Quelques exils masqués, quelques masques d’exil

Paule Pérez – Publié dans le Numéro 2 de Temps Marranes, le 7 novembre 2006.

Cet article a paru dans le numéro 216 de la revue Diogène (octobre 2006)[i]Le titre général du numéro est “D’un monde à l’autre”, et cet article figure dans un dossier intitulé : “D’une monde et d’une langue à l’autre”, dossier préparé par Maria-Letizia Cravetto.

Existerait-il une différence entre émigration et exil, laquelle? A quel point la question de langue est-elle prépondérante? De quelle nature est la perte du fait des migrations? Qu’en est-il de l’immigration et du travail social ?


Figures de l’exilé, visible et invisible

Il existe une acception selon laquelle l’émigré est celui qui a quitté son lieu natal – qui lui-même n’est pas forcément un “pays” différent de celui où il va vivre, parce qu’il en est chassé ou parce qu’il ne trouve plus de conditions d’existence convenables pour lui. Ainsi en va-t-il le plus souvent pour nos contemporains, des émigrations économiques, souvent post-coloniales, ou liées aux origines ethniques, ou d’autres encore. Emigrations parfois de masses, les personnes perdant leur caractère singulier d’individu, et étant parfois, au gré d’une certaine inadvertance, considérés, peu ou prou, comme du bétail, en ce qu’elle fait de chacun un être indifférencié. Il y a dans cette représentation de l’émigration une acception que l’on peut qualifier de “biologique”, quand l’envie serait là de rester en vie, voire de maintenir en vie la famille restée à sa place. Le fantasme associé à une telle représentation de l’émigration de masse est celui du pauvre hère quasi-illettré, en quête de subsistance. Plus près de nous, le jeune Kabyle sans ressource amené chez Renault à Billancourt, la famille Pied-noir de Bab-el-Oued à qui on a dit “la valise ou cercueil”. Si cet exil est subi, il est néanmoins accompli dans un mouvement d’Eros, un sursaut d’instinct de vie. Celui-ci, qui dans le même mouvement émigre et immigre, part pour “vivre”, ailleurs. Il a droit à la nostalgie, à la complainte du pays natal, qui pourra se réduire à une romance exotique, à condition de s’intégrer. Et de préférence, que ses enfants deviennent le produit des normes de la société d’adoption. S’il ne s’intègre pas, son sursaut de vie risque de conduire sa descendance à une descente, une sorte de “sous-vie”.

Il existe également une représentation selon laquelle “l’exilé” est jeté hors de son pays pour des raisons liées à la nature des pouvoirs, dans un exil subi, voire un bannissement, avec une menace planant sur lui non pour des raisons économiques mais davantage pour des raisons “ontologiques”, des motifs d’opinion, ou de sensibilité. Exil politique caractérisé, vécu alors dans le “sauve-qui-peut” dès lors qu’il s’agit de sauver “sa peau”, car il “étouffe”, ou il est l’objet de tentatives d’étouffements. Dans l’idée que l’on s’en fait, un petit accent différent viendrait se placer là comme en supplément du précédent : un accent aux allures de “culture”, et c’est peut-être l’infime différence qui le distingue. Il s’agirait alors d’un exil “symbolique”. Plutôt qu’une affaire d’instinct de vie, pourrait-on alors ici causer d’une simple affaire de “survie”, mais qui serait en fait, une forme inversée de “sous-vie”?

Cet exil qui serait celui des gens “instruits”, est plus chargé, il est volontaire ou involontaire, entre voulu du dedans et imposé du dehors, avec tout un spectre de niveaux intermédiaires à cet égard…Le fantasme associé est celui de la victime renvoyée de chez elle avec la pointe d’une baïonnette dans le dos. Longtemps le droit à la douleur, au malheur, à la “saudade”, lui est accordé, voire réservé. Celui-ci peut ou non être présenté comme un exil subi, et il est vrai que l’Histoire montre qu’il peut être subit.

Il y a aussi des départs volontaires, de gens simples qui quittent leur pays parce qu’ils pensent qu’eux ou leurs enfants n’y ont qu’un avenir médiocre, et alors ils choisissent un pays accessible : un pays souvent dont ils parlent la langue, ce qui ne les fait pas au premier abord, apparaître comme des “étrangers”, si ce n’est une pointe d’accent…C’est alors une forme d’exil invisible, et ceux-là, lorsqu’ils oseront parler d’eux-mêmes comme des migrants, il leur sera rétorqué : “mais votre vie n’était pas menacée comme les ….et vos voisins, ceux qui venaient de…alors, vous pouviez rester chez vous, non?” Leurs regrets et leurs malaises n’auraient dès lors pas “lieu” d’être, pas “raison” d’être. Pour celui-là, pas de fantasme, pas de stéréotype, si caricatural fût-il, donc pas d’excuse. Pour chacun, ce “non-dit” qui est un “sur-entendu”, transporte le risque de surnoter toute sa vie, d’une manière ou d’une autre, le caractère invisible de son émigration. Ce qui n’est pas entendu finit parfois par se taire. On se “terre” comme on se “tait”.

On peut constater des cas mixtes, gens instruits quittant leur pays volontairement, par attirance pour un lointain, ou pour des raisons apparemment politiques, mais qui au fil des années s’avèreront comme l’expression de fuites familiales, ou d’illettrés trouvant les ressources de franchir clandestinement les frontières car à l’occasion d’un deuil, la misère de leur condition leur est soudainement apparue…

D’autres, partent de chez eux parce qu’ils ne peuvent plus y rester, mais sans trop savoir pourquoi, quelque chose leur dit qu’ils ne sont pas “de chez eux” dans leur vie, voire intimement dans leur sexe.

Et d’autres, qui ne bougent pas, ont l’impression d’être venus d’ailleurs, par un signifiant étranger qui aurait été transmis jusqu’à eux : la recette de cuisine rituelle d’un grand-père qui, elle, n’est pas d’ici, la présence d’un objet, une notation fugacement différente, voire une inquiétante étrangeté venue du dedans et qui désigne pour eux, de l’ailleurs. Ne pourrait-on parler, pour les humains comme pour les satellites, de migrations géostationnaires? La migration ne pourrait-elle pas être envisagée comme un état de destin, une injonction irrépressible? Cela nous conduirait alors à envisager tout autrement la notion d’exil. Au-delà des données sociales, économiques, politiques, culturelles, l’en-deçà de l’histoire questionne un par un les destins individuels.

Qui peut prétendre alors que seul l’exilé politique, banni, est digne de porter l’épithète d’exilé, et donc de représenter la souffrance, la douleur, de célébrer la nostalgie. Chacun n’aurait-il pas droit à son discours de déracinement, il serait temps, peut-être, de voir et d’étudier l’exil, aussi, dans d’autres territoires mentaux, pathiques, verbaux, que dans ceux auxquels on le délimitait plus ou moins jusqu’à présent.

L’exil et la langue maternelle

Les temps sont à mettre l’accent sur la prépondérance de la perte de la “langue maternelle” dans la migration. Ce qui signifierait que les migrants qui s’acheminent dans un pays parlant la même langue ne seraient pas, eux, des exilés? Approche réductrice, pour le Britannique parti en Australie, le Vietnamien lettré venu vivre en France, l’Egyptien en Afrique du Nord ou le Méditerranéen francophone au Canada. Les exemples sont nombreux et patents.

De plus il est souvent difficile de parler de langue maternelle au singulier, de nombreux migrants ayant été plongés simultanément dans plusieurs langues dès la naissance. Et si la mère elle-même a été élevée dans un environnement multilingue? Le même jeune Kabyle embauché chez Renault avait forcément entendu parler berbère, français et arabe dès sa prime enfance, il est “polyglotte sans le savoir”. De même le jeune Pied-noir entre français, arabe, avec sans doute de l’italien ou de l’espagnol, ou du judéo-espagnol, ou du ladino…Le Polonais juif venu au début du vingtième siècle avait grandi dans les sonorités polonaises, yiddish, peut-être même hébraïques. L’Italien des années trente a entendu parler son dialecte régional – lombard, romagnol, vénitien, napolitain…- en plus de l’italien, le Martiniquais a baigné dans le créole et le français. Et même, on peut pousser l’hypothèse que le fait d’avoir baigné dans un environnement multilingue a contribué à créer les conditions de possibilité de la migration.

Il n’est pas question de méconnaître les dégâts, ou a minima les difficultés sérieuses, que peut poser l’obligation de parler, de travailler, d’écrire, d’éduquer ses enfants, en une langue spécifique (comme l’hébreu moderne, que les nouveaux immigrants en Israël ont été obligés de pratiquer pour contribuer à fonder leur pays, c’est ce qu’on peut lire du documentaire “Misafa, lesafa” de Nurit Aviv), et concomitamment le renoncement à une langue qu’un homme peut considérer comme la langue dans laquelle il “cause”, la langue “qui le cause”. Ceci est un autre aspect de la relation à la langue et pourrait faire l’objet d’autres considérations.

L’environnement langagier du berceau est dans de nombreux cas bien plus riche qu’on voudrait l’imaginer. Il s’agit plutôt ici de faire émerger une question. Celle de la possibilité d’envisager la relativisation de l’incidence proprement “maternelle” supposée unitaire, exclusive de tout autre, dans le processus de la construction du rapport au langage.

La prépondérance assignée à la langue maternelle semble se nouer à l’idée que, renfermant le secret du “refoulé premier”, elle porterait l’entier secret de chacun, vu sous les auspices du paradis perdu. Mais un “refoulé d’origine” peut aussi être porteur de la détresse maternelle, de sa capacité à laisser son enfant, l’émigré de demain, dans le même état intérieur de “dés-aide” que tout autre. On peut donc se demander si le fait d’idéaliser la langue maternelle ou de la réduire stricto sensu, à sa plus simple acception (i.e. la langue parlée par la mère, ne joue pas comme l’éludation et (ou) l’exonération de cette fondation-là du sujet).

La définition univoque et exclusive de “langue maternelle” apparaît alors comme une fiction qui serait fabriquée par des esprits hyper-naturalistes : en quelle langue lui aurait-elle présenté son sein ou le premier biberon? Car, comment aborder la question si la mère elle-même baigne dans un monde multilingue, qu’elle change de langue en fonction des interlocuteurs, des moments, des émotions à exprimer et qui se disent mieux dans une langue? L’enfant plongé dans un univers multilingue, lorsqu’il se retrouvera dans le pays de son immigration, aura perdu, non pas “une” langue maternelle, mais un environnement sonore et langagier multiple, divers, bigarré. L’exil serait alors lié à la perte de cet environnement, où la conjugaison des langues faisait son œuvre d’imprégnation. Qui a vu un petit enfant parler en une langue à sa mère et en une autre à sa nounou ou à une grand-mère, ne peut que s’en convaincre. En-deçà du statut social ou familial, la question ne cessera d’être posée : quelle langue considérera-t-il comme sa langue “maternelle”, celle de sa mère dite “biologique” ou celle de la personne qui représente l’attachement affectif le plus puissant, quand bien même cet attachement serait délétère?

Petites musiques et bruissements du lointain

La perte du climat sonore peut légitimement être considérée comme plus importante que celle de la langue maternelle stricto sensu. Ce climat serait la “petite musique” de chacun, auquel se combinent d’ailleurs d’autres perceptions associées, olfactives, visuelles, tactiles.

Envisager dans la migration, la perte de la langue maternelle, comme facteur essentiel, voire premier, conduit à ceci : dans les cas où le migrant part vivre ailleurs mais ne change pas de langue, ou dans un ailleurs dont il maîtrise la langue, on oblitère qu’il y a eu perte. Le migrant sera alors dans une situation d’”exil masqué”.

Je voudrais ici contre tout usage, apporter un témoignage personnel.
Je suis née et ai vécu jusqu’à l’âge de quatorze ans à Tunis juste après la guerre. Nous étions de nationalité tunisienne. Ma petite enfance s’est déroulée dans les sonorités de deux langues, l’une, “majeure”, le français, l’autre, “mineure”, l’arabe, les deux étant croisées d’un peu d’italien. On me parlait en français et en arabe. Je ne répondais qu’en français, même si on me parlait en arabe. Mais je le comprenais parfaitement. A l’école il y eut une demi-heure d’arabe par jour, j’appris donc dès six ans à le lire et à l’écrire, et ce pendant tout le cycle primaire, mais je ne l’ai jamais pratiqué. Ma mère parlait très bien le français, avait été élevée et scolarisée en cette langue, mais elle parlait quotidiennement arabe avec sa mère, ma grand-mère maternelle, qui, outre l’arabe, connaissait également parfaitement l’italien, puisqu’elle était née italienne. Il lui arrivait aussi de s’exprimer en italien, moins souvent. Le français était sa langue d’adoption puisqu’elle avait quitté de sa propre volonté l’école italienne vers dix ans, pour aller au collège français. Ma mère et sa mère n’écrivaient qu’en français. Mon père parlait parfaitement le français qu’il avait appris à cinq ans en entrant à l’école. Sa mère et son père ne parlaient que l’arabe et ils lui avaient donné un prénom arabe, auquel les autorités françaises adjoignirent plus tard un équivalent français. Il avait été élevé en arabe, qu’il parlait et écrivait. Ses capacités dans les deux langues étaient appréciées dans son travail de cadre supérieur, au sein d’un organisme d’Etat parafiscal devenu depuis l’Office des Céréales de Tunisie. Après l’Indépendance, il a continué à y travailler malgré le départ des dirigeants français du Protectorat.

Mon père ne faisait pas de politique. Il pensait que l’Indépendance tunisienne allait dans le sens de l’Histoire mais il n’a milité ni pour elle ni pour le maintien des Français, il m’a amenée à une manifestation d’accueil de Pierre Mendès-France en 1952 ou 1953 lorsque celui-ci est venu proposer aux Tunisiens “l’autonomie interne”, que certains commentateurs ont appelée : “l’indépendance dans l’interdépendance”…Il y eut l’indépendance effective en 1956. Deux ans plus tard le gouvernement de Bourguiba, rencontrant quelques difficultés intérieures, lançait un programme très stratégique dénommé “la tunisification de la Tunisie”, discours radiophoniques, mouvements de foules et banderoles dans les rues en assurèrent la propagande.

Un lundi matin mon père trouva un de ses collaborateurs installé dans son bureau. On lui expliqua qu’il n’avait plus de responsabilités pour cause de “tunisification” – et on lui conseilla de préparer ailleurs l’avenir de ses deux enfants. Mon père rappela qu’il était tunisien de nationalité, avec un passeport vert. La réponse fut : “mais pas musulman” : il était juif. Soit dit en passant, en matière de judéité : mon père évitait synagogues et rabbins, il semblait plutôt proche des libres-penseurs.

Mon père tomba malade et dès qu’il retrouva la santé il fut décidé que nous partirions définitivement pour la France. Les premières démarches furent lancées pour obtenir la nationalité française. Mon père était encore salarié du gouvernement et qui plus est rattaché à la direction des finances. Même si on lui avait signifié sa mise au placard, il savait que, si les Tunisiens avaient connaissance de ses démarches, il pouvait être gravement mis en cause : il était au fait de tous les chiffres concernant la production des céréales de l’Etat puisqu’il en avait structuré la répartition, la comptabilisation et le stockage à-travers la création de dizaines de centres dans le pays. Il fallut donc prendre des précautions de discrétion et de secret. Connaître ce danger a été très lourd pour moi à douze ans.

Un peu plus d’un an plus tard, je reçus une carte consulaire de la France, censée me protéger si des problèmes se présentaient sur la voie publique, et enfin un passeport bleu : français. Mon père m’a amenée avec lui au Ministère de l’Intérieur où il fit “allégeance” de sa nationalité tunisienne, c’est-à-dire qu’il a voulu symboliquement rendre lui-même sa nationalité afin de divorcer de son pays natal. Homme né avant la première guerre mondiale, il avait conservé sa nationalité tunisienne, la notion de nationalité ayant représenté probablement pour lui, jusque là, quelque chose de plutôt conjoncturel, en tant que descendants de juifs chassés d’Espagne.

Mais, né moins de vingt cinq ans après la colonisation, il n’en admirait pas moins la France idéale des Droits de l’Homme et du front populaire. Il s’était beaucoup engagé dans le bénévolat des institutions philanthropiques : ainsi il avait travaillé avec les organisateurs du “Bal des petits lits blancs” (les enfants hospitalisés), puis avec les autorités françaises à l’expertise des dommages de guerre causés par les bombardements allemands de 1942 et 1943, et d’autres dispositifs similaires. Les autorités françaises pouvaient difficilement nier les services rendus a-politiques qui parlaient en sa faveur. Je n’arrive pas encore à intégrer aujourd’hui que notre migration pouvait être considérée comme un exil politique, pourtant ne l’était-elle pas aussi, pour une bonne part? Nous sommes en quelques sorte des scories de l’Histoire, quelque dommage collatéral, pas si grave, peut-être. Voire.

Donc à quatorze ans, je changeai en deux heures d’avion, à la fois, de nationalité, de pays, de bruit de fond langagier, de brouhaha citadin, d’environnement familial : je n’allais plus revoir mes deux grands-mères.

Nous nous sommes installés à Paris en 1960. J’ai mis très longtemps à comprendre que je partais en exil et que cet exil n’avait rien de visible : qu’avions-nous de commun justement avec ces pauvres jeunes illettrés esseulés, importés de Kabylie pour travailler comme ouvriers, habitant dans des bidonvilles à Nanterre, ou avec ces vieux réfugiés politiques Russes blancs réduits à être chauffeurs de taxis, ou encore avec les Arméniens, fils des rescapés du génocide? Par apport à eux, nous pouvions nous considérer privilégiés : certes, nous n’étions pas apatrides, nous maîtrisions la langue du pays, nous avions la sécurité sociale, un appartement… J’ai été acceptée dans un établissement scolaire réputé.

Il ne s’agissait pas seulement de langue maternelle, mais d’une séparation, d’une coupure. Le fait de parler la même langue, la comparaison avec les “autres” formes d’exil, masquent cette séparation et provoquent des effets dévastateurs. Mon père faisait trois heures de trajet en train et en bus par jour pour aller travailler et ma mère, dans notre appartement de fonction en banlieue, passait ses journées dans l’isolement. Sa sociabilité et sa spontanéité méditerranéennes se voyaient repoussées par les autochtones du Val-de-Marne. Moi aussi, je payais en heures de transports le privilège d’avoir été admise dans “le Lycée de Filles le meilleur de France” (Fénelon), d’autant que les professeurs de Lettres manquèrent de finesse au point de me demander comment, venant d’un lycée si anodin (“Lycée Carnot de Tunis, annexe de Mutuelleville”), j’avais obtenu ce niveau de français de latin. Question qui était censée être un compliment, mais trop de condescendance l’accompagnait.

Nous étions définitivement séparés, et de quel deuil pouvions-nous parler, de quoi pouvions-nous nous complaindre? Quelle nostalgie pouvait être la nôtre, pour un pays où nous n’avions pas de futur? C’est plus tard que j’ai compris que l’exil ne se mesure pas à ces composantes. Il n’était pas objectivable. Il n’était pas visible. Ce qui était perdu était tout simplement : le monde.

L’exil et la perte

Mais qu’est-ce que “le monde”, si ce n’est un espace-temps, un lieu des représentations, du fantasme et de toutes les projections. Dans ce cas, c’est sur un autre écran et en un autre lieu physique, géographique, langagier, que soudain devront se matérialiser les projets. L’espace intérieur ne trouverait plus de points d’accroche, ou plus suffisamment, avec l’espace externe. Comment ne pas comparer ce qui se passe à ce qui s’est passé dans le détail quotidien, le climat, le brouhaha, l’ambiance en ce qu’elle a de moins apparent? L’espace antérieur n’apparaît que dans la dialectique qui s’établit avec l’espace présent : la rue que l’on n’observait pas mais où on était immergé n’est plus la même et cela change tout. Là où l’enfant, l’adolescent, l’adulte, imaginait au fil des jours son avenir proche ou lointain dans un lieu donné, même et surtout sans s’en rendre compte, il trouve une butée à chaque fois qu’il y songe, voici qu’une accommodation permanente est à faire. C’est là que se joue la notion plus sociale d’adaptation, elle commence ici dans ces sensations les plus ténues. On peut donc émettre l’hypothèse que s’opère dans la migration une dissociation entre le temps et l’espace. Certes, la notion d’exil a donné à penser les plus grands auteurs, des écrivains d’aventure aux mystiques en passant par les philosophes. Qui n’est pas en exil, vivre n’est-il pas une série d’exils? Ces questions subsistent dans toute leur profonde légitimité et en un sens elles se réduisent au silence. Cette réflexion se voudrait plus modeste, plus “terre” à “taire” en effet.

Comment les migrants répondent-ils? Certains, en s’emparant, de ce nouvel espace, en le surinvestissant, d’autres plus nombreux, en s’y désinvestissant, en amenuisant donc la fonction de projection de chacun.

Pour ma part, la France que je connaissais pour y avoir passé des vacances, était le pays que je considérais comme le refuge où j’irais me ressourcer, me changer les idées : pays de la culture, de 1789, de la liberté. La France avait un rôle en dialectique avec mon lieu natal dont il était en quelque sorte une antithèse. Voilà que le refuge m’apparaissait avec ses duretés quotidiennes. La terre d’asile s’est transformée en asile…d’aliénés, pour les “aliens” que nous étions devenus.

Où s’en était allé avec le temps, le rêve français de mon père? Apparemment, il était triste mais travaillait de son mieux. Cependant, trente ans plus tard, au lendemain même de ses quatre-vingt cinq ans, il subit un grave effondrement psychique au point de me demander soudain : ” ramène-moi à la maison.”

Du deuil nécessaire, une autre forme d’invisible

Aujourd’hui on sait que dans toute séparation définitive, un travail de deuil est nécessaire. Le deuil est une forme compliquée du renoncement, rejet, de révolte, d’intégration, confrontations diverses et difficiles, il est comme un lent et difficile travail intérieur, que chacun opère avec ses moyens propres.

Ce qui émerge comme fondamental dans le deuil, c’est la dimension de “définitif” de l’histoire. C’est “plus jamais”. Pour le migrant, le pays demeure, et la “terre ne se meut pas”. Mais c’est de son rapport avec elle et ce qu’elle représente, qu’il s’agit. L’immigré qui retourne chez lui chaque année en vacances avec ses enfants nés en France peut-il prétendre que rien n’a changé? Cela est bien sûr impensable, sauf à entrer dans le déni, voire la folie.

Dans l’exil, il s’agit, pour les uns, de savoir s’adapter. Mais comment s’adapter si aucun mouvement de deuil ne se produit? Pour acquérir de nouvelles formes d’être qui font l’adaptation, il faut sans doute faire un peu de place, se désencombrer de ce qu’on transporte en soi, mais quoi? Certes, il faut apprendre une “langue” nouvelle, mais il ne s’agit pas que d’une langue au sens restreint, il s’agit de tout un système de signes, il s’agit aussi, de la capacité à se projeter ou à défaut, de créer les conditions pour que les descendants héritiers de leur “lieu d’avant”, puissent se projeter, réduisant la fracture entre temps et espace qui est celle des aînés. Mais quelle place alors faire, et comment? A quoi renoncer pour que de la place se fasse et accueille du nouveau? Quelle type d’hybridité se construire, et comment comprendre que cette hybridité elle-même aura autant de formes que de personnes concernées…

Et si, avant de gaver les migrants de données nouvelles du pays qui les reçoit, on se posait la question, chacun à son aune, sur leur deuil, pour eux inévitable? Ne peut-on voir par là une butée indépassable, pour les plans d’intégration et d’assimilation? Qu’en est-il pour chacun, en quelque sorte, son ex-il? Difficile de faire l’économie de cette question pour qui vient d’ailleurs. Certains y verront la nécessité de retracer les racines, d’autres d’identifier la culture d’où on vient, d’autres encore y chercheront les arcanes d’une fidélité, ou encore la possibilité d’une double culture…Voire.

Mais, si celui qui n’a pas bougé de son terroir se met un jour de son adolescence, ou plus tard, à tailler en pièces son éducation, à revisiter son milieu d’un œil critique, pourquoi le migrant s’en verrait-il dispensé? Là réside la difficulté car c’est là le règne du singulier, du “un par un” et du cas par cas, car nul ne sait si l’autre aura le désir d’entreprendre une démarche, démarche qui, en tout état de cause, lui appartient en propre. Dans tout héritage il y a de l’encombrement, de la douleur, et parmi les choses que chacun répète, qui se répètent en chaque-un, chacun sait-il également qu’il faudra qu’il s’en dépouille, qu’il s’en sépare, simplement, pour vivre. Celui qui migre résisterait-il, devrait-il se dispenser, échapperait-il à cet arrachement-là? Le devenir quelque soit la circonstance se construit aussi avec et par le renoncement. Pour un migrant c’est là sans doute discours difficile à entériner car pour lui, peut-être, son souvenir et sa fidélité hors de sa “terre” a un statut capital, il est peut-même même, précisément, son capital.

Et discours peu correct et en impasse, par ailleurs, du point de vue d’un travailleur social à fonction d’accueil, qui se vivrait spontanément comme porte-parole de l’hospitalité : comment un travail d’accueil pourrait-il encourager à du renoncement, est-ce le rôle des accueillants, n’y seraient-ils pas alors suspects? Il s’agit là encore de faire retour d’immatérialité, d’invisible, de diffus et d’inévaluable. A la fois pour le migrant et pour celui qui se trouve face à lui. Car il ne s’agit pas alors de social mais bel et bien d’un autre plan, personnel et intime. Et cependant…que peut-on se dire et ne pas se dire, qu’est-ce qui ne cesse pas de ne pas se dire, et dire…à qui?

Si on prenait le problème à rebours? Mais comment? Cela peut-il s’organiser en “programmes” ou “dispositifs” de masse du travail social et au-delà ou en-deçà du social? Je n’en sais rien, et c’est cependant, pour moi, une ligne de perspective et de questionnement pour aujourd’hui.

J’ai oublié de demander à mon père en quelle langue et en quel lieu il rêvait.

P.P.


[i] https://www.cairn.info/revue-diogene-2006-4-page-86.htm

Le Principe Espérance

Slogans meurtriers et formules salutaires

On se souvient de l’imprécation proférée en 1936 en Espagne par un général franquiste qui vouait ses concitoyens républicains aux enfers :”Viva la muerte”, slogan funeste d’un totalitarisme, appel univoque à la destruction de toute différence, de tout écart, de la  démocratie. D’autant qu’il fut répété et amplifié quelques semaines plus tard dans l’invective insultante au poète Miguel de Unamuno, certes conservateur très catholique, mais surtout penseur et érudit : “A mort l’Intelligence”.

Claude Corman : Triptyque de Unamuno – 2015 - Huile sur toile 3* 80 x 86 cm
Claude Corman : Triptyque de Unamuno – 2015 – Huile sur toile 3* 80 x 86 cm

“Viva la muerte”, “A mort l’Intelligence”, comment dans  une  secousse  ne  pas  y entendre l’écho tonitruant  des “Allah akbar”,  aux images  sanglantes des attentats de 2015, son synonyme et son équivalent logique.

En d’autres temps,  années 60 Wladimir Jankélévitch, balançant par-dessus les moulins la supposée sagesse doctorale, à la pensée du silence des disparus de ce qu’on n’appelait pas encore la Shoah,  hurlait dans son amphithéâtre à la Sorbonne : “Plus jamais ça”. Ca, l’arbitraire, le fanatisme, l’horreur, l’appel au meurtre de l’autre parce qu’il est autre. Cinquante ans plus tard sa stridence résonne comme l’appel à respecter la vie parce  qu’elle est la vie…

Certains s’engagent dans une grande ambition, projettent  de changer le monde, sauver des espèces, innover.

« La conscience utopique veut voir très loin, mais en fin de compte, ce n’est que pour mieux pénétrer l’obscurité toute proche du vécu-dans-l’instant, au sein duquel tout ce qui existe est un mouvement tout en étant encore caché à soi-même.» écrit Ernst Bloch dans son œuvre magistrale  sur l’Utopie qu’il considère  comme un  facteur puissant. A  l’utopie Ernst Bloch accrochait comme son nécessaire vecteur, “Le principe espérance”.

Aucune  de nos aspirations, qui nous lient à l’instinct de vie  ne saurait se manifester sans cette perception subtile qui nous soutient presqu’à notre insu, faisant que nous nous tenons chaque jour pour que le matin advienne et renouvelle en chacun notre potentiel d’agir, de sentir, penser, créer, rêver, notre vouloir être, le conatus de Spinoza, l’instinct de vie ou l’Eros de Freud, l’élan vital chez Bergson, le désir chez tant d’autres…Nul besoin de religieux qui est le choix de chacun, nous parlons et en appelons à une espérance toute laïque.

Ceux qui sont sortis d’un coma ont ce savoir inscrit en eux. De même les peuples de tant de pays qui ont survécu à des tragédies d’anéantissement. Et parmi eux souvent d’autres  encore souhaitent plus simplement avoir une vie paisible. Naïve ou calculée, ambitieuse ou modeste, à chacun son utopie.

Face aux  “Viva la muerte” de tous ordres, nous sommes convaincus que ce principe espérance nous est inaliénable. Pour Bloch,  « je suis, nous sommes. Il n’en faut pas davantage. A nous de commencer. C’est entre nos mains qu’est la vie ».


Et certains se souviennent aussi de ce grand maître talmudiste qui après les pogroms les plus incendiaires et meurtriers affichait à l’entrée de sa maison d’étude : “Interdit aux désespérés”.

P.P.

Cet article est paru dans Temps Marranes numéro 27 en décembre 2015.

Editorial – Pensée critique et rite de passage

par Paule Pérez

Dans le Judaïsme, l’initiation et l’initialisation précoces via la lecture et l’interprétation du Texte fondateur dans la cérémonie de la Bar-Mitzva ou Bat-Mitzva, ont renforcé, au fil des siècles, la notion de l’Alliance avec Dieu, autant que l’inscription de la personne dans le champ social et collectif.

« Bar-Mitzva » au masculin ou « Bat-Mitzva » au féminin : le terme signifie littéralement « fils – ou fille » – de la mitzva, des Commandements ou de l’action bonne.

On appelle aussi « majorité religieuse » cette cérémonie à la Synagogue, qui est un rite de passage à l’âge de douze-treize ans, devant l’Assemblée humaine réunie, famille et tout-venant des fidèles habitués d’un lieu de culte. Il est vrai que par le passé, les jeunes gens de treize ans pouvaient avoir des responsabilités familiales, certains ont même pu être de vrais soutiens de famille.

C’est la première pose des téfilines, petits cubes comportant du texte liés à des lanières de cuir sur la tête et le bras gauche, qui scellent alliance, lien et allégeance à Dieu. On dit que selon les courants, les jeunes filles peuvent en être dispensées. Les téfilines sont posés à la fois sur le « siège de la pensée », la tête, dirigés vers le cœur, comme lieu des sentiments, et posés sur le symbole de l’action concrète (le bras). Représentant ainsi trois fonctions humaines fondamentales.

Le, ou la, jeune «monte au sefer tora» (au Livre), pour lire une partie de la paracha (péricope ou section de la Tora) de la semaine, et pour la commenter, comme les adultes. L’usage est parfois légèrement différent pour les filles, selon les associations d’appartenance, plus ou moins libérales. Le texte nommé drasha qu’il ou elle présente n’est pas un récitatif, mais un commentaire, une interprétation, une sorte d’appropriation, une intériorisation du texte : un « exposé » qui les expose.

Certes leur rabbin les guide au début, mais ils doivent poursuivre par eux-mêmes leur parcours.

Ainsi comme les adultes le ou la jeune entre à part entière dans l’Assemblée.

Le (ou la) jeune prend donc désormais part à la communauté et il (ou elle) devient adulte au regard du Judaïsme, autour de ses treize ans, un peu avant pour les filles.

En-dehors des considérations proprement religieuses, on a le droit de penser que cette tradition peut constituer un socle et un vecteur précoces pour les générations montantes. Par commodité cette cérémonie a longtemps été appelée « communion », de sorte que l’ensemble des concitoyens y entendent un rite de passage.

Nous avons été impressionnés par le degré de profondeur et d’analyse des textes de bar-mitzvot qui nous ont été adressés. Certes, ces jeunes ont été accompagnés par leurs rabbins, mais il est clair cependant que leurs textes portent leur singularité et leur originalité propres.

Nous présentons donc à nos lecteurs dans ce numéro TM39, les drashas : de Léo Benchetrit : « Béréchit » ; de Emmanuel L. : « Noa’h » ; et de Dina L. : « Tsav ».

On y constate bien en effet, que loin d’être envisagée comme une froide contrainte, la Loi peut se vivre dans l’inspiration et n’exclut pas la grâce.

P.P.

La question du masque

Au tout début du confinement nous faisions « le tour des quatre rues » dont la mieux nommée est le boulevard de l’Hôpital, celui de la Pitié, où les sirènes des ambulances semblent, en effet un petit peu moins fréquentes depuis hier… Chacune d’elles me serre le cœur : nous connaissons tous aujourd’hui des personnes qui y ont perdu quelqu’un.

Au bout de cinq jours de ce confinement je me suis sentie, malgré la gentillesse des agents des forces de l’ordre (notamment avec les sans-abris), enfermée dehors.

Depuis je ne suis plus ressortie, moi la marcheuse, qui avais repéré dans mes promenades solitaires à mon arrivée en France, d’innombrables trésors dans les cours de Paris : ici un grand arbre caché à deux pas du boulevard St-Germain, là un puits dans le Marais, des parcelles de potagers près du Père Lachaise, un minuscule cimetière oublié du XVIIIe siècle avenue de Flandres… On pouvait pousser les porches avant l’usage des codes.

Mon chien-guide, étonnamment résilient, s’est habitué à des micro-sorties. Rester chez moi, cela me dispense justement du « masque », « chirurgical », ou non, au propre comme au figuré. 

Les patients ont demandé des séances par téléphone, autre masque matériel vite oublié dans la profonde véracité de leur parole. Ils font, comme beaucoup d’entre nous, des cauchemars qu’on n’a pas de mal à décrypter ensemble tant la violence primaire, vie et mort, en est limpide.

Le port du masque me fait penser à ce proverbe espagnol : « En boca cerrada non entran moscas », dans une bouche fermée, les mouches n’entrent pas. Version, comme vulgarisée, de celui plus distingué selon lequel « le silence est d’or ». Mais est-ce l’or que nous cherchons, ou bien plutôt, avec Paul Valéry devant son cimetière marin au lever du jour, juste à « tenter de vivre » ? Car ici nous ne voulons sûrement pas dire, après Cocteau : « puisque ces mystères nous dépassent, feignons d’en être les instigateurs ». Ce que nous sommes bel et bien, pourtant.

Je reste perplexe sur la manière dont s’introduit en nous le virus, nous rappelant en un surgissement les fonctions de la bouche, liée au monde, aux éléments : Terre par ce que nous mangeons, Eau des « gouttelettes » à éviter et des pollutions dispersées sur le globe, Air de la respiration qui nous fait songer aux alvéoles pulmonaires que cible le virus, et à la parole, Feu de la fièvre, et métaphoriquement, de nos cris de chagrin et de peur primaires… C’est bien cette bouche, porte d’entrée que le virus a « trouvée ». Mais que signifie ici « trouvée » ? Cela nous renvoie à la force de ce qu’on ne sait pas bien nommer : selon les références de chacun, Nature, instinct, hasard, nécessité, destin, ou tout « simplement », processus de vie. 

Il y a aussi que « la psychanalyste » rêve de l’après : que la vie, surtout en ville, trouve une vraie sociabilité. Que perdure celle qui n’existe que fugacement dans les situations limites et disparaît le jour d’après, dans une sorte d’oubli de l’autre.

Et il y a aussi, paradoxalement, que je suis perplexe face à cette adaptabilité au confinement. Cela me fait songer aux expériences de Milgram qui plaçait les sujets dans des situations inconfortables ou douloureuses, situations auxquelles ils se soumettaient à mesure qu’elles se faisaient extrêmes, repoussant la frontière de l’insupportable…, Montrant la résistance de l’homme autant que son étrange capacité à accepter sur ordre, désagrément, contrainte, voire servitude : plasticité psychique souhaitable ou aboulie misérable ? Bien qu’ici nous nous interrogions au nom de la vie et non pas pour la destruction, je songe à la compliance d’un Eichmann à s’être soumis sans faille à l’autorité nazie, pas même traversé du moindre questionnement. Exempt de toute forme de « penser ». J’y entends juste ce qui nous fait prendre la « mesure » d’une situation, car penser vient du latin peser.

Il demeure fondamental, tout en nous conformant aux injonctions sanitaires, que nous restions attentifs à ce qui se joue dans ces contraintes et privations de l’élémentaire liberté de nos mouvements : juste rester éveillés sur la singularité de la circonstance du moment, cet éveil étant notre unique résistance au nom de l’instinct de vie.  

Ce qui nous reste aussi, c’est de « rêver » à une forme de « réparation du monde » comme disent les kabbalistes, afin que par nos actes et nos paroles, elle puisse avoir lieu.

Le monde s’est là comme retourné. En extrayant le pangolin, la chauve-souris, le serpent et le moustique, de leur « milieu », pour les amener sur un marché chinois, on a juste renversé un ordre. Un peu comme une Apocalypse, mais pas avec la même intention. Les virus des steppes ou des montagnes sont venus en ville avec leurs hôtes.

Il nous faut imaginer autre chose. Dans cette déréliction nous pouvons relever que, même si les erreurs humaines sont de flagrantes atteintes à l’environnement, nous pouvons rêver à un monde meilleur en somme. Que nous invoquons, chacun à sa manière en cette attente de l’après. Justice sociale, solidarités respect des éléments naturels des Pôles aux Equateurs…

J’ai pourtant entendu il y a trois jours un politique déclarer qu’il fallait « se réunir pour anticiper l’après » en évoquant l’économie, les places boursières, la relance, sans la moindre différence avec l’avant épidémie, sans une modification minime du langage technocratique. Avant c’était source d’agacement pour moi, maintenant cela me fait l’effet bizarre du discours plutôt psychotique d’acteurs que la tourmente de la planète n’aurait pas traversés, au point que leurs cadres, à défaut de voler en éclat, soient réfractaires au moindre ébranlement intérieur…

J’espère que tout en veillant aux réalités, les politiques dans leur ensemble auront compris que ce qui s’est passé, quoiqu’il en soit, aura comme l’ont dit certains commentateurs, « un avant et un après ». Le masque nous cache la bouche et le nez mais « néanmoins » ne nous les obture pas.

Paule Pérez

Cet article a été publié le 9 avril 2020 dans UP’Magazine.

La question des « Instit’s »

Les questions d’actualité voici quelques années, comme le harcèlement, concernaient le secteur privé. Aujourd’hui, malgré la « modernisation » de certains services publics, on s’aperçoit que pour une bonne part c’est là que se trouve un comportement autoritaire de principe, dépassé, qui malmène les fonctionnaires – qu’on appelle d’ailleurs « les agents », un peu comme des « agents » chimiques…

Dans ce secteur du service public qu’est l’Education Nationale, j’ai découvert que les règlements (qui jouent le rôle de quasi convention collective) n’ont pas fait instaurer la « clause de conscience ». Or le Président en appelle à la solidarité, après avoir déclaré que « nous sommes en guerre ». Justement, et on peut en être surpris, s’il est une institution où cette clause existe depuis longtemps, c’est bien l’Armée française. Notre président, Chef des Armées, aurait-il oublié ce « détail » ?

Davantage qu’une bizarrerie, c’est pour moi un « point aveugle », bien paradoxal en Démocratie. Cet archaïsme, on a tendance à l’oublier, répond à la règle de l’obéissance due à l’institution. Le terme est écrasant, il ne s’agit pas seulement d’une autorité hiérarchique mais d’un principe bien plus puissant, proche du « sacré ». En cela il ne supporte pas l’exception et encore moins les aménagements. Dans l’Education Nationale, le terme d’obéissance est justement utilisé assez couramment comme si c’était banal. On pourrait qualifier certains enseignants d’opposants, voire à la rigueur de « rebelles », mais certains d’entre eux, pourtant ni réfractaires à tout pouvoir, ni extrémistes, sont ou se sont qualifiés de « désobéisseurs ». Ce qui a quelque chose d’ambivalent en dépit du sens frondeur de la situation. Cela ne les met-il pas vis-à-vis de leur ministère de « tutelle » en position-miroir de celle de leurs élèves ?

Dans une société qui n’aime pas le risque, qui nous masque, nous confine, nous assigne à résidence, nous faisant songer à la Boëtie qui au XVIe siècle pointait notre propension à la « servitude volontaire», comment se fait-il qu’on n’ait pas même pris en compte tout l’aléatoire des mouvements des élèves très jeunes de CP, CE1, peut-être CE2, qui sont à haut risque et naturellement imprévisibles, même à quinze par classe ? D’autant plus qu’il ne leur serait pas imposé de porter des masques. A six-huit ans, peut-on vraiment tenir en place ?

Dans les injonctions ministérielles toutes récentes sur la supposée reprise du travail des enseignants, il n’y a pas, par exemple, un « droit de retrait » pour les enseignants les plus âgés à partir de 55 ans et X années de services.

Brassant des kilos d’octets à la verticale, avec quantités d’ordres descendants, la machine n’a appliqué aucun des deux dictons cousins bien français : le Politique « gouverner c’est prévoir » et son homologue médical, « mieux vaut prévenir que guérir ». On espère très fort que le modèle idéal inconscient des décisions n’est pas encore celui d’un certain haut fonctionnaire, qui dédia son action à la conformité aux procédures voici huit décennies…

Après des débuts erratiques, il semble que l’Etat essaie de se rattraper maintenant, et c’est bien. Dans ce cas, il pourrait donc a minima appliquer le « principe de précaution » vis-à-vis d’un corps de métier qui lui est directement relié (pour mémoire, le principe de précaution est entré dans notre Constitution en 1995). Car si ce corps lui doit obéissance, alors l’institution, elle, lui doit protection. Mais, si dans les jours qui viennent, un enseignant décide de ne pas reprendre son poste, en exerçant « le droit de retrait », ce droit présente des contraintes : il lui faudra des raisons médicales sérieuses, cataloguées et certifiées (comme si l’Etat était certain que cette liste était exhaustive. De surcroît, il y a vraisemblablement des enseignants qui ne connaissent pas toutes les pathologies dont ils sont porteurs). Pour les pouvoirs publics, fatigue et fragilité inhérentes à l’âge n’y suffisent pas. Ou alors, ils doivent justifier cela par exemple par des manquements concrets, tels que, trivialement, le manque de savon, de gel, etc…

On est bien là dans une machine, par définition, rigide qui, même en cette épidémie, n’a pas trouvé d’acteurs pour y prendre aussi en compte l’essentiel : le vivant. Un enseignant aimant ouvertement son métier et se sentant intimement fragile devrait donc produire des certificats médicaux précis… Dans les commentaires autours de la reprise de l’école, je n’ai pas entendu faire cas du risque de contagion qu’ils encourent.

On ne parle de risques que pour les élèves. Ces enseignants n’ont pourtant pas chômé pendant le confinement ; ils ont déployé en temps record un talent à faire travailler à distance même des petits de CP…et peuvent continuer sur ce mode. La parole d’un fonctionnaire correct, estimé, bien noté au fil de dizaines d’années, mais fatigué…ne serait donc rien ? Un serment sur l’honneur n’y suffit pas ? La confiance ? Les loyaux services ? Pour l’institution, chose aveugle, face à des personnes, ce qui prime même en cette cruelle épidémie… c’est le règlementaire, donc ?

Le Syndicat Sud Education semble être le tout premier à avoir réagi fermement, par un appel aux personnels de l’Education Nationale, à ne pas reprendre les cours le 11 mai, dans le cadre de leur droit de retrait ou de leur droit de grève, au détriment de leur santé. Et en effet, le « calcul » bénéfice-risque ici n’a pas lieu d’être, s’agissant d’un risque sérieux pour certains enseignants, même s’ils n’ont pas de pathologie avérée à prouver.

Paule Pérez

Cet article a été publié le 27 avril 2020 dans UP’Magazine.

Désarrois

« J’en atteste sur vous, en ce jour, le Ciel et la Terre :
j’ai placé devant toi la vie et la mort le bonheur et la calamité ;
Choisis la vie ! Et tu vivras alors, toi et ta postérité. » 
Deutéronome, 30, 19.

« Sois avare de tes paroles,
et les choses s’arrangeront d’elles-mêmes. »
Lao Tseu

Prologue

Je commencerai par un détour historique où l’on pourrait voir une sorte de prémices archaïques des circonstances actuelles. En 1973, Alain Peyrefitte avait eu un exceptionnel succès de librairie avec son livre « Quand la Chine s’éveillera », qui avait, pour sous-titre, « le monde tremblera ».

Le bruit a couru alors que le titre de Peyrefitte avait été inspiré par une réplique du film-culte de Nicholas Ray, « Les 55 jours de Pékin », sorti dix ans plus tôt, évoquant la Ville impériale au tournant du XXe siècle, avec une distribution brillante autour de la splendide Ava Gardner. Le film retraçait l’épisode de la Révolte des Boxers, symbole d’un précédent réveil national de la Chine, contre les influences des nations occidentales qui avaient installé des légations diplomatiques dans la ville du Palais d’Eté. Film paradoxal, tout en contrepoints, entre fastes de la production hollywoodienne et sens politique anticonformiste du réalisateur du premier western subtilement féministe, « Johnny Guitar » et du film culte sur la jeunesse qu’est encore « La Fureur de Vivre ». J’ai eu la chance de rencontrer Nicholas Ray, comme assistante et interprète de son premier biographe, François Truchaud, peu après la sortie des « 55 jours », ce qui m’a doublement marquée.

La Chine s’est-elle « éveillée »? Elle a en tout cas depuis, changé de régime en un bouleversement considérable, contribuant en acteur majeur à ce que désormais l’épicentre du monde semble s’être déplacé vers l’Est, s’éloignant de l’Europe, ébranlant l’hégémonie américaine.

En ce sens la Chine s’est bien éveillée et le décor y a bien changé : qui aurait oublié ces films des années 2000 sur la transformation des villes, comme Pékin, éventrée par les travaux qui ont reconfiguré l’ancienne Cité impériale puis révolutionnaire, passée à vue d’œil de l’horizontalité de ses vieilles maisons à la verticalité contemporaine ?

Wu Han

Récemment, c’est d’une autre grande agglomération chinoise qu’ont pris source les événements qui scellent pour l’humanité un avant et un après, une catastrophe. Wu Han, traversée par le fleuve Yang-Tsé, se trouve en Chine centrale, dans une large plaine alluviale. Le climat y est humide, plutôt maussade. C’est un centre économique, allant de l’Industrie à la Recherche dite de pointe.

Je me réfère ici au remarquable travail, très documenté, du Monde du 25 avril, réalisé par Raphaëlle Bacqué et Brice Pedroletti, et qui fait un peu froid dans le dos. On y relève que nombre de sociétés françaises s’y sont implantées ou se sont employées à y transférer des savoirs faire. Telle l’entreprise Mérieux, qui s’est retirée « dès la remise du labo aux autorités chinoises », ainsi que Alain Mérieux l’a déclaré à la Presse.

Diverses gloses ont été émises à ce sujet : s’agissait-il d’une éviction ou d’un départ volontaire des Français face à des pratiques qu’ils réprouvent, d’une incompréhension venant de divergences culturelles, éthiques ou stratégiques irréductibles sur les finalités du projet et modalités de la coopération ? Et en tout cas presqu’à l’évidence, divergence sur le positionnement, la conception et les finalités de la « Recherche ». Notons aussi qu’on compte dans la même aire, des installations militaires. Voilà pour le portrait de Wu Han en métropole « moderne ».

On avait appris aussi aux débuts de l’histoire que dans ses marchés perdurent des usages anciens. Ainsi trouve-t-on alentour des animaux sauvages, tel le pangolin – qui serait un mets de choix. Ces animaux vivent dans le biotope de la campagne et des roches, avec d’autres espèces, et en particulier des chauve-souris, hébergeuses de quantités d’hôtes parasites, tels des virus, qui sont justement objet d’études au sein des centres de recherche…

C’est par là que semblent s’interpénétrer hypermodernité et vie sauvage. Voisinage insolite et, cependant, scientifiquement compréhensible. Au fil des événements et de l’invasion pandémique, le couple dissociatif du début de l’histoire – recherche en pointe et gastronomie ancestrale -, a donc réapparu grâce à cette enquête du Monde sous un autre éclairage. On peut à l’aune de cette ambigüité situer l’épidémie planétaire. Pour peu qu’on s’y attarde, en soubassement de la catastrophe, on voit se nouer serrés des éléments de pointe à caractère diplomatique international avec de profonds éléments de tradition.

Ce qui a eu de quoi m’inciter à aller plus loin. Ainsi, le psychanalyste Alain Julienne qui connaît bien la Chine pour y avoir travaillé et vécu, m’a fourni une information majeure, selon laquelle la chauve-souris que nous, Occidentaux, n’aimons pas et dont nous avons peur, est vénérée en Chine. Vue comme un symbole taoïste « porte bonheur », en lien avec l’immortalité.

Justement parce qu’elle charrie ce que nous réprouvons, des notions de mystère, d’inconnu, choses cachées, d’une aptitude à vivre dans des biotopes arides…

Il me paraît important d’aborder aussi ces questions, qui probablement ne sont marginales que pour nous ! Elles sont un apport métaphorique renversant. Ainsi dans cette si forte teneur symbolique et traditionnelle se dévoilerait un pan très heuristique en cet accident. La chauve-souris peut alors ne plus être regardée seulement comme un animal détesté mais comme un vivant recelant mystères et « pouvoirs ».

On peut donc faire l’hypothèse que la chercheuse elle-même ait été traversée, par cette dimension de sacré. Et de fait, la chauve-souris, à la différence de l’espèce humaine reste une « porteuse saine ». Il devient alors plausible d’imaginer que cette grande chercheuse ait choisi d’aller elle-même, comme en respect ancestrale, faire des prélèvements dans les anfractuosités des roches alentour, se chargeant ainsi du travail au niveau de la vénération de cet étrange mammifère volant.

Et de là, on peut supposer qu’une erreur due à un impondérable absolu ait pu se produire, avec cet animal « magique » et qui a pu du coup en sidérer la Chine elle-même. Ce qui rendrait compte de l’étrangeté de la situation au niveau de la planète !

Made in China

En français, on appelle la Chine l’Empire du milieu, elle-même se nomme « pays du milieu », on pourrait donc prendre en considération que la position de Wu Han, au « Centre-du-Milieu » est particulièrement stratégique, comme au point de croisement des tensions… Sachant aussi que Wu, selon A. Julienne, connote un caractère « guerrier » et comme on le sait, Han rappelle la dynastie fondatrice. Certes en 1900 on pouvait comprendre la Révolte des Boxers contre un Occident décadent, sûr de lui et dominateur. Mais aujourd’hui, c’est d’une Chine ultra-souveraine et en plein essor que nous est venue la meurtrière pandémie, Covid 19. Et, à l’aéroport de Pékin, dans les débuts de l’épidémie aux Etats-Unis, des témoins ahuris ont vu des mandataires américains surpayer en cash et détourner des quantités de masques destinés à un pays européen, tant est vive la détresse occidentale.

La Chine a drainé ce dont nous ne voulions plus, les activités de trop faible rentabilité. De produits dérisoires, elle a institué des marchés… Ainsi pour l’heure, la Chine revêt une partie de notre visage d’un vital petit « masque », autant qu’elle nous habille depuis des années en total look portant les « marques » des géants européens de l’habillement bon marché, qui ont trouvé là sous-traitants raisonnables et main-d’œuvre diligente. Si ce n’étaient les deuils et la gravité sanitaire, il y aurait de quoi sourire ou en être déroutés. Voire, pour beaucoup d’entre nous, en être admiratifs, fût-ce à contre-cœur.

On se demande quelles seront les suites internationales, après l’urgence et la gravité que connote l’objet indispensable, tandis qu’Outre-Atlantique on entend rugir un président imprécateur qui ne cesse de pointer la « nationalité » du virus.

Espèce humaine

Pour l’heure, dans d’étranges basculements, voici la France de Charlemagne, Montesquieu, Pasteur, les Curie, Charles Nicolle, Yersin à la merci d’un immense pays, d’où nous vient un microscopique agent tueur. Pays qui de la bouche de ses dirigeants, n’a pas, sauf erreur de ma part, exprimé ouvertement, verbalisé un minimum d’empathie. Que peut-on en penser ? Quand on croise dans la Littérature ou au Cinéma chinois des histoires d’humaine sensibilité, on ne peut pas décréter unilatéralement que les Chinois ne sont qu’affairistes cyniques, comme les qualifient certains Occidentaux… N’y aurait-il pas encore en dépit des facilités actuelles de rapprochement, un malentendu sur les différences de nos représentations et nos formulations de ce que nous appelons : don, civilité, sens de l’humain, et même politesse ? Malentendu de notre part ? Des deux parties ? S’il faut travailler à la « réparation du monde » au cœur de la globalisation, sommes-nous aptes à partager nos arcanes à ces sujets dans la vie concrète ? Je parle de solidarité au sein de notre espèce plongée dans le deuil, l’impuissance et la déréliction. 

Peut-être que tout simplement, à partir des nombreux dons de masques faits en Europe par des personnalités chinoises et par l’Etat chinois, pourrions-nous repérer un langage : l’expression chinoise d’une humanité solidaire, après la sidération ? Ainsi pour n’évoquer qu’un exemple, et il y a bien plus, les récents dons de masques aux villes françaises de Dijon et Chamonix. Or, sur toutes les informations relatant ces contributions, les commentaires français sont presque grinçants, insinuant plus ou moins finement que ces démarches chinoises ne sont qu’ « intéressée ». Ils donneraient « pour leur projet Route de la Soie, où pour faciliter leurs divers investissements ». Soit. Mais on ne présente pas toujours ainsi les dons des nababs occidentaux : on leur accorde un certain quantum de goût et de charisme, on leur attribue le qualificatif prestigieux de « mécènes ».

Certes on a tant dit que la notion de « personne » différait entre Occident et Extrême-Orient. Celui-ci est tout sauf individualiste. Mais qu’en est-il depuis la mondialisation elle-même, et depuis les nombreux mouvements de population, où tant de descendants de migrants chinois vivent en Occident dont un bon nombre aux Etats-Unis ? Même s’ils restent attachés à leurs racines comme la plupart des immigrés, ils n’en sont pas moins désormais avec leur descendance des citoyens occidentaux. N’en serions-nous restés qu’aux « 55 jours de Pékin » ? Et la Chine, où existe encore la peine de mort, se posent-elle la question, ou n’est-ce encore ici qu’une question typiquement occidentale ?

Egarements

Quoi qu’il en soit, en Occident, plus précisément en France, les personnes impliquées à quelque titre que ce soit, se trouvent ballottées entre avis / contre-avis, consignes / annulations, protocole / anti-protocole, et ressentent les ambivalences pesantes propres aux doubles discours.

Qui parmi les personnes d’âge adulte aujourd’hui aurait oublié que lorsque nous allions dans les pays chauds, en Afrique par exemple, dans les années 80, nous prenions à titre préventif des comprimés de quinine ? Il y en avait dans le placard de nombreuses familles dans les années 50 ou 60, en Afrique du Nord qui était une des résidences des moustique porteurs du paludisme. On sait depuis longtemps qu’il n’est pas bénéfique à des personnes souffrant de certaines affections chroniques. Les gens atteints savent se gérer. Pourquoi tout d’un coup ce vénérable médicament, passé dans le domaine public qui était aussi en vente libre, se voit désormais réservé à l’Hôpital ? Sommes-nous devenus aussi infantiles qu’il faille prendre une telle mesure ? Est-ce pour cela qu’a été inventé le principe de précaution ? Et quel médicament, par définition, ne présenterait à coup sûr aucun danger ? Le paracétamol, l’aspirine seront-ils bientôt « confinés » à l’hôpital ?

« Nous sommes en guerre », a dit le Président français. On peut y adjoindre une autre des expressions qui ont marqué notre Histoire : nous nous sentons aussi dans une « étrange défaite », ainsi sans doute que nos voisins d’Italie, de Grande-Bretagne et d’ailleurs.

Nous formons tous les vœux pour que ce temps de guerre, où des proches disparaissent au nom d’aucune cause, cesse rapidement. Que cela ne nous empêche pas de nous poser pour réfléchir.

La part traditionnelle de la Chine, qui mange des animaux sauvages, la Chine post-maoïste dont, malgré les transformations considérables, le parti unique du pouvoir s’appelle toujours depuis 1949, Parti Communiste Chinois, la Chine des hautes technologies, a souffert la première du Covid 19. Celui-ci nous a envahi à notre tour dans une pandémie. « Nous sommes en guerre », mais de quelle guerre cela est-il le nom ?

Des masques de quinze centimètres de côté devenus comme la nouvelle image du monde. Que dire de cette surface de non-réparation tandis que certains de nos aînés ont disparu sans même revoir leurs proches ?

Comment penser en cette déréliction ? Nous voici confinés, c’est-à-dire, autre paradoxe, enfermés chez nous et pour notre survie. Après avoir été assistés pour notre bien, version flicage, voici le « déconfinement » partiel, sachant que peu de gens respectent les consignes, raisonnables ou déraisonnables, nous serons peut-être désormais contaminés. Mais en toute responsabilité, « comme des grands ».

Qu’est-ce qui nous aura promu du citoyen infantilisé à l’adulte, sinon la nécessité de retour au travail pour une économie défaillante ?

Epilogue

Les pouvoirs publics semblent jouer sur une société traumatisée, assistée, endeuillée pour certains, glissant ainsi sur du velours pour jouer du chaud et du froid entre trois outils que les éducateurs d’enfants ont abandonné depuis longtemps : peur, flatterie, sanction. On a beaucoup parlé à très juste titre des personnes âgées exposées, à qui le confinement est encore recommandé. Et peu des enfants nés en cette période, qui, comme Olga, n’ont pas encore pu entrer pleinement dans la communauté familiale et sociale.

Il est bien dommage que tous ces éléments, qui concourent à une déliaison invalidante, aient convergé en ces temps déjà difficiles. Dans ce désarroi aux motifs multiples, on attendrait bien une petite lueur…

A Olga, née en mars, et aux nouveaux nés de ce printemps.

Paule Pérez

Cet article a été publié le 10 mai 2020 dans UP’Magazine.

Les peintures politiques de Claude Corman

Cardiologue et homme du cœur, Claude Corman conjugue les talents de peintre, de médecin, d’écrivain, et de penseur politique, dans la lignée de certaines figures du passé européen.

Dans son roman tout récemment paru « Les Frères de Kichinev », Claude Corman présente une fresque sur les cinq années qui séparent la formation du Bund jusqu’à son retrait de la social-démocratie russe, en 1903, après le massacre de Kichinev, en Bessarabie. Outre qu’on peut y découvrir des liens à l’histoire familiale de l’auteur, c’est à partir de ces évènements, tragiques et décisifs du 20ème siècle, que Claude Corman a réalisé ces « Peintures politiques » qu’il accompagne de textes.

Traversée par les grands courants de la peinture pour se métaboliser sous une forme singulière, la sienne propre, la peinture de Corman nous fait forcément y associer d’autres temps troublés et tragiques. Comment ne pas songer aux dangers, aux déchirements consécutifs à d’autres violences, aux  traversées et aux exils du peuple juif et d’autres aux quatre points cardinaux.

Pour la revue que nous avons fondée ensemble en 2005, l’écho est criant, avec les fanatismes, les exils, la nécessité, mais aussi les multiples formes d’espérances et d’adaptation du Peuple juif pour la perpétuation d’une alliance et la possibilité d’une descendance. Outre la fidélité, quelque chose s’y grave en chacun. Car la trace demeure et se transforme en des suites diverses, qui sont autant de formes de survivance, dans des combinatoires aléatoires, telle celle que nous avons appelée « marranité », mouvement pendulaire des interstices, des conjonctions, des ambivalences, des conflits dans l’identité et du spectre dans les positions intermédiaires.

Positions, qui dans leur diversité témoignent cependant d’une motion commune : la tentative de vie de l’humanité dans l’épreuve venant d’une part même de cette humanité.

P.P.

Editorial – Autour d’une invention oubliée du politique

Autour d’une invention oubliée du Politique

Cela se passe pas mal de siècles avant qu’Aristote puis Platon nous parlent de la vie de la Cité grecque.

La scène est au désert du Sinaï, des années après la sortie d’Egypte. On y voit un Moïse épuisé par les querelles incessantes des Hébreux, auquel son beau-père, Jethro vient en aide.

Pentateuque – Exode – Jethro – Ch.18 – V.13 à 27 :

«13 Le lendemain, Moïse s’assit pour rendre la justice au peuple et le peuple se tint debout autour de Moïse, du matin jusqu’au soir. 14 Le beau-père de Moïse, voyant comme il procédait à l’égard du peuple, lui dit: « Que signifie ta façon d’agir envers ce peuple? Pourquoi sièges-tu seul et tout le peuple stationne-t-il autour de toi du matin au soir? » 15 Moïse répondit à son beau-père: « C’est que le peuple vient à moi pour consulter le Seigneur. 16 Lorsqu’ils ont une affaire, elle m’est soumise; alors je prononce entre les parties et je fais connaître les décrets du Seigneur et ses instructions. » 17 Le beau-père de Moïse lui répliqua: « Le procédé que tu emploies n’est pas bon. 18 Tu succomberas certainement et toi-même et ce peuple qui t’entoure; car la tâche est trop lourde pour toi, tu ne saurais l’accomplir seul. 19 Or, écoute ma voix, ce que je veux te conseiller et que Dieu te soit en aide! Représente, toi seul, le peuple vis-à-vis de Dieu, en exposant les litiges au Seigneur; 20 notifie-leur également les lois et les doctrines, instruis-les de la voie qu’ils ont à suivre et de la conduite qu’ils doivent tenir. 21 Mais, de ton côté, choisis entre tout le peuple des hommes éminents, craignant Dieu, amis de la vérité, ennemis du lucre et place-les à leur tête comme chiliarques, centurions, cinquanteniers et décurions. 22 Ils jugeront le peuple en permanence; et alors, toute affaire grave ils te la soumettront, tandis qu’ils décideront eux-mêmes les questions peu importantes. Ils te soulageront ainsi en partageant ton fardeau. 23 Si tu adoptes cette conduite, Dieu te donnera ses ordres et tu pourras suffire à l’œuvre; et de son côté, tout ce peuple se rendra tranquillement où il doit se rendre. » 24 Moïse écouta l’avis de son beau-père et effectua tout ce qu’il avait dit. 25 Il choisit des hommes de mérite entre tout Israël et les créa magistrats du peuple: chiliarques, centurions, cinquanteniers et décurions. 26 Ils jugeaient le peuple en permanence; les cas difficiles, ils les rapportaient à Moïse et les causes simples, ils les décidaient eux-mêmes. 27 Moïse reconduisit son beau-père, qui s’en retourna dans son pays.».

On n’est certes pas encore ici dans le suffrage universel, ni en Démocratie, Jethro conseille à Moïse de déléguer ses pouvoirs d’arbitrage et de jugements à des hommes avisés dans les Tribus.

On y voit cependant l’émergence dans notre tradition monothéiste, du système de représentation, de la délégation, avec pour visée l’établissement d’un fonctionnement social viable et vivable, relevant d’un instinct de vie. De surcroît, il apparaît là que la mission de ces représentants portera sur des affaires courantes, civiles, bien plus que sur des questions cultuelles. Embryon, donc, d’une mise à part du religieux.

Déjà au Désert, un homme qui paraît avisé comprend la nocivité d’un groupe social qui pourrait revenir à la horde, et cet homme instaure la parole comme alternative à la violence et l’invective. Premiers pas du socius, tension ou émergence d’un fait civilisateur avant même la fondation de toute Cité.

On assiste ces derniers temps à une étrange tendance oublieuse de l’Histoire, à savoir que des mouvements « à visée sociale » peuvent aussi bien masquer une mentalité totalitaire.

Dès les années 1920, Mussolini conduisit un programme social avancé et à la charnière des années 1930, il fit assécher les marais Pontins, éradiquant la malaria. Le premier programme d’Hitler comporta en 1933, un fort volet social et de développement.

C’est aussi par-là, que ces totalitarismes se sont imposés dans les populations.

Chacun aurait tort de ne pas s’attarder sur les théories politiques passées et leurs associations confuses voire perverses.  Il s’est trouvé tant d’Allemands et d’Italiens « défavorisés » auxquels nazisme et fascisme ont donné de pauvres gages matériels pour gagner leur confiance.

Mais c’étaient aussi des mouvements pleins de haine, animés d’un esprit primaire et d’ostracisme.  

Un mouvement dit « social »  n’est pas forcément humanitaire, on l’a vu en certaines « révolutions ».

Il convient donc de voir que  tout mouvement de revendication  « sociale » si légitime soit-elle, n’est pas forcément aux constantes de l’ « humanisme ».

En revanche, l’antisémitisme constitua en toute circonstance une aiguille de boussole en ces mouvements. L’affaire marrane que nous reconvoquons depuis si longtemps en est une des plus puissantes illustrations. Qui l’oublierait ?

En ont-ils conscience, ceux qui n’ont pas distinctement enrayé, réprimé, renié, les « quenelles », ni par geste, ni en paroles, « ni en action, ni en intention », à proximité de leurs manifestations dites populaires ?

Nous ne les en remercions pas.

P.P.

Question de genre chez le champignon

L’histoire un peu juive des champignons

Les passionnés de l’environnement savent peut-être que les lichens sont considérés comme des végétaux intermédiaires entre deux espèces botaniques, l’algue et le champignon.

C’est peut-être cette trans-spécificité qui leur confère une fragilité native : la pollution citadine leur est fatale. De ce fait ils en constituent un marqueur majeur.

Les piétons allumés des villes, dont je suis, n’auront peut-être pas oublié justement que, dans le début des années 2000, les lichens avaient réapparu sur les arbres du jardin du Luxembourg !

Et c’était bien là un effet réjouissant de la politique environnemental de la Ville de Paris. Les lichens donc, étaient de retour !

Allons plus loin.

Ces dernières années, le public a découvert que les chercheurs avaient requalifié une autre espèce, celle des champignons.

En effet, voilà qu’ils nous apprennent qu’il convient de ne plus les considérer comme de simples végétaux.

Aux temps de la société transculturelle et de l’Information, voici qu’on met en lumière, que le mycélium des champignons, constitue un réseau souterrain considérable et qu’il opère un travail de médiation, lien informationnel entre les arbres de nos forêts.

Les chercheurs ont posé là une hybridité qui a de quoi nous décontenancer bien davantage : voici que l’appartenance des champignons est bousculée et requalifiée par la Communauté scientifique. Les champignons ne sont plus tout à fait partie du seul « règne » végétal. Les voici en passe d’être classifiés entre le règne animal et le règne végétal.

Et jusqu’à quel point la tradition tellurique de type saxon est-elle juste

Naturaliste, dénotée du lien qui est un composant fondamental du symbolique ?

Lorsque ces découvertes ont paru, une bouffée mémorielle m’est revenue, en la figure de ma grand-mère Emilie Lumbroso à qui je demandais  si j’avais le droit de manger les champignons, si appétissants que j’avais vus chez mes amies catholiques. Emilie m’a répondu : « oui, à condition que tu les prépares comme la viande, que tu les sales un bon moment, que tu les laves, etc. ».

Jusqu’à quel point, donc, peut-on prétendre que la pensée juive est spirituelle, qu’elle n’est pas branchée nature ?

Ainsi donc la tradition juive s’était posé la question : Ce qui se reproduit aussi vite qu’un champignon peut-il n’être qu’un simple végétal ?

Ou alors le champignon nous aurait-il caché durant des siècles, son hybridité. Y aurait-il là une marranité mycélienne ?

P.P.

Editorial : Radicalisme – Mal nommer les choses…

“Mal nommer les choses c’est ajouter au malheur du monde”
Albert Camus.

L’assertion de Camus n’a peut-être jamais été aussi pertinente qu’aujourd’hui, à propos d’un terme employé tous les jours.
Et le dévoiement de son sens, en effet, “ajoute au malheur du monde”.
Il s’agit du mot “radical” ou “radicalité”.
Son étymologie est “racine”, les dictionnaires précisant qu’il renvoie à l’origine et à l’essence d’une chose.
Ce qui dans notre actualité est dénommé “Islamisme radical” n’est ni objectivement ni univoquement un retour à la racine et/ou à l’essence de son texte sacré, le Coran. Si pour certains celà en est devenu une lecture, celle-ci alors serait bien restreinte et superficielle, comme tout niveau littéral de lecture, qui ratatine un texte et ramène la passion ou la soumission envers Dieu, à la simple violence et cruauté “fanatique’’. Rabattement de l’esprit sur la lettre, équivalant à une autorisation à transgresser l’interdit du meurtre et équivalant à une jouissance qui se métabolise en suicide actif ou passif.

On a vu ça au cours des siècles, et les peuples en ont payé le prix fort. Devrait-on y assister encore?

Comme tous les textes fondateurs, voire sacrés, le Coran fait bien l’objet de commentaires éclairés, interprétations polysémiques donc polémiques et divergentes. L’exemple le plus éminent est peut-être celui du pilier qu’en est le “djihad”, guerre sainte qui pour certains est métaphoriquement l’effort que chaque fidèle fait sur soi-même, tandis que pour les autres il serait au sens littéral la conversion imposée au monde par la guerre. Lectures opposées que j’ai apprises au cours d’arabe lorsque j’étais enfant dans mon pays natal, la Tunisie : Chaque enfant peut donc comprendre. De surcroît, il est clair que tout retour à l’origine proprement dite est impossible, voire qu’une telle tentative serait déraison.

C’est là juste une opinion, de ceux qui s’en réclament, c’est-à-dire un point de vue a minima réfutable, et au pire, erroné. Et de toute façon, mortifère. De quel retour à une interprétation unique des textes et à l’application littérale d’injonctions édictées à la racine, d’un djihad originel, nous parlerait-on, quand sont utilisées des armes déflagratrices contemporaines?
On a assez parlé de ces errances et autres anachronismes.

De surcroît l’Islam, comme toutes les grandes religions, n’est pas monolithique. Il est “divisé” entre courants spirituels, entre sunnisme et chiisme. Et quasiment “à ses racines” il ne peut être vu comme univoque et uni dans la totalité de ses rapports à la religion et de ses organisations. Et si les branches peuvent s’accorder plus ou moins sur le projet de convertir le monde, on ne voit pas comment elles s’accorderaient sur celui de tuer et d’assassiner à l’aveugle, risquant de tuer par là leurs propres fidèles.

Aussi nous en induirons que si certains qui se disent non pas musulmans, mais islamistes radicaux, persuadés qu’ils sont de détenir une vérité sur l’origine, la racine de l’Islam, nous ne pouvons qu’en faire le constat: qu’ils se désignent eux-mêmes comme islamistes radicaux. “Radicaux” sans nous. Car pour nous ce sont juste des extrêmistes. Pourquoi devrions-nous adopter leur vocable, leur autodénomination, qui dans une déformation abusive de la langue, confèrerait un certain lustre à des assassins?

Il est grave que par un curieux mimétisme similaire à de “l’identification – langagière – à l’agresseur” nous ayons avalé et avalisé sans recul ce vocable, sans le traverser par un minimum de réflexion critique.
Un terme est apparu, “Islam radical”, et il a été répété sans donner lieu à beaucoup de commentaires terminologiques, alors qu’on se souvient, par exemple, de tous les commentaires, en son temps, autour du terme “gauchiste”, ou d’autres…
Adopter cette dénomination des extrêmistes a, on le voit, un effet “performatif”, aussi le risque est grand qu’on finisse par penser collectivement que cette religiosité tueuse aurait un caractère, disons, sympathique, moral, voire romantique – et voila, les mots fabriquent des jeunes en quête de sens…

La mémoire politique de l’Europe y est qu’on le veuille ou non, sollicitée, suscitée, dans un écho lointain. En effet, “radical” résonne avec la dénomination d’entités politiques qui se sont imposées des remaniements, tel justement le Parti radical, qui a effectué au fil des décennies un certain nombre d’aggiornamentos. Aujourd’hui, le Parti radical est un parti modéré. Même s’il s’est éloigné de ses racines nettement à gauche, il conserve sa marque démocratique qui maintien le mot “radical” dans une connotation respectable. Par un amalgame plutôt inconscient, le risque est grand que ces acteurs en se réclamant d’un Islamisme “radical”, se parent d’une image quand même un peu de gauche, sympatique comme la jeunesse… qui aurait droit à l’erreur. Mais ce n’est pas Mai 68, qui n’a produit ni Ozar ha Tora, ni Charlie hebdo, ni le Bataclan, ni l’Hyper casher, etc.

De plus n’est-ce pas faire insulte à des concitoyens musulmans qui sont a minima désolés par cette image d’une religion qui présente comme les autres monothéismes que nous connaissons, tant d’aspects théologiques, historiques et culturels de tolérance, d’humanisme et de fraternité? Toutes les religions, jeunes ou moins jeunes ont connu ou connaissent des phases de dérapages et d’extrêmisme. L’Islamisme radical n’est pas un parti politique constitué, ni un terme déposé. La généralisation de l’emploi de l’expression en est donc d’autant plus étrange et les linguistes en feront peut-être avec les sociologues un objet d’étude approfondie. Ce qui est mal nommé Islamisme radical est bien un extrêmisme.

Nous en appelons donc à ce que cette appellation “Islamisme radical” cesse d’être employée benoitement, qu’on en mesure le risque sous-jacent. Qu’on arrête d’ajouter ainsi au malheur du monde. Et que chaque commentateur, chaque organe politique, chaque témoin, le dénomme à sa manière selon sa perception.

P.P.