Notes sur Spinoza

C’est bien comme étoile montante de la Yeshiva Keter Tora, comme philosophe issu de la communauté juive d’Amsterdam, que l’auteur du TTP s’attire toutes les foudres, qu’il subit les pires injures et anathèmes. Fourbe, traître, renégat, apostat, aucune injure ne lui est épargnée. Et encore aujourd’hui, on s’enfièvre contre le sage trompeur. Or, la déconstruction spinoziste du noyau dur de la religion hébraïque n’est pas un acte de traîtrise. Il n’ a pas mené de controverses antitalmudiques comme les Juifs convertis d’ Espagne, Pablo de Santa Maria, évêque de Burgos ou Geronimo de Santa Fe, lors de la conférence de Tortosa. Un Spinoza non juif, commentant le caractère « national » de la Loi mosaïque serait vite passé pour un lointain exégète de Paul, s’insurgeant contre une Révélation réservée à un petit peuple. Et il n’aurait pas suscité de lectures aussi diverses et contradictoires, les uns le tenant pour un athée ou un matérialiste, les autres pour un kabbaliste masqué ou un sioniste avant l’heure. Spinoza a le courage de traiter les Ecritures, la Bible, comme une œuvre humaine et discutable, sans faire le pas de côté. Il le fait à l’intérieur de sa propre maison, provoquant le scandale et la colère des siens. Qu’il eût appliqué les mêmes méthodes critiques et « profanatrices » aux Evangiles lui aurait assurément valu une plus grande estime de la communauté juive. Mais c’est précisément ce que ne veut pas Spinoza, qu’on lise son TTP comme une construction d’apologète ou de polémiste, au service d’une foi particulière. Il revient aux chrétiens et aux musulmans d’appliquer aux Evangiles et au Coran la même lecture « historique » et relativiste que celle que Spinoza a faite dans le TTP des chroniques nationales du peuple hébreu, de la théocratie hébraïque et de la législation mosaïque. C’est ce que ne dit pas en toutes lettres le TTP, mais c’est clairement ce qu’ont compris les lettrés chrétiens de l’Europe, papistes ou calvinistes qui le jugent encore plus sévèrement que le Tribunal juif d’Amsterdam et le couvrent d’opprobres.
Spinoza indique un chemin vers une laïcité universelle, authentique. Mais à une condition : C’est que sa lecture « subversive » de l’Ancien Testament essaime honnêtement dans les autres maisons monothéistes, sans fuguer ailleurs, sans lorgner vers les autres, sans s’abriter trop vite sous le toit protecteur des nouvelles sciences pressées de faire table rase du passé « superstitieux » de l’humanité.
C’est sans doute parce que Spinoza décrit l’homme à travers ses affects et ses déterminismes et qu’il en fait une créature définitivement incapable de grâce, de proximité avec le divin, que le rabbinat hollandais mais aussi les institutions civiques de la Communauté le mettent au ban avec une rage inhabituelle. Voilà, votre séjour sur terre résume votre présence à l’Etre. N’attendez nulle consolation, n’espérez aucune forme de réconfort métaphysique de votre finitude humaine. Encore une fois, le herem de Spinoza, pour autant que l’on puisse en juger sans véritable dossier d’accusation n’est pas lié au fait que le philosophe aurait été tenté par la conversion, ou par un rapprochement trop spectaculaire avec certains milieux protestants hollandais, ni non plus comme l’a halluciné Milner parce que Spinoza aurait délibérément choisi d’effacer la singularité juive de l’histoire universelle ou pire de préparer la voie aux effroyables crimes antisémites des nazis ( comment a-t-on pu écrire pareille folie ?) mais plus simplement parce qu’il ressent au plus profond de son être l’impossibilité définitive de la pureté, que dis-je son impossibilité ! de son absurdité pour les temps qui viennent. Les règles de purification consignées dans la Cacherout et qui ont infiltré à différents degrés toutes les croyances monothéistes n’indiquent plus le chemin vers Dieu. Et il est absolument vain de vouloir reconstruire un judaïsme soi-disant authentique, débarrassé de ses scories chrétiennes amenées dans le sillage du marranisme, autour de ces Règles et de ces Lois, en dépit de leur aspect un peu plus rationnel que celui de la Providence chrétienne. C’est l’absence radicale d’hypocrisie de Spinoza, dans une époque où chacun fait encore semblant de ménager une place plus ou moins élevée à la religion, y compris chez les disciples de Descartes, qui sidère les autorités rabbiniques. L’idée spinoziste que l’homme gagnera en humanité, en savoir, en éthique et en joie par ses propres moyens est en vérité une idée terrible ou scandaleuse, comme on voudra. Le herem de 1656 est le symbole de l’incompréhension totale des esprits religieux face à une telle pensée. Car les religieux craignent par dessus tout que l’absence de transcendance ne rende le monde et les humains plus laids, plus triviaux, plus imbéciles encore qu’ils ne l’étaient sous le joug des superstitions ou des Lois. Ils ne peuvent pas encore pressentir que la complexité croissante des déterminismes biologiques, physiques, psychiques replacera de fait l’imaginaire au cœur de la pensée scientifique. Trop aristotéliciens, ils n’ont pas lu les écrits du Maharal de Prague qui met les concepts et les catégories dans un champ de collisions et de contradictions de haute intensité, sans en supprimer aucun. Sans doute Spinoza a-t-il eu la formidable intuition qui a manqué à tous les esprits chagrins tournés vers l’autorité ou la censure, d’un ré-enchantement du monde par la connaissance de plus en plus déconcertante, de plus en plus stupéfiante de l’univers et de la vie. Seuls ceux qui pensaient avoir fait rapidement le tour des déterminismes, des causalités, et des enchaînements pouvaient s’en inquiéter affreusement.
Mais au bout du bout de la pensée critique, de la pensée de la déconstruction, se découvre quelque chose de vertigineux, et qui n’est pas le nihilisme, comme on aurait trop vite fait de le croire. C’est l’angoisse, celle dont parle Franz Rosenzweig dans son magistral opus écrit sur des bouts de papier dans la boue des tranchées de la grande guerre. L’être humain n’est pas guéri de son angoisse existentielle par la seule déconstruction de ses leurres, de ses impostures, de ses rêves avortés d’au-delà, ni par la promesse d’une société plus juste et plus démocratique. Nul mieux que Kafka n’a mesuré l’ampleur de cette angoisse. Il la décrit de façon saisissante dans son Journal intime. « J’étais sans défense devant cette figure qui, assise tranquillement à ma table en considérait la surface. Je tournais autour et me sentais étranglé par elle. Autour de moi tournait un troisième personnage qui se sentait étranglé par moi. Autour du troisième tournait un quatrième qui se sentait étranglé par lui. Et cela se poursuivait ainsi jusqu’aux mouvements des astres et au delà. Toute chose se sent serrée à la gorge ». Toute chose se sent serrée à la gorge. L’angoisse est diffuse, interstitielle, cosmogonique. On a brisé la verticalité des fausses transcendances, on a déconstruit tous les mensonges, toutes les illusoires consolations, on a libéré l’homme de ses chaînes religieuses, de ses attaches craintives au sacré. C’est entendu, mais comment ignorer la portée visionnaire du plus noir aphorisme de Kafka : « Peux-tu connaître autre chose que l’imposture ? Une fois que l’imposture sera détruite, tu sais bien que tu n’auras pas droit de regard, à moins de devenir une statue de sel. »?
Il nous faut donc vivre avec un peu d’imposture. Les trésors spirituels de l’antiquité tardive, dont parle Boyarin peuvent être à nouveau annexés à la pensée moderne, comme les mythes grecs, les midrashim du Zohar, la beauté des arts chrétiens. Ils ne sont plus les vecteurs de la tutelle religieuse sur les esprits, ils sont transformés, pétris dans la psychanalyse de Freud, dans la littérature de Kafka, sans être entièrement dissous par le reflux de la pensée théologique. Contemporain est celui qui reçoit en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps, disait Agamben. Et ce faisceau de ténèbres qui provient de son temps rappelle à la présence cette prodigieuse compilation de textes, d’œuvres, de récits qui ne sont désormais plus déchiffrables dans la lumière de leur antique surgissement. Le marrane Spinoza, s’il est l’ancêtre de tant de penseurs critiques, est aussi celui de Franz Kafka, même si l’angoisse de Spinoza est retenue, prudente, silencieuse, dans les filets de la méthode géométrique et n’est pas directement visible. Spinoza n’est pas un sage trompeur. Ce n’est pas un sage !
C.C.

Quand Spinoza nous tend un miroir à travers « La société des affects » de Frédéric Lordon

Défiance réciproque des sciences sociales et de la philosophie

Frédéric Lordon, dans son ouvrage consacré à « la société des affects » montre tout d’abord que pour conquérir leur autonomie, les sciences sociales on dû s’affranchir de la philosophie. Il leur a fallu trouver une spécificité linguistique qui a abouti à un style jargonnant n’ayant rien à envier à l’hermétisme philosophique. Par ailleurs, se détournant de cet « humanisme » suspect qu’elles imputaient à la philosophie, les sciences sociales ont cherché à forger des instruments de mesure, s’appuyant de façon caricaturale sur les mathématiques, jusqu’à l’outrance dans le champ de l’économie. Il se peut bien que, ce faisant, elles aient voulu se constituer en une élite d’initiés.
Mais la langue des sciences sociales ne peut être la langue mathématique. Elle ne peut être que langue de théorie donc de concepts ; par conséquent, s’étant extraites de la philosophie, il leur faut bien y revenir avec cette évidence que le concept n’est pas la chose exclusive de la philosophie
Le contentieux avait atteint un point culminant avec la sociologie de Bourdieu : cette dernière, en tant qu’analyse critique des effets d’autorité sociale s’en prenait de ce fait à l’autorité intellectuelle et à ceux qui en offrent une incarnation : les philosophes.
Il semble désormais qu’un dépassement se produise et, à l’interface de ces deux disciplines, de nombreux travaux signalent une évolution et une association fructueuse dans un renouement des sciences sociales et de la philosophie car, fait remarquer l’auteur, il ne saurait y avoir, du côté de la philosophie de concepts sans objet ni, du côté de la sociologie, un objet démuni de concepts.

Autre forme de défiance à l’égard de la subjectivité et des émotions

Dès son introduction, Frédéric Lordon justifie son titre et son sous-titre : « La Société des affects. Pour un structuralisme des passions ». Les sciences sociales ont voulu ignorer, outre la philosophie, la réalité des émotions parce que leur objectif était de se constituer en tant que sciences des faits sociaux et non des états d’âme, de peur d’évoluer vers une sorte de psychologie sentimentale. Elles se sont donc aussi démarquées des approches psychologiques et psychanalytiques de la subjectivité Mais voilà, la réalité sociale est autant faite des affects des hommes que du poids déterminant des structures. L’on ne peut se satisfaire de ne prendre en considération que les structures. Il y a des individus qui éprouvent des affects induits par les structures sociales et politiques et, pour l’auteur, il convient de réunir les deux bouts de la chaîne pour « donner accès à un structuralisme des passions » position permettant, bien au-delà d’une simple synthèse, de favoriser des régulations, des accommodations. L’auteur écrit : « Les individus ne se comportent que comme les structures les déterminent à se comporter ; mais ils n’ont un tel comportement que pour avoir désiré se comporter ainsi. Ces deux propositions ne se raccordent que par la médiation des affects ». Voilà qui rappelle Deleuze et sa célèbre affirmation : « On ne délire que du social »

Résumons : les sciences sociales ont à travailler avec des concepts philosophiques et elles ont à s’intéresser aux affects ; ces affects sont déterminés par des structures dont l’effet peut être désiré. Il n’est pas étonnant, dès lors que l’ « Ethique » de Spinoza et son « Traité politique » soient au fondement de l’analyse de Frédéric Lordon même si, on le verra, ce mouvement le conduit quelque peu à écimer la pensée de Spinoza, en laissant volontairement de côté, en particulier, le point de départ de l’ « Ethique » : la définition de la Substance. Pour approcher les outils conceptuels que Frédéric Lordon emprunte à Spinoza, revenons, trop rapidement, sur quelques définitions fondamentales proposées par l’ « Ethique » et par le «Traité politique »

L’ « Ethique »

C’est la Substance que Spinoza conceptualise en tout premier lieu ; la Substance est cause de soi : « j’entends par Substance ce qui est en soi et est conçu par soi, c’est-à-dire ce dont le concept n’a pas besoin du concept d’une autre chose dont il doive être formé ». Nous rencontrons ici, il faut le remarquer en passant, l’idée d’une causalité endogène que théorise aussi, de nos jours, la physique quantique quand elle étudie le « saut » de l’onde à la particule.
Plus loin dans l’ « Ethique », Spinoza identifie la substance à Dieu, c’est-à-dire à la Nature (Deus sive Natura). Cette Nature, dotée d’une infinité d’attributs, est à la fois naturante et naturée. Naturante en tant que force productrice. L’aspect naturé de la substance, ce sont les effets de sa puissance naturante les modes. L’homme est l’un de ces modes et ne peut percevoir que deux attributs de la Substance : l’étendue et l’esprit, ce qui le constitue en tant que corps-esprit (Spinoza ne dissocie pas l’un de l’autre). L’homme n’est plus un sujet au sens philosophique traditionnel, ni un sujet-substance, au sens cartésien, mais une modalité de cette Substance qu’on peut se représenter comme un réservoir de puissance, un fait primitif et autonome. Cette conception apparaît aussi, peut-être plus clairement exprimée, dans la pensée arabe où le mot tabî’a désignant la nature peut avoir une fonction de participe actif ou passif, désignant donc en même temps « ce qui empreint/imprime » et « ce qui porte l’empreinte. Substance et modes sont ici associés en un même terme.
Les choses produites ont en commun l’effort pour persévérer dans leur être, effort existentiel que Spinoza nomme le conatus. L’être humain, mode particulier de la substance se trouve affecté par les réalités extérieures qui produisent en lui des affects influençant cet effort existentiel, ce conatus; Spinoza distingue trois affects principaux ; le désir, la joie, la tristesse. Le désir, c’est la forme que prend en l’être humain « l’effort pour persévérer dans son être ». Le désir est donc le moteur qui le dirige vers des formes extérieures. Ces causes extérieures du désir ne sont pas désirables en tant que telles mais simplement parce qu’on les désire. Spinoza définit alors le désir comme « essence même de l’homme », ce qui, si on adhère à son propos, exclut de l’identifier comme manque puisqu’il est indissociablement lié au mode humain. De cet élan naîtront des passions tristes ou des passions heureuses. Les passions heureuses augmenteront la puissance d’agir, les passions tristes l’amoindriront.

Le « Traité politique »

Dans cette œuvre, Spinoza analyse l’articulation du droit naturel et de l’Etat. Hobbes, le premier a défini la notion de « droit naturel », une puissance que chacun a le droit d’exercer jusqu’au meurtre. Et, de ce fait, l’homme étant selon lui « un loup pour l’homme », un Etat fort devra se constituer pour dompter la puissance naturelle des hommes. Cet Etat, représenté par le Léviathan, maîtrisera le « droit naturel » de ses sujets en faisant régner la peur.
Spinoza, privilégiant aux autres exercices de la souveraineté, celui de la démocratie affirme, en opposition à Hobbes, que le pouvoir politique pourra accueillir le droit naturel des êtres humains et les « affecter » de manière à susciter en eux les passions joyeuses plutôt que les passions tristes. Alors, le peuple se fera l’allié de l’Etat, jusqu’à devenir l’Etat : chacun comprenant en effet l’impossibilité d’exister individuellement en dehors de féroces luttes de domination, délèguera à l’Etat, son « effort existentiel » (conatus).
Les concepts élaborés dans l’ « Ethique » se retrouvent donc ici, interprétées politiquement : force existentielle, affects de joie, affects de tristesse. Il s’en dégage corollairement qu’une puissance d’agir de l’Etat prolongeant celle de chacun, instituerait une démocratie réelle. C’est la vision d’un homme pour qui la joie est fondatrice. Le « droit naturel » serait structuré par les lois en lesquelles il se prolongerait, « droit naturel » auquel, et Spinoza y insiste en diverses occurrences, il n’y aurait pas lieu de renoncer.
Relisons cet extrait Du chap. XX du « Traité théologico-politique :

« Des fondements de l’Etat tels que nous les avons expliqués ci-dessus, il résulte avec la dernière évidence que sa fin dernière n’est pas la domination ; ce n’est pas pour tenir l’homme par la crainte et faire qu’il appartienne à un autre que l’Etat est institué ; au contraire c’est pour libérer l’individu de la crainte, pour qu’il vive autant que possible en sécurité, c’est-à-dire conserve, aussi bien qu’il se pourra, sans dommage pour autrui, son droit naturel d’exister et d’agir. Non, je le répète, la fin de l’Etat n’est pas de faire passer les hommes de la condition d’êtres raisonnables à celles de bêtes brutes ou d’automates, mais au contraire, il est institué pour que leur âme et leur corps s’acquittent en sûreté de toutes leurs fonctions, pour qu’eux-mêmes usent d’une Raison libre, pour qu’ils ne luttent point de haine, de colère ou de ruse, pour qu’ils se supportent sans malveillance les uns les autres. La fin de l’Etat est donc en réalité la liberté. »

Contradicteur de la pensée de Hobbes, défenseur de la démocratie et de la liberté, liberté dont il démontrera pourtant la part d’illusion, Spinoza est également un partisan déclaré de l’ordre politique; promoteur d’une recherche personnelle de « joie », il lie néanmoins indissociablement cette joie à un souci politique, mais aussi à une recherche éthique.

Frédéric Lordon montre l’actualité de Spinoza en s’intéressant en particulier au travail salarié

Le titre, avec le mot « affects », le sous-titre, avec celui de « passions » porte déjà la marque de Spinoza dont est imprégnée de façon générale la pensée du « socio philosophe ». Frédéric Lordon montre, dans les articles dont son livre est constitué que les relations qu’entretiennent les hommes avec l’Etat et donc avec les institutions, sont des histoires d’affects, de passions tristes ou joyeuses qui peuvent soit augmenter, soit amoindrir leur effort pour persévérer dans leur être, tel que Spinoza l’a théorisé sous le nom de « conatus ».
Un remodelage du « droit naturel » est, selon Spinoza, au fondement de l’ « état civil ». Lordon en fait outil conceptuel pour analyser les relations de l’homme avec son travail.
Il rappelle que ce « droit naturel » selon le « Traité politique II 8 » « n’exclut ni les conflits ni les haines, ni la colère ni les ruses ni absolument rien de ce que l’appétit conseille » et donc y renoncer n’affecterait l’homme que de façon triste si d’autres élans ne poussaient les hommes les uns vers les autres. Mais ce n’est pas suffisant, selon le sociologue ; il y faut un supplément venu du dehors, de dispositifs institutionnels pouvant contenir et orienter les élans du désir. Les renoncements qui semblent limiter, par une puissance supérieure (l’autorité des décrets, des structures et des lois) le champ de la puissance de l’homme et donc produire un affect de tristesse sont pourtant aussi générateurs d’affects joyeux. L’entrée dans l’état civil conçu comme l’ordre des institutions politiques de la cité produit la sécurité, « une joie née de l’idée d’une chose future ou passée à propos de laquelle toute incertitude est levée » (« Ethique » III 14). De la même manière, l’accès à l’état salarial par l’intermédiaire du travail qui exige de lourdes contraintes (affect de tristesse) est compensé par le salaire ; et la monnaie produit un affect de joie lié à la satisfaction de l’effort pour persévérer biologiquement et matériellement mais aussi au fait que l’argent, « devenu le condensé de tous les biens […] on n’imagine plus guère aucune espèce de joie qui ne soit accompagnée de l’idée de l’argent comme cause » (« Ethique »IV Appendice)
Ne nous méprenons pas : Frédéric Lordon ne se pose pas en défenseur de l’ordre social dominant, d’autant plus que l’affect de joie lié à l’argent laisse, dans notre actualité, beaucoup d’entre nous sur le côté, que la réalité du chômage et de la précarité ne peuvent qu’engendrer des affects de tristesse L’on comprend donc vite pourquoi il fait de Spinoza une sorte d’allié dans sa contestation de l’évolution des institutions dans notre modernité.

Travail, salaire, affects

Dans un retour historique sur le capitalisme, Frédéric Lordon montre que la mise en mouvement du corps des salariés ne tient pas à leur désir d’obtenir un bien mais d’éviter un mal. On ne peut parler d’affect joyeux puisqu’il s’agit principalement de survivre, de se donner péniblement les moyens de ne pas dépérir. Il se penche là, sur la condition des ouvriers principalement animés par la peur de la misère. Le désir vital d’obtenir de l’argent apparaît dans les structures sociales du capitalisme comme « le point de passage obligé de la persévérance dans l’être »
Le capitalisme a fait évoluer, avec le fordisme, ces formes premières, orientant les désirs et affects vers des formes plus joyeuses s’éloignant des affects tristes de la précarité vitale et de la pénible mise en mouvement des corps en offrant la stabilité des conditions matérielles des salariés, le plein emploi, la progression des salaires, la satisfaction du désir d’objets marchands. La jouissance de la marchandise a pris la place de l’aiguillon de la faim dans les meilleurs des cas.
Frédéric Lordon montre bien là comment la modification des structures entraîne celle du régime des désirs et des affects et comment, par conséquent, destin social des hommes, institutions et affects ont partie liée.
Mais la possibilité d’acquérir des objets ne paraissant pas suffisante car alors, la motivation du désir ne serait qu’ « extrinsèque », il faut obtenir un régime d’ « affects joyeux intrinsèques » : le travail doit devenir une occasion « d’accomplissement », de « réalisation de soi » ; à partir de là, le capitalisme bascule dans le libéralisme et la « psychologie managériale » fait son entrée, câlinant les salariés, surtout les plus productifs (salles de relaxation, de massage…) dans les entreprises. Alors les hommes au travail deviendront des « enrôlés joyeux ». Ainsi l’entreprise néolibérale fait-elle des approches de Spinoza une application tout à fait imprévue, instrumentalisant, en particulier, son affirmation : « Il faut conduire les hommes de façon telle qu’ils aient le sentiment, non pas d’être conduits mais de vivre selon leur complexion et leur libre décret » (« Traité politique » X,8). Cela suppose une gouvernance bienveillante cherchant ce qui convient à la fois à l’homme et à l’Etat.
La manœuvre a cependant les limites que met à jour l’ « Ethique » (II 35) quand Spinoza énonce que « les hommes se trompent quand ils se croient libres ». Le sentiment de vivre selon sa « complexion » et « son libre décret » serait donc une illusion sur laquelle un pouvoir attaché au bien commun pourrait s’appuyer. L’utilisation de cette invitation spinozienne par le néolibéralisme est perverse car ce dernier ne représente pas une instance attentive au bien commun : il ne cherche pas, en effet, ce qui est adéquat pour l’homme- adéquation qui est un fondement de la pensée spinozienne- mais ce qui l’est pour les institutions, la plupart du temps dans un but de productivité et de profit. Frédéric Lordon écrit, en effet , que c’est « par les mêmes mécanismes que le souverain monétaire et le souverain politique se font l’un et l’autre reconnaître : par captation de la puissance de la multitude comme pouvoir de produire un affect commun » ; mais à vouloir les persuader par tous les moyens possibles que le travail peut être à la fois source de richesse et d’épanouissement personnel, et donc de liberté, la manœuvre enferme les hommes dans leur illusion ; en effet, si l’on écoute jusqu’au bout Spinoza sur ce point, « les hommes se trompent quand ils se croient libres ; car cette opinion consiste en cela seul qu’ils sont conscients de leurs actions mais ignorants des causes qui les déterminent ». Spinoza, ici, approche ce qui sera théorisé plus tard comme inconscient et ouvre une question : qu’en est-il dans une société quand survient, dans la violence, un débordement de ces causes ignorées ?
Spinoza envisage cette question dans son « Traité politique » (III 9) : « Il faut admettre qu’appartient le moins au droit de la cité ce qui indigne le plus grand nombre ». Et, comme dans l’ « Ethique », il a considéré qu’une puissance d’exister ne pouvait être dominée que par une puissance d’exister supérieure, on peut en déduire que les servitudes tristes, devenues insupportables, se retournent contre l’ordre social et « affectent » à leur tour un pouvoir politique ou économique de façon négative jusqu’à le renverser, ce qu’on a vu dans les révoltes récentes qui ont embrasé le monde et que l’on voit dans les conflits sociaux qui apparaissent, ici ou là, dans un domaine professionnel ou institutionnel (grèves, séquestrations, manifestations) qu’en quelque sorte, Spinoza anticipe : « bien que nous disions que les hommes relèvent non de leur droit, mais de celui de la cité, nous n’entendons pas que les hommes perdent la nature humaine pour en adopter une autre ; ni par conséquent que la Cité ait le droit de faire que les hommes s’envolent, ou- ce qui est tout aussi impossible- que les hommes considèrent comme honorable ce qui provoque le rire ou le dégoût »(T.P.IV 4).
La question devient dès lors celle de « l’insupportable », très difficile à anticiper, ce qui fait écrire à Frédéric Lordon : « Une dynamique critique n’est lancée que par une formation de puissance collective déterminée à une action transformatrice. Et cette formation de puissance elle-même ne se constitue que sous le coup d’affects communs suffisamment intenses. Ces affects ont à voir avec les seuils de l’intolérable, de « ce qui ne peut plus durer ». Mais l’extension du « ce » qui est l’objet du jugement, et l’intensité requise pour qu’il soit jugé « ne plus pouvoir durer » sont soustraits à toute connaissance certaine et « à priori ». Qu’un état de chose économique devienne une crise demande donc de savoir quels affects cette affectation va produire. Pour leur fortune et pour leur infortune, les pouvoirs vivent dans cette indétermination, c’est à dire à l’abri de la plasticité du corps social dont les tolérances et les capacités d’accommodation peuvent s’étendre étonnamment loin ou, sous le risque d’un seuil invisible dont le franchissement ne sera constaté que trop tard »
On peut penser que le seuil du tolérable, dans nos sociétés, s’est étendu : nous acceptons, sous la pression des réalités économiques, beaucoup plus d’ « insupportable » qu’il y a quelques années : sommes-nous conditionnés à devenir, sinon des « enrôlés joyeux », du moins des consentants contraints ?

La nécessité de l’antilibéralisme

Frédéric Lordon intitule son dernier article : « Les Imbéciles Heureux » et dans le sous-titre, contre parodie le slogan de Sade, « Encore un effort pour être républicains » sous la forme « Encore un effort pour être antilibéraux ».
Il montre que l’imaginaire néolibéral s’infiltre partout et que son pilier central est celui de la performance et de son évaluation. Le corollaire en est l’image idéale d’un « moi » souverain, libre et responsable. On peut noter que c’est conformément à une telle image que sévissent les grands prédateurs, ceux qui, se déchaînant, comme les fauves du monde animal, mais sans le motif de la faim, estiment que leur revient de droit ce qu’ils s’octroient par la force ou la ruse : argent, sexe, pouvoir. Nous en avons régulièrement et tristement des exemples sous les yeux. Il est vrai que, en ce qui concerne le champ économique, Adam Smith, adepte du libéralisme, justifiait en théorie l’adage de Bernard de Mandeville dans « La Fable des abeilles » : « les vices privés font la vertu publique », ce qui a permis une légitimation théorique des abus dès le XVIIIème siècle…Et, à la même époque, le marquis de Sade, faisait, du vice, religion….Aujourd’hui, les grands prédateurs sont en proie à l’illimitation de leur emprise et, sur notre planète, 300 d’entre eux possèdent un patrimoine égal à celui de 3 milliards de leur semblables, ainsi que l’a énoncé Israël Nisand lors du forum européen de bioéthique à Strasbourg en janvier 2013.

Selon Frédéric Lordon l’ « idéal » néolibéral soutient la plupart des structures sociales. Il s’érige dans les domaines du management, et, de la même manière dans celui de la délinquance quand les trafiquants deviennent managers et « banksters ». L’image sévit jusque dans la presse féminine…et masculine, quand il s’agit de contrôler et modeler son corps dans la perspective d’accroître son capital de santé, de beauté etc.

La pensée spinozienne est aux antipodes de cette illusion de liberté puisque, comme on l’a vu, pour le philosophe, les hommes sont, en réalité ignorants des causes qui déterminent des actes dont ils pensent avoir la maîtrise. Frédéric Lordon écrit : « L’imaginaire néolibéral est en son fond un imaginaire de l’autonomie et de la suffisance individuelle […] Tant que ce noyau dur demeure inentamé, la matrice néolibérale reste à l’œuvre dans nos esprits ». Et l’on nous inculque quotidiennement les avantages qu’il y aurait à être « manager de soi-même ».
Il est par conséquent vraisemblable que les luttes contre le néolibéralisme, dans le discours comme dans les engagements, restent prisonnières de la même illusion de liberté et d’autosuffisance, celle-là même qu’elles combattent.
Il faut dire que cette illusion est solidement enracinée en nous depuis l’époque des « Lumières » que Kant définit comme une capacité que possèderait chacun à secouer les tutelles « dont il serait lui-même responsable […] Aie le courage de te servir de ton entendement ! Voilà la devise des Lumières. » (Kant « Qu’est-ce que les Lumières ? ») Kant était quasi contemporain de Smith et Sade et même si sa pensée allait à l’encontre de la leur, on voit bien qu’elle la rejoignait en ce qu’elle proposait d’illimité ; l’illimité était celui de la consommation pour Smith, celui de l’exercice du mal pour Sade ; pour Kant l’excès apparaît dans sa religion de « l’impératif catégorique » et dans sa conception de la « Raison Pure ». L’on comprend dès lors que Lacan ait pu écrire son « Kant avec Sade ». A notre époque, la quête de l’illimité reste dominante : ainsi, le provocateur Peter Sloterdijk a-t-il donné à l’un de ses ouvrages le titre « Tu dois changer ta vie ». Il y défend une éthique de la performance complétant son projet d’amélioration biotechnologique. Si l’on doit reconnaître que ce théoricien a su décrire la bascule d’une époque dans une autre, d’une anthropologie humaniste à une techno anthropologie exigeant un remaniement des codes, il est difficile de le suivre dans cet éloge de la performance. Par ailleurs, des voix et des fois qui peuvent paraître délirantes nous annoncent l’immortalité ! Quelle catastrophe ce serait !

Or, ce que Spinoza considérait comme adéquation contredit de tels points de vue.
Selon lui, l’homme en tant que mode de la Substance, est caractérisé par la finitude, l’incomplétude, le défaut ; et déterminé à penser non par lui-même mais sous l’effet de causes extérieures.
C’est pourquoi Spinoza envisage l’Etat comme l’agencement d’un réseau institutionnel apte à recevoir les insuffisances et les passions humaines pour les faire jouer de façon adéquate à la vie et à la survie des hommes.
C’est donc parce qu’il insiste sur la faiblesse de l’homme que Spinoza permet d’imaginer l’antilibéralisme en opposition à la norme libérale de l’autosuffisance du self made man.
Mode fini, l’homme est étymologiquement, selon Frédéric Lordon, un « imbécile » ; im-bacillum, sans bâtons, sans béquilles, il ne pourrait se soutenir tout seul. Si sa lucidité lui permet d’accepter cette évidence, si, d’autre part, il n’en conçoit pas trop d’affects de tristesse, s’il l’assume joyeusement, alors, il incarne la possibilité d’un post libéralisme. « Bref, il est, conclut Frédéric Lordon, dans une chute pleine d’humour, un imbécile heureux ».

Mais…

Eprise de la pensée de Spinoza, j’ai apprécié cette mise en perspective de ses concepts avec l’actuel contexte socio politique. Pourtant, une réserve s’est prononcée en moi, et non la moindre : c’est qu’il s’agit avant tout d’une « application » dans la mesure où Frédéric Lordon fonde son analyse sur « l’effort pour persévérer dans son être » (conatus) en le détachant de la définition spinozienne de la « Substance », donc en tronquant la pensée du philosophe. Le sociologue assume ce geste. Ainsi, dans l’article « Du système formel au système spectral », même s’il définit l’effort pour persévérer dans son être comme un « postulat dérivé », il propose, parlant de « changement de statut », de s’en servir comme point de départ, principe fondamental des sciences sociales. De « fondé », le conatus deviendrait « fondateur ».
Pour moi, il y a là comme un abus témoignant d’une certaine étroitesse et des limites des sciences sociales sans doute corollaires du cadre qui les structure.
Comme, pour Spinoza, l’homme, en tant que mode fini, est un effet de la Substance, il partage avec tous les autres modes produits, ce « conatus », « effort pour persévérer dans son être ». La « Substance », Spinoza la nomme aussi, on l’a vu, mais j’y insiste, « Deus sive Natura », « Dieu ou la Nature ». Quel « saut » audacieux que ce glissement de Dieu à la Nature, qui, à mes yeux, suggère la possibilité d’une « spiritualité laïque » ! Les religieux l’ont bien compris, accusant le philosophe d’hérésie, chrétiens comme juifs, ces derniers ayant prononcé contre lui le « herem », la pire des malédictions.
Il me semble que cette volonté délibérée de laisser de côté la « Substance » en tant que premier principe en réservant le premier plan au conatus (« effort pour persévérer dans son être ») conduit Frédéric Lordon à nous enfermer dans un choix sans alternative : libéral ou antilibéral c’est-à-dire, acceptant, dans le second cas, notre défaut premier, notre impuissance, devenant par là même dans le contexte libéral des « imbéciles heureux ». Certes, la formule est plaisante et a, pour moi, souvent ainsi nommée dans l’enfance, une certaine saveur. Mais Spinoza ouvre, me semble-t-il, une autre voie quand il nous propose cette joie particulière, « amor intellectualis Dei » que j’entends, prenant acte du glissement de la définition spinozienne, comme « amor intellectualis Naturae», Nature première dont notre nature seconde est une parcelle. Spinoza montre bien que si cette dernière sous la forme du « droit naturel » doit être accueillie par la loi, il n’y a pas, pour autant, lieu d’y renoncer et là, on peut rejoindre l’analyse que fait Frédéric Lordon, après Spinoza, des mouvements de révolte et de la nécessité, pour les Etats, de les reconnaître.
Mais, pour aller plus loin, cet « amour » identifié par Spinoza à une « joie » qui nous est consubstantielle, si nous ne l’étouffons pas, est une richesse infinie, un élan qui sourd de nos nappes phréatiques, se prolonge et se dilate en mouvement quasi cosmique, dont certains ont su témoigner comme Romain Rolland quand il évoque ce « sentiment océanique » dont Freud s’est beaucoup défié. Est-ce la raison pour laquelle ce psychanalyste s’est détourné et défendu de l’hypnose ?
Quoiqu’il en soit, l’esquisse de cette « mystique sauvage », (au sens de naturelle), celle des chamans, des Soufis, des Yoghi et autres « sages » m’apparaît comme une proposition, un don que nous fait Spinoza lorsqu’il identifie Dieu et Nature. C’est, à mes yeux, la plus extraordinaire pépite à extraire de son œuvre, un talisman pour ne pas rester l’otage du seul contexte sociopolitique et économique dans lequel nous avons certes à nous engager mais dont nous pouvons aussi nous dégager en toute ré-jouissance, au plus haut degré de la joie selon Spinoza, ce qui déploie à l’infini une jubilation existentielle.. Sans doute, le terme « heureuse » qualifiant l’ « imbécilité », représente-t-il, dans son effet performatif, un mouvement de Frédéric Lordon dans cette direction, mais le geste, à mes yeux, reste en suspens…
N.C.

Le salut

Petite Suite à notre rêve de paix

Longtemps dans mon pays natal, de langue arabe, j’ai cru que les trois mots : salut, “salam” et “chalom”, qui se disent lorsqu’on rencontre quelqu’un, venaient d’une même source étymologique. Ne commencent-ils pas par le même phonème, “s–l”?
Il y avait de quoi le penser. Tout récemment j’ai voulu vérifier, j’ai cherché, et surprise, il n’en est rien.
“Salut” vient du latin “salve” qui évoque le fait d’être en vie, sauf, en santé, le terme est proche aussi de “salvation”. Il appartient à l’ensemble de langues indo-européen. Quant aux deux autres termes, “salam” et “chalom”, d’origine sémitique et expriment, proposent ou souhaitent la “paix” à la personne en face.
Ainsi ces termes de bienveillance issus du Moyen-Orient et de la Méditerranée, n’ont pas la même source.
Eh bien ce qui m’est venu en tête avec le constat de mon erreur, c’est que, à n’en pas douter, les trois mots eux-mêmes se sont clandestinement rencontrés et ont croisé leurs sons, tandis que les hommes qui les parlaient avaient le dos tourné, pacte secret de l’ensemble indo-européen et de l’ensemble sémitique, au nom de ces vœux conjugués de santé et de paix.
Ci-dessous, une méditation sur le salut qui est autant souhait de santé que de paix, avec un ancien psychanalyste franco-suisse, Charles Beaudouin (1893-1963), histoire que le mélange propitiatoire s’accomplisse !

Le salut

Saluer – ôter son chapeau – c’est, littéralement, se découvrir devant quelqu’un. Et c’est, métaphoriquement, se mettre à découvert. Ce geste, inconsciemment lié à une idée de mutilation (le chapeau est un attribut viril), indique un consentement à la relation avec autrui. Il recouvre aussi une « intention propitiatoire ».

L’agressivité est une composante archaïque du psychisme humain. Elle est au cœur de la relation entre les individus. Elle procède de la nécessité de se préserver alliée à celle de se rencontrer, de faire alliance, de se reproduire. L’homme (comme les animaux d’ailleurs) en organise l’expression sous forme de rituels grâce auxquels elle est à la fois affirmée et déplacée, rappelée et neutralisée.

Le salut – sous quelque forme qu’il ait pris de nos jours (il se réduit de plus en plus souvent à un échange verbal du mot : « salut ») – est une composante de la civilité associant les deux dimensions de l’invitation et de la parade. Il jette un pont entre des territoires individuels, et constitue à ce titre une demande de mise en relation, ce qui induit une ouverture des territoires respectifs. Or, toute brèche entrouverte dans ce territoire représente une menace pour son intégrité. Le salut est une modalité de neutralisation de cette menace qui passe par l’expression de sa reconnaissance.

La demande de mise en relation exprimée par le salut est en soi un ressort de l’agressivité (l’agressivité, au sens large, peut être assimilée à une capacité d’affirmer sa présence ; elle n’a pas forcément des visées destructrices). Mais cette approche de l’autre est à la fois audacieuse et risquée. S’avancer, c’est aussi s’exposer à l’agressivité de l’autre.

Saluer consiste précisément à résorber cette charge d’agressivité en la retournant contre soi, dans un geste volontaire d’auto-diminution symbolique. Celui qui salue désamorce la menace inhérente à son geste en se mettant à découvert, et en demandant à l’autre de lui accorder à son tour le « salut ». La valeur propitiatoire du salut ne repose que sur ce consentement à se découvrir mutuellement, à se souhaiter mutuellement d’être « sauf », donc à se garantir mutuellement de l’agressivité de l’autre. La portée symbolique du rituel repose impérativement sur la réciprocité du geste.

Charles Baudouin, dans son ouvrage L’âme et l’action (coll. Action et Pensée, éditions du Mont-Blanc, Genève, 1944) s’arrête sur la question du salut et y voit un écho, « démonétisée, mais reconnaissable », de pratiques rituelles primitives dans lesquelles on peut encore déceler une dramaturgie du sacrifice.

Il rapporte également une anecdote éclairante : « Un sujet rêve au cours d’une analyse qu’il est prisonnier et redoute d’être mis à mort par son gardien : une sorte d’ogre qui incarne à la fois le père et l’analyste ; mais au moment où l’ogre s’avance vers lui avec un grand sabre pour lui trancher la tête (mutilation), le prisonnier, au milieu de son angoisse, a une inspiration soudaine : il le salue ; l’ogre est aussitôt apaisé ; et le sujet a le sentiment que « ce salut » a été pour lui « le salut » » (pp. 38-39).

Le salut apparaît bien ici comme une demande de salut personnel. Mais on s’aperçoit surtout que, avant d’effectuer ce geste, ni le sujet ni l’ogre ne sont en situation de relation. La vision de l’ogre s’avançant avec un sabre suit significativement, non une sentence, mais la peur de cette sentence – elle découle donc d’un fantasme d’annihilation, de disparition, par lequel le sujet se condamne lui-même à l’absence. Ce qui interdit en lui toute possibilité de relation à l’autre – fût-il ogre, forcément. A partir de là, il est intéressant de s’interroger sur la véritable origine de la pulsion meurtrière dont il semble l’innocente victime expiatoire.

Ne pas recevoir le salut de quelqu’un en échange de celui qu’on lui adresse est en effet généralement ressenti comme une offense. Cette ignorance, cet évitement, ce refus dont on fait alors les frais sont même perçus comme une véritable violence. Or, dans le rêve en question, il y a tout lieu de croire que l’ogre répond à une provocation de cet ordre. La victime à laquelle le sujet s’identifie dans ce rêve représente celui qui, ne se reconnaissant plus comme sujet, est impuissant à reconnaître l’autre. La réaction de l’ogre est à la mesure d’une telle puissance de négation. Quant au « salut » final du sujet, il correspond cette fois à un sursaut de son agressivité recouvrée, c’est-à-dire à une réaffirmation de soi par laquelle, à nouveau, il envisage l’existence de l’autre.

Cette agressivité, garante de sa propre préservation, est ce qui conditionne aussi la reconnaissance de l’autre. Elle est un fondement de la relation ; et le salut en est l’expression inaugurale.
P.P.

Un rêve de Paix

La première édition de ce texte bilingue, « Un rêve de paix », dans une version papier, date de novembre 2005, six mois après la création de notre revue électronique, temps-marranes.

Tiré à quelques centaines d’exemplaires, il a été rapidement épuisé. C’est à la considération réciproque, mutuelle des peuples, à la commune humanité, que nous en appelions. Et notre propos qui se tenait délibérément à autre chose qu’à des marchandages idéologico-politico-religieux, n’avait pas trouvé d’écho sur le terrain politique, notamment en Israël-Palestine.

Voici quelques semaines, désespérés de l’immutabilité de la situation, nous avions décidé de le mettre en ligne. Ces derniers jours des dizaines de milliers de femmes se sont mises en marche de Sderot à Jérusalem, en traversant le désert, ensemble israeliennes et palestiniennes, pour « exiger un accord de paix ».

Ce qui suffirait à réactiver notre espérance! naïveté? Peut-être, mais nous l’assumons dans la crainte, cependant, pour ces si fragiles signaux de désir de marche commune, ces paroles et regards échangés, ces partages de repas ou d’expériences. Exprimés dans les gestes d’un entre-deux langues frontières du salaam au chalom et du chalom au salaam.
PP et CC     Photo : Brenda Turnnidge « Le mur »

* * *


Un rêve de Paix

Dans le conflit israélo-palestinien, la volonté de paix n’est pas forcément, comme certains le croient dans chacun des deux bords, un aveu de faiblesse. Elle n’est pas non plus le fruit d’une dégénérescence de l’identité, comme si pour exister avec l’ennemi, chaque peuple devait sacrifier sa plénitude d’être, ses mythes, ce qu’il considère comme son droit inaliénable, ou encore sa singularité, sur l’autel de la paix.

Tout ou presque semble avoir été dit sur ce conflit. Cependant, et bien que nous vivions hors du périmètre, nous prenons le risque de nous aventurer dans une réflexion supplémentaire.

En nous situant à-côté, et en proposant notamment une étape préalable aux négociations, qui doivent se poursuivre : c’est-à-dire en osant parler d’abord d’une voie immatérielle. Pour une pensée et une position existentielles, qui ne se limiteraient pas à des calculs et des tractations, mais qui feraient aussi place à l’espérance, de sorte que les conditions de la paix à construire soient l’amorce d’une ère vivable. Si l’espoir nécessaire à toute existence relève aussi du rêve, alors c’est en ce sens que ce texte devrait fonder notre rêve de paix.

Et c’est avec appréhension que nous nous y avançons. Car dans ce conflit, chaque fois que l’on pousse un mot, un terme, on agace ou on blesse, on fait l’objet de sarcasmes ou de rejet, on est taxé de naïveté ou d’irréalisme. Cela a souvent laminé notre courage. Pour le juif qui veut la paix, il est douloureux de se faire clouer le bec par ses proches, au nom d’une fidélité essentielle mais parfois insoutenable. Pour le ressortissant du monde arabe il en va de même, il ne peut plus en appeler à la tolérance traditionnelle.

Nous nous trouvons comme en ces moments où toute concession est considérée comme une compromission et non comme un compromis, et l’absolu comme le seul mode de vie possible. Où l’ennemi ne peut plus être vu comme un autre être humain. Les amitiés israélo-palestiniennes, les mariages « mixtes », les expériences d’échanges, les associations, tiennent alors de l’héroïsme ou de la tragédie.

Aussi, il y a toujours une étape dans une discussion où tout se grippe. Chacun dans sa communauté se fait vite traiter de traître à son camp, et alors on ne voit plus avec qui parler, penser ou rêver de la paix.

Les voies d’un règlement politique acceptable du conflit existent : car il en existe toujours, et dans les situations les plus inextricables, c’est ce que l’Histoire prouve dans ses retournements et dans ses événements les plus improbables. Les âpres négociations sur le partage de la souveraineté de Jérusalem et les frontières d’un futur Etat palestinien, avaient bien esquissé à Camp David et à Taba les compromis, douloureux, pour les deux parties, d’une paix « acceptable ». Le dégagement des Israéliens de Gaza en est une mise en application irréfutable.

Mais désespoir, inquiétude, découragement, et révolte persistent, comme si le problème était à la fois là et ailleurs.

Il est devenu clair que, dans chacun des deux bords, deux logiques s’affrontent et se détruisent indéfiniment : une première logique, matérielle, celle qui relève des tractations de la diplomatie, et une seconde, où se conjuguent spirituel, juridique, historique et religieux, jusqu’à en constituer un amalgame destructeur et auto-destructeur de chaque côté, il s’agit d’une logique identitaire.


Une rupture fondamentale

Le soulèvement palestinien qu’on a appelé « Intifada des Mosquées », traduisant à la fois un référent et un différend religieux, a instauré d’emblée dans la région un haut degré de violence.

Comme si, de part et d’autre, les engagements conclus à Oslo , qui avaient entrouvert le chemin de la reconnaissance réciproque, n’avaient été qu’une mauvaise feuille de route ou pire, un cauchemar de coexistence qui bridait, aux yeux des courants nationalistes et religieux des deux parties, soit la sécurité d’Israël, soit la libération de la Palestine.

En réponse aux attentats-suicides, l’antique loi du talion trouva à s’exercer dans les multiples représailles israéliennes et la région entière s’enlisa dans la violence. Et dans le désespoir. La construction du mur de séparation acheva d’inscrire par la pierre et le barbelé le divorce politique, mais aussi la rupture existentielle de deux peuples, contraints de chercher séparément, dans l’usage médiatique de la compassion ou la démonstration cruelle de la force, un salut univoque, sans regard, condamné à l’impossible.

Rupture « fondamentale », comme si le destin de l’un devait forcément passer par le déni de l’autre, comme si le monde entier, placé en position de témoin, allait devoir prendre parti pour l’un ou pour l’autre. C’est là sans doute que la situation a présenté plus qu’on ne les avait vus, au cours de décennies de conflits meurtriers, les signes « borderline », précisément à propos de frontière, aux limites entre folie et raison, signes d’une situation insoluble, inexorable, extrême.

Sur cette « autre scène » du monde, petite comme la distance de Thèbes à Colone , mais cette fois dans le réel, évoquant ce que Jacques Lacan appelait le « dur » de la réalité, on est devant le mur, barbelé ou béton, réel, et aussi symbolique, de la tragédie.

Et la situation ne fait que se répéter en boucle. Certains ont voulu y voir le paradigme ou la « condensation » au sens freudien, d’une guerre interminable. Ce qui en est même étonnant, c’est que la destruction totale n’ait pas eu lieu, que les deux peuples, épuisés de se combattre, sont cependant encore là : n’existerait-il pas quelque part une vieille règle de la guerre ou de la chevalerie pour statuer sur ce singulier état de choses ?


L’exploitation du religieux à des fins politiques

En France, face à l’impasse manifeste, le grand rabbin Joseph Sitruk en avait appelé…à Dieu : «selon notre foi, avait-il dit, Dieu n’intervient dans l’Histoire que si les hommes sont persuadés que Lui seul détient la solution. Je crois que le moment est venu de se tourner vers Lui».

Seul Dieu aurait donc le pouvoir de tracer le chemin de la paix ? Mais juif ou non juif, il vient l’idée d’y répliquer par ces propos de jeunesse de Carl Einstein : «Dieu est mort, et nous continuons de respirer le Dieu décomposé…Dieu constitua la plus grande tension des forces humaines, l’hypnose la plus follement dirigée; à présent on est là, bernés, misérables, au milieu des ruines qui tressaillent encore, mécaniquement… maintenant, c’est l’homme qui martyrise Dieu.»

L’homme martyrise Dieu. Et sur le territoire du Livre, terre de Palestine promise à « ruisseler de lait et de miel », en martyrisant Dieu, ne martyrise-t-il pas la grande idée abrahamique du monothéisme biblique, la fécondité de la multitude, descendance d’Ismaël et d’Isaac, la générosité et l’alliance ?

Cela, les rabbins extrémistes ni les Mollahs, ne nous le disent. Appels à la vengeance, logorrhée religieuse, essentialisation des exactions commises de part et d’autre, ont fini par noyer les efforts déployés, dans un aveuglement et une surdité, à la fois amnésiques, indifférenciés, confus, instaurant le règne de la haine.

Si la solution politique n’a cessé d’achopper, faut-il en déduire que les conditions n’en sont pas réunies, mais quelle en serait la nature ? A côté de la politique et de la diplomatie, n’y aurait-il donc pas autre chose à dénouer pour qu’une réelle paix advienne, durablement, et que les contentieux cristallisés au cours de plus de cinq décennies puissent enfin commencer à se dissoudre ?

Une espérance semble poindre à nouveau cependant, intermittente, avec les changements dans l’autorité palestinienne, les mesures prises sur la sécurité, contre le terrorisme, le retrait israélien de Gaza. Pouvons-nous nous permettre de ne pas croire en l’augure de ces paroles, de ces actes et ces poignées de main?

Ainsi, on a vu ces dernières années des personnalités comme Leïla Chahid et Michel Warsharwski exhorter ensemble les jeunes des banlieues françaises à ne pas se laisser embarquer dans des logiques antisémites. Pour Leïla Chahid «commettre des actes antisémites est meurtrier pour la cause palestinienne».

Des femmes en Europe et en Israël organisent des rencontres entre enfants, des psychologues, des sociologues, tentent d’en faire autant. Il y a, aussi, l’expérience de Neve Chalom, ce village intercommunautaire, créé par un ecclésiastique chrétien. En août 2005, Daniel Barenboïm, le célèbre chef d’orchestre israélo-argentin, a organisé un grand concert à Ramallah, réunissant des jeunes musiciens originaires de tout le Moyen-Orient, en présence de Madame Edward Saïd.

On connaît également l’existence de nombreuses actions quotidiennes et spontanées qui ne font pas l’objet de recueils médiatiques.

Trop de personnes dénigrent ces efforts, et pourtant, en chaque lieu et occasion où les deux peuples se parlent, il s’est passé quelque chose pour la paix.

Il ne s’agit pas en ces rencontres de négocier des affaires matérielles, mais bien de reconnaissance réciproque. « Je croyais que les Israéliens voulaient tous nous faire partir d’ici », « je croyais que les Palestiniens voulaient tous nous jeter à la mer ». Paroles d’enfants, expression flagrante de l’aveu que chacun fait du sentiment non de sa force mais de sa fragilité.

Au-delà ou en-deçà des négociations politiques, en préalable, il nous paraît nécessaire que de chaque côté, les observateurs, mais aussi tous les acteurs impliqués puissent, traversant leurs indignations justifiées, ou leur souffrance, s’abstenir de remettre de l’huile sur le feu quand une lueur point.

Dans ce cas alors seulement on pourrait parler de foi ou de religion, car le camp de la vie est bien celui qui fera reculer la haine : est-il possible de demander à chacun de trouver les ressorts d’une attitude, où malgré le sentiment d’injustice ou la douleur, on renoncerait à prendre un autre parti que celui de la paix ?


Le respect et le pardon avant la justice

Quelle notion commune pourrait être le « support volontaire » d’une dynamique de paix?

En-deça de toute croyance et de toute pratique, il s’agit d’en appeler au dépassement radical d’une position individuelle et collective, qui ne peut passer que par une révolution du rapport avec soi et l’autre. La révolution consistant à renverser le rapport d’importance entre les choses matérielles et les choses immatérielles, et ce, non pas dans la négociation, mais dans les préliminaires qui fonderaient le dialogue possible.

Quel moyen et quelle notion auraient donc ce pouvoir de libérer l’énergie et de déclencher les bonnes volontés pour y parvenir ?

Comme un antidote ultime au cercle vicieux de la violence, antonyme à la discorde, nous pensons à la notion de pardon, de demande de pardon réciproque d’un peuple à l’autre. Le pardon réciproque, en tant que position existentielle pour l’avènement de l’équilibre des rapports, donc de la justice. Assorti de possibilités d’inscriptions symboliques.

Le pardon, comme garant de la fin de la spirale de la vengeance. Comme le début du dialogue entre personnes et groupes humains et non seulement entre hommes de pouvoir.

Le pardon, qui permet de se considérer réciproquement, comme précurseur ou expression du respect, est bien cette notion universelle. Et de fait, le pardon fonctionne dans toutes les civilisations, comme une « intégrale d’identité humaine ».

Notion irrationnelle, utopique pour certains, abstraite pour d’autres, qui mise sur une vision angélique du genre humain ? Non, car pour qu’il y ait pardon, il faut que l’on reconnaisse que le mal a été porté à l’autre. C’est cela que nous appelons une inscription symbolique.

Mais en quoi, en appeler au pardon entre hommes serait-il plus irrationnel, plus utopique et plus abstrait, que d’en appeler à l’intercession, supposée providentielle, miséricordieuse ou punitive, aveugle et exterminatrice, de Dieu, dans les affaires humaines?

En quoi serait-ce plus irrationnel que de croire qu’on peut faire la paix après tant de haine, par de simples traités, tant qu’on n’a pas encore adouci la trace brûlante des attaques aveugles et sanglantes, et de leurs représailles, et tant qu’on n’a pas allégé le poids de la rancune, de la méfiance généralisée?

Et pour ceux qui restent perplexes, ironiques, il nous reste à proposer de reconsidérer en ce sens le pari de Pascal : pourquoi, à l’heure du risque matériel maximum et généralisé du jeu boursier, ne pas « investir » cette fois sur notre capacité, immatérielle, à renverser notre point de vue, justement investir sur nos « actions » et nos « obligations »?

Nous envisageons le pardon comme une posture d’exception, pour une situation bloquée, qui nous paraît une condition, un préalable majeurs à la constitution d’une paix au Moyen-Orient. A nos yeux, la seule posture qui ferait d’emblée sortir les parties impliquées des schémas « convenus » que sont les négociations internationales classiques, en ce qu’elles placent dans des enceintes matérielles les débats d’existence.

Si, avant de penser à l’arpentage du territoire « à occuper par l’un ou l’autre», on pensait à comment vivre et se développer ensemble, la question du nombre de mètres carrés pourrait en devenir « un peu plus » secondaire. Ensuite alors on se met en mesure de traiter sans passion excessive ce qu’il convient d’indemniser, de séparer, de réparer, de partager, de la terre et du reste.

On nous dit qu’il est naïf d’y croire dans l’impasse de violence où nous sommes, mais l’absurde et l’irréalisme ne sont-ils pas de créer sans cesse des situations diplomatiques vouées à l’échec ?


Concret et sacré

La politique, la diplomatie, semblent ne s’organiser qu’autour d’un mirage moderne, l’idée de « concret », de pragmatique. Ce qu’on appelle « principe de réalité », qui réduit la notion de réalité à de la matérialité, et qui ne désigne donc que discussions et marchandages guerriers ou diplomatiques, ne serait-il pas qu’une vue de l’esprit partagée par un grand nombre ? «Concrètement, combien donnez-vous et recevez-vous dans un échange de produits et de biens matériels ?» Ferait-on désormais comme si les traumas et l’état d’esprit des populations étaient renvoyés hors de la réalité, n’en participaient pas?

Ce concret-là indique une norme, un rapport savant d’éléments inertes, un ratio. Et pourquoi ? On peut aussi choisir de se donner les moyens d’imaginer un monde procédant d’une autre rationalité, où le projet de vivre ensemble et de partager terre, ressources, savoirs et savoir-faire, agriculture et culture, langues, dépasserait par lui-même et fonderait un autre ratio avec des éléments vivants : en modifiant la hiérarchie des critères, on crée une autre norme. Une autre idée du concret.

Et, à l’heure où les représentants du capitalisme eux-mêmes, se dotent d’études sophistiquées pour savoir comment valoriser les éléments immatériels de leurs entreprises, par exemple leur savoir-faire, leur réputation ou leurs ressources humaines, l’avenir d’une région du monde devrait-il être seulement soumis à des marchandages de type matériel et à des «règlements de compte» politiques qui en sont des équivalents?

N’est-ce pas ce vide de l’immatériel, cette manière de ne lui accorder aucune valeur de levier de négociation, qui, justement, permet les extrémismes et invocations fanatiques, à bon compte ?

Nous pensons que le «sacré» peut être considéré simplement comme le choix de la vie et de la paix des peuples, un choix collectif, c’est-à-dire à l’évidence ce que nous avons de plus précieux. Nous insistons ici sur la distinction entre « sacré » et « religieux ». Dans le sens ou « le sacré regarde du côté d’une universalité indéterminée, opposée aux formes d’universalité déterminée que revendiquent respectivement les religions du livre » .

Ce choix peut s’opérer de manière a-thée, non pas contre Dieu, mais entre hommes, en ce sens qu’il n’a pas besoin de se référer à Dieu pour se fonder. Cette idée du sacré, rendue plus consciente et plus explicite, peut combler le tragique manque de sens qui laisse place aux fanatismes.

Coin enfoncé dans les temps et les contretemps des vengeances et des représailles, le pardon peut-il affirmer une part d’humanité commune, puisée à tous les âges de l’histoire des hommes, face à la cristallisation théologique et politique des inimitiés, à leurs fondations et à leurs alliances ? Et ce, même si cette universalité « inconditionnée » du pardon, est loin d’atteindre le degré de plénitude et de perfection que suppose l’identification de l’homme à l’idée qu’il se fait de Dieu, « à son image ». En dépit de ce retrait, il constituerait alors le socle de ce pari du vouloir vivre ensemble, quoi qu’il en coûte de renoncements.


Rétrocessions réciproques

Contrairement au travail accompli par l’exercice du monothéisme à travers les siècles, qui ne conçoit un sens à l’humanité qu’à travers le respect d’une Parole divine écartelée entre plusieurs espérances ou promesses antagonistes, le pardon que nous avons en tête ouvre un autre horizon que celui que peuvent décrire les religions instituées et les dialogues de la foi, et c’est en cela aussi qu’il serait une position d’exception, car il nous apparaît tout à la fois comme prise en compte de l’autre, don, et aussi retrait et ironie du soi .

En effet un « retrait » se forme nécessairement car la distance est nécessaire pour s’adapter à un mode de vie différent, et d’autre part, cette distance parfois ironique est censée permettre à celui qui l’intègre de ne plus considérer sa vision comme la meilleure.

Or, le pardon requiert bel et bien une forme de rétraction, de condensation du soi. C’est l’altérité ou l’étrangeté du soi à soi qui laisse advenir la parole de l’Autre, qui lui donne une chance d’être entendue loyalement et sans ruse.

Il y a là un accroc terrible à la volonté de puissance des êtres (individus ou communautés) mais qui ne mène pas nécessairement vers le nihilisme, la décadence, la fatigue, ou l’accueil sceptique de toutes les postures. A l’image du concept libérateur du « tsimtsoum » développé par les mystiques juifs (les kabbalistes) à partir de leur interprétation de la Genèse, Dieu aurait eu l’idée et l’envie de produire une création. Et, comme il occupait pourrait-on dire, la totalité de l’univers, dans le «tohu-bohu», il se serait rétracté pour faire exister son monde en lui faisant de la place.

Cette notion nous intéresse comme un modèle de relation : elle indique le premier renoncement à l’omniprésence et à la toute-puissance. Or dans le pardon, il y a inévitablement du renoncement, de part et d’autre : du côté de celui qui le demande et de celui qui l’accorde.

Dès lors quelque chose peut se construire. Ici intervient fortement la notion de partage dans ses deux acceptions : partage de ce qu’il y a en commun, et division autour d’une ligne de partage, prise en compte de la souffrance, de la douleur de l’autre. Différent de la notion d’échange, c’est ainsi que le pardon rejoint celle de son inscription étymologique de don. Il faut ainsi un temps arrêter de comptabiliser, suspendre les procès du reproche, mettre fin à l’obsession du plus et du moins, du plus sanguinaire et du moins humain. Arrêter aussi pour certains de rivaliser devant Dieu lui-même, afin qu’il choisisse qui serait son meilleur serviteur.

Bien sûr, il convient toujours de regarder au fond de nos consciences : la parole démocratique peut-elle s’estimer solide dès lors qu’en l’actualité présente elle ferait dépendre sa pérennité et son statut d’une condamnation exclusive des états voyous – dans une conception binaire du bien et du mal qu’on croyait révolue ?

De même, ce que chacun reproche souvent à l’autre, le masque, l’hypocrisie, la ruse, a toujours existé des deux côtés. Aujourd’hui, terrorisme pour la fondation de la Palestine, terrorisme en d’autres temps pour la fondation de l’Etat d’Israël. Dans le sens où nous l’envisageons, le pardon est un acte à poser, en préalable, pour permettre de dépasser le stade du décompte, celui des fautes et des griefs, respectifs et réciproques.


Ruminations mortifères

Citons dans un livre d’Imré Kertesz ces paroles étonnantes empruntées à Nietzsche: « Il y a un degré d’insomnie, de rumination, de sens historique, qui nuit à l’être vivant et finit par l’anéantir, qu’il s’agisse d’un homme ou d’une civilisation ». Ces insomnies sont souvent celles qui nous étreignent lorsque nous voulons nous imprégner des concepts nus, de ce que nous croyons être l’absolu, l’essentiel de l’essentiel. C’est l’enfer de l’obsession. Ainsi pour les juifs, la mémoire des origines et des victimes comme principe fédérateur fondateur…norme, commune et majoritaire, conduit à des excès.

Auschwitz et Israël sont les deux grands paradigmes de la judéité moderne, massifs, incontournables.

Le souvenir de l’anéantissement d’un peuple dispersé et cosmopolite dans l’horreur monotone des camps, comme injonction absolue, et la relativité existentielle d’un Etat qui n’a pas encore trouvé sa place dans le rang des Nations, marquent l’identité juive contemporaine.

Certains redoutent qu’un tel « surmoi » historique n’inspire une sorte de fidélité confinée et obsédante, presque tétanisée, comme si tout commentaire critique sur la politique d’Israël menaçait de rouvrir la plaie jamais cicatrisée de l’antisémitisme. Et cela risque encore de s’aggraver avec le procès fait à Israël dans une large partie du monde et au cœur même de l’opinion européenne.

Or aucun lien contraignant ne peut être recherché dans une mémoire partagée de la Shoah qui, tout en restant un cauchemar pour l’humanité entière, se situe bien au-delà de la Palestine et de ses habitants.

N’est-il pas tout aussi illusoire de demander aux Palestiniens et aux Arabes d’assimiler le passé européen des Juifs, Dreyfus, les pogroms russes et la Shoah, que de convaincre les Israéliens que la naissance de leur Etat est une catastrophe, une « naqbah » pour le peuple palestinien et une infirmité insupportable pour la Nation arabe ?

Et pourtant, de même qu’il y a des Palestiniens qui comprennent la Shoah, il y a des Israéliens pour comprendre que la création d’Israël a été pour les Palestiniens le début du malheur. On peut penser que la récupération arabe des thèmes antisémites européens est plus réactive et opportuniste que fondamentale.

La propagande négationniste dessert les intérêts Palestiniens et ne leur ouvre aucune perspective, pas plus que toutes les inepties sur le complot juif mondial, les protocoles des Sages de Sion ou les « empoisonnements » du sang arabe par les chewing-gums israéliens. Mais le kamikaze palestinien ressuscite et condense dans l’éclair de l’explosion toute la vieille haine du juif, une sorte d’antisémitisme immémorial, absurde, capable de passer de l’Europe au monde arabe sans perdre sa virulence. Du coup, les juifs de la diaspora affichent un soutien inconditionnel à la politique israélienne, un peu comme autrefois les communistes européens respectaient pieusement tout ce qui venait de Moscou.

Et on peut alors voir se déployer dans sa dimension morbide et ténébreuse, «ce degré d’insomnie, de rumination, de sens historique qui nuit à l’être vivant et finit par l’anéantir». Le martyr palestinien dans cette optique n’est pas uniquement la dernière créature d’un Islam fanatique et nihiliste, il est aussi et peut-être plus en profondeur, le produit pathologique, insensé de la rumination, de l’exaspération infinie d’une seule perspective historique, où la libération inconditionnelle de la terre arabe et la préséance de l’Islam bafouent les réalités autant que les rêves d’un présent à investir enfin en commun. Il faut pouvoir l’entendre.

De ce point de vue, tant l’Intifada des mosquées qui succède à une période inaboutie de reconnaissance commune, après les accords d’Oslo, martelant la revendication du droit au retour des réfugiés de 1948 ou la reconquête entière de la Palestine, que la politique de défense des colonies cisjordaniennes par les dirigeants actuels de Jérusalem au nom des frontières imaginaires de la Judée biblique, développent des arguments impartageables, qui renvoient à nouveau à un passé distinctif des populations, sans lien avec le présent.

Qu’on veuille bien considérer, que cette absence de passé commun, fût-il houleux ou polémique comme dans l’histoire des nations européennes, est bien l’une des sources de la pérennité absurde du conflit, et on pourra imaginer que c’est sur le seuil du présent que doit s’édifier l’ouverture à la paix.


De « zéro » lien à « un peu » de lien

La question du pardon entre Israéliens et Palestiniens tient nécessairement à la question sous-jacente du lien : le pardon est avant tout une ligature, l’épilogue d’une affaire «en commun ».

Sans doute un lien israélo-palestinien est-il à chercher dans les relations anciennes et riches des juifs et des Arabes en Méditerranée et en terres d’Islam, du moins jusqu’à la naissance d’Israël. Mais la surrection d’un Etat juif en Palestine a brouillé cette histoire, en particulier du fait que les pères fondateurs du sionisme et la plupart des dirigeants historiques de l’Etat hébreu étaient des ashkénazes qui connaissaient mal ou peu les cultures orientales et arabes.

Qui n’aurait pas à citer des histoires de profondes solidarités passées entre juifs et musulmans en Afrique du Nord, Liban, Libye, Egypte, et même en Irak et en Syrie ? Il y a certainement des gens simples, musulmans de ces pays, qui ne sont pas encore cités au rang des Justes à Yad Va Chem.

A Paris, qui a obligé les juifs d’origine tunisienne et les Arabes à se partager les deux bords du boulevard de Belleville pendant des décennies pour les mosquées, synagogues, restaurants, épiceries, boulangeries, si ce n’est la trace d’un lien très ancien, dont on ne sait que l’existence et rien du contenu, et qui trouve en cette artère française, si bien nommée pour l’augure qui nous occupe, une voie de prolongement ? Non seulement il y a lien mais il semble même que les populations des deux bords ne peuvent pas se séparer. La relation de l’une à l’autre les protègerait-elle mutuellement des dérives totalitaires de leurs héritages religieux respectifs…

Quelque chose incontestablement tient ensemble les juifs originaires des pays arabes et les Arabes. Ne peut-on en tirer les traits d’un modèle de compagnonnage entre ces formes cousines d’existences et de transmission? Il y a en Israël des proximités : à-côté des unions mixtes et des enfants qui en sont nés, il existe des Palestiniens et des Israéliens qui travaillent et qui vivent ensemble, et dont l’expérience est heureuse. Il y a à explorer en ce sens.


Dissymétries croisées

Mais le lien principal aujourd’hui, sinon aveuglant de ces deux peuples (ou populations, pour ménager la part d’hétérogénéité évidente que gomme la notion ethnique ou génétique de peuple) n’est-il pas un lien de contentieux, de conflit ? C’est au sens propre un lien forcé, enfoncé comme une hache, par la proximité terrienne et la dispute de la terre, dans une histoire incommensurable et en grande partie étrangère de l’un à l’autre.

Pendant la guerre du Vietnam, tout le monde (ou presque) ressentait directement au sein de la population civile américaine, les naufrages et les tragédies de la guerre. Et cette opinion pesait et pesa plus encore que la résistance vietnamienne sur l’évolution de la guerre. Aujourd’hui, les soldats américains sont préparés à toutes les formes de conflits. Ils ne discutent ni les ordres ni les objectifs des Etats-majors. Et le peuple américain, par exemple, est relativement indifférent sinon à leur sort, en tout cas à l’exercice de la violence qu’ils assument en professionnels de la guerre. Dès lors que la conscription est abolie, un fossé se creuse entre un peuple et le contrôle de l’exercice de la violence de ses dirigeants.

Or, en Israël, l’armée est encore pour une large part composée de non professionnels. En effet, la conscription est obligatoire pour garçons et filles. Certains en tirent argument pour décréter que tout Israélien est, de fait, une cible militaire et non civile. Mais on peut voir la chose de manière inverse. Tsahal, certes, se trouve face à des «ennemis» civils dans un combat de rues, et agit en armée face à ces civils, faisant des victimes. Mais qui peut douter que les appels à la désobéissance et à la «désertion» se seraient multipliés dans les rangs des troupes israéliennes, si, au lieu d’envoyer des bombes humaines proclamer leur haine unanime des juifs – ce qui ne laisse aucune part possible à la protestation intime des consciences – de grandes marches pacifiques à Ramallah, à Naplouse, à Jéricho, à Gaza avaient rassemblé les Palestiniens autour de l’égalité des droits civiques et de la naissance d’un Etat ?

Dans le même ordre d’idées et dans la logique du pardon, il serait temps aussi de promouvoir un aggiornamento de l’enseignement de l’Histoire en Israël/Palestine, résolument tourné vers l’avenir, et que des pédagogues éclairés dégagent les éléments communs liés à la Terre elle-même .

La démocratisation du Moyen-Orient dont on parle tant aujourd’hui, accordant foi à une bizarre théorie des dominos ou de la contamination, comme si la démocratie était une infection microbienne que l’on contracte à la manière de l’anthrax ou de la variole, a pour condition (ce n’est pas l’unique certes) le règlement juste de la question palestinienne.

Et ce règlement, on le voit aujourd’hui, tient tout autant à la naissance d’un Etat palestinien indépendant qu’à l’évolution de la citoyenneté juive et arabe à l’intérieur même d’Israël. Ce n’est sans doute qu’à ce prix que la conscience des « crimes » d’Israël perdra son caractère absolu aux yeux des Palestiniens. Elle cessera d’être la pierre angulaire de la transmission de l’identité palestinienne comme une identité de lutte, de résistance anti-sioniste, dans les jeunes générations.

Israël et la Palestine ne peuvent-ils pas faire l’économie des égarements et des malentendus qu’une part douloureuse de l’histoire, telle celle de la décolonisation, a durablement semés entre l’Europe coloniale et ses anciennes colonies africaines ? Parce qu’à trop vouloir s’en affranchir et à agir comme si la contrainte d’une coexistence forcée pouvait miraculeusement disparaître par l’inertie ou la force d’un Camp, le lien israélo-palestinien est suspendu dans un non temps, un non temps paralysant et tragique où ni la paix ni la guerre n’ont d’avenir éclairant, et que symbolise mieux que tout l’absurde édification d’une muraille…

Dans cette perspective et cette tentative en effet, plus personne ne devrait être citoyen de seconde zone, contraint à des attentes interminables comme les Palestiniens aux postes de garde en Israël aujourd’hui, ou forcés de descendre du trottoir comme à la fin du dix-neuvième siècle sous la domination ottomane en Afrique du Nord : plus personne ne devrait être ce qu’on appelait un « dhimmi », citoyen dit protégé par le pouvoir, chez l’autre.

Cela revient-il à dire que la souveraineté de l’humain, la seule qui nous importe en définitive, serait tributaire d’une forme d’impuissance politique, la même qui a façonné pendant deux mille ans de néant politique la supposée «vocation à l’universalité du génie juif», mais que la renaissance d’Israël, comme Etat nation moderne, contredit aujourd’hui dans les faits ?

L’avènement du pardon entre peuples est facilité dès lors que la puissance des mythes historiques de la fondation des Etats est défiée par le temps vivant, qui rénove ou invente les équations du vivre ensemble – et fait une part décisive aux enjeux démocratiques. « Il faut être juste avant que d’être généreux, comme on porte des chemises avant les dentelles », disait déjà Chamfort.

Quand nous parlons du pardon, nous avons en vue un pardon réciproque des deux peuples, mais nous sommes néanmoins conscients que si on l’envisage sur le plan politique, les conditions n’en sont pas symétriques, les Palestiniens n’ayant encore pas de souveraineté politique.


Le choix de la vie, la part de l’autre

Et, pour que ce point de vue puisse devenir majoritaire, il faudra que «le choix de la vie» soit de loin le plus puissant, que le désir triomphe, sur les deux bords.

Par choix de la vie, on entend : résolument le contraire du choix d’une logique de mort, comme l’exprime ce fragment du Deutéronome qui a certainement ses équivalents dans les autres déclinaisons de l’héritage d’Abraham : «…devant toi la vie et la mort, le bonheur et la calamité : choisis la vie, et tu vivras alors, toi et ta postérité». Fondation de la loi du vivant, loi qui n’est pas «dans le ciel, ni au-delà de l’océan», «mais tout près de toi : tu l’as dans la bouche et dans le cœur, pour pouvoir l’observer». Point n’est besoin là d’un Dieu comme tiers. On peut mettre en œuvre ce plan en-dehors des religions, en amont de toute solution négociée et de toute référence théologique. Et pourtant, quoi de plus sacré?

Mise en œuvre difficile, qui requiert un effort, une mise en retrait et un dépassement. Dans la bouche et dans le cœur, c’est avec ces outils que Sadate, inspiré, s’était invité à Jérusalem. Qui aurait pu le laisser à la porte ? Un jour de septembre 1993, Arafat et Rabin échangèrent une poignée de main. Qui aurait pu le prévoir quelques mois auparavant ? Beaucoup de parents d’enfants victimes du terrorisme réclament la paix. Il y a urgence à entendre leur voix, à nous dépouiller des conditionnements qui de part et d’autre ont pour effet de «nous endurcir le coeur» et qui nous maintiennent dans l’esclavage nocif et toxique, de nos chagrins.

Pour y accéder, il y a à faire avec l’autre, faire «la part de l’autre». C’est cela aussi dont est fait le pardon, c’est-à-dire intégrer la pensée de l’autre bord dans tout acte accompli, dans chaque intention ou chaque parole. Chacun devrait pouvoir se dire en son for intérieur : et si j’étais né de l’autre côté, qu’aurais-je pensé et dit de tel événement ? Pourquoi blesserais-je la part de l’autre chez moi ?

Il existe sûrement un moyen de nous exprimer de part et d’autre avec nos composantes, et même peut-être grâce à cela de le faire avec un supplément d’existence. La part de l’autre, c’est la possibilité de créer un pont par ce recul de la pensée « dans la bouche et dans le cœur ». Par exemple, chacun pourrait concevoir que Jérusalem n’est à personne, mais à tout le monde et comme son nom le porte, à la paix .

Est-ce à dire que le pardon, dans sa dimension « optimiste », et intempestive, se situe par delà la puissance et l’impuissance des uns et des autres, c’est-à-dire, par-delà la dialectique ordinaire du politique qui sous-entend des affrontements de classes, d’Etats, d’intérêts définissables et donc négociables ?

Et si tel est le cas, en parlons-nous parce qu’il nous semble qu’existent, à côté des objets politiques et juridiques traditionnels, des formes de haine, de rancœur, de honte, de mal, de dégoût, que seul peut interrompre et vaincre un appel commun au pardon ? Et enfin, si cela est un peu vrai et n’est pas qu’un rêve, d’où et comment surgira cet appel ?

 

Postface

Une identité divisée

Nous nous référons à l’analyse faite par Claude Corman de l’identité marrane, issue des tribulations des juifs exilés d’Espagne en 1492, convertis au Christianisme, et souvent restés .fidèles en secret à leur foi d’origine, dispersés de par le monde. Ceux qui, après quelques générations de vie convertie au-dehors et juive en privé, ou de vie sincèrement convertie, ou encore de conversion et de retour libre à la foi d’origine, n’ont jamais retrouvé leur identité originelle ni adhéré sans trace contradictoire à leur nouvelle identité . Comment s’est construit au fil des siècles un modèle profondément original de contradiction, de tension, d’inquiétude, voire de conflit interne, difficile mais étonnamment fécond.

Ce qui est évoqué ici s’étaye sur cette forme d’identité, construite sur un modèle historique spécifique, l’identité marrane Ce modèle montre comment à partir d’une « identité brisée une fois » dans les générations, on ne peut plus retrouver une « identité primaire » comme on dirait d’une forêt primaire, jamais traversée par autre chose que sa propre reproduction autarcique. Depuis l’exil des juifs d’Espagne, d’autres exils d’autres peuples ont eu lieu, formant en chaque immigré ou exilé un autre rapport au monde, de l’ordre d’une division qui est à la fois une entaille et une richesse, perte et gain à la fois. Là, se constitue un rapport complexe, réfracté à l’identité, qui va au-delà de la notion usuelle de « métissage » en tant que croisement.

Il est difficile sans doute de comprendre les notions de sacré laïque, d’athéisme monothéiste, si l’on ne se penche pas sur cette forme originale d’être, où on ne peut plus jamais « être au premier degré », au plan de la construction de la personne et des groupes, indépendamment de la composante religieuse qui en devient seconde. Alors que toute chose, être ou sentiment, est censée persévérer dans son être, la perspective marrane brouille même ce point de vue spinozien. L’art des paradoxes y trouve sa fortune, mais la raison commune en est désarçonnée. PP et CC

 

 

 

 

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Photos :  Brenda Turnnidge – Série « Le Mur »

A dream of Peace

The first print edition of this bilingual text, « Un rêve de paix », was published in November 2005, six months after the first issue of our electronic revue, temps-marranes.

A few hundred copies were printed and soon we were out of stock We were appealing to peoples’ sense of reciprocity, their mutual respect, to the human community as a whole. Our purpose, was a call to consider the question from a perspective other than the ideologico-politico-religious bargaining posture, it had not struck a chord on the political terrain, and this especially in the Israel-Palestine area.

A few weeks ago, desperate by the immutability of the situation, we decided to publish it again, this time on line. These last few days, thousands of women have been marching from Sderot to Jerusalem, through the desert, Israelis and Palestinians, together, « to demand a peace agreement ».

This, alone, would be enough to reactivate our hope! Are we naive? Perhaps, but we accept this, albeit with some fear for those fragile signals of a desire for a common march, these exchanged glances and words, these shared meals or experiences. All this expressed in an in-between gesture, a border language, salaam to the shalom and shalom to salaam.
PP et CC    Photo : Brenda Turnnidge « Le mur »

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A dream of Peace

In the Israeli-Palestinian conflict, the wish for peace is not necessarily an admission of weakness, as some people on both sides believe. Nor is it the fruit of a degenerative illness of the identity. As if, suddenly, to survive alongside the ennemy, each people had to sacrifice its fullness of being, its myths, and its singularity on the altar of peace.

Concerning this conflict, eveything or almost everything seems to have been said. However, since we have been living outside the area in question, we run the risk of venturing into further reflection. We endeavour to step aside and propose a preliminary stage to the negotiations which should follow. First of all, we dare to raise the question in its immaterial aspect. This could be considered an existential way of thinking and attitude, not limited to calculations and deals which at the same time makes room for hope. The conditions for a lasting peace would provide the bait for building a new era when both sides can live in harmony.

If hope is built on dreams, then this text should be the foundation of our dream of peace.

Yet we progress with a certain apprehension. Because in this conflict, each time we utter a word or an expression, we annoy or we hurt, we become the object of sarcasm or rejection, we are accused of naivety or Utopianism.

This has often eroded our courage. For the Jew who absolutely wants peace, it is difficult for his friends to make him keep his mouth shut out of essential, often unbearable loyalty. For those coming from the Arab world, it is much the same; they can no longer call for a traditional tolerance. We find ourselves as we do in all tragic moments where any concession is seen as dishonest not honest compromise and the asbolute of the only livable life. Where the ennemy can no longer be considered as another human beeing. Friendship between Israelis and Palestinians, mixes marriages, long-lasting exchanges, every partnership seems linked to heroism or tragedy.

Consequently, there is always a stage in discussions where we reach a complete deadlock. Within each community, we are treated as traitors and as a result, we no longer know who to speak to, what to think, or who to dream of peace with.

The ways towards a political settlement to the conflict do however exist, and have always existed, as proved through the unexpected and improbable events of History, even in the most inextricable of them. The bitter negotiations of sovereignty sharing in Jerusalem and those concerning the frontiers of a future Palestinian state had been outlined at Camp David and at Taba , where the painful compromise of an acceptable peace was reached. The Israeli’s exit from Gaza is an irrefutable illustration of this.

But dispair, disquiet, discouragement and revolt persist as if the problem was simultaneously there and elsewhere.

It has become clear to all that on the two sides, two logics clash and self-destruct indefinitely. A first one, which is material, is a matter of classical negotiation, and a second one, composed of spiritual, legal, historical and religious elements, which goes as far as becoming an amalgam and is both destructive and self-destructing on each side. The latter refers to an identity crisis.

A fondamental rupture

The second Palestinian uprising, known as the Al-Aqsa Intifada, conveyed conflicting religious opinions and was characterized immediately by a high degree of violence. As if, on both sides, the Oslo accords, which had just partly opened the way to mutual recognition, had only been a misleading road map or at its worse, a nightmare coexistence in the eyes of the nationalists and religious leaders on both sides and which restrained Israel’s security or the liberation of Palestine.

In response to the suicide bombings, the ancient Talion law was put into practice during the multiple Israeli reprisals and the whole region sank into violence. And into despair. The construction of a separating wall along the green line inscribed political divorce both on stone and barbed wire. It led to the existential rupture between two peoples, condemned to look separately for unambiguous salvation within the media manipulation of compassion or through the cruel demonstration of force, this was doomed.

A “fondamental” rupture, as if the destiny of one had to inevitably pass through the denial of the other, as if the whole world had to take sides. Without doubt, this is where the situation over the past decades has presented more than we can imagine in the way of murderous conflicts, limits reached between madness and reason, especially related to border disputes, total confusion : insoluble, inexorable, extreme. On this “other world stage”, covering a distance as short as that from Thebes to Colonus and this time, for real, we are in front of the wall of barbed wire or concrete, a true symbol of tragedy, what Jacques Lacan refers to as the “ toughness” of reality.

And this situation just keeps repeating, going round in circles. Some see in it, the paradigm, and the “condensation” in the Freudian sense of an interminable war. What is surprising, is that total destruction has not taken place, that the two peoples, tired of fighting each other, are still there despite everything: isn’t there somewhere an old rule of war or chivalry on this strange state of affairs?

The exploitation of religion to achieve political ends

In France, faced with deadlock, the great Rabbi Joseph Sitruk called… to God: “ according to our faith, he said, God only interferes in History if man is persuaded that only He holds the solution. I believe the time has come to turn to Him.” Would God alone have the power to light up the way to peace? But to Jew or non-Jew , the idea comes to retaliate with these words by the young Carl Einstein : “ God is dead, and we continue to breathe a decomposed God ……. God constitutes the greatest tension of human forces, the most madly managed hypnosis; right now, we are there, fooled, pitiful in the midst of ruins which still shake mechanically … now it is man who martyrizes God.”

Man martyrizes God. And in the land of the Book, the land of Palestine promises to “flow with milk and honey”, while martyrizing God, doesn’t it martyrize the great Abrahamic idea of biblical monotheism, fertility of the multitude, the descendance of Ismael and Issac, generosity & alliances?

On the subject, neither extremist rabbis nor mullahs have anything to say. Calls for revenge, religious amnesia, essentialness of crimes committed on one side and the other have finished by drowning the efforts deployed in an amnesic blindness and deafness, undifferentiated and confused: the reign of hatred.

If the political solution keeps coming up against stumbling blocks, should we deduce that the right conditions are not united? Besides, what exactly should these conditions be? Aside from politics and diplomacy, what else must be untangled so that a real, lasting peace, may prevail and the disputes of over five decades settled?

A new hope seems to be dawning once again, intermittently, following the change in the Palestinian authority, the measures upon security matters, against terrorism, and the Israeli exit from Gaza. Do we have the choice not to believe in the omen of these pronounced words, acts and handshakes?

This is how, in recent years, key figures, like Leïla Chahid and Michel Warsharwski, who came to encourage the youth from the French suburbs and to warn them not to get led into an anti-Semitic logic. Mrs. Chahid even declared that : ”to commit anti-Semitic acts is murderous for the Palestinian cause”. Women in Europe and Israel organise meetings with children, psychologists and sociologists attempt to do likewise.

There is also the experience of Neve Chalom, the inter-community village created by a Christian clergyman. In August 2005, Daniel Barenboim, the renowned Israelo-Argentinian conductor organised the concert in Ramallah uniting young musicians from all of the Middle East, in the presence of Mrs Edward Said. Not to mention all those discreet, daily deeds, which occur spontaneously and never, get media coverage.

In every place and at every opportunity that the two peoples talk together, something happens in the name of peace. These meetings are not held to negotiate material things, but for the two peoples to get to know each other well. “ I thought that the Israelis wanted to make us all leave here”, “ I thought that The Palestinians wanted to throw us all into the sea”. The words of children, blatant expressions of confessions of feelings, not of their strengths but their weaknesses.

Beyond yet prior to preliminary political negotiations, it seems necessary that on both sides, observers but also all the actors involved can, by surpassing their justifiable indignations, or their suffering, abstain from adding fuel to the fire.

Only in this case could we talk about faith or religion, because the side of life will be that which pushes back hatred. Is it possible to ask each person to find the force to renounce any camp other than that of peace, dispite feelings of injustice or hurt which may prevail?

Respect and forgiveness before the law

Which common notion could be considered as the “voluntarist support” for a dynamic of peace?

Whatever their belief and experience, each person or community needs to surpass their individual and collective positions. This can only happen through a revolution in the relationship between oneself and the other. A revolution where the importance of the material and immaterial is turned upside down, during the preliminaries which make the continuation of dialogue possible, not during the negotiation.

What ideas do we need to succeed this, how do we release energy and encourage good will?

As a final antidote to the vicious circle of violence, and in contrast to discord, we are considering the notion of forgiveness, the reciprocal asking of forgiveness between one people and the other, linked with various possibilities of symbolic inscriptions.

We think of a reciprocal forgiveness as an existential posture for the advent of balanced relationships, resulting in the advent of justice. This would provide a guarantee to the end of the spiral of revenge.

It would be the beginning of dialogue between individuals and communities, and not only between those in position of power. Forgiveness, which allows us to consider each other mutually as preceeding or showing respect is indeed this universal notion. Forgiveness functions in all societies as “an integral part of human identity”.

But how could an appeal for peace between men be more irrational, more utopian, and more abstract than an appeal for divine intercession, supposed providential, merciful or punitive, blind and exterminating, in human affairs? Not necessarily, because in order for there to be forgiveness, we have to acknowledge that the other has suffered from pain or injustice.

But how could the call for forgiveness between men be more irrational and more abstract than asking God to intervene in human affairs?.

How would that be more irrational than to believe that we could make peace through simple treaties after so much hatred? And to achieve this as long as we have not yet soothed the burning mark of blind and bloody attacks and their reprisals, and while the level of rancour and widespead mistrust has not diminished?

And for those who are still perplexed, and ironic, all we can suggest is that they reconsider “Pascal’s wager”. At this widespread, maximum material, high-risk period on the stock markets, why don’t we invest our own immaterial capacities to turn our perspectives upside down, precisely invest in our “shares” and “obligations”?

We consider forgiveness as an exceptional stance for an exceptional state of deadlock, which we see as a condition and major prerequisite to peace in the Middle East. It encourages the parties involved to exit immediately from the conventional frameworks of the typical, international negotiations where traditionally all debates concerning existence are held alongside those on material matters.

Simply put, shouldn’t we, before surveying the territory to be occupied by one side or the other, consider how to live and mutually develop together? In this way, calculating the number of square metres would become “slightly more” secondary. From there on, we would no doubt be able to settle, without excess passion, and agree upon the sharing of land and the rest.

Besides if it is naïve to believe in it whilst in our current impasse, isn’t what is essentially absurd and unrealistic, this repetition of diplomatic situations doomed to fail?

The concrete and the sacred

Both politics and diplomacy seem to be centered on this myth, this modern mirage, and the idea of what is « concrete » or pragmatic. Surely, what we call « the reality principle » and which only refers to discussions and diplomatic bargaining is a view of the spirit shared by many? « In concrete terms, how much do you give and receive in exchanges of products and material goods? » From now on, we would continue as if the traumas and states of minds where not part of reality.

This type of « concrete » indicates a norm, a knowledgeable relationship of lifeless elements, a ratio. Then, why don’t we give ourselves the means to imagine a world with a different rationality, where the project of living together, sharing land, resources, knowledge and skills, agriculture and culture, languages would surpass itself? A world, which would found another ratio with living elements using a modified hierarchy of criteria thus shifting the main emphasis. In this way, we create another norm, another vision of what is concrete.

At a time when the representatives of capitalism are scratching their heads to work out trivial matters such as how to develop the immaterial elements of their enterprises, for example their savoir-faire, reputation, or their human resources, is it reasonable to accept that the future of one of the world’s regions should only be subjected to material bargaining and to politico-diplomatic « settling of accounts ».

Isn’t it precisely this immaterial emptiness, this way of denying it any value for negotiating, which opens the way to extremists and their cheap fanatical invocations.

We think that the « sacred » should simply be considered as the choice of life and people’s peace, a collective choice, it can refer to what we cherish most. Here, we want to insist on the distinction between « sacred » and « religious ». In that we mean : « the sacred looks towards an undetermined universality, as opposed to the determined universality forms that the Religions of the Book used to claim »

This choice can be made in an a-theist way, not against God, but amongst men. In this sense, it doesn’t need to be refered to God, to be established. This idea of sacred can fill up the tragical lack of sens where the fanatism may take place.

As a printed mark on times and contretemps, of vengeance and reprisals, can ever forgiveness affirm any share of common humanity, drawn from all ages of human history, in front of enmities from political and theological camps, their foundations and alliances? And this, even this universality of forgiveness, is far to reach the degree of fullness and perfection, that man with his idea of God in his own image, presupposes. Despise this retreat, it would form the base of this gamble of wanting to live together whatever the cost in sacrifice.

Reciprocal retrocession

Contrary to the work accomplished through the practice of monotheism over the centuries, the kind of forgiveness we have in mind opens up new horizons. In past centuries, forgiveness was considered in relation to respect of a divine Word, our interpretation of forgiveness is different from that described in institutionalized religion and conversations on faith and therefore takes a new slant as it appears to be at the same time, considerate of the other, a gift and also a retreat and form of self mocking .

A retreat is unavoidable because it is necessary to take some distance in order to adapt to a different way of life. On the other hand, this sometimes ironic distance is supposed to allow the one who takes it to not consider his vision as the best. Thus, forgiveness well and truly requires a form of withdrawal, of “self-condensation”. It’s the otherness or the strangeness of looking within, which allows us to hear the word of the Other and gives him or her an opportunity to be heard, in trust, without cunning.

There is a terrible infringement to people’s, (whether individuals or communities) will for strength. However it does not necessarily lead to nihilism, decadence, exhaustion, or to a cynical, welcoming manner, of all manner of attitudes and postures

According to the Jewish mystics (kabbalahists) and their liberating concept known as “tsim tsoum”, which was based on their interpretation of Genesis, God would have had the idea and the need to produce a creation. And as he occupied, so as to speak, the entire universe, in a state of hubbub, he would have retracted in order to create his world leaving some space for it.

This notion interests us as a model to follow; it refers to the first renouncement to omnipresence and omnipotence. Because, in this forgiveness, there is the inevitable renouncement from one side and the other. From the side of he who is asking forgiveness and that of he who grants it. From there, we can build. Here the notion of sharing is strong in both meanings : the sharing of what we have in common and dividing around a line of division, taking suffering and the pain of the other into account.

Forgiveness is different from the notion of exchange; forgiving is intrinsically giving. We need to stop announcing results for a while, suspend the process of reproach, and put an end of extreme obsessions, from the most bloodthirsty and the least human. For some of us, we need to stop competing in front of God himself with the aim that he chooses his best servant.

Of course, we need to look into the depths of our consciousness. Could the democratic word still be depended on as at the present moment in time, it’s used exclusively to condemn rebel states – using an outdated concept of good against evil. At the same time, what we have always reproached the other side for, such as hiding behind a mask, hypocrisy and cunning has always existed on both sides. Nowadays, terrorism as part and parcel of the foundation of Palestine, in the past, the use of terrorism in the foundation of the State of Israel.

In our definition, we need to lay forgiveness down to enable us to transcend this critical breakdown with its respective and reciprocal mistakes and sufferings.

Mortifying ruminations

Let us quote these surprising words borrowed from Nietzsche and taken from a book by Imré Kertez , “ There is a degree of insomnia, rumination, historical sense which is harmful to living beings and ends up by destroying them, whether it is one man or an entire civilization”

These are the types of insomnia that often constrain us when we wish to absorb basic concepts concerning what we believe to be absolute, the essence of essential. It’s an obsession-ridden hell. Thus for Jews, the memory of their origins and the victims as their unifying, founding principle… leads to excess.

Auschwitz and Israel are the two great, massive and unavoidable paradigms facing Jews today. The memory of the wiping out of a cosmopolitan people, dispersed throughout the world, yet thrust into the monotonous horrors of the camps, mark the contemporary Jewish identity. This together with the existential relativity of a State that has not found its place in the order of nations. Some fear that such a historical superego inspires a sort of confined and obsessive loyalty, All as if, any critical comments on Israeli politics threatened to open up those old anti-Semitism wounds that had never healed. This runs the risk of worsening with the proceedings against Israel coming from a great majority of this world and at the heart of European opinion.

Therefore no constraining link can be found in the shared memory of the Holocaust which, while remaining a nightmare for the whole of humanity, is situated far beyond Palestine and its inhabitants.

Isn’t it also as illusory to ask Palestinians and Arabs to assimilate the Jewish European history together with Dreyfus, the Russian pogroms and the Holocaust as to convince Israelis that the birth of their State was a catastrophe, a “ naqbah” for the Palestinian people and an unbearable failure for the Arab Nation. Yet, there are Palestinians who understand the Holocaust, as there are Israelis who understand that the creation of Israel symbolises the beginning of calamity for the Palestinians.

We can perceive the Arab recovery of European anti-Semitic themes as more reactive and opportunist than fundamental.

The negationist propaganda goes against Palestinian interests and opens no perspectives to them. Certainly not any more than all the ineptitude on the worldwide Jewish conspiracies, the Sages of Zion protocols or the poisonings of Arab blood with Israeli chewing gum. However, the Palestinian kamikaze resurrects in a flash of an explosion, all the old hatred towards the Jew, a sort of absurd immemorial anti-Semitism. This hatred crosses over from Europe to the Arab world without losing any of its virulence. Suddenly, Jews from the Diaspora display unconditional support to Israeli politics, somewhat like European Communists once piously respected everything, which came from Moscow.

As a result, we can now witness “ this degree of rumination, of historical meaning which harms the living being and ends up by destroying him” in its morbid and tenebrous dimension. From this angle, the Palestinian fanatic is not only the latest creature belonging to a fanatical and nihilistic Islam, he is also, and perhaps this goes deeper its pathological product. He is incensed with rumination and exasperated at the idea of a single historical perspective. A situation where the unconditional liberation of the Arab lands and the precedence of Islam ridicule the reality as well as the dreams of a present to finally be invested in together. We must hear him.

From this point of view, the Al-Aqsa intifada, coming after an unsuccessful period in mutual recognition following the Oslo accords, which defeated the 1948 refugees’ claims for rights to return or the complete recovery of Palestine, reminds us again of a distinctive past with no link to the present. Just as those defense policies of the Gaza Strip and West Bank by the current leaders of Jerusalem in the name of the frontiers of the Biblical Judea. These unshearable arguments which send us back, once again, to a “distinctive past” of the populations, whithout a link to the present.

We should consider for a moment, from both sides of the dispute, this absence of a common past. Whether it was turbulent and controversial as was the history of European nations is one of the unavowed sources of the absurd durability of the conflict.

We imagine that we will construct the opening to peace on the threshold of the present.

From “ zero” contact to the beginning of a relationship

The question of forgiveness between Israelis and Palestinians is precisely connected to the underlying question of relationship; forgiveness is above all a unifying link, the epilogue of an affair “in common”.

An Israeli Palestinian closeness is without doubt to be found in the ancient and rich relations between Jews and Arabs in the Mediterranean region and the lands of Islam at least until the birth of Israel. But the surrection of a Jewish State in Palestine muddled this history, in particular, the fact that Zionism’s founding fathers and the majority of former leaders of the Hebrew State were ashkenazis who knew little or almost nothing about oriental and Arab cultures.

Who doesn’t have stories about the profound solidarity between Jews and Muslims in North Africa, Lebanon, Libya or Egypt, and even in Irak and Syria? There are surely ordinary people, Muslims from these countries, who may have been named in the ranks of the Just at Yad Vashem.

In the Paris of the late twentieth century, who forced Jews of Tunisian origin and Arabs, to share both sides of the boulevard de Belleville, mixing their mosques, synagogues, restaurants, grocers and bakers. Isn’t this the mark of a very ancient bond of which we only recognize the existence and know nothing about the history, and which finds a means of extension on this aptly named boulevard that augurs well?

Not only is there a relational link but also in certain respects it even seems that the two camps cannot be separated. Perhaps because the relationship between one and the other would protect them mutually from the totalitarian excesses of their respective religious heritages.

Something undeniable bonds Jews originating from the Arab world and Arabs. Couldn’t we find some common elements of a model of co-existence and co-operation between these related forms of existence and transmission? There are proximities in Israel aside from mixed relationships and their offspring, there are Palestinians and Israelis who work and live together and whose experience is a happy one. It is necessary to explore further in this direction.

Crossed dissymmetry

The main relational link today, albeit blinding to these two peoples, (or rather, more tactfully, populations) is perhaps one of dispute, of conflict. Literally, it is a forced relationship, driven deep like an axe by the closeness of the land and disputes over the land, in an immeasurable history, which to a great extent is unknown to each side.

During the Vietnam War, (almost) everybody within the civilian masses of America was directly affected by the destruction and tragedies of war. This opinion carried more weight than that of the Vietnamese resistance on the evolution of the war. Today, American soldiers are prepared for all forms of conflict. They question neither the orders nor the objectives of the military decision makers. The American people, for example, are relatively indifferent to their fate, in any event, to the exercise of violence they undertake as professionals of war. Soon as conscription is abolished, a gulf lies between a people and the control of the exercise of violence by its leaders.

In Israel, the army is still today made up largely of non-professionals. In fact, conscription is obligatory for all boys and girls in the Hebrew State. Some claim that as a result, every Israeli is in fact both a military and civilian target. But you can see this from the opposite side. Tsahal admittedly finds itself bang in front of the civilian “enemies” in street combat, and reacts as an army in front of civilians causing victims.

But who can doubt that calls for disobedience and desertion have multiplied within the ranks of the Israeli troops? If, instead of sending human bombs to proclaim their unanimous hatred of Jews (which does not leave any possibility for intimate protests of conscience – well attended peaceful demonstrations in Ramallah, Nablus Jericho); Gaza had assembled Palestinians together in support of equality of civic rights and the birth of a State?

Along the same lines, it could also be time, in a logic of forgiveness, to modernise the teaching of History in Israel/Palestine, a teaching turned towards the future. And that well-intentioned pacifist educators would free the common elements linked to the Land itself. .

The democratization of the Middle East of which we speak so much today, has as a condition (not the only one, certainly) which is the just settling of the Palestinian question. However, this democratization attributes faith to a bizarre domino theory or to contamination. As if democracy was a bacterial infection that could be contracted in the same way as a carbuncle or smallpox.

The settlement we witness today has as much to do with the birth of an Independent Palestinian State as with the evolution of jewish and Arab citizenship in Israel itself. Without doubt it is only at this price that the conscience of Israel’s crimes will lose its absolute character in the eyes of the Palestinians. It will cease to be the cornerstone of the transmission of the Palestinian identity as an identity of struggle, of anti-Zionist resistance, amongst the youth.

Is it not possible for Israel and Palestine to go without distractions and misunderstandings over their painful share of history, such as the effects decolonization had over a long period over colonial Europe and its former African colonies.

Because to want to set free and act as if the constraints of a forced co-existence could miraculously disappear through inertia or the strength of one Camp, the Israeli-Palestinian relationship is suspended in a paralysing and tragic state of limbo where neither peace nor war have bright futures. This symbolizes better than anything the absurd construction of a wall.

In this perspective and this endeavor, no one should ever be a second class citizen, forced to wait for hours, as do the Palestinians nowadays, at the Israeli check points or forced to get off pavements just like during the Ottoman period. In 19th century North Africa. No one should ever be a “dhimmi”, second class citizen, supposedly protected by the power on the other side.

Doesn’t that amount to saying that the human sovereignty, the only one that matters to us in the long run, is dependent on a certain form of political powerlessness? The same lack of power that over two thousand years of political nothingness, shaped the supposed “ vocation to the universality of the jewish genius” but which the renaissance of Israel as a modern nation-State now contradicts through facts.

The advent or forgiveness between peoples is facilitated, from the moment that the power of historical myths surrounding the foundation of the states is challenged by the present time, which renews or invents the equations for living together and plays au decisive role in democratic stakes. As Chamfort used to say, “we need to be just before being generous, as we wear plain shirts before putting on lace”.

When we talk about forgiveness, we have in sight, a reciprocal forgiveness between two peoples. Nevertheless, we are conscious that if we are to envisage this on a political level, the conditions are not all symmetrical since the Palestinians have not yet attained political sovereignty.

The choice of life, the other’s share.

For this point of view to become that of the majority, it is necessary that “the choice of life” is so powerful that a desire for this triumphs on both sides.

By choice of life, we understand resolutely the opposite of a logic of death, as illustrated in this excerpt taken from Deuteronomy where there are certainly other equivalents in other interpretations of Abraham’s heritage: “ in front of you life and death, happiness and calamity, choose life and you will live, you and your posterity “ The foundation of the law of the living, a law which is not “ in the sky nor beyond the ocean”, “but very close to you, you have it in your mouth and in your heart, so you can see it”, There’s absolutely no need for God to play a role here.

This plan can be put into place outside the confines of religions, above all negotiated solutions, and all theological references. And what could be more sacred?

It is difficult because this requires an effort, a standing back and a way of reaching out. The mouth and the heart, it is with these tools that an inspired Sadat, invited himself to Israel. Who could have left him standing at the door? On a September day in 1993, Arafat and Rabin shook hands. Who could have foreseen this several months earlier?

Many parents whose children had fallen victim to terrorism demand peace. It is urgent to hear their voice, to go through the conditioning on one side and the other that result in the” hardening our hearts” and which keep us in the noxious and toxic slavery of our sorrows.

To get there, we have to deal with the other take “the other’s share” This is also what forgiveness is about. In other words, it means integrating the thoughts of the other side in every movement, with every intention and each word. Each should be able to say deep down inside, “if I had been born on the other side, what would I have thought and said about each event?” Why would I ever consider hurting the other’s share on my side?

There is obviously a way for us to express one side and the other with what we know and even perhaps, thanks to that to do it with added energy. The other’s share, refers to the possibility of building bridges by taking some distance through our thinking,“ in the mouth, in the heart”. For example, everybody could conceive that Jerusalem belongs to no one but to everyone and as its name suggests , to peace.

Does this mean that forgiveness, in its not very prophetic and untimely version is situated beyond the powerfulness and unpowerfulness of ones and others, that is to say, beyond the ordinary dialectic of politics, which imply the clashes of class, States, definissable and therefore negotiable interests?

If this is the case, let’s talk about it, because as far as we’re concerned it seems that forms of hatred, bitterness, shame, evil, disgust (that alone could threaten a common call for forgiveness) exist alongside traditional legal and political subjects? And finally if this is just a little true and not only a dream, from where and how will this call appear?

 

Postface

A divided identity

We refer to the analysis led by Claude Corman of the marrano identity, coming from Jews exiled from Spain in 1492, their trials & tribulations. These Jews had been converted to Christianity but remained faithful to their original faith. They had been dispersed throughout the world. For those who, after many generations of openly living life as converts yet remaining Jewish in private or for others who had chosen the conversion in a more sincere way or yet others who had returned back to the original faith they never regained their original identity. Neither had they adopted their new identity totally without contradiction . How all along centuries, a deeply original model has been constructed, a model made of tensions, anxiousness, even internal conflicts, but amazingly fertile.

Therefore what we evoke here leans on this particular form of identity, built on this specific historical model.

This model shows how, starting from an “identity broken once”, in generations past, the primary identity, can no longer be found, like the “primary forest “, never which had never reproduced with any other element, in its ever autarcic reproduction..

Since the exile of jews from Spain, other exiles from other peoples have taken place, creating in each exile and each immigrant, a different “rapport” with the world. This rapport creates a split, which can be considered both a deep wound, and a blessing, loss and gain at the same time. Thus a complex rapport is formed, a broken up identity which goes beyond the usual notion of “métissage” seen as an inter-mixing between elements.

It is undoubtedly difficult to understand the notions of sacred secular, of monotheist non-believing if you do not lean on this original state of being. This is a state where you can no longer be “at the first degree” at a level where individuals and groups are built independent of their religious components which become of secondary importance.

Even though everything, being or feeling, is supposed to persevere in it’s being, the Marrano perspective mixes up even this Spinozistic point of view. The art of paradoxes triumphs but common sense is totally thrown. PP et CC

 

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Photos :  Brenda Turnnidge – Série « Le Mur »

Brenda Turnnidge

La photographe parisienne Brenda Turnnidge, Anglo-Grecque, possède une vision unique du monde qu’elle photographie. Un photographe qui voyage plutôt qu’un photographe de voyage, ce n’est pas facile d’étiqueter Turnnidge, dont le travail est simplement trop diversifié. Elle a beaucoup voyagé, a été basée en Asie dans les années 1980 et possède une impressionnante collection d’archives qui documentent notre monde en constante évolution entre tradition et modernité.

Paris-based photographer Brenda Turnnidge, an Anglo-Greek, possesses a unique vision of the world she photographs. A photographer who travels rather than a travel photographer, it’s not easy to label Turnnidge, whose body of work is simply too diverse. She has travelled widely, was based in Asia during the 1980’s and has an impressive collection of archives which document our ever-changing world caught between tradition and modernity.

© Brenda Turnnidge

Video on Brenda Turnnidge by Joao-Paulo Fonseca:

BRENDA TURNNIDGE | Cliparte tv from THE PORTFOLIO PROJECT on Vimeo.

http://www.brenda-turnnidge.fr/

Sommaire numéro 31

Editorial
L’embarras
Claude Corman

La psychanalyse était enclose dans la Tora
Paule Pérez

Ce qui ne s’intitulera pas : « Intermède M: marasme »
Noëlle Combet

Fixité
Claude Corman

Le coq à Esculape
Noëlle Combet

Du battant et du caché
Claude Corman

La lecture vide et images de l’espace potentiel
Noëlle Combet

 

 

Editorial : L’embarras

Claude Corman avance ici l’hypothèse que la paresse intellectuelle déjà ancienne sur le dessein européen, qui a favorisé partout l’éclosion du tribunicien national, a fait infiniment plus de mal à la gauche que les « nouveaux réactionnaires » dont ce dernier décortique la moindre expression publique comme s’il était la voix autorisée de l’ennemi…
Si la bête immonde n’est plus féconde, si le lepénisme, toutes tendances confondues est un fascisme pour bébés, la symétrie prévaut et on avancera que le marxisme des Insoumis est un marxisme d’opérette, infantile, dont seuls quelques patrons imbéciles et avaricieux peuvent aujourd’hui avoir peur. Le glissement sémantique est lourd de sous-entendus. Finie la citoyenneté, envolée l’appartenance commune à une République. Les tenants des extrêmes de droite et de gauche parlent de gens, de petits, de peuple, de grands, de mondialistes et de patriotes, mais plus de citoyens. Macron n’est pas le président de la République mais le chef des riches, Marine le Pen ou Mélenchon acceptent volontiers d’être les candidats du peuple, des petits, des gens d’en bas, des gens de la « vraie vie »!
D’immenses chantiers de l’imagination politique sont à mettre en œuvre pour contester l’hégémonie écrasante de la société du spectacle, mais cela ne se peut que si l’ensemble d’une société se hisse à un niveau de conscience suffisamment élevé pour déjouer d’emblée les ruses démagogiques, les offres populistes, identitaires, racistes, autoritaires et haineuses qui ont fait main basse sur une partie des peuples européens depuis plus de trente ans et préemptent ses colères ou ses désarrois…

 

L’embarras

La progressive transformation du statut de l’intellectuel, législateur au temps des Lumières, simple interprète dans la modernité, dont Zygmunt Bauman a remarquablement retracé l’évolution historique n’est pas sans conséquences. Car, si l’intellectuel contemporain a fait son deuil de l’encyclopédisme et accepte vaille que vaille un statut plus excentré de spécialiste d’un champ de savoir, il n’a pas abdiqué sa prétention de peser sur les choses publiques. Tout au contraire. C’est comme si la nostalgie de ce qu’il fut au temps de Voltaire, de Rousseau ou de Montesquieu le taraudait sans cesse et l’obligeait à sortir de son enclos théorique borné. Aussi n’hésite-t-il plus à quitter souvent l’Université et s’essayer à une fonction plus exaltante de tribunicien. Il y a bien sûr un monde entre les législateurs et les tribuniciens, mais enfin c’est tout de même mieux que de rester confiné dans sa spécialité universitaire, à produire des écrits pertinents et documentés, mais peu efficients. Le tribunicien d’aujourd’hui peut se nourrir de prestigieux exemples. Il fera ainsi valoir que Marx tout en élaborant dans son coin les outils théoriques du matérialisme dialectique n’hésitait pas à devenir à l’occasion le plus perspicace des analystes politiques de son temps. «Les luttes de classes en France entre 1848 et 1850 » en est un éloquent exemple. Certains aujourd’hui rêvent de l’imiter, en feignant d’ignorer que Marx n’était pas un universitaire et que le mouvement communiste auquel il espérait fournir sa théorisation la plus accomplie en était encore à l’état d’ébauche. Staline, Mao ou Pol Pot n’existaient pas. La Stasi ou le KGB ne figuraient pas dans ses cauchemars les plus sombres. En se prévalant d’une sorte d’héritage révolutionnaire amputé de ses pages les plus sombres, l’expert métamorphosé en tribunicien public avoue en coulisse que sa pensée politique sera affectée en profondeur par la question de la trahison. Que Staline ne soit pas le principal responsable de la défiguration de l’idée communiste, et c’en est fini de la possible ressuscitation de cette dernière dans les temps actuels. On peut partager ce point de vue. L’idée communiste excède heureusement la sinistre expérience stalinienne qui a emprisonné, déporté et assassiné des millions de gens en les accusant d’être des saboteurs, des ennemis de classe, ou simplement des gens au mauvais pedigree. Mais on ne peut pas la nier ou la passer sous silence, en criminalisant exclusivement le libéralisme, sauf à fournir au parti adverse qui met symétriquement en lumière les exactions communistes une légitimité supérieure. Cela me rappelle le musée de la pensée arrêtée à Shiget, dans les Maramures, la ville natale d’Elie Wiesel. Ce musée porte un beau nom mais quand on le visite, cellule après cellule, on découvre seulement les crimes communistes contre les minorités, l’église orthodoxe, les artistes, les poètes, les paysans… Pas un seul mot n’est dit sur l’alliance de l’Etat roumain avec les nazis pendant la période d’Antonescu et des gardes de fer, ni sur la liquidation des juifs à laquelle la Roumanie s’est complaisamment associée pendant la guerre. La pensée arrêtée débute à l’époque communiste et avant c’était une pensée en mouvement ? C’est le risque pris par toute lecture sélective, cyclopéenne de l’Histoire, qui trouve son symétrique reflet dans la relative exonération des crimes communistes en Europe occidentale. Et c’est notre embarras à tous, européens ! Nous ne contemplons plus des pyramides mais des ruines, partout, aussi loin que portent nos yeux. Faut-il pour autant relever ces ruines comme si rien ne s’était passé ? C’est parfois ce que fait le philosophe ou l‘économiste quand il piaffe d’impatience dans son coin et qu’il jette un coup d’œil au monde décomposé et inintelligible qui est le notre.
C’est ce qui, je crois s’est passé pendant cette étrange élection présidentielle qui a révélé la fragmentation politique de la République. Sans doute n’y a-t-il nulle étrangeté dans le populisme néofasciste du Front national, dont la double composante sociale et nationaliste est la marque de fabrique de toutes les extrêmes droites en Europe. Sous la seule condition que le social soit puissamment hybridé à la préférence nationale, on peut faire sans hésiter du social.
Ce qui fut beaucoup plus déroutant est la porosité inquiétante des thématiques frontistes et de gauche, dans tout ce qui a concerné l’encerclement stratégique du camp libéral démocrate dont Macron est devenu la figure de proue honnie.
On peut réfuter, et je suis de ceux là, l’équivalence trompeuse et malhonnête des populismes de droite et de gauche. C’est s’exonérer à la va vite de toute réflexion solide que d’appliquer l’infâmante étiquette populiste à tout programme économique qui place l’exigence sociale, écologique et humaine devant l’affairisme fébrile du Marché. Cette désignation sommaire et humiliante de populisme de gauche méconnaît la plupart des idées généreuses et des colères fondées d’une grande partie de la jeunesse instruite française. On peut aussi regretter l’usage délibérément paresseux de ce vocable dans les milieux des décideurs et des grands médias qui façonnent l’opinion des nations européennes depuis que l’Europe d’après 1989 s’est inventé un avenir presque exclusivement centré sur le commerce, l’économie et la prospérité. L’Europe, pour paraphraser Canetti vient de trop loin et se porte vers trop peu. Le traitement arrogant de la question grecque n’a pas arrangé les choses.
Néanmoins, on est en droit de s’interroger sur la ou les raisons qui ont transformé une approche socio-politique et écologique soucieuse de l’intérêt des employés, des ouvriers et des paysans, en une expression politique foncièrement ambiguë et proche d’une atmosphère de pensée nationaliste, avec comme seule ligne claire de fracture, la question de l’immigration et singulièrement de l’Islam en Europe, plus ou moins apparenté à la religion des déshérités et des pauvres pour les uns, à celle des fanatiques et des terroristes pour les autres. Qu’il y ait eu ici ou là et même en grand nombre beaucoup de gens qui se soient assez malignement réjouis de confondre l’attitude embarrassée, pour ne pas dire stupide des leaders de la France insoumise, dans l’entre-deux tours des élections présidentielles avec l’ensemble des préoccupations sociales et « humanistes » portées par ce mouvement n’est pas une grande victoire de la liberté d’esprit. Le fardeau était trop lourd à porter et du coup, on se sent plus léger quand tout ce qui émane désormais des « Insoumis » apparaît naturellement de nature infâme, à jeter à la poubelle : ce n’est qu’un bouillon de propositions antidémocratiques, un dégoûtant brouet où flotte l’odeur amère des épices démagogiques et autoritaristes que l’on trouve en égales proportions dans les cuisines frontistes.
L’accusation relève elle aussi de la pensée arrêtée. Mais enfin, il demeure ceci qui est très préoccupant : c’est le consentement de certains chefs de la France insoumise et de nombre de ses inspirateurs de pensée à tolérer cette porosité, cette exécrable parenté avec certaines idées sociales du FN, du seul fait que leur électorat populaire est partiellement commun. Dans les années trente, auxquelles on se réfère aujourd’hui partout, la proximité stratégique du communisme et du fascisme résultait pour l’essentiel de leur haine partagée de la démocratie parlementaire bourgeoise. Que cette hostilité au parlementarisme ait nourri, à certains moments clé du vingtième siècle, des alliances contre-nature ne saurait être nié. Dans l’expérience marxiste léniniste tout comme dans celle des fascismes en Europe, s’est élaborée une philosophie politique totalitaire qui a soutenu la généralisation des camps de déportation et de concentration, l’éradication expéditive de l’ennemi de classe ou de race chargé de toutes les ignominies, la destruction des libertés publiques, l’asservissement des esprits, la peur, la culpabilité, la délation. La servilité et l’intimidation ont été dans les deux cas poussées à un point extrême. Et pourtant au départ, la rage paranoïaque et nationaliste du parti hitlérien semblait vertigineusement éloignée du soulèvement révolutionnaire d’Octobre 17. Ce n’est donc pas l’idéologie qui a servi de ciment commun. La passion antisémite hitlérienne ou le culte de la race aryenne n’ont pas de territoire culturel commun avec le marxisme léninisme. Mais quelque chose dominait alors les esprits qui a forgé l’expérience totalitaire à partir de racines politiques radicalement opposées et qu’on peut formuler ainsi : la rhétorique flamboyante, hallucinée, intarissable de l’ennemi. On n’imaginait pouvoir construire quelque chose que si l’on avait préalablement anéanti les œuvres, la pensée et jusqu’à la vie des hommes et des femmes considérés dans leur ensemble comme les ennemis du grand œuvre en gestation. Et du coup, la rhétorique obsessionnelle de l’ennemi s’est imposée comme le cœur de toute la pensée politique « non politicienne », son noyau central à partir duquel s’opéraient les fusions et les incorporations ou les fissions et les culpabilités hérétiques. Les sociétés étaient alors entièrement mobilisées par la recherche, la dénonciation, l’élimination de l’ennemi. La mollesse ou la compassion étaient considérée comme des ébauches de dissidence méritant le plus exemplaire châtiment. Toute une arborescence des inimitiés s’est construite avec une minutie bureaucratique extrême dans l’univers totalitaire. Ici, le juif ou l’enjuivé, l’ennemi de race dans le fascisme hitlérien et là le koulak ou le propriétaire, l’ennemi de classe dans le stalinisme, avec toutes les déclinaisons possibles.
Il n’est pas raisonnable de pousser plus loin les analogies avec notre époque. Mais c’est le ni-ni de Mélenchon au soir du premier tour ou du moins cet appel embarrassant au vote en conscience des Insoumis qui a malencontreusement ramené les années trente sur notre scène publique. On a rapproché l’attitude de Mélenchon de celle de Staline traitant les sociaux démocrates allemands de hyènes puantes et de social-fascistes et barrant la voie à une alliance antinazie de ces derniers et des communistes. L’embarras ne faisant que croître, l’accusation d’irresponsabilité à l’encontre du leader des Insoumis se répandant comme la poudre, s’est théorisée dans l’ombre, grâce à l’appui de quelques intellectuels tribuniciens, une incitation à l’abstention intelligente, féconde, « créatrice » et une réfutation outrée des correspondances historiques abusives. On peut juger le parallèle excessif et un tantinet ridicule, je l’admets. Mais qui a nourri dans l’imaginaire populaire européen la parenté avec la période noire qui a suivi la crise de 29, qui a annoncé de dramatiques tempêtes sur notre vieux monde, ne devrait pas s’étonner de voir les raccourcis historiques lui retomber dessus comme des boomerangs ! On dégonfle d’ailleurs l’argument d’une curieuse manière. Allons, braves gens, ne soyez pas niais ni pleutres, l’époque n’a rien de commun avec celle des années noires. Madame Le Pen n’est pas Hitler, le Front National n’est pas le parti national-socialiste, c’est un parti saturé d’édulcorants. Mais alors, si c’est vraiment le cas, si l’Europe n’est pas hantée par de nouveaux spectres fascistes, si la bête immonde n’est plus féconde, si le lepénisme, toutes tendances confondues est un fascisme pour bébés, alors la situation n’est pas aussi grave que celle que l’on commentait la veille dans des termes aussi dramatiques. Dès lors, la symétrie prévaut et on avancera que le marxisme des Insoumis est un marxisme d’opérette, infantile, dont seuls quelques patrons imbéciles et avaricieux peuvent aujourd’hui avoir peur. On ne sort pas de la contradiction en adoucissant le visage de l’extrême droite. Une faute politique ne l’est pas moins après plusieurs séances de maquillage. Car enfin faudrait-il voter vingt fois contre les idées et les méthodes de l’extrême droite, les menaces qu’elle fait peser, très concrètes et à vrai dire rapidement efficaces sur les libertés publiques, l’indépendance de la justice, la protection élémentaire des immigrés, la construction européenne, que nous devrions le faire sans renâcler, sans traîner les pieds. Au lieu de cela, nous avons eu droit à une frénétique propagande contre Macron, le Satan des Satan, le candidat providentiel adoubé par le Capital, un pur produit du marketing médiatique et de la banque, en deux mots la quintessence de l’ennemi de classe. Si les patriotes frontistes font preuve de fausse conscience, mais restent tout de même des gens du peuple, Macron incarne l’affairisme le plus exécrable, celui qui mène une guerre impitoyable contre les petits. Et ce fut là aussi un glissement sémantique lourd de sous-entendus. Finie la citoyenneté, envolée l’appartenance commune à une République. On parle de gens, de petits, de peuple, de grands, de mondialistes et de patriotes, mais plus de citoyens. Macron n’est pas le président de la République mais le chef des riches, Marine le Pen ou Mélenchon acceptent volontiers d’être les candidats du peuple, des petits, des gens d’en bas, des gens de la « vraie vie »!
D’immenses chantiers de l’imagination politique sont à mettre en œuvre pour contester l’hégémonie écrasante de la société du spectacle, sa mobilisation effrénée des forces productives, sa décomposition corollaire des métiers durables, son consumérisme absurde devenu indispensable à la survie des économies, sa déprimante logorrhée médiatique, mais enfin cela ne se peut que si l’ensemble d’une société se hisse à un niveau de conscience suffisamment élevé pour déjouer d’emblée les ruses démagogiques, les offres populistes, identitaires, racistes, autoritaires et haineuses qui ont fait main basse sur une partie des peuples européens depuis plus de trente ans et préemptent ses colères ou ses désarrois.
Et cela doit nous préoccuper d’autant plus que nous vivons sur une planète de plus de six milliards d’humains qui a besoin plus que jamais de coopération, d’entente, de dialogue sur les questions explosives des ressources naturelles, de l’eau, de la nourriture, de l’énergie, des savoirs, des héritages théologo-politiques. Et comment pourrait-on accorder ces préoccupations majeures de l’humanité commune avec une surenchère pathétique des inimitiés radicales à l’intérieur de nos nations respectives ? De ce point de vue, la civilisation européenne est à un carrefour. Elle a pour le moment vaincu la guerre entre les nations et elle n’est plus coupée entre deux blocs antagonistes. Mais partout bourgeonnent en son sein des impatiences, des méfiances, des colères, que l’on peut mobiliser sans grande peine dans une logique d’affrontement « vertueux » des gens simples contre les gens du système. J’avancerai ici l’hypothèse que la paresse intellectuelle déjà ancienne sur le dessein européen, qui a favorisé partout l’éclosion du tribunicien national, a fait infiniment plus de mal à la gauche que les « nouveaux réactionnaires » dont ce dernier décortique la moindre expression publique comme s’il était la voix autorisée de l’ennemi…
C.C.

La psychanalyse était enclose dans la Tora

Les liens entre la psychanalyse et le judaïsme ont été largement étudiés. Certes Freud est juif et même s’il a eu recours aussi fondamentalement à des figures du monde grec, son œuvre ne s’en situe pas moins entre Œdipe et Moïse.

Ce n’est pas de religion que nous parlons ici, car Freud était athée, mais d’un état d’esprit. Certes dans le déploiement de son œuvre essentiellement de décryptage et d’interprétation, Freud a écouté et analysé les paroles des patients comme un corpus à étudier largement et finement, à la lettre, dans la parole patente et latente de chacun. Mais en-deçà ou au-delà, Freud ne s’est pas contenté d’écouter l’implicite, le caché. Dans et avec sa découverte de l’Inconscient, il en est venu à donner un statut majeur à ce qui dans le discours ne comptait pas ou n’avait pas de sérieuse valeur de sens : la répétition, le rêve, mais aussi, le lapsus, l’acte manqué, le mot d’esprit. Autant d’éléments qui jusque là étaient considérés si on peut dire, comme des « déchets » du discours médical, philosophique, littéraire, psychologique… Autant d’éléments écartés du sens. Des erreurs, des « poubelles » (l’expression est de P.H. Castel) du discours, il a démontré la mine de signification, à l’image éloquente de l’iceberg.
Celui qui s’aventure dans l’étude de la Tora et de la Mystique juive de la Kabbale, s’engage dans les découvertes des niveaux d’écriture, mais aussi dans celle des petits détails à peine visibles parfois qui font de grosses différences : permutations de lettres, allitérations, déformations, répétitions de récits qui n’en sont pas tout à fait, accentuations suggérées dans la prononciation, surnoms ou changements de noms, récits répétés d’événements, qui sont autant de préfigurations du lapsus, de l’acte manqué, du mot d’esprit. Jeux de mots et plaisanteries… Et bien sûr la place majeure donnée au rêve.
On lit dans un passage fondamental du Zohar (tome 1 – Préliminaires 2B page 36 de la traduction Mopsik chez Verdier) où on apprend que le Créateur veut créer son Monde, que c’est avec des lettres qu’il va opérer son Œuvre : « …En effet, quand le Saint, béni soit-Il, voulu créer le monde, les lettres étaient encloses. Et pendant les deux mille ans qui précédèrent la création, Il les contemplait et jouait avec elles ». A la lecture de ce passage, s’est éclairé pour moi à quel point en créant la Psychanalyse Freud était en écho : « la psychanalyse était enclose dans la Tora », et il se trouve que Freud a trouvé une clé pour la faire apparaître ! Freud serait comme porteur d’une double imprégnation qui le rendrait d’une part sensible et conscient de l’importance du caché et de l’invisible, et d’autre part apte à interpréter un corpus à la manière de ceux qui étudient la Tora. Ce serait là l’impalpable d’une transmission…
P.P.   (photo P.G. : « Traités des Pères » illustré par Alain Kleinmann éditions A.M.I. 2008).

Entretiens avec Juliette Wolf, que je remercie d’avoir prêté attention à mon propos, et d’avoir accepté de contribuer au tournage des vidéos ci-dessous…

Versions courtes (extraits)

La psychanalyse était enclose dans la Tora 1 – extraits


La psychanalyse était enclose dans la Tora 2 – extraits

Versions longues (intégrales)

La psychanalyse était enclose dans la Tora 1 – intégral


La psychanalyse était enclose dans la Tora 2 – intégral