Alliances confuses, redoutables ou contre-nature

par Claude Corman et Paule Pérez

Préambule à la reparution

L’article “Alliances confuses, redoutables ou contre-nature” a paru en 2005, dans la revue d’anthropologie du droit “Des Lois et des Hommes”. A sa relecture il nous a semblé que notre propos en dépit du train de l’histoire et des événements, décrit une même réalité. Celle d’un monde ou l’atmosphère qui nous enveloppe, que les kabbalistes appellent makif, et qui pourrait aussi se traduire comme idéologie régnante, est plus que jamais la haine. La haine de l’autre, du voisin, du proche ou du lointain, mais bien au-delà, haine sans objet, haine, et rien d’autre, haine généralisée. La haine comme principe directeur, comme pélerine d’hiver, critère majeur et boussole d’une pensée politique en impasse, recouvrant la parole et obstruant les bouches d’aérations.

Et tandis que nous raillons les tea-party, degré zéro de la pensée politique bon pour les ultras US, nous voici désormais, alors que nous avions le dos tourné à nous-mêmes et à notre propre histoire, façonnés et formatés par les thèmes d’un Front national qui a réussi le rêve des années 80 de son fondateur, devenir un parti-comme-les-autres, banalisé comme cette haine d’invective qui dans sa forme la plus embryonnaire, lui tenait déjà lieu de gouvernail.

Si comme nous le montrions déjà voici des années, les extrêmes s’allient au nom de Dieu, au nom d’une appartenance, au nom de la radicalité pour bien penser, quelle espérance pourrait émerger de ce makif et comment y survivre ?

 

Dans quelques semaines, dans quelques mois, on prédit que les bombardiers israéliens vont attaquer les sites nucléaires de l’Iran. Comment en serait-il autrement ? Le régime d’Ahmadinejad et de Khamenei l’a répété sous toutes les coutures. Il faut anéantir, effacer l’entité sioniste de la carte du Proche Orient. Que cela soit encore pure propagande destinée à susciter des soutiens dans le monde musulman, comme le prétendent certains diplomates, ne peut en aucune manière contrebalancer ou adoucir le risque de voir un régime islamiste radical et paranoïaque posséder une arme de destruction atomique.

Ne serait-il pas insensé de mener une attaque nucléaire sur Israël, puisque les Palestiniens de Gaza, de Cisjordanie et de l’intérieur de l’Etat hébreu en seraient tout aussi bien les victimes, protestent les sous-fifres du guide suprême de Téhéran. Cela serait absurde ! Nous sommes au service des musulmans de Palestine !

Sans doute la riposte iranienne aux attaques israéliennes passerait-elle aujourd’hui par les roquettes des milices du Hezbollah libanais et du Hamas gazaouite. Israël serait contraint à une escalade militaire immédiate qui en ferait à nouveau l’ennemi numéro un du monde arabe voisin, en pleine effervescence et en recherche d’une dignité contemporaine qui requiert la défense des frères asservis de Palestine. Mais la réprobation, la vengeance, la colère ne s’arrêteraient pas aux frontières de l’aire géographique islamique. Israël, ne l’oublions pas, est la nation que les opinions européennes considéraient dans un récent sondage comme le premier fauteur de guerre de notre planète. L’onde de déflagration des bombardements de Tsahal ébranlera la région et sans aucun doute une grande partie du monde. Les drapeaux israéliens et américains seront brûlés dans toutes les capitales du monde musulman, les kassam pleuvront sur Sderot et Ashkelon, les roquettes libanaises sur la Galilée. Et l’antisémitisme jaillira à nouveau dans toute son explosivité, sa soif de vengeance jamais étanchée contre les Juifs…

Disons-le clairement. Il existe une solidarité instinctive en bon nombre de ceux et celles que traverse pleinement ou fragmentairement quelque chose du judaïsme (par l’histoire, la généalogie, la philosophie, la religion, les amis…) avec Israël, du moins avec sa survie, avec son existence, solidarité qui n’exclut pas dans un second temps, une rationalisation critique. Que tous ceux-là préfèrent mille fois un Etat hébreu en paix avec ses voisins arabes à une nation juive obsédée par sa sécurité au point de pérenniser une injustice de masse et presque définitivement incrédule sur la volonté de paix des Palestiniens ne change pas fondamentalement l’esprit de cette alliance. Chaque fois que la rue arabe enflammée crie mort aux juifs, elle crie ce slogan haineux en notre direction, contre nous-mêmes ! Et plus encore que ces cris de colère que l’on peut mesurer, sinon comprendre, nous devons faire face aux violentes et inamicales admonestations des militants de la justice et de la démocratie des gauches européennes.

Il faut craindre que la prochaine étape, celle qui suivrait l’attaque israélienne contre l’Iran soit précisément celle de la conversion à ciel ouvert de l’antisionisme en antisémitisme justifié ! Car l’identification croissante des Juifs à Israël est désormais une chose globalement admise.

Autrefois, avant la seconde guerre mondiale, avant Auschwitz et 1948, le juif était « celui qui avait toujours sa valise prête », tant sa situation restait précaire et menacée par les bouffées d’antisémitisme orchestrées par des Etats en recherche de boucs émissaires. Et il n’est pas fou, pas exorbitant d’avancer que l’extermination des Juifs du Yiddishland fut l’accélérateur puissant de la construction européenne, la fin des guerres sur le vieux continent en étant simplement le moteur et l’esperanto.

De nos jours, l’atmosphère s’est inversée. La prépondérance d’Israël sur la diaspora juive, ce retour à une singularité absolue et séparée d’un monde juif coincé dans les limites d’une aire géographique nationale ont amoncelé les nuages sur l’Europe et jeté le trouble, sans que cela soit jamais clairement dit, sur la viabilité d’une entreprise transnationale et cosmopolite ! Le juif avec sa valise à la main ou avec un petit livre sous le bras, qui se joue des frontières et de leurs gardes, pouvait être au moins en nostalgie un guide pour l’unité des Européens;  l’Israélien brandissant l’étendard de l’étoile de David en est symétriquement le repoussoir.

 

Autre chose encore : pourquoi dénierions-nous ce sentiment instinctif de solidarité avec les Palestiniens qui anime la rue arabe, dans les pays musulmans mais aussi dans les quartiers à majorité islamique des grandes Cités occidentales  quand nous faisons l’aveu, pour notre propre part d’un sentiment symétrique pour Israël? N’est-ce pas dans les deux cas une déclaration de sympathie qui dans l’émotion première s’accommode mal de l’exercice impartial de la raison ?

Pouvons-nous ignorer que si l’occupation des territoires palestiniens est une conquête de la guerre, elle ne sera jamais en mesure d’ouvrir un temps de paix ? Et n’est-il pas cynique ou malhonnête de soutenir inconditionnellement un Etat qui bloque le droit d’un peuple à construire le sien ?

 

Oui, toutes ces réserves sont fondées et nous n’avons pas fait autre chose que de placer l’espérance de la paix, le rêve de la paix entre Palestiniens et Israéliens avant toutes les considérations diplomatiques ou géo-politiques. Nous l’avons fait jusqu’ici.

Mais voilà. Les partis islamistes sortent peu ou prou victorieux de toutes les élections libres du monde arabe, en Egypte, les Salafistes ne sont pas une infime minorité, ils se sont comptés, en Lybie, des milices extrémistes tiennent certaines villes et en Tunisie, ce sont encore des religieux qui possèdent pour l’instant les clés du gouvernement.

Alors, que se passera-t-il après les frappes israéliennes annoncées sur les sites nucléaires de l’Iran ? C’est pour ne pas nous en remettre demain à la protection des droites chrétiennes européennes animées par un sentiment anti-islamique bien plus vif que leur antisémitisme résiduel, que nous avons écrit hier ce texte sur les alliances troubles et « contre-nature » et qu’après une légère relecture et actualisation nous croyons utile de remettre aujourd’hui en circulation dans notre revue.
CC et PP

 

 

Alliances confuses,

redoutables ou contre-nature

L’ennemi dans les combats pour un autre monde

 

 

« C’est ainsi que nous avançons, barques luttant contre un courant qui nous rejette sans cesse vers le passé ». Francis Scott Fitzgerald

 

Dans l’inquiétude qui donne le ton au climat de ces dernières années, devant des zones d’illisibilité, d’égarement pour la raison et la conscience, face à des heurts et des incohérences conceptuelles et morales, opposés aux excès des -ismes en tout genre en leurs conséquences, comment se fabrique l’ennemi, comment se déclenche avec les formes d’aujourd’hui la puissance opérative de la haine ? Nous nous sommes interrogés en particulier sur la notion d’alliance, en nous risquant à établir un panorama de ses figures, telles  qu’elles parcourent le politique, mais aussi le spirituel.

Tous les acquis civilisationnels sans exception, devraient-ils nécessairement, au nom des remises à jour et autres adaptations imposées par le post-modernisme, en être d’abord pulvérisés, jusque dans leur dimension d’espérance, voire de promesse et de bonne nouvelle, dans un étrange oubli ou mépris de la vie ?

 

1  . Entre Terre et Ciel,

Localisation et délocalisation divines…

Au commencement, la proto-histoire humaine porte la marque d’alliances. Mais c’est depuis la berit milah (alliance par la coupure) d’Abraham que l’alliance a acquis, au-delà de ses fondements militaires et politiques soumis à la temporalité, et par le symbole d’une marque corporelle, la circoncision, une dimension spirituelle inscrite dans l’éternité. Un peuple particulier fait pour la première fois alliance avec un Dieu «universel » en ceci : il règne sur tous les hommes et toutes les Nations. Le « contrat biblique » périme les alliances antiques des peuples locaux avec leurs Dieux-Baal et panthéons associés, les renvoyant dans « l’enfance » mythique de l’humanité. Mais c’est au prix d’une coûteuse manœuvre que l’Ecriture liquide ces interactions naturelles: d’un côté, le divin est délocalisé au point de perdre son nom : YHVH, le tétragramme est innommable. Et de l’autre, paradoxalement, le Dieu unique et universel du monothéisme naissant ne contracte pas, comme on aurait pu le supposer, une alliance avec l’humanité entière : Il se lie avec un peuple qu’Il met à part et dont Il devient jaloux.

Cette élection incongrue, leste ce peuple de la responsabilité inouïe à faire connaître et aimer sa Loi aux autres Nations. Peuple qui connaîtra dans l’antiquité tardive une crise fondamentale : le christianisme dénonce l’ancienne alliance des Hébreux et de YVHV, et propose un modèle universaliste et égalitaire, où les deux fractions, divine et humaine, de par l’Incarnation (avec la Résurrection et l’Ascension), sont ensemble délocalisées. Autre manœuvre paradoxale et coûteuse, cette nouvelle alliance entre le Dieu unique d’Israël et l’humanité globale, qui permet à la Tora d’échapper aux cercles d’études pharisiens pour faire son entrée dans le vaste monde païen des Nations, repose elle-même sur ce point d’équilibre fragile qu’est l’avènement messianique de Jésus.

L’humanité ne peut accéder à la promesse de la rédemption et à la vie éternelle que par le truchement d’un homme-Dieu. C’est sur l’incarnation de Dieu dans le Fils, partageant la vie et la mort des hommes, que l’alliance chrétienne universelle espère fonder son statut de religion vraie et définitive.

Par cette ruse « sautérologique » du christianisme, le monde humain et le monde divin ne sont plus coupés ni radicalement étrangers l’un à l’autre. L’histoire du Christ établit par l’exhibition  de sa chair suppliciée la réunion des deux mondes.

Le christianisme instaure en ce sens l’égalité des deux termes d’une équivalence que le judaïsme avait maintenue dans une précieuse et anxieuse asymétrie. Mais l’avènement de l’homme-Dieu, le fils de l’incommensurable, du Seigneur et Créateur de toute chose, fait aussitôt basculer la promesse du royaume de Dieu vers l’au-delà.

Le royaume du Père n’est pas de ce monde. La part divine de Jésus est si écrasante, si inadaptée à sa fraction humaine, que les deux termes retrouvent leur ancienne inégalité et leur fatale indétermination. La vacance de Dieu, son retrait du monde, ne sont pas suspendus par la passion du Christ. Le Christ ressuscité siège auprès du Père sur un trône de gloire inaccessible à ceux (et c’est la majorité) qui ne sont pas spécialement doués pour les visions extatiques ou prophétiques. Et au lieu que la nouvelle Alliance marque le saut messianique d’un changement d’horizon du monde, en unissant Dieu et les hommes dans une grandiose et virginale épiphanie, le christianisme doit plus modestement se borner à édifier une nouvelle religion en détroussant l’ancienne de son aura de premier-né. Tout comme le neuf périme l’ancien dans l’activité technique, le christianisme déplace simplement le lieu de réception (de qabalah) de la Parole divine du peuple juif vers la communauté de l’Eglise. Mais il n’a pas réussi malgré le transfert paulinien de l’alliance à l’univers des Gentils, le tour de force d’asseoir pour les siècles des siècles son statut de religion universelle et incontestable.

Aussi l’Eglise durant plusieurs siècles fit-elle payer très cher à Israël son obstiné refus de la conversion, pensant alors que de tous les peuples mis en contact avec les Evangiles, seul le peuple juif menaçait de briser l’universalité catholique par sa fidélité à la Loi antérieure de Moïse. Il fallut attendre la naissance et l’extension de l’Islam, puis la découverte des grandes religions asiatiques, pour que le christianisme mesure enfin la relativité de sa place dans l’ordre des alliances.

Le monothéisme éclaté dans ses trois grandes traditions était désormais exposé à l’histoire bruyante et polémique des conversions, hérésies, apostasies et expansions politico-religieuses, et à la lutte hégémonique de la Chrétienté et de l’Islam, dont le judaïsme, qui ne prenait pas position de rival, fut et est encore, plus souvent la victime que l’arbitre.

 

2  . Entre ici-bas et au-delà,

ce qui relie avec ce qui détruit

 

Un Maître hassidique questionne ses disciples:

– Quelle est la plus grande catastrophe qui soit arrivée au peuple juif?

– Les 400 ans d’esclavage en Egypte, dit l’un.

– Non, dit le maître.

– L’exil.

– Non!

– La destruction du Temple.

– Non!

– La Shoah, répond le quatrième.

– Non, ce n’est ni l’esclavage, ni la destruction du Temple, ni l’exil, ni la Shoah, dit le Maître. C’est que nous n’ayons pas empêché la Tora de devenir une religion!

Que le monothéisme inspiré de la révélation sinaïtique se soit métamorphosé en religions et en théocraties, est un phénomène qui a largement nourri la critique biblique spinozienne et l’insurrection des Lumières contre un obscurantisme dogmatique, arrogant ou naïf.

Mais alors que l’on croyait la controverse théologico-politique depuis longtemps éteinte par l’émergence du Dieu des philosophes et la préséance tacitement consentie des savoirs rationnels sur les religions, le monde tardif découvre la multiplication de conflits qui mêlent Dieu (le Dieu de l’après-partition monothéiste) aux crimes de la guerre. Et, de toutes ces guerres dont le caractère religieux n’est pas escamotable aujourd’hui par des questions nationalistes ou énergétiques (tchétchèno-russe, serbo-albanais, indo-pakistanais etc.), celle d’Israël et de la Palestine est sans conteste la plus préoccupante pour les consciences contemporaines[1]. Or, sans minorer l’importance des nombreux facteurs politiques qui la réactivent sans cesse, nul ne peut faire l’impasse sur les implications islamique et islamiste de la seconde Intifada, ni sur le jusqu’au-boutisme de la doctrine de l’antériorité biblique chez certains colons israéliens, tandis que la nostalgie s’installe du dialogue judéo-musulman, vibrant autrefois des leçons de Maïmonide, Avicenne ou Averroès, à présent devenu atone – ou pire : considéré comme un produit imaginaire.

Comme si le discours de Barak Obama à l’Université du Caire le 4 Juin 2009 avait été une simple parenthèse, trop subtile, dans l’affrontement de l’Occident chrétien et de l’Islam, l’incompatibilité des cultures est la plupart du temps exprimée et parfois exaltée.  Et il est étrange de constater que la critique de l’Islam n’est pas en premier lieu le fait d’une culture occidentale athée, libérale ou éduquée, hostile en bloc aux sornettes de toutes les religions. Elle procède bien davantage de la préséance sourcilleuse de la Chrétienté sur l’Islam au point que l’érection d’inoffensifs minarets ou la construction de pudibondes mosquées passent pour être des profanations de l’espace « sacré » collectif de l’aire chrétienne[2].

Plus le religieux s’éloigne des temps originaires de la Révélation et perd sa sublime force de consolation des hommes face à une Physique de la brièveté[3], plus il semble s’épaissir d’une grossière et amnésique prétention à (re)gouverner les peuples. Sous sa forme intégriste ou fanatique contemporaine, la religion accomplit un saut dans la profanation et le désenchantement du monde, plus gravement que ne le firent les échecs des grandes utopies du progrès, de la République ou du socialisme.

Sans doute, l’effondrement du communisme, qui avait soutiré au prosélytisme chrétien le flambeau d’une alliance politique universelle des classes dominées, a-t-il rendu possibles ces irruptions religieuses dont la révolution iranienne des mollahs fut l’avant-garde. Mais après le retour de Khomeiny à Téhéran (victoire conséquente et politique d’un pays musulman contre les intérêts de l’Occident), l’Islam au pouvoir s’imposa comme une force de ralliement et de résistance à la civilisation « licencieuse » et marchande[4], tandis que les promesses d’une apaisante prospérité planétaire par la démocratie de marché étaient au même moment déçues. La force symbolique de la révolution des Mollahs tint à la renaissance d’une théocratie puissante dans une région connue pour le marché du pétrole, ses fortunes éclatantes, ses corruptions administratives et ses misères.

Mais, à la différence des révolutions française et russe, elle n’endossa pas la mission universelle et émancipatrice qu’avait annoncée Michel Foucault. Elle recréa en revanche une moderne guerre des religions, dans laquelle s’illustre son actuel président, jamais avare de propos négationnistes sur la Shoah, de saillies menaçantes envers Israël et moqueuses sur la coalition apeurée des Croisés.

 

 

3  . La figure du bouc émissaire

 chez les altermondialistes

 

« Il s’agit de ne pas être aveuglé par les superstitions, d’être imperméable aux autorités, aux courants, de résister à l’emprise des idéologies. J’appelle cela : ne pas avoir de –isme. Cela signifie : être opposé à la dictature, qu’elle ait nom fascisme, communisme, nationalisme, racisme, intégrisme. N’être ni porte-drapeau ni laquais ». Gao Xingjian

En Occident, après la longue dépression des mouvements protestataires et progressistes consécutifs à la liquidation du communisme réel, le combat pour un autre monde voit le jour en réaction à l’offensive néo-libérale, aux délocalisations, aux licenciements, aux spéculations financières. La mondialisation laisse sur le carreau d’importantes couches de population, fragilise les Etats, malmène les services publics et étrangle les formes plus traditionnelles de productions et d’échanges. Certes, elle crée un vertigineux et bouleversant monde globalisé, mais au prix de destructions, de faillites et de misères retentissantes. Son internationalisme reste marchand et méprise le facteur humain. La mondialisation libérale, soumise aux diktats du Capital (FMI, OMC, etc.), a suscité naturellement un adversaire, le mouvement altermondialiste qui se donne pour territoire d’opérations le même espace planétaire, mais en inversant les priorités, c’est-à-dire en plaçant l’homme au-dessus de la marchandise.

Conscients de l’échec des internationales communistes qui se fédéraient autour d’une avant-garde et d’un parti unique concentrant le pouvoir décisionnaire du mouvement prolétarien, les courants altermondialistes tentent de manière inédite de créer des alliances excentriques et transversalistes ne recevant les ordres d’aucune métropole révolutionnaire. La défense traditionnelle des services publics, les combats syndicaux, la critique d’une précarisation insupportable du monde ouvrier croisent des thèmes « différentialistes » empruntés à des minorités  opprimées (les Tibétains, les paysans sans-terre du Brésil ou du Mexique, les Intouchables en Inde) mais aussi la cause de peuples entiers (les Tchétchènes et les Palestiniens).

L’ex-centricité idéologique et politique du mouvement altermondialiste donne l’image d’un chaos revendicatif, riche en folklores et en musiques, mais sans réelle communauté d’intérêts ni direction stratégique, comme on a pu le mesurer à Porto Alegre et plus encore à Bombay. Il n’en est pas moins porteur d’une renaissance de la « communauté des peuples » par-delà les Etats, qui fait à nouveau vibrer le diapason utopique. Le mouvement affirme un droit à la rébellion et recense les injustices partout dispersées et ignorées. Il se dote de deux slogans simples et largement fédérateurs : « Un autre monde est possible » et « Non à la marchandisation du monde ».

Mais si la critique de la mondialisation marchande du monde est richement documentée et illustrée[5], la théorisation d’une alternative à l’universalité ambivalente du marché reste floue, probablement handicapée par son trop-plein critique. Le 16 Janvier 2004, le Forum social de Bombay s’ouvrit par la condamnation des visées hégémoniques des Etats-Unis. L’écrivaine indienne Arundhati Roy s’en prit violemment à l’impérialisme américain, et l’anathème contre Israël éclipsa les autres thèmes du Forum. Le fait que les Américains et les Israéliens ne soient pas vraiment en première ligne dans le maintien des castes de la société indienne ou dans les violences subies par les Tchétchènes ou les Tibétains, ne leur gagne aucune sympathie. Par cette simplification des enjeux et des responsabilités américaine et israélienne dans les désordres planétaires, l’alliance altermondialiste  élabore une  critique populiste et univoque.

Mais, en engrangeant les gains immédiats d’une fausse clarification géo-politique, elle tarit aussi les sources d’une protestation multiforme et excentrique qui en auraient précisément dessiné l’originalité. C’est en questionnant la position des courants altermondialistes dans les amalgames opérés sur la désignation de l’ennemi que nous constatons encore un mouvement paradoxal ; contre un ennemi commun, qui apparaît comme un tour de passe-passe : l’empire capitaliste américain en tant que symbole du libéralisme, les dimensions « occupantes » ou partitionnistes de l’Etat d’Israël, et ses extrémismes religieux, cela se comprend.

Mais comment ne pas rejeter tout extrémisme religieux, et en sauver un seul, l’extrémisme musulman, qui n’a montré aucun autre visage, aucun autre programme que celui du terrorisme ? La défense des Palestiniens en particulier et des opprimés en général, passe-t-elle nécessairement par le soutien des bombes humaines, c’est-à-dire des imams fanatiques qui endoctrinent des jeunes gens ? Comment l’idéologie parvient-elle à cette alliance « objective » ? Privée d’une ossature conceptuelle et politique riche, la pensée du mouvement altermondialiste se réduit  souvent à nourrir sur le mode comminatoire une attaque de l’ennemi peint en ogre ou en pieuvre libérale dépeçant et asphyxiant l’humanité-monde, au point de voisiner dangereusement avec la thèse classique du complot[6].

D’un saut paradoxal de plus, on se trouverait presque face aux trucages éculés d’une extrême  droite archaïque qu’on croyait révolue et qui n’était semble-t-il que refoulée, prête à resservir. Et, dans le même mouvement, les extrêmes gauches ou les altermondialistes dénoncent ici et là une paranoïa des « juifs » qui ne verraient dans leur antisionisme qu’un complot antisémite déguisé… En somme pour convaincre, il s’agit de donner les allures de la complexité et de la profondeur à la trilogie pauvreté, monolithisme, dogmatisme. En transformant des coupables partiels en boucs émissaires globaux, la critique s’enlise et ne fédère en somme plus rien que d’injurieux anathèmes.

Aussi n’est-ce pas fondamentalement la nébuleuse babélienne des organisations et groupes altermondialistes qui suscite nos réserves, ni la surdité égoïste des classes moyennes des pays prospères à ses discours politiques ou le syncrétisme approximatif du Capital et des Evangiles qui parcourt son invective, mais bien sa thématisation idéologique de l’ennemi conspirateur.

 

4 . De la déduction à la séduction,

construction théorique avec passion subjective

 

« La différence entre la civilisation et la barbarie, c’est la nuance ». Oscar Wilde

 

Dans « Le concept du politique » Carl Schmitt écrit : «  L’antagonisme politique est l’antagonisme le plus intense, l’antagonisme extrême et chaque conflictualité concrète est d’autant plus politique qu’elle se rapproche de sa pointe extrême, la configuration ami/ennemi ».

L’amitié se définit comme une alliance offensive ou défensive selon les opportunités historiques, contre un ennemi nommé, un ennemi d’Etat, de régime ou de religion. Nous ne cultivons l’amitié que dans l’esprit d’une conjuration, d’une confrérie, d’une ligue ou d’une coalition, ces synonymes de l’alliance qui n’ont toutefois pas le même sens. Dans une vision pessimiste ou cynique, l’inimitié pour Schmitt est ontologique, l’amitié circonstancielle et provisoire. Sans ennemi, sans ennemi à faire surgir en tous lieux et temps, comment définir l’ami? [7]

On peut opposer à la vision « polémologique » de Schmitt, qui assujettit l’amitié à la force négative du clan ou du Camp ennemi qui l’inspire, la pensée du physicien juif, Edward Teller, qui loge l’ennemi à l’intérieur du sujet lui-même. Questionné sur la nature du Mal, Teller répondit : Le mal, c’est la conviction d’avoir raison! Le Mal procède de l’abus de confiance en ses propres opinions et consécutivement de la perte du sens de l’équilibre ou du juste milieu. Il ne réside qu’accessoirement dans la nature de l’ennemi. Il loge d’abord dans l’individu ou le groupe qui abandonne la nuance pour éprouver le vertige barbare de la passion narcissique. Le Mal, c’est la conviction d’avoir raison, le moment exquis et stimulant où la raison grotesquement assurée d’elle-même aiguise les armes du massacre.

 

Du côté de l’opinion

L’approche schmittienne valorise la pensée partisane, polémique, guerrière ou militante, au nom d’un supposé principe de réalité qui semble à bien des égards lui donner raison. Ce concept réactif et frontal de l’amitié trouve un large champ d’applications dans l’Histoire. En 2003, la guerre contre l’Irak a créé des coalitions ou des ligues de pays hâtivement définis comme alliés. On a ainsi pu voir se déchirer l’ancien tissu des alliances issues de la seconde guerre mondiale. Si l’axe anglo-américain s’est maintenu par l’identification de Saddam Hussein à Hitler (en dépit des multiples omissions et mensonges sur les Armes de Destruction Massive de Bush et Blair), l’Europe continentale s’est en revanche divisée selon que chaque nation accordât plus ou moins de poids à la nature de l’ennemi principal : le despote irakien ou l’unilatéralisme américain.

Faute d’une vision originale et alternative à la civilisation « Etats-Unienne », envisagée comme la décrit Robert Harvey, à savoir comme un monde « où l’isolationnisme, le protectionnisme, l’arrogance obèse et le réflexe théocratique irascible sont devenus ataviques »[8], l’Europe a renoué dans la plus grande confusion avec la philosophie schmittienne des conjurations provisoires. La configuration politique extrême ami/ennemi s’est aujourd’hui généralisée. Elle imprègne et sature toute la parole politique en générant continûment des groupes à haute définition qui se comportent comme des ensembles physiques nécessairement répulsifs. Occident contre Islam, banlieues contre centres urbains, religieux contre laïques, sociaux-démocrates contre radicaux d’extrême gauche, communautés juives contre communautés musulmanes ou afro-américaines, sédentaires contre nomades, etc. Les groupes à haute définition se pensent ou sont pensés comme des groupes de convictions fortes[9]. Et, dans la morale commune, l’homme qui a des opinions tranchées passe pour un être droit, juste, déterminé, le contraire d’un esprit calculateur, retors, opportuniste ou louvoyant. On fait crédit à cet homme-là d’une grandeur d’âme, on se méfie de cet homme-ci aux vues étroites et intéressées.

Le vaste panorama des tragédies humaines inspirées par les raideurs partisanes devrait pourtant nous inciter à beaucoup plus de subtilité et de prudence. Encore une fois, le caractère intrinsèquement malin de toute opinion convaincue d’avoir raison et qui se dilate dangereusement en «-isme » éclaire plus d’une catastrophe. L’esprit du stalinisme ou de l’hitlérisme, étoiles noires du siècle passé, n’a pas disparu. On persévère, on encourage, on félicite les hommes « sincères » aux slogans cristallins et polarisants, abusant dans les médias de ce moralisme ostentatoire qui traque les amnésies et les faiblesses politiques comme autant de symptômes d’une coupable allégeance « aux riches et aux puissants ». Par paresse et conformisme, la tentation de penser le démarquage spectaculaire d’une posture comme un défi au ventre mou de l’opinion, comme une flèche dans le coeur atone de la médiocrité, en vient à faire tolérer l’absence de pensée elle-même.

A force de gouverner les opinions dans le culte de la pensée statistique et les dresser à l’éthique molle de la confusion démocratique, s’est éveillée en elles une sympathie pour les tenants simplistes d’une cause ou d’une foi. Nos démocraties modernes fatiguées du nihilisme et du désenchantement qui ont soldé la déconstruction des grands mythes politiques européens, leur abandonnent l’orchestration idéologique de l’époque.

Ce sont les plus « guerriers » ou les plus provocateurs qui conquièrent le pitoyable vedettariat médiatique des nations fatiguées (Ramadan, Le Pen, Thierry Meyssan ou Dieudonné…). Cette lourde concession à un populisme racoleur n’est pas sans conséquence sur l’état d’esprit d’une Europe qui entend jouer un rôle régulateur et stabilisant dans les affaires du monde[10] et qui dans le même temps laisse son atmosphère s’empoisonner des maux qui ont défiguré son passé récent, le soupçon à l’encontre des minorités immigrées, l’antisémitisme, et le regain de stigmatisation d’une population, à savoir le traitement en parias des Roms et des Gitans[11].

 

Du côté de la théorie 

Pour Carl Schmitt lui-même, le pire ennemi serait celui qui s’oppose à sa propre distinction ami-ennemi : il n’envisage pas que son propos soit réfutable. Réfléchissant à l’atmosphère d’inimitié, certains penseurs tourmentés par la récurrence de l’état d’exception, et aux yeux desquels Carl Schmitt passe désormais pour un « classique », ont favorisé le regain d’intérêt pour son oeuvre. Celui-ci, à y bien regarder, ne fait que resservir la vieille opposition binaire : comment choisir entre le pessimisme de Hobbes, « l’homme est un loup pour l’homme » et le semi-optimisme de Rousseau, pour qui « l’homme est naturellement bon », mais perverti par la société.

Opposition sur l’être « humain » aujourd’hui à laquelle nul ne se risquerait de répondre de manière univoque, sauf… certains de nos brillants sujets. Les mêmes qui prônent par ailleurs un monde de solidarité « humaine », où le terme est alors redevenu synonyme de compassionnel et d’oblatif.

« Classique », Carl Schmitt ? Pour son époque, archi-classique, vox populi, même, puisqu’on lit dans son Journal, dont certains extraits ont été communiqués par Raphaël Gross[12]: « lu par-ci par-là comme les juifs sont rapides pour s’adapter à la guerre et pour y aller, les mignons petits macaques », ou « en faisant la lessive, violente colère contre les juifs, qui s’occupent d’art, ces faux-monnayeurs, qui faussent toute authentique croissance et ploient les concepts de l’humanité, médiateurs et singes rapides, qui savent si bien tout imiter si vite que l’on y croit souvent pendant des mois, ces gloseurs et affairistes qui ne cessent de mélanger l’art et le marché de l’art, l’idée de la forme de l’espace avec l’idée de la force de la nature, qui en appellent au goût face à la force et à la force face au goût et du même coup conquièrent des positions imprenables et les utilisent, tout en se présentant comme les défenseurs de la tradition, s’il le faut… »[13]. Ailleurs Schmitt parle bien de son « complexe juif ». Il y a là manifestement une « passion » antisémite.[14] Qui peut aujourd’hui admettre en théorie – et à gauche par-dessus le marché – que l’antisémitisme violent, soigneusement gardé entre les lignes d’un journal intime, puisse n’être qu’un élément marginal dans l’architecture d’une philosophie du droit, un discours rationnel, reposant alors sur une haine intime, subjective, non régulée ? Faut-il vraiment argumenter sur ce point ou simplement faire constat d’éclipse soudaine de la pensée ? La fréquentation des paradoxes et des ambivalences de l’être au monde et du vivant aurait-elle à ce point sapé le discernement ? D’où vient cette étrange collusion d’une exigence de la pensée radicale, censée se pencher sur la racine des choses, et donc rendre compte de leur mesure, avec la praxis d’un extrémisme politique ?

 

Ce qui nous paraît à questionner d’urgence, c’est le mystérieux retour de la fascination pour la pensée univoque et monolithique en des esprits éduqués, voire érudits. Pire, qu’ils usent justement de leur position savante ou académique pour s’y avancer.

Jean-Paul Sartre à qui tous nous devons quelque chose, autour de la nécessité de nos engagements, avait bien défini le « salaud » en son temps : celui qui voit le mal se perpétrer et qui se tait. Le même, qui connaissait l’existence du goulag mais continuait avec ses amis à ressentir la nécessité de soutenir l’Union soviétique. Plus tard mais dans un autre sens, les héritiers de la Gauche ont soutenu l’ayatollah Khomeiny réfugié en France et ne voulaient pas savoir que celui-ci y avait été placé par les puissances occidentales. Ainsi même si, en effet,  le régime du shah devait arriver à son terme, sur le slogan « départ du shah à tout prix », notre Gauche a contribué, à ce que son départ s’effectue à un prix politique qui s’avère exorbitant.

Comme en Psychanalyse peut-on parler de « répétition » en politique ? Est-ce l’histoire qui se répète ou la propension des radicalistes à amalgamer voire confondre radicalité théorique avec extrémisme politique, ou encore leur difficulté à articuler radicalité et stratégie, à y fonder une cohérence ?
 

 

5  .  Universalisme et particularisme,

haine sans raison et climat (makif) de guerre

 

« C’est une nouvelle fois ce que les Sages ont voulu signifier en logeant au cœur de l’énumération des pires détresses de la vie dont on implore d’être délivré le jour de la réconciliation « la haine sans raison » : cette haine gratuite de l’homme qui vient en première place dans le mal d’être homme dont nous souffrons… » Hermann Cohen

 

En effet, si la raison ne comprend pas les articulations de ces glissements et amalgames idéologiques, elle ne peut dénier la bascule dans un climat fait d’hostilité violente. Il est sans doute  schématique et rudimentaire de dater un changement d’atmosphère du monde, le basculement d’un makiff[15] de paix vers un makif de guerre, à partir d’un seul évènement. Mais si on est en droit de supposer que la destruction du mur de Berlin a éveillé des espérances de réconciliation bien au-delà de l’aire géographique de l’Allemagne, et facilité la mise en place d’outils politico-juridiques internationaux, on peut avancer que la deuxième Intifada a clos la période optimiste de Berlin et d’Oslo, et ouvert un temps durable de disputes et de malentendus, un temps de faillite des traducteurs, un temps de violences incontrôlées et d’impuissances diplomatiques. Sans doute l’attaque des tours jumelles de Manhattan passe-t-elle pour l’évènement symbolique qui a clivé le temps historique au point que le journaliste Alexandre Adler en a fait l’épitaphe nécrologique du monde ancien! Néanmoins l’échec, non pas politique mais existentiel, de la paix au Proche Orient, a « ténébreusement éclairé » le 11 septembre. Et nous avons sans cesse dû méditer ce dilemme : comment accorder la raison de la communauté humaine internationale qu’incarne au Proche Orient le droit du peuple palestinien à acquérir une juste souveraineté et l’impossible  banalisation d’Israël dans l’histoire des Nations?

La paix au Moyen-Orient, tout comme la poursuite de la guerre sous ses diverses modalités, dépassent largement le poids démographique des peuples en question, au point que nous avions autrefois parlé d’un épicentre Proche Oriental de la paix ou de la guerre[16]. Certains ont abusé de la métaphore sismique ou cancéreuse. Mais en dépit des exagérations et des outrances (on se souvient de l’article d’Edgar Morin, Danielle Sallenave et Sami Nair), il est vrai que la violence israélo-palestinienne a des effets collatéraux multiples dont témoignent à l’intérieur de nos propres pays les actes hostiles aux communautés juives, ou l’identification instinctive des jeunes enfants d’immigrés de pays arabes à la cause palestinienne.

Quel horizon découvre ce fracassant et inattendu accident du singulier et de l’universel qui brouille la figure archétypique du juif cosmopolite de l’exil et substitue à l’étoile jaune le keffieh palestinien comme symbole de la malédiction et du rejet ? Dans cette surprenante configuration, Israël est-il voué à incarner une singularité nationale irréductible et les Palestiniens contraints d’assumer la charge exemplaire d’un peuple martyr, anonyme et abstrait (presque interchangeable) au sein des Nations ? Non, bien sûr, mais c’est exactement ce partage des rôles qui délimite aujourd’hui les enjeux et les visions du conflit. Israël est exhibé au-devant de la scène comme un peuple hors-la-loi commune, ignorant les résolutions onusiennes, arc-bouté sur la conception d’un Etat majoritairement juif, un peuple « insoluble », que l’on accuse, non sans quelque maligne logique, de pratiquer de l’apartheid[17]. Et de l’autre côté, se forge l’image d’un peuple palestinien victime dont Genet chanta le calvaire à Chatila, peuple réceptacle des droits humains bafoués, opposant dans sa chair meurtrie la Loi des Nations à l’entêtant particularisme juif.

Et c’est au cœur même de l’identité politique des uns et des autres que ce fracas retentissant du singulier et de l’universel fait entendre ses échos : Israël, exposé à l’agressivité d’un monde arabe gagné par la fièvre islamiste, thématise sa solitude en multipliant les appels à l’aliya des juifs de la diaspora au nom d’un danger imminent pour les juifs européens. Et la Palestine doit en toute occasion symboliser l’humanité parquée dans des camps indignes, humiliée, opprimée, écoeurée par le peu de solidarité des pays arabes tandis que les Israéliens conservent le soutien des juifs de la diaspora, lançant des appels pressants à la compréhension et aux tribunaux des nations. Le palais détruit de la Moukata’a et le herem[18] de Sharon contre tous les hôtes d’Arafat en leur temps, illustrent cette situation mieux que toutes les métaphores sur la Palestine colonisée. Et pourtant ce ne sont là que des images et des raccourcis commodes et hâtifs.

Être juif en Israël comme ailleurs, ce n’est pas forcément pratiquer la religion juive ni se référer à une filiation génétique ou raciale tout à fait étrangère au judaïsme. L’histoire des juifs d’Israël ne peut pas davantage se décliner dans un creuset unique (les juifs yéménites ou irakiens n’ont pas les mêmes traditions et les mêmes histoires que les juifs américains, les immigrants russes ou les Falachas d’Ethiopie) et Auschwitz ne doit pas constituer la cause première de la renaissance d’Israël… Alors, que peut bien signifier un Etat juif ? Ernst Bloch doutait d’ailleurs que la renaissance d’Israël annonçât la fin de la Galut, de l’exil des juifs sur terre. Le singulier absolu, autosuffisant, fusionnel qui est le fantasme du juif pour les antisémites, est une absurdité qui n’a cours que dans les Protocoles des Sages de Sion. Et tout aussi sommairement, comment l’universel investi dans la cause palestinienne et dont le droit international inscrit la légitimité dans les résolutions onusiennes s’accommoderait-il de l’infernale multiplication des attentats-suicides ? Au sein du peuple palestinien, voisinent des hommes et des femmes voulant vivre librement dans une Palestine démocratique et des fous de Dieu aux yeux de qui la libération de la Palestine signifierait avant tout la destruction de l’entité sioniste qui souille les Lieux Saints de l’Islam.

Autant la figure du juif de la dispersion avait acquis, après Auschwitz, une place à part dans le panthéon des souffrances collectives, autant celle du juif israélien qui retrouve une souveraineté nationale et territoriale après deux mille ans d’infirmité politique devient si contrariante que les thèses négationnistes s’en trouvent décomplexées. Eric Marty a beau rappeler opportunément qu’Israël « est le pays qui, dans sa chair, est sans doute le plus heureusement universel et cosmopolite qui soit », rien n’y fait[19]. Les opinions ébranlées par la Shoah et qui nourrissaient une sorte de sympathie rétroactive à l’égard du juif sans pouvoir, éternel déplacé cherchant en vain sa place dans les mondanités distinguées des grands – mais dont l’errance comportait une vertu éclairante – se montrent désormais hostiles au retour à Sion de ces apatrides constitutionnels.

La banalisation nationale – très relative – du destin juif, que redoutaient les Stefan Zweig ou les Viktor Klemperer, apparaît de nos jours comme une trahison du vagabondage ontologique du judaïsme. Et cette trahison est d’autant plus amère qu’elle nécessiterait l’aliénation des terres d’un autre peuple dont la destinée semblait d’habiter plus naturellement chez soi et, si l’on peut dire, sans histoires…

En marge du conflit, le transfert imaginaire sur la cause palestinienne des espérances universalistes a pour condition le maintien de ce peuple dans les quatre coudées d’une existence asservie et révoltée pendant qu’Israël, accusé de défendre une autre forme de particularisme juif, celle-ci incompatible avec l’opprobre auquel l’assignait son antique destinée, dégringole des hautes marches du palmarès des damnés et des proscrits de la terre.

Le déclassement « nationaliste et territorial » d’Israël devient symétrique du re-classement générique de la Palestine dans les grandes causes de l’humanité, et c’est cette opposition, déclinée sur tous les tons de la férocité ou de la compassion, qui imprègne aujourd’hui l’esprit des alliances. Israël est confiné dans le piège massadique d’une singularité détestée et retranchée du reste des Nations[20] et  les Palestiniens succombent à l’aspiration mortifère d’une cause dans laquelle la rancœur contre la présence juive régionale amoindrit le soutien effectif à une population concrète.

Le désarroi intelligible que charrie l’impasse du conflit se trouble en « rapprochement diabolique » lorsqu’il en vient à brouiller les frontières entre d’une part, une pensée politique « tiers-mondiste » qui s’insurge contre la colonisation sécuritaire ou biblique des territoires palestiniens, et de l’autre, une idéologie qui fait du combat sacré contre « les Juifs » le devoir de tout bon musulman.

Dans l’immense majorité des déclarations politiques, le mot « juif » est utilisé au lieu du mot « israélien », et dans leur incapacité à faire la différence en arabe, peu s’en inquiètent. C’est à ce moment critique que la haine sans cause dont parlait Hermann Cohen se répand comme un mal incontrôlable. Bien sûr, on peut faire barrage à cette haine comme Elie Wiesel confiant au Monde: « Je ne demande pas mieux que de voir une Palestine indépendante vivre en paix avec un Israël sûr de ses frontières. Cela va arriver. Je ne suis pas très optimiste pour le monde mais je commence à l’être pour le Moyen-Orient ».

Mais il est difficile d’entretenir un tel optimisme alors que l’actualité locale empile les cadavres après chaque attentat-suicide ou chaque incursion de Tsahal dans les territoires. Sauf si l’on imagine que la ligature référentielle de l’ami à l’anti-ennemi (de ce point de vue, le mouvement nationaliste palestinien préfèrerait toujours s’allier aux composantes religieuses fanatiques du Jihad et du Hamas plutôt qu’avec le mouvement pour la paix israélien ou symétriquement la gauche israélienne choisirait de s’entendre avec les groupes de colons ultra-orthodoxes plutôt que de discuter avec les courants politiques palestiniens ouverts à la négociation) mène à une logique infernale de destructions mutuelles et non pas à préserver l’identité et l’intégrité des uns et des autres. L’initiative de Genève de Yossi Beilin et de Yasser Abbed Rabbo et La voix des Peuples de Sari Nusseibeh et d’Ami Ayalon vont clairement dans le sens inverse. L’ensemble Israël-Palestine est pensé en lui-même, et non pas comme le résultat final de la défaite et de l’élimination d’un peuple. Ce serait le retournement heureux du makif.

Un sondage dans les pays européens, qui désignait Israël comme le principal fauteur de guerres dans le monde (ou comme le premier obstacle à un nouvel équilibre du monde), donne du poids à cette inquiétante symbiose. Si la paix israélo-palestinienne ôte un argument majeur aux stratèges d’Al Qaida et à leurs affidés intégristes, l’enkystement du conflit (dont Israël serait l’unique coupable) accumule symétriquement une « indignation disponible pour la violence »[21] et empêche les musulmans de combattre leurs propres démons.

Malgré les quelques voix qui s’élèvent dans le courant altermondialiste pour stigmatiser une telle confusion, la critique de la politique de la droite israélienne s’avère désormais insuffisante et c’est la nature même du sionisme qui est discutée. De l’accusation d’Etat raciste et colonial, où les droits des juifs sont supérieurs à ceux des arabes, à la complaisance envers un front islamiste où des jeunes gens se sacrifient par « désespoir », le pas est maintenant franchi.

 

 

6  . Eros Thanatos,

Synthèse perverse entre la haine de la peur

et le mépris d’une identité à construire

 

« On y revient toujours: l’ennemi de la pensée, aujourd’hui, c’est la propriété, le commerce, des choses comme des âmes, et non la foi ». Alain Badiou

 

Faisant ironiquement écho aux trente deux voies de la sagesse juive, le philosophe Alain Badiou a écrit un article « Derrière la Loi foulardière, la peur »[22] en trente deux paragraphes. La pensée de Badiou est archétypique de cette symbiose redoutable du bon sentiment, de l’inclination paulinienne du cœur envers les déshérités et les proscrits au nom de la fraternité humaine, et de la haine absolue et purificatrice de l’ennemi (il n’est pas difficile de deviner lequel). Après avoir moqué la pusillanimité d’une République laïque qui fait des lois d’exception pour une affaire de quelques foulards, puis défendu la dignité ascétique de la femme musulmane contre les exhibitions impudiques de la femme occidentale dans les publicités, Badiou s’en prend à son premier ennemi, la peur. Il déteste la peur de mourir des occidentaux qui n’ont plus aucun saint à vénérer et sont coupables d’avoir étranglé la noble idée révolutionnaire à la seule fin de goûter aux futiles plaisirs d’une prospérité idiote. Ailleurs, des millions de gens meurent dans le monde « au nom d’une Idée ».

Mais qui sont ces légions d’hommes qui se rient ainsi de la grande faucheuse et opposent à la prétendue nullité hédonique d’Eros l’héroïsme froid et noble de Thanatos? Un exemple efface encore une fois tous les autres, c’est celui des martyrs palestiniens. Badiou  « se désole de ce que de jeunes hommes, de jeunes femmes, déchiquettent leurs corps dans d’affreux massacres sous la funèbre invocation de ce qui depuis longtemps n’est plus » et qui sont tristement instrumentés par Ben Laden, « une créature des services américains ». Et in fine au paragraphe 31, survient ce terrible constat, qui récapitule la somme des efforts théoriques précédents : « On a les guerres qu’on mérite. Dans ce monde transi par la peur, les gros bandits bombardent sans pitié des pays exsangues. Les bandits intermédiaires pratiquent l’assassinat ciblé de ceux qui les gênent. Les tout petits bandits font des lois contre les foulards. »

La question du voile ne préoccupe pas Alain Badiou. « Convaincu que tous les dieux ont de longue date déclaré forfait », pourquoi se soucierait-il d’une croyance vestimentaire accrochée à la nuit des temps ? Ce qui le stimule et le touche, c’est la résistance islamiste (même si elle se bat au nom d’idéaux frelatés et irrationnels) à un Occident pleutre, concupiscent, fétichiste et sans foi…mené par le grand bandit américain et la bande de gangsters sionistes. On peut partager avec Badiou l’opinion que la question du voile révèle autant de choses refoulées et inexprimées sur la société qui légifère contre son port dans les lieux publics, que sur la nature de l’identité religieuse ou politique de celles qui l’endossent. Tout comme on peut aussi adhérer à sa dénonciation de la cupidité et de la soif hébétée de profit, caractéristiques à grande échelle de notre époque. En ce sens, Hermann Bloch, dans sa « Mort de Virgile », avait parlé de cette gloutonnerie «toujours tournée vers un seul but qui n’était qu’une jouissance immonde fermée sur elle-même, avide d’une possession insatiable, avide de trafics, avide d’argent, de charges et d’honneurs, avide de l’inactivité affairée de la richesse »

Mais en faisant ressortir le débat sur les signes religieux ostentatoires en Europe à la dimension d’un antagonisme géo-politique frontal entre les vecteurs de l’américanisation du monde et tous ceux qui luttent contre elle, Badiou évacue, nous semble-t-il, du champ de la réflexion, deux réalités majeures : d’une part l’originalité de l’Europe comme ensemble trans-national et multi-identitaire en voie de construction. D’autre part, la sur-exposition des signes de soumission à une religion qui coifferait pour lui tous les autres aspects de l’être.

Or ces deux points sont capitaux : d’une part ils permettent d’opérer une distinction entre une vision autonome, créative de l’alliance européenne, et la polarisation extrême du conflit Islam-Occident. Et d’autre part les prendre en compte dans la réflexion éviterait l’écueil consistant à réduire la « marranisation » des identités à leur taux de non théâtralisation religieuse. Que Badiou n’ait que mépris pour la théologie discrète des cercles lévinassiens[23] et le pharisianisme herméneutique qui lie l’édification de la sagesse humaine à l’étude de la tradition biblique, révèle son goût personnel pour une foi chevronnée dont le déclin est consubstantiel à l’esprit de tolérance. Mais par sa nostalgie de la foi brute, du patriotisme, de la Révolution ou « de ce qui n’est plus », il ne fait que nous laisser deviner sa haine politique d’une Europe « marrane » au sens large[24] et pacificatrice qui, ni servile ni voyeuriste, et encore moins binaire, mérite d’être repérée ou inventée. Car le centre de gravité de toute politique altermondialiste dans un monde très largement religieux sera européen, si l’on veut bien prêter à cette Europe, comme à nulle autre région du monde, l’invention paradoxale d’un athéisme monothéiste et d’une éthique irréligieuse.

 

7  . La complicité européenne de la laïcité et du christianisme mise à l’épreuve dans un monde multicommunautaire

 

« J’ai toujours considéré l’Europe chrétienne comme une grande république dont toutes les parties se correspondent, lors même qu’elles cherchent mutuellement à se détruire ». Voltaire, Hist. de la guerre de 1741

 

Après les révolutions anglaise et française, ce n’est plus l’hostilité entre catholicisme romain et Réforme qui tourmente la pensée des Européens des Lumières. Calvin et Luther règnent sur le nord de l’Europe, le pape et les vierges au sud. Le salut n’est déjà plus une affaire sérieuse qui gouverne l’imaginaire collectif des peuples européens. Mais c’est d’une certaine manière, le christianisme dans la diversité de ses composantes et de ses rites qui est devenu la religion «naturelle» et tranquille de l’Europe[25].

Issue du combat de la République contre l’Eglise et de la vision péjorative que les révolutionnaires  avaient de l’obscurantisme religieux, la laïcité française, revenue de ses violences anticléricales, chercha à apaiser le différend de la raison citoyenne et de la croyance privée, en assignant à cette dernière une résidence domestique. Faute d’avoir pu offrir au monde entier l’Etre suprême – le Dieu des philosophes que l’on ne craint ni ne discute – la République admit les cultes à la condition expresse qu’ils cessent de contaminer la vertu citoyenne.

La laïcité républicaine, et c’est là son plus grand paradoxe, ne se met pratiquement à fonctionner que dans une société européenne débarrassée de la virulence des thèmes religieux, une société qui désormais relègue la religion dans l’entonnoir domestique de la foi. L’usage économique des savoirs et la forme politique de l’Etat fragmentent alors davantage l’opinion des peuples et des classes sociales que les partitions théologiques de la grande famille chrétienne.

Mais, à ignorer de la sorte la souterraine influence du christianisme dans sa propre gestation, la laïcité croit à tort avoir évacué le religieux du politique. Avec les vagues d’immigrations successives qui touchent les pays européens, la laïcité qui avait rempli la fonction d’un outil efficace pour les nations « irréligieuses » ( sans concurrent déclaré à la tradition chrétienne) rencontre des objections croissantes. Il serait abusif d’en attribuer l’exclusive responsabilité à l’émergence de l’Islam. La domination du modèle politique américain qui conjugue une réussite techno-économique prodigieuse et la liberté des sectes a ébranlé le modèle français de l’intégration républicaine et fortifié les expressions religieuses minoritaires. Les égarements mercantiles des techno-sciences et les fantasmes de déshumanisation véhiculés par la biologie de la reproduction ont tout autant contribué à réveiller les spiritualités.

Le « défi » du voile s’est inscrit dans cette poussée du sentiment religieux, au sein de vieilles nations européennes qui l’avaient à la longue innocenté de sa « méchanceté » passée des croisades autant que dans sa fonction politique au sein d’un monde musulman blessé par l’attitude du leader de l’Occident[26].

En parallèle, la crise du contrat laïque républicain procède d’une métabolisation de nombreux facteurs, et ne va pas se résoudre par la stigmatisation d’une religion dont plus d’un milliard d’hommes se réclame. En revanche, il serait malhonnête de taire ce fait : la rupture de l’armistice théologico-politique franco-européen, vieux de plus de deux siècles, et qui s’imaginait perfectible mais indépassable, est imputable à la montée de l’Islam, plus qu’à la croissance et au succès des communautés sectaires d’inspiration chrétienne.

A l’opposé du melting-pot de la société américaine qui tolère la multiplicité religieuse, incluant les sectes, celle des appariements ethniques ou linguistiques, pour peu que chacun crie fort sa fierté d’être américain, la Nation française proclamait l’égalité et l’in-distinction de tous ses membres. Le célèbre « Il faut tout reconnaitre aux Juifs comme individus et ne rien leur céder comme nation », doit être pesé comme une formulation du  paradigme de l’intégration républicaine. Et c’est ce paradigme, l’égalité des citoyens et la liquidation des communautés, que vient précisément ébranler le port du voile, non pas parce que quelques fillettes s’en couvrent, mais parce qu’il est paradoxalement le cheval de Troie de l’américanisation ultime de la France – et de l’Europe.

 

8  . D’ondulation en immobilisme,
du multiple à l’extrême
 

«  Tu t’es harnaché pour ce monde. Tu es ridicule ! »  F. Kafka

« La clé s’est perdue,  mais il reste le désir de la trouver » F. Kafka

 

La question du voile et des autres formes d’exhibition identitaire outrepasse la situation des différentes religions dans la grande Cité moderne, de leur « tolérance » laïque ou des effets de discrimination sexuelle qu’ils véhiculent : c’est le glissement vers l’idôlatrie du monothéisme, par la redoutable confusion de la tradition avec son assomption fétichiste. Il arrive un temps (et nous y sommes) où l’affichage narcissique de l’identité religieuse, la « fierté » d’être ceci ou cela, met en péril le sens même de l’expérience monothéiste, plus profondément que ne l’avaient accompli l’annonce nietzschéenne de la mort de Dieu ou la critique marxiste de la supercherie religieuse. Que pèse en effet l’interdit de la représentation si l’homme affiche sur lui-même l’interdit, à la seule fin de prouver sa bonne foi communautaire? Ceux qui ne distinguent pas le voile, la croix ou la kippa des autres techniques de marquage du corps par les tatouages, le percing ou le volume de la coiffure ne font que souligner l’insignifiance à-venir des signes de reconnaissance. La religion fait très bon ménage avec la société du spectacle. La Passion de Mel Gibson et l’affaire du voile sont intimement liées. Le théâtre de la chair torturée de Jésus ou des jeunes filles voilées clamant leur innocente adhésion à la foi sont des  produits cousins du fétichisme moderne.

La coexistence problématique mais fertile de savoirs et de traditions hétéro-chrones, tissés dans des longueurs d’ondes et des temporalités insolubles dans la seule logique du progrès, avait évité jusqu’ici (mais pour combien de temps désormais?) de céder à la syntaxe victorieuse du dernier temps[27]. Qui peut douter en effet que dans les discussions des sages sur les lois bio-éthiques, s’affrontent des représentations de l’humanité de l’homme empruntées à la tradition biblique et des vœux de réponses technologiques aux malheurs de la nature qui menacent sans cesse de les périmer? C’est dans l’entre-deux de ces conversations où l’éthique et l’expérimentation scientifique trouvent à se conjuguer, que la sagesse de la tradition peut déployer ses objections et ses atouts.[28]

Dans une autre métaphore scientifique empruntée à la mécanique quantique, la question politico-identitaire la plus délicate de notre temps, dès lors que l’on ne s’abandonne pas à l’euphorie transcommunautaire et multi-culturelle de  la démocratie de marché, met en balance la fonction d’ondes d’une identité et l’exhibition restrictive d’une distinction. Cette fonction d’ondes de l’identité qui rend compte du large éventail des attitudes issues d’un tronc commun fait toute sa place aux extrêmes[29], mais aussi à toutes les nuances et couleurs du spectre identitaire.

S’inscrire dans une identité (ou une altérité, une différence), c’est à nos yeux avancer dans une spectralité et non pas épouser la forme la plus orthodoxe ou hérétique de la fonction d’ondes. Mais cette spectralité de l’identité ne peut pas se limiter, sauf à être politiquement impertinente, à Israël et au peuple juif. Elle infuse l’ensemble des cultures migrantes  ou dispersées, rythmées par les oscillations entre un noyau dur « primaire » originaire ou primordial (en tout cas attesté comme source de continuité des générations) et son éclatement dans un monde particulièrement doué pour brouiller les pistes et les filiations.

C’est dans ce nœud de « marranisation » de l’identité, dans le fouillis de ces multiples échangeurs, et selon que la réponse est tournée vers l’humour et l’étrangeté à soi, ou au contraire vers l’exhibition et la défense violente des signes d’appartenance, que bien des choses se jouent aujourd’hui. Ainsi, si l’une des failles majeures du système communiste fut de mépriser les cultures singulières des peuples allogènes qui se dressaient contre sa splendide idéologie de l’humanité nouvelle, il se pourrait bien que les combats pour un autre monde, en mobilisant l’immense champ anthropologique des différences, en découvre rapidement la perversion ultime : la sanctuarisation violente des identités.

 

9  . Des alliances contre-nature

entre ennemis de la marchandisation du monde

et  fanatiques

 

« Si c’est un aveuglement surnaturel de vivre sans chercher ce qu’on est, c’en est un terrible de vivre mal en croyant Dieu » Pascal, Pens. XXIX

 

Si le politique n’est plus le lieu central du crime et de sa réparation, ce n’est pas parce que la soif de domination et de conquête chaotique du Capital (l’argent n’a pas de cerveau unique!) aurait fait place à une sorte de gouvernance sage et raisonnée de la planète, et de la sorte remisé au placard les violences d’un autre âge commises à sa dévotion. C’est que le crime politique se pare à nouveau de sa doublure religieuse comme si deux siècles de lumières, de sciences patiemment construites sur les ruines encore fumantes des croyances et d’idéologies politiques, prétendant à la fin sociale des métaphysiques du malheur et de la solitude, n’avaient en rien guéri l’appétit d’appartenance des hommes à un des clans du surnaturel.

Le financement iranien des milices terroristes libanaises, la folie purificatrice des Talibans afghans, la violence salafiste dans la guerre civile algérienne en son temps, les massacres des shahids palestiniens, l’assassinat d’un grand dirigeant juif tourné vers la paix ou, plus près de nous, les incendies de mosquées et de monastères au Kosovo, ont réinstallé le crime théologico-politique au cœur des affaires du monde. Mais ce phénomène n’est pas exotique. Quoique sous une forme moins sanglante, il se répand aussi dans nos pays.

L’élargissement de la communauté européenne à des pays où la religion catholique est constitutive de l’identité nationale (c’est le cas de la Pologne) jointe aux hésitations et aux réserves multiples sur la candidature de la Turquie, seul pays musulman laïc jusqu’à ce jour, a réouvert le dossier religieux dans la construction européenne[30]. Tant que la faiblesse démographique des reliquats musulmans de l’empire ottoman (Bosnie, Kosovo et Albanie) ne jetait aucune ombre[31] sur l’hégémonie chrétienne en Europe, et tant que les populations immigrées d’Afrique du Nord dédaignèrent les offres d’un militantisme des mosquées, l’Europe habituée à la dépolitisation du religieux traitait les croyances monothéistes comme inoffensives.

Les guerres majeures du XXème siècle n’avaient-elles pas confronté des nations chrétiennes plus divisées sur la nature politique de leurs régimes que sur l’ardeur de leur foi? Le caractère théologique des guerres modernes – du moins la manière dont leurs protagonistes en conçoivent la propagande et la symbolique – suffit à mesurer l’écart de style et de conscience entre deux époques séparées d’à peine cinquante ans. Certes, rien ne nous paraît plus absurde que d’inaugurer le troisième millénaire sur un antagonisme Occident-Islam dont le feuilleton guerrier entre l’Empire américain et Al Quaïda a résumé toute l’intensité géo-politique, ces dix dernières années. Et l’on sourierait presque à la lecture des commentaires de chaque camp sur la croisade contre le Mal et le combat sacré contre les Mécréants, dévoyant les prophéties sur la spiritualisation du XXI ème siècle dans un cocasse et consternant aveuglement?[32]

Mais, quand bien même l’inanité d’une telle configuration planétaire de l’Affrontement saute aux yeux, on trouve toujours quelqu’un pour adopter la théorie du complot selon laquelle ce sont les Etats-Unis qui ont formé et entraîné militairement (non pas par aveuglement, mais avec l’objectif machiavélique de la création d’un adversaire nécessairement effrayant et tout aussi nécessairement faible) le terrorisme islamiste[33].

Cette pensée paranoïaque qui fait complémentairement, des juifs, les maîtres d’œuvre d’une constellation de doctrines néo-conservatrices inspirant la politique impérialiste américaine, martèle le nom d’un seul coupable et innocente les égarements intégristes du pôle adverse sous le seul et abusif prétexte que l’Islam serait une religion des pauvres. Le mal-être du monde – qui, lui, est un constat juste – serait imputable à la folie de son unique super-puissance qui aurait depuis longtemps brûlé son âme démocratique dans les puits de pétrole.

L’angoissant (et touchant d’ingénuité) aveu de Meïr Waintrater[34] : « il y eut des foules en Mai 68, pour scander nous sommes tous des juifs allemands. Mais demain, il n’y aura personne pour dire : nous sommes tous des américano-sionistes », illustre le changement radical d’atmosphère. Il y a quarante ans, les jeunes révoltés européens tentaient de réconcilier et d’endosser des identités antinomiques. Aujourd’hui domine le souci comminatoire de définir les coupables et de les assigner à une irréductible culpabilité.

La configuration extrême de la conflictualité qui tend vers la définition ami/ennemi est de nature religieuse[35]. On  se souvient de la thèse de Walter Benjamin : « Le concept authentique de l’histoire universelle est un concept messianique. L’histoire universelle, telle qu’elle est comprise aujourd’hui, est l’affaire des obscurantistes ». Cette parole est ici vidée de son aspiration lumineuse au tikkun (réparation) des crimes et injustices accumulés par les hommes de l’Histoire. Cela a sombré dans l’éternelle antipathie que la soif d’être pleinement, intégralement le fruit d’un des Clans du Surnaturel mène à ses rivaux mimétiques, autant qu’aux triviales communautés d’intérêts économiques et sociaux.

Une telle configuration débouche inévitablement sur une ontologie politique du bouc émissaire dont la nature varie, bien sûr, selon l’idéologie des Camps. La malignité ontologique de l’ennemi ne peut en aucun cas être rédimée par l’échange ou la conversation. Elle doit être punie et détruite. A travers cette essentialisation de l’ennemi, se ranime la ferveur d’une foi autosuffisante, qui n’a plus à souffrir de l’intérieur la perplexité des cultures croisées ou les objections d’autres sources de la pensée.

Cette hypostase ténébreuse de l’ennemi chasse de notre horizon politique et spirituel commun la possibilité d’émergence d’un autre Guide des égarés ou d’un Traité théologico-politique de la modernité. Et sans un immense effort de déminage de la croyance univoque, effort à partager entre les grandes traditions monothéistes, nous ne ferons que subir de plus en plus ce makif de guerre.

 

Toutefois, aux yeux des partisans d’un combat pour un autre Monde, un tel réveil des intégrismes n’a qu’une responsabilité secondaire dans la dégradation des affaires du Monde. C’est en premier lieu la démocratie de Marché qui a failli, en piégeant les luttes de classes universalistes dans des combats géopolitiques et culturels frontaux. Le « démocratique » soumis à la Loi de la marchandise est devenu le lieu de la médiocrité statistique, de l’égoïsme trivial, de l’abus de position privilégiée, et n’a plus rien à voir avec les combats émancipateurs des siècles passés. La violence religieuse de ceux qui subissent une telle «occupation » démocratique de la planète s’en trouve sinon anoblie, du moins justifiée[36] ou en tout cas parfaitement excusable.

Mais c’est en laissant à Durban le makif de la guerre israélo-palestinienne impressionner toute l’histoire passée du racisme, que les ONG altermondialistes et l’espoir d’une nouvelle Internationale qui s’y amarre, ont trébuché. Avec les années, la marque en perdure. Sans doute, certains mouvements afro-américains, derrière Nation of Islam, avaient-ils préparé le terrain en faisant des armateurs juifs et marranes du Nouveau Monde les premiers et principaux responsables de la Traite des Nègres : une telle contre-vérité fut d’une certaine manière adoubée à Durban, le racisme avéré de l’Israël contemporain en apportant si l’on en doutait encore, la preuve différée.

Depuis, la malignité individuelle des Juifs (qui sillonne la catéchèse chrétienne précédant Vatican II ou la littérature européenne à-travers la figure du Judas déicide ou de Shylock l’usurier sans cœur) s’est globalement transférée sur l’Etat juif : isolé, le juif n’est plus le porteur du Mal, mais sa sympathie ou a minima, son désir de sécurité pour l’Etat d’Israël, désigné comme Etat de l’apartheid, du racisme et du génocide palestinien, en fait le propagandiste du conflit des civilisations.

Si nous insistons à ce point sur la convergence entre la place à part réservée aux fautes d’Israël dans les désordres de la planète et l’usure du monde, à mesure que celui-ci croît en âge, c’est parce qu’elle nous semble éclairer les alliances « contre-nature » qui se font jour dans les combats pour un nouveau Monde. « Cette usure dans l’expansion, dans la croissance même, c’est à dire dans la mondialisation du monde »[37], se noue désormais (pour combien de temps ?) avec la sur-responsabilisation d’Israël dans la dislocation de l’ordre international.

 

Conclusion

 

Deux tableaux, deux fresques s’enchevêtrent ici, se troublent, se conjuguent, scellant dans leurs confusions, les alliances redoutables : la formation perplexe, multiforme, excentrique, d’une nouvelle Internationale qui combat le modèle hégémonique de la démocratie de marché (et ses diverses institutions politico-financières) et l’onto-théologisation de l’ennemi en tant qu’américano-sioniste.

« Car, il faut le crier, au moment où certains osent néo-évangéliser au nom de l’idéal d’une démocratie libérale enfin parvenue à elle-même comme à l’idéal de l’histoire humaine : jamais la violence, l’inégalité, l’exclusion, la famine et donc l’oppression économique n’ont affecté autant d’êtres humains, dans l’histoire de la terre et de l’humanité. Au lieu de chanter l’avènement de l’idéal de la démocratie libérale et du marché capitaliste dans l’euphorie de la fin de l’histoire, au lieu de célébrer la “ fin des  idéologies ” et la fin des grands discours émancipateurs, ne négligeons jamais cette évidence macroscopique, faite d’innombrables souffrances singulières : aucun progrès ne permet d’ignorer que jamais autant d’hommes, de femmes et d’enfants n’ont été asservis, affamés ou exterminés sur la terre ».[38] Ce terrible tableau de l’état du monde légitime évidemment la raison d’être des combats altermondialistes. Et, comme nous l’avons dit plus haut, l’absence de structure pyramidale, de parti hégémonique, de métropole révolutionnaire, n’hypothèque pas l’avenir de la nouvelle Internationale naissante. En revanche, par l’acharnement à nommer un ennemi fantasmatique dont l’élimination scellerait la réconciliation des cultures et des civilisations, et par la place grandissante faite à des courants religieux maladifs, sous prétexte qu’ils perturbent la marchandisation du monde[39], se met en place un dispositif d’alliances monstrueuses qui mine les espoirs démocratiques alternatifs. « Ce qui s’appelle ici, sous le nom de nouvelle Internationale, c’est ce qui rappelle à l’amitié d’une alliance sans institution…» Derrida conjugue ici deux mots essentiels : l’amitié et l’alliance, l’amitié d’une alliance. A tous ceux que soucie le sort de la terre et de l’humanité, n’est pas proposé un ennemi idéal contre qui l’alliance se forgerait, pas plus qu’il n’y avait de raisons de se convaincre du caractère parfait et idéal de la démocratie de marché. Ce qui rappelle à l’amitié d’une alliance est le souci de ne plus laisser se creuser les inégalités, s’étendre les misères, se former des esclavages.

Les hommes peuvent reconstruire et non détruire[40]. Avec la mondialisation du monde, avec l’usure dans l’expansion et la croissance, cette reconstruction est plus difficile, plus incertaine. Elle nécessite de lever une amitié de l’alliance, une fraternité inconnue et radicale capable de façonner l’idée d’une humanité monde.

C’est ce fragile espoir qu’obèrent aujourd’hui les conjurations haineuses qui mêlent à la critique nécessaire de la marchandisation du monde, l’idée, pensons-nous,  maligne, que l’adversaire de la pensée est en tous lieux le commerce et non la foi, et qui opposent au vacillement kafkaïen dans l’étrangeté à soi (qui d’une certaine manière est une forme de perplexité universelle) l’exhibition partisane d’une identité hostile, (r)assurée  et armée par le grand nombre. C.C. et P.P.

 

[1] Au point qu’Israël figure dans un récent sondage des opinions européennes comme le pays qui  menace le plus la paix du monde.

[2] On l’a vu avec la fiévreuse polémique qu’a déclenché le projet de construction d’un centre islamiste près  de Ground Zero à NYC.

[3] Le De breviae vitatis de Sénèque est de ce point de vue un chef d’œuvre. Seules des âmes fortes et rares peuvent affronter la logique désespérée d’une  vie courte et sans télos générationnel.

[4] La fatuah de mort prononcée contre l’écrivain Salman Rushdie coupable d’avoir écrit les Versets sataniques en fut l’expression la plus radicale et la plus odieuse.

[5] Ainsi, dans « Un autre monde est possible, si… » Susan George tire à boulets rouges sur la mondialisation néo-libérale et les fléaux humains, sociaux et écologiques de cette expansion illimitée du profit que l’on appelait en langage marxiste la reproduction élargie du Capital.

[6] Comme le note Mark Strauss dans un article paru dans Foreign Policy (novembre-décembre 2003) : L’extrême droite transforme la campagne contre « le nouvel ordre mondial » capitaliste en un combat contre « l’ordre mondial juif ». Cependant, le mouvement altermondialiste a sa part de responsabilité. Il n’est pas intrinsèquement antisémite, mais il favorise l’antisémitisme en répandant des théories conspirationnistes. Selon lui, la globalisation est moins un processus qu’un complot ourdi, à l’abri d’épaisses portes, par une poignée de bureaucrates et de grands patrons.

[7] Pour Achille, la mort de Patrocle ne peut être apaisée que dans la vengeance, qu’en traînant à l’arrière de son char le cadavre d’Hector, avant de le livrer aux chiens et aux oiseaux. La réparation de la perte de l’ami, de la douleur de la séparation, si elle est possible, est inféodée à la délectation d’infliger à l’ennemi une douleur équivalente ou une vengeance encore plus cruelle. Le supplice de l’ennemi finit par être plus salutaire ou plus indispensable à l’âme blessée que le chagrin de la mort de l’ami.

[8] Le Monde du 28 février 2004 (Pourquoi je suis devenu français ?)

 

[9] Plus encore que les mensonges, ce sont les convictions qui nuisent à la vérité, disait Nietzsche.

[10] Comme elle le manifeste avec la Cour internationale de Justice, la volonté de juger les dictateurs et les génocidaires, les différentes impulsions données au protocole de Kyoto, le débat sur le droit d’ingérence humanitaire, ou l’utilisation de la tribune de l’ONU pour consommer publiquement la rupture de solidarité de l’Occident, avant la seconde guerre d’Irak.

[11] Cf www.temps-matranes.info hors-série d’avril 2011, « Dialogues de la Madruga » par Claude Corman et Bruno Lavardez.

[12] Auteur d’un livre à paraître en France, traduit de l’allemand « Carl Schmitt und die Juden », Surhkamp, 2003. Raphaël Gross est directeur de l’Institut Leo Beck à Londres. Citations extraites et recueillies d’un exposé de Gross à la maison des Sciences de l’Homme organisé à l’initiative de Yves-Charles Zarka. Les auteurs n’ont pas connaissance du nom du traducteur et s’en excusent auprès de lui ou d’elle.

[13] Textes datant de 1912-14

[14] Dans le sens où la passion antisémite peut être une sorte de passion philosémite déçue et inversée. Ne serait-ce pas en effet, parce qu’on aurait imaginairement prêté à un peuple des qualités extraordinaire, réelles ou fantasmées, que l’on pourra par un changement radical de perspective l’affubler de tous les défauts, et en faire ainsi un peuple diabolique et détestable.

[15] Nous empruntons ce concept à Adin Steinsaltz : « une force qui vous influence de l’extérieur, qui agit sur vous non pas par ce qu’elle fait pénétrer en vous, mais parce qu’elle suscite une ambiance, une atmosphère générale, un environnement qui vous conditionne globalement » (Le chandelier d’or). Dans la notion de makif il y a la suggestion de ce qui nous enveloppe à la manuère d’un vêtement.

[16] « L’épicentre d’un séisme » dans le Passant Ordinaire n°37, «  Frontières »

[17] Cette formulation d’élection négative et maudite d’Israël atteignit un paroxysme dangereux à la sinistre conférence sur le racisme de Durban

[18] Exclusion

[19] Dans l’article « Que Dieudonné se rassure ! » du Monde daté du lundi 8 mars 2004

[20] On sait que le débat sur la nature d’Israël “  Nous voulons être comme les autres peuples ” (Samuel) et « Il ne se confondra point avec les nations ” » (Nombres) n’a jamais été tranché, en raison de l’ambivalence du sionisme, à la fois mouvement nationaliste juif et réveil d’une tradition inassimilable aux impératifs de l’histoire concrète.

[21] Jean Daniel (Editorial du Nouvel Observateur n°2054

[22] Le Monde daté du lundi 23 février 2004

 

[23] Bien qu’il ait été membre du jury de thèse de René Lévy, on imagine sans peine qu’il a eu du mal à supporter le parcours de son père Benny Lévy, de la gauche prolétarienne à la tradition juive orthodoxe.

[24] Où la référence juive sous le terme marrane ne serait pas l’unique référence à l’idée de mélange, de négociations, et de rétrocessions réciproques et consenties des peuples pour pouvoir vivre ensemble.

[25] Certes l’esprit protestant encourage les réformes économiques et sociales et s’allie plus facilement au libéralisme économique que les rigidités dogmatiques de l’Eglise romaine et ses inquisitions résiduelles. Mais c’est dans les terres catholiques du Sud, et singulièrement en Italie que l’art atteint un apogée avec les Fra Angelico, les Botticelli, les Léonard de Vinci, les Cellini et tous ces  artistes de la Renaissance qui ne sont pas nécessairement des réformateurs  inspirés de la catholicité Certains d’entre eux comme Botticelli soutiendront même l’ombrageuse sédition du moine Savonarole

[26] Sans chercher outre mesure la symétrie, le slogan « God bless America » est un stimulant pour les « Allah aqbar! »

[27] Ainsi, tout le travail herméneutique et ésotéro-mystique dérivé des Ecritures confronté aux avancées des savoirs rationnels a largement contribué à forger l’idée encore valide de l’intégrité de l’homme et d’une aspiration au Bien.

[28] Il suffit de citer en exemple tous les commentaires sur le Golem.

[29] Spinoza et Sabatai Tsevi figurent les deux pôles extrêmes du judaïsme d’après la période tragique du marranisme ibérique. C’est par analogie avec les concepts de physique quantique, que nous disons que les extrêmes sont les états métastables de tout spectre identitaire.

[30] De même que les débats internes pour mentionner dans le texte de la Constitution la référence à l’héritage religieux.

[31] Les massacres des populations musulmanes de Bosnie pendant les guerres civiles yougoslaves ont mis fin à la bonne conscience chrétienne européenne.

[32] «  Il n’y a pas de guerre de civilisations quand l’ennemi ne représente aucune civilisation. » (Juan Goytisolo cité par Jean Daniel).

[33] «  On ne redira jamais assez que Ben Laden est une créature des services américains », Alain Badiou (Le Monde du 22-23 février).

[34] L’Arche (janvier février 2004).

[35] Il est cependant une configuration autrement plus complexe qui vient brouiller les thématisations spéculaires des boucs émissaires et ne débouche pas sur un nouvel antagonisme politique générateur de guerres à venir : c’est celle qui par l’émancipation de la femme en Occident ouvre une histoire de la liberté des échanges et des liens entre l’homme et la femme. Dans cette phase démocratique décisive pour l’humanité mais qui restera durablement expérimentale, personne ne peut s’abriter derrière une Harmonie éteinte, car contrairement aux grandes traditions philosophiques et religieuses qui gardent la mémoire nostalgique d’un temps précieux et rare (la naissance de la philosophie grecque, le don de la Torah au Sinaï ou la beauté de la civilisation arabo-andalouse) il n’y eut jamais d’Age d’or commun aux hommes et aux femmes. Et c’est par cet interdit de la représentation nostalgique de l’harmonie que la révolution anthropologique des sexes, dont la psychanalyse, la littérature ou le cinéma explorent les chemins,  loin de se résoudre à une simple affaire de nouveau désordre amoureux, renouvelle de fond en comble le thème polémique de l’alliance.

[36] Et c’est en ce sens que la  nature démocratique d’Israël ne rachète pas la faute ontologique du sionisme : gérer les intérêts et la sécurité de la population juive avant toute autre exigence.

[37] Spectres de Marx (Derrida)

[38] Ibid

[39] On se souvient de la théorie virale de Baudrillard

[40] « Si tu penses que tu es capable de détruire, pense aussi que tu es capable de reconstruire » (Rabbi Nachman de Braslav).

 

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Le temps des colonies

Ecrit au lendemain des salves d’acclamation en faveur de Benjamin Netanyahu au Congrès américain, en 2011, cet article n’avait pas été publié dans notre revue. La récente visite, début mars, du même premier ministre israélien aux Etats-Unis nous a incités à le publier aujourd’hui. TM

Le temps des colonies

par Claude Corman

Le 24 Mai 2011, Netanyahu s’est adressé au Congrès américain. Il a été maintes fois ovationné ; vingt-six fois, les représentants et les sénateurs se sont levés pour l’acclamer et le féliciter autant de la hardiesse de ses propos sur la paix  que de la fermeté avec laquelle il a tranché la question des partenaires qui sont en état de la discuter. Par-delà sa vision de la sécurité d’Israël et de l’assujettissement de la paix à cet impératif, Netanyahu a fait vibrer le Congrès grâce à un ton prophétique. Bien que les Juifs « ne soient pas des occupants étrangers en Judée et Samarie », l’Etat hébreu, a-t-il ajouté, est prêt à faire des concessions infiniment douloureuses pour aboutir à une vraie paix. Mais comment y arriver avec le Hamas ?  Imaginez les maîtres gazaouis du Hamas, fieffés émules d’Al-Qaïda et compagnons des Frères musulmans égyptiens codiriger un Etat palestinien indépendant avec le Fatah ! L’anticipation d’un tel cauchemar  a fait redoubler les applaudissements en faveur de Netanyahu, comme si les Jébuséens, les Philistins, les Edomites avaient soudainement ressuscité dans l’évocation du premier ministre d’Israël et s’apprêtaient à piller et détruire Jérusalem. Sans jamais avoir à le dire clairement, Américains et Israéliens partageaient une conviction commune : ce n’est pas l’Etat hébreu qui multiplie les conditions à l’avènement d’un Etat palestinien[1], c’est le mouvement national palestinien qui est incapable de se hisser à la hauteur d’une vision généreuse et enthousiaste de la paix. Et, dans la frémissante communion de Netanyahu et du Congrès américain, c’est la complicité des formes prétendument achevées de l’esprit européen et de l’esprit juif, les USA et Israël qui fut en définitive plébiscitée !

De nos jours, on pense presque exclusivement les colonies sous l’angle de la colonisation des peuples étrangers à l’Europe, des dommages infligés à ces peuples et plus récemment des élans et des crises de la décolonisation. Et au cœur même de nos pays, c’est bien plus l’histoire du colonisé qui importe désormais que la turbulente histoire des exilés et des pionniers anglais, allemands ou hollandais qui, dès que l’indépendance leur fut octroyée, ne se vécurent plus jamais comme une émanation de la vieille Europe, mais comme les bâtisseurs d’un nouveau Monde. De fait, l’idée que les colonies aient  somme toute gagné la partie contre les territoires et peuples matriciels de l’Europe n’est plus pensée. L’Amérique du Nord, maigre expansion de l’Europe au début du 17e siècle est devenue en moins de cent ans l’Etoile de l’Occident. Elle est à la fois son champion[2], son bouclier, son inspirateur et son rêve[3]. Obama a rappelé à Londres les valeurs incontournables et séminales de l’Occident, inventées certes par les Européens mais désormais défendues et universalisées par les Etats-Unis ; ce sont ces valeurs qui sont les seules à pouvoir assurer la prospérité et l’harmonie des peuples du monde entier. A l’autre bord, le fait qu’Israël concentre désormais l’essentiel des forces intellectuelles, scientifiques, morales, théologiques et artistiques du monde juif face à une diaspora de plus en plus minoritaire et assimilée s’impose dans les opinions. D’une certaine manière, l’Etat hébreu entend être le tuteur et le guide d’un judaïsme qui a longtemps été rebelle, indiscipliné, dissocié, et dispersé. Quand Trigano nous rappelle que l’ethos juif est partagé entre l’ascétisme rabbinique, l’universalisme juif et l’apocalyptisme messianique[4], on ne peut s’empêcher de penser avec mélancolie à un temps révolu, un temps « diasporique ou exilique » du judaïsme qui n’est plus celui des Juifs israéliens vivant aujourd’hui en terre sainte ! Israël veut aussi être l’étoile du judaïsme, le bouclier du monde juif et l’unique dépositaire de l’espérance messianique.

Une deuxième image troublante et surabondamment diffusée a renforcé mieux que n’importe quel discours l’image de la victoire des colonies sur les métropoles du vieux monde : c’est l’arrestation et la détention de Strauss-Kahn, hier grand patron célébré du FMI, aujourd’hui un être disloqué, écrasé par le poids de sa concupiscence frénétique, abusant gloutonnement des sans-grade, des pauvres, des subalternes, des invisibles soudainement anoblis par l’évènement… Publiquement exhibé par la télévision américaine comme un être immoral et odieux, affublé d’une tronche de baron de la pègre, ce représentant choyé d’une hyperclasse tout à la fois dégénérée, apatride et française excita la colère et la soif de lynchage des tabloïds « yankees ». Or, à la notable exception du journal antisémite d’extrême-droite Rivarol, la presse française s’est au moins initialement (et avant l’affaire lilloise) offert en l’occasion une cure de pudeur, de timidité ou de mesure…

Et chacun a pu constater la dissymétrie puissante, aveuglante du génie américain nourri des valeurs bibliques et de la triade Kant, Weber et Adam Smith, et du génie polymorphe européen qui, inspiré par Rabelais, Villon, Baudelaire, Sade, Wilde, Freud, Gide ou Bataille, a peu ou prou incorporé la déroutante complexité de la chose sexuelle non pas à la marge, mais au cœur de son imaginaire et de sa culture. Au moins jusqu’ici. Cette radicale asymétrie des jugements a fait germer chez beaucoup de Français la conviction d’un complot fomenté contre un leader socialiste présidentiable  et chez un nombre tout aussi grand d’Américains la sensation gênante que les Français préféraient l’immoralisme des nantis au respect de l’Etat de droit et aux valeurs émancipatrices de la modernité occidentale. Au fond les Français restent d’indécrottables nostalgiques de leur grandeur passée, de la France « classique » de Louis XIV, de l’exemplarité définitive de leur Révolution, de la valeur inégalée des peintres et poètes du second Empire, de Manet et de Baudelaire. Ils n’ont épousé les idées vectrices de la démocratie contemporaine qu’en raison de leur passion de l’égalité et nullement des impératifs moraux de la responsabilité individuelle. A travers un fait divers banal et sordide, couvait la dispute du « vieux testament européen » et du « nouveau testament américain. »

Les scandales pédophiles au sein de l’Eglise catholique américaine ont été en revanche beaucoup moins commentés. Après la repentance papale qui vaut pour l’ensemble de l’Eglise, chaque prêtre aux désirs troubles est rentré dans la chaumière feutrée de la honte intime, la conscience enténébrée par les tentations du Malin. Nulle presse à scandales ne s’est délectée avec autant de vicieuse délectation, d’impudeur fouineuse, de passion du détail sur les prêtres et évêques pédophiles qu’elle ne l’a fait sur l’homme de la suite du Sofitel.

Ce qui comptait en définitive par-delà l’instruction de l’affaire DSK, était bien le procès de l’Europe coupable de mœurs dissolues et de ses élites menteuses et parfaitement à l’aise avec les mœurs injustes d’un autre Temps. La presse américaine s’indignait de la compréhension ahurissante, archaïque, presque « ancien régime » du peuple français pour les crimes des riches et des puissants, et en parallèle de son parfait mépris de l’innocence féminine. L’ordre moral trouva à s’allier avec une certaine forme de féminisme vengeur, établissant par cette alliance incongrue la supériorité du modèle postmoderne sur les égarements charnels de la vieille Europe…

Israël, de son côté, avant de devenir le pays le plus blâmé au monde pour sa colonisation des terres palestiniennes fut d’abord à l’instar de l’Amérique, une colonie de l’ancien esprit polymorphe et éclectique du judaïsme européen. Et si certains Juifs du Yshouv occupaient depuis longtemps quelques vétustes maisons à Safed ou Jérusalem, ce fut l’élan sioniste sous l’impulsion du rêve de Hertzl qui assura la croissance et la viabilité d’Israël. Même le Kaiser imaginait pouvoir installer un bout d’Allemagne en Palestine. Mais la « colonie » israélienne s’est, après l’indépendance de 48, affranchie de son ancienne histoire européenne, elle a valorisé l’agriculture, la défense armée, la technologie et la piété religieuse et a tenté de rompre avec tout l’arrière-fond intellectuellement fécond mais politiquement faible de la longue période exilique. Il fallait aussi à Israël rompre les amarres avec le vieil ascétisme rabbinique de la Galout qui proscrivit pendant des siècles toute forme de retour anticipé, personnel ou collectif des Juifs en terre sainte.

En somme, à l’instar de l’Israël contemporain qui, ayant pris ses distances avec le vieux judaïsme rhénan, hassidique et ottoman, et renaissant sur sa terre d’origine et dans sa langue sainte, se pense désormais comme un Etat juif et veut être reconnu comme tel, les USA estiment être les vrais héritiers, la juste postérité de l’Occident.

Et ainsi, quand Netanyahu parle au Congrès américain et reçoit vingt six fois l’ovation des représentants de la nation américaine, il faut imaginer que ne se célèbre pas à cette occasion l’alliance stratégique américano-israélienne au Moyen Orient ( du moins pas fondamentalement) mais bien la congratulation chaleureuse des colonies qui ont réussi, des émanations de l’Europe et du judaïsme européen qui entendent recouvrir et symboliser l’essentiel de l’esprit occidental ou juif.

Et par contre coup, cette complicité joyeuse de Netanyahu et du Congrès US fait resurgir le champ de ruines de l’Europe, ses tragédies monstrueuses du siècle passé, et sa pathétique incapacité à inventer un avenir original à l’assemblée des peuples qui l’ont constitué et la constituent.

CC.

 

[1] Titre de l’article du Monde daté du jeudi 26 Mai

[2] Les européens jouent depuis soixante ans les supplétifs ou les subalternes de l’armée US).

[3] L’essentiel de l’inspiration du temps vient de la technologie américaine et la fabrique de rêves hollywoodienne reste le meilleur atout imaginaire de l’Occident.

[4] Le judaïsme et l’esprit du Monde

 

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Lettre ouverte à Yirmiyahu Yovel

par la Revue temps marranes

Claude Corman et Paule Pérez,
fondateurs et co-directeurs,
Noëlle Combet, psychanalyste,
Jean-Paul Karsenty, économiste.

Cher Monsieur

Vous venez de publier un livre sur l’aventure marrane, qui rejoint à bien des égards nos réflexions et nos travaux de longue date sur le phénomène marrane.

Vous vous attachez selon notre lecture à saisir les éléments de la personnalité marrane qui ont servi, sous une forme fragmentaire ou plus aboutie à façonner l’individu moderne. Et ainsi, à partir des récits historiques sur la destinée tourmentée des marranes hispano-portugais, vous livrez vos propres considérations philosophiques sur la transformation de l’aliénation marrane initiale en autonomie marrane tardive. Autrement dit, le marranisme né dans la tragédie des persécutions du judaïsme espagnol médiéval s’est peu à peu dégagé de sa matrice historique au point d’évoluer vers une forme de milieu pré-moderne, modelé par des orientations spirituelles singulières autant que par des solidarités économiques et commerçantes transfrontalières très actives.

A la personnalité marrane divisée, scindée, ambivalente qui va souvent trouver hors des pôles religieux juif et catholique sa soif de réalisation personnelle, répond la création d’un creuset ethnico-commercial qui finira par s’appeler d’une manière assez drôle, la « Nation ». Et en réaction à un univers inquisitorial maniaque de l’identité bornée, repérable, avouée, le marranisme développera à l’abri du regard public, une forme d’introspection créatrice, intime qui se conjuguera sans peine avec un réseau expansif d’échanges et de négoces sur plusieurs continents. Deux des éléments forts de la modernité, la naissance de l’intimité et la genèse d’une économie-monde ont trouvé dans le tissu interstitiel marrane leur rampe de lancement.

 

Nous avons de notre côté insisté sur les quatre aspects du marranisme qui ont participé à l’éclosion de la modernité : l’instabilité de la double conversion marrane, l’expérience du secret, l’expérience du déclassement racial et social, et enfin la méconnaissabilité qui ont travaillé sur plusieurs siècles le marranisme européen.

Depuis la parution en 2000 de « Sur la piste des marranes » qui s’attachait à formaliser ces multiples traits anthropologiques, nous avons repéré la contemporanéité du phénomène marrane, et tenté de la penser afin de l’ouvrir sur notre propre temps. Pour nous, l’aventure marrane est loin d’être clôturée. Ainsi, au lieu que le marranisme finisse dans un musée historique, il est pour nous flagrant que ses éléments subversifs et féconds restent opératoires, il suffit d’observer l’actualité créative du post-marranisme, aussi bien pour l’Europe que pour l’ancien Empire ottoman et le monde arabe, ce que nous avons appelé la marranité. Le changement du isme en ité va toutefois bien au-delà d’un jeu de langage. Il en va à nos yeux de l’avenir même du concept. Car les autres dénominations qui se rapprochent du « modèle » marrane nous semblent à leur tour peu ouvrantes : soit qu’elles se referment sur le champ du judaïsme en se chargeant d’une négativité trop radicale et insignifiante comme celle de juif sans dieu, ou de juifs non-juifs, soit qu’elles suscitent des hybridations trop immédiatement positivistes comme celle de judéo-gentils.

Dans le dernier chapitre de notre livre «Contre-culture marrane, ses apports aux questions contemporaines» nous avons tenté de souligner les éléments universalisables de la marranité actuelle :  la force de contradiction que nous empruntons à la conception de l’emtsa du Maharal de Prague et l’aptitude marrane à la convertibilité qui forgent toutes deux une sorte d’économie personnelle de la contrariété.

La marranité est un concept politique certes marqué d’inconfort, mais prometteur d’ouverture aux autres et d’hospitalité, nourrissant ce que Jacques Derrida a nommé une politique de l’amitié, parce que c’est au sein même de la personne marrane que la conversation est la plus troublante et agitée, et que les forces de contradiction qui y sont à l’œuvre, ne trouvant pas de résolution dialectique, persévèrent dans un état de tension féconde. De sorte que c’est moins la division ancienne du sujet marrane historique que la puissance de conversation intérieure qui met aujourd’hui en route vers les autres. Certes le scepticisme, le relativisme ou l’indifférence marrane aux grandes religions monothéistes ont joué un rôle décisif, ne serait-ce que par leur contribution fondamentale à la genèse de la laïcité. Nous pensons que ce qui est désormais à l’œuvre avec la marranité contemporaine est bien une pesée originale et irréligieuse des traditions et de la zone à hauts risques de leurs collisions dans un espace public élargi à la dimension du monde.

La Revue temps marranes
C.C., P.P., N.C., JP.K.

« L’aventure marrane – Judaïsme et modernité », ouvrage traduit de l’anglais par Béatrice Bonne. Editions du Seuil, octobre 2011.

Marranes et Réforme : le Livre manquant

Editorial

par Claude Corman

En parcourant « L’aventure marrane » de Yirmiyahu Yovel, tout en songeant à ce que l’on entend ou que l’on souhaite sur une nécessaire réforme interne de l’Islam afin de rendre plus compatible la Charia et le monde contemporain des révolutions arabes, je réalisai qu’il existait bien un élément central, une sorte de gène constitutif du marranisme qui n’a été souligné à ma connaissance par personne: l’indifférence radicale et renversante des marranes à l’égard de la Réforme. Des théistes, des panthéistes, des épicuriens, des athées, des mystiques, tout ce que l’on voudra, tous ces modes d’être contradictoires peuvent procéder en partie de l’esprit marrane. Mais jamais la Réforme !

Face au poids des traditions religieuses, les marranes inventent l’écart, la distance, l’affranchissement, la sublimation, la ruse ou la rigueur, mais ils délaissent la purge, la révision, la modernisation, bref la Réforme d’un Culte. Comme si d’emblée, alors que nombre de marranes vont se montrer d’excellents explorateurs des terres, des économies ou des textes nouveaux, ils avaient instinctivement, presque naturellement abandonné à d’autres le terrain de la réforme religieuse.

De sorte que s’il existe bien une multitude irréductible de marranes et une aussi vaste mosaïque de fragments et de bouts d’être ambivalents à l’intérieur de chacun d’entre eux, au point que l’on a fait du marrane, la figure matricielle de l’individu moderne confronté autant à sa propre complexité intime qu’à l’éclatement de l’univers spirituel et politico-économique de la Renaissance, nous tenons peut-être dans ce manque de soutien au schisme protestant la clé du marranisme.

Comment ne pas s’étonner en effet du peu d’empressement, du peu d’enthousiasme qu’affichent les marranes historiques à commenter ou à absorber les idéaux protestants générateurs d’une cure de jouvence du Christianisme et hostiles aux Institutions les plus agressives et soupçonneuses de l’Eglise ? Comment rester aveugle au fait capital que l’histoire marrane et l’histoire protestante sont restées des histoires distinctes et parallèles alors qu’elles se déroulent dans le même espace-temps européen, et qu’elles ont joué chacune à sa manière un rôle moteur dans la naissance d’une économie-monde post-médiévale ?

Peut-être sommes-nous simplement en face d’un énoncé stupéfiant, d’un énoncé imprononçable et qui est celui-ci : l’esprit marrane n’est pas un esprit réformateur de la religion !

Cela évidemment ne peut pas se dire sans grandes conséquences sur la compréhension de l’Age pré-moderne où vécurent et souvent périrent les marranes historiques, mais surtout cela ne peut pas se dire sans des conséquences encore plus fortes sur notre époque qui voit refleurir l’esprit religieux plus ou moins délicatement tissé de fondamentalisme et de réformisme.

Je ne m’appesantirai pas sur les figures historiques du marranisme afin d’étayer cette idée. Il suffit de parcourir les œuvres et les existences de Montaigne, de Spinoza, de Juan de Prado, de Tsevi, pour mesurer l’abyssale distance que chacun d’entre eux creuse à l’égard du principe d’une réforme interne des Eglises et des traditions monothéistes. [1]

Et cela est encore plus vrai de la marranité contemporaine dont nous avons tenté avec d’autres d’établir la cartographie anthropologique et politique. Les choses du Ciel condensées dans les Textes fondamentaux de chaque Religion ne sont pas réformables en leur cœur. Aucune foi ne peut être tempérée, modérée, ou expurgée de ses traits les plus archaïques et violents. Et il n’est pas si mauvais au fond que la religion se mette d’elle-même à part, séparée des enjeux profanes des vies humaines, séparée et donc sainte dans le sens hébraïque du Kaddosh.

Laissons l’y, dit l’esprit marrane. Laissons la religion de côté ! Pas question de vouloir la réformer, l’adapter, lui offrir une présentation plus convenable et moderne !

Plus de trois mille ans après le règne de David, deux mille ans après la mort de Jésus, et mille quatre cents après la prédication de Mahomet, l’énorme travail industrieux, commerçant, explorateur, artistique, scientifique, littéraire, de générations et de générations d’hommes et de femmes dans toutes les aires de civilisation n’a nul besoin de se confronter aux textes révélés et de s’évaluer à leur lumière !

Il n’est pas nécessaire que Dieu soit mort pour que l’humanité advienne. Il suffit qu’Il soit Saint, qu’Il soit à part, ailleurs ! En Lui accordant l’infinité de l’Univers, Spinoza a ouvert la voie. L’esprit marrane n’est pas un esprit réformateur de la religion !

C.C.

 

[1] Seul entre tous, Uriel da Costa, convaincu, à l’instar des calvinistes et des luthériens arc-boutés sur les Evangiles, qu’il fallait revenir à l’esprit de la Torah écrite, s’entêta à vouloir imposer ses idées réformatrices à la communauté d’Amsterdam. Sa tentative échoua et Uriel se suicida, peu de temps après une ultime humiliation à la Synagogue.

Du Malin Génie de Descartes au Zombie de Cassou-Noguès

par Noëlle Combet

Le Zombie de Cassou-Noguès avec Dick, Wells, Descartes, Husserl, Proust…

Univers parallèles

Dans « Ubik », œuvre de science fiction de Philip K Dick, Joe Chip s’écrie : « si ce monde-ci ne vous plaît pas, allez voir  s’il n’y en a pas d’autres. »

L’ « autre monde » ici évoqué nous concerne selon le philosophe Cassou-Noguès qui dans « Mon Zombie et moi », s’intéresse à « la philosophie comme fiction. »

La fiction en effet, ne serait pas là pour nous consoler de ce monde-ci. Elle en serait un éclairage et un prolongement. Le « possible » qu’elle suggère, même s’il apparaît comme impossible ou pas encore possible dans le champ de nos existences quotidiennes et celui des sciences, s’en rapproche considérablement, en tant que potentialité ou miroir de nos expériences. Le possible de la fiction consiste en nous et interroge sur notre identité dont il décrit des facettes. Pour illustrer l’existence possible de ces univers parallèles, l’auteur emprunte à la mythologie vaudou, la figure du Zombie, c’est-à-dire d’un mort/vivant.

 

La fiction/ fonction du Zombie

L’auteur, dès les premières pages, crée deux fictions mettant en scène le Zombie : d’abord un rêve dans lequel il se voit tenant entre ses mains sa tête séparée de son corps. Ce corps, que la tête, à distance, tente de percevoir, est une première image du Zombie. Ne sachant qu’il « a perdu la tête » – elle se trouve, à un moment donné dans un placard-, il se meut ou est mu dans d’étranges gestes. Dans la deuxième fiction, on assiste à une opération du nerf optique en 2032 : le corps du narrateur est disjoint, la tête sur l’oreiller le tronc dans un fauteuil près du lit, les yeux sur la table de nuit.

Dans l’intervalle de ces deux fictions, l’auteur se démarque de Merleau- Ponty pour lequel « je suis mon corps… Notre corps n’est pas un objet. »

Il questionne ce point de vue en indiquant que la zone d’où se fait la vision, ce sont les yeux en tant qu’ « incarnation minimale » et qui constituent un corps, un corps nouveau par lequel on contemple celui qu’on a laissé allongé sur le lit ou assis dans le fauteuil.

Il montre ensuite comment cette fiction d’un corps non connexe fait écho à une réalité : même si pour voir mon corps en son entier je tapissais tous mes murs de miroirs, je n’obtiendrais que des images fragmentées ou temporellement déliées, des « blancs » dans l’image, ce qui infirme l’idée d’une possible unité.

Il précise ensuite son intention : « Mon but est, par des fictions, de faire varier les situations pour analyser l’expérience de soi et l’être au corps. »

Deux conditions doivent être réalisées pour qu’une fiction entraîne l’adhésion : que l’on puisse s’identifier aux personnages et que ces récits apparaissent dans une écriture ou une énonciation, ce qui appelle la contribution de la main ou de la voix c’est-à-dire une incarnation minimale.

 

Thèmes

Pour introduire les variations des situations et de la pensée offertes par l’imaginaire, l’auteur explore plusieurs fictions rencontrées  principalement dans la littérature.

La nouvelle de Wells, « L’homme invisible », lui permet de définir la limite du possible dans la fiction : l’on peut en effet s’identifier à un homme invisible ; ce serait impossible dans le cas d’un homme intangible ; ce dernier ne pourrait nous toucher sans être touché. Ce thème de l’invisibilité entre en résonnance avec la métaphysique mais aussi avec des thèmes sociaux : l’on peut en effet s’interroger sur  sa propre invisibilité occasionnelle au regard de l’autre, et sur l’invisibilité de certaines catégories sociales, mendiants, immigrés, femmes. Le possible de la fiction rejoint ici celui de notre quotidienneté.

Dans la nouvelle « L’homme doré » de Philip K. Dick, le mutant représente par son regard les possibilités d’anticipation qui font écho aux capacités prévisionnelles liées à l’évolution scientifique. Ici, le possible de la fiction rejoint celui de la science.
Le temps n’est plus que celui du virtuel.

De nombreux récits évoquent la possibilité de « remonter le temps ». Comment ne pas penser aux travaux scientifiques actuels, ceux de Fink en particulier, visant à démontrer la réversibilité du temps ? Déjà, en 1949, Gödel, s’appuyant sur  la théorie de la relativité, démontrait l’existence de modèles d’univers autorisant le voyage dans le temps et permettant à l’observateur de revenir, dans une trajectoire accélérée en n’importe quel point de ce qui est pour lui son passé.

Les nombreuses fictions explorées interrogent aussi sur notre identité : être plusieurs dans le même corps comme le suggère le récit de Robert Louis Stevenson « L’étrange cas du docteur Jekyll et M. Hyde », ou habiter d’autres corps.

Elles questionnent la nature du corps par l’intermédiaire des automates, du corps horloge ou du corps machine.

La  machine, en effet est, comme la personne, une figure du sujet, une façon de nous représenter. Ainsi Sherlock Holmes le détective du roman de Arthur Conan Doyle apparaît-il comme une sorte de mécanique, ce qu’énonce son associé Watson «  Vous êtes vraiment un automate, dit Watson à Holmes, une machine à calculer […] Il y a quelque chose de positivement inhumain en vous. » Le  médecin parle aussi de « machine à raisonner. » Sherlock Holmes, ancêtre de l’ordinateur ?

Voilà qui interroge aussi sur les automatismes qui, dans nos comportements, apparaissent comme une économie de la pensée.

Dans « Le cas remarquable des yeux de Davidson » Wells présente un chimiste qui, à la suite de l’explosion d’un mélange, se trouve habiter deux corps différents : son champ visuel s’est déplacé et il se voit sur une plage du Pacifique alors que son corps, hormis le regard est resté dans son laboratoire dont il peut toucher les objets et il s’étonne de ne pas les voir tandis que ses yeux le conduisent à une immersion dans l’océan. Le voilà incarné dans deux corps : l’un touche sans voir ; l’autre voit sans pouvoir toucher.

Ces fictions, et d’autres encore, conduisent donc à s’interroger sur les perceptions, le temps, la pensée, l’anticipation, l’incarnation, l’identité.

 

A rebours du temps, Dick, Husserl, Descartes, pour une triple lecture de Descartes

Avant d’approcher Descartes, l’auteur rappelle des fictions, en particulier celles de Philip K. Dick, en lesquelles se produit une destruction du monde. Est-il possible qu’un sujet y survive ? Il évoque ensuite, sur un thème analogue, la pensée de Husserl pour qui nos perceptions nous trahissent, nous proposant une fausse image de la réalité. Le monde ne serait qu’illusion et, avertie, la conscience n’en serait pas pour autant endommagée ; observant le chaos, délestée des pièges tendus par l’incarnation, elle subsisterait en tant que résidu : « L’être de la conscience serait modifié si le monde des choses venait à s’anéantir mais il ne serait pas atteint dans sa propre existence. » (« Idées directrices pour une phénoménologie pure »). Il existe donc pour Husserl une conscience pure, à l’écart des sensations trompeuses.

Remontant le fil du temps de Philip K. Dick à Descartes, en passant par Husserl, on voit apparaître déjà, dans les deux premières « Méditations », et dans le « Discours de la Méthode » ce doute quant à la réalité du monde.

 

Mais quoi ce sont des fous…

Descartes, imagine que le monde est une illusion ; comment, dès lors, lui appartenir ? « Je pouvais feindre que je n’avais aucun corps et qu’il n’y avait aucun corps ni aucun lieu où je fusse mais que je ne pouvais pas feindre pour cela que je n’étais point. » (Discours de la Méthode) Dans les deux premières « Méditations », il se présente en train d’écrire et d’observer ce qui l’entoure et se demande si ce ne serait pas folie de nier des évidences sensibles : « Comment est-ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps-ci soient à moi ? Si ce n’est que je me compare à ces insensés de qui le cerveau est tellement troublé et offusqué par les noire vapeurs de la bile, qu’ils assurent constamment qu’ils sont des rois lorsqu’ils sont très pauvres ; qu’ils sont vêtus d’or et de pourpre lorsqu’ils sont tout nus : ou s’imaginent être des cruches ou avoir un corps de verre. Mais quoi ? Ce sont des fous, et je ne serais pas moins extravagant si je me réglais sur leurs exemples. » (Méditations métaphysiques)

 

Que faire des rêves ?

Voilà une question qui embarrasse Descartes.  Les rêves sont étranges et pourtant figurent bien des êtres humains avec des pieds, des mains, un corps.

Or, certains éléments de la réalité qui entoure Descartes, même dans l’illusion du rêve, ne peuvent être versés au compte du pur imaginaire. Si le rêve peut créer des images de mains et de pieds, il faut bien que des idées de « corps étendu » ou de nombres aient présidé à ces éléments rêvés. Donc des sciences, la géométrie, l’arithmétique, ayant présidé aux images du rêve seraient indubitables ?

 

Le Malin Génie…

D’où viennent ces idées simples de nombre et d’étendue dès lors que nous ne pouvons penser les avoir créées ? Ne sont-elles pas, elles aussi, douteuses ?

Descartes affirme alors que si nous voulons dégager un fondement assuré pour les sciences, il faut renoncer aux anciennes opinions et faire comme si elles étaient fausses : « J’emploie tous mes moyens à me tromper moi-même, feignant que toutes ces pensées sont fausses et imaginaires. » (Méditations métaphysiques)

Descartes introduit alors l’hypothèse du Malin Génie trompeur et rusé ; selon Descartes il s’emploie à créer des chimères : « Je penserai que […] toutes les choses extérieures que nous voyons ne sont que des illusions et tromperies, dont il se sert pour surprendre ma crédulité. Je me considérerai moi-même comme n’ayant point de mains, point d’yeux, point de chair, point de sang, comme n’ayant aucun sens, mais croyant fermement toutes ces choses. »

Quid alors du sujet dans cette absence du monde ? C’est la question que pose la seconde « Méditation ».

Dans l’hypothèse où rien de ce que je connais, pas même le monde des sciences n’aurait de réalité, le seul fait de penser et de douter m’assure que moi, je suis indépendamment de ces choses : « Je suis, j’existe », ce qui deviendra dans le « Discours de la méthode » : « je pense donc je suis », « je suis une chose vraie et vraiment existante : mais quelle chose ? Je l’ai dit : une chose qui pense ». Dans « chose » il y a une connotation de corps matériel ; nous ne sommes donc pas dans la « pure conscience » husserlienne et nous retrouvons plutôt l’atmosphère de la nouvelle « Ubik » de Philip K. Dick où le personnage principal, Joe Chip vit dans un monde qui recule dans le temps et a, dans le roman, un créateur, Jory. Ce « Malin Génie » qui manœuvre Chip réussit à influencer les rêves qu’il fait dans une sorte de vie brumeuse aux contours flous. Jory agit à partir du monde réel qui devient l’arrière-monde de celui de Chip.

Ce qui rapproche aussi l’atmosphère cartésienne d’une fiction dans les deux premières « Méditations métaphysiques », ce sont ces deux personnages dont se déduit la réalité de la « chose pensante » : le fou (« Mais quoi, ce sont des fous ») et l’homme-machine (« Je me considérais, premièrement, comme ayant un visage, des mains, des bras, et toute cette machine composée d’os et de chair, telle qu’elle paraît en un cadavre, laquelle je désignais par le nom de corps. »).

 

Descartes mis en fiction

Inspiré par « le fou » et l’ « homme-machine », Pierre Cassou-Noguès propose deux autres lectures de Descartes, sous forme de fiction. Il imagine le narrateur comme un personnage et le nomme D. Cette sorte de double de Descartes le présente « assis auprès du feu, vêtu d’une robe de chambre » avec un papier entre les mains. D. est décrit comme un homme d’âge « mûr ». Dans la ville où il vit, il possède une chambre avec fenêtre sur rue et il regarde parfois les passants.

Dans cette « paisible solitude », il médite.

A propos des tours qui, au loin semblent rondes mais sont en réalité carrées, il s’interroge sur les illusions des sens évoquant à ce propos les personnes amputées qui continuent à ressentir leur membre absent. Il évoque ses rêves et leurs étranges compositions, des créatures bizarres constituées des « membres de divers animaux », il les dit semblables à celles qui se présentent à l’esprit des « insensés lorsqu’ils veillent. »

Cela rejaillit sur sa vie éveillée : « Que vois-je de cette fenêtre sinon des chapeaux et des manteaux, qui peuvent couvrir des spectres ou des hommes feints qui ne se remuent que par ressorts ? »

Parlant des « Méditations » qu’il est en train de concevoir, il écrit ; « Ce dessein est pénible et laborieux […] comme si tout à coup j’étais tombé dans une eau très profonde, je suis tellement surpris, que je ne puis ni assurer mes pieds dans le fond, ni nager pour me soutenir au-dessus. »

Tombé dans une sorte de mélancolie, il se demande si  ses rêves sont la réalité ou si celle-ci n’est qu’un rêve. D. s’interroge alors, comme un personnage de Dick, qu’un Malin Génie s’attache à tromper. Mais dans un roman de Dick, il partirait à la recherche du Malin Génie.

Pour échapper au sentiment de « folie » qui le traverse, D. fonde une métaphysique : il écarte l’hypothèse du Malin Génie, accepte les évidences des sciences dans la mesure où elles sont fondées sur des idées claires et distinctes et aussi les sensations puisqu’il a une tendance si grande à leur faire crédit, que Dieu ne la lui aurait pas donnée si le monde sensible n’avait pas de réalité. Voici D. revenu à lui dans le monde réel.

 

Folie/fiction

Cassou- Noguès rappelle la controverse de Foucault et Derrida quant à la folie, ou non, de la première Méditation. Pour Foucault qui s’appuie sur le « Mais quoi, ce sont des fous », la raison s’affirme par exclusion de la folie. Pour Derrida, raison et folie s’interpénètrent et la folie est, dans le texte cartésien, l’origine et le contour de la raison. Les deux philosophes sont en accord sur un point : la pure folie serait le silence, « la parole soufflée » (Derrida : Cogito et histoire de la folie). La pure folie ne rentre pas dans le langage.

Dans le climat de cette folie/fiction, Pierre Cassou-Noguès tente une troisième approche des « Méditations », une sorte de fiction dans la fiction ; il imagine comme cela apparaît dans plusieurs œuvres contemporaines (on peut évoquer ici « Six personnages en quête d’auteur » de Pirandello) que les personnages d’une fiction puissent avoir une vie indépendante de leur créateur.

D devient alors une sorte de double fictif de Descartes et, comme lui, rencontre la question de la tromperie et l’image du Malin Génie. On peut même imaginer qu’il  tient une sorte de journal personnel de cette expérience. Il faudrait alors se représenter le Malin Génie comme une sorte d’esprit de la fiction, donnant une réalité au personnage, ici D., comme à son environnement. Ce serait un « opérateur de la fiction » : Il « aurait formé le monde qui l’entoure et les opinions mêmes que D tient pour siennes, à côté du monde réel et de la vérité ». Lecteur de ces pages, l’on en vient à ressentir une sorte de vertige comme devant des images en abîmes.

 

Autre vertigineuse fiction : « Le temps retrouvé » dans les boucles temporelles de Gödel

Au terme de sa « Recherche », dans le dernier chapitre du « Temps retrouvé », Marcel Proust prend la résolution de réécrire son œuvre et il fait défiler les thèmes et  les personnages à concevoir dans le cadre de cette répétition. Impossible, souligne Pierre Cassou-Noguès : de même qu’au terme d’une phrase prononcée, nous sommes devenu autre, le début correspondant déjà à notre passé, de même une œuvre ne pourrait s’écrire à nouveau qu’au passé antérieur et non au présent ; ce ne serait donc plus la même…

Quoique…quoique…avec les boucles temporelles de Gödel, du possible apparaît.

Pour nous le faire envisager, Pierre Cassou- Noguès imagine un éditeur auquel un écrivain téléphone en décembre 2308 pour lui proposer un manuscrit.  Il lui donne rendez-vous le 1er janvier à 9 heures sur un aérodrome privé de la région parisienne. A l’heure fixée, une navette spatio-temporelle atterrit et Marcel tend son manuscrit à l’éditeur en disant qu’il doit repartir au plus vite pour reprendre l’écriture de ce manuscrit. L’éditeur répond qu’il préfère attendre la version définitive mais Marcel rétorque que c’est la version définitive…et il repart de façon précipitée.

Il se dirige vers la lune mais le 1er avril, son vaisseau fait un demi-tour dans le temps ; il poursuit sa route dans l’espace mais à rebours du temps ; il passe derrière la lune le 1er janvier 2309 et se dirige à nouveau vers la terre. Entre la lune et la terre, le 1er octobre 2308 un nouveau demi-tour temporel lui permet de revenir à terre le 1er janvier 2309 à 9 heures exactement. L’aller et retour dure un an mais le ramène à l’aérodrome le jour où il a décollé et Marcel passe toute sa vie sur cette boucle à écrire le même roman. L’éditeur ne rencontre Marcel qu’une fois tandis que celui-ci le retrouve chaque année de sa vie.

Cette fiction n’est pas la dernière évoquée dans l’ouvrage de Pierre Cassou-Noguès mais elle est cependant ultime puisque l’auteur, reprenant l’image initiale d’un corps non connexe écrit dans ses dernières lignes : « La fiction, en tant qu’elle est écrite, et se développe libre de la contrainte qu’exercerait une raison préalable, est un travail de la main, détachée de la tête. De l’autre côté la méta-fiction, qui doit dégager une philosophie de ces fictions, est le travail de la tête, de la raison qui observe ce que la main écrit. La tête peut-elle parler pour elle-même ? Ou doit-elle rester silencieuse, invisible – cachée au fond d’un placard en quelque sorte ? Ou est-ce seulement l’autre main qui se prend pour une tête ? Il me faudrait revenir au début et me demander à nouveau où je suis ». Fin proustienne donc.

 

Méta-fiction

Ce mot qui conclut la recherche de Pierre Cassou-Noguès, il le met en question dans la mesure où il lui donne une signification nouvelle qui le conduit à en interroger les rapports avec la philosophie. Il indique deux directions, entre lesquelles, écrit-il, il ne parvient pas à choisir :

– Le discours du philosophe, en tant qu’il s’inscrit dans le champ de la raison serait hétérogène à celui de la fiction.

– La raison philosophique travaillerait à la fois sur et dans la fiction. Son discours alors serait lui-même une sorte de fiction.

Si l’on considère ce discours comme ne se détachant pas de la fiction, on peut douter de la nécessité de faire intervenir un discours de philosophe à côté des fictions explicites sur lesquelles il s’appuie. On peut penser que le sous-titre « La philosophie comme fiction » exprime sinon un choix, du moins un tropisme qui paraît exclure la première option. Il semble bien que le philosophe ait réalisé là une tentative pour découronner la philosophie de la conscience.

 

Husserl déconstruit

Il adopte l’idée de Husserl, pour qui l’analyse philosophique doit « dégager l’essence de l’expérience essence qui représente le noyau stable dans toute variation imaginable. »

Mais il insiste sur ce que l’on pourrait considérer comme une déconstruction à la manière de Derrida car, reprenant cette analyse de Husserl, il ajoute que « cette imagination qui déploie le possible et fixe alors l’essence, ne se fait pas dans le for intérieur du sujet mais dans la fiction narrative, dans des histoires racontées » dont on aura noté en refermant le livre, qu’elles sont en général empruntées au champ littéraire.

C’est ancré dans ce champ qu’il peut se démarquer de Husserl (selon lequel existerait une conscience pure), tout en utilisant l’idée husserlienne de variation imaginaire pour démontrer que les concepts d’identité et de conscience pourraient n’être que fables, entreprise qui fut déjà, notons le, celle de Levis Carroll dans son inénarrable « Alice au pays des merveilles. »

C’est une philosophie par la fiction et particulièrement par la fiction littéraire (Poe, Maupassant, Dick, Wells) qui nous est là proposée dans un déploiement de la pensée avec l’imaginaire, ce que Pierre Cassou-Noguès nomme lui-même « une phénoménologie médiatisée par la fiction, une quasi-phénoménologie. »

N.C.

L’Adolescent, la Clinique et son sexe

par Hervé Bentata[1]

Quelles peuvent bien être les manifestations cliniques de « l’éveil du printemps » chez les adolescents? Et sont-elles les mêmes d’un sexe à l’autre, et d’hier à aujourd’hui ? De fait, si je me propose ici de reprendre ce qu’il peut en être du symptôme d’un adolescent selon son sexe, c’est que chaque clinicien peut constater à l’évidence au fil de sa pratique que la clinique de l’adolescent est sexuée, à savoir qu’elle apparaît avec des symptômes différents selon son sexe. Ainsi voit-on bien plus souvent de l’anorexie et des tentatives de suicide chez les filles alors que les difficultés scolaires et les actes violents transgressifs s’avèrent plus fréquents chez les garçons.

Mais à quoi tiennent de telles différences statistiques? Sont-elles liées à la génétique, à la différence de l’appariement des chromosomes sexuels selon les sexes, XX pour la fille, XY pour le garçon? Ou bien est-ce l’effet de la différence de structure psychique selon le sexe? Ce travail ira encore plus loin en essayant de démontrer que bien souvent la différence dans la symptomatologie de l’adolescence dépend de la position psychique que tient chaque adolescent dans sa sexuation, position que Lacan a permis de repérer grâce aux « formules de la sexuation[2]. »

Pour ce qui est de la fréquence de l’anorexie et des tentatives de suicide chez les filles, on peut certes y voir l’effet du sentiment d’incomplétude, des difficultés narcissiques en lien avec l’hystérie qui est plus fréquente dans le sexe féminin.  Mais à quoi pourrait tenir cet excès de difficultés scolaires et de troubles du comportement rencontrés chez les garçons? A cette question, il faut d’abord rajouter le fait d’évolutions récentes qui montrent, concernant la violence, qu’elle se partage mieux de nos jours entre garçons et filles et que, sur ce plan, les filles ont tendance à rattraper les garçons!

Concernant l’échec dans le maniement de la lettre et du chiffre, il m’est apparu à l’expérience clinique qu’il survenait volontiers en lien avec la référence au père. C’est ainsi que pour accéder à un dire qui ne soit pas une question, un dire qui affirme et attribue un sens, il vaut mieux pouvoir prendre appui sur un père qui ne soit pas trop vacillant ou absent; car ce père qui vaille vous permet d’accéder à l’instance phallique qui ordonne le désir et permet ainsi l’accès au sens.

Or cet accès privilégié au phallus, qui règlerait ainsi tout le mode de jouissance d’un sujet en le référent exclusivement à l’instance phallique, est justement celui que Lacan désigne dans ses formules de la sexuation comme étant celui du côté « homme » (« tout x, Φ x »: tous les sujets sont régis par l’instance phallique, sans exception). Voici donc qu’apparaît ici une première incidence possible des formules de la sexuation dans la forme du symptôme adolescent. Car c’est du côté imaginarisé « femme » qu’est située une jouissance qui n’est pas médiatisée par le truchement du phallus, une jouissance « autre » donc que celle d’organe et à laquelle les femmes auraient plus volontiers accès.

Alors, cette position dans la sexuation intervient-elle dans la violence adolescente et les actes transgressifs? C’est certainement le cas mais peut-être  de façon encore plus complexe concernant la position du père. En effet, il apparaît que toute une part des difficultés des adolescents garçons tient en fait à la question dite du « père humilié ». Cette question a été développée par Lacan à partir de la trilogie de Claudel, dans « le mythe individuel du névrosé[3]» et son séminaire « Le transfert[4]». De fait, cette défaillance imaginaire de la figure glorieuse du père, son ravalement par la société actuelle me paraît par exemple avoir fonctionné comme cause dans les révoltes récentes (2005) de certains jeunes de banlieue et dans leur malaise existentiel violent. En fait et encore plus précisément, il semble que ces ados paraissaient embarrassés par l’idée qu’ils avaient du masculin et en tout cas par la figure d’un père humilié, qui ne leur permettait pas de faire face à leur part de féminin.

En tout cas, du côté des garçons, cette part féminine les embarrasse parfois jusqu’à en mourir, certains adolescents souhaitant suturer cette béance. C’est ce destin tragique que je voudrais maintenant plus particulièrement développer à partir de la célèbre pièce de Franck Wedekind, l’Eveil du Printemps.


L’Eveil du printemps

Frank Wedekind, le grand dramaturge expressionniste allemand, auteur de Lulu et contemporain de Freud, écrit en 1890 une tragédie enfantine intitulée « L’éveil du printemps ». Cette courte pièce reprend la peinture d’un ordre bourgeois et de tabous sexuels qui renforcent la difficulté en soi d’être adolescent. Cette anticipation sur le plan littéraire de thèmes de l’œuvre freudienne ne pouvait qu’intéresser Freud qui en fit un commentaire en 1907 dans le cadre de la Société psychologique du Mercredi. Enfin à l’occasion de la publication de la pièce en 1974 chez Gallimard[5], Jacques Lacan lui-même en signa une préface.

Trois personnages essentiels animent le devant de la scène. Il s’agit des deux copains Melchior et Moritz ainsi qu’une de leurs amies, Wendla. Les deux garçons s’interrogent et conversent sur les problèmes de la vie, la sexualité, la naissance des enfants et les rapports entre les sexes. Moritz est en proie à des inquiétudes concernant l’éveil de sa sexualité. Wendla est, elle aussi, touchée par l’éveil du printemps et suit surtout son cœur et le désir qu’elle éprouve pour Melchior, le recherchant et se livrant à lui dans une attente ouvertement masochiste. Moritz, recalé à son passage en classe supérieure n’arrive pas à saisir la chance de la vie et de la joie sexuelle qu’il rencontre en la personne d’Ilse.

Le drame se noue alors avec le suicide de Moritz qui se tue d’un coup de pistolet, avec la condamnation de Melchior pour ses méfaits et la mort de Wendla des suites de manœuvres abortives ordonnées par sa mère. A la fin de la pièce, Melchior qui s’est échappé de la maison de correction cherche la tombe de Wendla dans un cimetière; apparaît Moritz, lui aussi mort, la tête sous le bras. Il essaie d’entraîner son ami tourmenté dans l’insouciance et le détachement de la mort. Melchior hésite et apparaît alors l’homme masqué qui lui propose de se confier à lui, et lui promet l’accès aux jouissances de la vie:

« Je te conduirai parmi les hommes. Je te donnerai d’élargir ton horizon fabuleusement. Je ferai de toi le familier sans exception de toutes les choses intéressantes… »

Puis Moritz demande à l’homme masqué pourquoi il n’est pas intervenu pour lui :

« Ne vous souvient-il donc pas de moi ? » répond ce dernier. « Alors vraiment, même au dernier moment, vous étiez encore entre la mort et la vie. »


Mais, que savons-nous de Moritz, de sa position de sujet, de ses craintes et de ses rêves?

Moritz manifeste d’abord ses inquiétudes concernant l’éveil de sa sexualité. Ainsi, il interroge son ami sur les « excitations mâles » qui le poussent à ne plus passer la nuit que dans un hamac. Puis il lui livre un rêve masturbatoire qui a généré une angoisse de mort chez lui et le sentiment de souffrir d’un mal intérieur incurable; c’est « un rêve très court… » dit-il, des jambes en bas bleu ciel, qui montaient sur un pupitre… elles voulaient l’ « enjamber ». « Je les ai vues très furtivement ». Corrélativement à ces rêveries érotiques qui situent d’ailleurs la scène érotique à l’école, et peut-être en relation avec elles, Moritz se retrouve en échec scolaire. Il attend un résultat d’examen avec angoisse, car c’est de ce résultat que dépend son passage et son maintien à l’école.

Plus tard, Moritz raconte une histoire qu’il tient de sa grand’mère, l’histoire de « la reine sans tête ». Cette reine est vaincue par un Roi à deux têtes qui souffre du combat incessant de ses deux têtes. Son magicien implante alors la plus petite des deux sur la Reine, ce qui leur permit de se marier et de vivre dans le bonheur. Depuis cette histoire poursuit Moritz, « quand je vois une jolie fille, je la vois sans tête – et alors moi-même, tout à coup, je me fais l’effet d’être une reine sans tête… »

Au fil de la pièce, on apprend que Moritz qui est dans une situation familiale particulière, est en proie au drame de ne pas répondre à l’attente de ses parents de bien réussir à l’école. Il apparaît dans une dette à leur égard, dette insolvable qu’on comprendra mieux par la suite en apprenant que c’est un « bâtard » reconnu et élevé par son père. Or, c’est quand il est recalé à son passage en classe supérieure, qu’il se suicide d’un coup de pistolet. Il semble alors que sa défaillance scolaire vienne faire répétition avec les failles de nomination et de reconnaissance de son statut familial.


Commentaire

Voici donc une pièce de théâtre très clinique qui met en scène l’accès à la vie adulte et la sexualité essentiellement de trois adolescents, et ce à partir des linéaments particuliers de leur histoire familiale. Et, comme le souligne Lacan, cet Eveil du printemps est: « remarquable d’être mis en scène comme tel: soit pour démontrer ne pas être pour tous satisfaisant, jusqu’à avouer que si ça rate, c’est pour chacun. » Cette pièce est donc pour lui l’illustration de son aphorisme « il n’y a pas de rapport sexuel[6]», où chacun, d’être parlant, ne rencontre jamais dans son désir que son fantasme.

De même, nous dit-il, par le fantasme de la réalité ordinaire se glisse dans le langage ce qu’il véhicule : l’idée de « tout » à quoi pourtant fait objection la moindre rencontre du réel. Ce que Lacan vient nous pointer là, c’est me semble-t-il, que pour tout un chacun, ou au moins pour le sujet névrosé, le monde dans lequel il vit est unifié par son fantasme en un « tout » apparemment cohérent. Et que la consistance de ce « tout » est démasquée par la rencontre du Réel. Et c’est à partir de là qu’on peut comprendre la suite de son commentaire de la pièce quand il nous dit-il que :
« Moritz, à s’en excepter, s’exclut dans l’au-delà… » 
et il poursuit: « C’est au royaume des morts que ‘les non-dupes errent. ».

Il me semble qu’il y a là en peu de mots et de façon fulgurante, comme souvent chez Lacan, une réponse structurale à notre question de savoir si la clinique est sexuée. Mais comment déplier, pas à pas, les références intriquées au cœur de cette citation de Lacan? Il est d’abord question de la position d’exception dans laquelle se met Moritz par rapport à ce « tout » de la réalité commune. Or ce « tout » répond aussi à l’une des équations de la sexuation, celle côté « homme » dont du coup il semble s’excepter aussi; à savoir : « Tout x, Φ x. ».

Ainsi viennent se rapprocher deux positions d’exception, la position féminine d’abord (« Pas tout x, Φ x ») et puis la position du sujet psychotique caractérisée pour Lacan par le rejet d’un signifiant majeur à savoir le Nom-du-Père; on parle de forclusion du Nom-du-Père. Ainsi le sujet psychotique qui n’est plus organisé par ce signifiant majeur va errer, dans une difficulté à attribuer un sens au monde, une cohérence qui puisse faire « tout ». D’ailleurs, d’un point de vue clinique, ce voisinage de la psychose et de la féminité qu’on a ainsi désigné comme « pousse-à-la-femme » se retrouve dans le vécu féminisant de maints sujets psychotiques, comme dans le célèbre cas du Président Schreber[7] qui se sentait devenir la femme du Dieu. Mais, ce qui paraît tout à fait nouveau dans ce commentaire de Lacan, c’est l’intervention d’un troisième terme lié aux précédents, à savoir « le royaume des morts ».

Pour le dire autrement, il apparaît ainsi que ce passage qu’est l’adolescence mobilise la structure par le point d’appui qu’il faut pouvoir y prendre sur le Nom-du-Père ; et du coup sa clinique renvoie des questions voire des symptômes autour de la psychose, de la mort et du féminin. C’est bien ce que met en scène la pièce de Wedekind dont l’auteur en a l’intuition selon le propos de Freud dans la Gradiva où il nous dit : « Les poètes et les romanciers sont des précieux alliés, et leur témoignage doit être estimé très haut, car ils connaissent, entre ciel et terre, bien des choses que notre sagesse scolaire ne saurait encore rêver[8] ».

Pour ce qui concerne le troisième terme évoqué par Lacan : « le royaume des morts », il apparaît que cette position d’exception qui peut caractériser certains adolescents constitue aussi une ouverture possible vers la mort réelle. Et ce terme de « royaume des morts » vient donner en outre une dimension fantomatique, d’âme errante, qui  erre car elle a perdu son point d’ancrage.


Mais passons maintenant, après avoir déplié la question en général, à un commentaire sur le destin dramatique de Moritz. Voici donc un adolescent pris dans ses rêveries, ses obsessions sexuelles et dont nous dirions, – c’est la mode aujourd’hui, qu’il présente un état dépressif dont témoigne son passage à l’acte suicidaire. Il se trouve en outre en situation d’échec scolaire et d’un redoublement qui, de lui être insupportable, sera fatal. Or, à défaut de pouvoir déjà affirmer que ses difficultés psychiques sont liés à sa position dans la sexualité, en tout cas pouvons nous dire qu’il y a du sexe dans sa clinique, jusqu’à l’obsession comme pour la plupart des adolescents pour lesquels l’irruption de bouts de chair féminine, sein, mollet ou autres parties féminines, paraît bien une constante de leurs rêves, le plus souvent dans une dimension masturbatoire.

Pour Freud, dans le fragment du rêve « où le garçon voit des jambes habillées de collants marcher sur le pupitre, on ne doit pas oublier, nous dit-il, que l’école est faite à ses yeux, au moins en partie, pour le tenir éloigné de l’activité sexuelle. »  Et en même temps, le mouvement de battement des jambes au collant bleu n’est-il pas susceptible de nous orienter aussi vers une représentation métaphorique du coït, suivant une interprétation similaire à celle donnée par Freud  au V des battements d’ailes du papillon, dans l’analyse de l’homme aux loups[9]? Nous pouvons encore noter que ces jambes sont un objet détaché du corps, une découpe du corps, comme peut l’être par exemple un sein. A ce titre, ils ont une dimension libidinale, d’objet qui centre le désir, d’objet a selon la dénomination que lui donne Lacan.

De telles découpes du corps apparaissent encore plus loin dans la pièce quand Moritz évoque la Reine sans tête. Ainsi, toujours pour Freud, le suicide de Moritz répond à son fantasme de la Reine sans tête et tient à ce que « la femme fantasmée sans tête se trouve … anonyme ; Moritz est si l’on peut dire encore trop timide pour aimer une femme bien précise. » poursuit-il… « Enfin, quelqu’un « qui n’a pas sa tête » est dans l’incapacité d’étudier, et c’est précisément cette incapacité qui torture Moritz. »

Ainsi dans cette première approche, Moritz apparaît comme incapable d’aimer une femme bien précise, une vraie femme en chair et en os et pas seulement en image, une femme dont il faut affronter non seulement le sexe, mais aussi la tête, le visage, bref l’identité.

C’est d’ailleurs dans ce sens que les indications de Lacan semblent aller. D’une certaine façon, Moritz recule au franchissement vers une sexualité adulte. Ainsi, en chemin vers son suicide, il rencontre la jeune Ilse et ne peut répondre à ses avances. A l’inverse, l’on sait le nombre non négligeable d’adolescents qui décompensent d’une manière psychotique, qui « s’éclatent », après un premier coït. C’est certainement que cette expérience du coït nécessite, pour les êtres parlants qui se trouvent dans une situation de « pas tout » par rapport au phallus, situation d’exception caractérisant la position féminine, que cette position d’exception ne se redouble pas d’un trou signifiant autour d’un signifiant majeur tel le Nom-du-père.

Or c’est fondamentalement dans ce redoublement d’un point de défaillance psychotique et d’une position sexuée féminine que paraît se retrouver Moritz. L’élément clinique le plus évident en est son identification à la Reine sans tête dont il nous fait part. Cette identification, raison aussi de son « incapacité scolaire » lui ouvre un accès à une jouissance autre, non médiatisée par l’organe, que ce soit la tête ou le phallus.

Finalement, c’est sur ce point fondamental du père, particulièrement du père symbolique, que Lacan fait tourner toute la pièce. Pour lui, l’Homme Masqué constitue une figuration de ce père symbolique. « J’y lis pour moi, nous dit-il,… que parmi les Noms-du-Père, il y a celui de l’Homme masqué. » Et celui des garçons qui a l’appui de ce Nom-du-Père, à savoir Melchior, s’en sort et peut vivre sa vie.  C’est dire aussi que la sexualité dans sa dimension « génitale » n’apparaît pas accessible à tous. Dans le cimetière où Moritz cherche à l’entrainer vers la mort, l’Homme masqué comme un ange gardien vient l’en détourner et lui promettre la vie. A l’inverse, quand Moritz demande à l’Homme Masqué pourquoi il ne l’a pas secouru lui aussi, il lui est répondu qu’il était là, mais que le garçon ne l’a pas reconnu…


En conclusion, le génie littéraire de Frank Wedekind ainsi que les précieuses indications de Lacan nous permettent de préciser comment la clinique des adolescents peut dépendre de leur mode d’engagement dans la sexualité, notamment quand une faille narcissique vient à être redoublée par une position féminine dans les formules de la sexuation que définit Lacan. Or ce redoublement, que je voudrais nommer « théorème de Moritz », amène tout à la fois une configuration clinique et structurale inédites, des lumières sur la mélancolie et ses tourments suicidaires et enfin la raison du pourquoi l’accès à la mort dans la psychose peut être si violent et immédiat; il nous donne la raison des raptus suicidaires.

Ainsi à la fin de cet exposé se fait jour un sentiment contradictoire, celui à la fois d’une sorte d’exercice de style à partir d’une pièce de théâtre désuète et hors réalité et en même temps le sentiment d’une extraordinaire conjonction de l’intuition de Wedekind et du commentaire de Lacan, qui fait vraiment avancer notre clinique; il s’agit de ces cas de redoublement d’une faille psychotique avec une position sexuée féminine, qui ouvrent comme le dit Lacan sur le « royaume des morts ». Or, à y bien réfléchir, cela peut recouvrir des situations somme toute assez fréquentes, ne serait-ce qu’à penser à ces suicides d’adolescents pour une mauvaise note, suicides par exemple par défenestration qui sont si fortement médiatisés. Ils acquièrent ainsi, avec ce théorème de Moritz, une véridicité clinique.

H.B.

 

[1] Psychanalyste, Paris; email: hbentata@free.fr

[2] J. Lacan, « l’Étourdit », in: « Autres écrits », p. 449 à 495, Seuil, Paris 2001;
voir aussi : M. Darmon, http://www.freud-lacan.com/articles/article.php?url_article=mdarmon300792

[3] Jacques Lacan, Le Mythe individuel du névrosé ou poésie et vérité dans la névrose (1953) version transcrite par J. A. Miller dans la revue Ornicar ? n° 17-18, Seuil, 1978, pages 290-307

[4] Jacques Lacan, Le transfert, Séminaire Livre VIII, 1960-61. Éditions du Seuil, 2ième édition corrigée, 2001.

[5] Frank Wedekind, L’éveil du printemps. Tragédie enfantine, trad. F. Regnault, préface J. Lacan, Gallimard, 2005

[6] Jacques Lacan, L’Etourdit, Scilicet, Seuil, Paris, 1973

[7] S. Freud, Cinq psychanalyses, PUF, 2008.

[8] S Freud, Délire et rêve dans la Gradiva de Jensen, p239

 

[9] S. Freud, L’Homme aux loups : d’une histoire de névrose infantile, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2010