Le réel de l’image du corps

Le réel de l’image du corps
De Cézanne à Bacon

« La nature est la passion que connut la véhémence de “Je suis“ impossible. » 1
Pascal Quignard

Prologue

Ce que la peinture nous apprend de l’espace, c’est son réel.

Du moins est-ce la thèse que je vais tenter de soutenir devant vous ce soir, en remerciant Marie-Jeanne Sala pour la confiance qu’elle me fait en m’invitant à intervenir dans le cadre de l’enseignement d’accueil de notre école qui, cette année, porte le titre de « S’orienter avec le réel, de l’art prendre de la graine ». C’est à la recherche de cette graine-là que je suis parti.

Je tiens au préalable à préciser les deux écueils à éviter.
Il ne s’agira nullement ici, premier écueil, de quelque chose qui, de près ou de loin, pourrait ressembler à une psychobiographie des deux peintres qui vont m’occuper, Cézanne et Bacon ; et encore moins, second écueil, d’une “psycho-analyse“ des tableaux sur lesquels, à l’occasion, je serai amené à prendre appui. Au contraire, choisir de me laisser faire, de me laisser questionner par ces œuvres d’art, ce n’est pas prétendre à un savoir quelconque sur elles, mais c’est au contraire me mettre à l’écoute de ce qu’elles peuvent me dire. C’est donc bien occuper une place d’analyste — mais en tant que, dans le savoir, tout analyste est fondamentalement un analysant.

Le chemin que je vous propose de parcourir commencera par un bref rappel des appuis précédemment élaborés. Je tâcherai, ensuite, d’aborder la subversion cézanienne, que Picasso qualifiait d’“inquiétude“2 — cette inquiétude qui, selon les dires de Picasso lui-même, aura fait de Cézanne son unique maître. Et c’est cette inquiétude que je suivrai jusque dans sa reprise baconienne, aussi dissemblables que peuvent apparaître ces deux peintres. Je terminerai en proposant quelques petites trouvailles que cet art m’aura peut-être donné l’occasion de faire.

I. Appuis antérieurs

Mes appuis sont au nombre de trois.

a) Le Fort-Da3, pour commencer, en ce qu’il nous offre une porte d’entrée évidente vers ce que pourrait être la topologie en attente chez Freud.
Chacun le sait, il s’agit d’un jeu inventé par le petit-fils de Freud en réaction au départ de sa mère. Il utilise une bobine qu’il lance par-dessus son berceau ; il lâche alors un de ses premiers signifiants : “O.O.O.“, qui est entendu comme “Fort“, ce qui veut dire “partie“ et, lorsque le jeu est complet et que la bobine réapparaît, il dit “Da“, ce qui veut dire “là, revenue“. Il y a dans le texte de Freud un point que les innombrables commentateurs de ce jeu ne reprennent que très rarement. Ce point modifie la topologie implicite à ce jeu. En effet, lorsque cet enfant joue, il se trouve non pas à l’intérieur du berceau, comme lorsque sa mère est là, mais bien à l’extérieur, à l’endroit qu’occuperait sa mère si elle était “là“. Et lorsqu’il lance la bobine en disant “partie“, il la lance de l’extérieur, où il se trouve, dans le berceau — et non pas du berceau au dehors. Ce n’est pas difficile à interpréter. Lorsque la mère s’absente, c’est l’enfant lui-même qui est “parti“ ! Extraordinaire topologie où l’enfant n’est que de là où il est vu.
Ce n’est pas tout. À peu près au même moment, et comme par hasard, cet enfant a un autre jeu à sa disposition. En se plaçant devant un miroir et en se baissant pour faire disparaître son image, il dit là aussi “Fort“ — parti. Avec son image, c’est lui qui est parti comme lors du départ de sa mère. Ce qui relie très fortement l’image de soi du petit enfant à la présence de cet Autre qu’est la “mère à l’occasion“, comme s’exprime Lacan.

b) Mon second point d’appui sera évidemment le fameux “Stade du miroir“4 de Jacques Lacan que tout le monde connaît. Je rappellerai très succinctement le dispositif de ce que j’appelle plutôt un “moment“ pour tenter d’y insérer ensuite deux ajouts, qui nous seront utiles lorsque nous aborderons plus directement la peinture.
L’enfant mis au miroir par Henri Wallon a le même âge que le petit fils de Freud, ils ont tous deux entre 6 et 18 mois. Porté par un adulte tutélaire et mis face à son image au miroir, l’enfant jubile : il anticipe l’unification de son corps en s’y reconnaissant. Mais, pour avoir la confirmation de cette reconnaissance, il doit se retourner vers l’adulte.

Nous avons donc à faire, là aussi, à une topologie subjective, qu’il est tout à fait essentiel de dégager dès le moment de son apparition. Car c’est précisément à ce “moment“ que se met en place la structure borroméenne de l’espace, structure qui n’est en rien naturelle. Dans la situation décrite par Wallon et Lacan, on trouve évidemment la dimension imaginaire, avec une image spéculaire que le plan du miroir offre en arrière dans un espace virtuel. Il y a aussi la dimension symbolique avec ce lieu de l’Autre vers lequel se retourne l’enfant, dimension symbolique parce que c’est de ce lieu-là que lui provient la nomination, condition de sa propre reconnaissance ; mais, comme on l’a vu avec le Fort-Da, c’est un acquis encore bien fragile, l’enfant disparaissant avec le départ de la mère. Il est donc possible de discerner dès ce moment les dimensions imaginaire et symbolique. Mais on peut tout aussi facilement y repérer une dimension supplémentaire, souvent omise, la dimension réelle. Au moment où l’enfant se retourne vers l’adulte, il cesse de voir son image et, sans pour autant pouvoir encore regarder l’adulte, il séjourne dans un lieu qui peut donner le vertige. Aussi fugace que soit cet instant, il est essentiel, car il structure la pulsion scopique autour de ce que j’appelle la “macula“5, cet instant de cécité qui ferme l’œil, si j’ose dire, le bordant ainsi comme zone érogène. Cette fermeture de la zone érogène, par retour de la pulsion, imprime sur le corps propre les premiers signifiants qui, comme le dit Lacan, “sont effacement de la trace“6 laissée par la chute de l’objet pulsionnel, dit objet (a). Fermeture qui peut ne pas se produire. J’en donnerai ici une première et rapide illustration : que sont, en effet, ces ampoules qui pendent dans les toiles de Bacon, si ce n’est justement des « yeux sans paupières »7 ?

À ces premières remarques il faut en ajouter deux autres.
Tout d’abord, le lieu de la nomination se dédouble entre celui qui nomme, la mère à l’occasion, et le lieu d’où celui-là nomme. Cette distinction structurale est importante, car elle distingue entre ce qui sera l’impact de la nomination sur l’enfant, comme fonction phallique de la langue, c’est-à-dire cette fonction qui reconnaît à l’enfant une valeur désirable pour l’autre, et le trou dans l’Autre qui le fonde à prendre la parole pour nommer l’enfant. C’est ce trou qui correspond au Nom-du-Père. Mine de rien, et dès le miroir, on retrouve ce que Lacan a théorisé, bien plus tard, dans son schéma8, à propos de la psychose de Schreber.

Ensuite, et d’une façon tout à fait éclairante pour ce qui en est de la peinture, il faut adjoindre à cette structuration borroméenne du stade du miroir ce que D. W. Winnicott9 a dégagé comme premier miroir : ce premier miroir de l’enfant, non spéculaire, c’est le visage de la mère. Ce qu’il regarde en voyant sa mère, c’est une première image de lui ; cette première image est certes sans reconnaissance, mais elle assure la présence de quelque chose qui en peinture s’appelle le fond. Or, cette question des rapports entre la figure et le fond est justement une de ces questions qui font l’inquiétude que partagent Cézanne et Bacon.

c) À ces deux points d’appui, il faut en ajouter un troisième, c’est-à-dire la perspective linéaire ou centrale théorisée au XVe siècle dans l’Italie de la Renaissance.

J’en rappellerai très rapidement ici les principaux traits.
La perspective, qui règnera en maître absolu dans la peinture occidentale jusqu’à Cézanne précisément, consiste à organiser, sur une surface à deux dimensions, l’espace subjectif, qui lui en a trois. L’espace subjectif, en effet, ajoute aux deux dimensions concrètes de la toile un plan virtuel, à l’arrière de la toile, dont la mesure exacte sera déterminée par la distance du regardeur à la toile. Ce dispositif définira trois points essentiels. Nous avons, d’une part, le point à l’infini dans la dimension symbolique de l’au-delà du miroir ; nous avons, d’autre part, le point marquant l’intersection de la ligne, reliant le regardeur à ce point à l’infini, avec la surface de la toile. Ce nouveau point inscrit le sujet au niveau même de la toile. Ce point de fuite, je l’appelle point du sujet. Enfin, nous avons le point de distance qui marque la distance réelle qui sépare le regardeur de la toile. Ces trois points reprennent la même structure que celle dégagée au miroir, mais en y modifiant quelque chose d’absolument essentiel. Alors qu’au miroir, il n’y a pas de point de fuite parce qu’il n’y a pas de point à l’infini, et que le sujet pour s’inscrire doit se retourner, dans une toile perspective, au contraire, le sujet est représenté sur la toile par le point du sujet, et n’a plus besoin de se retourner ; ainsi, l’espace change d’orientation, le lieu de la nomination ne provient plus de derrière, comme ce que Pascal appelait ces « pensées de derrière la tête »10, mais d’un point situé à la fois face au regardeur, mais en arrière du plan de la toile : sur le fond, justement. Ainsi, la figure apparaît pour un sujet sur le fondement de ce qu’il y a derrière elle, si et seulement si, le sujet a pu acquiescer pour son compte à ce que le miroir, dans ses trois moments, inscrit.

Il y a autre chose encore à souligner dans ce qui fût la révolution picturale apportée par la Renaissance.
La perspective succède aux images médiévales. Ces images étaient caractérisées par la présence de divers objets ayant chacun son lieu propre sur une même toile mais sans unification de l’espace d’inscription qu’ils partageaient. Le regardeur se trouvait en présence d’objets simplement contiguës, c’est-à-dire d’une succession d’énoncés sans sujet de l’énonciation, si ce n’est, sans doute, la présence divine elle-même. Cette présence extérieure au tableau réduisait celui-ci à une simple succession de métonymies.

À ce dispositif, la perspective en substituera un autre, dans lequel tous les objets ont maintenant leur lieu dans un espace, unifié et homogène. L’ensemble des énoncés constituent toujours un axe, l’axe métonymique des énoncés, parallèle au plan du tableau. Mais cette unification de l’espace permet à l’homme moderne de prendre directement sa place sur la toile ; et c’est précisément l’axe métaphorique de l’énonciation, perpendiculaire cette fois à la toile et représenté par la ligne de fuite. L’adresse est dès lors incluse dans le récit.
Ce dispositif remplace ainsi un espace médiéval, qu’on pourrait définir comme agrégatif, par un nouvel espace qu’on pourrait à son tour définir comme narratif.

Ajoutons une dernière remarque concernant ce nouvel espace. Sa structuration, par ce qu’on pourrait appeler, par un petit coup de force, les “coordonnées cartésiennes“ du plan, permettra l’accession à une singulière opération, fondamentale, et qui sera ce qu’aussi bien Cézanne que Bacon ne cesseront d’interroger. En effet, leur passion à tous deux était de questionner, avec inquiétude, les rapports entre la figure et le fond. Cette inquiétude apporte avec elle un questionnement notable : l’harmonie entre figure et fond ne serait-elle possible que grâce à un oubli ? L’oubli par le regard de la surface matérielle de la toile, comme l’enfant oublie l’espace réel où il se trouve, lorsqu’il se retourne ? Et si toute la peinture moderne, après l’apparition du sujet moderne, celui de l’énonciation, restait préoccupée par le réel de la toile, une fois que son oubli serait tout d’un coup devenu impossible ?

II. La subversion de Cézanne

En peinture, le réel de l’espace se donne à percevoir dans toute sa violence ; ainsi la toile semble tout d’un coup si fragile, qu’il s’avère impossible de l’oublier alors qu’elle aurait dû au contraire soutenir le sujet.
Ainsi est-ce ce réel-là, et son impossible oubli, qui constitue, à mon sens, la passion de la peinture à partir du XIXe siècle, en commençant bien sûr par Cézanne.

Cézanne quitte l’espace narratif issu de la perspective. C’est même le seul point qui intéressait Bacon chez Cézanne, en particulier dans les “Baigneuses“. Il quitte cet espace pour le questionner. N’oublions pas qu’il est le contemporain du Freud de la Traumdeutung. Comme lui, peut-être, il cherchait les conditions de la narrativité. Comme s’il avait tenu, évidemment sans le savoir, à répondre par avance à l’injonction freudienne, caractéristique de l’homme moderne : “Soll Ich war, soll Ich werden“11, soit “là où c’était que j’advienne“.

Cézanne ne nous dit-il pas : « Je vous dois la vérité en peinture et je vous la dirai »12 ?

Quitter l’espace narratif, c’est quitter l’ordre qu’assurait, depuis la Renaissance, les coordonnées cartésiennes des deux axes sémiotiques ; c’est aussi renoncer à l’appui d’un fond duquel surgissait tranquillement le motif.
Quitter l’espace narratif signifie que toute l’attention se concentrera dorénavant, non plus sur le récit, mais sur ce que Cézanne lui-même appelait “le motif“ : ce devant quoi se trouve mis le peintre. C’est le surgissement de ce motif dans l’espace de la toile qui constitue l’événement. Comme le dit un peintre contemporain, Gérard Garrouste, c’est la peinture qui fait le peintre13.
C’est cela la subversion cézanienne : la figure, dans l’événement de son surgissement, fonde le fond duquel elle se détache. Le fond se relève alors derrière un motif dont seule la structure assurera à l’ensemble une relative consistance. Mais, avec le fond se relevant à l’arrière, se produit aussi l’abandon de l’horizon comme point d’appui du sujet ; le motif est projeté vers l’avant ; et, en unifiant non plus l’espace, mais le matériau concret de la toile avec le matériau du motif, ce motif semble inclure, d’un même mouvement, l’espace où se trouve le regardeur. Ce qui est vrai tant pour les portraits que pour la nature dans les fameuses “Montagnes Sainte Victoire“.

a) Étudions un moment l’autoportrait intitulé “Portrait de Paul Cézanne“ (1862-1864, New-York, collection particulière).  CLIQUER ICI SVP

Deux points tout à fait remarquables nous arrêtent.

Premièrement, si l’œil gauche est torve, je ne considère pas, contrairement à Derrida14, que cela renvoie à la mort, mais au contraire à l’espace entre la vue et l’ouïe, puisque c’est à cet œil-là, et pas à l’autre, qu’est appendu la seule oreille représentée, la gauche : il n’y a pas d’oreille du côté droit ! Comme si Cézanne cherchait à peindre l’espace entre l’oreille et l’œil, entre le regard et la voix : c’est, me semble-t-il, à cet endroit qu’on peut repérer chez Cézanne ce qui sera aussi la passion de Bacon : le cri.

Deuxièmement, le regard semble bigler. Or ce n’est absolument pas vrai. Si l’on accepte, non de regarder le personnage droit dans les yeux, mais au contraire de se laisser regarder par lui, alors surgit cette inoubliable sensation de regarder, activement, mais par derrière nos propres yeux, comme si notre regard ne trouvait son appui que dans ce qui se trouve derrière nous, ce lieu qui nous est connu maintenant, le lieu symbolique de la nomination qu’à mis en place le stade du miroir.

Et si on tente d’établir un lien, même ténu et fragile, entre ces deux considérations, entre ce que Cézanne appelle avant Bacon des “sensations“, alors cette toile, où l’on est regardant de derrière, est aussi porteuse d’un cri, qui est un appel à la nomination : “Père, ne vois-tu pas que je brûle ?“15.

b) Considérons maintenant une autre toile consacrée cette fois à un paysage, par exemple n’importe laquelle des nombreuses “Montagne Sainte Victoire“.

La Montagne Sainte-Victoire vue des Lauves (1902-1904),
(Philadelphia, Museum of Art, Philadelphie).   CLIQUER ICI SVP

Paysage somptueux, mais dépourvu de traces humaines, sauf peut-être quelques cabanons, cette œuvre démontre bien que c’est la mise au jour de la structure de la montagne qui fait surgir le fond duquel elle émerge pourtant. Cette structure est faite, non de traits ou de contours, mais du contraste de valeur entre les couleurs.
« Quand la couleur est à sa richesse, nous dit Cézanne, la forme est à sa plénitude. »16.

Ces couleurs, en fonctionnant comme traits différentiels, forment une sorte de grammaire. À la place des énoncés, antécédant toute narration possible, il y a une quête : au-delà de toute assise géologique, en effet, c’est le regardeur qui est assigné comme seul soutien du paysage. Et il y est assigné en “corps propre“, si je peux dire, tant ce sont les articulations signifiantes de son corps qui seront mobilisées pour que puisse exister, dans son événement, la Montagne.

Cette identification du matériau (les couleurs) et du motif entraîne des conséquences qui seront ce que Bacon continuera de questionner.

D’abord, le fond est fondé par le surgissement de la forme du motif. Du coup, au lieu d’être repoussé à l’arrière de la toile dans un espace virtuel, comme dans une toile véritablement perspective, le motif est poussé au-devant de la toile de telle sorte que le regardeur, à son tour, est convié à venir à sa rencontre ; il plonge alors précisément dans cet espace qui le sépare de la toile, espace que le miroir nous a appris à reconnaître comme réel. Un réel d’autant plus inquiétant que, dorénavant, aucune nomination symbolique, venant de l’extérieur, ne peut plus surmonter ce que montre la toile, puisqu’il n’y a plus aucun point de fuite ou point du sujet.

Ensuite, cette entrée dans l’espace réel demande au regardeur (peintre ou spectateur) de mettre en jeu ses propres articulations signifiantes, c’est-à-dire la façon dont il a pu se bâtir un corps par l’usage que les signifiants auront fait de lui. C’est cela l’inquiétude de Cézanne, c’est cela la fragilité du motif. Même lorsque ce motif, on l’a vu, est un autoportrait.

Rilke y a été sensible et a su le dire : « il s’est représenté lui-même, {…} avec une humble objectivité, avec la foi et la curiosité impartiale d’un chien qui se voit dans une glace et se dit : “Tiens, un autre chien !“. »17.
Et aussi curieux que cela puisse paraître, c’est cela qui nous atteint, c’est cela qui nous regarde ; il nous fait partager ses sensations — et ses interrogations : “qui est donc ce “je“, au moment où il s’identifie ?“.
C’est ce point qui constitue sans doute le cœur de mon intervention : la peinture ne nous mène-t-elle pas dans ses parages archaïques de l’identification, du corps et de son image ?

III. La reprise par Bacon

Bacon n’appréciait pas plus que ça Cézanne. Il était cependant cézanien, nous dit Deleuze dans sa « Logique de la sensation »18. Bacon était cézanien. Pourquoi ? Par l’abandon de toute narrativité — même les « Baigneuses » se taisent.
Bacon avait, en effet, repris l’enseignement de Cézanne (à travers en particulier sa découverte de Picasso) parce que Cézanne, je le répète, avait délaissé toute narration. Il avait délaissé l’axe des énoncés, pour se consacrer aux conditions même de l’énonciation. Et, malgré le désespoir qui a pu envahir Cézanne dans sa solitude, lorsqu’il croyait : « reste(r) le primitif sur la voie qu’il a(vait) découverte » 19, c’est en empruntant précisément ce chemin que toute la peinture peut à bon droit se dire “moderne“. Et cela pour une raison déterminante, qui rapproche la peinture de la psychanalyse : avant toute narration, il y faut un sujet — qui se dédouble d’ailleurs, entre le locuteur et l’adresse. Et qui ne surgit qu’après coup.

Résumons-nous. La structure borroméenne du miroir a permis d’établir la structuration de l’espace qu’avait déjà théorisé la perspective. Mais une fois cette tâche accomplie, une nouvelle question ne pouvait manquer de surgir : car si « c’est le regardeur qui fait le tableau »20, comme s’exprime Marcel Duchamp, de quoi est-il donc fait, ce regardeur ?
Cézanne a ouvert la voie. Il a assigné au regardeur la responsabilité de soutenir la toile, celle-ci étant du même coup dépossédée de tout autre point d’appui extérieur.

Et venons-en à Bacon, en choisissant d’étudier, cette fois encore, deux de ses toiles. Ou plus exactement un tableau et le panneau d’un triptyque.

Considérons d’abord le tableau intitulé « Figure écrivant réfléchie par un miroir » datant de 1976 (collection particulière, Paris).   CLIQUER ICI SVP

Malgré le refus catégorique de Bacon de toute narration et de toute illustration, qu’il considère comme étant les deux pièges où peut s’égarer l’art pictural, cette toile est admirablement illustrative de ce qui peut se produire au miroir dès lors qu’un élément essentiel vient à y manquer, en l’occurrence, le regard extérieur de l’adulte qui, au miroir, vient à nommer le sujet. Son absence nous offrira l’occasion de quelques considérations intéressantes qui nous mènerons vers la conclusion.

Dans l’angle d’une pièce à la “profondeur maigre“21, un homme nu est assis, de dos, au côté d’un miroir qui est censé le refléter. Pourtant, il n’en est rien ; le miroir ne reflète pas, il montre une image qui, en l’absence de tout espace virtuel, ne se distingue pas du miroir lui-même : l’image est dans le miroir. Elle est, à un angle près, exactement ce qu’un observateur, justement absent de la scène, verrait du personnage : son dos.
Ce personnage écrit.
C’est saisissant ! Cette toile, sans aucun regard, met sous nos yeux le destin d’un personnage qui ne rencontre réellement pas son image au miroir, qui n’est vu que de dos, et qui, pour remédier à cette situation désubjectivante, tente d’écrire quelques lettres qui, de la table, glisseront au sol et ne renverront au personnage que son ombre — illisible.

Et ce n’est pas tout ! Entre le personnage et le miroir, au lieu même où la perspective inscrirait la distance entre la toile et le regardeur, on trouve une “forme informe“ qui relie entre eux les espaces, qui les agglutine ; et cela est d’autant plus net qu’à cette forme fait écho un cercle jaune, cercle qui fait partie de l’ensemble de ces signes souvent présents chez Bacon (flèches, cercle, barre, verre, cage, ampoule, parapluie) et que j’appelle les “signes diacritiques“. Ces signes ont pour tâche — on peut le constater sur cette seule toile — de représenter ce qui serait un signifiant si jamais il y avait eu l’autre signifiant d’un regardeur. Une preuve supplémentaire est clairement apportée par un autre fait, rarement rapporté : lorsque Bacon signe ses toiles, ce qui n’est pas toujours le cas, c’est par contre toujours …au dos de la toile.

L’absence, comme chez Cézanne, de point de vue extérieur, semble imposer à Bacon un fond fait d’aplats auxquels rien, absolument rien, ne peut s’accrocher. Dans la profondeur maigre, un voile passe, soit entre la figure et le fond (comme c’est souvent le cas, par exemple dans les toiles dites du “Pape Innocent X“), soit en arrière du personnage, ce qui a pour effet de le projeter en avant dans un espace si fluide qu’un regardeur y est convoqué, là aussi, en “corps propre“, comme étayage de ce qui est désespérément recherché : une surface pour la seule chose qui demeure encore des signifiants errants : des lettres.
En l’absence de ce nouage des dimensions par le regard de l’Autre du nom, et lorsque le corps est seul à sa présence, il l’est avec cette cruauté du réel, c’est-à-dire comme “corps sans organisme“, comme s’exprime en toute connaissance de cause Antonin Artaud22. Et, n’ayant pas été nommé, il “fuit“ au travers d’organes qui n’ont pu se fermer.

Venons-en maintenant à la seconde toile de Bacon. Il s’agit du panneau droit du triptyque appelé « Triptyque – À la mémoire de George Dyer », (1971, Collection Beyeler, Bâle).   CLIQUER ICI SVP

Nous nous trouvons ici mis en présence d’une structure absolument confondante d’évidence. Deux plans sont accolés ; ils peuvent être considérés tous deux comme des miroirs : l’un serait vertical et l’autre horizontal ; cependant, quelque chose vient démentir cette première impression : les deux images sont latéralement inverses l’une par rapport à l’autre et non pas par rapport à une figure dont, si elle n’était pas absente, on aurait pu voir deux reflets différents.

Dans l’une de ces images, le regard part vers la droite, alors que dans l’autre il va vers la gauche, divergence qui a comme conséquence d’annuler l’inversion spéculaire en nous montrant toujours le même profil : dans les deux cas, en effet, le profil aperçu est toujours celui de droite.
Deux autres points encore permettent de vérifier cette annulation du miroir et de ses conséquences.
Étrangement, les deux images sont comme adhérentes l’une à l’autre, à l’endroit précis où, en perspective, devrait se trouver la ligne, qu’on appelle “ligne de sol“, et qui assure justement la jonction des deux dimensions, verticale et horizontale. À la place de cette ligne, on retrouve ici aussi une “forme informe“ qui relie ce qui reste du corps commun aux deux images. Cette forme informe est une masse corporelle indistincte. Elle se répand là où, au miroir, se tiendrait celui qui, se retournant vers l’Autre, pourrait oublier cet espace au moment de se constituer comme sujet. Ce serait d’ailleurs une façon de lire une des toutes dernières notes que Freud a écrites : « La Psyché est étendue, ne le sait pas. »23. Ainsi, avec le retournement qui ne se produit pas, c’est l’oubli qui devient impossible. Pour y remédier, à la même hauteur, au niveau de la ligne de sol, court une sorte de rampe, étai, barre, subterfuge inévitable pour que les corps puissent se maintenir dans l’espace.

On pourrait dire de cette barre qu’elle serait la trace de ce que la fonction phallique n’aurait pas réussi à inscrire. Trace non effaçable, rendant inerte le signifiant. Alors que la barre saussurienne du signe rend la narration possible pour un sujet en lui faisant place au niveau de la chaîne des signifiants, elle est ici réduite à une simple barre sans métaphore. Et, si l’on considère le triptyque dans son ensemble, il apparaît que dans le panneau central des lettres sont, là aussi, convoquées pour former l’ombre du sujet ; alors que, dans le panneau de gauche, cette même barre ne supporte plus qu’un personnage couché, qui ressemble à un boxeur, et qui disparaît dans les deux autres parties du triptyque : son amant est décédé.

IV. Ce que la psychanalyse a à prendre comme graine de ce réel-là.

En l’absence d’un certain signifiant extérieur à la scène, c’est donc tout autre chose qui est appelé à prendre la responsabilité du rapport du réel du corps avec son image. Quoi ? L’espace comme parcours ? Peut-être. Ce moment où la trace ne s’est pas encore effacée dans le signifiant… Question difficile que j’essaierai d’aborder ultérieurement.
En tout cas, c’est ce que Bacon nous aide à questionner.

J’en veux pour preuve une notation, très rarement soulignée. Elle n’a probablement pas encore trouvé sa véritable signification. C’est quelque chose que Rilke, avec humour, avait déjà relevée chez Cézanne. Elle se retrouve aussi chez Bacon. Affrontés à leur image au miroir, ils semblent tous deux étonnés. Ils ne renoncent pas, ils cherchent. Ils cherchent, avec la plus grande simplicité, à exprimer les difficultés auxquelles un corps se trouve confronté si, bien qu’ayant acquiescé à la langue, ne leur provient pourtant rien de ce lieu du trésor des signifiants qui pourrait nommer leur image. Je cite Bacon : « Si je vais chez un boucher, je trouve toujours surprenant de ne pas être là, à la place de l’animal. »24.
Il s’agirait là de ce que je me risquerai à appeler, à l’aide d’un oxymore, une “identification asubjective“. Si jamais cela veut dire quelque chose, eh bien, cela proviendrait de cette stase où l’oubli de la surface support s’avère impossible. Il ne s’agirait pas de forclusion, puisque le Nom-du-Père a fonctionné, mais d’une identification à une image de corps qui n’aura pas été reconnue du lieu de l’Autre : identification singulière, sans sujet. Ou préalable au sujet. Ce qui peut se retrouver cliniquement dans certaines situations, les unes à l’issue d’une cure, les autres plus banales.

Ainsi, ce qu’on appelle la traversée du fantasme fondamental, obtenue en fin de cure, n’est-ce pas le retour à ce lieu d’avant le fantasme, là où l’image du corps est livrée à un réel innommable avant tout miroir ?

Ainsi, et plus banalement, cet oubli impossible de la surface, ou de l’écran, n’est-ce pas ce qui est d’expérience commune dans les rêves où apparaissent diverses scènes, s’emboîtant l’une dans l’autre, mais séparées par des sortes de verre ? Et ne retrouvons-nous pas cet impossible oubli, chez un rêveur qui, percevant qu’il rêve, reste cependant séparé du personnage le représentant dans ce qui est la narration du rêve ?

Et si ces images oniriques de traversée impossible étaient ce qu’avait trouvé le rêve pour figurer le réel comme impossible ?

Et puis encore, l’oubli du rêve, qui intervient si rapidement au réveil, n’est-ce, pas là aussi, une nouvelle rencontre avec cette barre, cette barrière de l’impossible ?

Survivre précocement à ces « grandes épreuves de l’esprit »25 et du corps, n’est-ce pas l’expérience commune au psychanalyste et au peintre ?
N’est-ce pas ce que Bacon appelle « son désespoir joyeux »26 ? Ce que je nommerai pour ma part, m’inspirant de Mélanie Klein, une « posture mélancolique »27 ?

« Là où un homme existe au péril de l’espace »28, dit justement Henri Maldiney : n’est-ce pas cela le péril de la psychanalyse ?

*****

Laissez-moi, pour conclure, apporter un témoignage.

Arrivé au bout d’une longue journée de travail, après avoir écouté les analysants confrontés dans la rencontre analytique au réel de leur espace psychique, eh bien, je me sens, moi, comme ayant été incorporé et aspiré dans une toile de Nicolas de Staël, par exemple.
Appelons-la : “Agrigente“.

Roland J. MEYER
01.04.2018
Paris

NOTES

1. Pascal QUIGNARD : Sur le Jadis, Gallimard, Folio, p. 40.
2. Pablo PICASSO : « Conversation avec Picasso », dialogue avec Christian Zervos, Cahiers d’art, 10e année, nos 7-10, 1935,
cité par John Elderfield, in, “Lecture du monde“, Catalogue de l’exposition “Portraits“ de Cézanne, Paris, Gallimard, pp.13-39.
3. Sigmund FREUD : « Au-delà du principe de plaisir », traduction française, Essais de Psychanalyse, Paris, Payot, 1967, pp.
13-20 et nouvelle traduction, 1981, pp. 49-56.
4. Jacques LACAN : « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », Écrits, Paris, Seuil,1966, pp.93-100.
5. J’emploi ce terme dans un sens opposé à son usage classique en ophtalmologie où il désigne au contraire un lieu de concentration des cônes (et particulièrement son centre nommé fovéa) permettant une acuité maximale de la vision en éclairage diurne. Ne serait-ce pas là le sens des derniers mots de Goethe : « Mehr Licht », plus de lumière ? Je remercie Pauline Fourcaut d’avoir attiré mon attention sur ce point.
6. Jacques LACAN : Séminaire XIII, « L’objet de la psychanalyse », leçon du 20 Avril 1966.
7. Fabrice HERGOTT : « La chambre de verre », in Catalogue de l’exposition Bacon au Centre Georges Pompidou, Paris,
1996, p. 61.
8. Jacques LACAN : « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.
571.
9. Donald W. WINNICOTT : « Le rôle du miroir de la mère et de la famille dans le développement de l’enfant », traduction
française, Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975, pp.153-162.
10. Blaise PASCAL : Pensées (310), Paris, Flammarion, 2008, p. 127.
11. Sigmund FREUD : Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, XXXI, traduction française modifiée, Paris,
PUF, 1984.
12. Paul CÉZANNE : in, Émile Bernard, Souvenirs de Paul Cézanne et lettres, lettre du 23, Octobre 1905, p. 114 de la version
accessible sur le site Gallica (Internet).
13. Gérard GARROUSTE : “Ma peinture, c’est de l’étude“, interview sur le site Le Magazine d’Akadem, 28 Mars 2018.
14. Jacques DERRIDA : Mémoires d’aveugle, l’autoportrait et autres ruines, Paris RMN/musée du Louvre, 1990, p. 61, cité
par Xavier Rey, in Catalogue de l’exposition “Portraits“ de Cézanne, Paris, Gallimard, pp.44-46.
15. Sigmund FREUD : L’interprétation des rêves, traduction française, Paris, PUF, 1967.
16. Paul CÉZANNE : in, Souvenirs de Paul Cézanne et lettres, p. 161, de la version accessible sur le site Gallica (Internet).
17. Rainer Maria RILKE : Lettres sur Cézanne, Paris, Seuil, 1991, pp. 74-75, cité par John Elderfield, op.cit.
18. Gilles DELEUZE : La logique de la sensation, Paris, Seuil, 2002.
19. Paul CÉZANNE : in, Souvenirs de Paul Cézanne et lettres, op. cit. p. 114.
20. Marcel DUCHAMP : référencé dans L’ingénieur du temps perdu, Paris, Belfond, p. 122.
21. Gilles DELEUZE : op.cit., par exemple p. 59.
22. Antonin ARTAUD : Œuvres complètes, Paris, Gallimard.
23. Sigmund FREUD : Résultats, idées, problèmes, Paris, PUF, 1985, p. 288.
24. Francis BACON : in, David Sylvester, Francis Bacon, Entretiens, traduction française, Paris, Flammarion, 2013, p. 60.
25. Henri MICHAUD : Les Grandes Épreuves de l’Esprit, Paris, Gallimard, 1966.
26. Francis BACON : in, David Sylvester, op.cit. p. 10.
27. Roland MEYER : « Le miroir revisité », communication orale donnée au Colloque de l’EPSF, intitulé « L’étoffe d’un
corps », qui s’est tenu à Paris les 18 et 19 Mars 2017.
28. Henri MALDINEY : Regard Parole Espace, Paris, Cerf, 2012, p. 169.

BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE

Didier ANZIEU : Le corps de l’œuvre. Paris, Gallimard, 1981.

Michel ARCHIMBAUD : Entretiens (avec Francis Bacon), Paris, Gallimard, Folio, 1996.

Émile BERNARD : Souvenirs de Paul Cézanne et lettres, version accessible sur le site de Gallica.

Gilles DELEUZE : Francis Bacon – Logique de la sensation, Paris, Seuil, 2002.

Sigmund FREUD : ° L’interprétation des rêves, traduction française, Paris, PUF, 1967.
° Essais de Psychanalyse, traduction française, Paris, Payot, 1967, et nouvelle traduction, 1981.

Peter HANDKE : La leçon de la Sainte-Victoire, traduction française, Paris, Gallimard, Arcades, 1985.

Jacques LACAN : Écrits, Paris, Seuil, 1966.

Henri MALDINEY : Regard Parole Espace, Paris, Cerf, 2012.

David SYLVESTER : Entretiens avec Francis Bacon, traduction française, Paris, Flammarion, 2013.

Donald D. WINNICOTT : Jeu et réalité, traduction française, Paris, Gallimard, 1971.

Le miroir revisité

LE MIROIR REVISITÉ 1

“Comme ce trou au centre de la phrase, le dos reste un obstacle.“ 2
Claude ROYET-JOURNOUD

I. INTRODUCTION

Pour commencer d’aborder ce qu’il en est de l’ « étoffe d’un corps », ce très joli thème qui nous rassemble ce week-end par la grâce de l’EPSF, je vous propose d’entamer cette matinée par une promenade sur le chemin d’un « Miroir revisité ».

Je ne convoquerai pas Gaëtan de Clérambault et sa passion des étoffes, ou plutôt pour les “voiles“, ce qui est quand même d’une certaine actualité ; je ne convoquerai pas non plus Simon Hantaï, le peintre des pliages.

Je m’avancerai sur ce curieux “praticable“ que constitue la cure analytique.
Curieux, il l’est, car il se présente comme étant à la fois immédiatement clinique et théorique ; curieux, il l’est aussi, parce que c’est sur ce praticable que deux corps viennent à se rencontrer, alors qu’on n’y trouve mystérieusement qu’un (sujet de l’) inconscient. Comment cela peut-il se faire ? À quoi répond cette singularité ?

*

Il est possible de rendre compte de ce cheminement par où se trouvent convoqués deux corps mais un seul inconscient. C’est même pour un analyste une manière de rendre compte de son acte — c’est-à-dire une manière de rendre compte de la façon dont il s’inscrit lui-même dans ce praticable, ou en d’autres termes, de rendre compte de la façon dont il s’y compte : on pourrait dire : « corps et parole », comme on dit “corps et âme“.
Notre point de départ sera donc ce corps de l’infans qui, du fait de sa prématuration, est plongé pour survivre dans un espace déterminé par les lois du langage. Ces lois munissent le sujet d’une structure topologique, ce qui lui permet d’exister.
Et c’est exactement cette topologie que le dispositif analytique permet de parcourir.

Pour effectuer ce rapide survol du dispositif analytique, je vous propose :
°de commencer par une lecture renouvelée du Fort-Da, ce moment que Freud a su génialement isoler en observant son petit-fils, Ernst (qui de façon assez intéressante pour notre propos, sera son seul descendant mâle à devenir psychanalyste3) ;
°de continuer par une lecture borroméenne du « stade du miroir », cette “balayette“ qui a permis à Jacques Lacan de rentrer et de sauver la psychanalyse ;
°de considérer, ensuite, les conséquences, pour un corps vivant, d’être pris avec un autre corps dans le champ de la langue ;
°ce qui nous permettra dans un quatrième temps, d’éclairer ce champ du grand Autre comme champ du transfert dans la rencontre avec un analyste et son corps.
°On pourra alors conclure provisoirement sur ce que peut être l’étoffe d’un corps.

II. LE FORT-DA

En 1920, Freud publie « Au-delà du principe de plaisir »4 dont le second chapitre est consacré à une difficulté d’ordre économique : comment comprendre que des névroses traumatiques, aussi bien que le jeu de l’enfant — deux cas apparemment si antithétiques — puissent avoir en commun une sorte d’anomalie : de mettre le principe de plaisir en défaut ?
Plus précisément, comment expliquer que l’enfant puisse trouver du plaisir à rejouer, et à rejouer encore, la scène où sa mère s’absente, et de surcroît en se contentant le plus souvent de la première partie de son jeu, omettant la seconde, qui est plus rarement jouée et qui, pourtant, est plus facile à comprendre puisqu’elle met en scène le retour de la mère ?

Est-ce que l’accès à une certaine maîtrise par l’activité, ou encore l’expression d’une certaine agressivité de rétorsion, suffisent à définir le gain qu’un tel jeu ne peut manquer de produire ?

À la lecture attentive du texte de Freud, certes consulté en français, mais dans les deux traductions différentes publiées chez Payot5, on découvre que la topographie de ce jeu y est essentielle.
Car, contrairement à ce qui est le plus souvent implicitement inféré par une lecture rapide, l’enfant lorsqu’il joue au Fort-Da ne se trouve pas dans son berceau mais bien au-dehors, et la bobine qu’il lance, ce n’est pas à l’extérieur de son berceau qu’il la lance — mais au contraire à l’intérieur. C’est à l’intérieur du berceau que la bobine disparaît, et c’est alors que le « o-o-o-o » — “parti“ — riche de sens apparaît.
Qu’est-ce que représente la bobine ?
Si elle représente la mère, la bobine disparaît (et la mère avec) précisément à l’endroit où l’enfant se trouve… là quand la mère est présente ! Délicieux croisement du là et du quand.
Si elle représente au contraire l’enfant, alors c’est à son tour de disparaître là où pourtant il se trouve bien lorsque la mère est revenue. Voilà en quoi l’on peut dire que la bobine appartient à cette classe d’objets que Lacan appelle « ambocepteurs ». Dans son jeu, la bobine passe de l’un à l’autre des deux personnages sans rencontrer de bord : on y reconnaît la propriété unilatère d’une bande de Mœbius.

Mais à parcourir cette topographie, ce qu’on pourrait aussi appeler une « corps et graphie », cela nous confronte à une difficulté, déjà soulignée : quel peut être le gain de plaisir clairement obtenu ?
On peut faire l’hypothèse que ce qui est acquis, c’est l’incorporation du symbolique par l’absence, puisque ce qui s’absente — “parti“ — n’en demeure pas moins localisable dans un espace identifiable et bordé, celui du berceau. Le signifiant « o-o-o-o » peut apparaître et le trou bordé de l’absence peut organiser la topologie du sujet. Ce premier signifiant “représente le sujet auprès d’un autre signifiant“, ce fameux : « da », marquant gaiement le retour de la mère avec la bobine. C’est cette “paire ordonnée“ que met en place le jeu, s’il est considéré dans son ensemble.

Lorsque la bobine est retirée du berceau, elle est ramenée à l’endroit qu’occupe la mère lorsqu’elle est présente et que l’enfant se trouve dans son berceau ; mais, au moment où l’enfant joue, c’est lui qui occupe la place de la mère et qu’il peut lâcher son « Da », comme s’il disait : “voilà où je suis !“
Ainsi, le jeu du Fort-Da borde l’absence, structure l’espace et situe le sujet dans son désir.

À un an et demi, précise Freud, ce jeu décrit le moment structural où l’enfant se conquière comme sujet en conquérant une organisation proprement topologique de l’espace où s’articulent le corps propre et les signifiants. En effet, il n’est pas difficile de reconnaître
– dans « oo » et « da », deux signifiants primaires, S1 et S2
– dans la barre du berceau qui sépare les lieux, la barre saussurienne du signe
– et même l’objet (a) dans la bobine, qui deviendra l’objet cause du désir.

On peut alors en conclure que le jeu du Fort-Da correspond au plongement d’une bande de Mœbius, complétée de son objet bobine, dans l’espace trivial. En quoi, il participe à la naissance du sujet par la mise en place de S◊a, la structure du fantasme.

Mais ce n’est pas tout. Dans une note de bas de page6, rarement commentée me semble-t-il, Freud ajoute que l’absence peut venir frapper l’enfant lui-même ! Et cela, je vous le donne en mille : au miroir ! Texto. C’est en s’observant au miroir que l’enfant découvre qu’il peut aussi se faire disparaître, et questionner par là sa propre absence au regard de la mère, sans pour autant s’absenter à lui-même, ce qui est un acquis essentiel. Remarquons que ce sont ces même phonèmes qui surgissent, tout en s’appliquant cette fois non à sa mère mais à lui-même, c’est-à-dire à un autre objet, ce qui prouve que l’opposition phonématique, embryon du signifiant, fonctionne déjà de façon métonymique.
Ainsi, en mœbianisant l’espace, le jeu du Fort-Da assure l’accès au symbolique et permet l’apparition du signifiant dans ses deux fonctions : métonymique et métaphorique.

Le jeu du Fort-Da, complété du miroir, comporte déjà les diverses dimensions qui se révèleront être celles de l’Imaginaire, du Symbolique et du Réel.
C’est ce que nous allons considérer en nous tournant maintenant vers le miroir du stade lacanien.

III. LE STADE DU MIROIR

Écrit en 1936 pour le premier Congrès de psychanalyse auquel participa Lacan, celui de Marienbad, où il fut d’ailleurs interrompu par Jones, remanié, intégré dans l’édition de 1938 des « Complexes familiaux dans la formation de l’individu »7, puis à nouveau exposé au Congrès international de Zürich en 1949, « le stade du miroir »8 a une longue histoire qui va de Henri Wallon9 jusqu’à son développement ultérieur chez Lacan dans ce qui s’appelle le « schéma optique »10.

Considérons ici seulement la version simple dite du « stade du miroir » publiée dans les « Écrits »11, sans omettre pour le comprendre d’y adjoindre le complément que Lacan lui apporte dans « De nos antécédents »12 de ces même « Écrits ».
Ce moment « d’insight configurant »13, je le considère personnellement bien plus comme un moment que comme un stade :
« le stade du miroir est un drame, nous dit Lacan, dont la poussée interne se précipite de l’insuffisance à l’anticipation »14.

C’est le moment où le jeune enfant âgé de 6 à 18 mois — c’est-à-dire au même âge que le petit Ernst lors du Fort-Da — fait cette expérience jubilatoire de percevoir son image au miroir et de s’y reconnaître selon des modalités dont la description nous intéresse toujours 70 ans plus tard.

L’enfant, encore soumis à l’incoordination motrice, se trouve mis par un adulte en face d’un miroir qui le capte par son image. Contrairement aux animaux, même aux mammifères supérieurs, il s’y arrête. Il s’y suspend.
Il est nécessaire de souligner que cette image, aussi importante soit-elle, n’est pas le tout de ce “stade“. Dans ce que j’appellerai un “moment“, trois phases sont à distinguer, qui ont chacune leur importance et leur particularité. Tout d’abord, l’enfant perçoit une image unifiée d’un corps qui est le sien mais dont il n’a pas encore la maîtrise, et c’est la jubilation ; ensuite, délaissant l’image qui le constitue comme objet au regard de l’autre, l’enfant se retourne vers cet Autre qui vient de cautionner cette perception par une nomination.
Souvent, on s’arrête là ; pourtant il y a une troisième phase, le plus souvent éludée — mais non pas par Wallon15. Cette phase est tout à fait essentielle car elle s’insère entre la dimension imaginaire de l’espace spéculaire et la dimension symbolique de l’Autre, c’est la troisième dimension : au moment du retournement, l’enfant n’observe déjà plus son image au miroir mais ne rencontre pas encore cet Autre qui vient d’intervenir par une nomination, il y a un instant d’aveuglement. C’est la dimension impossible propre au réel — le fameux “fading“.
De plus, une fois retourné, l’enfant tel qu’il est regardé, est alors parfaitement homéomorphe à son image : il peut s’identifier à la façon dont il est vu par l’autre.
On peut dire de ce “stade“ exactement la même chose que du « temps logique et (de) l’assertion de certitude anticipée »16, puisqu’on y retrouve les même scansions : il y a le temps de (se) voir, le moment de recevoir (de l’Autre) et, entre les deux, l’instant de fading. Instant où, entre l’image et la nomination, l’enfant ne voit absolument rien. C’est cet instant de cécité qui, inscrivant une béance au niveau du regard, lui confère son dynamisme pulsionnel.
Mais il y a plus encore. De la même façon que dans le jeu du Fort-Da se met en place la topologie mœbienne nécessaire à l’intégration du corps dans l’espace organisé par les signifiants, de même les trois registres du nœud lacanien sont repérables dans ce dispositif au miroir : l’imaginaire de la reconnaissance spéculaire, le symbolique de la nomination par l’Autre et le réel du rien qui suspend le regard dans le retournement.

Il n’est certainement pas fortuit que ces deux expériences précoces se situent au même âge. Il s’agit au contraire d’une donnée structurale où se vérifie ce dire de Lacan :
« la topologie n’est pas faite “pour nous guider“ dans la structure. Cette structure, elle l’est »17

et il ajoute aussitôt :
— comme rétroaction de l’ordre de chaîne dont consiste le langage. »18

C’est ce qui nous incombe de déplier maintenant.

IV. L’ÉTOFFE D’UN CORPS

Partons de nos acquis.
Par cette “méthode de réduction topologique“19, nous en arrivons enfin à la question que pose le titre de notre colloque : « L’étoffe d’un corps ».
Cette question est d’autant plus intéressante que, dans la cure, on l’a vu, c’est non pas à un corps que nous avons à faire, mais à deux.

L’étoffe au sens topologique se définit comme l’ensemble des propriétés intrinsèques d’une surface :
« L’étoffe correspond à la surface topologique intrinsèque »20.

Le corps d’un sujet est déterminé par le lieu de l’Autre, autrement dit par la langue. Il est comparable à une surface immergée dans un espace.
C’est exactement ce que nous dit Freud dans une de ses dernières réflexions, en 1938 :
« La psyché est étendue, n’en sait rien »21.

L’étoffe du corps d’un sujet est donc définie par ses propriétés intrinsèques, c’est-à-dire sans considération d’aucune anomalie qui pourrait surgir du fait d’être immergée dans un espace qui lui est extrinsèque.
Ce qui est remarquable, c’est que se produisent alors des “singularités“, ce qui veut dire des ruptures dans la continuité d’une fonction. Ces singularités sont même nécessaires pour une organisation subjective de l’espace…

La topographie rigoureuse du jeu de l’enfant, comme la topologie du moment au miroir, nous ont enseigné que le corps d’un sujet n’atteint à son étoffe, pourtant intrinsèque, qu’en étant immergé dans un espace qui lui est cependant extrinsèque : cet espace est celui qui est défini par la dimension supplémentaire qu’est le lieu de l’Autre.

Au moment où le jeu donne à l’enfant accès au signifiant, l’épreuve du miroir instaure le lieu de l’Autre. Quand le jeu mœbianise l’espace, le miroir le borroméanise. Deux modalités topologiques différentes s’avèrent ici nécessaires, qui correspondent à deux types d’objet différents : les surfaces et les nœuds, ces deux moments de l’enseignement topologique de Lacan. Étudier le passage des unes aux autres serait intéressant, mais déborderait considérablement mon propos.

Quoiqu’il en soit, l’infans et son corps se trouvent plongés dans cet espace spécifié d’une dimension supplémentaire : l’espace de l’Autre en tant que lieu de la langue. L’espace de la langue est à deux dimensions, disons : l’axe métaphorique et l’axe métonymique. Il détermine les liens que le sujet entretient avec son corps en l’insérant pourtant dans un espace qui, lui, est à trois dimensions. Il y a donc passage d’un espace à deux dimensions à un espace à trois dimensions. Il y a acquis d’une dimension. Ce qui présente une première difficulté.
La question n’est pas commode — et se complique. On l’a vu, dans le Fort-Da, l’enfant se constitue un espace en complémentant une bande de Mœbius d’une sorte de rondelle qui est représentée par la bobine. C’est la définition même du Cross-Cap. Mais le Cross-Cap est précisément un de ces objets dans lequel “la 4ème dimension est déjà impliquée nécessairement“22 et dont le plongement dans notre espace à 3 dimensions s’avère impossible. Comment s’y prendre, alors ? Il y a une façon d’y remédier, c’est ce que les topologues appellent “l’immersion“ en la distinguant du “plongement“.
Cette immersion produit une cascade de conséquences.

Ce qui est important de souligner, c’est que ces propriétés ne sont repérables qu’à partir d’une dimension autre : ainsi, la fourmi bien connue se promenant sur la bande de Mœbius ne se rend compte de rien, contrairement à un analyste… Immerger un corps avec ses propriétés intrinsèques dans un espace supplémenté, ou diminué, d’une dimension, cela produit des singularités qu’on appelle extrinsèques. Pour le Cross-Cap, il s’agit de la ligne d’autotraversée, dite aussi “ligne sans point“, supplémentée d’un point dit “hors ligne“. Il est tentant de comparer la barre du berceau dans le jeu de l’enfant à cette ligne sans point, derrière laquelle chute le point bobine.

Cette dimension est soit supplémentaire, soit oubliée, mais elle reste propre à l’espace d’immersion, l’Autre. Cet Autre nécessaire à un corps parlé pour être vivant.

Maintenant, une nouvelle question se pose : quelles sont les singularités exigibles, non pas au niveau du sujet, cette fois, mais au niveau de cet Autre incarné que le miroir met en place, pour que le sujet puisse être immergé dans un tel espace ? Soulignons au passage l’importance de cette question, de cette rencontre, pour ce qui concerne le temps des entretiens préliminaires.

V. LE CHAMP TRANSFÉRENTIEL

Ces singularités sont facilement repérables aussi bien au niveau de l’espace du Fort-Da qu’au moment du miroir. Elles semblent être au nombre de 3.
Reprenons l’algèbre lacanienne et appelons-les : S(A), ƒ() et NdP.

Muni de ces opérateurs nous pouvons revenir, une fois encore, au Fort-Da. La barre du berceau, déjà comparée à la ligne sans point du Cross-Cap, offre aussi une certaine consistance à la barre saussurienne qui, entre le signifiant et le signifié, laisse filer indéfiniment l’objet, rendant inatteignable le savoir hégélien : c’est ce qui s’écrit S(A).
Le lieu où se situe l’enfant pendant qu’il joue est celui-là même que la mère a laissé vacant par son absence, absence qui pour n’être pas néantifiante doit être bordée par le Nom-du-Père.
Quant au berceau lui-même, c’est le lieu où retournera l’enfant, retrouvant son éclat phallique d’objet du désir de sa mère retrouvée.
Opérons de la même façon pour le stade du miroir. L’image spéculaire, moment partiel de l’épreuve au miroir, brille du même éclat phallique pour l’enfant — qui jubile ; sa nomination par l’Autre l’intégrera dans « le champ de la parole et du langage », ce lieu Autre est soutenu par l’oubli du dire qu’est le Nom-du-Père :
« Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend »23 ;

quant à l’instant de cécité, de fading, c’est la trace du signifiant qui manque.

Nous avons là un espace spécifique qui comporte les singularités produites par l’immersion de deux corps. Cet espace, c’est l’espace du transfert. C’est-à-dire ce lieu où le praticable de l’analyse se met en place et, du même mouvement, crée l’espace pour qu’un sujet, devenant analysant, puisse parcourir à nouveaux frais l’ensemble de ses singularités. Ce en quoi consiste précisément une cure analytique.

Un inconscient, donc, mais deux corps. Il y faut une rencontre avec un analyste, muni lui aussi de son corps. Ce corps dont on ne parle jamais.

VI. LE CORPS DE L’ANALYSTE

Les trois singularités repérées comme étant produites par l’immersion d’un corps dans l’espace de l’Autre s’appliquent bien évidemment tout autant à l’analyste, tel qu’il se trouve engagé dans chaque cure.
Ce que j’avance, c’est que ces singularités sont exigibles pour tout sujet venant en place d’analyste.
« l’analyste doit payer quelque chose pour tenir sa fonction. Il paie de mots — ses interprétations. Il paie de sa personne, en ceci que, par le transfert, il en est littéralement possédé. Toute l’évolution présente, nous dit Lacan en 1960, de l’analyse en est la méconnaissance. »24

Pour permettre un maniement correct de la cure, ce sont ces singularités qui sont opérantes dans l’espace transférentiel, équivalent à l’espace de l’Autre. Ce sont elles qui éclairent la question du désir de l’analyste et de la passe.
On pourrait dire, paraphrasant et inversant, non pas Simone de Beauvoir, mais l’empereur romain Constantin : “On ne devient pas analyste, on l’a toujours été.“ Mais comment ?

Ce que la cure de l’analyste lui aura permis de parcourir, ce sont précisément ces trois singularités que nous avons dégagées tant dans le jeu qu’au miroir.
En ne pouvant faire autrement que de demeurer suspendu au miroir à cet instant de cécité, à ce moment de manque de signifiant, du fait peut-être d’un décalage entre le lieu de l’Autre et l’origine de la nomination, le sujet qui se révèlera être analyste, une fois effectuée son analyse, sera en “état“ — sans se soutenir d’aucun “être“ — de tenir ouvert l’empan qui étale les trois points singuliers que nous avons décrits :
° le Nom-du-Père, devenant cette question : “de quoi l’analyste est-il le nom ?“
° la fonction phallique, comme organisateur des liens entre le corps et la langue
° et le signifiant du manque de signifiant.

VII. CONCLUSION

C’est seulement à la condition de demeurer dans cet espace, en y étant comme assigné dans son fauteuil, que l’analyste pourra se laisser traverser par les signifiants qui, quoique lui venant de l’analysant, ne se sourcent, à sa grande surprise, que dans le champ de son non-savoir à lui. Insu qui est le complément nécessaire, dans le champ transférentiel, au “sujet supposé savoir“.

Et condition absolue pour obéir à cet impératif :
« l’interprétation doit être preste pour satisfaire à l’entreprêt »25,

permettant au dire de rester oublié, comme acte, derrière ce qui se dit, même s’il ne s’entend pas.

Pour conclure, je proposerai sous forme de Witz une définition de ce que serait “l’étoffe d’un analyste“ : ne serait-il pas en effet un “demeuré“26 — au miroir ?

De cette position au sens kleinien du terme, et précisons-le, non spéculaire, il en tire ce que l’on pourrait appeler une gaie mélancolie, marquée non pas par l’ombre de l’objet, mais par celle de la barre du signifiant manquant. Toujours advenant.

Roland J. MEYER
Paris, 2017.

NOTES

1. Ce texte a servi de support à la communication orale donnée au Colloque de l’EPSF intitulé « L’étoffe d’un corps » qui s’est tenu à Paris les 18 et 19 Mars 2017.
2. Claude ROYET-JOURNOUD, La Finitude des corps simples, Paris, P.O.L. 2016, p. 17.
3. Indication donnée par Élisabeth ROUDINESCO, Sigmund FREUD, en son temps et dans le nôtre, Paris, Seuil, 2014, Collection Points, p. 574.
4. Sigmund FREUD, « Au-delà du principe de plaisir », Essais de Psychanalyse, Paris, Payot, 1981, pp. 49-56.
5. Sigmund FREUD, « Au-delà du principe de plaisir », Essais de Psychanalyse, Paris, Payot, 1967, pp. 13-20 et nouvelle traduction, 1981, pp. 49-56.
6. Id. p. 53 de la nouvelle traduction.
7. Jacques LACAN, « Complexes familiaux dans la formation de l’individu », Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, pp.23-84.
8. Jacques LACAN, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », Écrits, Paris, Seuil,1966, pp.93-100.
9. Henri WALLON, Les origines du caractère chez l’enfant, Paris, PUF, 1949.
10. Jacques LACAN, « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », Écrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 647-684.
11. Jacques LACAN, Écrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 647-684.
12. Jacques LACAN, « De nos antécédents », Écrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 647-684.
13. Jacques LACAN, id, p. 69.
14. Jacques LACAN, « Le stade du miroir », id. p. 97.
15. Henri WALLON, id. pp. 223-224.
16. Jacques LACAN, « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », id, pp. 197-213.
17. Jacques LACAN, « L’Étourdit », Autres Écrits, id. p. 483.
18. Jacques LACAN, « L’Étourdit », id.
19. Jacques LACAN, « Le stade du miroir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 98.
20. Jean-Michel VAPPEREAU, Étoffe, accessible sur le site Internet “Gaogoa.free.fr“, p. 47.
21. Sigmund FREUD, Résultats, idées, problèmes, Paris, PUF, 1985, p. 288.
22. Jacques LACAN, Séminaire IX, L’identification, leçon du 16 Mai 1962.
23. Jacques LACAN, Autres Écrits, id, p. 449.
24. Jacques LACAN, Séminaire VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 337.
25. Jacques LACAN, « Télévision », id, p. 545.
26. Expression dont je suis redevable à Marc-Léopold LÉVY.

La psychanalyse est-elle une histoire juive ?

par Roland Meyer

Je voudrais commencer par une histoire[1]. Ce n’est pas une histoire drôle, mais c’est une histoire juive — par ce côté de « trait d’esprit », ce que Freud appellera Witz, où le tragique s’allie si intimement à l’humour.

Un de nos grands sages, un rav — comme Léon Ashkénazi l’aura été après la guerre pour le judaïsme français — un de nos grands sages donc demande un jour à ses élèves : « qu’est-ce qui est arrivé de plus tragique dans l’histoire du judaïsme ? ». Première réponse : la Shoah ? Humble, notre rav fait non de la tête ; alors l’Inquisition ? Non plus. La destruction du Temple ? Pas plus. Personne ne trouve ; il dit alors : la chose la plus terrible qui est arrivée au judaïsme c’est qu’on en ait fait une religion !

À Paule Pérez

 

« Le judaïsme est-il une religion ? »

Telle est une première déclinaison possible de notre question initiale. Mais au nom de quoi, pourquoi diable, si j’ose dire, un psychanalyste est-il légitimé pour intervenir sur un tel thème ?

Ne serait-ce pas, au contraire, la psychanalyse elle-même qui serait une histoire juive ? Et sa pratique, une façon laïque d’être juif ?

 

I. Les mathématiques

Mais alors, on pourrait croire que je vais parler de judaïsme ! Ou même de psychanalyse ! Eh bien, non ! Ou peut-être. Mais ce dont je vais parler, pour commencer, c’est de mathématiques ! Ou plus exactement je vais essayer de compter jusqu’à 3. Ce qui n’est pas si simple.

C’est même un minimum : celui de nos Patriarches — Abraham, Isaac et Jacob ; celui aussi de Freud — qui a décrit la psyché par deux triades successives, d’abord « le Conscient, le Préconscient et l’Inconscient », puis « le Moi, le Surmoi et le Ça ». Deux structures organisant l’espace psychique, deuxtopiques : souvenons-nous de cette formule, je tâcherai d’y revenir. Zakhor !

 

II. La paracha

 

Une Paracha (celle de la semaine où je m’essayais à ces réflexions, Nombres 22:2-25:9) met en scène un prophète, Bil’am, et son ânesse. Je ne me lancerai pas ici dans le commentaire de cette paracha, si étrange à première vue ; je vous renverrais plutôt à celui de Rivon Krygier paru sur Akadem ; je voudrais cependant souligner quelques points d’étrangeté susceptibles d’attirer l’attention d’un analyste.

Cette ânesse, en effet, peut très bien figurer l’inconscient, car elle voit, contre le prophète des nations lui-même, ce qu’il s’efforce d’ignorer depuis le départ (nombreux sont les humains comme lui). Elle ne sait dire que « non », comme sait si puissamment le faire l’inconscient (même s’il « ignore la négation ») dans les diverses conduites d’échec que nous connaissons bien, par exemple, ou dans ces rêves fréquents et répétitifs d’empêchement. Elle pourrait ainsi être du côté du « ça », ce réservoir pulsionnel freudien que le moi cherche à contenir ; mais en plus, elle parle : ce qui est la définition même de la vérité selon Jacques Lacan. Non seulement elle sait s’écarter du chemin, du « holech », pour la Loi, la « halacha » (même racine), mais encore elle fait subir au prophète un sort curieux : elle lui écrase le pied. Bil’am est boiteux ! Il claudique ! Certes un représentant de cet équidé (cet animal pourrait donc être considéré comme un « shiffter ») accompagnait déjà Abraham (ce père si multiple) au mont Moria, mais c’est plutôt à Jacob que l’on pense ici, Jacob le boiteux, tel Œdipe au pied enflé !

Voilà un point déterminant qui, commun au judaïsme et à l’hellénisme, se trouve aux deux sources de l’éthique freudienne : la boiterie. Ce point va nous retenir.

 

III. Le mythe : Oedipe

Nous avons déjà rencontré ce 3 ; ça commence évidemment par le fameux complexe d’Œdipe : maman, moi — et (disons) papa ! Ça coince vite, mais c’est quoi ? Voyons cela d’un peu plus près.

Pourquoi Freud a-t-il été dans la nécessité d’aller chercher dans ce mythe grec la mise en place de la structure de l’âme, de la nefesh ?

Revenons brièvement sur cette histoire à coucher dehors. Un oracle, Tirésias, lui qui s’y connaissait assez bien en matière de jouissance, puisqu’il avait connu tant la jouissance féminine que la jouissance masculine, ce qui est quand même un exploit qui devait se payer par la cécité, Tirésias, donc, prédit au roi de Thèbes — Laïus, on pourrait presque dire le premier fétichiste de la parole — que son fils l’assassinera ; pour ne point avoir à subir un tel sort Laïus se débarrasse de ce fils auprès d’un de ses pasteurs qui refilera l’enfant, non sans l’avoir blessé au pied, au pasteur du roi d’à côté qui, sans enfant, finira par l’adopter. Et c’est aussi sur un chemin, bien des années plus tard, qu’Œdipe fuyant son destin rencontre ce père ignoré et …le tue. Où ?

 

IV. Le juif, femme de l’histoire

Cet homme tue son père à la croisée des chemins, à une fourche qui écrit un Y inversé, telle le lieu (makom) même de l’invisible, celui du sexe de la femme entre les cuisses ; or, le mot lieu en hébreu — מקם — est non seulement l’un des noms de Dieu, mais il désigne aussi… le sexe de la femme ! Féminité de Dieu, donc : et génie du judaïsme — qui à mon avis est l’une des sources tant de l’antisémitisme que de l’interdit de la représentation sur laquelle nous aurons à revenir ; mais aussi féminité comme source commune de l’antisémitisme et de la misogynie ; ce qui me fait avancer cette idée devant vous : « le juif est la femme de l’histoire », ce devant quoi ne recule évidemment pas la Tora qui elle-même fait d’Israël la femme de Dieu.

Donc, être juif, c’est recevoir un nom en un lieu, mais un lieu vide (ce qui ne peut qu’évoquer la Cabale de Louria). Je dirai qu’il n’y a pas de nomination sans un lieu pour l’inscrire, pas de nomination sans l’espace pour la recevoir : nous revenons à notre topique ! Pas de nomination sans passage, tel Moïse et la Mer des Joncs, ou Jacob et le Yabok ; pas de passage sans Hivrit — ת‘עבר —, pas sans corps donc et pas sans meurtre.

C’est en tout cas là, la thèse de Freud lorsqu’il réduit, dans « L’Homme Moïse et la Religion Monothéiste »[2], « la religion à l’état de névrose de l’humanité »[3] et qu’il affirme que comme tout mythe celui-ci recèle « un noyau de vérité historique »[4] : ce qui désigne le meurtre de Moïse par les Hébreux eux-mêmes, ce peuple à « la nuque raide » ! Il ne faut pas prendre cette thèse à la légère, non seulement parce qu’il s’agit de celle de Freud, mais aussi parce que ce penseur génial consacrait encore ses dernières forces, à plus de 80 ans, à écrire cette thèse… pour lutter contre le nazisme.

C’est la nécessité structurale du meurtre dans la constitution de l’espace psychique qui nous ramène, « d’une main forte », aux points communs qui existent entre le mythe d’Œdipe et le récit biblique. Nous venons d’en dégager un, il y en a d’autres — sur lesquels je vais m’attarder.

 

V. Retour au mythe : Isaac

Œdipe, donc, sur le chemin de Thèbes, croise son vrai père, ou plutôt son géniteur, sans le reconnaître naturellement et, sans intervention tierce, sans paroles, le tue ; ce mythe du meurtre originaire reliant père et fils nous renvoie évidemment à un autre mythe originaire — car il n’y en n’a pas d’autres —, celui qu’on appelle tantôt « sacrifice d’Abraham », et tantôt « ligature d’Isaac », que pour ma part je préfère désigner par l’expression de « sacrifice d’Abraham », voici pourquoi. Abraham prend son unique avec lui, accompagné on l’a vu d’un âne et de deux jeunes gens, il monte au mont Moria après avoir ligoté Isaac, qui sur le chemin lui parle pourtant et lui demande : « où est l’agneau du sacrifice ? » (Gn. 22,7) Son père répond que Dieu pourvoira et, en effet, au moment où le meurtre, non pas du père comme dans l’hellénisme, mais du fils, manque de s’accomplir, un bélier se présente, un bélier qui se substitue non pas au fils, car cela aurait dû alors être un agneau, mais un bélier, soit le père de l’agneau.

 

Tout semble s’inverser entre les deux mythes, une analyse structurale serait à mener à la suite de celles de Lévi-Strauss, ce qui dépasserait très largement les limites de ces quelques notes ; un point cependant est clair : le lien entre père et fils est nécessairement fait d’une coupure, d’une césure, de ce « meurtre » que Freud a théorisé : nécessairement, terme à entendre ici avec Lacan, « ce qui ne cesse pas » ! Ce qui, pour un certain christianisme, et pendant longtemps, a débouché sur cette singulière « idée » du peuple juif comme du peuple déicide !

La psychanalyse est donc une histoire juive, je veux dire constituée d’un lien très particulier entre récit et structure, entre parole et Loi, entre haggadah et halacha…

 

VI. La coupure

De quoi est donc faite cette coupure ? Ou qu’est-ce que son effectuation crée comme surface ? Immanquablement, cela fait penser à la circoncision, cet acte de l’alliance. Evidemment ! Mais comme je suis dans la filiation freudienne, je ne peux m’empêcher de penser au courage de Freud qui, jeune médecin de la bourgeoisie viennoise du 19ème siècle, a su entendre l’injonction de ses jeunes femmes hystériques qui lui intimaient l’ordre de se taire afin qu’elles puissent, elles, parler ! Et il se tut, appliquant ainsi à la lettre ce verset biblique : « Tout ce dont parle Hashem, nous le ferons et nous l’entendrons. » (Ex. 24,7).

Circoncision donc, ou en termes analytiques : « castration symbolique » ; mais que dire alors de la circoncision des femmes, ou encore de leur castration ? Eh bien, là aussi, la psychanalyse est une sacrée histoire juive.

Que nous dit le texte biblique ? Saraï, l’épouse d’Abram, est stérile ; son nom se termine par un yod ‘ ; cette lettre qui est la 10è lettre de l’alphabet et qui, en guématria, a une valeur 10, deux fois cinq — jusque là, on suit — ; elle comporte donc un double ה, dont la valeur est 5, cette lettre ה qui est justement la marque du féminin dans la grammaire hébraïque. Saraï est donc à la fois une femme et l’autre femme : toute la femme ; celle dont justement chaque femme a à se départir sous le visage habituel de la mère ; Saraï, tant qu’elle est La femme, toute entière, reste stérile, elle cherchait à être « La Femme qui n’existe pas »[5], ainsi que s’exprime Lacan, avec tout l’enseignement de la psychanalyse.

Coupure donc ici aussi, mais du féminin, cette fois ; double effet de marque, d’ailleurs, du féminin, puisque ce ה perdu n’est pas si perdu que ça, car il n’aura de cesse que d’aller se loger jusqu’au cœur du nom d’Abram qui deviendra Abraham grâce à ce rajout ; rajout qui inscrit bien, contrairement à une solide tradition d’orthodoxie, la circoncision comme marque du corps de l’homme, du masculin, par son acceptation du féminin — en lui ; on peut peut-être dire que la cicatrice sur le pénis est ce ה qui passe et qui s’écrit… Naissance de l’écriture !

Ainsi, il n’y a pas de rapport au père qui ne soit marque sur le corps ; toute la question de la filiation est ici en jeu, ce que la psychanalyse nous apprend à reconnaître à la fois comme cette bisexualité universelle et comme étant fondée sur l’exception qu’est le Nom du Père ; « Nom-du-Père » qu’il ne faut surtout pas confondre avec le patronyme, mais qui est à comprendre avec Rabbi Nahman : « ne demande pas ton chemin à celui qui le connait, tu risquerais de ne pas pouvoir te perdre ! »

 

VII. Boîter n’est pas pécher : le corps

Ce n’est pas tout. La question du nom et du corps, cette question de la féminisation de la lettre, de la féminisation apportée par la lettre, est sans doute un des points cruciaux par où la psychanalyse est décidément une histoire juive.

Le texte biblique nous renseigne ici encore. Il n’y a pas qu’Abraham qui change de nom, il y a aussi Jacob, son petit fils. Ce Jacob, qu’on a appris à reconnaître comme le boiteux de service dans la Tora.

Ce Jacob, préféré de son père Isaac, encore lui, eh bien au moment de passer le Yabok, ce fleuve que je vous propose de lire comme la traversée que toute analyse menée assez loin permet de faire, à ce moment de traversée, il va être marqué, chacun le sait, dans son corps et dans son nom ; car il est blessé au nerf sciatique, il est touché au guid hanaché — הנשהגיד — expression hébreue que je vous propose de traduire à la lettre comme tendon de la féminité, et c’est cette féminisation qui donnera à Jacob son nouveau nom d’Israël. Tout comme Sigmund Freud, qui a choisi de ne plus se prénommer Sigismund, mais Sigmund, laissant ainsi dans les dessous le phonème isis comme Israël.

La psychanalyse est donc toujours une soumission à la loi de la coupure, de la séparation, de la nomination, de l’alliance avec l’Autre ; ce qui se trame nécessairement dans le vif du corps, un corps qui contrairement à ce que l’on a tendance à penser, croyant par là invalider la psychanalyse, mais critique allant de fait à l’encontre de toute son expérience, un corps qui, loin d’être délaissé, est marqué au vif de la lettre, ainsi que le judaïsme l’a toujours soutenu. C’est pourquoi l’amour du judaïsme est sa capacité à transmettre le Nom, et ce nom est un trou situant le corps.

La psychanalyse est une histoire juive ; mais on peut dire aussi que la psychanalyse est héritière du judaïsme — en donnant à cela un contenu plus précis.

 

VIII. L’histoire du sujet

L’hypothèse que je formule ici est celle-ci : si l’on peut dire que le judaïsme a transmis au monde une « histoire », cette histoire est celle du sujet. Notion qui semble naturelle, qui semble aller de soi : sujet du roi, sujet grammatical, sujet de l’histoire, sujet de rédaction ; mais ce qu’a apporté le judaïsme, et cela très tôt, c’est l’idée que la notion de sujet,loin d’être naturelle, est une conquête, une traversée du désert — מדבר —, cette sorte de désêtre qui définit chacun d’entre nous dans et par ses rapports aux mots : une sorte de conquête d’un Zuiderzee mental comme s’exprimait Freud,une naissance à la division ! Quels sont les premiers sujets de l’histoire juive ? Abraham dans sa singularité, et Moshé dans sa création collective, Moshé dont le nom en miroir signifie justement le Nom : השמ.

Je vais illustrer cette notion de « naissance à la division » par des remarques psychanalytiques, l’une que nous devons à Freud, et l’autre à Lacan.

 

IX. Le fort-da

La première concerne le petit Hans, non pas celui du célèbre cas de phobie infantile publié par Freud[6], mais de son petit-fils, prénommé lui aussi Hans, et qu’il a su observer alors que cet enfant n’avait qu’un an et demi. C’est l’histoire de la bobine, le fameux Fort-Da.

Que fait cet enfant ? Pendant l’absence de sa mère, première expérience de l’objet d’amour perdu, il entame son entrée dans le langage et joue à lancer une bobine en disant fort, terme qui en allemand veut dire parti comme sa mère, qui estpartie à ce moment-là, puis rappelant la bobine à lui, il criedavoilà ! Il crie pour dire : vayadavar lemor :  למר דבר‘ו! Bien sûr, il y va là de l’apparition d’une des premières oppositions phonématiques, et par la grâce de Freud[7], nous assistons à l’accès de cet enfant à la langue et au symbolique ; mais la plupart des commentateurs sont passés à-côté d’une autre remarque incidente de Freud, pourtant essentielle. Lorsque Hans joue en l’absence de sa mère, il se trouve à l’endroit où celle-ci se trouve, elle, lorsqu’elle le couche, lui, dans son berceau, et la bobine qu’il joue à faire disparaître et réapparaître est lancée non pas dans la pièce mais dans le berceau, c’est-à-dire à l’endroit où l’enfant se trouve lorsque sa mère est présente ! On ne peut ignorer l’importance de ce qui est en jeu là : l’enfant n’accède à la parole que lorsqu’il se trouve au lieu laissé vacant par sa mère absente — une sorte de shabbat maternel, cette mère suffisamment bonne dans les termes de Winnicott —, mais en lançant la bobine (qui le représente) dans son berceau, c’est-à-dire à l’endroit où il se trouve, lui, lorsque sa mère, présente, le borde !

L’enseignement de cette vignette clinique est crucial : l’enfant humain n’accède à la parole qu’avec la perte d’un objet, la perte de l’origine — cet א qui ne commencera pas la Tora, laissant la place au ב, au grand dam des autres lettres selon le Zohar — mais de plus à la condition qu’une organisation spatiale très particulière soit mise en place : là où je suis, elle n’est pas là ! Retenons cette formule : ce sera non seulement la formule que Lacan déploiera quant à la définition cartésienne du lieu du sujet, mais aussi la question que Moïse posera à Dieu au Mont Horeb (Ex..3, 14).

X. Le stade du miroir

Venons-en à la seconde notation clinique. Il s’agit du non moins fameux stade du miroir[8] de Jacques Lacan (inspiré par Henri Wallon).

Le petit humain, entre 6 mois et 18 mois, se montre très intéressé par cet étrange objet qu’est un miroir — et à ce qui s’y reflète. Contrairement aux animaux, y compris les mammifères supérieurs, il remarque son image, s’y arrête, suspendu, jubile même et, constatant qu’il n’y a rien derrière, se retourne vers l’adulte qui le porte ou l’accompagne ; ce moment est décisif, l’adulte attestera du lien fait d’étrangeté entre l’enfant et sa propre image, et cela en le nommant. Nous retrouvons donc ici le corps et le nom, mais avec deux autres points qu’il faut souligner. D’abord, premier point, il y a l’intervention d’un lieu extérieur au regard entre l’enfant et son image, cet Autre symbolique comme lieu nécessaire à l’humanité, cet autre qui est derrière lui, comme l’analyste dans la cure, et qui, comme le dit l’hébreu, est à la fois autre et derrière : רחא ; ensuite, second point, il y a ce moment bref mais fondamental de cécité où l’enfant, se retournant, ne peut plus voir ni son image ni son Autre. Ce moment d’impossible à voir est aussi ce que le judaïsme, à défaut de l’avoir dégagé comme impossible, l’a mis en place comme interdit avec la dernière des vigueurs — et c’est là une autre des sources de cet interdit de la représentation qui est, au fond, ce qui nous occupe depuis le début. Le judaïsme est presque une histoire psychanalytique…

 

IX. La topologie

Il n’y a donc de sujet possible qu’avec cette organisation par la parole de l’espace psychique, je dis espace, au sens le plus strict, car cet espace obéit à une logique des lieux. Nous retrouvons ce qui avait été posé au début de ces réflexions comme ne devant pas être oublié : une topique. Cette topiquemise en place par Freud et développée par Lacan sous le vocable plus barbare de topologie avec, entre autres, sa fameuse trilogie à lui, le Réel, l’Imaginaire et le Symbolique.

Cette science topologique, qui est une des branches de la mathématique, peut rendre compte de ce qui est exigible pour l’organisation de la psyché ; il faut savoir en effet compter jusqu’à trois : imaginons-nous avec un corps sans dos…, c’est-à-dire dans un espace à deux dimensions ! Cela fait froid …dans le dos.

Dans le judaïsme, ce savoir de l’espace est fondé sur l’interdit de la représentation ; à mon avis, si cet interdit est central, c’est parce qu’il vise à empêcher, ou au moins à limiter, le fétichisme du sujet, ce fameux moi avec lequel chacun d’entre nous entretient les rapports les plus passionnels, à le limiter et à le lier à l’autre.

Cela se vérifie jusque dans l’expérience concrète de l’espace en Israël où aucun centre ne vient ériger une référence : ni clocher, ni minaret ; comme aussi dans l’espace du cabinet où il est coutumier d’entendre qu’il n’y a personne ; comme ce vide qui a stupéfié Pompée lorsque, arrivant à Jérusalem, il a pénétré dans le saint des saints. Lui aussi aurait pu s‘écrier : « ce n’était que çà ! »[9]

XII. La perspective

Cheminant sur la crête entre Loi et espace, je voudrais terminer cette étape en prenant une autre perspective encore ; et traiter justement de la perspective, ou du moins de la perspective linéaire, que nous devons à la renaissance italienne et tout d’abord à Brunelleschi, artiste accompli, peintre et architecte, entre autres, du Dôme de Florence[10]. Science de l’espace donc, et l’un des moments de l’histoire du sujet que nous tentons d’écrire.

Une toile, un tableau, est fait pour capter le regard du spectateur ; en captant le regard du spectateur, la toile le situe dans un lieu très précis de l’espace, elle le situe en tant que regardé par, et de, ce point situé à l’infini où, dit-on, toutes les parallèles se rejoignent.

Ce point perspectif est le lieu de possibilité du sujet ; mais selon la façon dont est traité ce point à l’infini, il peut assigner le sujet à lui-même, le fixant hors du temps, sans devenir — et c’est cela qui tombe sous le coup de l’interdit de la représentation. Mais si l’on considère que ce point est de l’ordre de ce qui toujours est à venir, que ce point est fondamentalement celui de l’incomplétude radicale de l’Adam, alors nous nous situons au centre même de l’apport du judaïsme : celui justement d’ôter tout centre assignable. Hashem est autant un lieu qu’un nom.

 

XIII. Judaïsme est psychanalyse

Ce qui nous ramène à notre propos : la psychanalyse est-elle une histoire juive ?

Le sujet est donc toujours non pas ce qu’il est mais ce qu’il devient — et c’est, soulignons-le au passage, ce qui le rend responsable même de ce qu’il est amené à subir ; c’est cela la portée de l’extraordinaire adage freudien, adage qui résume tout le trajet d’une cure analytique : Wo Es war, soll Ich werdenlà où c’était que j’advienne. Mais comment, pour des oreilles juives, cet adage ne résonnerait-il pas avec cette réponse que Dieu fait à Moïse : éhyé asher éhyé — ה’ה אשרהיה (Ex. 3, 14) —, je serai ce que je serai, dit-il encore…

La psychanalyse est bien une thérapie par la parole, unetalking cure comme s’exprimait l’une des premières patientes de Freud, une téroupha תרופה, hapax (Gn. 31, 34) qui, dans la Bible, reprend le terme grec en l’hébraïsant : c’est par l’introduction de la lettre פ, symbolisant la parole, dans la Tora, loi du commentaire, que la psychanalyse est bien une histoire juive.

 

Conclusion

Pour conclure, je ne peux m’empêcher de reprendre deux « histoires », car les mots d’esprit sont au collectif ce que le rêve est au sujet, et si selon le mot même de Rabbi Hisda : « Un rêve qu’on n’a pas interprété est comme une lettre qu’on n’a pas lue », j’ajouterai qu’un mot d’esprit qui ne se transmet pas est comme une bouteille à la mer.

Il s’agit de Mr Katzman qui, las des propos antisémites que son patronyme entraîne, demande au bureau de l’état-civil de bien vouloir changer son nom ; l’employé, membre sans doute de la LICRA ou du MRAP, acquiesce sans difficulté et se propose alors de traduire son nom, katzchat; man, homme et lui annonce, tout heureux : « vous vous appellerez dorénavant Mr Shalom ! » Ins(is)tance de la lettre…

Pourtant une autre histoire me retient encore un instant. J’ai commencé par un laïus, je voudrais terminer par unechamaillerie.

Il était une fois, dans l’Israël antique, un homme plein de bonne volonté désirant apprendre le Talmud de manière déjà très moderne, c’est-à-dire rapidement ; il se présente à Shammaï et lui dit : « Rabbi pourrais-tu m’apprendre le Talmud en un mot ? » Révolté, Shammaï le chasse. Notre homme, persévérant, va alors consulter Hillel et lui fait la même demande ; celui-ci réfléchit longuement et lui répond : « étudie ».
R. M.

 

[1] Retranscription légèrement remaniée d’une communication orale faite au Séminaire (massorti) d’Études Juives, organisé par le Rabbin Yeshaya Dalsace, le 7 Juillet 2012.

[2] Sigmund Freud : L’Homme Moïse et la Religion Monothéiste, Gallimard 1986.

[3] Ibid. p.132.

[4] Ibid. p. 74.

[5] Jacques Lacan, par exemple : « La femme, ça n’ek-siste pas. » Séminaire. XXII, p. 64, leçon du 21 janvier 1975.

[6] Sigmund Freud, “Analyse d’une phobie chez un petit garçon de 5 ans (Le petit Hans), in Cinq Psychanalyses, PUF 1970.

[7] Sigmund Freud, Chapitre II d’ « Au-delà du Principe de Plaisir », in Essais de Psychanalyse, Payot 1981.

[8] Jacques Lacan, “Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je“, in Écrits, Le Seuil, 1966.

[9] Comme Marie Cardinal, in Les mots pour le dire, Grasset 1975.

[10] Hubert Damisch, L’Origine de la Perspective, Champs Flammarion 1993.

Au-delà de la suture

par Roland Meyer

La formule canonique du mythe, ou « Au-delà de la suture[1] » !

À propos de L’anthropologie de Lévi-Strauss[2] et la psychanalyse sous la direction de Marcel Drach et Bernard Toboul
Dans un échange téléphonique préparatoire à cette soirée, Marcel Drach m’a déjà permis de faire un lapsus… ce qui n’est quand même pas malvenu lorsqu’il s’agit de l’inconscient (, vide ou pas !). Au lieu de parler de la formule canonique du mythe, je lui ai parlé de la formule canonique du manque ! Et c’est la Chose même ! On peut remarquer au passage, pour continuer à plaisanter un peu, que cet énoncé reste fidèle à l’abréviation qu’emploi Petitot –FCM–, dans son article qui a fait date : « Approche morphodynamique de la formule canonique du mythe[3]. »

Pour rentrer maintenant dans le vif de mon sujet, ce lapsus a condensé deux éléments ; d’une part, ma conclusion, qui donne son titre à mon intervention : « Au-delà de la suture » et, d’autre part, cette FCM qui m’a servi de fil conducteur pour la lecture de ce recueil que chacun, j’en suis convaincu, s’accordera à trouver particulièrement riche, varié et invitant à la pensée.

Ce recueil est particulièrement riche en ce qu’il traite d’un sujet déjà vaste, « L’anthropologie de Lévi-Strauss et la psychanalyse », et qu’il n’hésite pas à convoquer des champs de savoir aussi différents, apparemment, que la philosophie (avec l’existentialisme, Derrida et Heidegger), la linguistique (avec naturellement Saussure, Jakobson et d’autres), la phonologie, l’esthétique, aux côtés de l’anthropologie évidemment et de la psychanalyse.

 

Pourquoi avoir choisi d’écarter l’apport des mathématiques[4] ?

Un tel parcours, cependant, offre à chacun de multiples occasions d’errer ; je vais vous proposer rapidement celui qui s’est imposé à moi.

Le développement que j’ai cru pouvoir y repérer pourrait être scandé par quelques citations, en m’excusant de ne pas pouvoir ici nommer chacun des contributeurs.

« L’essentiel, nous dit Zafiropoulos, (est) d’assumer le débat et son progrès sur l’éminente question du structuralisme de Jacques Lacan » (M. Zafiropoulos, p. 83). Marcel Drach lui succède et nous dit que « le champ sémantique du mythe est le surplus de signification » (M. Drach, p. 154). Nous sommes donc dans la dimension du symbolique, un des apports de Lévi-Strauss à Lacan.

Si, comme l’affirme Rechtman, « la logique structurale suppose l’affranchissement de la subjectivité » (R. Rechtman, p. 194), on sent bien en quoi la psychanalyse est concernée au premier chef par le structuralisme, et donc par le champ symbolique dont il a dégagé les lois de composition interne, ce que l’énoncé d’Annie Tardits précise : « Les lectures croisées de Lévi-Strauss, Lacan et Mauss autorisent sans doute le psychanalyste à penser que le concept psychanalytique de phallus pourrait l’éclairer. » (A. Tardits, p. 217)

Et ça devient un peu plus « clinique » : « Ces deux temps du traumatisme supposent une inversion des termes et des relations pour pouvoir constituer une structure. » (A. Vanier, p. 256)

Mais, comme le note Bernard Toboul, « le manque, concept allogène pour le structural, mais héritage essentiel de l’existentialisme, fonctionne, externe-interne au système. » (B. Toboul, p. 278)

En conséquence, et « à l’instar de la crise des fondements des mathématiques dont l’article de 1931 est une scansion notoire, on peut dire que le concept de structure a été mis en crise par la mise à jour de la suture qu’elle opère. La thèse du manque, initialement existentielle, a été déplacée en quelque sorte, de l’être à la structure. Elle y est maintenue, mais à partir d’une fermeture —la suture— qui dénonce la béance première dans les suppléances mêmes qui viennent la recouvrir. » (B. Toboul, p. 306)

C’est ainsi, continue Toboul, que « s’il y a structure, c’est plutôt sur le mode de l’enveloppement embryologique que de l’oppositivité saussurienne. » (B. Toboul, p. 321)

Dès lors la conclusion, double, s’impose : « le phallique, qui focalise le symptôme et le Discours de l’inconscient, est alors ferré en son point cardinal. Alors, seulement, il est isolé et peut lui être opposé une cessation de son règne exclusif. » (B. Toboul, p. 322)

Et, « si l’équivoque est efficace, il nous est désormais permis d’ « errer ». » (B. Toboul, id)

 

Nous sommes arrivés au terme du déploiement de ce numéro de Recherches.

On le voit, nous étions partis de la nécessité du structuralisme, et nous débouchons d’une certaine façon sur son dépassement.

Dépassement que je voudrais questionner avec Marcel Drach, Bernard Toboul, Bertrand-François Gérard et vous.

 

Après ce premier survol, revenons à notre point de départ.

On l’a vu : « l’essentiel (est) d’assumer le débat et son progrès sur l’éminente question du structuralisme de Jacques Lacan » (M. Zafiropoulos, p. 83). D’emblée je me suis senti en accord avec la fermeté de cet énoncé, qui se trouve au début de notre recueil. Et c’est à cette tâche que j’aimerais contribuer avec ce que mes moyens me permettent.

Et cela concerne d’autant plus la psychanalyse que « la logique structurale suppose l’affranchissement de la subjectivité. » (R. Rechtman, p. 194)

Avec l’ « affranchissement » de la subjectivité, on voit déjà surgir la question archi-classique du statut du sujet pour le structuralisme, de la soi-disant mort du sujet. Or, il n’est pas trop difficile de résoudre cette question. « Affranchissement » désigne ici une opération particulière, paradoxale, à savoir —à la fois et en même temps— l’idée que la structure s’impose à tout sujet, donc à aucun en particulier ; et pourtant que, seul, le sujet, un par un, est comme tel appelé à en répondre. Cet apparent paradoxe logique est un opérateur, que j’appelle opérateur d’inversion ; il a été le fil rouge qui m’a permis de me repérer dans ma lecture.

Le phallus ne relève-t-il pas de l’analyse structurale ? Et de laquelle ?

Annie Tardits déploie clairement et aisément les notions lévistraussiennes de « mana », de « signifiant flottant », de “valeur symbolique zéro“, de « signifiant à l’état pur », de « surplus de signification » : tous concepts issus du manifeste du structuralisme qu’est l’ « Introduction (que Claude Lévi-Strauss a donnée) à l’Œuvre de Marcel Mauss » et elle y repère une « ombre théorique ». Mais elle continue : « Les lectures croisées de Lévi-Strauss, Lacan et Mauss », on l’a vu, « autorisent sans doute le psychanalyste à penser que le concept psychanalytique de phallus pourrait l’éclairer. » (A. Tardits, p. 217)

Voilà introduit, si j’ose m’exprimer ainsi, un des concepts qui me semble être le plus sollicité dans la somme que nous étudions, et qui y est véritablement mis au travail (sic) : le phallus.

Concept mis au travail, et parfois de façon critique, avec la conclusion de B. Toboul, par exemple, mais travail structural.

 

Influence de Levi-Strauss sur Lacan : formalisme et et mode d’écriture

L’abord par Alain Vanier du traumatisme ne permettrait-il pas de commencer à entrevoir une réponse ? Je le cite à nouveau : « Ces deux temps du traumatisme supposent une inversion des termes et des relations pour pouvoir constituer une structure. » (A. Vanier, p. 256)

En lisant ces deux lignes, les personnes familières de l’œuvre de Lévi-Strauss reconnaîtront immédiatement la présence de ce que j’ai déjà évoqué, à savoir la formule canonique du mythe.

Celle-ci s’écrit :
Fx (a) : Fy (b) ≅ Fx (b) : F a_1 (y).

Cette formule comporte deux fonctions, F de x et F de y, et deux termes, a et b ; plus un exposant négatif. Elle est marquée d’une « double torsion », comportant la conversion d’un terme en fonction, d’une part,  et, d’autre part, l’inversion d’un de ses éléments par négation. Double torsion, sémiotique et logique, nous dit Marcel Drach. Cette formule est à mes yeux essentielle, et comme le dit Jean Petitot dans l’article essentiel de 1988, déjà cité, non seulement elle est « une formule intelligente », mais elle constitue un des hauts lieux du structuralisme, auquel j’ajouterai volontiers les 4 Discours et les mathèmes de la sexuation, autres lieux structuraux éminents.

Cette formule : écriture de la structure du phallus dans sa fonction et non plus dans sa signification ?

Marcel Drach nous dit : « le champ sémantique du mythe est le surplus de signification résultant de la coexistence syntagmatique de mythèmes ou d’énoncés mythiques équivalents. » (M. Drach, p. 154)

Ce surplus de signification, qui, on l’a vu, trouve sa première occurrence dans le texte que Lévi-Strauss consacre à Mauss, est d’abord supporté par le mana et le hau ; mais, à cette époque, cette notion reste interne à la structure du signe, marquée par l’arbitraire saussurien, c’est un “truc“ qui reste complètement compris dans l’écart reliant le signifiant au signifié : c’est une suppléance inerte. Alors qu’avec la formule canonique du mythe, nous avons à faire à tout autre chose : nous avons en mains cette double torsion qui vient d’être décrite, mais aussi, et c’est ce qui est très rarement rappelé, un élément mythologique allogène au corpus mythique de départ mais dont pourtant seule l’intervention permet d’en comprendre la composition formelle.

La FCM, proposée dès 1955, ne sera reprise qu’avec les « Mythologiques[5]» et surtout avec l’ouvrage qui a le statut de reste de la “tétralogie“ lévistraussienne, à savoir « La Potière Jalouse[6]. »

 

Le structuralisme : produire du discontinu à partir du continu ?

Or, cet élément allogène, souvent omis, et qui seul pourtant permet de boucler le corpus mythique, n’a pas de fonction de suppléance, ce qui serait le propre du signifiant, si l’on suit Toboul ; il ne vient pas en complétude. Mais, par l’introduction d’un ouvert, il assure à la fois le dynamisme de la structure, sa temporalité, ce qui sort d’un autre faux débat lui aussi classique concernant le structuralisme ; et il en appelle non pas à la philosophie, avec son magnétisme ontologique, mais bien plutôt à la topologie, avec des figures, maintenant classiques, comme la bande de Möbius ou la Bouteille de Klein, auxquelles se réfèrent explicitement et Lévi-Strauss et Lacan, bien sûr. Ce franchissement de frontière n’assure-t-il pas au sein même du structuralisme l’efficace du manque ? D’où ma cinquième question, cet élément allogène, ne vient-il pas ici porter objection à l’une des thèses soutenues par Bernard Toboul, thèse qu’il énonce ainsi : « Du même geste, le manque, concept allogène pour le structural, mais héritage essentiel de l’existentialisme, fonctionne, externe-interne au système. » (B. Toboul, p. 278)

 

Le structuralisme ne va-t-il pas au-delà de la suture ?

Je n’ai évidemment pas le temps aujourd’hui de mettre plus avant au travail le zéro et le un, soit les travaux de Peano et de Frege, particulièrement. Pourtant, en ce sens très précis de la production d’un discontinu, le structuralisme, sixième question, avec l’élaboration de la FCM, laquelle peut, par parenthèse, rendre compte aussi bien du traumatisme que du fonctionnement du phallus.

 

Frontière, élément allogène, jouissance et analyse

Ce franchissement de frontière, exemplifié par l’intervention de l’élément allogène, est très présent dans cet ouvrage ; il suffit pour s’en convaincre de relire l’article de Marcel Drach concernant “le franchissement des dualismes de la langue“. Il ne me semble pourtant pas avoir été considéré dans toute son ampleur. C’est à ce propos que j’aimerais poser ma septième question : pour comprendre le passage de la signification au sens, en d’autres termes pour faire de la « jouissance » autre chose qu’un avatar d’objet (a) pour l’analyste, n’est-il pas nécessaire de prendre en considération cette contrainte sans laquelle aucun système ne peut atteindre à la consistance, cette nécessité du passage d’une frontière, ou de l’intervention d’un élément allogène ? Je voudrais ici rappeler, pour citer cette fois Lacan, que « le sens ne se produit jamais que de la traduction d’un discours en un autre[7]. » Ce qui voudrait dire, corrigeant une formule trop rapide, que s’il y a surplus, il s’agit d’un surplus de sens, et non de signification. Cela n’est pas peu, car c’est cette distinction seule, déjà présente en musique, qui nous donne peut-être accès à ce qui, dans la psychose, reste béant en face de la forclusion, vide par où la signification est un « pousse-à-la-femme ».

 

La jouissance dans la cure

Car, il faut en venir maintenant à la conclusion de ce travail extraordinairement riche, et aborder le concept qui, au côté de « la langue », est encore tenu en réserve, à savoir la « jouissance ».

Ce concept, j’en conviens absolument, est décisif. Son usage est déterminant dans le maniement de la cure elle-même, ce qui n’est pas une mince affaire ; et c’est ce qui souligne, encore une fois, l’importance des contributions de ce recueil.

Ce sera ma huitième et dernière question.

« La cure analytique a pour objectif de mettre quelque suspens à la prise du parasite parolier sur notre conduite et notre pensée. Comme on élague les branches d’un arbre, le phallique se cerne et s’isole. » (B. Toboul, p. 321) C’est en tout cas ce que nous dit Bernard Toboul. Mais est-ce bien le phallique qui est parasite de l’homme ou bien plutôt le langagier ? Ne serait-ce pas l’impossible qui noue corps et parole qui implique que « pour le névrosé il s’agit de trouver un joint entre corps et langage (…). Le névrosé en trouve un, pas vraiment adéquat, mais opérant, c’est le phallus », pour reprendre les termes d’Alain Vanier (A. Vanier, p. 259).

Autrement dit, la façon de considérer le phallus me semble être ce qui scande notre parcours : nous étions partis de la structure comme dimension éminente de la psychanalyse, et nous en arrivons à une conclusion qui ne laisse pas d’étonner : « Le phallique, qui focalise le symptôme et le Discours de l’inconscient, est alors ferré en son point cardinal. Alors, seulement, il est isolé et peut lui être opposé une cessation de son règne exclusif. » (B. Toboul, p. 322)

Est-ce souhaitable ? Et en quoi ?

Ou bien, le phallus en tant que tel, comme fonction, ne serait-il pas redevable d’une analyse topologique du type de la Bande de Möbius, ou mieux encore du Cross-cap ? Une telle “analyse“ du phallus donnerait ainsi la formule canonique du manque, précisément !

 

Conclusion

Nous voilà arrivés, après cette passionnante randonnée, à la conclusion : « S’il y a structure, c’est plutôt sur le mode de l’enveloppement embryologique que de l’oppositivité saussurienne. » (B. Toboul, p. 321) Ce qui ne constituera pas, pour ce soir, ma “Neuvième“ question…

Une note d’espoir semblant nous offrir en ce lieu son abri : « Si l’équivoque est efficace, il nous est désormais permis d’errer. » (B. Toboul, p. 322)

S’agit-il d’errer, hors de cette opération phallique ? Seuls les non-dupes errent, mais ce n’est pas si facile que ça : il y va de l’abord du Réel, Réel qu’il est impossible d’inverser et qui est peut-être le schibboleth différenciant structuralement Lévi-Strauss de Lacan.

R.M.

 

[1] Présentation faite à l’EPSF dans le cadre d’une soirée de la Librairie, le 5 mai 2009 à Paris.

[2] Sous la direction de Marcel Drach et de Bernard Toboul, L’anthropologie de Lévi-Strauss et la psychanalyse, Paris, La Découverte, Recherches, 2008.

[3] Jean Petitot, « Approche morphodynamique de la formule canonique du mythe », in L’Homme 106-107, avril-sept. 1988,  XXVIII (2-3), pp. 24-50.

[4] Seule une note en bas de page signale l’important travail de Lucien Scubla : Lire Lévi-Strauss, Paris, Éd. Odile Jacob, 1998.

[5] Claude Lévi-Strauss, Mythologiques, T. 1, 2, 3, 4, Paris, Plon,  1964, 1966, 1968, 1971.

[6] Claude Lévi-Strauss, La potière jalouse, Paris, Plon, 1985.

 

[7] Jacques Lacan, « L’étourdit », 1973, repris dans Autres écrits,  Paris, Seuil, 2001