Sommaire numéros 12-13

Une marranité contemporaine
Spécial colloque à Perpignan

Perpignan le 16 octobre 2010 :
les actes du colloque

Du marranisme à la marranité : une page tournée
Claude Corman

Diagonales du milieu
Paule Pérez

Marranes, passeurs d’Europe ?
Jean-Paul Karsenty

Identité trouble, trouble dans l’identité
Caterina Rea

Editorial
L’inextricable et la fonction
Claude Corman

Désirs
Poème
Jordan Halimi

On cache une femme
Noëlle Combet

Ariette
Poème
Noëlle Combet

La crise, ses éclats : le temps du sujet
Simone Wiener

Mélancoliques reflets
Poème
Jordan Halimi

La nuit transfigurée
Alain Laraby

Revenantes
Poème
Noëlle Combet

Elire un maître
Noëlle Combet

Comme un sable mouvant
Poème
Jordan Halimi

De sang froid, ou le roman quantique
Laurent Guillo

Requiem
Poème
Jordan Halimi

Les effrois d’Onfray
Noëlle Combet

Mille plumes
Poème
Noëlle Combet

Du marranisme à la marranité :  une page tournée

Une marranité contemporaine 
Perpignan le 16 octobre 2010 : 
les actes du colloque

par Claude Corman

L’idée d’une marranité contemporaine est dans une large mesure paradoxale, tant on identifie la figure marrane avec celle du juif caché ou du nouveau chrétien suspect d’hérésie judaïsante dans le Moyen Age hispanique. Et on se demande aussitôt, alors que nous vivons au contraire une époque de la reconnaissance, de l’accès à la visibilité et à la dignité de toutes les minorités (avec quelques notables exceptions que l’actualité a mises en lumière), ce que l’on va chercher dans un modèle aussi fondamentalement marqué par le secret et la dissimulation. Néanmoins, en tentant de réfléchir à une forme d’identité à la fois ouverte et préoccupée, une identité qui ne soit ni polémique ni vidée de singularité, l’identité marrane, avec toutes ses variations historiques, s’est imposée à nous. Mais elle ne s’est pas imposée à nous sans avoir subi des torsions, des évolutions, des mutations. Et c’est un peu la généalogie du concept de marranité que je vais ici, très brièvement, vous exposer.

Paule Pérez m’a suggéré d’évoquer le passage du marranisme à la marranité, sous l’angle d’une page qui se tourne ou d’une page tournée.

Dans le langage commun, tourner une page équivaut à se débarrasser d’un passé trop lourd et encombrant afin de saisir une chance nouvelle et de s’éveiller à d’autres possibles. C’est un peu le contraire du ressentiment ou du ressassement. Dans l’affaire qui nous préoccupe, les choses s’avèrent un peu plus compliquées. Car, en passant du marranisme à la marranité, on ne fait pas que changer un isme par un té, on change en vérité de paradigme, d’atmosphère, de makif, diraient les cabalistes.

 

Mais d’abord et au fond, qu’est-ce que c’est le marranisme ???

Et bien, c’est d’abord un mode de défense, une réaction forcée par la pression de conversion qui s’exerce de manière de plus en plus violente sur les Juifs du Royaume ibérique tout au long des xive et xve siècles. Avant que le Juif caché ne se révèle tel ou ne demeure tel par intention, le marrane est façonné par le rejet et la peur.

Ce n’est pas un souhait, une inclination, un penchant de l’âme pour les choses obscures ou ambiguës, ce n’est pas non plus le résultat de calculs savants émanant de personnalités rusées et opportunistes ou une fascination pour les doctrines hérétiques qui mène au crypto-judaïsme, non, avant tout, le marranisme est le produit d’une atmosphère de persécution croissante des nouveaux chrétiens, c’est-à-dire pour la plupart des juifs convertis de force au christianisme. C’est une réaction à la pression de conversion !!! Et une réaction en chaîne… En schématisant à peine, on peut dire que le processus de conversion des Juifs espagnols[1]fabrique de bons chrétiensdans les années 1300, des nouveaux-chrétiens dans les années 1400 (avec l’apparition de l’Inquisition et les statuts de la pureté de sang) et presque toujours des chrétiens suspects de marranisme à partir des années 1500 (période inaugurée par le baptême en masse des Juifs espagnols et portugais dans le royaume lusitanien, en 1497, sous Manuel Ier).

Autrement dit le marranisme croît, prospère, si l’on peut dire, avec les conditions d’hostilité manifestées par la société ibérique du Moyen Age tardif aux juifs convertis soupçonnés d’hérésie : plus l’Inquisition multiplie ses enquêtes dans le milieu converso, et plus un marranisme réactionnel se développe. Ce qui va donc se jouer secondairement et qui va faire éclore certains traits originaux de la figure marrane est d’abord et avant tout laconséquence d’une hostilité, d’un soupçon systématique élevé à la hauteur d’une règle commune. Quoique converti, le juif est un être de mauvaise race, de mauvaise foi ! Le marranisme pousse sur les bûchers de l’Inquisition, il est initialement inséparable du Saint-Office, il forme avec ce dernier un couple terrible !

Si certains rabbins d’Afrique du Nord ont cru déceler dans le marranisme les germes futurs d’un nihilisme religieux, il faut bien dire que ce n’est pas du côté spirituel[2] (cela viendra plus tard) que penche alors le marranisme mais bien de celui de la survie, du sauve-qui-peut la vie. C’est vrai et Cecil Roth le note avec une pointe de dénigrement : les marranes espagnols n’ont pas péri pour la Sanctification du Nom comme leurs coreligionnaires rhénans, lors des croisades, mais ils n’étaient pas pour autant et par nature préparés à une vie religieuse schizophrénique, dualiste ou nulle, comme ce dernier le suggère.

Le marrane judéo-ibérique du temps de l’Inquisition est un être traqué qui, afin de survivre, doit forcément développer la ruse et le sens de l’esquive, mais qui, en raison même de la traque, ne peut conserver une forme intègre ou substantielle de tradition juive. Le judaïsme religieux marrane se résume à la pratique de quelques jeûnes rituels et singulièrement ceux de Pourim et de Kippur ou à l’invocation de la Loi de Moïse, le vrai pasteur. Cet appauvrissement cultuel et rituel conduisit les rabbins émigrés en Afrique du Nord à critiquer dans des termes parfois très durs le milieu marrane. Simplement, persévérer ainsi dans l’être juif, dans une période où l’œil mauvais de l’Inquisition rode partout et où les crématoires artisanaux des autodafés emportent les cendres des marranes convaincus d’hérésie, ne peut évidemment pas se faire à visage découvert.

En résumé, avec le marranisme, se déploie un pan de l’histoire de la communauté juive séfarade, principalement, primordialement lié aux conditions de la persécution et à l’atmosphère de suspicion qui saisissent la société chrétienne ibérique dans le Moyen Age tardif. C’est ce phénomène qu’ont abondamment traité les historiens comme Benzon Netanyahu, Isaac Revah, Cecil Roth, Yossef Hayim Yerushalmi et Nathan Wachtel entre autres. Le marranisme espagnol et portugais du xve au xviie siècle est donc un phénomène historique axé, on l’a maintes fois répété pour ne plus y insister, sur une culture du secret et de la dissimulation. Mais il s’agit avant tout d’une culture réactive, induite par l’hostilité religieuse et le soupçon racial. Ce n’est pas encore une contre-culture.

De cette époque, de ces brasiers de chair humaine, de ces accoutrements grotesques que l’on enfilait aux accusés[3], de cette atmosphère empoisonnée par le fanatisme religieux catholique, a émergé la figure marrane historique, celle qui selon nous se distinguait par quatre caractères originaux : la double perte des religions naturelles et d’emprunt[4], l’expérience contrainte du secret d’appartenance et du déclassement, enfin la recherche de la méconnaissabilité comme antidote aux politiques policières du Saint-Office !

Donc, quatre caractères dont le mélange en proportions variées va créer le proto-marranisme, mais qui sont, il faut insister là-dessus, quatre éléments d’adaptation, quatre éléments profondément réactifs et historiquement induits.

On peut évidemment, selon le point de vue adopté, regarder différemment ce proto-marranisme.

Du côté de la monarchie espagnole et du Saint-Office, la figure marrane est nécessairement trouble, duplice, hérétique et maladive. On tient les marranes pour des faussaires spirituels ou des agents doubles confessionnels, ce qui légitime en retour la plus extrême vigilance du principal service d’espionnage de l’époque : les tribunaux de l’Inquisition.

C’est du reste à partir de ce rameau que va se développer ultérieurement l’image du marrane maudit, du proscrit radical, du paria, du déclassé ou de l’inclassable, image qui frappera bien plus tard Hannah Arendt ou Kafka[5]. Et c’est à partir de ce rameau crépusculaire et maudit que l’on peut parler d’un post-marranisme ou d’une postérité marrane.

Mais il existe à nos yeux un autre rameau qui tire sa source et sa vitalité de l’évolution politico-spirituelle de l’Europe et du monde ottoman. Et c’est ce rameau qui va pas à pas constituer ce que nous nommons la marranité et se différencier du post-marranisme, encore assujetti à l’ombre de l’Inquisition, à l’opiniâtreté de la traque, à la constance de l’inimitié.

En effet, les quatre éléments défensifs du marranisme mutent quand l’organon spirituel et politique de l’Europe s’ouvre ! (Ouverture qui n’est sans doute elle-même pas étrangère à l’influence souterraine du milieu marrane.) La marranité est ainsi liée à la persévérance, mais aussi à la mutation de ces quatre caractères dans une société qui ne place plus le soupçon religieux au cœur de son organon politique et ne développe plus par conséquent le climat inquiétant de la persécution et de la traque.

C’est ce qui se passe dans la Hollande libérale du xviie siècle ou dans les provinces « byzantines » de l’empire ottoman. Soit que le schisme chrétien du protestantisme ait favorisé la relativité des croyances, soit que les musulmans de la Sublime Porte aient trouvé dans les émigrés séfarades des gens instruits et utiles, organisés en réseaux de parentèle cosmopolite, quelque chose a changé radicalement.

Et, de fait, la figure historique du marrane, figure maudite, interdite, vivant en permanence sous l’œil de l’Inquisiteur, s’est ouverte, si l’on peut dire. Et l’architecture du marrane en a été bouleversée, transfigurée.

Du double éloignement des identités religieuses juive et chrétienne, on passe à l’exploration humaniste de l’intériorité humaine (Montaigne), à la critique philosophique et historique de la Bible (Spinoza), voire à des conduites hérétiques, anomiques, mystiques qui ébranlent le sol ferme des religions (Sabatai Tsevi).

La mémoire du secret enrichit l’intimité, celle du déclassement va porter nombre de marranes vers les idées modernes de justice sociale[6].

Enfin, l’expérience cruciale de la méconnaissabilité restera inscrite comme une expérience fondatrice de l’être marrane moderne.

Surgit ainsi un spectre marrane extrêmement complexe et varié, quand les conditions de la persécution s’effacent devant des conditions historiques qui permettent à nouveau une certaine mise en lumière. Ces quatre éléments génériques transfigurés vont peu à peu se combiner et s’articuler, pour forger ce que nous nommons la contre-culture marrane : le renversement de l’injure, la spectralité, l’économie personnelle de la contrariété, la voie d’un monothéisme irréligieux, tout cela va constituer la fonction d’ondes de l’identité marrane.

Et, alors que la politique de reconnaissance des identités se met en place dans la modernité et ne cessera plus de s’étendre au point de devenir de nos jours une politique d’exhibition bien souvent sélective et exclusive, ce que l’on nomme le communautarisme, la méconnaissance marrane stimule uneculture de la perplexité, de la contrariété, afin de conserver à l’identité un caractère ouvrant.

On peut naturellement rejeter un tel choix, y déceler, comme le fait Perrine Simon Nahum à propos du néo-marranisme d’Edgar Morin, le risque d’une impuissance, d’une ambiguïté pathologique incapable de fertiliser la pensée complexe et contradictoire dont elle imagine être le principe dynamique.

A l’autre bord, on peut préférer le terme de judéo-gentil à celui de marrane, trop pétri de références historiques, voire celui de juif non-Juif[7]. Toutefois, s’il s’agit de problématiques voisines, elles sont distinctes de ce que nous nommons la marranité.

Tout d’abord parce que la figure du juif-non Juif s’enchâsse trop durement, trop inflexiblement dans une définition négative ou aporétique qui est d’ordre polémique et que celle du judéo-gentil suppose une hybridation réussie, un alliage fécond et universel. Ce qui ne va pas de soi. Mais surtout parce qu’au fond, tout cela renvoie une fois de plus à un débatinterne au judéo-marranisme, à tout ce qui peut se nommer néo ou post-marranisme, alors que, répétons-le, le concept de marranité cherche à être un concept ouvrant et ouvert à d’autres types d’identités et de cultures.

Et c’est ce pas franchi, ce saut dans une nouvelle histoire qui s’offre à d’autres hommes et femmes traversés par des attaches, des textes, des appartenances qu’ils ne peuvent plus vivre en plénitude ou en suffisance, sans pour autant pouvoir s’en débarrasser comme des reliques ou des poids qui fait réellement tourner une page !

Mais alors, qu’est-ce qui a permis une telle mutation, qu’est-ce qui s’est dévoilé dans ce passage du marranisme à la marranité, que nous commentons comme une page tournée ? J’aimerais pouvoir dire que le point de passage est la peur et que la peur n’est plus à l’ordre du jour, mais comment affirmer une telle chose ? Ne reste-t-il plus rien de l’ancienne peur marrane ? Et au fond, qu’est-ce que c’est la peur marrane ?

A parcourir les interrogatoires et les rapports de l’Inquisition, on est frappés par leur style obsessionnel, maniaque, bureaucratique, un style qui n’est pas sans annoncer la mise en forme contemporaine des enquêtes de traçabilité, des fichages, des index statistiques, un style volontiers froid et comme étranger à son objet.

Mais c’est aussi à ce prix, au prix du caractère monodimensionnel de sa tâche et de la monotonie sidérante de ses méthodes, que l’objectif de la peur est atteint, que la pédagogie de la peur peut saisir une société entière. Car la peur augmente quand croît parallèlement l’asymétrie entre le doute, l’incertitude personnelle, la fragmentation politique, sentimentale et éthique d’un individu et la puissance fusionnelle d’une parole simple, presque sommaire, mais à laquelle la majorité des sujets d’une époque se conforme ou se résigne.

Or, l’une des objections les plus fréquemment entendues à propos de la marranité est bien de laisser l’individu se débattre dans sa perplexité, ses contrariétés, une forme de spectralité identitaire qui apparaît à beaucoup floue et inconsistante. Ce n’est pas une situation confortable, et même, dans une certaine mesure, c’est une situation anxiogène. On se retrouve en porte-à-faux avec les membres de sa propre communauté ou du moins avec le groupe humain qui porte plus qu’aucun autre votre mémoire, vos paroles, vos histoires, vos références, votre imaginaire symbolique. Ce lien marrane, secret et tendu ne fait donc pas de vous un affilié, un disciple ou simplement un « membre » naturel du groupe. Et cela ne vous donne pas davantage d’autorité ou d’aura pour parler aux autres groupes humains d’une voix ferme et compréhensible. Car la langue commune de l’humanité ou du moins une langue communément partageable fait toujours défaut (le « Marché mondialisé » n’est pas une langue). Alors c’est vrai, le marrane qui s’est mis en chemin vers les autres ne peut qu’espérer ou faire le pari que les autres ont fait de même, que leurs attaches sont et restent ouvrantes, en dépit de tous les chagrins politiques, qui sont légion !…

Et, en ce sens, la peur demeure. On ne tourne jamais complètement une page !  C. C.

 

[1] On peut ici citer Pablo de Santa Maria, évêque de Burgos, rabbin converti du nom de Salomon Halevy ou Jeronimo de Santa Fe, né Halorki et qui participa à la conférence de Tortosa ou bien encore les ancêtres de Juan de Torquemada, oncle de Tomas, le Grand Inquisiteur, qui se sont convertis au cours des années 1300.

[2] Ou du rejet de la balance premio-castigo (récompense-châtiment).

[3] Avec leurs comiques et ridicules chapeaux de clowns, les carochas et leurs tuniques affublées selon la décision du tribunal de croix de Saint-André ou de diablotins renversés…

[4] Il devient de plus en plus difficile, au cours des années 1400, puis impossible après le décret d’expulsion de 1492, de vivre comme juif dans la péninsule ibérique, mais tout aussi vain de chercher dans la nouvelle foi chrétienne un refuge ou une légitimité. Les statuts raciaux sur la pureté de sang invalident la relative tranquillité qu’octroyait le baptême. Quant aux autodafés et à la pédagogie de la peur que fait régner l’Inquisition, ils ont pour principal effet de détourner les conversos des Evangiles et de la foi en l’amour chrétien.

Au prêtre qui lui tend le crucifix sur le bûcher, Baltasar Lopez soupire : « Mon père, est-ce vraiment le moment de plaisanter ? »

[5] La parabole de la fin du Procès, connue sous le titre « La sentinelle » ou « Devant la Loi », sur laquelle va se forger un dialogue extraordinaire entre le prêtre et Joseph K., peu avant son exécution, s’inscrit dans cette matrice. Une lumière formidable luit derrière la porte, la promesse d’une sublime découverte rayonne vers le dehors, mais l’accès en est interdit au petit homme de la campagne. Une sentinelle en barre le passage, comme du reste devant toutes les portes destinées à d’autres hommes. Et on se souvient qu’à la fin du chapitre, épuisé par les commentaires et les arguments du prêtre, atterré par l’ultime propos du chapelier : « Non, on n’est pas obligé de croire vrai tout ce qu’il dit, il suffit qu’on le tienne pour nécessaire », K. prononce ces mots : « Triste opinion, elle élèverait le mensonge à la hauteur d’une règle du monde. »

[6] On peut ici citer l’histoire méconnue des frères Junius Brutus et Emmanuel Frey : ex-frankistes d’origine polonaise, ils s’enthousiasmèrent pour les idées révolutionnaires françaises et périrent guillotinés dans la même charrette que celle de Danton.

[7] Dans l’écriture de ces sortes variables d’états ou de degrés de judéité, nous exprimons notre point de vue au prisme de la marranité : à savoir que les traits d’union ne sont jamais univoques, ni les lettres capitales. En fait, si le premier couple judéo-gentil est celui choisi par Edgar Morin, le terme de juif-non juif utilisé largement par Daniel Bensaïd, plus problématique et flou, rend compte de sa sensibilité propre. L’orthographe s’en ressent. Bensaïd change en permanence le lieu du trait d’union et fait varier la majuscule et le minuscule dans le même texte. Cela donne par exemple juif non-Juif ou juif-non-juif, etc. Je n’ai donc pas arbitré entre ces diverses manières de penser la négation. En fait cela est, je crois, lié à l’extrême difficulté de définir le juif. Pour Bensaïd, nul doute que la négation introduit simplement la volonté de ne pas s’enclore dans une judéité fermée; cette négation n’a aucun rapport exclusif avec l’ethnicité, la religion, ou l’histoire juives. Il va de soi que nombre de juifs d’Israël ne sont pas des Juifs pieux mais pourtant certains peuvent afficher un nationalisme plus intransigeant que ces derniers. Or, Bensaïd rangerait les uns et les autres dans la deuxième partie de la paire. Alors si l’on veut maintenir la tension propre à l’indétermination du juif ou du Juif, sans vouloir ignorer la signification négative qu’introduit Bensaïd, il faudrait écrire juif non juif sans trait d’union ni majuscule. Mais on voit bien que l’affaire est surhumaine. Car Bensaïd est manifestement traversé par la pensée benjaminienne et les écrits de Scholem sur la kabbale et le messianisme hérétique. Or n’est-ce pas de la pensée Juive? Du coup , je proposerais soit de maintenir les diverses orthographes du couple soit de supprimer les majuscules et les traits d’union!

Diagonales du milieu 

Une marranité contemporaine 
Perpignan le 16 octobre 2010 : 
les actes du colloque

par Paule Pérez

Le marrane du début, au xvie siècle, vit sous la menace d’un monde bouleversé et dangereux, un monde contrarié contrariant. Il reste en vie grâce à d’incalculables franchissements de seuils entre des règles de vie, des injonctions alimentaires, des rites, des formes de pensée et de relations radicalement inconciliables : n’est-il pas réduit, non seulement à faire taire son appartenance, autant que son infidélité forcée, au judaïsme, mais de surcroît à faire une place en lui-même aux formules et cultes étrangers de l’inquisiteur qui veut le réduire en fumée ? C’est sans répit qu’il se contraint à ces discordes et divisions. Sa vigilance, son inquiétude, sont nécessaires à sa survie.

Les Juifs disposaient-ils d’un héritage dans lequel puiser la force de cette séparation ou partition cruelle en eux-mêmes, dans un partage du secret entre eux et un partage de leur mode d’existence en deux ? J’emploie ces termes de séparation, division, partage et non celui d’altérité, qui me paraît trop contemporain et galvaudé. Comment ont-ils pu se maintenir, dans cette forme de résistance qui ne cessait de meurtrir leur lien premier au judaïsme, et de tourmenter leur relation au Dieu unique et transcendant, au nom de tétragramme imprononçable ?

 

A la même période à Prague, Yehuda Loeb ben Betsalel, dit le Maharal, rabbin, écrivain, savant universel comme on pouvait l’être à cette époque, formalisait la notion de l’emtsa, qui en hébreu signifie milieu, et que le Maharal examinait sous l’angle du travail de la contradiction. Le philosophe André Néher[1] lui a consacré un livre paru en 1991, Le Puits de l’exil, où il retraduit très opportunément emtsa par « diagonale du milieu ». C’est à son travail que je m’appuie pour apporter des éclairages sur cette notion. L’emtsa peut « figurer » l’attitude marrane de résistance des premiers crypto-juifs. Mais surtout la dynamique dont elle est porteuse peut rendre compte, de manière matricielle, des prolongements ultérieurs à l’invention du marranisme[2], la marranité. J’essaierai d’en montrer quelques aspects. Puis je tenterai d’esquisser des occurrences possibles de dualité comme extension de l’emtsa. J’en évoquerai d’autres plus rapidement car il s’agit pour moi d’ouvrir un champ et certainement pas d’épuiser le sujet.

 
Le Maharal et l’emtsa

De l’emtsa, j’ai dégagé surtout deux aspects : la tension et le tiers.

« Le Maharal fait de la dualité, la charpente de sa réflexion. » En effet il part des couples terminologiques fondamentaux, couples de contraires qui constituent le monde. Pour lui, toute dynamique naît « de la contradiction, et souvent de la discorde, voire de la contestation, ou même de la déchirure[3] ». André Néher montre que le Maharal travaillait sur les contraires des philosophes, tels Aristote et les néo-platoniciens, mais aussi sur des binômes opposés puisés dans le judaïsme.

Ainsi :

Unité – multiplicité

Attachement – séparation

Donnant – accueillant

Racine – branche

Fruit – écorce

Néher prend l’exemple bien connu de la Genèse où, dans le récit de la création, le Beit, lettre seconde, vient avant la lettre Aleph, qui est le signe de l’unité. Il dégage de cela qu’« il n’est plus possible, depuis Bereshit, de tracer une figure du monde, de concevoir une physionomie de l’être, d’imaginer une structure du tout, qui ne comportent en elles une ligne intérieure de clivage ». C’est ce qui fait de la Bible, ajoute Néher, une œuvre fondamentalement « dialogale ». J’aurais tendance à écrire que c’est même ce qui fait de la pensée juive un corpus décidément « dialectique ».

Pour le Maharal, il y a « une instabilité fondamentale dans le monde qui crée une tension perpétuelle » entre les deux termes… Il « pose entre les deux termes un espace intermédiaire », c’est le milieu, l’emtsa. Ce concept joue un rôle de « vide » entre les contraires. Ainsi, suivre les commandements, c’est poser un « acte intermédiaire entre l’esprit et la matière », et c’est tenir compte du vide radical entre ces deux opposés car, en dehors des composantes strictement rituelles de la religion, c’est accomplir un acte conscient et pensé. C’est parce qu’il y a un vide que peut « se jeter un pont entre l’un et l’autre ». Il faut qu’il y ait un vide pour qu’une alliance puisse advenir.

Dans l’esprit du Maharal, la relation des contraires, en tant qu’effort d’harmonie ou d’équilibre, n’est pas juste un modeste compromis. André Néher insiste sur ce point : dans l’emtsa, loin de s’entamer réciproquement, les contraires s’augmentent. C’est dans « l’espace intermédiaire » que se passe la mise en tension des contraires. Les « inter-réactions » qui se produisent alors peuvent être : disjonction, conjonction, infléchissement, combinaison. Le mouvement qui s’opère induit forcément un travail d’adaptation, voire de rapprochement, et les termes vont interférer, s’interpénétrer, former une boucle, un angle aigu, un recoupement, une connexion, un entrelacs, un vortex avec l’autre…

L’emtsa, « ni espace ni temps ni matière », est un « mouvement immatériel en puissance » : le Maharal (qui puise autant ses exemples dans le récit biblique que dans les sciences, physique, géométrie, etc.) a recours au modèle de l’attraction de la limaille de fer par l’aimant. Il affecte donc aussi à l’emtsa, le milieu, comme le fait remarquer Néher, un « rôle d’organisation », et de « centre » pris comme « point central convergent ».

Dans ses exemples « profanes », le Maharal évoque aussi « le troisième côté du triangle qui, postérieur aux deux premiers, organise la figure comme un arbitre et lui donne son sens » : il qualifie ce dernier côté de « moyen », le troisième terme est au milieu des deux autres, et de fait il s’agit bien là d’un moyen, d’un médium pour que la figure « tienne »…

 

A ces idées de centre, de milieu, de moyen, tels qu’il les réenvisage, comment ne pas associer la notion de tiers ? L’emtsa, ayant joué un rôle de « médium », est « agent de rapprochement, de liaison et de dialogue ». Le « pont » établi dans la tension fait émerger des éléments nouveaux, des situations nouvelles. Pour illustrer cette fonction diagonale opératoire, le Maharal évoque Moïse : entre monde supérieur et monde inférieur, entre l’absolu et le relatif, le guide de l’Exode relie le vertical divin à l’horizontal humain. André Néher expose plus métaphysiquement que si le milieu « n’est pas au bout », « n’est pas un extrême », il peut alors s’instaurer comme la « zone de refuge » de l’être, lieu où on échappe au néant et à la mort…

Dans une dialectique créatrice, une bonne synthèse, en dépassement des contraires, doit-elle forcément procéder par élagage et suppressions, ou bien plutôt, entre deux termes contradictoires, viser le plus grand dénominateur commun ? On rejoint, là, l’augmentation des contraires.

 

Le troisième terme ce sera le plus abouti, voire le parfait : Seth, Jacob et Moïse, ces trois fondateurs, sont les troisièmes de leurs fratries. L’emtsa porte donc aussi la notion de tiers, et la mise en fonction de la dualité chez le Maharal semble parfois n’avoir pas d’autre but que de fonder une conception ternaire. Si le binaire tend vers le ternaire pour se résoudre ou faire tenir ensemble deux éléments opposés, le troisième, comme on l’a vu, représente l’équilibre, et, associé au centre, à l’arbitre, au médium, il pourrait aussi bien être le langage, le juge, peut-être la loi…

Je ne sais pas de quelles informations disposait alors le Maharal sur le destin des juifs ibériques. Peut-on voir dans ses développements des encouragements masqués à ce qu’ils restent vivants, fût-ce au prix de tensions douloureuses, afin peut-être que leur descendance se trouve quelques témoins – comme nous-mêmes, ici et maintenant ? Ce n’est pas impossible de le penser quand on sait à quel point le sens au fond du « puits », la finalité obscure de « l’exil » était au cœur des préoccupations du Maharal. Mais on ne sait pas, de même qu’on ne sait pas, me semble-t-il, si ses coreligionnaires d’Espagne avaient connaissance de son travail.

L’emtsa me paraît foisonner à l’excès pour nos esprits contemporains. La notion gagnerait sans doute à être reprise par des chercheurs qui à leur tour pourraient examiner et croiser ce « concept nomade » : physiciens, mathématiciens, logiciens, topologues, psychanalystes, mais aussi politiciens, idéologues. Sans oublier les diplomates.

 

Des pistes d’extension pour l’emtsa

Je voudrais en venir à quelques « extensions » de l’emtsa et j’ai choisi la spectralité, le trait d’union et la bifurcation.

– La spectralité

Formée de termes contraires, la dualité est polarisée. Entre deux pôles on tire un spectre dont l’arc-en-ciel, par la diffraction de la lumière entre l’infrarouge et l’ultraviolet, me paraît être la meilleure représentation – d’autant qu’elle est bien, spirituellement, le symbole de l’alliance de Dieu avec l’homme. Comme le Maharal est parti du langage, je voudrais vous donner quelques illustrations par des exemples que m’a proposés le mathématicien Stéphane Dugowson, qui travaille justement sur les espaces connectifs, et qui coopère avec des psychanalystes dans leurs explorations du groupe paradoxal conscient-inconscient. Voici quelques-unes des déclinaisons polaires de Dugowson qui font passer d’un mot à son contraire :

– séparation-fusion

séparation / mur / construction / assemblage / jointure / nœud / articulation / association / fusion

– imparfait-parfait

parfait / exceptionnel / singulier / étrange / louche / douteux / discutable / imparfait

– inconscient-conscient

inconscient / spontané / libre / délibéré / conscient

– désir-réalité

désir / appétit / faim / besoin / nécessité / loi / vérité / réalité

– et la polarité réversible vrai-vrai comme dans :

vrai / faux / factice / factuel / vrai

 

J’y rajouterai :

– tragédie-comédie

tragédie / gravité / pesanteur / énormité / ridicule / farce / comédie

 

Le mathématicien logicien Anatole Khélif rapproche cela de la « rotation vectorielle » en mécanique quantique, où les vecteurs sont des vecteurs d’état.

On peut y voir à la fois l’esquisse à peine perceptible d’un retournement au cours du trajet et une progression continue entre deux pôles de contraires. On peut dire qu’on est dans du « continu qui se retourne ».

Encore un trois qui est au milieu : la spectralité peut fonder une situationternaire avec un tiers interstitiel. Entre le bleu et le jaune, le vert. Entre le noir et le blanc, une multitude de nuances de gris. Entre les deux pôles, une infinité de pointsune infinité de possibles tiers entre les deux pôles opposés.constituent une infinité de positions intermédiaires,

La spectralité peut se voir comme une extension de l’emtsa. Claude Corman, en soulignant chez le marrane la diversité des « modes d’être », parle de « fonction d’onde de l’identité ».

 

Anatole Khélif commente pour les spécialistes :

« Quand il y a des fluctuations quantiques du vide, on a création spontanée de paires de particules-antiparticules (fluctuations quantiques du vide qui indiquent que le “vide” n’est pas le “néant”). »

– Le trait d’union

Ce petit trait, qui permet de faire un mot avec deux, crée une expression nouvelle qui porte en son centre une ligne horizontale, un trait. Signe typographique qui sépare en unissant, il indique justement l’union-désunion. Ainsi dans judéo-chrétien. Il est question de composantes juives, chrétiennes et d’un ensemble formé des deux. Mais où peut-être, comme le fait observer le psychanalyste Alain Julienne, le deuxième terme est postérieur dans le temps. Mais aussi, toujours selon Julienne, « supérieur »… C’est dans le monde où le christianisme est dominant que l’on parle de judéo-chrétien. Quand on dit marxiste-léniniste, la référence à Lénine surnote le sens. Ainsi le trait d’union indique un lien qui exprimerait une « tendance vers ». Alors on a une diagonale du milieu et le trait d’union, au lieu d’être horizontal, pourrait s’écrire en oblique, en diagonale, ce qui donnerait un « slash » orienté !

Il s’agit bien de formulations doubles – par exemple quand on dit l’héritage judéo-chrétien – qui expriment à la fois le lien « historique » ou « logique » indissoluble, et une contrariété irréductible – celle qui a divisé l’héritage juif et l’héritage chrétien.

La question se dramatise lorsque les deux termes désignent des éléments issus d’un même point de départ, qui ont divergé au point d’en devenir ennemis. A partir d’une même source, les deux termes présentent irrévocablement des éléments communs et des distinctions radicales. S’agit-il d’une forme particulière et spécifique du travail de négation ?

 

Par ailleurs je voudrais rajouter quelque chose à ce développement sur « l’interstice », à savoir que l’on peut également le voir dans le domaine biologique-anatomique. Il n’est pas question pour moi de vouloir « naturaliser » ma réflexion, au contraire, je me demande si ce ne serait pas plutôt une quête de « symbolisation » de la nature, à contre-courant des mouvements actuels. La biologiste, pharmacienne, médecin, et psychologue Marie Marand me communique cette définition du tissu conjonctif :

« Un tissu en histologie est un ensemble coopératif de cellules liées par une fonction + le plus souvent une unité territoriale. Ces cellules baignent dans une matrice extra-cellulaire. Laquelle est constituée par de l’eau où sont dissoutes différentes substances + des fibres de collagène plus ou moins grosses qui lui donnent sa “tenue” + des fibres élastiques qui lui procurent comme leur nom l’indique son élasticité. Dans le tissu conjonctif, les cellules ne sont pas jointives et sont maintenues entre elles par ce réseau plus ou moins dense de fibres. »

– La bifurcation

Après le tiers interne à la polarité, je me suis questionnée sur la bifurcation. Voici quelques années, le philosophe Imré Toth, récemment disparu, me parlait, à propos de dialectique et du travail de négation, de la notion de « diremption » – j’ai trouvé après des mois car il ne se souvenait pas exactement d’où il la tenait, qu’il s’agissait d’un mot anglais. L’équivalent allemand est intéressant, c’est le mot entzweiung.

 

Trois personnes qui connaissent l’allemand m’ont aidée dans cette première recherche, Dominique Massaux, mathématicien, Noëlle Combet, germaniste et psychanalyste, dont certains ont pu apprécier les articles de fond et les poèmes dans temps marranes, et Elisabeth Lagache, également psychanalyste. Ils ont fait une analyse étymologique et j’ai amalgamé leurs trois recherches :

Dans le Littré on trouve à diremption : mot venu de l’anglais et signifiant, en termes de droit, dissolution. Des cas de diremption de mariage. « In two, asunder, apart. Divisivness. To take apart, separate. Separation, disjunction : division into two. »

En allemand le préfixe ent- contient une idée de dé-liaison et zwei est le nombre deux. Il y a donc dans Entzweiung l’idée d’un « deux » qui « casse ». On peut traduire par « différend », « brouille ».

Entzweiung : éloignement, écartement, déchirure, brisure, fissure, désunion. On retrouve donc cette idée de contrariété.

 

Anatole Khélif commente à cet endroit : « ceci fait penser à trois choses, la division cellulaire, la théorie des mondes parallèles au sens d’Everett, et à la célèbre nouvelle de Jorge-Luis Borges, “Le jardin aux sentiers qui bifurquent” ».

 

Dans la bifurcation, l’élément qui s’est séparé ou décollé, garde-t-il la trace de l’état antérieur ? Tandis que la spectralité est une dualité dans du continu, la bifurcation présente une dualité où s’est instaurée de la discontinuité. En ce sens elle questionne peut-être davantage le temps et l’Histoire.

 

On n’en a pas fini avec les formes de la dualité

Tous les champs bien sûr en sont traversés, j’en ai pris quelques exemples :

Logique et mathématiques

Paradoxes

Enchevêtrements

Rhizomes

 

Diplomatie

Négociation et frontières

 

Phénoménologie

Empiètement et chiasme chez Maurice Merleau-Ponty

 

Topologie

Voisinage

Espace connectif

 

Comment vivre dans ces franchissements répétés des codes identificatoires, entre deux franchissements, dans un monde et une période où le religieux, le cultuel, est censé fonder le cadre tranchant de la vie quotidienne ? Cet « entre », c’est une sorte de « lieu » psychique et logique, que les marranes ont été conduits à investir et explorer dans la contrainte tout en tentant d’échapper à la folie, et auquel il leur a fallu donner consistance.

De même qu’on peut se demander comment ils ont pu subsister, on peut se demander jusqu’à quel point il leur était possible de dissimuler leur judéité, à travers les mots, les pensées exprimées au-dehors. Et jusqu’à quel point ils parvenaient à ne pas être traversés par le monde extérieur catholique. Car pour vivre dans le monde, il faut un minimum de porosité… Oui, comment les marranes réussirent-ils à vivre entre deux mondes se voulant étanches l’un à l’autre, sans basculer dans la disparition ou dans la folie ? De quoi et comment se constituait cet entre ? Peut-être procédait-il d’un mouvement complexe : renoncer à la visibilité, donc renoncer à porter son identité, comme prendre des alias pour confirmer le mensonge sur la conversion, et renoncer à perpétuer dans la fidélité absolue l’œuvre des pères, accepter à contrecœur de faire des gestes exogènes, ceux-là mêmes qu’avait interdits la loi des pères, comme s’agenouiller devant une statue c’est-à-dire, pour le Juif, une idole, ou encore profaner le shabbat, etc.

Comment savoir si leur assomption d’un Réel extravagant prenait appui sur un équilibre psychique inébranlable ou, au contraire, sur une disposition à la folie – voire si ceux qui ne pouvaient survivre à la situation n’étaient pas les moins fous… Ce qui peut d’ailleurs nous conduire à nous poser la question pour aujourd’hui : notre monde troublé, brouillé, ne requiert-il pas de certains, plus que d’autres (je songe aux migrants, aux personnes déplacées), un mode d’adaptation certes à la diversité, mais aussi à « faire tenir ensemble » des éléments qui sont loin d’être spontanément congruents ?

 

La résistance marrane est donc bien aux fondements une culture de l’ombre et des dualités existentielles, spirituelles, psychologiques et logiques. Le terme même de marrane présente une dualité étymologique. Pour certains, il vient de l’arabe haram, qui veut dire séparé (d’où le mot harem), équivalent d’« intouchable ». L’autre origine est le vieux castillan qui signifie porc, une insulte. A mon avis les deux origines se sont combinées et ont été assumées par les marranes, qui en ont par là endossé l’insulte.

 

Et je ne voudrais pas terminer sans avoir fait allusion à l’expression « mordre sur » du Catalan Ferrater Mora dans ce qui, notamment, évoque le seny, mesure et ironie, en ce sens que le seny mord sur le réel en instaurant une juste distance critique qui ne soit pas une adhésion complète aux événements. D’ailleurs cet auteur a écrit, paraît-il, pour le peu que j’aie pu apprendre[4], une nouvelle « Entrevista con Eva », où il invente un personnage d’archéologue qui s’appelle Vera Kotchina, c’est-à-dire le verrat et la cochonne, qui est à l’évidence un patronyme cryto-juif ou crypto-chrétien – comment savoir ? – c’est-à-dire marrane.

 

Mais qui sont les porcs ? Ceux qui font semblant de manger du porc interdit et qui n’en mangent pas ? Ou ceux qui en mangent depuis toujours parce qu’il leur est permis ? Pourquoi donc le terme de porc est-il devenu une suprême insulte ? Qui est un porc, l’insulté qui n’en ingère pas et dont les « tissus » ne sont pas imprégnés, ou bien plutôt l’insulteur qui en ingère ? Le catholique défini par la « Institucion de la limpieza de sangre », en insultant le marrane, ne s’insultait-il pas lui-même du même coup ? Beau paradoxe logique n’est-ce pas, qui, s’il n’évoquait des tragédies, ferait sourire, renvoyé en pirouette par les marranes à leurs contempteurs ? P. P.

 

[1] Néher, né en 1914, est mort en 1988 et je pense qu’on n’a pas fini de retourner à ses travaux car, comme ancien élève de Léon Ashkenazi, il a fait partie de ces intellectuels qui ont ramené à la surface la pensée juive après la guerre.

[2] Ce texte reprend des éléments de travaux antérieurs parus dans la revue temps marranes, qui sont ici en bonne partie retravaillés.

[3] Les citations sont d’André Néher ; elles sont généralement précises, ou peut-être « de mémoire »…

[4] J’ai juste trouvé un texte sur lui en surfant sur google, texte dont j’ignore l’auteur…

Marranes, passeurs d’Europe ?

Une marranité contemporaine 
Perpignan le 16 octobre 2010 : 
les actes du colloque

par Jean-Paul Karsenty

L’Europe, c’est le seul groupe humain qui a conquis la Terre entière (à l’exception du Japon et de la plus grande partie de la Chine), donc qui a massivement exporté ses violences politiques. Et pourtant, l’Europe des violences politiques, expéditionnaires ou non, a quand même laissé une place pour l’Habeas Corpus et pour les « droits de l’homme et du citoyen ». Elle est, en effet, le seul espace humain qui ait engendré deux révolutions des droits de l’homme, l’anglaise et la française, et inspiré une troisième, l’américaine. Et donc donné goût à la liberté.

L’Europe, c’est un groupe humain qui a conquis le Ciel en l’ayant presque partout peuplé d’un Dieu unique et qui l’a ensuite « géré » de manière schismatique en attachant ses sujets à des postures identitaires rigides et mortifères. Et pourtant, L’Europe des violences religieuses a quand même laissé une place à l’équivoque, ou encore au sentiment de pitié…

Or, la possibilité même de la liberté individuelle et collective, mais aussi la possibilité de l’équivocité, n’auraient pu y émerger si Dieu l’avait emporté sur César ou César sur Dieu, nous dit l’historien Jean-Baptiste Duroselle. Quand il racontait l’Europe et l’histoire de ses peuples, il savait faire comprendre que l’Europe avait globalement échappé au césaropapisme – en temps long, bien sûr ! – et que cette caractéristique majeure là s’est dessinée au cœur même de la lutte entre les papes et les empereurs, laquelle a duré duxe au xiiie siècle, une lutte sans vainqueur. L’Europe eut donc… et Dieu etCésar, lesquels se sont plutôt « neutralisés », autorisant également l’émergence d’un « ni Dieu ni César ». De ces faits-là, un formidable espace fut laissé à des imaginaires dans des « au-delà des cultes ». Dit autrement, pour l’essentiel, la bataille entre ces deux formes fondamentales de culte n’ayant pas eu de vainqueur, place fut laissée à la liberté de création… et à la culture de la diversité qui l’a accompagnée.

 

Un exemple, parmi les plus emblématiques à mon sens, ce sont les communes en Europe. Ces innombrables foyers de création et de diversité que sont les communes, foyers de taille très variables par ailleurs, l’illustrent bien. Elles ont été de fécondes et de résistantes garanties contre les bouffées de césaropapisme, contre Dieu ou contre César selon les cas et les moments. Elles ont contribué à produire une sorte « d’esprit public subsidiaire » en articulant, dans un apprentissage de la contradiction, et l’intégration coopérative pour faire société et la différence affirmative pour faire nation.

L’Europe moderne fut le fruit inventé de toutes ces dynamiques.

Alors, y eut-il des empreintes, des postures, des accents marranes comme vecteurs ou reflets, obscurs encore, d’une telle possibilité ? Et porteraient-ils encore un message cohérent aujourd’hui ?

De formidables espaces ouverts à des imaginaires dans des « au-delà des cultes »

On le sait. On l’a dit. Le marrane, désigné comme tel, fut historiquement confronté à un défi permanent, celui de devoir répondre à tout moment à une assignation à résidence identitaire puisque chacune des expressions possibles de cette assignation renvoyait à un assujettissement : ancien-juif, nouveau-chrétien, futur-juif ou, enfin, futur-faux-chrétien.

Jacques Attali, il le dit, est fasciné par le marrane. Du marrane, dans son récent Dictionnaire amoureux du judaïsme[1], il dit ceci : « Elevé dans un climat de crainte et comme en contrebande, écartelé entre deux vérités, l’officielle et la cachée, toujours aux aguets, cherchant le neuf dans les interstices laissés par les certitudes des siens et des autres, le marrane finit par refuser les définitions univoques du vrai, du juste, du beau, du normal. »

C’est l’adjectif « univoque » qui a retenu mon attention et stimulé ma réflexion. Au cours des siècles, les choses se sont peut-être passées comme si ledit marrane était devenu peu à peu orfèvre d’une tension vécue dans une expérience quotidienne entre l’univoque et l’équivoque, et de la tentative de leur dépassement par un ambivoque, par « un dire-double » ; une tension entre univocité et équivocité et la tentative de leur dépassement par une ambivocité ; une tension entre, d’un côté, des paroles définies et uniques que l’on repousse et, d’un autre, des paroles différentes mais affectées de la même importance et qui s’annulent donc et, finalement, la tentative du dépassement de cette tension par des paroles proposées ensemble et qui s’ajoutent.

En parallèle, on va voir que, de la même façon, mais au niveau collectif et dans l’ordre du faire cette fois, a émergé la modernité européenne. Des paroles, définies, des paroles uniques ont fini par laisser une place à des paroles égales, lesquelles, lorsqu’elles sont mises en regard, annulent leurs charges symboliques respectives. C’est la monnaie – cet équivalent général dont l’objet même est d’épuiser l’excès de sens des paroles – qui a pris cette place et renforcé l’échange et le commerce. De ce fait, la tension ainsi créée a-t-elle ouvert et œuvré à la modernité économique. Enfin, la tentative de dépassement de cette tension, les paroles doubles, elles, en s’ajoutant, ont ouvert et œuvré à la modernité politique, laquelle s’attaque et au sens uniqueet au défaut de sens pour construire une reliance complexe. Cette dynamique-là aura élaboré un formidable espace imaginaire pour beaucoup de mises en culture possibles de la diversité du dire et du faire, et de la résistance aux formes violentes. Ces mises en culture ont consisté à desserrer l’étreinte de l’univoque et de l’univalent du pouvoir de la force en introduisant l’équivoque et l’équivalent du pouvoir de l’argent avant de tenter, enfin, de les dépasser dans l’ambivoque et l’ambivalent des liens nationaux et sociaux, des liens qui portent, j’y arriverai dans un instant, une dimension temporelle.

Modernité économique et politique en Europe

En cet instant, permettez-moi, pour donner des visages de chair à mon propos sur l’émergence de la modernité, d’en appeler à deux grandes figures d’Europe, souvent méconnues. Et de les rapprocher. Daniel Bernouilli et Jeremy Bentham.

Au milieu du xviiie siècle, le mathématicien suisse Daniel Bernouilli, issu de cette grande, la plus grande, dynastie scientifique en Europe, cofonde le calcul différentiel, et donc des probabilités ; ce faisant, il esquisse la première théorie de la mesure du risque. La puissance d’agir sur la réalité matérielle que de tels résultats ont offert à la modernité reste, aujourd’hui encore, sans commune mesure. A travers une représentation nouvelle de ce qui relève du nécessaire et de ce qui tient du hasard, les Bernouilli ont ouvert l’espace imaginaire du probable[2]. A leur manière, ils auront, dès cette époque, contribué à renforcer la monnaie dans son rôle d’équivalent général et préfiguré tous les systèmes assurantiels qui ont jusque-là couvert les risques du développement économique des xixe et xxe siècles ; et donc conféré à l’individu et à la société une autonomie inconnue jusque-là par rapport aux pouvoirs religieux et politiques.

La voie est-elle ouverte, un demi-siècle plus tard, à l’Anglais Jeremy Bentham qui fonde la philosophie critique de l’utilitarisme ? Dans un élan descriptif et normatif, celui-ci invite à imaginer, à mesurer, à calculer, à quantifier les plaisirs et les peines de chacun et de tous, en conséquence les intérêts de chacun et les intérêts de tous, liés. Dans la perspective de donner corps à l’idée de « plus grand bonheur pour le plus grand nombre ». Perspective inouïe ! En pensant ainsi la vie individuelle articulée à la vie collective, et inversement, il invite ses contemporains à penser et l’intérêt de chacun et l’intérêt de tous. Il pense donc la démocratie délibérative dans un besoin de mesure commune tout en dégageant la voie à une raison ouverte ainsi qu’au droit à la conscience individuelle contre la contrainte de la foi et de la force. En s’appuyant sur la monnaie, comme mesure de l’utile, il desserre ainsi l’étreinte tant de la foi religieuse que de la force politique dont la puissance d’agir globale se manifestera jusqu’au xxe siècle sous différentes formes dont celles des plus grandes catastrophes. Bref, pour le dire en raccourci, Bernouilli aura contribué à donner corps à la tension et Bentham à son dépassement ! Auteurs glorieux parmi d’autres, ils auront ouvert la voie à la modernité économique et politique. Dorénavant, le sujet individuel et collectif, agissant et conscient, pourra, en individu, entretenir la tension, et, en collectif, la dépasser !

Déni bi-face et chronoclasme

Aujourd’hui, nous, Européens contemporains, sommes héritiers, et sans doute comptables, de ce qui fut pour cette époque-là un nouvel équilibre : etmodernité économique et modernité politique. Or, dans la première moitié du xxe siècle, nous avons vécu la passion, le culte du politique puis, depuis la seconde moitié du xxe siècle, la passion, le culte de l’économique, conduisant à deux formes, très distinctes toutefois, d’idolâtrie où l’inquiétude marrane de l’ambivoque et de l’ambivalent, telle que je l’ai décrite, semble bien introuvable. Une telle inquiétude marrane n’aurait-elle pas su faire vivre simultanément et la tension contradictoire et son dépassement ; défaire l’exercice idolâtre des cultes et faire des cultures complexes ? L’inquiétude marrane, je me la représente comme une patience qui rechercherait sans cesse les conditions d’un équilibre dont l’objet ne serait pas tout à fait identifiable… Une patience réflexive et anticipatrice pour échapper à la passion. Les nouveaux Bernouilli sont pourtant là pour indiquer, à nous modernes, des limites au probabilisme ! Les nouveaux Bentham sont pourtant là pour indiquer, à nous modernes, des limites à l’utilitarisme ! Or, l’économisme, fruit de leurs passions conjuguées, abîme aujourd’hui nos personnes, nos sociétés, nos milieux naturels et la diversité des temporalités qu’ils ont cultivée ! Le dépassement est impossible parce que la tension, aujourd’hui, ne résiste plus à la puissance normative de l’économie, comme hier à celle du pouvoir ou de la religion, et nous replace dans l’espace d’une « définition univoque du normal ».

Mais reprenons. Aujourd’hui, les héritages – ceux qui sont portés par les véhicules de la modernité : la parole, l’art, l’écriture, la mesure – sont plutôt malmenés en Occident, Europe compris bien sûr !, un Occident néanmoins en constante expansion physique et psychique. En effet, quelle société peut donc prospérer lorsqu’on fait uniquement circuler les signes économiques et monétaires qui la traversent ? Toute circulation emportée par la puissance d’un tel équivalent général tend à dissoudre les représentations, et donc la possibilité même de sens commun ! Aujourd’hui, mais « ailleurs » cette fois, d’autres héritages sont peut-être, à l’inverse, insuffisamment bousculés, des ailleurs « impuissants de modernité ». En effet, quelle société peut donc prospérer de la conservation systématique des signes politiques et religieux qui la traversent ? Toute conservation tend à fossiliser les représentations, et donc les significations communes ! On le voit bien, il s’agit, tant ici qu’ailleurs, de deux expressions univoques du normal.

 

Bref ! Ici, désymbolisation par les pouvoirs économiques et financiers, sans garde-fous, sans re-symbolisations apparentes. Et ailleurs, sur-symbolisation par les pouvoirs politiques et religieux, affolante parce que crispée ! Dans un cas comme dans l’autre, les temporalités sont excessivement instrumentalisées : dans le premier cas, on joue à détruire les signes sans veiller à leur renouvellement et, dans le second cas, on s’évertue à les sacraliser et à interdire de fait leur renouvellement. La plupart des sociétés humaines contemporaines vivent, me semble-t-il, sous l’empire d’une sorte de déni de l’excès que charrie l’une de ces deux formes d’instrumentalisation du temps ; en l’espèce, un tel « déni bi-face » nourrit une fracture dangereuse entre l’Occident et « ses ailleurs » !

 

Or, au fond, en parcourant l’espace, encore et encore et jusqu’au xxe siècle, face aux pouvoirs, contre et avec, les marranes auront, c’est curieux !, donné de l’autorité… au temps, et plus précisément à cette « temporalité complexe » dont les caractéristiques ont dessiné la modernité en Europe. Ils auront créé quelque chose comme « du temps public ». En effet, si c’est dans l’exercice nécessaire de l’autonomie de leur personne à laquelle ils ont été contraints qu’ils auront contribué à affirmer la conscience individuelle, c’est en affirmant leur conscience individuelle qu’ils auront été des auteurs, des marqueurs de temps. C’est la philosophe Myriam Revault d’Allonnes[3]qui nous le suggère, l’auteur est celui qui augmente, étymologiquement parlant, et l’autorité qui en procède, contrairement au pouvoir, est une marque temporelle du progrès. C’est l’auteur, c’est la suite d’auteurs, c’est la trace transgénérationnelle des auteurs qui forment l’autorité. Voilà en quoi on peut penser que les marranes auront dû être et acteurs et auteurs. Des acteurs de grand jour et des auteurs aussi, dans une sorte de mouvement contrebandier, de passeurs d’Europe !

Des singularités de héros modernes ?

Et pour demain ? Quelle intelligence pour l’altérité ? Faut-il plaider pour un esprit marrane contemporain, mais prendre le risque de le voir s’effondrer dans sa propre empreinte narcissique ? J’hésite. J’avancerais plutôt le vœu qu’émerge, et largement, une sorte « d’estime généalogique de soi » qui encourage chacune et chacun, toutes et tous, à avancer en acteur et en auteur. Cette estime de soi-là, on peut l’envisager comme une énergie psychique de création, énergie personnelle et de portée collective, source de singularités innombrables, autrement dit résistantes, seules et ensemble, au probabilisme et à l’utilitarisme actuels. Comme la marque d’une nouvelle phase à l’émancipation individuelle adaptée aux enjeux de notre temps !

J’y vois là une posture politique de héros moderne. Je sais ! J’ose là une expression bien délicate au regard de l’Histoire. Pourtant, je le fais de façon à montrer la différence radicale de projet qui me l’inspire, autrement dit pour faire fuir, en le désignant en creux, tout démon d’hier – sauveur, césar, tribun ou encore martyr – dont la volonté de « toute-puissance » se montrerait trop prompte au retour, encouragée par des forces idolâtres et pour écarter l’occurrence des démons de demain – « l’individu total », pour parler comme Marcel Gauchet, et « les particuliers d’un tout », engendrés, eux, par les nouvelles forces idolâtres.

Bref, j’y vois une posture générique, courageuse et libre, et toujours moderne, celle de la personne singulière. La personne singulière, pour prendre encore à témoin Myriam Revault d’Allonnes, s’autorise de commencer, de « continuer de commencer » quelque chose de neuf à l’instar de tout auteur, et, à l’instar de tout acteur, s’inscrit dans la continuité, « continue de continuer » du déjà-là. Une posture et d’auteur et d’acteur, peut-être ainsi immunisée contre sa propre « toute-puissance » individuelle et collective, et insensible… à toute mise à l’Index ! J.-P. K.

 

[1] Paris, Plon/Fayard, 2009, p. 313.

[2] Les historiens pensent qu’ils sont possiblement, voire probablement… marranes !

[3] Le Pouvoir des commencements, Essai sur l’autorité, Paris, Seuil, 2005.

Identité-troubles, trouble de l’identité 

Une marranité contemporaine
Perpignan le 16 octobre 2010 :
les actes du colloque

par Caterina Rea

Je souhaiterais commencer mon intervention sur un ton plus confidentiel en précisant que je ne suis pas une experte de la question marrane, ni de l’histoire du judaïsme, mais que j’ai accepté cette invitation à réfléchir autour d’une « marranité contemporaine » car certains des traits et des caractères par lesquels Paule Pérez m’a présenté la « culture » marrane recoupent celle que je considère être ma propre posture humaine et intellectuelle. Quelque part, pourrais-je dire, je me reconnais dans cette culture et je me sens un peu marrane. Et j’essaie de vous expliquer dans quel sens.

Je précise encore que je ne traiterai pas de la question marrane dans une perspective historique ou philologique (reconstruction de grandes « figures marranes »). Je n’aborderai pas non plus l’axe d’histoire des religions ou d’études juives qui présenterait le phénomène de la marranité comme une « subculture spécifique[1] » du judaïsme sépharade aux prises avec ses difficiles relations avec le christianisme. D’ailleurs on parle souvent, dans cette perspective, de « subculture marrane » alors que P. Pérez et C. Corman me semblent introduire une modification terminologique tout autre que mineure en parlant plutôt de « contre-culture » marrane. « C’est une culture de la résistance que l’affaire marrane a généré. En ce sens, une contre-culture[2]. » Modification dans laquelle tient, à mon sens, tout l’effort d’actualisation de l’expérience marrane en tant que figure de contestation identitaire.

Ce que je vais présenter dans ces pages c’est donc une réflexion théorique sur l’identité à partir de laquelle j’essaie de lire le phénomène marrane.

En tant que contre-culture, la marranité est aussi le lieu du retournement du sens. On sait, en effet, que le terme marrane était jadis une injure, une insulte très grave ; il est alors intéressant de voir comment ce terme qui indiquait quelque chose de négatif, d’injurieux, voire de blessant, en vient après à être repris et retourné, renversé dans son sens pour indiquer quelque chose de positif : un héritage dont on peut parler aujourd’hui comme d’une actualitémarrane. Le terme “marrane” fait partie de ces mots marqués de souffrance qui ont pu être réappropriés et transformés, resignifiés de manière totalement différente jusqu’à donner lieu à des effets de langage nouveaux (acteperformatif du retournement de l’injure). Bref, en répétant le terme, un glissement fondamental du sens vient ainsi s’opérer.

Je voudrais essayer d’interroger la marranité comme une sorte d’attitude ou de posture culturelle voire intellectuelle qui présenterait aujourd’hui toute son actualité. Il s’agit de mettre en avant un type de rapport à l’identité qui ne pense pas celle-ci comme quelque chose de statique et de prétendument pur. Ce qui m’intéresse ainsi dans cette présentation de marranité c’est bien le fait qu’elle semble remettre en question toute affirmation forte d’une appartenance identitaire, culturelle, nationale, ethnique ou autre.

J’arriverais peut-être jusqu’à dire que l’expérience marrane incarne une sorte de dénaturalisation de l’identité dans le sens où P. Pérez et C. Corman parlent de « faille dans ce qui aurait été la “transmission naturelle” de l’identité[3]». L’identité n’est pas et ne peut pas être assimilée à un fait de sang, de consanguinité, voire de pureté d’origine – et nous savons à quel type de violences l’humain risque d’être rivé lorsque de telles idéologies de la pureté identitaire, lorsque l’obsession de l’origine et la quête de certitudes rassurantes et dogmatiques finissent par primer. L’identité n’est donc pas un donné fixe, préconstitué ou biologique.

L’expérience et l’histoire marranes pourraient nous aider alors à penser l’identité comme quelque chose de plus instable, de temporel et mouvant, de profondément dynamique. A savoir, comme une construction historique en devenir. En tant que figure liminaire qui traverse les frontières, le marrane est porteur d’un trouble dans l’identité et dans les normes, prétendument immuables, censées la définir. Parler d’identité marrane signifie donc parler d’une identité plurielle, complexe et dont les limites sont fluides et poreuses, d’une identité qui se reconnaît comme historique et contingente, donc comme capable de contester et de déconstruire ses propres frontières. « Explorer les pistes des marranes, chercher les traces qu’ils auraient laissées derrière eux, nous a conduits notamment sur les identités pré-occupantes, capables de s’ouvrir à une transversalité, au lieu de se refermer sur des “assurances communautaires” – ou sur une acception illusoire de l’intégration[4]. » On pourrait aussi beaucoup dire sur cet esprit anti-communautariste que la marranité incarne en tant qu’elle refuse toute attitude fusionnelle et toute prétendue identification avec un principe naturel et unique.

Je me réfère ici aux travaux de certains anthropologues qui soulignent que l’identité est toujours quelque chose de liminaire et qu’elle ressemble à une frontière poreuse. Dans cette perspective, l’identité n’est pas « une sphère compacte et inattaquable[5] », car « toutes les sociétés sont le produit d’interactions, d’échanges, d’influences venues d’ailleurs… les cultures ne naissent jamais pures[6]».

La condition marrane incarne alors une certaine infidélité identitaire ou mieux une infidélité à l’identité comme attachement et forme absolutisée d’identification. Le prix pour cette position est celui de se poser en « clandestin de l’identité. Non pas un clandestin de la terre, insistons là dessus, mais un clandestin de l’identité, de la mémoire, de la généalogie[7] » : expression très forte qui dit bien comment cette identité est toujours habitée par quelque chose d’étrange, d’impropre, de non immédiatement identique à soi. Nous avons parlé d’une identité poreuse et plurielle qui se tient à distance tant de toute forme de fusion ou confusion de ses constituants que de toute forme de séparation et de différence. Ce qui est troublé c’est bien plutôt l’idée de frontière, de limite et de confins qui loin de constituer des lignes de séparation et de différenciation nettes et rigides impliquent en revanche des zones de passage, d’intersection, d’entrelacement et même d’empiètement.

Ici nous sommes renvoyés au message d’une actualité marrane, à ce que l’expérience marrane peut apporter à notre actualité : j’évoquerais la solidarité aux revendications de tous ceux qui sont exclus, exilés et rejetés aux marges de la sphère politique. Je pense que l’un des messages les plus profonds que l’expérience marrane nous transmet est, à côté de celui de la relativisation de toute position « forte » voire de tout absolutisme, celui de la prise en compte des situations de marginalisation et de précarité sociale, politique, de vulnérabilisation des vies de tous ceux et celles qui aujourd’hui sont rejetés en dehors de « l’espace public du dicible[8] », voire de l’intelligible.

Ici je vois aussi une possibilité, une capacité subversive de cet appel à une marranité contemporaine.

 

En conclusion, j’évoquerai la figure d’une philosophe contemporaine sur laquelle je travaille actuellement et qui me semble apporter quelques réflexions, même si de façon indirecte, à la question que nous sommes en train de traiter. Il s’agit de la philosophe américaine Judith Butler. En me référant à elle, je ne veux pas insinuer qu’elle soit marrane ni qu’elle fasse partie des figures de la marranité ; je ne veux pas non plus prendre en considération son rapport existentiel et personnel au judaïsme (elle est une juive qui a pris distance à l’égard de sa tradition sur beaucoup de points) pour essayer d’établir le degré de “marranité” de celui-ci. Je veux seulement dire que certains éléments de sa pensée pourraient évoquer, faire écho à des points que j’ai mentionnés en vous présentant ces réflexions sur la posture marrane.

Avant tout, je pense à sa critique de toute posture identitaire qui se pose comme figée et naturalisée, comme quelque chose de statique, immuable et prétendument pure. Toute identité culturelle, ethnique ou de genre, est toujours dynamique et historiquement constituée. L’identité n’est pas donc subordonnée à un fondement qui voudrait en fixer d’avance les limites et les critères d’une quelconque pureté ou perfection idéale. Une déconstruction des catégories identitaires est donc importante pour éviter qu’elles ne se cristallisent comme des catégories normatives asservies aux régimes de contrôle. « Je suis toujours troublée – écrit Butler – par les catégories identitaires, qui pour moi sont toujours des butées que je comprends, et même dont je me sers comme éléments nécessaires de désordre[9]. »

Les identités sont historiques et donc incessamment produites par des mélanges et des croisements de façon à ce qu’aucune ne peut revendiquer un présumé statut d’origine ou de modèle premier. Le présumé modèle ne précède pas la copie, mais paradoxalement la suit et la présuppose. Butler rejette ainsi tout modèle d’identité ou de communauté séparatiste et excluante. Dans une interview récemment donnée au quotidien israélienHaaretz, elle prend distances à l’égard de toute idée d’ordre communautaire où « tu fais confiance uniquement à ceux qui sont comme toi, à ceux qui se sont engagés par un serment d’allégeance [pledge of allegiance] à cette identité particulière […]. Je ne peux pas vivre dans un monde dans lequel l’identité a été normalisée de cette manière[10]. »

La pensée de Butler fait de la notion de la reconnaissance et de la lutte politique pour la reconnaissance l’un des points majeurs de sa réflexion. Méconnaissance et reconnaissance sont liées en référence à l’ordre normatif et régulateur de l’humain qui implique toujours des lieux d’exclusion, de précarisation, voire d’effacement. Quelles vies sont considérées comme vivables et reconnaissables ? Quelles vies sont exclues des cadres de la reconnaissance et sont donc vouées à la condition de l’invivable et du non pleurable ? Voici les questions qui traversent la pensée butlerienne (du genre à la guerre) inquiétée par l’ombre de ceux et de celles dont les vies et les corps ne comptent pas. « Comment comprendre cette déréalisation ? On peut considérer que tout commence dans l’ordre du discours, que certaines vies ne sont pas du tout considérées comme des vies, qu’elles ne peuvent pas être humanisées parce qu’elles n’entrent dans aucun des cadres dominants définissant l’humain, que c’est donc à ce niveau que se joue leur déshumanisation[11]. » Il ne s’agit pas tant ici de déclarer « le manque de consistance et de sérieux des politiques de la reconnaissance[12] » que d’essayer de rendre de telles politiques effectives en contestant cette « distribution différentielle de la précarité » qui découle des cadres normatifs ; il s’agit alors d’ouvrir l’espace pour la reconnaissance de nouveaux possibles humains et d’inaugurer « une lutte collective pour repenser la norme[13] ».

 

Voici le message subversif et le souffle d’espoir qu’une « posture marrane » pourrait donner à notre époque contemporaine. C. R.

 

[1] Esther Benbassa, Aron Rodrigue, Histoires des Juifs sépharades : de Tolède à Salonique, Paris, Seuil, 2002, p. 53.

[2] Claude Corman, Paule Pérez, « Contre-culture marrane. Ses apports aux questions contemporaines », temps marranes, hors série, 2010, p. 19.

[3] Ibid., p. 75.

[4] Ibid., p. 21.

[5] Francesco Remotti, Contro l’identità, Bari, Laterza, 2001, p. 61.

[6] Ugo Fabietti, L’Identità etnica. Storia e critica di un concetto equivoco, Rome, Nuova Italia scientifica, 1995, p. 21.

[7] Corman, Pérez, op. cit., p. 37.

[8] Ibid.

[9] Judith Butler, « Imitation et insubordination de genre », dans Marché au sexe, Paris, EPEL, 2001, p. 144.

[10] Butler, « As a Jew, I was taught it was ethically imperative to speak up », haaretz.com.

[11] Butler, Vies précaires : les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001, Paris, Ed. Amsterdam, 2005, p. 61.

[12] Corman, Pérez, op. cit., p. 83.

[13] Butler, Humain, inhumain. Le travail critique des normes. Entretiens, Paris, Ed. Amsterdam, 2005, p. 20.

L’inextricable et la fonction

Editorial numéro 13

par Claude Corman

A New York, nous avons longtemps regardé les toiles de Jackson Pollock. On peut imaginer beaucoup de choses devant cette prolifération anarchique et chaotique de lignes, de taches, de points bourgeonnants. Les lumières de la mégalopole américaine, mille fois raturées, vitrifiées, scarifiées, ou une sorte de cosmologie primitive, archaïque, proche de la naissance de l’univers, ou encore le mode de fonctionnement ahurissant du cerveau humain où s’entrechoquent tant de sensations, de mémoires et de lignes de pensée que leur représentation synchronique sur la toile est nécessairement déroutante…

Le plus curieux, le plus sidérant dans ces peintures de Pollock, c’est qu’elles ne créent aucun effet labyrinthique ou carcéral. Pollock ne peint pas le labyrinthe, il peint l’inextricable. Il ne peint pas des chemins sans issue, des impasses, des voies qui s’arrêtent subitement, des routes bornées et sans horizon, des cadastres et des limites, comme Anselm Kieffer se cognant jusqu’à l’horreur au désespoir des territoires barbelés. Pollock peint le rythme effréné, le halètement forcené et expansif du monde.

Le vieillissement de l’humanité, de cette humanité industrieuse des grandes cités modernes dont il est le contemporain, ne mène certes à aucune sagesse, probablement nous éloigne-t-il même vertigineusement de la question antique de la sagesse. Mais si la grande clarté se refuse toujours à l’homme, si aucun ordre harmonique ultime n’est à notre portée, que nous restons des voix isolées dans un grouillement inextricable de voix, de milliards de voix passées et à venir, cela n’est pas totalement désespérant. Nous ne sommes pas les prisonniers du vieillissement de l’humanité, sous prétexte que nous avons perdu le sens des enchantements des premiers temps. La voie est perdue, mais nous continuons à la chercher, disait Kafka. La peinture est l’une de ces voies qui permettent de résister à l’incohérence braillarde mais inattaquable du monde, de survivre dans la forêt touffue, énigmatique, terrible où nous sommes égarés. Un petit bout de chemin découvert nous fait rêver à de lumineuses clairières.

Quand on regarde longuement les peintures de Pollock, elles finissent par quitter le rectangle de la toile. La peinture se met en migration ailleurs, aucune limite géométrique ne lui barre le chemin de la liberté, et nous suivons les lignes et les points qui sont partis en voyage…

Jackson Pollock est mort en 1956, Edward Hopper en 1967. Cet autre grand artiste américain a peint des scènes de la vie quotidienne dans ces univers modernes et fonctionnels qui nous sont familiers : les bars nocturnes, les cafétérias, les salles d’attente, les bureaux, les transports communs, les zones de réception et les chambres. Ce qui frappe dans l’univers d’Hopper est l’impression de solitude des humains. Non pas une solitude tragique, héroïque ou sentimentale, propre à toutes les grandes bifurcations existentielles, mais bien une solitude « habitée », une solitude « avec les autres », dans les décors les plus communs, les plus simples, les moins aptes à nous sidérer ou à nous isoler. Hopper ne peint pas l’angoisse moderne de l’individu écrasé par un monde électrique, vertical, pullulant, surinformé. Il peint quelque chose d’immensément banal et terrifiant : la fonction. L’existence humaine découpée, tronçonnée en diverses et successives fonctions. Le transport, l’attente, la réception, le bureau, la pause-café, le bar, la villa et la chambre. Quelle que soit la scène représentée, les hommes et les femmes semblent assujettis à une temporalité unique. Cet enfermement temporel est plus fort que toutes les tentatives de communication dont on devine qu’elles ont fait nécessairement naufrage. Et la solitude dès lors envahit l’espace de la toile.

Pourtant Hopper prend soin de ménager presque toujours une ouverture vers l’extérieur, le dehors. Ses décors sont remplis de fenêtres, mais ces fenêtres sont aveugles, la lumière ne circule pas dans les deux sens. La lumière, fût-elle solaire et naturelle, est devenue aussi fonctionnelle pour nos yeux que la lumière électrique. L’éclat du soleil sur la robe verte de la secrétaire devant son bureau ou sur la combinaison rose de la femme demi-assise dans sa chambre, a le même grain que celui du néon éclairant le feutre du consommateur attablé au bar.

La lumière, ce prodigieux acheminement des ondes venant d’un astre lointain, ne résiste pas au rabattement fonctionnel, efficace, sectoriel du temps. Le grain de la couleur persiste, il ne manque pas de charme ni d’esthétique, mais les êtres qu’il éclaire et découpe sont des figures muettes. Hopper est ici l’interprète d’Herbert Marcuse qui écrit dans L’Homme unidimensionnel : Le nouveau conformisme c’est le comportement social influencé par la rationalité technologique.

Et voyant tour à tour les toiles de Pollock et de Hopper, on ne peut s’empêcher de penser que l’inextricable est plus humain que le fonctionnel… C. C.

Désirs

par Jordan Halimi

Flammes consumées des joies innombrables

Qui incendient les cœurs palpables,

D’un regard aux profondes aspirations,

Pierre angulaire d’une soudaine tentation.

 

Rayons lumineux encornant d’incidences,

Les ombrelles d’une savoureuse décadence,

Et qui inondent d’extravagants mirages,

Les déserts qui transpercent les fleurs des âges !

 

Constances empreintes des légèretés vivifiantes

Qui dans un battement d’ailes semblent hésitantes

A l’idée de franchir nos sinueux sillons

Mais qui pourtant délivrent de radieux horizons.

De lumière et d’ombre on cache une femme

par Noëlle combet

Pour apprendre à connaître un homme, il est instructif de regarder sa femme, dit quelque part Jacques Lacan.

Sa femme ? Il y a là une ambiguïté qui permet d’entendre à la fois celle avec qui il est en lien et celle qu’il porte en soi, le féminin en lui. Le plus souvent, cette réalité reste imperceptible dans un silence qui pourrait être un espace du féminin.

Parfois, elle se donne à voir sur la scène publique dans la beauté de l’intériorité et  Jordy Savall  porte en lui esquisse et trace de Monserrat Figueras ainsi que Philippe Sollers de Julia Kristeva. Ces deux femmes, entre présence et absence, à la fois là et effacées, en particulier derrière leurs créations, pourraient être une représentation subtile de ce que Derrida nommait « la peut-être venue de l’autre-femme ».

Mais certains hommes, pris dans une folie de narcissisme, sciemment ou à leur insu, donnent cela à voir autrement, de façon affichée, une caractéristique de leurs compagnes étant de représenter pour eux une plus-value. Phallus girls, elles incarnent un féminin affecté, qui, en tant que tel relève du leurre. S’augmenter de sa compagne est en effet un destin des séducteurs sociaux, ceux que leur socle statutaire rend visibles et étincelants. Mais aussi, quelle jubilation pour une femme que de devenir le «prolongement» d’un homme brillant ! Elle y gagne elle-même en lumière. Y a-t-il prix à payer ? Que sera devenue la part de l’ombre ? Survit-elle ? Dans quel ailleurs de la monstration ? Des exemples nombreux de cette réalité s’inscrivent dans le champ  professionnel, politique ou people, et confinent parfois au ridicule si l’on en vient à se demander, en ce qui concerne Berlusconi par exemple, quelle est sa femme ?
A propos de la burqa, cette réalité interroge particulièrement : une femme, ici, ostensiblement cachée,  n’est-elle pas l’exhibition issue d’une forclusion ? Dans  l’étoffe psychique des promoteurs du cachot textile, il manquerait un fil du tissage, celui qui rendrait possible ce nouage d’où se représente du féminin en toute absence de quelconques marqueurs alors que la burqa veut en être une marque proclamée. Les femmes sous la burqa sont-elles l’expression d’un masculin intégriste pour lequel l’Autre du sexe et/ou du genre n’existerait pas ? Absence de sa femme en l’homme, au-dedans de lui et, corollairement affirmation fanatique du masculin affiché par un vêtement porté au-dehors.

Un lien avec les approches de la psychanalyse se présente: ce qui est forclos dans le champ du symbolique, « fait retour », pour chacun d’entre nous, dans ce que Lacan nomme le Réel, synonyme pour lui de l’impossible, c’est-à-dire l’intenable, l’invivable.

J’ai envie de soutenir que faute d’un mot pour les dire, d’un silence pour les représenter, d’une présence/absence dans l’intériorité de leurs compagnons, ces femmes intégralement voilées apparaissent comme l’extériorisation d’une compacité monocellulaire  monstrueuse ne laissant place à aucune division.

 

Et socialement alors ? La difficulté  de l’approche se creuse davantage encore: difficile d’entendre ces femmes revendiquer leur suppression au nom de la liberté. Ou alors leur seule possibilité de liberté serait la représentation affichée d’une forclusion dont leur compagnon serait le siège ?

Dans les pays d’accueil où le phénomène s’étend, il faut bien qu’un appareil législatif vienne structurer la réalité avec une double difficulté : d’une part ne pas museler l’expression d’une option personnelle,  d’autre part  ne pas tolérer l’insoutenable qui tend à se dissimuler sous de divagantes affirmations de liberté, d’épanouissement personnel ou d’aberrante cause des femmes. Quelle lumière, en effet, pourrait s’insinuer sous la burqa ? L’ombre, ici, est en excès : elle devient ténèbres, obscurantiste obscurité.

Une loi dans la double exigence d’accepter et de ne pas accepter se révèle nécessaire, mais en même temps obligatoirement ambiguë. Dans l’ impossibilité d’une réponse, qui, comme toute réponse, viendrait suturer la question, du moins fait-elle qu’on se questionne, en particulier sur la place du féminin dans nos sociétés car il est de multiples modèles formes et couleurs de voiles. La burqa n’en est qu’un spécimen parmi d’autres beaucoup moins discernables. Statuer, et c’est nécessaire, sur le voile intégral pourrait bien  représenter  aussi un commode alibi pour ne pas aborder dans le champ public la question de tous ces autres voiles que l’onne veut pas voir et derrière lesquels on escamote le féminin fût-ce en lesurexposant. N.C.

Ariette

par Noëlle Combet

 

Son geste en suspens

a bluffé l’air léger,

le subtilise en un vertige de ses yeux ;

le suc poivré des pétunias

agrippe le bout de tes doigts ;

un enfant souffle dans l’espace

des bulles folâtres ;

elles dansent dans ta coupe,

éclatent contre tes lèvres, contre ta langue,

rappellent tes essors.

Vivre est un acte poétique.

La crise, ses éclats : le temps du sujet

par Simone Wiener

« Je m’intéresse à l’avenir car c’est là que j’ai décidé de passer le restant de mes jours. » Woody Allen

Ces dernières années, le mot crise a été abondamment utilisé notamment à propos de la tourmente financière de 2008 à 2010 et la récession qui en a suivi. C’est en effet un terme avec un fort pouvoir d’évocation : il inquiète, il déchire. Mais il appelle en outre à réfléchir sur les effets de discours et sur les pratiques qui en sont initiées. Or, ce discours de la crise traverse différentes disciplines et devient ainsi une sorte de symptôme pour dire un malaise voire pour le provoquer. La crise par sa possible mise en lien avec la culture, par sa valeur polysémique, est un marqueur des transformations sociales et culturelles. Elle touche de manière indirecte la question marrane laquelle inaugure historiquement et sémantiquement une composition identitaire originale.

D’abord il y a lieu de définir ce qu’est une crise et ce qui la sous-tend. La question de la temporalité est centrale dans ce repérage. Car une crise survient à un moment donné : celui d’un impossible à poursuivre. Une crise, c’est lorsqu’on est au bout d’un système et que ce dernier ne peut plus fonctionner de la même façon.

Ces moments de crise sont à saisir, mais pas uniquement, dans leur dimension d’affolement. Car ce qui compte dans la crise, c’est aussi qu’elle puisse manifester quelque chose de singulier ; permettre que cela soit un temps de sujet, un espace de transition où quelque chose d’inédit puisse avoir lieu. Il s’agit donc d’introduire du sujet dans la crise, d’y engager du désir. La crise n’est pas silencieuse ; elle est au contraire bruyante et à concevoir comme productrice de parole. Elle est violente et angoisse ceux qui la subissent, mais sa survenue ouvre à des possibilités nouvelles de choix.

Je m’attacherai donc à étudier quelques formes de crises en inscrivant leurs enjeux dans leur incontournable temporalité.

 

Définition et extension

Selon le Robert historique, l’étymologie du mot crise vient du latin crisis : « phase décisive d’une maladie ». Ainsi, le mot crise est à l’origine un terme médical qui prendra, par extension au domaine psychologique, le sens d’être en proie à une manifestation violente. De même, par transposition dans le domaine moral, il se dit d’un moment critique en mettant l’accent sur l’idée de trouble, de déséquilibre. Puis, ce terme se spécialise dans deux acceptions différentes :

– soit individuelle à forte connotation psychologique, et là nous avons la crise d’hystérie. A noter qu’en psychanalyse, le mot crise est beaucoup employé à propos de l’hystérie, mais nous y reviendrons ultérieurement.

– soit une acception plus globale, collective, sociale, politique et économique, et là c’est dans le sens de la crise de 1929, ou bien de celle de ces dernières années qui, en fait, correspond à une récession économique.

De fait, le concept de crise désigne des périodes de rupture marquées par l’apparition de phénomènes de désorganisation décrits comme inattendus, brusques et spectaculaires. Une crise renvoie à quelque chose de profond sur le plan de la structure. Il s’agit d’un moment d’impasse logique, d’aporie qui appelle à une revisite des fondements de ce qui définit les éléments de structure. Ces derniers temps, on a parlé de crise, cependant on ne peut pas dire que cela ait remis en cause les fondements de l’économie, que les choses aient vraiment changé dans la mesure où l’on reste dans un système capitaliste.

L’usage du terme de crise est devenu un mot du discours courant très répandu dans la presse et le vocabulaire politique. C’est un mot qui tente de provoquer quelque chose et qui est très sensible aux idéologies. C’est un mot qui, par exemple, dans le champ de la psychiatrie est renforcé par le discours de politique sécuritaire qu’il suscite. Il provoque des craintes exagérées autour de la dangerosité et, à ce titre, il devient important de ne pas le faireconsister, c’est-à-dire de désamorcer la portée idéologique qu’il a dans ces cas. Par exemple, le récit de certains faits divers emploie le mot forcené et, souvent, ce mot agite le public autant que les forcenés eux-mêmes…

Voici quelques écarts de discours concernant le terme de crise. La nomenclature de psychiatrie classique va présenter la crise comme un état temporaire de déséquilibre, de changement remettant en question l’ordre ou la stabilité du sujet, et dont l’évolution est ouverte et variable. Pour la psychanalyse, l’apparition d’une crise même sous une forme clastique[1] peut constituer une chance pour le sujet. C’est que, à la différence d’une pratique thérapeutique dont la visée serait sédative, la clinique analytique regarde les crises comme des ouvertures, des accès, des poussées évolutives.

Michel Foucault, dans son séminaire de 1973-1974 sur le pouvoir psychiatrique[2], s’est penché sur la disparité du sens de la crise pour le champ médical et pour celui de la psychiatrie. Il met en évidence que la crise est une épreuve de vérité en montrant que cela, l’hôpital n’en veut pas et l’asile non plus. Et ce pour trois raisons :

– la première c’est que l’hôpital fonctionne comme un espace disciplinaire obéissant à un règlement, prévoyant un certain ordre duquel la crise, comme crise de folie faisant rage, est exclue. Le sujet en crise n’est pas du tout repéré comme ayant quelque chose à dire, on ne l’écoute pas. Et la crise est une chose à éviter car c’est avant tout une source de désordre ;

– deuxièmement, le recours à l’anatomie pathologique, qui se fait à partir des années 1825, a misé contre l’idée que la vérité de la folie pourrait se jouer dans la crise. L’anatomie pathologique, c’est-à-dire l’autopsie, a été une façon de refuser l’existence de la crise comme vérité en proposant de chercher l’étiologie de la folie dans l’anatomie du corps ;

– la troisième raison de refuser la crise, c’est que le crime va être associé à la crise et qu’un lien va être établi entre le crime et la crise de folie. De ce fait, la crise devient quelque chose de dangereux dont la société doit être protégée. On voit bien comment on se construit avec certaines pratiques sur lesquelles se fondent nos discours et nos croyances.

Le terme de crise indique à la fois quelque chose de court dans le temps, de vif et en même temps un moment qui peut être plus long. La crise participe de la succession de deux temps, celui de l’incertitude, de l’indécision, de l’angoisse ou d’un sentiment de rupture, puis celui de la résolution, que son issue en soit favorable ou défavorable.

Un penseur comme Walter Benjamin concevait la modernité comme crise à répétition. Ses cheminements théoriques marqués par l’utopie messianique et le matérialisme historique l’amènent à nouer l’idée de progrès à celle de bouleversement. Cependant le futur dépend entièrement de l’action des hommes eux-mêmes. La crise peut se penser comme quelque chose qui se réitère, qui se reproduit et dont les secousses à répétition ne cessent de nous empêcher de nous assoupir sur des choses acquises, des idées reçues.

Crise d’hystérie et ressorts du sujet

C’est avec l’hystérie que la crise va traverser le domaine de la neuropsychiatrie et qu’elle apparaît de manière spectaculaire aux yeux de Charcot. Elle agit et agite autour d’elle. Elle se donne à voir au regard médical et interroge les limites de son savoir. Rappelons que c’est à partir des questions qu’elle soulevait, que Freud a inventé la psychanalyse. Il faut cependant préciser que là où la médecine fait finir l’hystérie, Freud la fait commencer. En effet, Freud porte attention aux paroles des hystériques lorsque la neurologie cesse de chercher à guérir leurs corps. Le franchissement de l’une à l’autre marque la cession du regard médical pour passer à la voix et à la parole.

Au sens psychanalytique, il y a crise quand le discours, les mots, les rites, les pratiques, bref, tout l’appareil symbolique s’avèrent impuissants à modérer un réel qui n’en fait qu’à sa tête. Une crise, c’est le déchaînement d’un réel démonté, impossible à maîtriser. C’est l’équivalent pour nos sociétés de ces ouragans par lesquels la nature vient régulièrement rappeler à l’espèce humaine sa fragilité, sa précarité.

Dans le champ clinique, on peut penser comme exemple à certains malaises adolescents où les fondements de ce qui a tenu pour le sujet jusque-là s’effondrent. C’est ainsi le cas d’un épisode de bouffée délirante ou d’un passage à l’acte massif comme une tentative de suicide ; quelque chose sature, ne tient plus. En fait, à y regarder de plus près, on peut repérer souvent combien ces moments de crise sont reliés à quelque chose qui chavire du sujet. Or justement, ce qui semble important, c’est de permettre qu’il y ait du sujet et pas seulement de la crise. En effet, quand on parle de crise, on tend à désigner un mouvement de bascule, quelque chose qui fait appel, mais de manière quasi anonyme. Et ce que l’on peut viser dans nos pratiques, c’est de permettre de « faire signature ». C’est-à-dire de faire en sorte que cette dimension d’appel, sous-jacent à la crise, puisse prendre le dessus et s’articuler. Pour ce faire, il est nécessaire de prêter attention à la situation dans laquelle la crise survient, de ne pas répondre sur le mode du protocole ou de la réponse toute faite, mais de trouver les ressorts contextuels dans lesquels elle surgit.

Quelle lecture pouvons-nous faire d’un sujet en crise ?

Une crise doit être appréhendée dans un double mouvement, parfois paradoxal. D’abord comme un moment de perte de repère, instant périlleux et inopportun. Un temps de vacillation impossible à dire comme tel car souvent cet état en appelle plus à l’explosion qu’à la parole. L’angoisse est alors massive pour le sujet, et c’est ce qui donne lieu à de nombreux franchissements de limites et transgressions. Et cette angoisse du sujet en crise se transmet aussi à ceux qui en subissent les débordements.

A cet égard, il convient de tenter de ne pas être pris imaginairement dans ce qui fait crise, c’est-à-dire de pouvoir éviter les contre-passages à l’acte, de répondre ainsi en miroir (exclure celui qui exclut ; être violent à l’égard de la violence) par de l’angoisse ou une répression aveugle. Il s’agit de donner acte au sujet de façon ferme, non permissive et non de punir par une répression anonyme. Par exemple, lorsque quelqu’un se met à tout casser, on peut être tenté de répondre à cette violence par le passage à l’acte. A l’inverse, il ne s’agit pas de se prêter à subir cette violence, mais de la traduire, de permettre son élaboration. Il est essentiel de pouvoir maintenir de la parole dans des moments comme cela. L’expérience montre que le seul fait de se décoller de cette situation de crise, en faisant un pas de côté, crée un espace pour le sujet et fait tomber la violence.

Donc même si dans le moment de la crise, chacun se trouve débordé, il est nécessaire de savoir ouvrir la porte à autre chose, à une parole sur ce qui se passe car, le plus souvent, la violence représente le cri de ce qui ne peut pas s’articuler. Il s’agit d’écouter et d’éviter les interprétations qui épinglent un sujet à un sens car cela augmente la persécution dans la mesure où c’est ressenti comme intrusif par le sujet qui se sent pénétré et vu. On ne sait pas toujours de quoi il est question dans le temps même de la crise. Mais si c’est le cas, il ne s’agit pas d’en faire état, au contraire ! Car le fait de dire juste peut avoir le pire effet : celui de produire une sorte de déflagration. Ainsi le moment de la crise n’est pas le moment, ni le lieu, pour interpréter. Notons de même que des énoncés du genre : « tu es » ou « tu as » sont à éviter car outre leur pouvoir signifiant de « tuer » ou « tua », ils stigmatisent le sujet et peuvent renforcer son sentiment de persécution. Il s’agit de trouver des énoncés qui ne jugent pas, qui n’excluent pas, qui accompagnent mais sans complicité ou angélisme manifeste. Le fait de s’inclure dans ce qui se passe ou de généraliser cesse d’isoler le sujet. Par exemple une parole comme : « on peut avoir envie de tout casser lorsqu’on se sent si fragile… »

Une crise peut être un temps qui précède une mobilisation, un temps fort qui nous provoque, sollicite quelque chose et qui peut être à la source d’un moment déterminant. Ce qui compte, c’est que cela puisse se vivre en étant auteur et non agi, que cela puisse se dialectiser. Il ne s’agit pas d’abreuver de sens, mais de trouver un fil qui va pouvoir frayer, tisser un chemin de parole.

Un tournant décisif

Au-delà de la perte de repère que constitue une crise, elle peut aussi se saisir dans une dimension salutaire dans le sens où elle peut permettre au sujet de faire des choix, de poser des actes qui ouvriront sur des éléments de refondation. Il faut insister sur les notions de cassure, mais aussi de changement et de suture possible, impliquées dans l’état de crise. C’est à partir de ce point qu’on peut se situer dans un champ du transitionnel, à savoir un temps de passage et en même temps un espace de construction et de créativité. C’est à cet endroit que la crise participe du sujet et qu’il est possible de formuler que le sujet se saisit dans la crise, se dépose en elle, non sans le risque de sa propre perte, de s’y abandonner en tout ou partie. C’est pourquoi il faut bien entendre que, sous la crise, se dessinent un choix ou un partage entre plusieurs voies.

Je pense au récit d’un jeune placé par l’Aide sociale à l’enfance qui faisait des fugues à répétition sans que ces crises puissent être saisies directement par rapport à sa situation quotidienne qui allait plutôt mieux. L’équipe cherchait désespérément à comprendre pourquoi il fuguait et rien n’y faisait pour faire cesser ces disparitions : répression, compréhension, cela se répétait comme quelque chose qui n’arrive pas à s’élaborer. En fait, ce jeune, beaucoup plus tard, a pu raconter que ce qui le tenait dans ces fugues n’était ni l’éloignement ni la fuite ; qu’il se cachait pour pouvoir voir les autres le chercher. Ce qu’il mettait en jeu c’était de pouvoir « se faire chercher ». Rappelons que le « se faire » peut se saisir comme le troisième temps de la pulsion. En effet ces trois temps définis par Freud sont pour le verbe voir : « voir », « être vu » et « se faire voir[3] ». Lacan dans son retour à Freud note que ce qui est spécifique au troisième temps c’est « se faire » où l’Autre se trouve inclus dans le circuit[4]. Ce dont cet adolescent jouissait en fuguant, c’était de pouvoir « se faire manquant » pour l’autre et de voir ses éducateurs le rechercher. C’était un geste qui, tout en répétant son abandon primordial, permettait au sujet d’être actif dans cet abandon, puisque c’est lui qui le mettait en acte. Et, de surcroît, cet acte lui ouvrait la possibilité de voir l’équipe abandonnée en quête de lui. Si l’autre me cherche, c’est qu’il tient à moi. La question d’être perdu pour l’autre s’était jouée pour lui depuis l’enfance, à répétition, et ces fugues ont été un moyen de s’en saisir dans un mouvement de réversion où il se perdait pour l’autre, où il abandonnait l’autre plutôt que le contraire : se faire abandonner par l’autre. On voit bien dans cet exemple comment subtilement le sujet peut reprendre un élément de son histoire en le jouant à sa manière. Mais dans ce moment précis, si quelqu’un lui avait donné la clé de son acte en lui disant pourquoi il fuguait, il n’aurait pas forcément pu s’en saisir.
Crise et psychose

Certaines crises, en faisant rupture, vont permettre au sujet de trouver et d’élaborer d’autres repères. Une crise psychotique peut se traduire par un délire faisant intervenir des éléments non reconnus par le sujet. Cela peut constituer une façon d’inscrire un réel qui n’a pas pu se symboliser. L’effondrement interne déclenché par un événement symbolique que le sujet ne peut pas intégrer peut être à la source d’une crise. Un délire, aussi énigmatique soit-il dans un premier temps, peut se travailler et créer l’occasion de rechercher quelque chose de son histoire qui n’a pas pu être transmis[5]. Pour Freud, la folie procède avec méthode et contient un morceau de vérité historique[6]. Dans l’introduction au Président Schreber, il écrit : « Ce que nous prenons pour une production morbide, la formation du délire est en réalité une tentative de guérison, une reconstruction[7]. » C’est ce qui peut permettre au sujet d’élaborer quelque chose sur l’effondrement interne qu’il ressent. Et cette dimension de construction est importante à saisir et à travailler dans le transfert. Car la crise est un moment de réel, d’effraction où il y a beaucoup d’angoisse. Mais n’oublions pas que c’est aussi un moment d’appel à lecture où le sujet peut se saisir d’une rencontre, s’il trouve à être entendu…

Et pour une version plus marrane du mot crise, je citerai le texte d’ouverture du premier numéro de temps marranes[8]. Les auteurs y font référence à la crise sans précédent initiée par la question marrane qui brouille les signes de la filiation, en changeant de nom, en prenant des « alias », en interrompant le cours si ancien des généalogies. Dans la suite de ce texte, ils explicitent ce que signifient pour eux ces temps marranes à savoir : « des temps de rupture, d’exil, de déracinement, de confusion des langues, des croyances, des sexes, mais qui néanmoins font surgir ce qu’ont d’émancipateur, de subversif, de facteur d’espoir, des temps qui confrontent ainsi les êtres, tous les êtres à des contradictions intimes, à des convertibilités inattendues, à des paroles désajustées et inquiétantes, dans un ensemble dialectique et en suspension.» N’est ce pas une façon de rejoindre les effets de tension mais aussi d’élaboration possible générés par une crise ?

 

Pour conclure

Je dirai qu’il s’agit de ne pas se laisser enfermer dans une logique d’évaluation ou de développement avec une norme et des critères définis d’avance. Il s’agit d’« autoriser » un sujet ouvert à ses propres inventions aussi bien qu’à ses défaillances sans y voir les manifestations a priori d’une cassure ou d’un égarement. Ainsi je reviendrai à l’étymologie du mot crise qui vient du grec krisis qui veut dire « jugement ». Ce mot est employé en médecine pour désigner le moment où va se décider la guérison ou la mort. Mais il signifie aussi « décision » et nous met ainsi sur la voie de ce par quoi un sujet peut en être un effet (d’une décision) qui donne une direction à son existence. A cet égard, je crois qu’il est important de percevoir ces moments de crise dans leur dynamisme évolutif de transition, de liaison, et c’est à cet endroit que la crise, comme franchissement et passage, peut venir constituer un temps essentiel de vérité d’un sujet. S. W.

 

[1] Du grec klastos, brisé ; c’est une forme possible de la crise d’agitation marquée par le bris d’objets comme manifestation violente d’agressivité.

[2] Michel Foucault, Le Pouvoir psychiatrique, cours au Collège de France, 1973-1974, Paris, Gallimard-Seuil, 2003, p. 248-250

[3] Sigmund Freud, Pulsions et destins des pulsionsMétapsychologie, Paris, Gallimard, 1974, p. 30.

[4] Jacques Lacan, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1974, p. 153.

[5] Simone Wiener, « Le délire serait-il une tentative d’inventer un mythe ? », dans Délire et Construction, sous la direction de F. Chaumon, Toulouse, Érès, 2002.

[6] Freud, Constructions dans l’analyseRésultats, idées, problèmes II, Paris, Puf, 1992, p. 279.

[7] Freud, Le Président SchreberLes cinq psychanalyses, Paris, Puf, 1995.

[8] Paule Pérez, Claude Corman, « L’entaille du commencement », dans le numéro 0 de la version électronique de temps-marranes.info.