté orne la façade de l’Hôtel de Ville de Prague.

Sachant que chez Freud, le grand-père et l’arrière-grand-père paternels étaient rabbins, est-il imaginable que l’héritage spirituel du Maharal, élevé en son temps à un tel degré de célébrité, n’ait pas traversé la communauté juive, pour irriguer a minima par capillarité, la pensée et les représentations religieuses locales jusqu’au dix-neuvième siècle ? Ou même, pour se transmettre, méthodiquement, dans l’enceinte de la maison d’étude ?

Et, au cœur de cette transmission, fût-elle consistante ou diffuse, c’est au  concept de « l’emtsa » que nous pensons, pierre de touche de l’œuvre du Maharal. Comme l’expose André Néher, dans la monographie qu’il lui a consacrée (« Le puits de l’exil », Cerf,1991), Juda Loeb a « fait de la dualité la charpente de sa réflexion ». Mais en cette apparente dualité, réside en fait une conception ternaire du monde : Néher expose comment selon le Maharlal, celui-ci est constitué de l’ensemble formé par des couples terminologiques bipolarisés et de leur espace intermédiaire. Il échappe aux catégories physiques : « en dehors du temps, il est en dehors de l’espace il est en dehors de la matière ».

Dans un tableau comparatif d’où il extrait des relations binaires de plusieurs conceptions logiques de l’Antiquité, le Maharal indique que certains binômes relèvent de registres complémentaires (cause, effet), d’autres sont antithétiques (essence, accident), d’autres encore sont contradictoires (être, néant). Entre les deux registres l’espace intermédiaire de l’emtsa caractériserait leur inter-réaction. Entre verticale et horizontale, l’emtsa correspondrait en géométrie à la médiatrice, à la bissectrice, ou à la diagonale : Loeb évoque aussi « le troisième côté du triangle qui, postérieur aux deux premiers, organise la figure et lui donne son sens » : le terme « moyen », c’est le trois qui n’apparaît que lorsque la figure est posée.

Projetée aux domaines théologique ou métaphysique, selon les cas, l’emtsa est un arbitre de la contradiction à l’œuvre, vide, lieu du possible, élément organisateur, facteur de lien ou de compromis, voire de dépassement. Le troisième terme chronologique est considéré comme la figure de l’accomplissement par le Maharal : Jacob venant après Abraham et Isaac, Moïse venant après Aron et Myriam.
Disjonction, conjonction, inflexion, l’opération de l’emtsa s’exprime par des expressions telles : « en mouvement, tendant vers, destiné à, préparé pour, adapté à, digne de, se rattachant à, s’unissant à »… Littéralement « emtsa » se traduit par « milieu ». Pour toutes ces raisons,  André Neher le renomme « diagonale du milieu » : il y voit comme l’ébauche d’une théorie décrivant une variabilité à la fois directionnelle et intentionnelle.
Projeté entre théorie de la connaissance et dimension « existentielle », ce concept aurait pu fonctionner dans la pensée freudienne, comme une « empreinte »,  un morphe « primitif » de la tiercéité, toujours à l’œuvre dans son esprit. La neutralité bienveillante pourrait en être une figuration.

L’ « entre » de la neutralité bienveillante

Entre neutralité et bienveillance : l’une des expressions les plus heuristiques de la psychanalyse pour illustrer la dynamique interstitielle est peut-être celle-ci : les deux termes, qui n’auraient pas été pensés ensemble par quiconque avant Freud, se mettent à fonctionner dans l’espace de la séance, en un oxymore qui justement n’en est pas « tout à fait » un, mais « presque » ! L’un avec l’autre ne sont pas polarisés, ne sont pas contraires, même si on peut penser que qualitativement la neutralité contredit la bienveillance, et cependant, l’amarrage des « deux ensemble » n’implique pas nécessairement qu’ils en soient quantitativement « inversement proportionnels ». Plus de bienveillance et un peu moins de neutralité, ou l’inverse, ou tantôt l’une et tantôt l’autre, selon l’interlocuteur.
Mais on peut y voir aussi que le « tout bienveillant » ne peut cohabiter avec le « tout neutre ». Ainsi la psychanalyse elle-même se propose comme une sorte de «fonction d’onde» d’être, proportionnable par le sujet de l’analyse, le psychanalyste, la relation entre les deux, le travail du transfert et le transfert de travail. Je pense qu’on peut développer le même type de réflexion avec l’expression « attention flottante ».

Langage, style, pensée analytiques procèdent d’une façon particulière. Abondance de détails et de précisions, qui sont maniés, non pour fixer le sens en un instantané ou le rapprocher comme en effet de loupe, mais pour, soit en montrer la subtilité et le déroulé, soit montrer la concomitance révéler-masquer, en laissant au patient, ainsi qu’à l’analyste, au rêve, à la séance, quelque chose de l’«ombilic», du « reste », in-analysable.

Les psychanalystes nourrissent une méfiance à l’égard de ce que la pensée aurait à « boucler », à « clôturer » un concept. Le sens est ouvert dans la chaîne de ses « représentances ».

Aporétique, contradictoire, incohérente ? La psychanalyse l’assumerait, n’ayant pas vocation à illustrer un dogme ni à se constituer en système, et d’une séance à une autre dans une même analyse, d’un patient à un autre, d’un analyste à un autre, elle développera et suivra les circonlocutions de sa position hypothétique, si l’on peut dire reconductible, mais non reproduisible, et cependant opérante, aléatoirement, dans sa « suspension » au cœur de la logique intersubjective. La notion d’emtsa, diagonale du milieu, fonction ternaire, constituerait-elle donc pour Freud un héritage-crypte?

Ainsi peut-être y subsisterait en flottaison quelque chose de l’énigmatique penseur, qui aurait insufflé, peut-être pas la vie au pantin que fut le golem, mais un peu de l’esprit d’une « autre scène » à l’inventeur de la psychanalyse : une « autre manière », peut-être, de dépister, chez Freud…une généalogie symbolique marrane.  P. P.

 

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« Entre » Kant et Spinoza

par Yves Rocher

Ce n’est pas dire que l’un prête davantage à contresens que l’autre, mais je pense qu’aujourd’hui les préjugés concernant Kant sont plus tenaces qu’au sujet de  Spinoza, simplement parce que Kant parait plus accessible.
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En somme j’admets que mes élèves peinent à apprivoiser le croquemitaine Kant et l’inflexibilité de son impératif catégorique, mais j’attends que ce qu’ils incriminent, ainsi que tout un chacun, comme son rigorisme, ils parviennent à le discerner en tant que simple rigueur.
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Je crois donc que Lacan exalte un peu trop romantiquement la figure du héros.

 

Kant me semble beaucoup plus facile d’accès que Spinoza, et ça tient à son souci de pédagogue : souci des fondements, progressivité de la démonstration – clarté discursive. Et le suivre pas à pas est laborieux mais parfaitement efficace.

J’ai en revanche toujours pensé que l’accès aux propositions déterminantes de la pensée de Spinoza (Ethique, notamment), ne pouvait se faire qu’aux termes de temps méditatifs, par fulgurances, illuminations, sauts proprement imprévisibles, incalculables, dans la parfaite lumière de l’évidence – clarté intuitive. J’en ai quelques expériences somptueuses, et précieuses en ce qu’elles me montrent à quel point je peux conceptuellement expliquer une proposition tout en vérifiant intimement que je lui reste fermé, que je ne la comprends pas (plus). Serait-ce en cela que je distingue la sécurisante satisfaction rationnelle qu’offre, à l’inverse,Kant ? Ce serait je crois bien illusoire, et l’illusion serait de croire que l’on comprend Kant dès l’instant où telle de ses conclusions, si familière, ne donne plus guère à penser! Bon an mal an, j’ai le bonheur de vérifier chaque année scolaire que tel fragment de texte, cent fois déjà commenté, je n’y comprenais décidément pas grand-chose l’année précédente ! Je crois en somme que l’on s’abuse beaucoup plus facilement à la fréquentation deKant qu’à celle de Spinoza. Ce n’est pas dire que l’un prête davantage à contresens que l’autre, mais je pense qu’aujourd’hui les préjugés concernant Kant sont plus tenaces qu’au sujet de Spinoza simplement parce que Kant parait plus accessible.

Je retiens prioritairement de l’un comme de l’autre qu’ils proposent peut-être les plus magistrales et subversives réflexions sur la liberté, liberté que je dis subjective pour didactiquement en distinguer le concept d’une acception plus proprement politique. (Je crois évident qu’en matière de conception républicaine du pouvoir politique, Spinoza anticipe remarquablement l’Aufklärung). Pour Spinoza comme pour Kant, l’instrument de la liberté est la Raison (je confère,comme chez Spinoza, une majuscule), la Raison posée a priori, supra-naturellement. La Raison est ce par quoi une autonomie du sujet peut être idéalement pensable. Le sujet est promis à une autonomie par l’exercice autonome de sa raison : c’est dire que la Raison ne doit pas être confondue avec l’expression surmoïque d’une normativité parentale, sociale, politique – qui n’en est chez le sujet que facteur d’éveil – elle est immanente au statut même de sujet, et il n’y a de Raison qui ne soit ma Raison, et c’est dire en conséquence que l’autonomie est à elle-même non moins sa fin que son propre moyen. Pas de liberté donc qui ne soit une conquête propre et personnelle. Chez Spinoza comme chezKant, la liberté se définit comme réalisation de soi : téléologie subjective, donc. Cette réalisation, tel est ce qu’en Raison (et pour peu que j’en aie l’exercice autonome) je peux, et je dois (on peut penser au « Wo es war, soll ich werden » freudien) me souhaiter, et l’identité à soi détermine et résout une dialectique de logique Maître-Esclave hégélienne.

Mais déraison là où je me fourvoie, là où je renonce, là où je m’asservis à quelque passion triste, là où je ne sais que subir (hétéronomie) : erreur, tant théorique qu’éthique, et avilissement. Une désaliénation ouvre en revanche à la lumière d’une sagesse, dont la condition répond moins de la faculté d’« être moi », que de celle, enfin, d’ « être là ». Chez Rimbaud, par exemple : « Enfin, ô bonheur, ô raison, j’écartai du ciel l’azur, qui est du noir, et je vécus étincelle d’or de la lumière nature. De joie, je prenais une expression bouffonne et égarée au possible ». « Vivre à propos » : Montaigne traduit ainsi le contentement.

Avant de tenter de réarticuler les deux approches de Kant et de Spinoza, je crois nécessaire de fermement les disjoindre, et à telle fin, notamment, de mettre à jour ce qui me semble une banale mésinterprétation de la loi morale chez Kant (y compris dans la pensée de Lacan).

La tâche première de la raison est, pour Spinoza, la détermination de la nature du Désir (c’est-à-dire, indifféremment, son être propre, ce que comprend le concept de conatus). C’est sa raison d’être anthropologique, etSpinoza récuse un rationalisme moral (cartésien, stoïcien) qui assignerait à la connaissance la tâche de combattre la passivité, les passions, par quelque faculté extérieure, hétérogène au désir. La raison est en revanche ce par quoi le désir se découvre à lui-même, sachant que ce n’est que notre moralisme qui les distingue abstraitement, quand Spinoza les pose indistinctement comme essence du sujet. Et si le désir est l’essence du sujet, alors la servitude consiste dans l’inadéquation de la connaissance et de l’action par rapport à cette essence, c’est-à-dire son désir ; au contraire la liberté (ou « vertu ») est l’immanence de l’action de chacun à sa propre essence. (Eth. Déf. VIII). La métaphysique à laquelle Spinoza adosse cette ressaisie de soi-même en simple terme de libération, de dégagement, est explicite : « Par réalité et par perfection j’entends la même chose » (Eth. II, Déf. VI).

L’idéalisme moral kantien assigne à la connaissance et à la raison la tâche de déterminer les buts de l’action, c’est-à-dire le bien, buts que la raisonimposerait ensuite au sujet désirant. On peut donc comprendre qu’il s’agit de bien se conduire. Cette interprétation est classique, le pratique (impératif moral) s’oppose au pathologique (intérêt sensible), et elle traduit en tant que réalité d’expérience, ce problème théorique, et de morale commune, qu’est l’antinomie de la raison pratique. Mais qu’on limite la réflexion morale deKant au cliché de ce schéma, qu’on assimile la raison pratique au surmoi parental, me semble trahir un rapport bien puéril à la question du désir, et qui plus est un contresens majeur sur l’idéal d’autonomie chez Kant.

En somme j’admets que mes élèves peinent à apprivoiser le croquemitaineKant et l’inflexibilité de son impératif catégorique, mais j’attends que ce qu’ils incriminent, ainsi que tout un chacun, comme son rigorisme, ils parviennent à le discerner en tant que simple rigueur. Car bien sûr la loi morale m’humilie, me contredit dans mes inclinations sensibles, est sans complaisance pour mes diverses indélicatesses, etc.

Mais cette guerre intestine n’est que celle du sujet ordinaire, aliéné, hétéronome (par identification et introjection). Or il n’est nullement question de savoir « se raisonner » (surmoïquement), de se soumettre à l’obligation morale, mais d’accéder à ce qui pourrait s’exprimer en terme de dissolution d’un rapport transférentiel à la Loi. Le « tu dois » inconditionnel ne s’impose (et me malmène) que tant que je n’ai pas su y reconnaître mon propre « je veux ». L’antinomie n’est en aucune façon insoluble, car mon inclination sensible n’est pas, en dépit du péché originel, par essence irréductible à la Raison (conscience morale), à ma Raison. La liberté n’est donc pas ce qui s’arrache au hasard d’une incessante querelle intime, elle coïncide à la joie de celui que porte une bonne volonté comme le dit Kant, et qui a la générosité de s’accorder une espérance, indépendamment de toute possibilité de certitude. Car la raison qui me condamnerait sans appel (obscène et féroce) pour les limites qui sont les miennes, pourrait-elle s’appeler Raison ?

Je crois donc que Lacan exalte un peu trop romantiquement la figure duhéros. Certainement, ainsi qu’il le pointe, « la loi morale n’est autre chose que le désir à l’état pur », mais certainement Kant ne « cède pas sur sondésir » ! C’est sur ce point que Kant avec Sade à mes yeux, ne tient pas : concernant ce que conçoit Kant. Car l’action se motive en la Nature chez Sade, en l’Autre donc, quand « la loi morale est en moi », et distinctement de ce « ciel étoilé (qui, lui) est au-dessus de moi » dans l’expression kantienne. La Loi n’est assurément pas, chez Kant, hétéronome à l’essence même de la volonté. Mais leur coïncidence n’est pas métaphysiquement préétablie, parce que, implicitement, nous ne sommes pas quittes de la faute originelle. Aussi Kant désigne-t-il cette coïncidence (cette adéquation diraitSpinoza) en termes de volonté sainte.

Je crois donc que là où Spinoza dispose de l’appui onto-théologique qui lui permet d’affirmer une identité d’essence entre le sujet et son désir (« Dieu est cause immanente de toutes choses et non pas cause transitive » Eth., I, 18) et de se limiter à éclairer une éthique, Kant, rigueur du criticisme oblige, est plus prudent, et confronte davantage le malheur ordinaire, l’en-deçà de ce qu’exigerait le désir, aussi son expression emprunte-t-elle une tonalité législatrice. (Mais il est amusant qu’on prête à Kantune austérité – dont aucun de ses contemporains n’a fait état : beaucoup d’humour, de cordialité – et une probité confondante assurément.)

L’idéalisme de Kant est bien distinct de l’immanentisme deSpinoza : ne s’est-il pas lui-même chargé de montrer qu’aucune affirmation concernant Dieu, les fins dernières, n’était rationnellement argumentable puisque la métaphysique ne peut se prétendre une science ? Lucide mais pour autant législateur (au sens nietzschéen), donnant priorité à ce qui doit être sur ce qui est, sa pensée s’expose relativement à des fins.

Spinoza est, lui, homme du XVIIe – siècle flamboyant, non moins tragique qu’affirmatif – et la Grâce est à ses yeux vérité d’évidence, aussi n’est-ce selon lui que par complaisance auxfléaux de la haine et du remords que nous la méconnaissons.Y.R.