Sommaire numéro 9

Le Khérem de Spinoza aura-t-il une fin ?
Paule Pérez

La psychose aux temps bibliques
Hervé Bentata

Alternatives
Poème
Noëlle Combet

Politiques de l’amitié
Second fragment
Noëlle Combet

Histoires d’eau
Laurent Guillo

Les arbres grignottent
Poème
Noëlle Combet

Zimmerman, la chanson de l’interprète
Sébastien Bauer

Glissements
Poème
Noëlle Combet

Compagnons de refuge
Claude Corman

Le khérem de Spinoza aura-t-il une fin ?

par Paule Pérez

Le 27 juillet 1656 la communauté juive portugaise d’Amsterdam lança son khérem à l’encontre de Baruch Spinoza[1] pour hérésie et athéisme. Le philosophe avait alors 23 ans. Remarqué très jeune pour son intelligence et sa vivacité au milieu des siens qui voyaient en lui un futur docteur de la loi, Baruch ne s’était pas contenté d’étudier la tora. Elargissant le champ de ses intérêts, il apprit le latin et étudia la philosophie, notamment à partir de l’œuvre de Descartes[2], qui lui-même avait beaucoup travaillé à Amsterdam, à l’abri du dogmatisme de l’Eglise et de l’inféodation à la Royauté.

Dans le courant du siècle écoulé les Pays-Bas avaient en effet réussi à se constituer en terre hospitalière pour les penseurs de tous bords. Mais, s’ils avaient déjà opté pour la liberté religieuse comme principe, avec l’ouverture à la diversité que celui-ci impliquait, la politique des Pays-Bas n’allait pas sans une condition préalable formelle : que chaque ressortissant d’une communauté pratique sa religion de manière orthodoxe dans son « église », et ce dans le respect des gouvernants et de l’ordre public – chaque institution se chargeant respectivement de faire régner cet ordre dans ses rangs.

 

Signe des temps

Spinoza avait à peine un an, quand, en Italie, Galileo Galilei[3], ecclésiastique et savant éminent, ayant comme on le sait, prôné l’héliocentrisme dans le sillage de Copernic[4], fut condamné par le Tribunal de l’Inquisition (1633). Il fut contraint à renier ses positions dans un acte d’allégeance et de soumission absolue à L’Eglise :

« Moi, Galiléo, fils de feu Vincenzio Galilei de Florence, âgé de soixante dix ans, ici traduit pour y être jugé, agenouillé devant les très éminents et révérés cardinaux inquisiteurs généraux contre toute hérésie dans la chrétienté, ayant devant les yeux et touchant de ma main les Saints Évangiles, jure que j’ai toujours tenu pour vrai, et tiens encore pour vrai, et avec l’aide de Dieu tiendrai pour vrai dans le futur, tout ce que la Sainte Église Catholique et Apostolique affirme, présente et enseigne. Cependant, … la croyance fausse que le Soleil est au centre du monde et ne se déplace pas, et que la Terre n’est pas au centre du monde et se déplace,… j’ai écrit et publié un livre dans lequel je traite de cette doctrine condamnée et la présente par des arguments très pressants, sans la réfuter en aucune manière; ce pour quoi j’ai été tenu pour hautement suspect d’hérésie, pour avoir professé et cru que le Soleil est le centre du monde, et est sans mouvement, et que la terre n’est pas le centre, et se meut. »

Déclaration qu’il termina dans un souffle, comme se parlant à lui-même, par le célèbre : « e puor, si muove », et pourtant, elle tourne.

 

Eglise, Mahamad, quelle différence ?

On a beaucoup glosé sur l’expulsion de Spinoza de la communauté juive par le Mahamad, haute autorité à Amsterdam, avec l’accord des rabbins et des notables. Peu de temps après, à la suite des sommations d’usage, Spinoza ne manifestant aucun signe de repentance, fut frappé de l’opprobre majeur qu’est la chemmata : radiation définitive des registres de la communauté. Ce dernier stade de la condamnation équivalait à considérer que c’était comme s’il n’avait jamais été circoncis, ou, c’est à peu près la même chose, non pas qu’il était mort, mais qu’il n’était jamais venu au monde – venue dont pour chacun, la preuve est dans l’inscription aux registres.

Ainsi, certains ont pris le philosophe comme emblème du « juif du juif », exclu parmi les exclus, les Marranes dont il est issu l’étant doublement, par les Juifs et les catholiques, voire davantage, par tous ceux à qui la non-pureté religieuse répugne. Tandis que d’autres tenants du compromis, ou du relativisme moral, ont allégué que le khérem aurait pu n’être qu’une mise en demeure diversement appliquée, et que, si Spinoza avait mis de l’eau dans son vin, celle-ci aurait pu être levée. Au lieu de cela, ce khérem fut décrété indélébile et irréversible.

Spinoza, sans jamais pour autant adhérer à aucune autre communauté religieuse, persista dans sa position intellectuelle, en écrivant, paraît-il, la même année, en espagnol, ce texte dont on ne connaît pas le contenu, mais dont on sait seulement le titre : « Apologia para justificarse de su abdicacion de la sinagoga », titre témoignant qu’il assumait de lui-même sa sortie, ou abdication, de son groupe d’appartenance historique et familial.

Le texte du khérem, qui a été abondamment commenté, est loin d’être anodin : tout autant qu’une expulsion, c’est bel et bien une malédiction lourde que la communauté lance à son jeune espoir désormais déchu et diabolisé, et ce environ une semaine après le 9 du mois de Av du calendrier hébraïque, qui est une date de deuil pour les juifs[5].

Lorsque le khérem est prononcé contre lui, évoque Noëlle Combet [6], « c’est que déjà il élaborait de Dieu une conception très particulière qui ne pouvait être acceptée par aucune orthodoxie, ni juive ni chrétienne, de telle sorte qu’on le réprouva de toutes parts ». En voici un extrait :

« Qu’il soit maudit le jour, qu’il soit maudit la nuit, qu’il soit maudit pendant son sommeil et pendant qu’il veille. Qu’il soit maudit à son entrée et qu’il soit maudit à sa sortie. Que les fièvres et les purulences les plus malignes infestent son corps. Que son âme soit saisie de la plus vive angoisse au moment où elle quittera son corps, et qu’elle soit égarée dans les ténèbres et le néant. »

On trouve également ceci : « Que Dieu lui ferme à jamais l’entrée de Sa maison. »


Qu’est-ce que le mot dit?

 

Dans le texte biographique controversé qu’écrivit quelques années plus tard le pasteur Colérus, on lit :

 

« Des juifs d’Amsterdam, qui ont très-bien connu Spinoza, m’ont pareillement confirmé la vérité de ce fait, ajoutant que c’était le vieux Chacham Abuabh, rabbin alors de grande réputation parmi eux, qui avait prononcé publiquement la sentence d’excommunication. »

N’étant pas hébraïsante, je me suis livrée à une réflexion langagière toute basique, notamment à partir des assonances : celles-ci, dans le monde juif accoutumé au travail approfondi avec et sur les mots, ne pouvaient échapper en leur temps à ceux qui lancèrent le khérem.

En effet, le mot de khérem s’épelle en hébreu : khet, rech, mem (kh, r, m). Dans un monde de domination chrétienne, certains le traduisirent par excommunication. Si on s’en tient à l’hébreu, le terme de khérem connote en effet la chaîne signifiante : exclusion, retranchement, soustraction, suppression, c’est l’expulsion hors du corps de l’assemblée.

On sait que dans les langues sémitiques, les mots sont formés de racines, elles-mêmes de trois lettres, et que dans la forme archaïque on trouve des racines de deux lettres. Prenons les deux premières lettres de « khérem » et celles du mot « khrâ », ce sont les mêmes. Or khrâ signifie, tout simplement : merde. Même si l’étymologie devait contester cette allégation[7], l’assonance et l’homophonie sont plus que troublantes : il s’agit donc d’une expulsion qui sonne comme une excrétion, une déféc(a)tion. Qui de surcroît s’assortit pour Spinoza quelques semaines plus tard d’un opprobre irrévocable, la chemmata, fort proche dans les consonnes (ch, m, t) du mot « chimtsa » (ch, m, t) qui en hébreu signifie «honte », dans le sens de l’infâmie.

Haine, mépris, vindicte, imprécation, dégoût, « font rage » à chaque instant dans le bannissement définitif de Spinoza : ils le jetèrent, comme « un malpropre », autrement dit comme une merde, expulsée, définitivement vouée à disparaître !

Mais revenons au khérem en passant par le signifiant : marrane. Dans les contrées multilingues, il se forme souvent des combinaisons idiomatiques. Ainsi pour certains le mot marrane vient du vieux castillan « porc », pour d’autres, il est formé du mot arabe « haram », qui signifie « séparé, interdit, impur, péché », d’où est issu le mot harem (lieu réservé et assigné aux femmes). Mais pourquoi une origine excluerait-elle l’autre, on peut très bien envisager une double source à un même mot formé à l’occasion de circonstances aussi particulières. En passant d’une langue à une autre, haram a pu changer de consonne terminale, devenant haran, et la forme susbstantive s’énonçant Ma-haram puis ma-haran. On n’est pas loin non plus d’y entendre ma-khérem…Ainsi entreraient en collusion et symbiose le terme vieux castillan pour désigner le porc, animal sale, impur et proscrit, avec le terme arabe exprimant en islam le péché, l’interdit, l’intouchable, mais peut-être même aussi celui d’expulsion et d’excrément, afin que s’obtienne le signifiant marrane, dans tout le poids de sa signification.
Certes, comme l’écrit Noëlle Combet « les termes de la condamnation sont particulièrement violents » ! Il en devient assez facile de comprendre que le philosophe de la liberté de la pensée n’ait justement pas cherché à « composer ». On peut même penser que ce khérem, loin de l’assigner à une mortification, semble lui avoir offert « une opportunité de liberté malgré les attaques qui s’acharnaient sur lui : en effet, son œuvre ne mentionne jamais quoi que ce soit d’un regret, d’une repentance ou d’un quelconque consentement à l’humiliation[8]. » Spinoza ne pouvait ignorer l’instabilité religieuse des marranes en Hollande, ni le rigorisme calviniste qui servait d’exemple et de matrice cultuelle aux responsables juifs. Et, ajoute Claude Corman, « il s’est sans doute lavé, pas publiquement, mais intérieurement de l’affront du khérem, en voyant les rabbins d’Amsterdam[9], dont le vénérable Aboab, s’enliser dans la frénésie messianique de Tsevi[10] ».

Pour les siècles des siècles, amen…

Irrévocable, l’opprobre contre Spinoza l’est bel et bien resté. Pour certains aujourd’hui, l’auteur de « l’Ethique » est même décrit comme « malveillant » à l’égard du judaïsme. Certes, c’est que plus tard le philosophe s’en prit aux rabbins, à qui il reprochait une « superstition » voisine du « délire ».

Mais, ces thèses, exposées dans son « Traité théologico-politique », ne paraîtront ouvertement qu’en 1670. Spinoza a donc en son temps été jugé sur ce qu’on pensait être ses opinions, voire sur ce qu’il déclarait, peut-être, dans les cénacles où il se réunissait avec quelques intellectuels de son temps. Plus tard les auteurs critiques ont utilisé des écrits postérieurs à l’affaire de 1656 pour la justifier. La condamnation ne porte donc pas sur des actes, c’est une condamnation en présomption de délit de pensée, à laquelle par une pirouette rétrospective on a donné valeur juridique comme dans un jeu de « science-fiction ».

Or si l’Eglise et ses représentants, qui sont consacrés, sont censés défendre l’infaillibilité du dogme, en aucun cas un rabbin qui, selon la tradition juive, n’est pas investi d’un quelconque attribut ou pouvoir de Dieu sur terre, n’est à considérer comme infaillible et la critique à son encontre n’est pas un sacrilège. La discussion dialectique constructive est même partie prenante du judaïsme, c’est la quintessence de l’enseignement talmudique.
Dès le concile Vatican II, l’église mentionna que les interdictions à l’encontre de certains chrétiens dans l’histoire, dont Galilée, étaient injustes. En 1979 et en 1981, le pape Jean-Paul II chargea une commission d’étudier la controverse et considéra qu’il n’y avait là pas même matière à « réhabilitation », le tribunal qui a condamné Galilée n’existant plus : le 31 octobre 1992, le même pape rendit une nouvelle fois hommage au savant lors de son discours aux participants à la session plénière de l’Académie pontificale des sciences, reconnaissant clairement les erreurs de certains théologiens du passé.

Galilée et Spinoza ne parlaient certes pas de la même chose. Ce dernier fut honni pour avoir dénié aux rabbins le savoir absolu sur la Création du Monde, l’acceptation d’une croyance sans preuves, comme celles de la qualité divine des miracles, ou du pouvoir céleste des prophètes. Mais l’analogie avec Galilée est cependant loin d’être illégitime du fait que la conception catholique du géocentrisme faisait partie du dogme de l’Eglise – et donc que Galilée en entamait le dogme d’infaillibilité.

Spinoza n’a pas fait acte d’athéisme pour autant. et il a été diabolisé en son temps et même longtemps après : l’accusation de malveillance envers le judaïsme est en elle-même troublante quand on pense que Spinoza écrivit un « Abrégé de grammaire hébraïque »  – ouvrage étonnant[11] au demeurant, tant il peut être considéré comme l’un des premiers ouvrages de la réflexion philologique.

Mais certains ont estimé que le philosophe risquait de rompre l’acceptation fragile de sa communauté dans une Amsterdam qui, au nom de la cohésion sociale, exigeait bien du conformisme de la part de chacun dans son culte respectif. C’est la thèse du Spinoza vu comme fauteur de troubles potentiel, en quelque sorte déjà une prémice du  « principe de précaution » version XVIIème siècle. Thèse encore défendue de nos jours par des personnages éminents, universitaires, philosophes, chercheurs, notables…

Ce qui nous paraît important, c’est que Spinoza avait très tôt compris que théologie et philosophie étaient loin de former une seule et même discipline. Mieux ou pire encore, il pensait que la distinction entre elles ne pouvait être que bénéfique aux deux, affranchissant le flux de pensée du philosophe de la théocratie et renvoyant la théologie à l’essentiel de sa fonction spirituelle et religieuse. En termes contemporains, Spinoza ne faisait pas autre chose que lutter à la racine contre tout fondamentalisme religieux, que celui-ci soit flagrant, rampant, conscient ou inconscient.

 

Qui peut ou doit lever le khérem ?

Dans les premières années de l’Etat d’Israël, trois siècles après le khérem, David ben Gourion dont on sait qu’il lisait Spinoza avant sept heures du matin, a proposé la levée de l’expulsion, voulant probablement inscrire Israël sur une ligne d’Etat démocratique éclairé, dans l’esprit du « Traité théologico-politique ». Cette requête n’eut pas de suite.

Mais qui a qualité pour en juger ? Les juifs n’ont pas de « lieu » de décision commune, comme peut l’être le Vatican pour les catholiques ! Et du reste, pourquoi cela devrait-il se faire en Israël ? Pourquoi pas à Amsterdam, ou partout ailleurs ?

Une initiative a été justement lancée par le Consistoire de Nice au cours d’un colloque organisé par la philosophe Patricia Trojman[12] le 29 avril 2007 – et ce en la présence du consul des Pays-Bas. La finalité principale en était que les juifs puissent sereinement se mettre à relire Spinoza et de replacer la « perspective critique permanente au sein du judaïsme ». J’insisterais à cet égard, car en cela l’œuvre de Spinoza nous est essentielle, en ce qu’elle ouvre la voie à une critique fondamentale des fondamentalismes religieux.

 

Spinoza a été assigné à une bien curieuse contrainte à corps, pour ses opinions, l’enceinte de la synagogue lui étant interdite. Les rabbins perpétuent le procès en délit d’opinion.

« Que l’ éviction  de Spinoza de la Synagogue soit encore active aujourd’hui laisse perplexe et déroute nos esprits », souligne Claude Corman.
Car c’est un cas vraiment très étrange dans le judaïsme, qui précisément au nom de la place faite à l’étude, accepte la contradiction, la discussion infinie sur un objet de réflexion, les divergences de tous ordres, sur le judaïsme lui-même. Chaque juif apprend qu’il y a au moins 70 conceptions du judaïsme, du juif intégriste, loubavitch ou hassidique au juif qui se dit presqu’athée mais fait le Yom Kippour ou enseigne les bases à ses enfants ! Aujourd’hui, ils sont nombreux les juifs pratiquants ou non, fréquentant ou non la synagogue, pour qui l’important n’est pas de savoir si les prophètes avaient ou non reçu leur inspiration de Dieu. Et de cette dernière catégorie, on en connaît un très grand nombre, célèbres ou inconnus, qui n’ont pas été frappés de khérem.
Alors, pourquoi Spinoza le reste-t-il?
Paule Pérez

 

[1] 24 novembre 1632, Amsterdam, Pays-Bas – 21 février 1677, La Haye.

[2] 1596-1650. Son Discours de la méthode paraît lorsque Spinoza est âgé de cinq ans.

[3] 1564-1642.

[4] Contre la théorie de Ptolémée alors prônée par l’Eglise de Rome.

[5] Le 9 de Av est considéré comme le jour de destruction du premier Temple de Jérusalem au sixième siècle avant J.-C, puis du second Temple en 70 de notre ère, enfin le 9 de Av avait été la date ultimatum du bannissement d’Espagne pour les juifs et les non-catholiques, date à laquelle dans l’année 1492, sous peine de mort, ils durent quitter l’Espagne en y laissant leurs biens.
[6] Cf. temps-marranes, n°5, « Quatre ébauches autour de la notion d’expropriation ».

[7] Merci à ceux qui voudront nous apporter des précisions.

[8] Noëlle Combet, ibid.

[9] dans les années 60 du XVIIème siècle, soit quelques années à peine après le khérem de Spinoza.

[10] Le « faux-messie » qui souleva des masses en Méditerranée et dans une partie de l’Europe pendant quelques années, puis qui finit en se convertissant à l’Islam en Turquie (1626-1676).

[11] Resté longtemps introuvable. On peut depuis peu se le procurer chez Vrin.

[12] Son ouvrage : « les sources hébraïques de la joie et de la persévérance dans l’être chez Spinoza ».

La psychose aux temps bibliques

par Hervé Bentata

Avec la médicalisation de la folie, les fous d’antan sont devenus des patients psychotiques dont la psychiatrie classique a développé une sémiologie très fine. Mais la psychiatrie moderne, celle du DSM IV, tend à pulvériser ces catégorisations structurales en évacuant le sujet et en faisant du fou d’abord le porteur d’un trouble. Si bien qu’on se prend parfois à regretter cette belle psychiatrie française d’antan; si bien même qu’au-delà, j’en suis venu à m’interroger sur les fous d’antan et sur tous ces hommes inspirés des temps bibliques qui sont à la source de notre civilisation. Et cette interrogation sur la psychose aux temps bibliques, c’est de fait aussi une façon de déplacer la question de la psychose, du champ de la psychiatrie classique au champ mystique et mythique, au temps de sa genèse.

Mais pourquoi s’interroger en ce moment? Il me semble que c’est la conséquence d’une rupture épistémologique entre psychiatrie et psychanalyse qui s’est actualisée pour moi dans le discours d’Antony. Les écoles de psychiatrie avaient réussi à faire rentrer la folie dans le giron de la médecine. Et jusqu’à ce jour, les psychiatres de formation analytique se nomment pour la plupart, « psychiatre psychanalyste », dans un accommodement rendu possible par la part prise par Freud dans la clinique psychiatrique. C’est ainsi que tout un temps, il a paru possible de rassembler psychiatrie et psychanalyse sous une même identité, simplement en marquant des petites différences entre les uns et les autres: d’aucuns se disent psychiatre psychanalyste avec un trait d’union, d’autres encore en usant de la virgule comme séparateur. D’autres enfin se disent « psychiatre et psychanalyste »; et peut-être ont-ils ainsi ouvert la voie à un provocateur qui se désigne comme « psychiatre ou psychanalyste ». Mais, ne s’agit-il que de provocation ou bien une telle désignation rend-elle compte de la rupture qui s’est produite entre la psychiatrie passée et la présente? Est-ce à dire qu’aujourd’hui, on ne peut plus conduire une cure psychanalytique qu’à la condition d’avoir laissé choir les oripeaux du psychiatre?

Alors, si cette alliance de la psychiatrie et de la psychanalyse, de nos jours, n’est plus possible que sous la forme d’un « ou », du fait de la pression sociale qui met au premier plan pour le psychiatre la fonction de protection de la société devant sa fonction de médecin, du fait de l’évolution sociale qui pulvérise notre psychiatrie classique et la psychose freudienne en Troubles divers et variés, ne serait-il pas intéressant de remettre en perspective la genèse de ce concept de psychose?

C’est ce que je me propose d’évoquer ci-après, à savoir la psychose véritablement « antan », au temps de la Genèse, dans les premiers temps, aux temps bibliques. Ce qui m’intéresse là, c’est que cette folie, cette psychose si fortement présente dans la Bible dans sa forme mystique a soutenu le développement si riche de la culture occidentale, redonnant ainsi ses lettres de noblesse à la folie. Je m’intéresserai dans un second temps au phénomène psychotique chez de grands penseurs, de surcroît scientifiques et dont l’œuvre paraît avoir été totalement attachée à leur folie, montrant ainsi les racines indissociables de la folie, de la science et de la raison. Ce sera dire aussi les multiples visages de la psychose dont chaque époque ne paraît que saisir une face particulière.

 

Sémiologie de l’expérience prophétique,
de l’envoyé de Dieu

Pour qui a parcouru la Bible, ancien et nouveau testament compris, et qui par ailleurs a une formation de psychiatre, la constatation s’impose qu’il s’y retrouve de nombreux phénomènes sensoriels et cognitifs, accompagnés par les mêmes affects que ce qui se décrit comme étant au cœur de l’expérience de la psychose, au moins au cœur de l’expérience psychotique primaire. Et la réaction des personnages de la Bible est ainsi souvent exactement celle que  nous racontent de jeunes patients psychotiques quand ils sont saisis pour la première fois par une telle expérience.

Ainsi, pour bien des personnages de la Bible, la première réaction est l’incrédulité devant cet appel de l’Autre. Et leur première question est bien « mais pourquoi est-ce moi qui suis chargé d’une telle mission ». Souvent, et je crois que c’est le cas pour Abram, le texte insiste sur le fait que la première interpellation de la Voix de Dieu survient à un moment tout à fait calme, sans contexte particulier. C’est me semble-t-il aussi souvent le cas pour certains jeunes psychotiques; ils s’adonnent calmement à une tâche et soudain, sans crier gare, les voix éclatent. La surprise, la tentative d’échapper à la voix qui vient faire intrusion, en fuyant, c’est par exemple l’expérience de Caïn après le meurtre de son frère. Je crois qu’il se cache et demande « qui me parle? » en réponse à la voix de Dieu.

D’autre part, la Bible rapporte aussi beaucoup d’épisodes qui pour un psychiatre classique rentre dans ce qui se nomme le syndrome d’influence, voire l’automatisme mental. Les possessions, les actes forcés, les contraintes de ne plus bouger ou de se prosterner, les discours imposés dans des langues inconnues du sujet, voilà bien des phénomènes qui sont vécus par les prophètes à leur corps défendant, et parfois dans une forte angoisse.

Quant au phénomène élémentaire qui fait le socle de la psychose, l’hallucination, il ne fait pas non plus défaut dans de multiples scènes de la Bible. Ainsi plusieurs patients m’ont décrit le début de leur expérience hallucinatoire un peu de la façon dont par exemple la Bible relate la descente de Moise du Mont Sinaï au moment du Veau d’or, avant que n’éclate le son du schofar, la voix de Dieu. Ainsi retrouve-t-on en commun l’aspect confus des sons, une sorte de brouhaha, des mélanges de perceptions visuelles et auditives, avant que la voix n’éclate distinctement. De même, on ne compte plus dans la Bible les songes inspirés et les visions au cours desquels l’Au-delà communique avec le rêveur; ces dernières surviennent au cours de la nuit, le plus souvent, mais aussi en plein jour et en pleine conscience.

Voici à titre d’exemple quelques extraits de la première vision d’Ezéchiel:

« 1. C’était dans la trentième année, le cinquième jour du quatrième mois; tandis que je me trouvais avec les exilés près du fleuve de Kebar, le ciel s’ouvrit et je vis des apparitions divines… A cette vue je tombai sur ma face et j’entendis une voix qui parlait:

2. Elle me dit: ‘fils de l’homme, dresse-toi sur tes pieds… Et un esprit vint en moi… et me dressa debout sur mes pieds, et j’entendis celui qui s’entretenait avec moi »….« Et toi fils de l’homme, écoute ce que je vais te dire: ‘ Ne sois pas rebelle comme la maison de rébellion; ouvre la bouche et mange ce que je vais te donner.’ Je regardai, et voici qu’une main se tendait vers moi et dans cette main il y avait un rouleau de livre…

3. Il me dit: fils de l’homme, mange ce rouleau et va parler à la maison d’Israël. J’ouvris la bouche, et il me fit manger ce rouleau. »

Un peu plus tard:

« 8. …j’étais assis dans ma maison… quand s’abaissa là sur moi la main du Seigneur. Et je vis soudain une forme qui avait comme l’apparence d’un feu; depuis ce qui semblait ses reins jusqu’en bas, c’était du feu, et depuis ses reins jusqu’en haut, cela apparaissait comme une splendeur… Et elle étendit une sorte de main et me saisit par les tresses de ma tête et un souffle m’emporta entre terre et ciel et m’amena à Jérusalem dans des visions divines… »

Au terme de ce bref périple, il apparaît ainsi se confirmer que bien des phénomènes retrouvés habituellement dans la psychose se retrouvent décrits tout au long du récit biblique. Et il y a un pas certainement, un pas à ne pas franchir, qui ferait des prophètes des illuminés, des fous et des psychotiques. Pas plus d’ailleurs que n’est envisageable de transformer en devin et prophète, les délirants mystiques que nous côtoyons en psychiatrie.

Alors, à quoi bon aplatir ainsi la Bible par une telle lecture de phénomènes psychotiques? Il s’agit en fait de montrer la généralité de tels phénomènes, ainsi que leur face positive, civilisatrice. Les prophètes de la Bible nous tirent hors du champ de la maladie, du défaut mental. Ils nous montrent les autres sujets psychotiques, ceux que nous ne voyons pas dans nos cabinets, ni dans les hôpitaux psychiatriques, ceux qui règnent, ceux qui font œuvre. Voilà donc des hommes qui ont des visions et qui sont au fondement de notre civilisation.

Aussi sommes nous en droit de nous demander pour combien cette prédominance du processus primaire, de la métonymie sur la métaphore ont été, et peut-être sont encore au cœur des progrès essentiels de notre culture, ainsi qu’au cœur de la religion, de la littérature et des arts en général.

 

Les Rêves de Descartes, la Vision de Pascal.

Certes, se dit-on, si le sujet psychotique contribue pour une part  non négligeable à la culture, certainement les failles de sa raison ne doivent pas lui permettre de contribuer aux progrès de la science. Il semble cependant qu’on retrouve dans la vie de bien des grands savants des épisodes dont la dimension de folie sera déterminante pour le reste de leur vie et de leur œuvre. Certes, il ne s’agit pas forcément de phénomènes psychotiques à proprement parler. En tout cas le processus primaire y est au premier plan; et, au-delà du rêve, il prend la forme d’un songe, d’une vision, d’une expérience mystique avec rencontre du Grand Autre…

C’est ainsi le cas de René Descartes dont l’œuvre philosophique, mathématique et physique laisse bien voir l’ampleur de la rationalité. Or, il se trouve que l’inspiration de sa philosophie lui vint lors d’une nuit de folie, exactement le 10 novembre 1619, nuit au cours de laquelle il fit des rêves déterminants pour le reste de sa vie. Cette nuit-là, « s’étant couché tout rempli de son enthousiasme, et tout occupé de la pensée d’avoir trouvé ce jour là les fondemens de la science admirable, il eut trois songes consécutifs en une seule nuit, qu’il s’imagina ne pouvoir être venus que d’en haut,… »[1]. Descartes fut ainsi poursuivi par des fantômes et des vents infernaux qui le précipitaient vers une chute terrifiante. Dans un second rêve, Il fut épouvanté par des coups de tonnerre accompagnés de la vision d’étincelles très brillantes dans sa chambre, comme autant de feux follets. La foudre dont il entendit l’éclat, était le signal pour lui que l’esprit de vérité descendait sur lui pour le posséder.

Survint alors le troisième rêve qu’il interpréta lui-même en dormant disant que ce rêve lui indiquait « quelle voie suivre dans la vie », à savoir qu’il devait quitter sa condition de soldat et reprendre l’étude des sciences, sans oublier les poètes. Descartes se sortit de cette nuit infernale avec le voeu de faire un pèlerinage à Notre Dame de Lorette en Italie mais surtout avec le germe de son Discours de la Méthode, publié dix huit ans plus tard en 1637, « pour se diriger dans la vie pas à pas, en se gardant bien de tomber », référence ainsi directe à [2]l’épouvante qu’il avait vécu dans son rêve où le vent  le pliait vers l’abîme.

 

Une aventure somme toute assez similaire quoique peut-être encore plus radicale arriva à Blaise Pascal, philosophe célèbre pour ses Pensées, mais dont on connaît moins l’acuité et la fécondité de la pensée mathématique et géométrique. Cette expérience retranscrite par Pascal lui-même semble faire suite, mais cela est contesté, à ce qui a été décrit comme « l’Accident du Pont de Neuilly ». En effet, de façon non confirmée, Pascal fut victime d’un grave accident de carrosse sur le Pont de Neuilly, accident dont il réchappa miraculeusement se retrouvant avec l’abîme en à-pic à sa  gauche. Certains font remonter à ce choc la peur de Pascal de l’abîme disant que: « ce grand esprit croyait toujours voir un abîme à son côté gauche, et y faisait mettre une chaise pour se rassurer ».

Environ un mois après cet accident, survient pour Pascal une expérience mystique extrêmement violente où il va rencontrer Dieu. L’événement provoqua la conversion religieuse de Pascal qui mena une vie plus retirée. Selon Barbeau de la Bruyère,  il « lui ôta cet amour vain des sciences auquel il était revenu ». Le Dr Lelut, médecin chef à la Salpétrière tentera le premier une lecture dans le champ de la pathologie mentale de la vision de Pascal et cela dans une communication de 1884 intitulée: « L’Amulette de Pascal, pour servir à l’histoire des hallucinations ». Le terme d’amulette fait référence au fait que Pascal rédigea un récit de son expérience, et qu’il le cousit dans son vêtement de façon à le porter contre lui en permanence comme souvenir tangible de sa rencontre avec Dieu.

Nous sommes ainsi précisément  le 23 novembre 1654, entre dix heures et demi et minuit et demie, et Pascal a alors une intense vision religieuse qu’il écrit immédiatement pour lui-même en une note brève, appelé le Mémorial en littérature, commençant par :

« Feu.

Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob,

 pas des philosophes ni des savants.

Certitude. Certitude. Sentiment, Joie, Paix… »

et qu’il conclut par une citation du Psaume 119,16 :

« Je n’oublierai pas ces mots. Amen. »

Ce document qu’un serviteur a découvert par hasard après sa mort était soigneusement cousu dans le manteau de Pascal qui le transférait toujours en changeant de vêtement.

 

Ainsi voit-on combien de grands hommes de science, à l’esprit de raison, peuvent traverser des épisodes de déliaison psychiques. Ces épisodes qui révèlent le fond d’une personnalité fragile voire une structure psychotique marquent souvent de façon durable la vie et l’œuvre de ces sujets.  Or cette prédominance possible du processus primaire dans le fonctionnement psychique n’apparaît pas comme l’apanage des hommes de sciences; elle semble aussi concerner beaucoup parmi les plus grands hommes de lettres, les artistes, sans parler des grands hommes politiques…

Or une telle vision de la psychose comme possiblement productrice de réussite sociale et génératrice  d’une œuvre, bref une vision « panoramique » de la psychose; la vision d’une psychose hors des murs de l’hôpital psychiatrique, hors de sa dimension de déchéance sociale et de l’aspect déficitaire inscrit dans la schizophrénie permet de poser un autre regard sur la folie. Elle a ainsi son génie souvent créateur et civilisateur et peut-être que sans lui notre monde brillerait moins par les œuvres de la religion, les cathédrales, l’art… Peut-être devons nous aussi au sujet psychotique bien des découvertes et des progrès scientifiques….

Une telle idée de la psychose ne peut que rappeler au psychanalyste qu’elle en a à nous apprendre  et qu’elle mérite qu’on s’en fasse l’écoutant, le secrétaire de l’aliéné disait Lacan. Cette tâche inclut les moments de décompensation, de souffrance pendant lesquels ils nous viennent bien sûr plus volontiers comme les névrosés d’ailleurs.
En conclusion, je proposerais de rassembler ce parcours autour de quatre points :

– Les phénomènes de la psychose ont pris bien des masques suivant les temps et les discours dans lesquels ils ont été captés.

– Malheureusement le discours psychiatrique actuel tend à refaire du psychotique un déchet, d’ailleurs volontiers dangereux, à exclure définitivement de la société. A ce propos, il me semble qu’on sous-estime les effets ravageurs du discours d’Antony sur les schizophrènes dangereux et la nuit sécuritaire qu’il annonce. Le psychiatre est inexorablement pris dans le discours de la maladie, d’un savoir sur la dangerosité, dans un discours d’expert. Et sa place dans la société, particulièrement pour les psychiatres d’institution, lui impose et enjoint de défendre  la société avant d’écouter un sujet. Or, il me semble que le psychanalyste, s’il laisse là ses oripeaux de psychiatre, a la chance de pouvoir échapper à cette défectologie qui s’annonce.

– De ce fait, une rupture semble se consommer définitivement entre la psychiatrie et la psychanalyse, rupture qui ne s’était pas faite jusqu’à présent du fait de l’engagement de Freud puis de Lacan dans la clinique psychiatrique. Ainsi serions-nous donc irrémédiablement dans le « psychiatre » ou « psychanalyste ». Cette rupture encouragera peut-être plus d’analystes à prendre des psychotiques en cure, du moins à les écouter avec leurs oreilles d’analystes, et non suivant les canons destructeurs de la psychose mode DSM IV.

– Le fou,  bien souvent ce passionné de Dieu, quand il est sorti du discours médical et même de la psychiatrie classique, laisse souvent apercevoir richesse et créativité derrière sa souffrance. J’ai même soutenu, avec un brin de provocation, que sans lui bien des trésors de notre civilisation n’existeraient pas…

Je terminerai par cet aphorisme qui mélange tout, psychiatrie, psychanalyse et mysticisme:

Les psychotiques sont des envoyés de Dieu pour faire progresser le monde; ceux qui sont dans les « HP » sont ceux qui défaillent dans leur tâche…  A nous de les y aider? 

Hervé Bentata est psychanalyste à Paris

 

[1] Adrien Baillet, Premier rêve de Descartes, in : La Vie de Monsieur Descartes, France, 1691

[2] Henri Gouhier, Blaise Pascal, Commentaires, Histoire de la philosophie, Age classique, VRIN, Paris, 2005.

Alternatives

par Noëlle Combet

Naissance autre.
Gravité de la minute

déployant
l’absolu présent,
quête,

tâtonnements
qui inventent
l’aveugle ébloui.

Le réseau des pistes
embrouille la dé brouille,
débarbouille
des arrières lointains.

Superfluité
saigne sous le tranchant
de ce fil affûté
d’un rasoir lucide

De l’entaille
en l’instant,
un autre naîtra

et ainsi de suite
va l’alter natif
loin de la mémoire,
d’oubli créatif .

Noëlle Combet

Politiques de l’amitié (2)

Approches de l’ouvrage de Derrida:

« Politiques de l’amitié »
Deuxième fragment

par Noëlle Combet

Dans un premier fragment, à partir de la déclaration Oh mes amis, il n’est nul amy fréquemment reprise par Derrida, j’ai évoqué  le  thème de l’amitié tel que ce dernier le déconstruit en s’appuyant sur des textes connus.

Il éclaire, souvent pour l’interroger mais aussi pour donner à entendre son propre point de vue, leur approche ambiguë des liens de l’amitié avec la fraternité d’élection et l’esprit communautaire qu’il questionne particulièrement.

Mais il en dégage aussi, de façon très convaincante, l’idée d’une aimance, autre mode d’aimer et d’être qui accueillerait ou du moins tendrait à accueillir (car il y a de l’impossible dans ce possible) une anticipation du deuil et la nécessité de survie qui l’accompagne. Celle-ci est mise en lumière en tant que réalité personnelle et sociale au cœur de l’amitié mais elle apparaît surtout comme un concept qui nous permettrait d’évoluer vers un mieux dans notre vie dite privée, donc aussi dans le champ politique et celui de la pensée.

Dans ce second fragment, j’aborderai le travail de Derrida en ce qui concerne le renversement produit par l’oeuvre de Nietzsche dans le champ  philosophique et social,  puis son analyse de  la conception de Carl Schmitt qui place l’ennemi et, corollairement, la guerre, au fondement du politique.

Ami/ennemi selon Nietzsche et Carl Schmitt

« Peut-être »

Le contre-pied de Nietzsche:

« Peut-être alors l’heure de joie viendra-t-elle un jour aussi où chacun dira :

« Amis ; il n’y a point d’amis ! » s’écriait le sage mourant.

« Ennemis, il n’y a point d’ennemis  » s’écrie le fou vivant que je suis. »

Derrida développe d’abord longuement ce qu’il nomme la pensée du « peut-être » selon Nietzsche, un « peut-être » auquel lui-même adhère parce qu’il annoncerait, dans un éventuel avenir, l’événement nouveau, événement d’amitié, qui ne rendrait pas impossible une autre philosophie, une autre politique.

Ce « peut-être » n’est pas celui de l’opinion ; il contient une sorte de promesse de l’imprévisible, car, écrit Derrida, la pensée du « peut-être » engage peut-être la seule pensée possible de l’événement. De l’amitié à venir, de l’amitié pour l’avenir. Car pour aimer l’amitié, il ne suffit pas de savoir porter l’autre dans le deuil, il faut aimer l’avenir.

Nietzsche, appelle cet avenir, cette  heure de joie qui viendra peut-être un jour et il l’appelle dans un renversement radical  coupant court à ce que l’amitié à fondé dans le passé.

Comme Nietzsche déclare par ailleurs qu’« il faut aimer ses ennemis », on peut se dire qu’il associe, dans cette déclaration, l’ami et l’ennemi.

Derrida commente :

« S’il n’y a d’ami que là où il peut y avoir de l’ennemi, le « il faut l’ennemi » transforme sans attendre l’inimitié en amitié, etc. Les ennemis que j’aime sont mes amis, comme les ennemis de mes amis. Dès lors qu’on a besoin ou désir de ses ennemis, on ne peut compter que des amis. »

(On peut noter, dans l’écriture de Derrida, la récurrence de ses « etc. » qui laisse une ouverture à la pensée, de la même façon que l’usage du « peut-être » en de nombreuses occurrences, après en avoir souligné la fréquence et l’intérêt dans les textes de Nietzsche).

Derrida, par la suite,  va encore au-delà : il a évoqué la transformation de l’inimitié en amitié ; il introduit maintenant le terme de conversion de l’ennemi en ami, précisant que nous n’en aurons jamais fini avec cette conversion qui reste la condition structurelle de ce à quoi elle doit encore survivre en le rendant possible : l’arrêt, la décision, la responsabilité, l’événement, la mort même.

Le renversement opéré par Nietzsche s’inscrit dans un cadre plus large d’un procès intenté aux « métaphysiciens de tous les temps » et le « peut-être »  serait alors à entendre comme plus encore qu’un renversement : une sorte de dépassement, de mutation radicale. Nietzsche nous invite en effet dans « Par delà le bien et le mal », nous interpellant comme « Européens d’après-demain », à nous débarrasser de la queue ou de la perruque de la « bonne conscience », annonçant que cela va changer, et vite.

Ce changement passe par cet appel à l’ennemi  dans l’apostrophe nietzschéenne : celle du fou vivant qui, pervertissant la sentence consacrée : « Amis, il n’y a point d’amis », la renverse en : « ennemis, il n’y a point d’ennemis », y substituant ennemi à ami.

Derrida interroge cette folie, rappelant que Nietzsche associe à plusieurs reprises l’idée de l’ami-ennemi ou du frère-ennemi car valeur et contre-valeur sont imbriquées dans son œuvre.

Or, il faut être fou, aux yeux des « métaphysiciens de tous les temps », pour se demander comment une chose pourrait surgir de son contraire.

(C’est peut-être à partir de cette « folie » nietzschéenne que nous avons pu, peu à peu, concevoir que le bien et le mal puissent être enchevêtrés, peut être même identiques dans leur essence, endroit et envers d’un même tissu).

Cette « folie », Derrida l’aborde encore de deux façons : d’abord dans les contradictions caractérisant l’amitié, puis dans la feinte du sage qui, parodiant son inimitié, se donne pour le fou qu’il n’est pas.

L’amitié, en effet, n’est pas, dans cet appel, révoquée : elle est appelée autrement que dans le passé : amitié sans ressemblance, amitié de solitude nous invitant à faire partie de cette singulière « communauté » où l’on n’aime l’aimance qu’à la condition d’un retrait. Invitation à entrer dans une communauté de « déliaison sociale ».

Cet « impossible » est peut-être l’unique chance possible d’une nouvelle philosophie, d’une nouvelle politique.

Cette communauté-là, à venir peut-être, serait (Derrida reprend là les mots de Bataille cités par Blanchot en exergue de « La communauté inavouable ») une communauté sans communauté.

(Nous retrouvons là cette folie de l’association des incompatibles, absurde au regard d’une pensée orthodoxe. La poésie, par contre, accueille volontiers ces représentations oxymoriques, l’oxymore pouvant dès lors représenter, bien au-delà d’effets de mode ou d’esthétique, la figure d’une autre façon d’être.)

Cette façon d’être, Derrida la définit comme « langage de la folie que nous devons parler, contraints, tous, par la plus profonde et rigoureuse nécessité à dire des choses aussi contradictoires, insensées absurdes, indécidables que  « X sans X », « communauté de ceux qui n’ont pas de communauté » ».

(Rappelons-nous pourtant qu’Héraclite avait posé d’emblée l’identité des contraires mais ce n’est pas son héritage qui fut reçu ; c’est que, peut-être, entre ces contraires, dans l’entre- deux des oxymores, s’esquisse implicitement la transition ; sans doute est-ce le vertige de cet espace intermédiaire, autre de l’un comme de l’autre, mais ombre portée de chacun, que nous voudrions gommer.)

Autre folie, celle d’une amicale inimitié lorsque, selon Nietzsche, « le sage se faisant passer pour fou [se] détermine parfois à feindre l’exaltation, la colère, le  contentement afin de ne pas faire mal à son entourage par la froideur et la lucidité de sa vraie nature ».

Voilà un sage qui fait le fou, jouant sa propre hostilité pour la déjouer : il présente, sous la forme d’un semblant ce qu’il est en vérité, pour neutraliser l’effet de son hostilité, pour protéger les autres de son inimitié, sa froideur, sa lucidité :

Il les aime assez, écrit Derrida pour ne pas vouloir leur faire tout le mal qu’il leur veut.

Une façon paradoxale d’aimer : jouer au fou, pour masquer l’inimitié, et sauvegarder l’amitié. La sauvegarder nécessairement si nous voulons aller de l’avant, vers un mieux dans nos façons d’être et, ainsi, le « peut être » pourrait s’entendre comme un nom nouveau plutôt que comme un adverbe : le « peut-être » d’un imprévisible à venir.

 

L’ennemi déclaré

Pour Carl Schmitt, ce n’est pas la sauvegarde de l’amitié qui importe mais celle de la figure de l’ennemi en tant qu’elle fonderait le politique.

Derrida livre les raisons de son intérêt pour les idées de Carl Schmitt :

« Elles paraissent aussi rageusement conservatrices dans leur contenu politique que réactives et traditionalistes dans leur logique philosophique ».

Elles démontrent, par ailleurs, une connaissance très approfondie du droit et une grande rigueur de l’argumentation.

Derrida démonte très minutieusement et longuement les théories schmittiennes.

(Je ne retiendrai ici que quelques points : j’ai du mal à lire Carl Schmitt ; sa pensée me reste trop suspecte et m’apparaît, à vrai dire, peu porteuse de « progrès » dans le sens d’ouverture au futur.

J’admire Derrida d’avoir rendu justice à ce qui, dans cette pensée, reste à prendre en considération même si l’on sait quelle adhésion elle a  impliquée au national socialisme.)

Selon Schmitt, sans la figure de l’ennemi, le politique disparaît.

Il le démontre en même temps qu’il anticipe sur la nécessité d’envisager constamment la possibilité d’une véritable guerre qui, dès lors qu’elle est considérée comme éventuelle, est, selon lui, déjà commencée.

Cette guerre devrait être dépourvue d’affect et de haine : certes, elle peut impliquer mon ami comme mon ennemi mais, dans cette « communauté de combat », je peux être publiquement hostile à mon ami comme je peux aimer mon ennemi en privé.

La mort est à l’horizon mais, d’une tout autre manière que dans l’amitié, là où celle-ci ne va pas sans l’anticipation du deuil, comme on l’a vu, ou sans le risque du meurtre, ainsi que l’énonce Derrida :

« Aimer d’amour ou d’amitié signifierait toujours : je peux te tuer, tu peux me tuer, nous pouvons nous tuer. Ensemble ou l’un l’autre, l’une l’autre. Donc, de toute façon, nous sommes déjà (possiblement mais cette possibilité est justement réelle) morts l’un pour l’autre. »

En revanche, dans le contexte de Schmitt, il ne s’agit plus de mort d’aimance dans une affirmation du vivant. Ce qui lie le couple ami/ennemi, c’est le politique, défini par la désignation de l’ennemi et, au-delà, une autre figure de la mort.

Schmitt cité par Derrida voit dans la mise à mort le sens de l’originarité ontologique […] La vie humaine est un combat (« Kampf ») et chaque homme est un combattant (Kämpfer).

Chaque être humain, donc, vit en vue de la mort ou de la mise à mort.

L’on reconnaît là l’extrême rigueur de Derrida lorsqu’il distingue dans le contexte de Schmitt ce point de vue d’une pure pulsion criminelle, la nuançant en quelque sorte :

« Cette pulsion mortifère de l’ami/ennemi procède de la vie et non de la mort, de l’opposition à soi de la vie et non de quelque attraction de la mort par la mort ou pour la mort. Cette nécessité mortifère ne serait pas purement psychologique, bien qu’elle soit anthropologique. Il faudrait donc penser, si impossible que cela paraisse et le demeure en vérité pour nous, une hostilité sans affect, du moins sans affect individuel et « privé », une agressivité purement dépassionnée et dépsychologisée, une hostilité pure et finalement purement philosophique. »

(Lisant l’expression « hostilité sans affect, à plusieurs reprises j’ai eu à l’esprit quelques remarques d’Hannah Arendt sur « La banalité du mal » et les arguments d’Eichmann lors de son procès).

Avec cette figure de la communauté de combat revient l’image du frère, en particulier lorsque Schmitt évoque la guerre absolue, c’est-à-dire la guerre révolutionnaire, une guerre fratricide, énonce-t-il.

La figure fraternelle de l’ami prend ici la forme du frère ennemi.

Derrida en relève deux occurrences, lorsque Schmitt évoque un épisode stalinien, puis un épisode maoïste.

Il note que Schmitt cite avec ferveur un édit du roi de Prusse appelant à une guerre des partisans et, revenant ensuite à ce qui lui importe, il pose la question de l’amitié comme philosophie. Que devient-elle avec Schmitt ? Celui-ci nous demande de penser la guerre, la mise à mort, l’hostilité absolue comme chose de la philosophie.

(Est-ce qu’une telle éventualité ne paraissant pas radicalement impossible fait que Derrida énonce à plusieurs reprises, au cours d’entretiens divers, que la pensée et la philosophie sont à distinguer l’une de l’autre ? En l’occurrence, la pensée aurait à s’écarter de cette éventualité que la philosophie pourrait accueillir ?)

Dans ce cadre schmittien, la guerre absolue fait ressurgir la figure fraternelle de l’ami comme frère ennemi.

Que des hommes, que des frères dans ce paysage, note Derrida ; pas l’ombre d’une femme et nous y reviendrons dans le troisième fragment.

« Phallogocentrisme en acte » conclut Derrida. Schmitt ne ferait qu’en prendre acte et il ajoute que, dans les cultures européennes, la Bible, le Coran, dans le monde grec comme dans la modernité occidentale, la vertu politique et le courage guerrier ont toujours été virils en leur manifestation androcentrée.

On peut admirer l’honnêteté de Derrida qui accorde une place essentielle à un penseur théorisant la nécessité d’une « politique de l’inimitié » et le faisant souvent en logicien, indiquant par exemple la nécessité de la négation (c’est l’ennemi qui serait central en tant que négatif de l’ami). Nécessité de la négation, dit Schmitt, dans la « vie du droit » et la « théorie du droit », comme dans la vie du vivant en général.

Mais, objecte Derrida, l’insistance inlassable sur l’ennemi n’impliquerait en rien une prévalence du négatif ou du moins le « primat » de ce qui est ainsi « nié » […] « Partir de l’ennemi », ce n’est pas le contraire de  « partir de l’ami ». C’est au contraire, partir du contraire sans lequel il n’y a ni ami ni ennemi. En un mot, l’hostilité est requise par méthode et par définition.

Respectant sa méthode déconstructive, nous pouvons poser avec Derrida, au terme de ce second « fragment », la question : comment trancher sans exclure ?

(Ce qu’il réalise en analysant dans le détail la pensée de Carl Schmitt, démontrant ainsi que faire de l’autre un « adversaire » plutôt qu’un « ennemi » permet de nuancer sa propre pensée.)

Quels autres mots, concepts, attitudes inventer ?

Comment accueillir cette folie vivante, théorisée par Nietzsche comme porteuse du possible impossible dans une « aimance » réunissant de façon oxymorique la présence et l’absence ? A supposer un tel accueil, le peut-être d’un autre avenir, encore imprévisible, pourrait-il s’ouvrir ?

 

(A suivre) 

Dans un troisième et dernier fragment, je reviendrai sur la double exclusion du féminin dans les textes majeurs ayant trait à l’amitié ; je mettrai ensuite ce constat en lien avec ce que dit Derrida de la démocratie en tant qu’elle s’articule avec l’amitié.
Noëlle Combet

Histoires d’eau

par Laurent Guillo

Tu n’aimeras point (Eyes wide open) est un film de Haïk Tabakman (2009), qui raconte la liaison entre Aaron, boucher de son état et père de famille, et Ezri, un étudiant talmudique qu’il engage un peu par hasard pour l’aider dans sa boutique.

C’est un film simple et puissant, au budget modeste, tourné dans le quartier orthodoxe de Jérusalem entre trois murs et une terrasse, allant de la boucherie à la maison en passant par la yeshiva.
J’ai été frappé par la charge symbolique de l’eau. Par la pluie tout d’abord, par cette eau tombée du ciel et qui, dans la première scène, vient tremper les deux hommes comme un déluge, comme une épreuve à laquelle aucun des deux ne pourra échapper.

C’est ensuite le bain rituel dans un mikvé situé en bordure de Jérusalem, qui leur donne la première occasion de se regarder. Ils s’immergent dans cette eau reçue du ciel et, pour Aaron, le plus âgé, c’est sans doute un baptême, une ouverture vers une altérité inconnue.

C’est dans ce même mikvé qu’à la toute fin, Aaron va s’immerger sans qu’on le voie ressortir. Cette supposée noyade marque la fin de l’aventure et flotte entre deux eaux : est-ce le signe d’un retour inconditionnel à la règle orthodoxe ? Ou simplement un suicide, un renoncement à quelque chose de vital ?

Après la scène où Aaron essuie les menaces de ses coreligionnaires, excédés par cette situation scandaleuse, vient celle où le rabbin vient s’asseoir dans sa boutique pour tenter d’apaiser la situation et parler avec lui. Le boucher lui sert un verre d’eau, engage le dialogue en lui expliquant qu’il revit depuis sa rencontre avec Ezri… Bois mon eau, écoute mes paroles, comprends ce qui m’arrive, semble-t-il dire. Et toi, rabbin, tu peux comprendre ça.

Ce verre, le rabbin ne le prend pas…

De toute évidence, tout cela n’est pas gratuit. Cette symbolique de l’eau entraîne avec elle la symbolique religieuse, dans un message qui rappelle que l’amour est de l’ordre du sacré, sinon du spirituel et qu’il est donc respectable, quelle que soit la forme qu’il puisse revêtir. Message profondément dérangeant, dans une logique orthodoxe, puisqu’il revient à dire que les formes – les usages, les rites, les règles sociales – pourraient n’être pas respectées si l’on admet que le fond reste valide.

J’associe Tu n’aimeras point avec un autre bon film, La petite Jérusalem de Karin Albou (2005), qui décrit les émois d’une étudiante élevée dans la communauté juive de Sarcelles, tiraillée entre une belle-famille pratiquante et l’émancipation que lui propose son cursus de philosophie.

La mère de cette étudiante va plusieurs fois au mikvé, s’interroge sur ce qui lui est permis ou défendu dans ses relations – insatisfaisantes – avec son mari, et prend conseil auprès de la femme qui tient l’endroit. Là aussi, c’est comme si l’immersion du corps dans l’eau en libérait l’esprit…

– J’ai peur de perdre ma pudeur, et de ne pas respecter les commandements, et d’aller vers le mauvais penchant de mon âme. Et je pensais qu’il y avait certaines choses qui étaient interdites…

– Mais où avez-vous lu dans la Torah que c’était interdit ?

– Mais on me l’a dit…

– Mais n’écoutez pas ce que les gens disent… Il est dit : « Si le mauvais penchant n’existait pas, aucun homme ne construirait une maison, ne prendrait femme et n’aurait des enfants ».

– Oui, mais on dit aussi : « Quand un homme et une femme s’unissent dans le respect de la loi, la présence divine est là ».

– Mais je vous assure que le plaisir est autorisé par la loi juive. Et n’éloigne pas la présence divine, au contraire, il la révèle.

Jusqu’à ce dialogue, entre les mêmes femmes, qu’on aurait aimé entendre entre Aaron et son rabbin :

– Il y a quelque chose en moi qui refuse ses libertés.

– Mais ce ne sont pas des libertés, c’est notre loi.

– Le problème c’est que je n’arrive pas à avoir du désir à l’intérieur de moi.
– Vous voulez dire que vous n’avez pas de désir pour notre loi.

– Mais si, j’ai du désir pour notre loi.

– Mais alors, qu’est-ce que vous attendez, laissez-vous aller !

Deux films vrais, comme on les aime, tellement proches dans le fond, tellement différents dans la forme…

Laurent Guillo

Les arbres grignottent…

par Noëlle Combet

Les arbres grignotent le soleil couchant

l’ effrangent de haillons

Gravée dans le sable,

galbée en creux,

une oreille se tend, se prête

aléatoire,

puis s’émiette.

 

Le son s’évase en gouttelettes ;

 

éparpillée, ta voix voltige dans ma bouche,

y disperse son grain, longuement goûté, mâché,

infléchi d’ironie

profonde.

 

Je  palpe l’onde d’une résonnance ancienne sur la dalle vieillie,

sculpture érodée ;

l’écho détimbré

échappe, s’élance, s’efface, s’évade et revient

du plus loin du loin.

 

Tramant ma pensée mulâtresse,

une quena, gravement,

lentement,

fait onduler le vent.

Sur le sentier, là bas,

court un enfant.

 

Noëlle Combet

Zimmerman, la chanson de l’interprète

par Sébastien Bauer

« Bob Dylan ne donnait pas tant l’impression de se tenir à un tournant décisif de l’espace-temps culturel que d’être ce tournant décisif. Comme si la civilisation avait pu évoluer à son gré, ou même au gré de sa fantaisie […]. » Greil Marcus, La République invisible

Qui est Monsieur Zimmerman ? Tant de mystères planent autour du personnage qu’il est presque impossible de le connaître. Ce que nous connaissons, ce sont ses chansons.

Plus de quarante albums et une tournée qui ne finit jamais ! Bob Dylan symbolise l’union entre une Amérique profonde et les courants d’avant-garde artistiques de son époque. Je ne peux m’empêcher de rêver à l’esprit et à l’ambiance qui devaient régner dans le Greenwich village de la fin des années 50, et le frisson encore très présent de la beat generation.

Dylan révolutionne la musique contemporaine. Il devient malgré lui l’une des figures de proue de la contre-culture de son époque. Son influence débordera largement le cadre de la musique, en éclaboussant la littérature, la poésie, et même la politique. Loin de se revendiquer comme leader, il le sera malgré lui.

Zimmerman s’éloigne de ce que je pourrais appeler « les chanteurs sachant chanter » et essuie de nombreuses critiques quant à sa voix et son interprétation. Dylan joue ses textes, comme un véritable instrument de musique, en recherchant l’expressivité au détriment d’une simple beauté classique. Son apport principal reste son écriture. Elle se démarque dès son deuxième album, le premier étant essentiellement composé de reprises, ce qui était d’usage à l’époque. Inspirés par la littérature, la poésie surréaliste, mais aussi les « folksongs » réalistes de la grande tradition américaine, ses textes construisent un univers intérieur d’une richesse exceptionnelle. Son expérience personnelle du monde réelle ou fantasmée se déploie.

Par ses prises de position, Bob Dylan refuse de se prêter au jeu de l’industrie du disque. Il change sans cesse d’apparence et de style musical ; il devient un traître. L’artiste, adulé par les milieux folk et ceux révolutionnaires de gauche des années 60, refusera toujours d’en assumer un quelconque rôle, d’en être le porte-parole. Il conduit plutôt ses admirateurs à penser par eux-mêmes, ainsi qu’il l’exprime dans certains de ses textes (Don’t follow leaders / Watch the parkin’ meters). Il veut renoncer aux messies, de quelque bord qu’ils soient !

 

Penser par soi même

Je me souviens : il y a quelques années, Dylan s’était produit à Perpignan dans le cadre d’un festival d’été. Le concert était complet et bien sûr j’étais présent pour voir ce monument, cet être invariable de l’histoire et du temps.

Beaucoup étaient déçus. Dylan était vieux, presque branlant, caché sous un chapeau, faisant languir l’auditoire en attente de ses plus grands succès. Le héros n’est plus. Le personnage androgyne des sixties a disparu ! Pour une mémoire de pochette de disque, il était bien amoché, le Zimmerman qui chantait aux côtés du pasteur Luther King avait bien changé… Mais Dylan est Dylan, et les chansons restent.

Je suis encore furieux lorsque j’entends ce discours tenu par des gens ayant hypothétiquement conservé quelques vinyles stockés dans l’humidité de leurs caves. Hélas, ils gondolent, et les êtres aussi. Ils n’ont rien compris, et il est trop tard ! Ils n’ont pas compris que lorsqu’on vient voir Dylan, on ne vient pas voir une icône mais écouter des chansons, car les chansons restent. Elles restent, se réécoutent et se transposent à des moments de notre vie. Elles se fredonnent comme on conserve un vieux livre de chevet.

Dylan avait parfaitement compris que l’art reste : « Ce qui compte, c’est la chanson et non l’interprète. »

Dylan parce que Dylan Thomas : « Dans un poème, la part magique est toujours accidentelle.»

Bob Dylan est empreint de poésie, il navigue au gré de sa spiritualité. Il faut considérer que sa spiritualité n’a de sens que parce qu’elle n’a pas d’étiquette. Dylan naît juif, mais sans conviction aucune à cet endroit-là, il se pense humain, composante d’un tout.

 

« Gotta Serve Somebody”[1]

Revenu de la musique country, Bob Dylan connaît une longue période rock et électrique qui lui vaudra de nombreuses critiques. De confession juive, il décide alors de se convertir au christianisme à la fin des années 70. C’est dans cette religion qu’il puisera une nouvelle source d’inspiration.

Suivent de nombreuses compositions gospel qui ne resteront pas dans les annales, excepté pour les titres Saved et Every Grain of Sand.

Dans une atmosphère de plus en plus mystique, il oblige ses musiciens à prier avant chaque concert et à remercier Jésus lorsque le show est terminé.

Slow Train Coming est l’album qui marque la conversion de Robert Zimmerman. Bob Dylan surprend son public en composant des morceaux à la gloire de Dieu. Il dira avoir vu Jésus entrer dans sa chambre d’hôtel à Tucson pendant sa tournée. Prétexte ou délire ?

Toujours est-il que Dylan passe à un rock biblique et colérique. Traité de Judas par ses plus fidèles fans, il va jusqu’à accuser le rock d’être livré au diable.

Pour Dylan, Jésus est celui qui fait prendre conscience à l’homme de toutes ses fautes.  Do Right To Me Baby  traite de la rédemption et When He Returns  nous emmène directement à l’église. Il chante un rock furieux avec un ton colérique et même sa période contestataire devient blafarde.

Artiste en perpétuelle mutation, il déroute et prend à l’estomac. Dylan prétendra dans l’un de ses entretiens qu’il se sent à l’aise avec les orthodoxes juifs et catholiques ! A chacun sa spiritualité…


Jérusalem

Rupture ! En 1983, Dylan réapparait hirsute, les cheveux aux quatre vents, le visage chaussé de ses Ray Ban Wayfarer restées au placard depuis les années 60. Il met très brutalement fin à sa période chrétienne. C’est à cette époque que l’album Infidels voit le jour. Ce disque est considéré comme un renouveau par Bob Dylan lui- même, à la suite de sa période chrétienne considérée par beaucoup comme un échec. En réalité, ce disque un peu fourre-tout n’est pas réellement réussi. C’est même un ratage ! Mais Bob ne faisant pas les choses à moitié, le ratage est sublime !

Dylan a cessé de prêcher une religion, ce sont ses propres croyances qu’il révèle et il suffit de l’écouter quelques années plus tard pour s’en convaincre : « Tout est là entre la religion et moi : je trouve la religiosité et la philosophie dans la musique. Je ne la trouve pas ailleurs ou autrement… Je n’adhère ni aux rabbins ni aux pasteurs, ni aux évangélistes, rien de tout cela. J’ai appris plus des chansons que j’ai appris de n’importe laquelle de ces entités. »[2]

Monsieur Dylan trouve sa spiritualité dans son ressenti, dans ce qu’il voit, surtout ce qu’il a vu de ses yeux lorsqu’il a mis les pieds en Israël. Il est bouleversé en se rendant à Jérusalem pour la première fois. Il respire cette terre, touche le mur, pratique la prière et pose les pierres du temple de Jérusalem. Zimmermann vit de son propre aveu un retour aux sources, il découvre une sorte de berceau en ces lieux qu’il ressent comme habités.

Habité, reste et restera le maître mot de la carrière et de la vie de l’artiste. Je ne m’avancerai pas à en dire plus que lui-même n’en a dit ou fait car il me semble très difficile de me poser autrement qu’en observateur devant un être aussi complexe. A-t-il lui-même les réponses ?


Artificiel

Les années 80 n’ont notoirement pas été la meilleure période pour les grands artistes rock des années 1960 et 1970. L’électronique commence à prendre le dessus, et les solos de guitare et les chanteurs à texte sont désuets. Pour Dylan, ses albums sont le plus souvent gâchés par le son discoïde de l’époque, qui ne leur convient particulièrement pas, et ses concerts par le manque de conviction qu’il met désormais à chanter.

C’est Zimmerman lui-même qui se décrit comme un chanteur qui a perdu quelque chose de ce qui faisait son génie : les chansons ne viennent plus avec la même facilité qu’avant, et son enthousiasme est usé. A la fin de la décennie on le retrouve associé avec le Grateful Dead pour une série de concerts, et l’énergie semble l’habiter à nouveau. Sur les conseils de Bono, chanteur de U2, il enregistre ensuite avec le producteur Daniel Lanois, connu pour son approche « à l’ancienne », un album, Oh Mercy, qui marquera son « grand retour ».

D’autre part, en 1988, Dylan nous livre une de ses merveilleuses farces en créant de toutes pièces les Traveling Wilburys, super-groupe fédérant, sous des pseudonymes, Dylan, George Harrison, Jeff Lynne, Tom Petty et Roy Orbison. Le groupe se séparera en 1990 après 2 albums d’un Rock and Roll simple mais éminemment sympathique.
Le mythe de Sisyphe

Le Never ending tour dure depuis déjà vingt ans ! Quelle belle image que cette tournée qui ne se finit jamais ou à la mort s’il y en a une. Je ne sais pas pourquoi je me reconnais autant dans les errances de ce personnage atypique, ou peut être que je ne le sais que trop. Loin de me comparer à monsieur Zimmerman, je sais le toucher d’une guitare, et je sais les mots que je dis et chante !

Je sais cette dualité qui m’habite, ce tiraillement entre deux spiritualités au socle commun. Après tout, n’est ce pas Johanan qui baptise Jésus ? Le moteur réside dans cette dualité, et c’est avec elle que l’on peut imaginer Sisyphe heureux pour reprendre les mots d’Albert Camus. Le choix ne se pose pas, on avance avec les deux. Si la question de ce choix devait un jour se poser à moi, je répondrais : je suis un juif qui ne peut pas lâcher sa croix…

Sébastien Bauer

 

[1] « Je dois servir quelqu’un. »

 

[2] Newsweek, 1997.

Glissements

par Noëlle Combet

Transvasive,
Suivre en songe
l’ombre des pensées-paysages
affleurer à flot de visages effleurés
s’évasant là-bas
échappés de leurs traits,
effaçant leurs contours
revenant lentement
à leur intensité.

Transitive, flotter
en l’élan alenti
d’obscurité lumière et puis obscurité ;
voir le rouge ardent des toits
peu à peu s’assombrir,
briller à nouveau dans le petit matin,
et la fougère hier enclose
dressée aujourd’hui, demain exténuée
dans sa rousseur,
et de nouveau enclose.

Un serpent ondule
entre ses anneaux,
entre les fagots ;
à la margelle du puits
puiser suavité des soifs persuasives et,
invasive, évasive, filer le long
des saisons qui vont
transitant de vivre à mourir à vivre
dans les temps qui glissent.

Noëlle Combet

Compagnons de refuge

par Claude Corman

Rien ne sert de courir, on ne part jamais à point !

Aux yeux d’Epictète, la réputation, les charges publiques, l’argent, mais aussi la santé du corps sont des choses secondaires et asservissantes : exposées aux aléas et aux hasards de l’existence, elles demeurent étrangères à nos natures profondes. Charge puissante et sans réserves contre l’argent, la reconnaissance ou l’entretien du corps, triade qui forme précisément, dans nos sociétés modernes, la constellation la plus lumineuse de la vie et une inépuisable source d’opinions et d’attentions.

« Mais si tu cherches à éviter la maladie, la mort ou la misère, tu seras malheureux »[1]. En deux mots, on a vite fait de comprendre que le conseil d’Epictète se situe à dix mille lieues des recommandations contemporaines, qu’il leur est foncièrement étranger. Le philosophe antique ignore tout du stress et de l’angoisse modernes face à la déchéance qui se profile derrière l’infirmité ou l’indigence, plus encore les programmes d’hygiène et de remise en forme des docteurs en bien-être qui cherchent par tous les moyens à nous rallier à leurs causes.

Aujourd’hui, n’est-ce pas à l’évitement de la misère, à l’active prévention de la maladie ou à la fuite éperdue devant la mort que nous mesurons et étalonnons une forme moderne de bonheur ? Ou plutôt devrions-nous dire : de non-malheur ! Car il n’est nul bonheur à éviter la misère, la maladie ou la mort.

Le bonheur, quand il n’est pas le fruit d’une recherche positive, active, d’une quête ardente et obstinée, se transforme en non-malheur, état psychologique intermédiaire et suspendu, qui n’est que la conséquence collatérale d’un opportun hasard, d’une bienveillante fortune. Ne pas tomber malade, ne pas croiser prématurément le chemin de la grande faucheuse, ne pas suer sous les haillons de la pauvreté, est-ce à cela que l’on doit évaluer la puissance du bonheur ?

Mais en vérité, Epictète suggère autre chose : c’est la recherche de l’évitement qui rend naturellement malheureux, ce petit jeu stratégique de fuite et de prudence  qui aliène l’individu et le captive dans les filets d’une anticipation obsessionnelle et douloureuse du mauvais sort.

On n’entend sans doute rien au conseil du stoïcien si l’on ne mesure pas que, pour un esprit de la trempe de celui d’Epictète, c’est bien le non-bonheur (l’absence délibérée de vertu forte, d’inclination résolue vers des appétits multiples de vivre, l’oubli de l’intensité des désirs et des aversions) qui est la quintessence même du malheur.

Rien de plus éloigné de ce philosophe que notre principe moderne de précaution, ce parapluie défensif et pusillanime contre toutes les affres et menaces de l’existence. Poltronnerie, anxiété, superstitions, propagande hygiéniste, pandémie de l’affolement, boursicotage du corps… médicalisation incessante de la vie ! Épictète ressuscité ne pourrait que constater aujourd’hui le naufrage de sa philosophie et plus généralement la fragile et déclinante postérité des idées fières et combattantes, des idées « viriles ».

« Ce qui tourmente les hommes, ce n’est pas la réalité, mais les opinions qu’ils s’en font », ajoute-t-il plus loin dans son « Traité de savoir-vivre ». Au fond, ce n’est ni la maladie ni la mort qui obsèdent et chagrinent tant les hommes, c’est la monstrueuse déformation des opinions qu’ils s’en font, le refus attristant et anxiogène de regarder ces événements comme indépendants d’eux, extérieurs à leur jugement et à leur lucidité. Comment des mortels en arrivent-ils à redouter ce qui est somme toute la vérité élémentaire la plus universelle de leur condition s’ils ne s’entêtent pas à égarer leurs esprits dans de trompeuses et aliénantes promesses ?

La démission de l’esprit humain face à la mort ou à la maladie est la matrice de toutes les autres démissions et, pire encore, de toutes les servitudes. Bien des siècles après l’Antiquité gréco-latine, les régimes totalitaires qui ne se sont pas spécialement nourris de la lecture d’Epictète en ont à leur insu retenu la leçon : la peur est la plus puissante pédagogie de la soumission.

Toutes les autres qualités que le philosophe stoïcien tient pour des vertus incomparables, quand elles ne découlent pas par automatisme de cette infaillible lucidité sur la mort, en dérivent  toutefois à un degré variable.

Il n’est donc pas étonnant que la philosophie, pour Epictète, soit un sacerdoce, une divine activité de l’esprit à laquelle on se voue et se consacre entièrement, sans partage, sans préoccupation concurrente. Mais également sans souci de reconnaissance, de gloire ou de séduction.

«  Comment si tu ne flattes personne, obtenir autant que les flatteurs ? » La liberté totale de jugement, qui garantit le développement harmonieux et souverain de la personne, déconstruit toute forme d’obéissance à un gourou, à un tyran, voire à un maître.

Mieux vaut passer pour un inculte que se mettre prématurément au service d’un maître des paradoxes et des syllogismes : « Si tu veux progresser, accepte de passer pour un ignorant et un idiot dans tout ce qui concerne les choses extérieures, n’essaie jamais d’avoir l’air instruit ».

La philosophie n’a pas pour objectif une alliance des champions du savoir à seule fin d’imposer le respect aux groupes d’athlètes, aux cercles de personnalités politiques influentes ou aux « Césars ». « Plutôt avoir Dieu pour père et tout l’univers que César comme parent… ! »

Du reste, la philosophie n’est pas un savoir, fût-elle inspirée et nourrie par les livres merveilleux des philosophes : c’est un engagement de tout l’être dans une attitude existentielle courageuse et guidée par la plus grande fermeté de la raison. C’est un combat permanent qui n’est jamais soutenu ou encouragé par la perspective de la reconnaissance publique ni l’appât des récompenses. Nulle scintillation de la gloire ne vient troubler l’esprit libre du philosophe !

Aussi Epictète oppose-t-il l’éblouissante ardeur philosophique à l’inconséquence triviale de l’homme ordinaire qui rêve d’être un jour vainqueur aux jeux Olympiques, sans imaginer et encore moins éprouver les concessions, les efforts, les disciplines physiques, les renoncements à l’activité ludique auxquels il devrait nécessairement se plier, pour y parvenir.

L’engagement philosophique d’Epictète implique, on le conçoit, une hautaine solitude de l’individu pensant. Car, s’il ne faut s’intéresser qu’à « ce qui dépend  de nous », cela délimite et borne drastiquement le territoire exclusif de nos désirs et de notre raison. Et c’est à l’intérieur de ces limites indilatables que nous sommes responsables ou irresponsables, valeureux ou lâches, clairvoyants ou aveugles.

– Ne faut-il pas désirer être en bonne santé ?

-Pas du tout : pas plus que n’importe quoi d’autre qui te soit étranger.

Le monde extérieur ne peut plus se trouver en situation d’accusé. Le plaidoyer sur les circonstances atténuantes, l’argumentation sur les infortunes de la naissance ou la mise en avant d’un arrière monde psychologique ou social, attitudes qui, toutes, cherchent à expliquer et parfois à légitimer l’empêtrement, la paresse ou la malignité des individus, n’ont aux yeux du stoïcien grec aucune valeur. «  Au lieu d’accuser le monde, tu ferais cent fois mieux de te moucher »,  tonne-t-il. Kafka, une fois n’est pas coutume, se fait le lointain interprète d’Epictète, dans un aphorisme  au sens très voisin :

– Entre toi et le monde, arbitre toujours en faveur du monde !

Le stoïcisme d’Epictète est, par certains côtés, une morale et plus encore une expérience de l’esclave émancipé, libéré. Né à Hiérapolis en l’an cinquante avant J.-C., il fut vendu comme esclave à Rome puis affranchi par son maître, Epaphrodite, ami de Néron.

Aussi rien n’a-t-il plus d’importance aux yeux d’Epictète que de ne dépendre de personne, de ne laisser personne d’autre gouverner ses désirs et ses jugements. Et c’est parce que les passions menacent toujours de rendre infirmes les jugements et la claire raison  que le stoïcien récuse la passion et son esclavage. Ce n’est évidemment pas une morale de l’utilité et de la prudence qui vise à bien ménager et défendre ses biens. L’esclave affranchi ne recherche pas la maîtrise dans les affaires domestiques ou publiques qui sont tout au plus les indices visibles et artificiels de la puissance.

Il la recherche dans l’affirmation plénière et intransigeante d’un libre-arbitre accordé à sa nature personnelle.

Spinoza se montre ici le plus véhément adversaire des stoïciens. Alors que pour ceux-ci, le libre-arbitre est le plus grand privilège donné à l’homme par Dieu, Spinoza tient celui-ci pour une fable, une chimère, une illusoire et trompeuse liberté. L’homme est configuré à partir d’une constellation de forces et de déterminations, d’un enchevêtrement si complexe de causes et d’effets, d’excitations et d’indifférences, de désirs et d’aversions que c’est pure imposture que l’imaginer, au cœur de cette constellation en perpétuel et insaisissable mouvement, possesseur d’un libre- arbitre autonome et souverain. Mais Epictète n’en démord pas. Un libre-arbitre ferme et loyal à la nature est le seul antidote efficace contre la folie des événements qui frappe chaotiquement la tête des hommes. Son absence ou son inhibition installe l’empire de la sottise dans le monde et, par dérivation logique, ouvre en grand les portes de la tragédie : « Voilà comment naît une tragédie, lorsque sur le chemin des sots, le sort met quelque désagrément. »

L’un des caractères substantiels de toute idéologie de droite (je ne parle pas ici des variantes religieuses, despotiques ou libérales de cette idéologie mais bien de l’idéologie de droite en tant qu’elle est traversée de fond en comble par l’évidence de l’inégalité humaine) réside dans l’idée que, si Dieu règne communément sur l’ensemble indifférencié des humains, il ne fait en revanche aucun doute que les sociétés humaines se construisent in fine sur la dialectique maître-esclave. Et cette dialectique, quelles que soient les nuances apportées par les époques successives, présuppose toujours une inégalité constitutive, génétique des humains, selon les lois de la Nature. De ce point de vue, on peut penser – et c’est un paradoxe pour la philosophie d’un ancien esclave – que le courant stoïcien dont Epictète est un illustre représentant –participe – de – ou fonde en principe une telle idéologie de « droite ». En tout cas, une idéologie qui, reposant sur l’état de nature, sur les avantages et défauts de chaque nature personnelle, est une morale ou une « sagesse » de l’assentiment.

Certes, il n’est nullement question dans la pensée d’Epictète de légitimer une quelconque condition ontologique de l’esclave. Cette condition n’est qu’accidentelle et pas essentielle (on n’est esclave, procurateur, consul ou athlète que par accident).  Toutefois, si la morale stoïcienne postule l’égalité des créatures humaines face à Dieu, a contrario,  au sein de la société des hommes, la dispersion et l’hétérogénéité des qualités naturelles est la règle.

Les forts règnent ou font les jeux Olympiques, les faibles et les chétifs obéissent et évitent de se prendre pour des athlètes et des champions. Chacun, selon son rang et ses dispositions naturelles, doit consentir à sa destinée. On conçoit que Nietzsche, n’abhorrant rien moins que la virulence médiocre et consolatrice du ressentiment ait considéré Epictète comme un moraliste antique salutaire et « réquisitionnable » dans son combat contre la mauvaise conscience chrétienne.

De là à opiner que seule l’adéquation, la mise en correspondance de la raison de l’individu avec ses inaliénables mais inchangeables qualités naturelles illustre le vrai tempérament des maîtres, le fulminant philosophe allemand ne pouvait s’y résoudre. L’assentiment stoïcien est à tous égards plus lumineux et instructif que la geignarde et frileuse religion du ressentiment. Mais la soumission du tempérament à la nature ou le courage de l’esprit face aux coups du sort de l’existence sont insuffisants. La grande lueur philosophique de l’avenir a besoin d’un saut, d’une transmutation de la nature humaine. L’avènement d’une haute  philosophie des temps irréligieux ne peut pas parier sur l’héroïsme de l’homme antique, soutenu par la volonté indéchiffrable de Dieu ou la famille goguenarde et ludique des Olympiens. Quand Nietzsche écrit « Zarathoustra », ce n’est pas la mort de Dieu qu’il annonce et commente mais bien la fin de l’homme !

Mais avec Epictète, nous sommes encore loin de la vision crépusculaire de Nietzsche et de son appel tonitruant à une nouvelle renaissance. Dieu, les Dieux sont encore bien là et l’homme se prête toujours à de multiples approches et définitions. Pour autant, la situation décrite par Epictète est-elle vivable ?

L’individu chétif, malingre, gagnant chichement une maigre vie, ne possédant aucun bien, pas même sa liberté et qui de surcroît perd l’un de ses parents les plus proches, peut-il consentir à sa destinée et trouver dans le grand « oui » de l’assentiment un réconfort moral à sa détresse, une armature spirituelle à toute épreuve, comme si cette armature, loin de se cabosser sous les coups du sort, y forgeait chaque fois davantage sa force et sa résistance ? Épictète le soutient, tout comme nombre de chrétiens qui, après lui, souligneront le rôle salvateur et purifiant de l’indigence.

 

Les mauvaises lectures de M. de Saci

Pascal, dans sa conversation avec monsieur de Saci, avoue la parenté d’opinion du christianisme et du stoïcisme d’Epictète sur la vanité des biens matériels, de la fortune, des charges publiques et de la santé. Dans les deux cas, une morale exigeante de l’accord et un semblable éloignement de la pensée rebelle sont admis et élevés au rang de principes fondateurs. Mais, si Pascal concède sa dette intellectuelle envers l’ancien esclave d’Hiérapolis, c’est pour aussitôt affirmer qu’Epictète se trompe sur la réponse en affichant en corollaire de cet assentiment un orgueil sans égal, une ambition humaine aussi colossale que démesurée.

Pascal flaire un excès de confiance chez le philosophe antique qui confine à la négation du Dieu créateur, dont ce dernier prétend rester le loyal et intransigeant serviteur. À quoi bon parler encore du Dieu créateur si la Nature a si intelligemment et nécessairement placé chaque être humain à sa place, dans son adéquate condition, dans son rang et jusque dans sa mesure de vie au point que l’homme philosophe doive s’efforcer seulement d’en accepter le coût ? N’y a-t-il  alors plus d’avenir à la grâce, à la bonté divine, au rachat chrétien de la créature humaine naufragée et pécheresse, inévitablement pécheresse, sauf à imaginer une race de sous-hommes indigne du grand assentiment stoïcien et ne s’en remettant à la grâce de Dieu que par défaut ?

Non, ce n’est pas le sous-homme que Pascal a en tête, mais le surhomme d’Epictète auquel l’écrivain des « Pensées » dénie toute existence crédible. Car comment un homme pourrait-il égaler l’excellence d’un Dieu ? Comment le philosophe de l’assentiment, ce prodigieux mais primitif « existentialiste », pourrait-il imaginer rivaliser avec le Christ agonisant et mourant sur la croix afin de rédimer non pas tel ou tel homme, plus ou moins saint, plus ou moins juste, mais toute l’humanité qui veut bien l’accueillir ? Le pauvre, l’indigent, le faible, le craintif, le malingre, l’indigent n’ont qu’à tendre les mains vers la promesse chrétienne pour être aussitôt élevés vers le trône de gloire. Le grand oui chrétien suppose que chaque homme prenne part, modestement, humblement à la grande souffrance universelle du Golgotha.

Ce qui n’est évidemment pas le cas de l’impassibilité stoïcienne qui renvoie chacun de nous à une héroïque solitude jamais éclairée par la lueur de la rédemption.

Curieusement, un autre personnage entre en scène dans les entretiens de Pascal avec M. de Saci et c’est Montaigne. Montaigne et Epictète sont les deux auteurs que M. de Saci aimerait mettre à l’index de toute bonne et éducative bibliothèque chrétienne. L’hérésie et l’athéisme sont, à ses yeux, les principaux dangers des mauvaises lectures et, si le génie de Pascal peut traverser ces livres sans compromettre son esprit, mieux, en fortifiant sa foi catholique par une lecture critique et inspirée de ces auteurs, il n’en va pas de même pour les esprits vulgaires et désarmés qui peuvent en être lourdement affectés. Mais pourquoi Montaigne après Epictète ? Quelle ruse Pascal a-t-il en tête en joignant ces deux écrivains et philosophes dans la proximité d’une conversation sur l’art de vivre ?

Certes, Montaigne, dans un premier temps, est proche d’Epictète par son refus de s’en laisser conter par les autres et son panégyrique de l’indépendance d’esprit. Sans doute partage-t-il aussi, avec le maître stoïcien, la conviction du caractère non essentiel de la dialectique du maître et de l’esclave et l’intuition que toute philosophie ou sagesse axée sur l’évidence naturelle de la servitude et de l’injustice dissimule mal une idéologie au service des puissants, une idéologie de circonstance sans légitimité durable.

En revanche, ce qui distingue Montaigne d’Epictète réside assurément dans leur conception différente de la nature et l’usage que les hommes en font. Le point de départ est pourtant très proche. Montaigne professe un égal respect de la nature humaine. Chacun de nous, selon sa complexion naturelle, ses désirs et ses aversions, essaie de mener une existence accordée à ses inclinations souveraines sans les discuter ou les mettre en doute à tout bout de champ. L’homme n’est pas un mille-pattes qui se fait sans cesse des crocs-en-jambe. Mais rapidement les choses divergent. Quand le philosophe grec persiste et signe, pour l’entière durée d’une vie, son engagement en faveur de la symétrie des vertus et des qualités naturelles, Montaigne n’est pas homme à accepter, comme loi divine et intouchable, ces dispositions héritées. Certes, il faut les domestiquer, s’en accommoder peu ou prou mais, de là à en faire une loi qui s’impose à chacun comme un corset de fer, cela n’est ni souhaitable ni vivable. L’homme est une créature du doute, de la mesure, de la prudence, de la balance des jugements et Pascal souligne à ce propos à quel point Montaigne est le fossoyeur de toute croyance, de toute foi, de toute conviction militante et à l’extrême, ce qui est un comble pour un écrivain épris de sagesse et de philosophie, de toute aspiration à la Vérité.

Montaigne nous invite à vivre dans l’incertitude de toute pensée et la relativité de tout jugement moral et cela effraie bien sûr un esprit pénétré comme celui de Pascal par la nécessité salvatrice de la grâce. Pascal ne fait aucune confiance à l’être humain et, si l’on peut douter que l’auteur des « Pensées » croie en Dieu avec la même foi que celle des Pères de l’Eglise ou avec l’intensité sublime des premiers acteurs du monothéisme, il ne fait aucun doute que Pascal ne possède guère la foi en l’homme d’un Epictète ou même d’un Montaigne. À son idée, Montaigne est coupable d’entrebâiller les portes du nihilisme moral par lesquelles s’engouffreront plus tard des générations de modernes.

Si la grâce est éliminée et la raison humaine renvoyée à une constante et irréparable relativité, nul ordre durable, nulle harmonie politique et nul salut spirituel ne viendront plus structurer les sociétés humaines ni limiter les bassesses de l’âme humaine. Partout où Montaigne aperçoit et distingue fantaisie et légèreté, Pascal renifle l’odeur soufrée des enfers et la malédiction des cauchemars à venir. Le choc du nouveau, l’incessante métamorphose du monde, de ses bruits, de ses couleurs, de ses goûts, de ses techniques est, aux yeux de Pascal, comme ils le seront plus tard à ceux de Chateaubriand, l’antithèse du monde intime, secret et personnel où l’homme doit livrer intelligemment, artistiquement son combat contre la mort « toujours ressuscitée ». Car la mort n’est pas l’affaire des civilisations (contrairement au verdict de Paul Valéry), les civilisations doivent impérativement constituer des ensembles cohérents et durables capables de résister à l’entropie et à la foncière vanité de l’existence humaine. En revanche, seul l’homme peut affronter la finitude de son existence et vaincre ce qui en constitue la plus notoire et récurrente absurdité : son éphémère présence terrestre.

Dans son essai sur Don Tancrède, l’écrivain espagnol José Bergamin fait de Pascal le fondateur du tancrédisme français, c’est-à-dire du stoïcisme chrétien. Pour ceux qui n’ont pas lu les œuvres taurines de l’écrivain espagnol, rappelons que Tancredo Lopez était un ouvrier maçon qui, juché sur un piédestal cubique, au centre de l’arène, demeurait absolument immobile face au toro. Cette quiétude radicale, ce « silence des mouvements » de Don Tancrède face au jugement de Dieu caché dans les cornes du toro, signifiait, aux yeux de Bergamin, le stoïcisme espagnol le plus pur. Et en parallèle, Bergamin concevait le toreo, le jeu mobile, intelligent, vivifiant et magique du torero, comme la quintessence du christianisme. Le stoïcisme dépasse la peur de la mort par une attitude téméraire et imperturbable, une posture tancrédiste. La mort est partout, on ne peut lui échapper et, quand elle arrive, il ne sert à rien de fuir. Fuir est aussi absurde pour l’homme qu’accélérer le pas ou se mettre à courir quand il pleut, alors que la pluie est aussi devant lui. Le christianisme affronte également la mort mais, par une autre sorte de courage, un courage issu de la grâce, de la compagnie intime de Jésus qui permet à l’homme de se sublimer face au destin, de s’en rendre plus finement, plus subtilement et esthétiquement le maître provisoire, le maître qui se sait provisoire. L’homme chrétien est un créateur, un artiste qui, à l’instar du torero, accueille dans les plis ensorceleurs et intelligents de sa muleta la charge éternellement recommencée de la mort.

 

Contemporains ne tournant pas la tête du même côté

À peine quinze années après la conversation de Pascal avec le directeur de Port-Royal des Champs, Spinoza interroge également l’état de nature et l’état de grâce, la puissance de vie et l’intensité de la Révélation. Ses conclusions sont, on le sait, radicalement différentes de celles du stoïcien chrétien Pascal.

D’abord, l’état de nature s’impose effectivement à tous, hommes, animaux ou objets. Mais il est tout aussi absurde, précisément parce que la nature n’a pas de projet providentiel, de miser sur l’assistance de Dieu dans la conduite des affaires humaines que de parier sur l’autosuffisance du libre-arbitre humain. Alors que les stoïciens élèvent le libre-arbitre à la plus haute marche des vertus humaines et que les croyants (dont les hébreux servent d’archétypes) s’asservissent à une Loi divine rédigée par l’esprit humain, Spinoza affirme, à rebours de ces engagements duels mais jumeaux, que tout ce qui est humain est déterminé, construit, assigné, et repose sur une croissante densité de motifs et de causes. Que ce produit, ce fruit actualisé de tant de subtiles et innombrables interférences, puisse se montre créatif, vivant et même joyeux est un fait qui ne relève nullement d’une morale de l’assentiment ou de la sublimation divine de la couardise humaine.

Une fois la nature imaginée comme une immense unité biophysique génératrice de formes, de substances, d’êtres tous dissemblables les uns des autres, quelle place réserver à Dieu ? En observant la faiblesse d’armure et de défense d’une salamandre ou d’une grenouille, force est de constater que la Nature a créé une infinité de choses dissemblables mais aussi inégalement dotées de puissance, de longévité, de résistance ou de ruse. Donc, tout système analogique avec le système naturel est dans l’impossibilité de susciter et encore moins d’établir des valeurs de justice et de paix.

On peut anthropomorphiser la nature, on peut y projeter les idées humaines les plus loufoques ou les plus tendres mais on ne peut assurément pas naturaliser les humains et attendre d’eux l’organisation d’une société politique juste ou pacifique.

En assimilant Dieu à la Nature, en définissant Dieu comme le Pancreator, le forgeron de tous les mondes physiques et biologiques, Spinoza est considéré comme l’inventeur du panthéisme, une marche au-dessus du monothéisme biblique et du polythéisme grec ou païen. Ce faisant, Dieu Pancreator logeant dans toute chose, Il loge aussi dans les férocités, les rudesses, les cruautés, les iniquités de la Nature. Au sein de la vraie Nature, du monde conçu et occupé de part en part par Dieu, le loup ne paît pas docilement avec l’agneau. La coexistence pacifique du loup et de l’agneau est une projection imaginaire des prophètes. Les temps messianiques sont totalement surnaturels et fictifs et, en cela, ils sont « saturés » d’absence divine. Le panthéisme spinozien, sans se résumer à une revanche de Baruch Spinoza contre l’institution civico-religieuse qui l’a chassé de la Synagogue, est une redoutable et conséquente excommunication du Dieu des théocraties.

Loin de se tenir comme Pascal dans l’entre-deux tragique de la condition humaine, alternativement tournée vers sa face bestiale et sa face angélique sans jamais pouvoir choisir son visage, Spinoza réduit tout à la fois les appétits célestes et animaux de l’homme afin de déployer en lui une vraie puissance de vie et de jugement. La justice et la paix dans la Cité, tout comme la destruction et la guerre, sont l’œuvre unique des hommes et, sans être pour autant surnaturelle, cette œuvre n’a pas de correspondances ni d’exemples dans l’état de nature. De même, les idées, les sentiments, les inclinations, les connaissances sont l’affaire exclusive de l’homme, un être qui, issu de la nature, se hisse de temps en temps au-dessus de ses impératifs biophysiques et peut même atteindre, au terme d’un énorme travail personnel, un état sublime de béatitude et de joie.

Dès lors que Dieu s’est retiré du monde (et la thèse lourianique du tsimtsoum, contemporaine de l’exil des Juifs d’Espagne, est sans doute connue de Spinoza[2]), le monde n’a plus de commerce équitable avec Dieu. De ce point de vue, le panthéisme spinozien est l’envers philosophique du tsimtsoum des cabalistes. Dieu n’est plus présent dans l’univers ou Il est partout chez Lui, ce qui est presque la même chose. En tout cas, l’extériorité transcendantale de Dieu est congédiée. Pascal n’est sans doute pas loin de penser la même chose. Il hésite, il est au seuil d’une crise aigue, catastrophique de la foi, mais il ne peut échapper au tourment délicieux de la grâce qui lui semble l’unique remède à la double impasse de l’orgueil et de la nonchalance, de l’héroïsme et de la paresse, du temps méprisant des forts ou obscurément cynique des masses. Et il compose, dans la nuit fébrile et illuminée de 1654, son « Mémorial ».

Spinoza pense réellement à la place de Moïse, dans la peau de Moïse. Sa critique de la théocratie hébraïque, plus précisément du mode de sélection des élites sacerdotales, est en quelque sorte contemporaine du « don » de la Loi au Sinaï et de la rédaction du Deutéronome. Il réfléchit au choix des lévites du point de vue de Moïse et non pas à partir d’une tradition talmudiste, midrashique ou cabaliste bien postérieure. Alors que, la plupart du temps, nous confondons l’aurore biblique et son long rayonnement historique.

C’est aussi, me semble-t-il, ce qui distingue au plus haut point le judaïsme et le christianisme. Il n’existe pas de civilisation juive, ce qui du reste explique la polysémie de l’identité juive, mais on parle sans cesse de civilisation chrétienne. Ce que l’on nomme le christianisme est très éloigné des premiers rayons du monothéisme, de l’archaïque lumière de Dieu, captée et traduite par un grand prophète. C’est davantage le génie historique du christianisme, ce que les hommes au travers d’innombrables générations ont élevé et fait au nom du Christ que nous avons en tête quand nous évoquons la foi ou la culture chrétiennes. De sorte que ce n’est plus Dieu (ni sa Loi révélée) mais l’œuvre civilisatrice des hommes (les cathédrales, les peintures bibliques ou la musique « religieuse », etc.) accomplie sous la tutelle de Dieu que nous appelons Dieu. Et c’est sans doute, à revers, cette recherche de la lumière originelle de Dieu qui foudroie Pascal en l’an de grâce 1654 et qui le pousse à dédier son incandescente conversion du « Mémorial » au Dieu d’Abraham, au Dieu d’Isaac, au Dieu de Jacob.

L’invention de la joie par temps de dis-grâce – dans une époque qui voit s’anéantir l’humble et naïve confiance de l’homme en la Providence divine  autant que se multiplier les ferments de la décadence du christianisme (guerres de religions, poussée des sciences et des techniques, naissance d’une géo-politique de la planète) – situe l’importance de la contribution de Spinoza à la pensée humaine. Quand le sol ferme semble se dérober sous les pieds d’un Pascal saisi par la vertigineuse angoisse du vide céleste et la crainte d’un monde abandonné au nihilisme des lois naturelles, Spinoza propose de penser à partir d’un « humain global », sans séparation artificielle et mensongère avec le corps physique, la possibilité d’une humanité joyeuse et affranchie de ses ténébreuses et infantiles passions. Nul besoin de rédemption ni de médiation de l’égalité des humains par le truchement de Dieu, le simple et exigeant travail intellectuel de l’homme y pouvoira.

La philosophie de Spinoza nous éloigne à égale distance de la morale stoïcienne de l’assentiment et de la solution désormais artificielle et « politique » de la grâce telle que l’auteur des « Pensées » la propose : comme un remède indispensable au déchirement, à l’angoisse, à l’insignifiance et à l’incomplétude de la condition humaine, un succédané nécessaire, fût-il malade ou agonique, à l’éblouissant et lumineux  accueil de la Révélation que connut la génération sinaïtique ou celle des pères de l’Eglise.

 

Oter à la mort son masque sublime

« Penser » la joie implique néanmoins une conversion initiale de l’esprit : se détourner résolument de l’aporétique condition mortelle de l’humain. Car la mort pèse, elle pèse par ses fléaux, ses famines, ses épidémies, ses accidents, ses blessures mais elle pèse aussi par les superstitions, croyances et dévotions que sa crainte engendre et organise en tribunaux métaphysiques ou d’essence prétendument divine.

Spinoza, après Epictète et Montaigne, tente de marginaliser ou d’occulter la question de la mort, lui qui sait bien qu’elle est la question religieuse par excellence ou du moins le terreau de tout grand édifice spirituel.

Franz Rosenzweig s’empresse de le souligner, en indiquant en ouverture de son grand livre « L’étoile de la Rédemption » que la philosophie avait toujours manqué le rendez-vous crucial avec l’angoisse de l’être humain confronté à sa finitude et à sa désolation : « De la mort, de la crainte de la mort, dépend toute connaissance du Tout. Rejeter la peur du terrestre, enlever à la mort son dard venimeux, son souffle pestilentiel à l’Hadès, voilà ce qu’ose faire la philosophie. Tout ce qui est mortel vit dans cette angoisse de la mort, chaque naissance nouvelle multiplie l’angoisse d’un nouveau fondement, car elle multiplie ce qui est mortel. Sans fin le sein de la terre inépuisable accouche du neuf, et chacun est soumis à la mort, chacun attend avec crainte et tremblement le jour de son passage aux ténèbres. Mais la philosophie conteste ces angoisses de la terre. Elle s’échappe par-dessus la tombe qui s’ouvre sous les pieds à chaque pas. Elle abandonne le corps à la merci de l’abîme, mais l’âme libre prend son envol pour le franchir sans encombre. Que l’angoisse de la mort ignore tout d’une telle séparation en âme et corps, qu’elle hurle Je, Je, Je, et ne veuille rien entendre d’une dérivation de l’angoisse sur un pur « corps », point n’en chaut à la philosophie. Que l’homme se terre comme un ver dans les plis de la terre nue, devant les tentacules sifflants de la mort aveugle et impitoyable, qu’il puisse ressentir là dans sa violence inexorable ce que d’habitude il ne ressent jamais : que son Je ne serait qu’un ça s’il venait à mourir, et que chacun des cris encore contenus dans sa gorge puisse clamer son Je contre l’Impitoyable qui le menace de cet anéantissement inimaginable, face à toute cette misère, la philosophie sourit de son sourire vide et, de son index tendu, elle renvoie la créature, dont les membres sont chancelants d’angoisse pour son ici-bas, vers un au-delà dont elle ne veut absolument rien savoir. »

Si Epictète offre à l’homme la solution de l’accueil magnanime et indifférent (magnanime parce qu’indifférent) de la mort, solution dont Pascal, répétons-le, nie la vraisemblance et la piété[3], Montaigne adopte une posture plus modeste et plus taillée à la mesure de ses observations désenchantées sur la créature humaine. Ne pouvant éviter la mort, l’homme doit s’efforcer de l’accueillir avec dignité et sans chercher à attrister de manière inconvenante ou théâtrale son entourage. Ce n’est pas au seuil de la mort que l’humain dicte soudainement un témoignage inspiré, un testament sage et éclairant. C’est du temps de sa vie, dans l’éclat fugitif de ses jours terrestres que chacun de nous peut livrer un enseignement et affirmer ou oser une conduite de vie. Il faut vivre entre les vivants !

La mort est un passage, elle n’est pas une conclusion, encore moins un achèvement : «  La mort a des formes plus aisées les unes que les autres, et prend diverses qualités selon la fantaisie de chacun. Entre les naturelles, celle qui vient d’affaiblissement et appesantissement me semble molle et douce. Entre les violentes, j’imagine plus malaisément un précipice qu’une ruine qui m’accable et un coup tranchant d’une épée qu’une arquebusade ; et eusse plutôt bu le breuvage de Socrate que de me frapper comme Caton. Et, quoique ce soit un, si sent mon imagination, différence comme de la mort à la vie, à me jeter dans une fournaise ardente ou dans le canal d’une plate rivière. Tant sottement notre crainte regarde plus au moyen qu’à l’effet. Ce n’est qu’un instant, mais il est de tel poids que je donnerais volontiers plusieurs jours de ma vie pour le passer à ma mode (…) C’est une condition que j’eusse acceptée en toutes les saisons de mon âge, mais en cette occasion de trousser mes bribes et de plier bagage, je prends plus particulièrement plaisir à ne faire guère ni de plaisir, ni de déplaisir à personne en mourant. Elle a, d’une artiste compensation, fait que ceux qui peuvent prétendre quelque matériel fruit de ma mort en reçoivent d’ailleurs conjointement une matérielle perte. La mort s’appesantit souvent en nous de ce qu’elle pèse aux autres, et nous intéresse de leur intérêt quasi autant que du nôtre, et plus et tout parfois. En cette commodité de logis que je cherche, je n’y mêle pas la pompe et l’amplitude ; je la hais plutôt ; mais certaine propriété simple, qui se rencontre plus souvent aux lieux où il y a moins d’art, et que nature honore de quelque grâce toute sienne. »[4]

Montaigne discourt de la mort comme d’une affaire entendue, raisonnable, donc secondaire, dont il est loisible de limiter les effets collatéraux et les ostentations morbides et sépulcrales. Combien sommes-nous ici éloignés de l’angoisse de mort que décrit avec une si terrible éloquence Franz Rosenzweig ou du pressentiment inquiet de Pascal sur le glissement fatal de la non crainte de la mort à la non crainte de Dieu.

Quant à Spinoza, il chasse la mort du lexique philosophique. Il n’évoque même plus l’au-delà de l’âme humaine qui prend son envol en se séparant du corps, au-delà énigmatique dont la philosophie, disait Rosenzweig dans son préambule, n’avait jamais voulu éclaircir la région ou le devenir, mais dont elle ne niait pas l’existence. La mort unit le corps et l’âme, tout comme la vie conjoint les deux. Comme enjeu philosophique encore asservi à son mentor et tuteur théologique, la mort est, si l’on peut dire, hors-jeu. Ce qui compte vraiment, c’est l’éternité de ce qui a eu lieu, de ce qui est advenu, nullement l’immortalité des êtres et des choses qui n’est pas et n’a jamais été inscrite dans le programme commun de la Nature.

Face à l’acceptation stoïcienne du sort et au consentement chrétien à la destinée (les voies de la Providence étant impénétrables aux mortels), Spinoza choisit la puissance d’agir logée à des degrés et selon des intensités variables dans la persévérance de l’être. L’humain lui-même n’est pas réductible à une destinée, à un fatum qui se joue à la périphérie de Dieu ou sur les tréteaux tragi-comiques des Olympiens, il n’est pas que ce vermisseau bavard des misanthropes ni cet être-pour-la mort des métaphysiciens tardifs et incrédules, exempté de toute responsabilité envers son proche ou son lointain. L’humain est aussi et avant tout un vivant persévérant, tendu vers la joie d’être, sous sa double dimension, personnelle (le troisième type de connaissances) et collective (en construisant  une société politique raisonnable et paisible).

 

Non pas sans droits mais par-delà le Droit

Avec son étourdissante et magistrale construction éthique, Spinoza espère dessiner un avenir lucide et néanmoins joyeux aux humains de la modernité, un avenir qui ne doive plus rien à l’embrasement spirituel et violent de l’homme féodal sans être livré pour autant au mercantilisme illimité du bourgeois naissant. Mais que la tâche est ardue, harassante, dangereuse et parfois obscure et ingrate ! Les alliés d’un jour sont les ennemis du lendemain, les passions toujours réveillées par un quelconque crime piétinent les principes « ennuyeux » et équilibrés de la raison et du « vivre ensemble ». Les hommes brûlent toujours ce qu’ils ont adoré la veille et les frères de Witte, lynchés et dépecés par une populace orangiste haineuse et vengeresse, font les frais de la dernière barbarie.

La fausse piste pour parvenir à cet équilibre général et funambulesque des passions et des raisons humaines, tracé par l’Ethique, est l’avènement récurrent et obstiné de la grâce sous divers visages d’emprunt, parfois trompeusement « laïques ». Dès que la société humaine et chaque homme considéré isolément se replacent entièrement sous l’autorité aveuglante d’une idée-slogan (celle, nationaliste et sécuritaire du stathoudérat ou celle, plus sublime mais tout aussi épuisante d’une communauté politico-religieuse fermée au commerce avec les autres) et délaissent ce faisant la dynamique féconde des réciprocités positives, la souffrance, la tristesse et la destruction étendent à nouveau leur ténébreux empire. Et la dialectique maître-esclave, immanente ou transcendante, dont on a entrevu qu’elle est constitutive de toutes les idéologies fondées sur l’inégalité humaine, ressuscite toujours, comme aux temps antiques, au moment crucial de la désignation des élus et des déchus, des initiés et des vulgaires.

Cependant, l’épanouissement individuel et collectif d’une raison libre et joyeuse ne repose pas davantage sur des bases juridiques ou contractuelles. Il se nourrit de la capacité de l’individu avec sa propre puissance d’agir, son conatus personnel, d’entrer dans la multitude, dans les soucis de la multitude autant que dans ses intérêts communs. Cette multitude n’est pas une donnée statistique ou abstraite comme on dépeint de nos jours la prétendue opinion publique. Si elle recèle une vérité démographique, elle est avant tout la somme, la « synthèse » des multiples et innombrables puissances d’agir des individus assumant librement les contradictions et les contrariétés de la rencontre commune. Il existe bien, en permanence, une dynamique des liens entre individu et communauté humaine, liens réciproques, affectants, constituant les deux parties de tout être humain. Le citoyen de la République spinozienne n’est pas un sujet, donc un individu potentiellement promis à l’assujettissement, mais un individu-monde, une personne. Et si l’individu spinozien n’est pas un sujet mais un individu-monde, encore moins est-il à considérer comme un simple justiciable, un sujet du Droit ou un sujet de droit.

Dans une époque marquée par la gestation des Etats modernes, il est surprenant et hautement instructif que trois penseurs aussi différents que Montaigne, Pascal et Spinoza n’aient pas pensé la société ni les rapports de l’individu et de la communauté sous un angle juridique, sous l’aspect prétendument civilisateur et anti-barbare du Droit.

L’« antijuridisme » de Spinoza me semble en tout cas à confronter à l’antijuridisme de Marx et de Kafka. La loi qui, pour Kafka et Marx, est l’instrument de domination d’une classe et, chez Spinoza une force aliénante, extérieure, abusive qui contredit et ampute l’intensité des désirs et des puissances d’agir des hommes, leur inspire une commune méfiance. Que ces trois hommes issus du monde juif aient vécu une relation mouvementée, parfois brutale et hostile, en tout cas jamais apaisée avec le judaïsme, peut-elle laisser penser que c’est leur étrangeté à la Loi révélée qui alimenta leur commun éloignement de la forme sécularisée de la loi ? Il est difficile de l’affirmer.

Mais la réminiscence spinoziste de la pléthore de commandements contraignants et « inhibiteurs » qui a envahi le judaïsme amstellodamois, issu pour l’essentiel d’une communauté marrane portugaise ignorante de la Halakha n’est, en tout cas, pas sans enjeux ni conséquences sur la pensée de  l’auteur de l’« Ethique ».

Le judaïsme marrane, auquel Spinoza est apparenté, ne s’est maintenu en vie que comme force de résistance à la religion trinitaire et au fétichisme catholique de la croix et presque pas du tout comme succédané d’une religion des commandements. C’est comme religion anomique  ou « micro-nomique » que le marranisme a creusé son tunnel dans le vaste champ concurrentiel des spiritualités.

Spinoza défend d’autant plus âprement le droit naturel des humains que les rabbins hollandais, tout occupés à re-fabriquer de l’identité juive convenable et presque « calviniste », multiplient les avertissements et parfois les herems à l’égard d’un milieu marrane infesté de gens « impies, matérialistes, épicuriens », c’est-à-dire au fond d’un milieu d’humains profondément mus et agités par les relations commerciales tissées avec des nations étrangères qui ne reconnaissent ni les mêmes usages ni les mêmes droits.

D’autre part, l’éloignement spinoziste de la philosophie du droit, dont de nombreux courants post-kantiens feront le socle des démocraties modernes, s’explique sans doute aussi par le ressouvenir des procès inquisitoriaux dont la mémoire est au cœur de l’intimité des foyers juifs ibériques émigrés vers les Provinces-Unies.

Une symétrique défiance vis-à-vis des deux visages antagonistes de la Loi, celui du Saint Office et celui du Mahamad hollandais,  poussa Spinoza à écarter le Droit comme garant du développement harmonieux et juste d’une société réveillée du long sommeil de la Raison. Ce n’est pas la loi qui construit l’équité, c’est la science qui améliore la connaissance utilitaire de la nature, le commerce qui forge des liens réciproques et obligés entre les acheteurs et les vendeurs et, à plus lointaine échéance, la philosophie qui limite et régule les outrances des passions et des raisons humaines et insuffle aux individus des tâches plus hautes et plus contemplatives.

La loi n’agit que comme menace, en distillant la peur et la crainte ; à ce titre, elle est nécessairement, intrinsèquement infra-humaine. On ne peut lui concéder une place centrale dans une éthique politique conséquente et fouillée des rapports humains et politiques.

A cette fin, Spinoza tissa une toile arachnéenne d’arguments et de propositions, rigoureusement, géométriquement agencés sur les passions tristes, les impasses de la raison aliénée et les chemins joyeux et libres de la connaissance, susceptible de contrecarrer ou de limiter les sacro-saints principes de l’Etat de Droit moderne. Principes disséminés de nos jours dans toutes les activités humaines, toutes désormais également justiciables et qui, en raison de leur incessante prolifération, nous révèlent brutalement l’arrogance et la boursouflure du masque protecteur de la loi.

Et c’est peut-être dans son rejet intellectuel de tous les leurres de la protection que Spinoza rejoint, un court moment, Epictète…

Claude Corman

 

[1] « Ce qui dépend de nous », Epictète ( Le manuel )

[2] L’idée spinozienne du dieu-nature implique que chaque élément naturel, si grotesque, infime ou indifférent soit-il, recèle une présence proportionnelle de la totalité divine, de la puissance d’agir colossale de Dieu. Mais afin que cette puissance d’agir de Dieu se matérialise ou s’actualise en autant de mondes et d’éléments innombrables qui fondent et renouvellent la nature, du grain de sable aux systèmes planétaires, du crapaud à l’homme, il est nécessaire que la volonté infinie qui excède toute forme d’actualisation, étant elle-même volonté sur-puissante mais aussi pré-active, affranchie de toute causalité antérieure, se rétracte, se condense, s’occulte. Ainsi, c’est au prix d’un tsimtsoum, d’un repli de la volonté de puissance de Dieu que le Dieu-Nature de Spinoza peut se déployer dans sa vivacité et sa diversité à travers les multiples modalités de l’actualisation naturelle.
Dans l’axiomatique lourianique, le tsimtsoum est associé à la dissémination des étincelles de sainteté dans le monde physique, dans le monde d’en bas qui se trouve être, après cet arrosage, ce saupoudrage divin le plus élevé des mondes. La brisure des vases célestes annonce la naissance du monde, non plus comme monde créé ex-nihilo mais comme monde naturé et naturant, indéfiniment. L’estime de ce monde ne peut alors se concevoir que s’il persiste un lien entre Dieu et la Nature. Ce lien est tranché par l’effacement de Dieu mais la nature en conserve la mémoire invisible, la trace indéchiffrable. Ce lien sans actualité ni présence réjouit Spinoza et effraie Pascal qui, hanté par le christianisme, anticipe avec son déclin et son usure un monde crépusculaire de complots, de dévorations, de saccages, un monde forcément infernal.
Le Dieu spinozien n’est plus un Dieu ordonnant ou prescrivant une Loi, un Dieu de la Révélation.
C’est une rémanence, une source, une lumière inextinguible qui gît dans toute chose, dans l’éclat de toute chose et suscite tout à la fois l’éveil de l’attention, de l’appétit, du désir mais aussi l’éveil de la joie et à un degré supérieur de la béatitude.

[3] « Ces principes d’une superbe diabolique le conduisent à d’autres erreurs, comme : que l’âme est une portion de la substance divine ; que la douleur et la mort ne sont pas des maux ; qu’on peut se tuer quand on est si persécuté qu’on peut croire que Dieu nous appelle, etc. », Entretien de Pascal avec monsieur de Saci.

[4] «  De la vanité », Montaigne.

 

Vous voulez nous écrire, réagir à cet (un?) article
Ecrivez-nous
nous transmettrons vos réactions à son auteur