par Claude Corman
Rien ne sert de courir, on ne part jamais à point !
Aux yeux d’Epictète, la réputation, les charges publiques, l’argent, mais aussi la santé du corps sont des choses secondaires et asservissantes : exposées aux aléas et aux hasards de l’existence, elles demeurent étrangères à nos natures profondes. Charge puissante et sans réserves contre l’argent, la reconnaissance ou l’entretien du corps, triade qui forme précisément, dans nos sociétés modernes, la constellation la plus lumineuse de la vie et une inépuisable source d’opinions et d’attentions.
« Mais si tu cherches à éviter la maladie, la mort ou la misère, tu seras malheureux »[1]. En deux mots, on a vite fait de comprendre que le conseil d’Epictète se situe à dix mille lieues des recommandations contemporaines, qu’il leur est foncièrement étranger. Le philosophe antique ignore tout du stress et de l’angoisse modernes face à la déchéance qui se profile derrière l’infirmité ou l’indigence, plus encore les programmes d’hygiène et de remise en forme des docteurs en bien-être qui cherchent par tous les moyens à nous rallier à leurs causes.
Aujourd’hui, n’est-ce pas à l’évitement de la misère, à l’active prévention de la maladie ou à la fuite éperdue devant la mort que nous mesurons et étalonnons une forme moderne de bonheur ? Ou plutôt devrions-nous dire : de non-malheur ! Car il n’est nul bonheur à éviter la misère, la maladie ou la mort.
Le bonheur, quand il n’est pas le fruit d’une recherche positive, active, d’une quête ardente et obstinée, se transforme en non-malheur, état psychologique intermédiaire et suspendu, qui n’est que la conséquence collatérale d’un opportun hasard, d’une bienveillante fortune. Ne pas tomber malade, ne pas croiser prématurément le chemin de la grande faucheuse, ne pas suer sous les haillons de la pauvreté, est-ce à cela que l’on doit évaluer la puissance du bonheur ?
Mais en vérité, Epictète suggère autre chose : c’est la recherche de l’évitement qui rend naturellement malheureux, ce petit jeu stratégique de fuite et de prudence qui aliène l’individu et le captive dans les filets d’une anticipation obsessionnelle et douloureuse du mauvais sort.
On n’entend sans doute rien au conseil du stoïcien si l’on ne mesure pas que, pour un esprit de la trempe de celui d’Epictète, c’est bien le non-bonheur (l’absence délibérée de vertu forte, d’inclination résolue vers des appétits multiples de vivre, l’oubli de l’intensité des désirs et des aversions) qui est la quintessence même du malheur.
Rien de plus éloigné de ce philosophe que notre principe moderne de précaution, ce parapluie défensif et pusillanime contre toutes les affres et menaces de l’existence. Poltronnerie, anxiété, superstitions, propagande hygiéniste, pandémie de l’affolement, boursicotage du corps… médicalisation incessante de la vie ! Épictète ressuscité ne pourrait que constater aujourd’hui le naufrage de sa philosophie et plus généralement la fragile et déclinante postérité des idées fières et combattantes, des idées « viriles ».
« Ce qui tourmente les hommes, ce n’est pas la réalité, mais les opinions qu’ils s’en font », ajoute-t-il plus loin dans son « Traité de savoir-vivre ». Au fond, ce n’est ni la maladie ni la mort qui obsèdent et chagrinent tant les hommes, c’est la monstrueuse déformation des opinions qu’ils s’en font, le refus attristant et anxiogène de regarder ces événements comme indépendants d’eux, extérieurs à leur jugement et à leur lucidité. Comment des mortels en arrivent-ils à redouter ce qui est somme toute la vérité élémentaire la plus universelle de leur condition s’ils ne s’entêtent pas à égarer leurs esprits dans de trompeuses et aliénantes promesses ?
La démission de l’esprit humain face à la mort ou à la maladie est la matrice de toutes les autres démissions et, pire encore, de toutes les servitudes. Bien des siècles après l’Antiquité gréco-latine, les régimes totalitaires qui ne se sont pas spécialement nourris de la lecture d’Epictète en ont à leur insu retenu la leçon : la peur est la plus puissante pédagogie de la soumission.
Toutes les autres qualités que le philosophe stoïcien tient pour des vertus incomparables, quand elles ne découlent pas par automatisme de cette infaillible lucidité sur la mort, en dérivent toutefois à un degré variable.
Il n’est donc pas étonnant que la philosophie, pour Epictète, soit un sacerdoce, une divine activité de l’esprit à laquelle on se voue et se consacre entièrement, sans partage, sans préoccupation concurrente. Mais également sans souci de reconnaissance, de gloire ou de séduction.
« Comment si tu ne flattes personne, obtenir autant que les flatteurs ? » La liberté totale de jugement, qui garantit le développement harmonieux et souverain de la personne, déconstruit toute forme d’obéissance à un gourou, à un tyran, voire à un maître.
Mieux vaut passer pour un inculte que se mettre prématurément au service d’un maître des paradoxes et des syllogismes : « Si tu veux progresser, accepte de passer pour un ignorant et un idiot dans tout ce qui concerne les choses extérieures, n’essaie jamais d’avoir l’air instruit ».
La philosophie n’a pas pour objectif une alliance des champions du savoir à seule fin d’imposer le respect aux groupes d’athlètes, aux cercles de personnalités politiques influentes ou aux « Césars ». « Plutôt avoir Dieu pour père et tout l’univers que César comme parent… ! »
Du reste, la philosophie n’est pas un savoir, fût-elle inspirée et nourrie par les livres merveilleux des philosophes : c’est un engagement de tout l’être dans une attitude existentielle courageuse et guidée par la plus grande fermeté de la raison. C’est un combat permanent qui n’est jamais soutenu ou encouragé par la perspective de la reconnaissance publique ni l’appât des récompenses. Nulle scintillation de la gloire ne vient troubler l’esprit libre du philosophe !
Aussi Epictète oppose-t-il l’éblouissante ardeur philosophique à l’inconséquence triviale de l’homme ordinaire qui rêve d’être un jour vainqueur aux jeux Olympiques, sans imaginer et encore moins éprouver les concessions, les efforts, les disciplines physiques, les renoncements à l’activité ludique auxquels il devrait nécessairement se plier, pour y parvenir.
L’engagement philosophique d’Epictète implique, on le conçoit, une hautaine solitude de l’individu pensant. Car, s’il ne faut s’intéresser qu’à « ce qui dépend de nous », cela délimite et borne drastiquement le territoire exclusif de nos désirs et de notre raison. Et c’est à l’intérieur de ces limites indilatables que nous sommes responsables ou irresponsables, valeureux ou lâches, clairvoyants ou aveugles.
– Ne faut-il pas désirer être en bonne santé ?
-Pas du tout : pas plus que n’importe quoi d’autre qui te soit étranger.
Le monde extérieur ne peut plus se trouver en situation d’accusé. Le plaidoyer sur les circonstances atténuantes, l’argumentation sur les infortunes de la naissance ou la mise en avant d’un arrière monde psychologique ou social, attitudes qui, toutes, cherchent à expliquer et parfois à légitimer l’empêtrement, la paresse ou la malignité des individus, n’ont aux yeux du stoïcien grec aucune valeur. « Au lieu d’accuser le monde, tu ferais cent fois mieux de te moucher », tonne-t-il. Kafka, une fois n’est pas coutume, se fait le lointain interprète d’Epictète, dans un aphorisme au sens très voisin :
– Entre toi et le monde, arbitre toujours en faveur du monde !
Le stoïcisme d’Epictète est, par certains côtés, une morale et plus encore une expérience de l’esclave émancipé, libéré. Né à Hiérapolis en l’an cinquante avant J.-C., il fut vendu comme esclave à Rome puis affranchi par son maître, Epaphrodite, ami de Néron.
Aussi rien n’a-t-il plus d’importance aux yeux d’Epictète que de ne dépendre de personne, de ne laisser personne d’autre gouverner ses désirs et ses jugements. Et c’est parce que les passions menacent toujours de rendre infirmes les jugements et la claire raison que le stoïcien récuse la passion et son esclavage. Ce n’est évidemment pas une morale de l’utilité et de la prudence qui vise à bien ménager et défendre ses biens. L’esclave affranchi ne recherche pas la maîtrise dans les affaires domestiques ou publiques qui sont tout au plus les indices visibles et artificiels de la puissance.
Il la recherche dans l’affirmation plénière et intransigeante d’un libre-arbitre accordé à sa nature personnelle.
Spinoza se montre ici le plus véhément adversaire des stoïciens. Alors que pour ceux-ci, le libre-arbitre est le plus grand privilège donné à l’homme par Dieu, Spinoza tient celui-ci pour une fable, une chimère, une illusoire et trompeuse liberté. L’homme est configuré à partir d’une constellation de forces et de déterminations, d’un enchevêtrement si complexe de causes et d’effets, d’excitations et d’indifférences, de désirs et d’aversions que c’est pure imposture que l’imaginer, au cœur de cette constellation en perpétuel et insaisissable mouvement, possesseur d’un libre- arbitre autonome et souverain. Mais Epictète n’en démord pas. Un libre-arbitre ferme et loyal à la nature est le seul antidote efficace contre la folie des événements qui frappe chaotiquement la tête des hommes. Son absence ou son inhibition installe l’empire de la sottise dans le monde et, par dérivation logique, ouvre en grand les portes de la tragédie : « Voilà comment naît une tragédie, lorsque sur le chemin des sots, le sort met quelque désagrément. »
L’un des caractères substantiels de toute idéologie de droite (je ne parle pas ici des variantes religieuses, despotiques ou libérales de cette idéologie mais bien de l’idéologie de droite en tant qu’elle est traversée de fond en comble par l’évidence de l’inégalité humaine) réside dans l’idée que, si Dieu règne communément sur l’ensemble indifférencié des humains, il ne fait en revanche aucun doute que les sociétés humaines se construisent in fine sur la dialectique maître-esclave. Et cette dialectique, quelles que soient les nuances apportées par les époques successives, présuppose toujours une inégalité constitutive, génétique des humains, selon les lois de la Nature. De ce point de vue, on peut penser – et c’est un paradoxe pour la philosophie d’un ancien esclave – que le courant stoïcien dont Epictète est un illustre représentant –participe – de – ou fonde en principe une telle idéologie de « droite ». En tout cas, une idéologie qui, reposant sur l’état de nature, sur les avantages et défauts de chaque nature personnelle, est une morale ou une « sagesse » de l’assentiment.
Certes, il n’est nullement question dans la pensée d’Epictète de légitimer une quelconque condition ontologique de l’esclave. Cette condition n’est qu’accidentelle et pas essentielle (on n’est esclave, procurateur, consul ou athlète que par accident). Toutefois, si la morale stoïcienne postule l’égalité des créatures humaines face à Dieu, a contrario, au sein de la société des hommes, la dispersion et l’hétérogénéité des qualités naturelles est la règle.
Les forts règnent ou font les jeux Olympiques, les faibles et les chétifs obéissent et évitent de se prendre pour des athlètes et des champions. Chacun, selon son rang et ses dispositions naturelles, doit consentir à sa destinée. On conçoit que Nietzsche, n’abhorrant rien moins que la virulence médiocre et consolatrice du ressentiment ait considéré Epictète comme un moraliste antique salutaire et « réquisitionnable » dans son combat contre la mauvaise conscience chrétienne.
De là à opiner que seule l’adéquation, la mise en correspondance de la raison de l’individu avec ses inaliénables mais inchangeables qualités naturelles illustre le vrai tempérament des maîtres, le fulminant philosophe allemand ne pouvait s’y résoudre. L’assentiment stoïcien est à tous égards plus lumineux et instructif que la geignarde et frileuse religion du ressentiment. Mais la soumission du tempérament à la nature ou le courage de l’esprit face aux coups du sort de l’existence sont insuffisants. La grande lueur philosophique de l’avenir a besoin d’un saut, d’une transmutation de la nature humaine. L’avènement d’une haute philosophie des temps irréligieux ne peut pas parier sur l’héroïsme de l’homme antique, soutenu par la volonté indéchiffrable de Dieu ou la famille goguenarde et ludique des Olympiens. Quand Nietzsche écrit « Zarathoustra », ce n’est pas la mort de Dieu qu’il annonce et commente mais bien la fin de l’homme !
Mais avec Epictète, nous sommes encore loin de la vision crépusculaire de Nietzsche et de son appel tonitruant à une nouvelle renaissance. Dieu, les Dieux sont encore bien là et l’homme se prête toujours à de multiples approches et définitions. Pour autant, la situation décrite par Epictète est-elle vivable ?
L’individu chétif, malingre, gagnant chichement une maigre vie, ne possédant aucun bien, pas même sa liberté et qui de surcroît perd l’un de ses parents les plus proches, peut-il consentir à sa destinée et trouver dans le grand « oui » de l’assentiment un réconfort moral à sa détresse, une armature spirituelle à toute épreuve, comme si cette armature, loin de se cabosser sous les coups du sort, y forgeait chaque fois davantage sa force et sa résistance ? Épictète le soutient, tout comme nombre de chrétiens qui, après lui, souligneront le rôle salvateur et purifiant de l’indigence.
Les mauvaises lectures de M. de Saci
Pascal, dans sa conversation avec monsieur de Saci, avoue la parenté d’opinion du christianisme et du stoïcisme d’Epictète sur la vanité des biens matériels, de la fortune, des charges publiques et de la santé. Dans les deux cas, une morale exigeante de l’accord et un semblable éloignement de la pensée rebelle sont admis et élevés au rang de principes fondateurs. Mais, si Pascal concède sa dette intellectuelle envers l’ancien esclave d’Hiérapolis, c’est pour aussitôt affirmer qu’Epictète se trompe sur la réponse en affichant en corollaire de cet assentiment un orgueil sans égal, une ambition humaine aussi colossale que démesurée.
Pascal flaire un excès de confiance chez le philosophe antique qui confine à la négation du Dieu créateur, dont ce dernier prétend rester le loyal et intransigeant serviteur. À quoi bon parler encore du Dieu créateur si la Nature a si intelligemment et nécessairement placé chaque être humain à sa place, dans son adéquate condition, dans son rang et jusque dans sa mesure de vie au point que l’homme philosophe doive s’efforcer seulement d’en accepter le coût ? N’y a-t-il alors plus d’avenir à la grâce, à la bonté divine, au rachat chrétien de la créature humaine naufragée et pécheresse, inévitablement pécheresse, sauf à imaginer une race de sous-hommes indigne du grand assentiment stoïcien et ne s’en remettant à la grâce de Dieu que par défaut ?
Non, ce n’est pas le sous-homme que Pascal a en tête, mais le surhomme d’Epictète auquel l’écrivain des « Pensées » dénie toute existence crédible. Car comment un homme pourrait-il égaler l’excellence d’un Dieu ? Comment le philosophe de l’assentiment, ce prodigieux mais primitif « existentialiste », pourrait-il imaginer rivaliser avec le Christ agonisant et mourant sur la croix afin de rédimer non pas tel ou tel homme, plus ou moins saint, plus ou moins juste, mais toute l’humanité qui veut bien l’accueillir ? Le pauvre, l’indigent, le faible, le craintif, le malingre, l’indigent n’ont qu’à tendre les mains vers la promesse chrétienne pour être aussitôt élevés vers le trône de gloire. Le grand oui chrétien suppose que chaque homme prenne part, modestement, humblement à la grande souffrance universelle du Golgotha.
Ce qui n’est évidemment pas le cas de l’impassibilité stoïcienne qui renvoie chacun de nous à une héroïque solitude jamais éclairée par la lueur de la rédemption.
Curieusement, un autre personnage entre en scène dans les entretiens de Pascal avec M. de Saci et c’est Montaigne. Montaigne et Epictète sont les deux auteurs que M. de Saci aimerait mettre à l’index de toute bonne et éducative bibliothèque chrétienne. L’hérésie et l’athéisme sont, à ses yeux, les principaux dangers des mauvaises lectures et, si le génie de Pascal peut traverser ces livres sans compromettre son esprit, mieux, en fortifiant sa foi catholique par une lecture critique et inspirée de ces auteurs, il n’en va pas de même pour les esprits vulgaires et désarmés qui peuvent en être lourdement affectés. Mais pourquoi Montaigne après Epictète ? Quelle ruse Pascal a-t-il en tête en joignant ces deux écrivains et philosophes dans la proximité d’une conversation sur l’art de vivre ?
Certes, Montaigne, dans un premier temps, est proche d’Epictète par son refus de s’en laisser conter par les autres et son panégyrique de l’indépendance d’esprit. Sans doute partage-t-il aussi, avec le maître stoïcien, la conviction du caractère non essentiel de la dialectique du maître et de l’esclave et l’intuition que toute philosophie ou sagesse axée sur l’évidence naturelle de la servitude et de l’injustice dissimule mal une idéologie au service des puissants, une idéologie de circonstance sans légitimité durable.
En revanche, ce qui distingue Montaigne d’Epictète réside assurément dans leur conception différente de la nature et l’usage que les hommes en font. Le point de départ est pourtant très proche. Montaigne professe un égal respect de la nature humaine. Chacun de nous, selon sa complexion naturelle, ses désirs et ses aversions, essaie de mener une existence accordée à ses inclinations souveraines sans les discuter ou les mettre en doute à tout bout de champ. L’homme n’est pas un mille-pattes qui se fait sans cesse des crocs-en-jambe. Mais rapidement les choses divergent. Quand le philosophe grec persiste et signe, pour l’entière durée d’une vie, son engagement en faveur de la symétrie des vertus et des qualités naturelles, Montaigne n’est pas homme à accepter, comme loi divine et intouchable, ces dispositions héritées. Certes, il faut les domestiquer, s’en accommoder peu ou prou mais, de là à en faire une loi qui s’impose à chacun comme un corset de fer, cela n’est ni souhaitable ni vivable. L’homme est une créature du doute, de la mesure, de la prudence, de la balance des jugements et Pascal souligne à ce propos à quel point Montaigne est le fossoyeur de toute croyance, de toute foi, de toute conviction militante et à l’extrême, ce qui est un comble pour un écrivain épris de sagesse et de philosophie, de toute aspiration à la Vérité.
Montaigne nous invite à vivre dans l’incertitude de toute pensée et la relativité de tout jugement moral et cela effraie bien sûr un esprit pénétré comme celui de Pascal par la nécessité salvatrice de la grâce. Pascal ne fait aucune confiance à l’être humain et, si l’on peut douter que l’auteur des « Pensées » croie en Dieu avec la même foi que celle des Pères de l’Eglise ou avec l’intensité sublime des premiers acteurs du monothéisme, il ne fait aucun doute que Pascal ne possède guère la foi en l’homme d’un Epictète ou même d’un Montaigne. À son idée, Montaigne est coupable d’entrebâiller les portes du nihilisme moral par lesquelles s’engouffreront plus tard des générations de modernes.
Si la grâce est éliminée et la raison humaine renvoyée à une constante et irréparable relativité, nul ordre durable, nulle harmonie politique et nul salut spirituel ne viendront plus structurer les sociétés humaines ni limiter les bassesses de l’âme humaine. Partout où Montaigne aperçoit et distingue fantaisie et légèreté, Pascal renifle l’odeur soufrée des enfers et la malédiction des cauchemars à venir. Le choc du nouveau, l’incessante métamorphose du monde, de ses bruits, de ses couleurs, de ses goûts, de ses techniques est, aux yeux de Pascal, comme ils le seront plus tard à ceux de Chateaubriand, l’antithèse du monde intime, secret et personnel où l’homme doit livrer intelligemment, artistiquement son combat contre la mort « toujours ressuscitée ». Car la mort n’est pas l’affaire des civilisations (contrairement au verdict de Paul Valéry), les civilisations doivent impérativement constituer des ensembles cohérents et durables capables de résister à l’entropie et à la foncière vanité de l’existence humaine. En revanche, seul l’homme peut affronter la finitude de son existence et vaincre ce qui en constitue la plus notoire et récurrente absurdité : son éphémère présence terrestre.
Dans son essai sur Don Tancrède, l’écrivain espagnol José Bergamin fait de Pascal le fondateur du tancrédisme français, c’est-à-dire du stoïcisme chrétien. Pour ceux qui n’ont pas lu les œuvres taurines de l’écrivain espagnol, rappelons que Tancredo Lopez était un ouvrier maçon qui, juché sur un piédestal cubique, au centre de l’arène, demeurait absolument immobile face au toro. Cette quiétude radicale, ce « silence des mouvements » de Don Tancrède face au jugement de Dieu caché dans les cornes du toro, signifiait, aux yeux de Bergamin, le stoïcisme espagnol le plus pur. Et en parallèle, Bergamin concevait le toreo, le jeu mobile, intelligent, vivifiant et magique du torero, comme la quintessence du christianisme. Le stoïcisme dépasse la peur de la mort par une attitude téméraire et imperturbable, une posture tancrédiste. La mort est partout, on ne peut lui échapper et, quand elle arrive, il ne sert à rien de fuir. Fuir est aussi absurde pour l’homme qu’accélérer le pas ou se mettre à courir quand il pleut, alors que la pluie est aussi devant lui. Le christianisme affronte également la mort mais, par une autre sorte de courage, un courage issu de la grâce, de la compagnie intime de Jésus qui permet à l’homme de se sublimer face au destin, de s’en rendre plus finement, plus subtilement et esthétiquement le maître provisoire, le maître qui se sait provisoire. L’homme chrétien est un créateur, un artiste qui, à l’instar du torero, accueille dans les plis ensorceleurs et intelligents de sa muleta la charge éternellement recommencée de la mort.
Contemporains ne tournant pas la tête du même côté
À peine quinze années après la conversation de Pascal avec le directeur de Port-Royal des Champs, Spinoza interroge également l’état de nature et l’état de grâce, la puissance de vie et l’intensité de la Révélation. Ses conclusions sont, on le sait, radicalement différentes de celles du stoïcien chrétien Pascal.
D’abord, l’état de nature s’impose effectivement à tous, hommes, animaux ou objets. Mais il est tout aussi absurde, précisément parce que la nature n’a pas de projet providentiel, de miser sur l’assistance de Dieu dans la conduite des affaires humaines que de parier sur l’autosuffisance du libre-arbitre humain. Alors que les stoïciens élèvent le libre-arbitre à la plus haute marche des vertus humaines et que les croyants (dont les hébreux servent d’archétypes) s’asservissent à une Loi divine rédigée par l’esprit humain, Spinoza affirme, à rebours de ces engagements duels mais jumeaux, que tout ce qui est humain est déterminé, construit, assigné, et repose sur une croissante densité de motifs et de causes. Que ce produit, ce fruit actualisé de tant de subtiles et innombrables interférences, puisse se montre créatif, vivant et même joyeux est un fait qui ne relève nullement d’une morale de l’assentiment ou de la sublimation divine de la couardise humaine.
Une fois la nature imaginée comme une immense unité biophysique génératrice de formes, de substances, d’êtres tous dissemblables les uns des autres, quelle place réserver à Dieu ? En observant la faiblesse d’armure et de défense d’une salamandre ou d’une grenouille, force est de constater que la Nature a créé une infinité de choses dissemblables mais aussi inégalement dotées de puissance, de longévité, de résistance ou de ruse. Donc, tout système analogique avec le système naturel est dans l’impossibilité de susciter et encore moins d’établir des valeurs de justice et de paix.
On peut anthropomorphiser la nature, on peut y projeter les idées humaines les plus loufoques ou les plus tendres mais on ne peut assurément pas naturaliser les humains et attendre d’eux l’organisation d’une société politique juste ou pacifique.
En assimilant Dieu à la Nature, en définissant Dieu comme le Pancreator, le forgeron de tous les mondes physiques et biologiques, Spinoza est considéré comme l’inventeur du panthéisme, une marche au-dessus du monothéisme biblique et du polythéisme grec ou païen. Ce faisant, Dieu Pancreator logeant dans toute chose, Il loge aussi dans les férocités, les rudesses, les cruautés, les iniquités de la Nature. Au sein de la vraie Nature, du monde conçu et occupé de part en part par Dieu, le loup ne paît pas docilement avec l’agneau. La coexistence pacifique du loup et de l’agneau est une projection imaginaire des prophètes. Les temps messianiques sont totalement surnaturels et fictifs et, en cela, ils sont « saturés » d’absence divine. Le panthéisme spinozien, sans se résumer à une revanche de Baruch Spinoza contre l’institution civico-religieuse qui l’a chassé de la Synagogue, est une redoutable et conséquente excommunication du Dieu des théocraties.
Loin de se tenir comme Pascal dans l’entre-deux tragique de la condition humaine, alternativement tournée vers sa face bestiale et sa face angélique sans jamais pouvoir choisir son visage, Spinoza réduit tout à la fois les appétits célestes et animaux de l’homme afin de déployer en lui une vraie puissance de vie et de jugement. La justice et la paix dans la Cité, tout comme la destruction et la guerre, sont l’œuvre unique des hommes et, sans être pour autant surnaturelle, cette œuvre n’a pas de correspondances ni d’exemples dans l’état de nature. De même, les idées, les sentiments, les inclinations, les connaissances sont l’affaire exclusive de l’homme, un être qui, issu de la nature, se hisse de temps en temps au-dessus de ses impératifs biophysiques et peut même atteindre, au terme d’un énorme travail personnel, un état sublime de béatitude et de joie.
Dès lors que Dieu s’est retiré du monde (et la thèse lourianique du tsimtsoum, contemporaine de l’exil des Juifs d’Espagne, est sans doute connue de Spinoza[2]), le monde n’a plus de commerce équitable avec Dieu. De ce point de vue, le panthéisme spinozien est l’envers philosophique du tsimtsoum des cabalistes. Dieu n’est plus présent dans l’univers ou Il est partout chez Lui, ce qui est presque la même chose. En tout cas, l’extériorité transcendantale de Dieu est congédiée. Pascal n’est sans doute pas loin de penser la même chose. Il hésite, il est au seuil d’une crise aigue, catastrophique de la foi, mais il ne peut échapper au tourment délicieux de la grâce qui lui semble l’unique remède à la double impasse de l’orgueil et de la nonchalance, de l’héroïsme et de la paresse, du temps méprisant des forts ou obscurément cynique des masses. Et il compose, dans la nuit fébrile et illuminée de 1654, son « Mémorial ».
Spinoza pense réellement à la place de Moïse, dans la peau de Moïse. Sa critique de la théocratie hébraïque, plus précisément du mode de sélection des élites sacerdotales, est en quelque sorte contemporaine du « don » de la Loi au Sinaï et de la rédaction du Deutéronome. Il réfléchit au choix des lévites du point de vue de Moïse et non pas à partir d’une tradition talmudiste, midrashique ou cabaliste bien postérieure. Alors que, la plupart du temps, nous confondons l’aurore biblique et son long rayonnement historique.
C’est aussi, me semble-t-il, ce qui distingue au plus haut point le judaïsme et le christianisme. Il n’existe pas de civilisation juive, ce qui du reste explique la polysémie de l’identité juive, mais on parle sans cesse de civilisation chrétienne. Ce que l’on nomme le christianisme est très éloigné des premiers rayons du monothéisme, de l’archaïque lumière de Dieu, captée et traduite par un grand prophète. C’est davantage le génie historique du christianisme, ce que les hommes au travers d’innombrables générations ont élevé et fait au nom du Christ que nous avons en tête quand nous évoquons la foi ou la culture chrétiennes. De sorte que ce n’est plus Dieu (ni sa Loi révélée) mais l’œuvre civilisatrice des hommes (les cathédrales, les peintures bibliques ou la musique « religieuse », etc.) accomplie sous la tutelle de Dieu que nous appelons Dieu. Et c’est sans doute, à revers, cette recherche de la lumière originelle de Dieu qui foudroie Pascal en l’an de grâce 1654 et qui le pousse à dédier son incandescente conversion du « Mémorial » au Dieu d’Abraham, au Dieu d’Isaac, au Dieu de Jacob.
L’invention de la joie par temps de dis-grâce – dans une époque qui voit s’anéantir l’humble et naïve confiance de l’homme en la Providence divine autant que se multiplier les ferments de la décadence du christianisme (guerres de religions, poussée des sciences et des techniques, naissance d’une géo-politique de la planète) – situe l’importance de la contribution de Spinoza à la pensée humaine. Quand le sol ferme semble se dérober sous les pieds d’un Pascal saisi par la vertigineuse angoisse du vide céleste et la crainte d’un monde abandonné au nihilisme des lois naturelles, Spinoza propose de penser à partir d’un « humain global », sans séparation artificielle et mensongère avec le corps physique, la possibilité d’une humanité joyeuse et affranchie de ses ténébreuses et infantiles passions. Nul besoin de rédemption ni de médiation de l’égalité des humains par le truchement de Dieu, le simple et exigeant travail intellectuel de l’homme y pouvoira.
La philosophie de Spinoza nous éloigne à égale distance de la morale stoïcienne de l’assentiment et de la solution désormais artificielle et « politique » de la grâce telle que l’auteur des « Pensées » la propose : comme un remède indispensable au déchirement, à l’angoisse, à l’insignifiance et à l’incomplétude de la condition humaine, un succédané nécessaire, fût-il malade ou agonique, à l’éblouissant et lumineux accueil de la Révélation que connut la génération sinaïtique ou celle des pères de l’Eglise.
Oter à la mort son masque sublime
« Penser » la joie implique néanmoins une conversion initiale de l’esprit : se détourner résolument de l’aporétique condition mortelle de l’humain. Car la mort pèse, elle pèse par ses fléaux, ses famines, ses épidémies, ses accidents, ses blessures mais elle pèse aussi par les superstitions, croyances et dévotions que sa crainte engendre et organise en tribunaux métaphysiques ou d’essence prétendument divine.
Spinoza, après Epictète et Montaigne, tente de marginaliser ou d’occulter la question de la mort, lui qui sait bien qu’elle est la question religieuse par excellence ou du moins le terreau de tout grand édifice spirituel.
Franz Rosenzweig s’empresse de le souligner, en indiquant en ouverture de son grand livre « L’étoile de la Rédemption » que la philosophie avait toujours manqué le rendez-vous crucial avec l’angoisse de l’être humain confronté à sa finitude et à sa désolation : « De la mort, de la crainte de la mort, dépend toute connaissance du Tout. Rejeter la peur du terrestre, enlever à la mort son dard venimeux, son souffle pestilentiel à l’Hadès, voilà ce qu’ose faire la philosophie. Tout ce qui est mortel vit dans cette angoisse de la mort, chaque naissance nouvelle multiplie l’angoisse d’un nouveau fondement, car elle multiplie ce qui est mortel. Sans fin le sein de la terre inépuisable accouche du neuf, et chacun est soumis à la mort, chacun attend avec crainte et tremblement le jour de son passage aux ténèbres. Mais la philosophie conteste ces angoisses de la terre. Elle s’échappe par-dessus la tombe qui s’ouvre sous les pieds à chaque pas. Elle abandonne le corps à la merci de l’abîme, mais l’âme libre prend son envol pour le franchir sans encombre. Que l’angoisse de la mort ignore tout d’une telle séparation en âme et corps, qu’elle hurle Je, Je, Je, et ne veuille rien entendre d’une dérivation de l’angoisse sur un pur « corps », point n’en chaut à la philosophie. Que l’homme se terre comme un ver dans les plis de la terre nue, devant les tentacules sifflants de la mort aveugle et impitoyable, qu’il puisse ressentir là dans sa violence inexorable ce que d’habitude il ne ressent jamais : que son Je ne serait qu’un ça s’il venait à mourir, et que chacun des cris encore contenus dans sa gorge puisse clamer son Je contre l’Impitoyable qui le menace de cet anéantissement inimaginable, face à toute cette misère, la philosophie sourit de son sourire vide et, de son index tendu, elle renvoie la créature, dont les membres sont chancelants d’angoisse pour son ici-bas, vers un au-delà dont elle ne veut absolument rien savoir. »
Si Epictète offre à l’homme la solution de l’accueil magnanime et indifférent (magnanime parce qu’indifférent) de la mort, solution dont Pascal, répétons-le, nie la vraisemblance et la piété[3], Montaigne adopte une posture plus modeste et plus taillée à la mesure de ses observations désenchantées sur la créature humaine. Ne pouvant éviter la mort, l’homme doit s’efforcer de l’accueillir avec dignité et sans chercher à attrister de manière inconvenante ou théâtrale son entourage. Ce n’est pas au seuil de la mort que l’humain dicte soudainement un témoignage inspiré, un testament sage et éclairant. C’est du temps de sa vie, dans l’éclat fugitif de ses jours terrestres que chacun de nous peut livrer un enseignement et affirmer ou oser une conduite de vie. Il faut vivre entre les vivants !
La mort est un passage, elle n’est pas une conclusion, encore moins un achèvement : « La mort a des formes plus aisées les unes que les autres, et prend diverses qualités selon la fantaisie de chacun. Entre les naturelles, celle qui vient d’affaiblissement et appesantissement me semble molle et douce. Entre les violentes, j’imagine plus malaisément un précipice qu’une ruine qui m’accable et un coup tranchant d’une épée qu’une arquebusade ; et eusse plutôt bu le breuvage de Socrate que de me frapper comme Caton. Et, quoique ce soit un, si sent mon imagination, différence comme de la mort à la vie, à me jeter dans une fournaise ardente ou dans le canal d’une plate rivière. Tant sottement notre crainte regarde plus au moyen qu’à l’effet. Ce n’est qu’un instant, mais il est de tel poids que je donnerais volontiers plusieurs jours de ma vie pour le passer à ma mode (…) C’est une condition que j’eusse acceptée en toutes les saisons de mon âge, mais en cette occasion de trousser mes bribes et de plier bagage, je prends plus particulièrement plaisir à ne faire guère ni de plaisir, ni de déplaisir à personne en mourant. Elle a, d’une artiste compensation, fait que ceux qui peuvent prétendre quelque matériel fruit de ma mort en reçoivent d’ailleurs conjointement une matérielle perte. La mort s’appesantit souvent en nous de ce qu’elle pèse aux autres, et nous intéresse de leur intérêt quasi autant que du nôtre, et plus et tout parfois. En cette commodité de logis que je cherche, je n’y mêle pas la pompe et l’amplitude ; je la hais plutôt ; mais certaine propriété simple, qui se rencontre plus souvent aux lieux où il y a moins d’art, et que nature honore de quelque grâce toute sienne. »[4]
Montaigne discourt de la mort comme d’une affaire entendue, raisonnable, donc secondaire, dont il est loisible de limiter les effets collatéraux et les ostentations morbides et sépulcrales. Combien sommes-nous ici éloignés de l’angoisse de mort que décrit avec une si terrible éloquence Franz Rosenzweig ou du pressentiment inquiet de Pascal sur le glissement fatal de la non crainte de la mort à la non crainte de Dieu.
Quant à Spinoza, il chasse la mort du lexique philosophique. Il n’évoque même plus l’au-delà de l’âme humaine qui prend son envol en se séparant du corps, au-delà énigmatique dont la philosophie, disait Rosenzweig dans son préambule, n’avait jamais voulu éclaircir la région ou le devenir, mais dont elle ne niait pas l’existence. La mort unit le corps et l’âme, tout comme la vie conjoint les deux. Comme enjeu philosophique encore asservi à son mentor et tuteur théologique, la mort est, si l’on peut dire, hors-jeu. Ce qui compte vraiment, c’est l’éternité de ce qui a eu lieu, de ce qui est advenu, nullement l’immortalité des êtres et des choses qui n’est pas et n’a jamais été inscrite dans le programme commun de la Nature.
Face à l’acceptation stoïcienne du sort et au consentement chrétien à la destinée (les voies de la Providence étant impénétrables aux mortels), Spinoza choisit la puissance d’agir logée à des degrés et selon des intensités variables dans la persévérance de l’être. L’humain lui-même n’est pas réductible à une destinée, à un fatum qui se joue à la périphérie de Dieu ou sur les tréteaux tragi-comiques des Olympiens, il n’est pas que ce vermisseau bavard des misanthropes ni cet être-pour-la mort des métaphysiciens tardifs et incrédules, exempté de toute responsabilité envers son proche ou son lointain. L’humain est aussi et avant tout un vivant persévérant, tendu vers la joie d’être, sous sa double dimension, personnelle (le troisième type de connaissances) et collective (en construisant une société politique raisonnable et paisible).
Non pas sans droits mais par-delà le Droit
Avec son étourdissante et magistrale construction éthique, Spinoza espère dessiner un avenir lucide et néanmoins joyeux aux humains de la modernité, un avenir qui ne doive plus rien à l’embrasement spirituel et violent de l’homme féodal sans être livré pour autant au mercantilisme illimité du bourgeois naissant. Mais que la tâche est ardue, harassante, dangereuse et parfois obscure et ingrate ! Les alliés d’un jour sont les ennemis du lendemain, les passions toujours réveillées par un quelconque crime piétinent les principes « ennuyeux » et équilibrés de la raison et du « vivre ensemble ». Les hommes brûlent toujours ce qu’ils ont adoré la veille et les frères de Witte, lynchés et dépecés par une populace orangiste haineuse et vengeresse, font les frais de la dernière barbarie.
La fausse piste pour parvenir à cet équilibre général et funambulesque des passions et des raisons humaines, tracé par l’Ethique, est l’avènement récurrent et obstiné de la grâce sous divers visages d’emprunt, parfois trompeusement « laïques ». Dès que la société humaine et chaque homme considéré isolément se replacent entièrement sous l’autorité aveuglante d’une idée-slogan (celle, nationaliste et sécuritaire du stathoudérat ou celle, plus sublime mais tout aussi épuisante d’une communauté politico-religieuse fermée au commerce avec les autres) et délaissent ce faisant la dynamique féconde des réciprocités positives, la souffrance, la tristesse et la destruction étendent à nouveau leur ténébreux empire. Et la dialectique maître-esclave, immanente ou transcendante, dont on a entrevu qu’elle est constitutive de toutes les idéologies fondées sur l’inégalité humaine, ressuscite toujours, comme aux temps antiques, au moment crucial de la désignation des élus et des déchus, des initiés et des vulgaires.
Cependant, l’épanouissement individuel et collectif d’une raison libre et joyeuse ne repose pas davantage sur des bases juridiques ou contractuelles. Il se nourrit de la capacité de l’individu avec sa propre puissance d’agir, son conatus personnel, d’entrer dans la multitude, dans les soucis de la multitude autant que dans ses intérêts communs. Cette multitude n’est pas une donnée statistique ou abstraite comme on dépeint de nos jours la prétendue opinion publique. Si elle recèle une vérité démographique, elle est avant tout la somme, la « synthèse » des multiples et innombrables puissances d’agir des individus assumant librement les contradictions et les contrariétés de la rencontre commune. Il existe bien, en permanence, une dynamique des liens entre individu et communauté humaine, liens réciproques, affectants, constituant les deux parties de tout être humain. Le citoyen de la République spinozienne n’est pas un sujet, donc un individu potentiellement promis à l’assujettissement, mais un individu-monde, une personne. Et si l’individu spinozien n’est pas un sujet mais un individu-monde, encore moins est-il à considérer comme un simple justiciable, un sujet du Droit ou un sujet de droit.
Dans une époque marquée par la gestation des Etats modernes, il est surprenant et hautement instructif que trois penseurs aussi différents que Montaigne, Pascal et Spinoza n’aient pas pensé la société ni les rapports de l’individu et de la communauté sous un angle juridique, sous l’aspect prétendument civilisateur et anti-barbare du Droit.
L’« antijuridisme » de Spinoza me semble en tout cas à confronter à l’antijuridisme de Marx et de Kafka. La loi qui, pour Kafka et Marx, est l’instrument de domination d’une classe et, chez Spinoza une force aliénante, extérieure, abusive qui contredit et ampute l’intensité des désirs et des puissances d’agir des hommes, leur inspire une commune méfiance. Que ces trois hommes issus du monde juif aient vécu une relation mouvementée, parfois brutale et hostile, en tout cas jamais apaisée avec le judaïsme, peut-elle laisser penser que c’est leur étrangeté à la Loi révélée qui alimenta leur commun éloignement de la forme sécularisée de la loi ? Il est difficile de l’affirmer.
Mais la réminiscence spinoziste de la pléthore de commandements contraignants et « inhibiteurs » qui a envahi le judaïsme amstellodamois, issu pour l’essentiel d’une communauté marrane portugaise ignorante de la Halakha n’est, en tout cas, pas sans enjeux ni conséquences sur la pensée de l’auteur de l’« Ethique ».
Le judaïsme marrane, auquel Spinoza est apparenté, ne s’est maintenu en vie que comme force de résistance à la religion trinitaire et au fétichisme catholique de la croix et presque pas du tout comme succédané d’une religion des commandements. C’est comme religion anomique ou « micro-nomique » que le marranisme a creusé son tunnel dans le vaste champ concurrentiel des spiritualités.
Spinoza défend d’autant plus âprement le droit naturel des humains que les rabbins hollandais, tout occupés à re-fabriquer de l’identité juive convenable et presque « calviniste », multiplient les avertissements et parfois les herems à l’égard d’un milieu marrane infesté de gens « impies, matérialistes, épicuriens », c’est-à-dire au fond d’un milieu d’humains profondément mus et agités par les relations commerciales tissées avec des nations étrangères qui ne reconnaissent ni les mêmes usages ni les mêmes droits.
D’autre part, l’éloignement spinoziste de la philosophie du droit, dont de nombreux courants post-kantiens feront le socle des démocraties modernes, s’explique sans doute aussi par le ressouvenir des procès inquisitoriaux dont la mémoire est au cœur de l’intimité des foyers juifs ibériques émigrés vers les Provinces-Unies.
Une symétrique défiance vis-à-vis des deux visages antagonistes de la Loi, celui du Saint Office et celui du Mahamad hollandais, poussa Spinoza à écarter le Droit comme garant du développement harmonieux et juste d’une société réveillée du long sommeil de la Raison. Ce n’est pas la loi qui construit l’équité, c’est la science qui améliore la connaissance utilitaire de la nature, le commerce qui forge des liens réciproques et obligés entre les acheteurs et les vendeurs et, à plus lointaine échéance, la philosophie qui limite et régule les outrances des passions et des raisons humaines et insuffle aux individus des tâches plus hautes et plus contemplatives.
La loi n’agit que comme menace, en distillant la peur et la crainte ; à ce titre, elle est nécessairement, intrinsèquement infra-humaine. On ne peut lui concéder une place centrale dans une éthique politique conséquente et fouillée des rapports humains et politiques.
A cette fin, Spinoza tissa une toile arachnéenne d’arguments et de propositions, rigoureusement, géométriquement agencés sur les passions tristes, les impasses de la raison aliénée et les chemins joyeux et libres de la connaissance, susceptible de contrecarrer ou de limiter les sacro-saints principes de l’Etat de Droit moderne. Principes disséminés de nos jours dans toutes les activités humaines, toutes désormais également justiciables et qui, en raison de leur incessante prolifération, nous révèlent brutalement l’arrogance et la boursouflure du masque protecteur de la loi.
Et c’est peut-être dans son rejet intellectuel de tous les leurres de la protection que Spinoza rejoint, un court moment, Epictète…
Claude Corman
[1] « Ce qui dépend de nous », Epictète ( Le manuel )
[2] L’idée spinozienne du dieu-nature implique que chaque élément naturel, si grotesque, infime ou indifférent soit-il, recèle une présence proportionnelle de la totalité divine, de la puissance d’agir colossale de Dieu. Mais afin que cette puissance d’agir de Dieu se matérialise ou s’actualise en autant de mondes et d’éléments innombrables qui fondent et renouvellent la nature, du grain de sable aux systèmes planétaires, du crapaud à l’homme, il est nécessaire que la volonté infinie qui excède toute forme d’actualisation, étant elle-même volonté sur-puissante mais aussi pré-active, affranchie de toute causalité antérieure, se rétracte, se condense, s’occulte. Ainsi, c’est au prix d’un tsimtsoum, d’un repli de la volonté de puissance de Dieu que le Dieu-Nature de Spinoza peut se déployer dans sa vivacité et sa diversité à travers les multiples modalités de l’actualisation naturelle.
Dans l’axiomatique lourianique, le tsimtsoum est associé à la dissémination des étincelles de sainteté dans le monde physique, dans le monde d’en bas qui se trouve être, après cet arrosage, ce saupoudrage divin le plus élevé des mondes. La brisure des vases célestes annonce la naissance du monde, non plus comme monde créé ex-nihilo mais comme monde naturé et naturant, indéfiniment. L’estime de ce monde ne peut alors se concevoir que s’il persiste un lien entre Dieu et la Nature. Ce lien est tranché par l’effacement de Dieu mais la nature en conserve la mémoire invisible, la trace indéchiffrable. Ce lien sans actualité ni présence réjouit Spinoza et effraie Pascal qui, hanté par le christianisme, anticipe avec son déclin et son usure un monde crépusculaire de complots, de dévorations, de saccages, un monde forcément infernal.
Le Dieu spinozien n’est plus un Dieu ordonnant ou prescrivant une Loi, un Dieu de la Révélation.
C’est une rémanence, une source, une lumière inextinguible qui gît dans toute chose, dans l’éclat de toute chose et suscite tout à la fois l’éveil de l’attention, de l’appétit, du désir mais aussi l’éveil de la joie et à un degré supérieur de la béatitude.
[3] « Ces principes d’une superbe diabolique le conduisent à d’autres erreurs, comme : que l’âme est une portion de la substance divine ; que la douleur et la mort ne sont pas des maux ; qu’on peut se tuer quand on est si persécuté qu’on peut croire que Dieu nous appelle, etc. », Entretien de Pascal avec monsieur de Saci.
[4] « De la vanité », Montaigne.
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