Penser l’école, penser à l’école

par Daniel Gostain

En ces temps de turbulences et de peurs, injonction est faite de repenser la société, de repenser la citoyenneté, de repenser la religion, de repenser l’économie, de repenser l’homme.

C’est un drôle de verbe, si on réfléchit bien, le verbe Penser. Il est souvent employé, et pourtant, où sont les espaces pour penser dans notre soiété ? Dans les médias ? Dans les assemblées et autres congrès ? A l’école ?

 

Allons-y à l’école. Pour moi qui suis instituteur, je n’ai aucun souvenir de l’emploi de ce mot en classe, en salle des maîtres, et même dans la bouche d’un ministre de l’éducation nationale.

Essayez de vous remémorer votre propre scolarité. Est-ce que ces phrases vous reviennent dites par un instituteur ?  : « Tu as bien pensé ! »

« Tu as bien travaillé/appris » ; « Tu t’es bien concentré »

Penser, non… Comme si ce mot, cette idée, n’avait pas sa place à l’école, je dirai même, ne pouvait avoir sa place. Une place pourtant nécessaire pour qu’enfin l’école puisse donner accès à la complexité des choses et évite, autant que possible, de former une jeunesse n’ayant pour seule perspective que la servitude volontaire, ou alors pour certains le fanatisme.

Pourquoi ? Ce concept serait-il dangereux pour l’enseignant ? Est-ce que quelque chose lui échapperait si la classe et ses composants, les enfants, se mettaient à penser ? Penser serait-il incompatible avec l’objectif d’apprendre ? Doit-on même considérer que si on favorisait la pensée dans la classe, cela prendrait trop de temps pour faire émerger les savoirs, ça entrerait en contradiction avec les valeurs de la société, fondées sur la vitesse, voire l’urgence.

Et s’il y avait de plus, dans l’acte de penser, une boîte noire qui échappe à l’emprise de l’enseignant et qui lui pose vraiment problème, boîte faite de l’intériorité de l’enfant, ses émotions, ses désirs, ses préoccupations. Or, rien de plus angoissant pour le MAITRE de ne pas être maître de tout un pan de l’élève face à lui.

 

Alors, que fait-il bien souvent ?

1) Soit il évacue cette intériorité et l’enfant ne reste qu’un élève à faire avancer compétence par compétence, un élève découpé en morceaux de savoir-faire, et qui le plus souvent devient objet d’évaluation. Il ne pense pas, il travaille. Et s’il pense un peu, cette pensée doit pouvoir être mise dans une catégorie évaluable et ne pas prendre trop de temps sur les acquisitions.

2) Soit il reconnait cet espace de pensée et d’intériorité mais cherche à percer cette boite noire de façon intrusive et non respectueuse de l’enfant avec des idées toutes faites comme « Cet enfant ? T’as vu la famille qu’il a ! » ou « Le père est absent, c’est pour ça que… » De la psychologie de bazar. L’enseignant cherche à contrôler ce qui sort de l’enfant.

Pourtant, il faut réhabiliter la pensée à l’école, car c’est laisser un espace non contrôlable, un espace dans lequel chacun peut se glisser à sa manière.

Où l’indicible peut exister.

Cet espace de pensée, dans la mesure où il est cadré pour assurer la sécurité de chacun avec des règles explicites, est précieux dans une classe. Il permet de donner place à l’intériorité singulière de chacun, incluant blessures et blocages, pour qu’elle se transforme en réalisation et en création.

 

Il faut donc prévoir dans un emploi de temps des moments pour cela. Je l’ai fait, je le fais, je le défends. Et je ne suis pas tout seul.

Nous sommes de nombreux enseignants à à défendre un espace-classe où penser serait central et multiple :

– penser l’apprentissage.

Jacques Lévine, psychologue, psychanalyste, un de mes maîtres à penser justement, avait une formule qui est devenue mienne : « Il ne devrait y avoir qu’une seule discipline à l’école : conquérir les secrets de la vie ». Les enfants doivent dès le plus jeune âge penser ce qu’ils auront à apprendre, savoir pourquoi on leur demande d’apprendre à lire, à écrire, à compter, à mesurer, à dessiner, à chanter. Et le savoir passe d’abord par leur propre exploration tâtonnante, sans l’explication de l’adulte.

– penser les empêchements à apprendre

Ces empêchements sont partout en classe, et pas seulement chez les élèves qui sont notoirement en difficulté. Serge Boimare, psychopédagogue, ancien directeur du Centre Médico-Psychopédagogique Claude Bernard (Paris V), en parle formidablement bien dans un de ces ouvrages, « Ces enfants empêchés de penser ».

Ils sont cachés en chacun de nous – j’ai été moi-même de ces élèves empêchés, même si ça ne s’est pas vu dans mes résultats – et souvent ils sont inavouables.

Ces empêchements peuvent venir de partout, de l’enseignant, de la personne qu’est l’élève, de son entourage familial ou amical, des savoirs eux-mêmes.

Avec toute une équipe d’enseignants et de clowns (!), nous nous sommes confrontés à ces empêchements d’une façon singulière et pratique et avons fait partager notre travail sur ce site : http://www.empechementsaapprendre.com

– penser la classe

On ne passe pas six heures par jour dans une classe sans qu’il soit nécessaire de la faire sienne. Sinon, l’espace devient mortifère. Et pourtant, combien d’enseignants font de leur classe un espace de démocratie ?

La pédagogie Freinet, qui est là aussi d’une grande importance dans mes valeurs, l’a compris en instituant tous ces espaces de conseil, dans lesquels les élèves deviennent co-auteurs du fonctionnement de leur classe, faisant de celle-ci un espace de participation et de co-décision.

– penser le monde et la condition humaine.

Sous forme de moments de réflexion collective, inspirés là encore par Jacques Lévine, dans lesquels l’enseignant n’est que celui qui permet, il s’agit là d’établir un moment d’exploration entre pairs qui permette à chacun d’avancer dans la découverte de soi, de l’autre, et du monde dans lequel on vit.

L’objectif est donc triple :

– offrir un espace de réflexion personnelle à chaque enfant (qu’il intervienne oralement ou non dans l’atelier), où il peut aborder des grands thèmes auxquels, en général, on ne lui donne pas accès, soit parce qu’il est considéré comme trop petit, soit parce qu’on trouve qu’il y a d’autres priorités, soit parce qu’on n’a pas le temps, soit parce que c’est considéré comme difficile à mener…

– modifier le regard que chacun porte sur l’autre. Il n’y a pas là de « bon élève » étiqueté mais d’enfants qui cherchent ensemble un cheminement à l’intérieur d’une question, qui n’a pas de réponse juste.

– ouvrir un espace transitionnel entre soi et le monde. Le « pourquoi on vit » devient accessible. Cette façon de nous mettre en relation avec le monde peut aider des enfants à se réconcilier avec leur environnement.

Penser l’école, penser à l’école

Combat vital. Combat politique. Combat humain. Combat innovant.

 

Daniel Gostain, enseignant-clown

http://pedagost.over-blog.com

 

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Aprés la sidération

La Vache – Al-Baqara
Au nom de Dieu, le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux.

Nulle contrainte en religion ! Car le bon chemin s’est distingué de l’égarement. Donc, quiconque mécroit au Rebelle tandis qu’il croit en Dieu saisit l’anse la plus solide, qui ne peut se briser. Et Dieu est Audient et Omniscient.
Chapitre 2, verset 256
Traduction Muhammad Hamidullah

Jonas – Yûnus
Au nom de Dieu, le Miséricordieux, le Clément.

Si ton Seigneur le voulait, tous les habitants de la terre croiraient. Peux-tu, toi, contraindre les hommes à être croyants?
Chapitre 10, verset 99
Traduction Jean-Louis MICHON

« La souffrance humaine dérive de l’abus. Cet abus dérive de la croyance, c’est-à-dire de tout ce qu’on a bu, de tout ce qu’on a cru. »
Elsa Cayat cité par Delphine Horvilleur

Comme tous les hommes et toutes les femmes qui forment ce que l’on appelle la France, nous avons été sidérés, accablés, meurtris par le crime commis contre les journalistes de Charlie Hebdo, le meurtre d’une jeune policière et l’exécution de quatre personnes dans une épicerie casher.

La démocratie est devenue l’air qu’on respire, cet impalpable auquel on ne pense pas jusqu’à ce qu’il soit altéré par un évènement. Alors nous éprouvons le danger d’asphyxie. C’est ce qui s’est passé pendant cette tragédie en trois jours.

Comment vivre et retracer le coup, le contrecoup et l’après coup d’un tel évènement ?

Le temps des balles…

Comme tous ces Français, nous avons été émus aux larmes par les images qui ont suspendu le temps ordinaire pendant près de trois jours. Et comme eux, sans doute, nous avons été traversés par mille questions, mille angoisses, mille incertitudes.

En effet, comment dans ces trois jours, aurions nous pu ordonner le flot d’émotions, de stupeur, de colères, de pensées outrancières et expéditives qui monte en nous, malgré toutes les digues de la raison, comme une lave amère et vengeresse ?

Et comment sortir de la paralysie de l’esprit sans anathèmes contre la bêtise religieuse, ou sans dégoût du berceau culturel des assassins ?

En tout cas, loin que dans le temps du choc, l’appel à l’unité nationale des principales forces politiques et spirituelles françaises conjugué à la solidarité des européens nous ait choqué ou décontenancé : au contraire cela nous a fait du bien.

Cela nous a fait du bien de voir le peuple français rassemblé dans un vibrant et silencieux hommage aux victimes des trois tortionnaires.

Le temps second…

Cependant, nous savons ce que peut avoir de trompeur et de trop éminemment symbolique et coupé de la vie ordinaire, une telle unanimité.

Nous n’ignorons pas ce que l’idée d’unité nationale peut charrier de messages obscurs et de malentendus politiques. D’abord pour l’unité : tant l’histoire nous a appris à la fois la puissance et l’éphémère de l’émotion de masse. La psychanalyse qui peut y voir, même pour les meilleurs causes, (et c’est ici le cas) une manifestation de « jouissance » collective comme en réalisation d’une « pulsion », n’aurait pas tort : une telle dynamique procurant une satisfaction momentanée qui, certes apaise les tensions plutôt qu’un épanouissement durable.

Car sans renier le sentiment éprouvé ni l’impact du rassemblement par millions, à une foule unanime, fusionnelle, « comme – une », nous pouvons en effet préférer un peuple pluriel au sein duquel se noueraient des alliances – en tant qu’une alliance marque l’idée d’association concertée entre des partenaires différents.

Et pour ce qui est de la dimension nationale, nous irons même jusqu’à avancer que l’idée de Nation, fût-elle couplée à celle de République, est désormais très inconsistante, diffuse et très floue. Qu’on pense à l’étymologie de « Nation » qui se réfère à la naissance, donc à l’origine commune et même si le terme a évolué vers des référents plus culturels comme le « vivre ensemble », cette trace étymologique de l’origine suffirait, dans notre actualité, à nous en défier. Le trajet même de la manifestation populaire allant de la République à la Nation plutôt que de la Nation à la République peut aussi être questionné bien au-delà de la topographie. Idée très floue parce que de surcroît, la France est depuis la fin de la seconde guerre mondiale engagée dans une construction européenne qui en transcende désormais l’antique souveraineté et les frontières. Très inconsistante, parce que la société contemporaine, ici comme ailleurs, a transformé les anciens habitants de régions diverses et fortement originales de la France en citadins « anonymes » de grandes villes de plus en plus indifférents en effet à la souche, à l’origine, à l’accent, au « pays ». Très inconsistante aussi en ce sens que le cosmopolitisme urbain y est devenu la règle et que le communautarisme qui est un des caractères sociologiques les plus communs des mégapoles a liquidé ou remplacé les singularités régionales qui survivent à peine sur un mode folklorique.

Mais enfin, quoi qu’il en soit, nous sommes tous devenus un jour des Français d’aujourd’hui, des Charlie, des juifs, des musulmans, des républicains, des chrétiens, et des sans politique fixe. Bref, ce que l’on peut appeler les enfants d’un jour de l’unité nationale, cette Nation sublimée qui balaye magiquement les discordes confessionnelles ou politiques, et célèbre le droit au rire et à l’insolence.

Le soupçon et la culpabilité…

Certes, cet intermède silencieux, grave, émouvant, a suspendu la masse grise des dénigrements, des scandales, des ressassements, des polémiques, des culpabilités qui fait l’ordinaire de notre pays. Comment ne pas se sentir français en cette journée du 11 Janvier 2015 ? Et pourtant, quelque chose a rôdé autour de ce sentiment inouï de fraternisation intercommunautaire et de transgression des rôles sociaux et politiques des uns et des autres. Quelque chose qui en contamine l’atmosphère enjouée et miraculeusement enfantine. Et ce quelque chose se dédouble aussitôt, trace deux sillons profonds dans lesquels risquent de s’enliser et de se noyer les rêves trop éruptifs, trop denses d’une nation fraternelle et solidaire. Car comment pourrait durablement s’installer l’adhésion à une Nation dans laquelle chacun se sente alternativement ou ensemble Charlie, flic, juif, musulman, athée, où chacun, donc, fasse valoir son droit à la coexistence assumée de contraires, et accepte de « vivre debout » en marchant sur des paradoxes, ou grâce à des paradoxes ?

Et ce quelque chose, en voici la première face : le soupçon. Le soupçon que tout cela ne soit en vérité que théâtre et manipulation. Quand les invités des plateaux de télévision, musulmans ou non, jurent sur tous les tons que l’Islam est une religion de paix, une religion d’amour, que l’Islam n’a rien à voir avec la dérive criminelle et odieuse des Coulibaly ou des Kouachi, qu’il y a d’un côté l’Islam des fanatiques et des djihadistes et de l’autre, un Islam débonnaire, familial, ouvert et aimant, personne ne doute de leur sincère souci de trancher net toute forme d’amalgame. Mais le soupçon n’en est pas pour autant terrassé. Non pas le soupçon haineux qui fait vibrer en toutes circonstances son obsessionnel credo : la prétendue incompatibilité définitive et non amendable de l’Islam et de la République. Non pas ce soupçon ontologique qui offre aux partis populistes et xénophobes européens un bouc émissaire solide et constant. Sur cette forme de paranoïa qui prétend expliquer toutes les crises politiques, économiques, culturelles et sociales des démocraties occidentales par la présence hostile d’un étranger radical et posé comme ennemi de l’esprit européen. Que pourrions-nous dire qui n’ait été déjà dit et redit ? Et du reste, la journée « historique » du 11 Janvier 2015 peut être vu comme « une grosse baffe dans la gueule » des va-t-en guerre de l’identité nationale, de tous ces fantassins de la vengeance qui s’imaginent purifiés et grandis de brûler des mosquées ou d’insulter des musulmans dans la rue.

Nous voulons plutôt parler de ce soupçon moins formulable, moins aisé à clarifier sur la rupture incomplète, conditionnelle entre l’Islam et le djihad et sur la claire compréhension que la laïcité républicaine à la française et les religions, dont l’Islam, ont de leurs réciproques obligations. Pour l’Etat, celle de faire respecter le libre exercice des cultes et de lutter contre toute forme de discrimination confessionnelle, pour les religions, celle, impérative et tout aussi indispensable de ne jamais discuter la place marginale et privée du religieux dans le champ politique. Et encore moins, cela va de soi, de s’opposer à la libre expression des opinions irréligieuses voire de l’irrévérence envers les cultes. Cela vaut aussi pour ceux des pays européens dont la laïcité n’est pas constitutionnelle.

Si la constitutionnalité de la laïcité rend caduque en France la notion de blasphème et bien que l’Europe elle-même ne soit pas constitutionnellement laïque, il n’y a pas de place pour le blasphème dans la culture et l’esprit politique européens: si nous parlons ici d’esprit, c’est parce que cela nous paraît sur ce point beaucoup plus essentiel que le rappel d’une stricte considération légale. Et au moins jusqu’à la journée du 11 Janvier, où l’on vit des musulmans et des musulmanes se désigner spontanément comme cibles de la haine djihadiste et antisémite, en brandissant des pancartes « Je suis Charlie, je suis juif », le doute était présent. N’avait-on pas vu il y a quelques années s’enflammer l’esprit punitif et vengeur des croyants contre le journal danois qui avait publié les caricatures du prophète ? Et combien plus nombreux, avaient été alors les représentants de la communauté musulmane, à exiger la tête de Charlie Hebdo qui en avait reproduit les images, que ceux, rares et dispersés qui soutenaient le libre exercice de la presse, du rire et de la dérision, sans entonner l’air de la trahison ou du racisme islamophobe : On veut bien prôner ou reconnaître la tolérance, mais celle ci doit s’arrêter devant les portes du sacré et le Prophète est sacré !

Il est infiniment délicat d’admettre que la défense de la liberté de penser est dans notre pays plus sacrée que le respect des figures religieuses, c’est notre histoire européenne. Et ce n’est pas une mince ou négociable conquête !

De ce quelque chose qui rôde, et contamine l’atmosphère de l’unité républicaine, en voici la seconde face : la culpabilité.

Depuis 1978 et le soutien certes ambigu, mais par endroits exalté de Michel Foucault à la révolution iranienne, son regard étonné sur le retour d’une spiritualité politique oubliée de l’Occident et sa sympathie pour « le Saint homme exilé » qui l’incarnait, l’ayatollah Khomeiny, des intellectuels français souvent proches de l’extrême gauche ont noué des liens avec certains courants de l’Islam politique radical, sous divers prétextes : la cause palestinienne, l’existence d’un « racisme d’Etat » dans les pays européens anciennement colonisateurs, ou encore une alliance de « classe » contre les puissances financières du capitalisme mondialisé. Plus récemment, on se souvient de l’article de Badiou dans le Monde du 23 février 2005 contre la loi foulardière. « On y revient toujours : l’ennemi de la pensée, aujourd’hui, c’est la propriété, c’est le commerce, des choses comme des âmes, et non la foi » et plus loin, en forme d’épilogue : « On a les guerres qu’on mérite. Dans ce monde transi par la peur, les gros bandits bombardent sans pitié des pays exsangues. Les bandits intermédiaires pratiquent l’assassinat ciblé de ceux qui les gênent. Les tout petits bandits font des lois contre les foulards » Les ennemis de l’humanité commune sont clairement désignés : ce seraient les soldats de l’Empire, les barbouzes du Mossad et les laïques apeurés de la France qui légifèrent contre la foi musulmane.

Zygmunt Bauman dans son livre « La décadence des intellectuels : des Législateurs aux Interprètes » analyse la dégradation continue d’un statut. Philosophes inspirant directement la réforme des sociétés au temps des Lumières, encore assez puissants pour influencer l’opinion pendant l’affaire Dreyfus, les intellectuels d’aujourd’hui ont un rôle bien plus modeste et certainement assez marginal dans l’éveil de nouvelles Lumières dont les Européens, lassés et meurtris par la primauté des affaires économiques sur tous les autres territoires de l’homme, attendent le surgissement. Et que l’on soit ou pas d’accord avec les analyses économiques de Piketty, ou avec les propositions politiques de Podemos ou de Syriza, il serait bien malsain de moquer tous ceux qui, avec les armes théoriques dont ils disposent, essaient de secouer une civilisation technico-marchande qui multiplie les injustices, les corruptions, les égoïsmes sordides et parfois les crimes.

Mais de là à affirmer aujourd’hui, comme les auteurs de certains courriers électroniques que nous recevons, que les vrais coupables de la tragédie de ces derniers jours ne sont pas les assassins des journalistes de Charlie ou des juifs de l’hypercasher, mais la constellation des pouvoirs politiques successifs qui ont, à coup de discriminations, de racisme antimusulman, de mépris des roms et des immigrés, et sur fond de précarité sociale, encouragé et provoqué l’avènement de la violence terroriste, c’est pour nous une blessure profonde, un de ces chagrins politiques rares et fondamentaux qui nous révèle soudainement la possibilité du pire.

Cela est si absurde, si faussement lucide !

Que certains n’éprouvent aucune émotion particulière devant ces foules de français rassemblés par la tragédie et qu’au lieu d’y voir l’expression surprenante d’une fraternité que l’on croyait anéantie, on s’indigne déjà des pitoyables récupérations politiques d’un tel événement par les petits bandits qui gouvernent la nation, cela suffirait à nous troubler.

Mais faire sienne sans sourciller, sans se mordre la langue, la logique des causalités qui mène de la désespérance sociale et du déclassement culturel à la frénésie criminelle, à la liquidation d’humoristes, de policiers ou de simples juifs, cela nous ôte toute espérance, comme si nous nous retrouvions devant l’une des entrées de l’Enfer de Dante.

Car enfin , si l’on fait crédit à une telle logique, alors, nos amis gitans, experts en déclassements de tous ordres et en humiliations répétées devraient comme des loups affamés dépecer tous les « payos » du Comminges.

Et les juifs de 1940, après les lois antisémites de Vichy promulguées en Octobre qui ont été peu ou prou, avec zèle ou réticence, assimilées par la magistrature, auraient du faire des cartons sur les juges des Tribunaux français -ou bien n’auraient-ils pas du tirer à l’aveugle sur le million de spectateurs français du film nazi, Le Juif Süss qui payèrent sans contrainte leur entrée ! Non, tout cela nous mène sur des chemins que nous répugnons à emprunter. Et nous coupons court à ces pensées noires.

L’essence du religieux

L’hypothèse que les terroristes sont des terroristes sans religion, que les gens de Boko Haram, que les coupeurs de têtes de l’Etat islamique d’Irak et de Syrie, que les salafistes algériens, ou que les ayatollahs prompts à dégainer des fatwahs sont des gens qui n’ont rien à voir, ni de près ni de loin avec la religion, cette hypothèse n’est pas tenable. C’est aussi peu sensé que d’affirmer que Staline, Mao ou Pol Pot n’ont rien à voir avec le marxisme léninisme.

Et puis, la religion, ce n’est tout de même pas une tasse de thé que l’on boit poliment à cinq heures, un gentil et inoffensif élixir qui apaiserait les quintes de toux d’une civilisation démesurément matérialiste et technique. Qui connaît un peu l’âpreté et la férocité des guerres de religion en Europe, le sadisme bureaucratique de l’Inquisition dans l’Espagne médiévale ou la malignité des pogromistes cosaques ne peut pas entendre sans inquiétude résonner le credo : « Dieu est amour, notre religion est une religion d’amour et de paix et que s’envolent partout les colombes ». Comme si la dimension absolutiste et exclusive de la terreur religieuse était séparable à tout jamais du tronc de la vraie foi, de la simple et authentique spiritualité des croyants. Et si l’on ne veut pas se tourner vers le passé, il n’est qu’à mesurer la licence dans l’horreur qu’amène le fait religieux dans les guerres modernes, en ex-Yougoslavie, en République centrafricaine, en Palestine, en Israël, au Mali, en Tchétchénie.

Non, il n’y a pas de religion modérée que l’on pourrait opposer à une religion radicale. La religion modérée, ça ne peut pas exister, ce qui existe, c’est la modération externe de la religion par des philosophes, des juristes, des théologiens – et des citoyens particulièrement conscients et pacifistes, qui opposent à la pression de l’intégrisme et de l’austérité doctrinaire la subtilité, la nuance, l’ouverture d’esprit aux arts, aux musiques, aux sciences, le commentaire éclairé de la Tradition. C’est aussi la modération de la religion par de nouveaux pôles culturels qui en déminent l’orthodoxie ou l’extrêmisme et la souveraineté sur les consciences. Et si le christianisme de Savonarole dans la Florence des Medicis ne fut pas moins illuminé, fanatique, extrémiste que l’islamisme rigoriste, piétiste et guerrier des oulémas almohades qui poussèrent le calife d’Al-Andalus, Al-Mansur, à bannir comme hérétique le médecin et théologien Averroès, les choses ont aujourd’hui changé en France et en Europe.

Certains espèrent ardemment un Spinoza musulman. A notre sens, il en existe déjà un grand nombre, mais de même que l’auteur de l’Ethique et du Traité Théologicopolitique, fut chassé de la synagogue et maudit, des penseurs analogues musulmans peuvent-ils intervenir sur la question religieuse et la place de l’Islam en Europe ?

Assumer la contrariété

Ne serait-ce pas plutôt du côté de l’expérience marrane qu’une évolution créatrice peut advenir. Expérience de la contrariété, du déclassement, du secret, de la plaisanterie, de la mise en tension, qui n’annihile pas pour autant le lien aux sources et aux traditions. Une telle voie n’est pas communautariste, elle n’est pas même communautaire. Elle peut apparaître comme une voie fragile et solitaire, dans laquelle se perd la force liante de la parole collective… du re-ligieux.

L’expérience marrane, on le sait, fût à la fois douloureuse et salvatrice. Se cacher dans l’intimité domestique pour être fidèle à sa foi ne serait pas tenable aujourd’hui et n’est aucunement souhaitable. Pourtant, dans ce phénomène, certains d’entre nous ont pu voir une proto-laïcité non dite, non consciente, non visible. Rappelons que la croyance reste indéfectiblement le lot ou la part intime et subjective de chacun dans sa citoyenneté. Le meilleur moyen pour que l’intégrité de celle-ci soit respectée ne résiderait-il pas dans la préservation de cette intimité même ? Et le meilleur moyen d’éluder les actes de discrimination ne serait-il pas de s’abstenir d’arborer ou revendiquer des signaux d’appartenance ?

Etre ensemble en allant dans son statut de citoyen au contact des autres, permet d’ouvrir une relation d’humain à humain, notamment à l’école ou au travail. Dans un deuxième temps, si des affinités naissent, on peut se présenter dans ses spécificités, y compris religieuses. Ne serait-ce pas là une modalité sociale, propre à préserver de toutes stigmatisations. Elle requiert toutefois une dose de rétrocession sur la « jouissance identitaire », un léger retrait de soi pour justement faire place à l’autre, ce qui est un effort de chacun sur soi-même.

Mais nous savons que l’époque se veut celle des « fiertés, des prides et des parades » à fonction identitaire.

Voyons un peu. Quelle fierté y-a-t’il à être ceci ou cela : volapuk, mormon ou végétarien ? Chacun est né quelque part et si l’on songe à toutes les migrations de l’histoire, aux naufrages encore contemporains –que l’on pense ici au moins à Lampeduza-, aux déportations diverses, chacun aurait pu naître ailleurs, dans une autre identité.

Dans l’espace public, la citoyenneté prime nécessairement et c’est l’intérêt de chacun : rappelons le à ceux qui l’oublieraient !

L’Europe des alliances comme projet fédérateur
Il nous faut un avenir. L’étendue de la diversité peut être un facteur de relativisation des oppositions pour peu qu’on y travaille. Cet avenir est à portée de la main, c’est l’Europe. Une Europe qui développerait le champ social, la culture et l’instruction, les idées, les sciences, la recherche. L’Europe est un projet d’avenir de par son étendue et sa diversité. L’Europe n’est pas un continent isolé et même on peut se souvenir de son origine moyen-orientale dans la mythologie, au nom d’une princesse phénicienne venue en Grèce !

Réimaginer l’Europe, donner un autre souffle , une autre intensité à l’idée européenne suppose une atmosphère de confiance, d’honnêteté intellectuelle, de créativité, de partage et de joie. Or cela ne se peut que si le soupçon et la culpabilité dont nous avons à gros traits esquissé la nature et qui alimentent aujourd’hui les courants europhobes, nationalistes, démagogues sont vaincus par un nouvel esprit européen. En faisant de la figure de l’immigré la figure centrale du champ politique contemporain, que ce soit sous les traits de l’étranger indésirable, dangereux, responsable de tout ce qui ne va pas dans nos pays, ou que ce soit au contraire sous ceux d’un héros de substitution du prolétariat, aux avants-postes de la lutte contre le Capital, les courants politiques inspirés par le soupçon et la culpabilité s’oposent profondément à la renaissance de l’esprit européen.

Et c’est pourtant à la renaissance de cet esprit européen, dont il est si aisé, si immédiatement bénéfique de dénoncer les torpeurs et les paralysies, les infirmités technocratiques et la fragilité démocratique, qu’il faut consacrer l’essentiel de nos forces…

Claude Corman et Paule Pérez

Lettre aux jeunes européens

par Claude Corman

Lettre aux jeunes Européens et à tous les autres…
Autour du bar du partido communista de Aragon, qui s’ouvre sur la calle mayor à Zaragoza,  pendant les fêtes du Pilar,  les banderoles affichent des slogans si obstinément datés que les passants distraits ou incurieux les tiennent sans doute pour des campagnes publicitaires « vintage ».

Comme cette grosses affiche illustrant tant bien que mal une sorte d’ogre ténébreux croquant la planète et sur laquelle on lit : El imperialismo es un monstruo que hace la guerra para sobrevivir ( L’impérialisme est un monstre qui fait la guerre pour survivre).  Ou cette autre qui présente un cheval de calèche, un toro de lidia et un éléphant de cirque sous le slogan : fiestas sin animales maltratados, fêtes sans maltraitance animale.  En levant la tête ou à l’intérieur du local, on salue comme convenu les icônes, Marx, Fidel, Le Che, Lénine, Chavez, les étoiles rouges, les marteaux et les faucilles, à l’heure des robots et des tractopelles… rien qui  soit en mesure d’effrayer l’ennemi de classe dont les quelques pauvres mots tirés de l’espéranto affairiste de la mondialisation incarnent néanmoins une insolente et appréciable modernité, ou tout au moins une aspiration vers le futur : ouverture des frontières, internet planétaire, traités de libre échange inter continentaux, gouvernance mondiale. Et pourtant ! Autour du bar du Partido communista de Aragon, avec ses paroles en apparence momifiées, ses symboles rancis, ses tristes tréteaux empoussiérés de tant de défaites, se tient une jeunesse gaie, souriante, espérant ardemment écrire une nouvelle page d’histoire. Peut-être fait-elle trop confiance au réveil du peuple et à la solidité des bons outils théoriques qui vont donner à ce réveil sa flamme intellectuelle. Peut-être en vient-elle aussi à douter, à s’inquiéter que la gente nunca mas sera la gente, que le peuple ne sera jamais plus le peuple, ou que les zélés docteurs des sciences humaines et sociales auxquels elle s’accroche comme à des guides et à des maîtres de nouvelles Lumières préfèrent jouer les Romeo sous les balcons de leur chère Université que de provoquer une sécession des intelligences ?

Mais cette jeunesse au milieu de laquelle nous parlons et buvons n’a que faire des experts en déniaisement et en rectification contemporaine des rêves politiques.  Le désespoir lucide et pudique de la jeunesse européenne, qui est aussi le sien, a-t-il jamais eu besoin des commentaires « avertis » de tels experts, quand les faits s’en chargent chaque jour avec tant d’évidences ? Est-il besoin de promener le regard pétrifiant de la Gorgone sur tant de choses déjà si sèches, si infécondes, si ossifiées  pour discréditer le rêve d’une commune humanité ? Les générations qui ont vu s’éteindre dans le même temps la menace soviétique et l’idéal d’une Renaissance européenne, semblent vieillies d’un coup et s’emploient, telles de tristes Parques, à couper le fil de la conversation politique, comme si la disparition du communisme, contemporaine de la pauvreté des horizons d’une Europe désormais unifiée avait une fois pour toutes jeté les idéaux et les utopies dans l’auge grouillante des slogans d’un temps révolu.

Et c’est pourtant au milieu de cette jeunesse désarmée, pleine de bières et de fumées que nous avons songé à écrire une lettre aux Européens, une lettre-manifeste de la jeunesse européenne à ces « vieillards » sans rêves et sans vie de la Commission et du Conseil qui amènent l’Europe au cimetière, tout en pestant contre les fumeurs, les buveurs, les fainéants, les inadaptés, les indociles, les marginaux, les étrangers qui ne croient ni en leur ordonnances d’austérité ni en leurs cures d’hygiène sanitaire ou sociale.

En 1989, quand tombe le mur de Berlin, Raymond Aron se réveille un bref instant dans sa tombe :  Les foules qui franchissent dans la liesse la porte Brandebourg le 22 Décembre de cette année-là saluent à leur manière le philosophe politique français qui avait postulé dans son livre Le grand schisme l’inéluctabilité de la réunification allemande. La grande crise des totalitarismes européens avait trouvé son épilogue sur le sol allemand en cette journée d’hiver 89. C’était la fin du grand schisme, de la division de l’Europe en deux sociétés antagonistes et ennemies, se toisant dans les compétitions sportives, s’espionnant fébrilement, et pointant sur leurs capitales respective des fusées nucléaires.

L’Union européenne regarde aujourd’hui  cet événement comme sa propre victoire, comme si c’était elle, revêtue de ses plus beaux habits, parée de ses  plus élégantes promesses qui avait ouvert la porte Brandebourg , les archives de la Stasi et chassé une bonne fois pour toutes l’ogre communiste d’Europe, ses chimères idéologiques et ses redoutables ogives atomiques.

Pourtant, la plupart des dirigeants de l’Europe occidentale de cette époque n’ont pas eu de mots assez durs ni de formules assez cuisantes pour retarder ou miner le processus de réunification de l’Allemagne. Margaret Thatcher déclara : «  Nous avons battu les Allemands deux fois et maintenant ils sont de retour ! » Elle déclara à Gorbatchev que ni elle ni le président français ne souhaitaient la réunification allemande et la création d’un pouvoir économique hégémonique en Europe. Mitterrand confessa craindre que l’unité allemande ne menât à des désastres encore plus terribles que ceux engendrés par le nazisme. Et Giulio Andreotti, alors premier ministre d’Italie s’amusa à dire : J’aime tant l’Allemagne que je préfère en voir deux ! »

Gorbatchev n’a pas envahi l’Allemagne de l’Est, il n’a pas fait massacrer les Allemands qui avaient fui en Occident par la Hongrie et l’Autriche, aucun bain de sang n’ a endeuillé la joie de la réunification germaine. Tout s’est passé comme dans un conte de fées ou dans un album de Tintin. On a remercié Gorbatchev avec un prix Nobel en 1990 et puis l’on a fêté à la va-vite l’unité enfin retrouvée de l’Europe, comme si les méchants Bordures, staliniens et gestapistes ayant été écartés, les joyeux et sains Syldaves pouvaient enfin goûter l’air suave de l’insouciance et de la prospérité sous l’Arche de Bruxelles . Le « printemps des peuples » de 1989 fit l’impasse sur soixante dix ans de communisme européen, sur ses grandeurs et ses misères, sur ses élans messianiques et ses exactions policières, sur sa force de soutien internationaliste au monde ouvrier et sa méfiance criminelle envers les déviants, les artistes, les minorités de toutes sortes. Toute cette histoire qui a fait dire à un Sartre que le communisme était l’horizon indépassable de notre monde, à un Gide que ce type de régime dans lequel les mieux notés sont les plus serviles, les plus lâches, les plus inclinés, les plus vils, ne pouvait être exemplaire, devint une histoire spectrale et par certains aspects maudite … Des crimes de l’Eglise, on peut encore disserter convenablement, sans considérer que chaque page des Evangiles est un manuel de torture à l’usage des Inquisiteurs. Des crimes du communisme, on ne veut plus retenir que les crimes ! Et comme si l’idée communiste qui a fait tant et tant couler d’encre, qui a fait et défait tant d’amitiés, attiré tant de fidèles militants et chassé tant de sombres déçus, comme si tout cela comptait au fond pour du beurre,  ou méritait un absolu silence ou un absolu mépris, on tourna la page, en se distrayant des robustes et comiques ivresses du camarade Eltsine ! Tout était devenu si simple. La réunification allemande qui ouvrait les portes de l’Union européenne aux Hongrois, aux Polonais, aux Tchèques, aux Baltes, et plus tard aux Bulgares et aux Roumains soldait les deux grandes terreurs du vingtième siècle, le nazisme exterminateur des Juifs et le stalinisme malade jusqu’à la folie de son centralisme « démocratique ». On retint Yalta, on fit des films sur Stalingrad !

Mais à peine deux ans après la liesse de Brandebourg, en 1991, le démantèlement ethnique de la confédération yougoslave sonnait déjà la fin de la récréation. L’hybridation inédite d’un nationalisme extrême et d’une dictature stalinienne soudainement  vidée de ses principes idéologiques élémentaires amenèrent au pouvoir dans les patries divisées des Slaves du Sud une espèce de tyrans obsédés par le découpage territorial et la fracturation ethnique, sur fond de réminiscence de la dernière guerre :  croates continuant à renifler comme les oustachis les bonnes odeurs de la proche Allemagne et Serbes résistant aux séductions libérales et démocratiques d’une Europe à nouveau dominée par l’Allemagne. La Russie écartée de la Maison européenne, alors même que l’URSS sous l’impulsion de Gorbatchev était à l’avant-garde d’un projet de désarmement nucléaire complet au tournant du siècle, eut à subir coup sur coup deux terribles humiliations, celle de voir des ex-secrétaires des partis communistes yougoslaves mener des guerres de bandits défigurant ce qui pouvait rester d’élégance morale et politique au système communiste, puis le bombardement en 1999 par les Européens et l’OTAN de Belgrade, l’antique et fidèle alliée de Moscou.  Lucas tourna sa guerre des étoiles et Poutine n’était plus très loin…

C’est à ce moment là, en 2000, que Joschka Fischer, alors ministre des affaires étrangères d’Allemagne adressa une note ambitieuse, imprudente, allègre aux Européens sur la création des Etats-Unis d’Europe. Inventer une configuration européenne radicalement différente de celle qui avait jusque là prévalu sous la forme d’une d’alliance limitée et contrôlée des nations européennes était le devoir des Européens en ce début de troisième millénaire. Fischer voulait accélérer ou forcer l’Histoire, afin que l’Allemagne et la France conjuguent leurs forces et leurs atouts économiques et politiques, brisant le cycle des souverainetés partielles et infirmes. Certes, chacun savait que le prix à payer par les Allemands pour leur réunification, c’est-à-dire pour passer définitivement la couche de l’amnésie sur les crimes de la Gestapo et de la Stasi  était le sabordage du mark et la naissance d’une nouvelle monnaie, l’euro, que l’on baptiserait en grande pompe à l’aube prometteuse du troisième millénaire. Mais Fischer pressentait qu’une union monétaire sans l’union politique que la France était seule en  mesure de proposer à l’Europe verrait en peu de temps le retour de l’hégémonie économique allemande et la désagrégation collatérale du sentiment européen, les fourmis allemandes ayant toujours considéré les sudistes du Continent comme des cigales plus douées pour la chanson que pour le labeur. Qui plus est, et sans parler du Sud, ni la Commission, ni le Parlement, ni le Conseil de l’Europe n’étaient à la hauteur d’une tâche rendue immense par l’arrivée rapide des anciens pays communistes dans la maison commune. Les Européens firent la sourde oreille, personne ne répondit sérieusement à la lettre de Joschka Fischer. Les  jeux politiques nationaux qui allaient pourtant confiner à la plus extrême médiocrité pendant les dix années qui suivirent cet appel dispensaient de toute forme de réponse éclairée à la proposition « farfelue » de Fischer.

L’Europe dont nous héritons aujourd’hui est une Europe déséquilibrée, soupçonneuse, étriquée, avaricieuse et besogneusement libérale, elle a éteint tous les rêves et toutes les promesses que la déconstruction du mur de Berlin avait un court instant fait surgir à la fin des années quatre vingt. Elle est devenue le haut lieu des arbitrages liliputiens sur tout ce qui touche au superflu du politique  et elle a en vingt ans, obsédée jusqu’à la folie par la froide beauté de l’Intendance,  dilapidé l’estime des peuples qui avaient troqué un peu de leur liberté contre une assurance de paix sur le vieux Continent.

Et pire encore ! Comme si même les fonds baptismaux de la construction européenne, du temps de Monnet et Schumann avaient été piétinés et renversés par quelque nouvelle bête immonde, la pleine évidence de l’être européen, celle qui portait chacun à croire qu’avant d’être aveyronnais, berlinois, breton, lombard ou catalan,  on était le citoyen d’une civilisation qui avait si longtemps vécu, pensé et guerroyé qu’elle pouvait enfin savourer le pain partagé de la paix, même de cela , de cette noble certitude, nous nous sommes dépris. Le plus grand péril qui menace l’Europe, c’est la lassitude ! C’est avec ces mots qui gardent une force inentamée que Husserl concluait en 1935 sa conférence viennoise sur la crise de l’humanité européenne. Et bien, nous avons plongé tête baissée dans cette effrayante lassitude, et nous pataugeons dans les marigots domestiques jusqu’à la nausée, craignant tout, apeurés par la plus petite bise étrangère, par le plus faible souffle de cultures océaniques, par les plus modestes demandes de populations venues d’ailleurs. Nos conversations politiques, s’il en reste, sont saturées par les thématiques binaires de la souveraineté nationale et de l’adaptation au grand Marché d’une planète qui tournerait de plus en plus vite. Nous multiplions des ressentiments  confus et intriqués contre toutes sortes de minorités suspectées de contaminer nos valeurs, nos vertus et notre savoir-vivre de vieilles nations avec leurs réflexions et leurs désirs de métèques ( ou de nouveaux riches…) N’avons-nous pas assez fait  de provisions dans l’ancien temps ? De cultures, de musiques, de génie politique et philosophique ? Qu’avons-nous à arpenter de nouveaux champs politiques, à chercher et explorer d’autres voies que celles qu’ont tracées nos aïeux dans les frontières inspirées de notre langue, de notre terre? A quoi bon avoir succombé aux chimères et aux fables de la grande Nation européenne, alors qu’on s’employait à nous servir derrière l’office, les plus indigestes plats de la pusillanimité administrative, de l’austérité économique, et de l’arrogance des experts bruxellois?

Et bien non, nous ne pouvons pas cesser d’être européens, nous ne pouvons pas savourer notre lassitude parce que la faillite de deux générations politiques et culturelles en Europe a ouvert les vannes du ressentiment, de la discorde, de la rancœur et de la colère contre l’idée européenne. Non, nous ne pouvons pas cesser d’être européens parce que les modernes nationalismes ont troqué la rhétorique enflammée et fière des races fortes pour la soi-disant défense des écartés, des oubliés, des petits, de ce qu’avec leur frauduleux lyrisme républicain, les fascistes nomment le peuple.

Nous savons que les chantiers sont immenses et que l’insurrection de la jeunesse européenne contre ces « monstres hybrides de la pensée » qui nous parlent de santé, de culture, de liberté nationales se fera au nom de plus vivantes et formidables tâches encore dissimulées à sa propre conscience et non pas dans une lutte pied à pied et harassante contre l’empire de la médiocrité et ses familières sentences. Nous savons avec Canetti que nous venons de trop loin et que nous nous portons vers trop peu.

On peut honorer Homère et Moïse, Shakespeare et Racine, Schubert et Mozart, Titien et Picasso sans fuir ni ignorer les musiques, les poèmes, les tableaux , les fraternités et les sciences des temps qui viennent. La tâche de la jeunesse européenne est immense: Inventer un nouvel art du politique en Europe alors que partout le désenchantement, l’austérité, le manque de rêves et d’ambition, la pullulation des opinions picrocholines jettent sur toutes choses le manteau gris de la résignation et de la lassitude.

Mais comment débuter une aussi écrasante tâche, quand nos outils, nous dit-on, ont déjà trop et si mal servi ? Nous pensons à une très vaste université à la taille du Continent, non pas parce qu’il faudrait en toute chose sacrifier à la manie de la concentration et du gigantisme, mais parce que cette université ne sera pas faite sur le modèle des classiques facultés où se délivrent des diplômes et des places dans la société. Cette Université européenne doit être en quelque sorte l’abbaye de  Thélème de notre temps. « Fais ce que voudras ! » en restera la devise, mais elle aura pour grande mission de penser la civilisation européenne et les collisions culturelles, anthropologiques et politiques de l’Europe et du Monde.

Cette Université qui pourrait rapidement accueillir cinq cent mille étudiants comptera de nombreux traducteurs afin que nulle langue ne soit plus considérée comme mineure, mais l’anglais pourrait sans inconvénient en constituer la langue commune.

L’espèce médiatique d’interprètes, d’animateurs, d’entremetteurs et de vulgarisateurs des savoirs ayant failli et n’étant plus digne de la moindre confiance, un service universitaire « obligatoire » de un à deux ans  sera institué en Europe à la manière dont le service militaire a fonctionné dans la plupart des pays européens depuis la Révolution française, sans avoir jamais, que l’on sache, dilapidé les finances publiques. Ainsi aucun des thèmes abordés par l’Université européenne ne sera réellement méconnu des jeunes n’entrant pas par la suite dans les cycles universitaires classiques ou les disciplines intellectuelles plus spécialisées.

Le brassage social, la fraternité, le sentiment d’appartenir à un embryon de communauté universelle des hommes sans communauté, le jeu, la liesse, l’amour, la musique, la poésie y trouveront un cadre à la mesure de la soif de vivre des jeunesses.  Nous sommes très loin  des programmes Erasmus ou des Instituts Goethe ou Cervantès. Car ici, c’est pour la première fois la multitude qui sera convertie au gai savoir et à l’élaboration démocratique des règles socio-économiques et culturelles d’une société inventant joyeusement ce que nous nommons l’Europe. C’est elle qui délibèrera, avec l’appui de tous les penseurs, artistes, savants, philosophes, hommes de lettres et théologiens qui y prendront régulièrement ou épisodiquement  leurs quartiers soit au cours d’une année sabbatique soit à leur retraite.

Des grands chantiers de pensée que cette université européenne aura à mettre en conversation, nous nous bornerons à énoncer quelques généralités:

– Penser la richesse. Si la théorisation de la marchandise, de la valeur et de l’antagonisme Capital/Travail a été la tâche essentielle de la critique de l’économie politique depuis Marx, il nous faut aujourd’hui questionner le sens de la richesse elle-même, considérée sous ses différents aspects économiques, sociaux, culturels, environnementaux et spirituels.  Cette pensée de la richesse est nécessairement liée à une réflexion  sur la Technique et l’arythmie du Temps. Elle l’est tout autant à l’habitation de la terre et à l’équilibre rompu entre les villes devenues des mégapoles et les campagnes transformées en déserts ou en mouroirs.

– Penser les connexions, les fractures, les rencontres, les mémoires, les intensités et les collisions de cultures et de minorités humaines dans une Europe qui a connu la défaite de l’esprit cosmopolite de l’entre-deux guerres, la destruction du Yiddishland par le nazisme, les désastres de la pensée totalitaire et est aujourd’hui sidérée par le « problème » de populations nomades ne réclamant aucune souveraineté politique .

– Ecrire enfin un Traité théologo-politique de notre Temps.

– Et multiplier autant que faire se peut, à la pointe de nos savoirs, des champs épistémologiques communs aux sciences humaines, physiques et biologiques, afin que chacun échappe, au moins en partie, à l’intimidante et souvent infructueuse fragmentation des connaissances polarisée vers les débouchés.

Etc…

Ces généralités apparaîtront vides et insignifiantes à tous ceux qui ont déjà un solide carnet de route dans leurs existences et leurs carrières, mais qu’elles se remplissent un jour et les plus prometteurs carnets de route s’éparpilleront au vent comme les feuilles mortes de solitaires ambitions…

Car cette Université n’est pas un leurre ou une utopie. Elle est tout simplement un défi ! Un défi pour la commune pensée et la vie commune en Europe !

Il est grand temps…

Claude Corman

 

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Sommaire numéro 24

Editorial
Pilate et l’Europe
Claude Corman

Edits, contre-édit et non-dits
Claude Corman et Paule Pérez

Paracha Michpatim, commentaire
Raphaël Kleinmann

Béliers
Le dialogue ininterrompu : entre deux infinis, le poème
Derrida à Gadamer
Noëlle Combet

Breveter l’abject
Alain Laraby

Est-ce la fin du salariat ?
Plaidoyer pour un Revenu d’existence
Patrice Gaudineau

Editorial : Pilate et l’Europe

par Claude Corman

Je ne sais pas pourquoi Giorgio Agamben a écrit un opuscule sur Jésus et Pilate. Est-ce la tentation de faire preuve d’érudition inspirée, cette sorte d’herméneutique moderne qui consiste à tirer de quelques formules grecques, latines ou allemandes des jugements et des opinions que l’on croit d’autant plus personnels que le commun des lecteurs ne se hasarde pas à d’autres types de traductions ? Est-il raisonnable et opportun de commenter les loufoques versets de quelques évangiles apocryphes ou de tardives et délirantes légendes traitant du rôle ambigu mais décisif de Pilate dans l’économie chrétienne du salut ? Pilate : un personnage dense, contradictoire, à la psychologie bien trempée, hésitant et perplexe face aux Juifs et aux sanhédristes qui, comme un seul homme et sans la moindre division d’opinions, réclame la mort de l’usurpateur, du faux messie, du prétendu Roi des Juifs ? Vraiment qu’est-ce qui peut piquer un philosophe moderne d’écrire un livret sur la responsabilité tourmentée et mineure du représentant local de l’empereur Tibère dans le procès de Jésus et par ricochet, sur l’écrasante nocivité des Juifs qui ont réclamé en chœur la crucifixion.

On dirait que tout le travail de Jean XXIII sur l’enseignement du mépris s’est volatilisé, que toute l’œuvre de Jules Isaac a été rangée au magasin des littératures démodées et insignifiantes. Se délecterait-on davantage à lire l’Evangile de Nicodème que le « Jésus et Israël » d’Isaac ! On ne s’étonnera donc pas qu’Agamben traite Barrabas d’émeutier homicide, tout en concédant mais sans témoigner aucun trouble que le nom de l’émeutier dont les Juifs réclament la grâce signifie en hébreu le fils du Père, soit le nom même sous lequel Jésus s’est fait connaître en Judée. Ce patronyme sidère Jules Isaac, cela le pousse à se demander si après tout, le petit peuple juif qui a salué l’arrivée de Jésus à Jérusalem d’un « Hosannah, Ben David » n’a pas réclamé plus tard sa grâce sur le parvis du tribunal. Ce nom taraude, étouffe littéralement Isaac dont la famille a été détruite par les Nazis parce qu’elle s’appelait Isaac et qu’à ses yeux, les noms propres comptent forcément ; ils comptent terriblement et bien plus que les éloquences et les dissertations.

Mais peut-être ai-je mal lu le traité d’Agamben, peut-être n’y ai-je rien compris ?

Je m’en vais donc de ce pas à la conclusion  de l’ouvrage que je vous livre : « Le caractère implicitement insoluble de la rencontre entre les deux mondes et entre Pilate et Jésus se vérifie dans deux idées clefs de la modernité : que l’histoire est un « procès » et que ce procès, puisqu’il ne se conclut pas par un jugement, est en état de crise permanente. En ce sens, le procès de Jésus est une allégorie de notre temps, qui comme toute époque historique qui se respecte, devrait avoir la forme eschatologique d’un novissima dies, mais en a été privée par le progressif et tacite effacement du dogme du Jugement universel, dont l’Eglise ne veut plus entendre parler. »

Je me rends à ces lignes de « conclusion » parce qu’il semble s’y exprimer un point de vue actuel, disons une sorte de vision contemporaine, peut-être un indice de ce faisceau de ténèbres qui a requis le philosophe dans sa tâche d’interprète du procès.

Ne chipotons pas sur la disjonction du monde temporel, de la politique, des humains et du monde céleste, au surplomb spirituel écrasant qu’incarnent les deux personnes de Pilate et de Jésus. Leur dialogue est voué à l’incompréhension radicale, faute d’appartenir à un univers commun. C’est aussi difficile et vain que de faire dialoguer un terrien et un habitant de la galaxie d’Andromède.

Mais tout de même, si Pilate est le représentant d’une époque, d’un empire, d’un César et que Jésus est le Roi d’un Royaume céleste qui n’est pas de ce monde, où sont donc passés les Juifs ? Où sont donc passés ces pasteurs de Dieu, ces opiniâtres commentateurs de la Torah qui leur a été révélée au Sinaï, ces Juifs rebelles qui se battront à Massada et mèneront une insurrection « messianique » derrière Bar Kokhba un siècle plus tard, au temps d’Hadrien ? Sont-ce des zombies avant l’heure, des gens qui n’appartiennent ni à l’histoire en cours (c’est celle de Rome) ni à celle du Ciel (c’est désormais l’affaire de Jésus) ?

Et en quoi le procès sans jugement de Jésus serait-il une allégorie de notre temps ? Je butais sur Pilate, voilà que mon esprit s’effondre devant la radicale actualité de la Passion de Jésus.

Je pensais à autre chose, je l’avoue, à un autre banquet, à d’autres tréteaux, et somme toute, à une autre histoire. A ma grande naïveté, je considérais que le procès sans jugement final qui nous regarde aujourd’hui est celui de la construction européenne.

Et bien non, l’élection du dimanche 25 Mai 2014 n’est pas une allégorie de notre temps, elle fait à peine partie du procès.

Et le jugement que les peuples européens ou une faible fraction d’entre eux s’apprête à livrer n’est pas grand-chose au regard de la grande tragédie de Pilate et Jésus,  s’affrontant devant le Chœur juif tétanisé par la haine et l’imminence du verdict.

Et pourtant, on peut imaginer la scène : Des roses fanées et sans épines ornent en vrac des tables. Tout autour de ces tables, sont assis des mangeurs affamés, qui ne sont pas encore repus de la chair aux trois quart dévorée de leur principal sinon unique adversaire de la soirée. Ces mangeurs infatigables se rengorgent, se rehaussent, se vitupèrent un moment puis reviennent arracher un bout de chair à l’animal offert en holocauste à leurs mépris et à leurs menaces.

Au bout de la grande table, à son bord droit, les ripailleurs s’en donnent à cœur joie. Ils dévorent de bonne humeur la chair gouvernementale, mais un peu enivrés par la piquette du banquet et leur bonne place dans l’élection, ils soufflent aussi leurs flammèches sur la communauté européenne, les technocrates de Bruxelles et de Berlin, les financiers sans âme de la Banque centrale, les affameurs de peuples, sans oublier de postillonner de temps à autre sur leurs voisins situés immédiatement à leur gauche, coupables d’avoir un trop gros appétit et d’oublier que l’on en est là aussi à cause d’eux. Au centre de la table, les convives font grise mine, ils sont les uns mutiques ou désarçonnés, les autres logorrhéiques sans que personne n’écoute leurs fleuves de mots. Le clan de la rose en particulier est sonné, abattu, et ne peut sans dégoût se mettre au cannibalisme.

Un peu plus à gauche de la tablée, le petit parti  qui a choisi le titre le plus long au point de devoir le contracter en un acronyme abscons se réjouit de son honnête score et du coup reprend quelques boulettes de viande. Ses dirigeants expliquent leur stratégie ! Enfin à l’extrémité gauche de la table, on fait feu de tous bois, contre les animateurs de la rose, les libéraux, les horribles patriotes de la flamme, on en appelle au printemps des peuples, à l’insurrection de l’intelligence, à la déferlante des grands mouvements sociaux, puis on attaque les financiers sans âme de la banque centrale, les technocrates à courte vue de Bruxelles, l’imbécillité suicidaire de la construction européenne, les arrogances germaniques. On feint d’ignorer que le mur de Berlin n’a pas sauté en 1989, du moins à ce que l’on sache, sous la pression des Berlinois de l’Ouest, qui auraient été furieusement impatients d’adopter le mode de vie de leurs frères de l’Est et d’en déguster les mœurs politiques. On s’enflamme un dernier moment en faveur de la France, de sa souveraineté lumineuse, comme au grand temps de la révolution de 89,  de son génie politique nécessairement contagieux qui nous épargnera la mise au ban, et puis , on se ressert encore une fois mais moins gloutonnement du plat de viande dont la chair refroidie et tailladée est  désormais moins succulente.

A table, on oublie les désastres de la guerre, personne ne songe au Tres de mayo de Goya, ni aux eaux fortes du maître espagnol sur les gibets, les amoncellements de cadavres, les noirs corbeaux qui picorent la chair putréfiée des charniers, la folie des enfants livrés à la solitude, on croit que c’est de la peinture, du musée, du patrimoine artistique, on fait de l’an 1 de la paix européenne (la déclaration du 9 Mai 1950 de Robert Schuman)  une date définitive et ouvrant une nouvelle ère, comme celle de la naissance de Jésus. Ainsi, chacun fait à ce banquet profession d’être un véritable européen, et jure ses grands dieux que la paix entre les nations de l’Europe est une évidence qui ne se discute tout bonnement pas. Mais la gouvernance européenne, l’élargissement à l’Est, l’entrebâillement de la porte à la Turquie, tous les traités qui régissent la vie communautaire depuis une trentaine d’années et le diabolique euro qui étrangle les peuples, tout ça, c’est du bullshit !

Et à ce banquet, les penseurs font silence. Cela fait plus de vingt ans, depuis la destruction du mur de Berlin, depuis que les fusées soviétiques ne sont plus pointées sur les capitales occidentales, que les penseurs européens font silence sur l’être de l’Europe, sur ce qu’elle peut devenir ou incarner, sur la singularité qui la nomme, sur la grande université européenne qu’il serait si urgent, si essentiel de bâtir…

Je ne conclus pas.

C.C.

24 Avril 2014

 

Edits, contre-édits et non-dits

par Claude Corman et Paule Pérez

Une double promulgation de loi ouvre aux descendants des juifs d’Espagne et du Portugal expulsés en 1492, en 1496 et à ceux qui quittèrent ces pays dans les années qui suivirent pour échapper aux persécutions, le droit à la nationalité espagnole ou portugaise. Les textes sont passés respectivement au Portugal en avril 2013[1], et en Espagne en février 2014[2] .

Recouvrer de la sorte une antique nationalité déchue paraît au premier coup d’œil un témoignage inédit et unique d’hospitalité « inconditionnelle ». Il est rare que des grands pays européens ouvrent les portes de leur nation à des minorités ou à des groupes humains entiers, surtout quand leur définition ressort uniquement de l’Histoire. C’est ce qu’ont fait les gouvernements portugais et espagnols

Et ainsi, qui n’a pas envie d’accueillir la bonne nouvelle apparaîtrait comme quelqu’un dont l’âme est empoisonnée par les malheurs et les tragédies médiévales, quelqu’un qui serait incapable de sauter hardiment vers un futur éclairant et réconciliateur. Car qui bouderait de principe la nouvelle ? Redonner après tant de générations de Juifs séfarades exilés, aux mille destinées si singulières, si distinctes, une citoyenneté espagnole ou portugaise pleine, entière, homogène,  n’est-ce pas là une offre alléchante, un don qui ne se refuse pas ?

Même si cela paraît mal assuré, après tout,  si l’ « identité nationale juive » a trouvé un accomplissement dans l’Etat d’Israël, chacun sait que les risques d’embrasement du Proche Orient sont forts, qu’aucune tranquillité géo-politique n’est perceptible à bref horizon. Le scénario insensé d’une apocalypse nucléaire, s’il concerne en définitive l’humanité entière, est moins inimaginable en Palestine qu’au Luxembourg.

Aussi bien, la réception à faibles frais, sans engagement idéologique, ni difficile passage d’épreuves, d’un passeport national de la Péninsule, serait dans l’état actuel des choses, une aubaine pour les Juifs dispersés de l’antique Séfarad. C’est ce dont sont convaincus les légistes espagnols et portugais qui ont rédigé le projet de loi et qui semblent persuadés de faire ici acte de largesse. Et qui plus est,  cerise sur le gâteau, se disent-ils, non seulement nos lointains  « compatriotes »  juifs retrouvent une nationalité prestigieuse, au terme d’un parcours administratif ultra-simplifié, qui ferait pâlir de jalousie n’importe quel autre type de candidat à la « naturalisation », mais ils deviennent aussi dans le même mouvement des citoyens européens. « Une sacrée promotion ! ».

Alors à quoi bon faire grise mine ? Et pourtant, loin qu’il soulève un enthousiasme contagieux, et que les foules juives séfarades se rangent à l’unisson devant les guichets de la moderne Espagne, du moderne Portugal, afin d’obtenir leurs passeports péninsulaires, ce projet de loi suscite davantage de réserves et d’hésitations que d’adhésions vibrantes. En Israël, un clivage s’est aussitôt créé entre les partisans de la binationalité et ceux qui vouent cette offre aux gémonies. Les premiers y voient l’opportunité d’acquérir aisément une extension de leurs droits citoyens, de pouvoir visiter plus tranquillement certaines régions du monde, et d’une certaine manière de ne plus avoir les nerfs à vif, dès qu’ils parlent de leur pays. Les autres rejettent une proposition indigne et déplacée, quasiment antisémite, comme si les Juifs continuaient à errer sur terre, à chercher un refuge, un royaume accueillant, un prince bien disposé, alors qu’existe depuis 1948, un Etat pour les Juifs dans l’ancienne Palestine.

De notre côté, cette double promulgation de lois nous désarçonne, nous méduse. L’expulsion des juifs fidèles à la transmission qu’ils avaient reçue signait l’exclusion de ces non-chrétiens au sang de ce fait  impur, opprobre que « laverait » l’octroi de la nationalité. Du statut de celle-ci à l’époque, pourrait-on se faire une idée à partir de l’Edit des souverains catholiques, dont le mot d’ordre se résume à un slogan avant l’heure : « une nation, une religion » ?  Cinq siècles après. Les juifs ne sont plus apatrides,  parias, ni « métèques » ! Alors vient la stupéfaction : Pourquoi cette loi? Pourquoi maintenant ?

Cet édit  renversé, ou  contre-édit fait battre la litanie des patronymes autrefois réprouvés, comme le rappel de citoyens de plein droit, des compatriotes. Voici qu’on réalise que ceux qui  étaient nommés judios, juifs, en Péninsule, furent nommés Sefarad, mot hébreu qui désigne la Péninsule ibérique (souvent traduit par Espagne), et ses habitants, au pluriel hébreu sefardi, partout ailleurs. A moins que d’aucuns parmi eux fussent invectivés comme marranes, ces « porcs » faux-vrais-convertis haïs de tous, dont certains sont restés comme « nuevos cristianos », nouveaux chrétiens? Logiques de renversements, retournements, quel que soit le point de vue d’où on regarde ! Si bien qu’on se croirait dans une comédie de Shakespeare si on ne pensait aussitôt aux victimes des maltraitances, des bûchers et des inquisiteurs.

Ce geste constitue une nouvelle inscription dans le sillage historique de cette logique si particulière  dont la trame est fournie par le phénomène marrane. Retournement du retournement à l’usage du quotidien des marranes, infréquentables eux aussi, juifs christianisant, chrétiens judaïsant, selon les bords de la mise à la question, au point qu’ils réagirent à l’injure, « marranos ! », par une autre inversion : en l’endossant.

Ils étaient des milliers…

Ainsi la ténébreuse proscription de ces innocents salis par les pouvoirs, s’inverse-t-elle au XXI ème siècle en lumineuse prescription à la greffe de voisins devenus fréquentables. Liste de Schindler d’un genre si spécial qu’il suffit d’un retournement de plus pour comprendre… qu’ils étaient encore ou déjà là, ou leurs cousins éloignés : sur les 5220 patronymes recensés, on trouve des noms tels Castro, Franco, Sampaio ou Soares ! Les juifs savaient depuis des siècles, que Sampaio, par exemple, est une déformation de Saint-Paul, désignant le juif converti… on le savait peut-être encore dans la Péninsule, ou juste un peu mais sans trop vouloir ou pouvoir en savoir. De même pour des noms comme Santamaria et tant d’autres, détournés, contournés.

On se demande donc ce que peuvent penser des citoyens espagnols et portugais d’aujourd’hui qui portent des noms de convertis à la conversion enfouie et se trouvent sur la liste des 5220  : certains vont-ils se sentir juifs ? Se reconvertir ? Auront-ils un grand sentiment de malaise à propos de leur « origine » ? Rageront-ils contre un vieil oubli ou non-dit qui les aurait laissés dans l’ignorance ou bien y verront-ils enfin un éclairage de ces intimes inconforts qu’instille en nous le défaut de transmission générationnelle ?

D’un autre côté, par cette liste, on peut aussi penser que la Péninsule escompte aussi rassurer ses ressortissants du dedans des frontières : eux, justement, juifs, ils ne le sont pas ! Eh quoi, avec le temps, le sang comme on dit, s’est « tellement dilué».

Un élément bien factuel vient donner un drôle de corps à notre questionnement : la discussion  autour du nom d’une petite commune de 64 habitants près de Burgos[3]. Elle s’appelait Castrillo en 1035, et changea de nom au milieu du XIIème siècle, après un massacre de plus de 66 juifs par les habitants voisins de Castrojeriz. Ceux-ci forcèrent les autres juifs à se regrouper dans le quartier de Castrillo, qui est alors renommé « Mota de Judios », « Colline des juifs » jusqu’à l’expulsion des juifs d’Espagne à la fin du XVème siècle.  Et le nom devint alors « Matajudios », « Tue Juifs », après l’expulsion jusqu’à aujourd’hui. Le maire, Lorenzo Rodriguez Perez, et certains habitants, souhaitent dans une vive controverse reprendre le nom antérieur « Castrillo Mota de Judios »…

Cette initiative partant d’un mouvement honorable veut effacer l’infamie, mais elle effacerait du même coup l’Histoire. On voit ici une illustration de ce qui ne cesse pas, chaîne de retournements portant sur ce que représente « le juif » en ces contrées. Dénommer, renommer, recommencer, n’est-ce pas le symptôme, qu’un autre travail reste en suspens, qui se trouve du côté d’un partage actif de la souvenance ?

Chez ces habitants, les traces qui restent ne doivent pas être faciles à dégager, car celles-ci, au-delà des bons et sincères sentiments, ne peuvent qu’être nouées à des conflits  anciens de fidélités et compromis vitaux, alliances confuses et brouillage des identifications de chacun dans chaque famille. Il y a bien, en France, des Places des fusillés et des déportés, et un Mont-Valérien pour dire les ambivalences des populations. Dans ce registre nous n’avons pas eu connaissance d’un grand mouvement qui par exemple, à l’issue de concertations, donnerait des noms de places et d’avenues dans les grandes villes péninsulaires à des figures juives et ou marranes éminentes dont les œuvres ont traversé les siècles. Nous en évoquerons quelques unes  plus loin. Et pourquoi  pas un Hameau ou une Rambla des Marranes ?

Obscurs objets de désir

De ces retournements en tout genre pour sauver la face au propre pour les uns, au figuré pour d’autres, le présent exhibe combien l’affaire est dans le vif. Avec ce qui revient au jour, ces « futurs » revenants, « Judios ! », « Marranos ! » ne sont plus des mots de mépris. De sorte que ce qui apparaît là encore est bien ceci  : le phénomène marrane est loin de se réduire à un épisode clos de l’Histoire judéo-ibérique médiévale et post-médiévale, à une chimère religieuse, ou à un « cas particulier » de formation identitaire hybride avec folklore et rituels étudiés dans les académies comme reliques de temps révolus.

La marranité comme contre-culture intégrée, opérante et vivace, la marranité comme art du retournement et du jeu des tensions, des alias à plusieurs entrées voire de la plaisanterie, dont on peut suivre la  piste[4] plus au Nord en Europe, dans le Bassin méditerranéen et le Nouveau Monde, semble bien ressurgie ici-même comme en retour au point de départ. Sur les terres où émergea sa forme archaïque, le marranisme qui fut la réaction première et clandestine de survie dans la persécution.

Resurgie, mais au sens du retour du et des refoulés. Où viendrait se rejouer un événement traumatique à l’occasion d’événements nouveaux. Car le trauma n’atteignit pas seulement les juifs expulsés. L’événement a concerné aussi  la population sur place, qui ne croisait plus ses voisins, ses fournisseurs, ses conseillers ou ses médecins. La  Péninsule peine à trouver l’entrée pour élaborer ce qui lui est aussi arrivé, l’expulsion a bel et bien opéré en elle une amputation, comme dans chaque pays qui  fit et vit partir ses juifs. Et vient un retour moderne faisant effet de répétition –  qui de surcroît ramène indirectement des éléments rejetés.. ainsi des contre-coups des chutes des dictatures verrouillantes, l’effet de frappe de l’ouverture avec la Movida, le développement accéléré et le suréquipement, l’adhésion à l’Europe à laquelle la Péninsule s’est arrimée et amalgamée.

Et si les éléments non travaillés se répètent : de même qu’il y eut à un moment de l’Histoire les « nuevos cristianos », on se demande – non sans ironie, si la Pénisule n’est pas en train de se fabriquer des « nuevos nacionales »…

Certes on pourrait se réjouir d’une ouverture pour l’Espagne et le Portugal où cette loi a réuni quasi-unanimement  les partis politiques, un député y a même souhaité la « bienvenue » à ceux qui pourraient revenir. Mais la lettre autant que l’esprit y suscitent davantage notre perplexité que notre souscription entière, comme nous l’exprimons au fil de ces pages.

L’inattendu et la densité de la nouvelle actualise et justifie d’un coup le travail de réflexion pour le présent que nous avons engagé voici des années, et qui a préludé à la création de notre revue temps marranes dès 2005. C’est pourquoi à la demande de lecteurs et amis qui nous accordent légitimité, nous proposons nos premiers commentaires dans ce numéro.

 

Découvreurs et conquérants

Pour un regard extérieur, non-impliqué, le texte est un exemple de sobriété et concision, il n’en va pas de même pour un lecteur plus averti.

Ce que ne fait pas l’Espagne, le Portugal de son côté s’y est efforcé avec un exposé des motifs. Un rabbin brésilien vivant à New York a découvert le pays de ses ancêtres et s’y est attaché. C’est à son récit que s’adosse la préparation de la loi. Lucian Lopes en s’accrochant, a réussi à convaincre des personnages politiques que sa famille, ses deux filles, rêvaient d’un retour ! L’introduction à la loi est majoritairement basée sur ses extensives déclarations enthousiastes. Il assure par exemple qu’il connaît « au moins cinquante personnes » partantes comme son « cousin en Israël », affirme que les juifs portugais ont gardé la « nostalgie » de leur séjour lusitanien. Il ajoute qu’il n’y a pas eu d’antisémitisme au Portugal ! M. Lopes invite à regarder vers le « futur » puisque sur le passé on ne peut rien…  On s’interroge sur la représentativité du rabbin chez les juifs séfarades de par le monde et notamment chez ceux de la Méditerranée. On reste ébahi qu’un Etat comme le Portugal avance en liminaire d’une telle loi ce témoignage en fait de caution. Circuit court s’il en est, fonder cette loi sur l’aval d’une supposée autorité, clôture tout contentieux et de ce fait signe la « paix » avec les juifs !

En Espagne l’exposé des motifs s’attarde sur la fabrication  d’une « théorie des liens » qui auraient perduré chez les descendants des juifs, éléments de langages,  traditions culinaires ou musiques. Elle énumère quelques interventions conduites par ses diplomates pendant le nazisme en vue de protéger des Séfarades (Maroc) ou en sauver (Hongrie, Grèce…).

Chacun, soit dit  en passant, reconnaît l’action du consul du Portugal à Bordeaux et les facilitations  d’embarquement vers l’Amérique que les juifs sefarad ou non ont trouvées à Lisbonne.

L’évocation n’est pas dénuée d’une touche subtile de ce qui reste d’un sentiment de puissance et de gloire anciennes en particulier dans le texte espagnol. Avec le terme «liens » on se serait attendu au maintien de contacts humains, à des correspondances, voire à des échanges vivants. Il n’en est rien. C’est comme si on venait de montrer qu’il pouvait exister des « liens » sans qu’il y ait relation.

Les conditions d’obtention de la nationalité sont surtout dans le texte espagnol alignées dans le moindre détail, de sorte qu’il n’y soit rien laissé à l’imprévu d’une jurisprudence ultérieure. Aussi le lecteur un peu sensible éprouve-t-il une impression de déjà vu : il y retrouve la précision glaciale, sans appel, des instructions et minutes des tribunaux de l’Inquisition, dans une surprenante conjonction contemporaine entre rigueur dominicaine et casuistique jésuite. C’est objectif : neutralité intrinsèque aux textes de lois ? Voire. Dans la Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948 chacun peut lire combien l’Humanité peut faire référence dans le cadre législateur mondial. En voici un exemple qui aurait pu figurer mot pour mot dans les attendus du texte local dont nous parlons :
« Considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde.

Considérant que la méconnaissance et le mépris des droits de l’homme ont conduit à des actes de barbarie qui révoltent la conscience de l’humanité et que l’avènement d’un monde où les êtres humains seront libres de parler et de croire, libérés de la terreur et de la misère, a été proclamé comme la plus haute aspiration de l’homme. »

Le Portugal évoque, très vite, le massacre des juifs à Lisbonne en 1506, cela ne va pas plus loin et s’inscrit en faux face aux dires du rabbin Lopes sur l’absence d’antisémitisme, on pourra toujours gloser sur le néologisme, mais… L’Espagne quant à elle ne fait aucune référence aux atteintes à la dignité et actes de barbarie commis sur son sol. On ne trouve pas dans ces textes ce qui pourrait indiquer la moindre empathie envers ceux qui durent partir en laissant tout derrière eux.

Plus sidérant encore : nulle part n’est mentionnée l’Inquisition ! C’est écrit et amené de telle manière, avec une telle entrée sur les conditions de mise en œuvre, que le lecteur ne s’aperçoit pas tout de suite de cet autre court-circuit, pirouette, ou censure délibérée.

L’ancienneté des actes et paroles inquisitoriales de haine absolue perpétrés sous les ordres des souverains, dispense-t-elle d’une évocation minimale des dols et souffrances infligés ? De ces vies brisées, les rédacteurs semblent dénués de toute notion, plaçant les pays comme donateurs non concernés parleur propre passé, auto-centrés, à deux doigts de susciter chez le lecteur l’impression que pour eux les victimes passées ne sont qu’une abstraction. On hésite  entre la suspicion d’autisme et l’hypothèse que l’affaire relève pour eux de l’irreprésentable.

Malaises dans les mémoires

Après la stupéfaction nous viendrait l’idée de réparation. Mais non : Jugerait-on suffisantes les excuses d’un ministre portugais voici quelques années ou l’amicale visite de roi d’Espagne à une synagogue de Los Angeles en 1987, ou sa marque de remords national en 1992 au moment de l’Exposition universelle de Séville ? Actes et paroles qui certes honorent Juan Carlos. Il demeure que ce texte de loi n’évoque pas la réparation.

On pense alors au rachat. L’énumération des bonnes actions en faveur de juifs en allant chercher dans le détail, semble exprimer qu’ils voudraient s’accorder eux-mêmes rachat et rédemption. Ainsi les législateurs éludent la forme pronominale se racheter, au profit d’une forme active et transitive, acheter les juifs avec une monnaie papier d’identité.

Étonnant déséquilibre mémoriel. Les paroles du rabbin sont une aubaine, c’est un juif qui le dit, les Séfarades nourriraient encore une « nostalgie » envers la Péninsule. Pour un petit nombre peut-être ? Ce que les rédacteurs suggèrent assez benoîtement, à savoir que les juifs séfarades de par le monde « n’attendaient que ça », dérive d’une information sélective et restrictive ! Si comme l’évoque le rabbin Lopes, des familles juives  en Afrique du Nord avaient transmis, nous précisons,  aux fils aînés successifs, la clef d’une maison en Péninsule ibérique dont plus personne ne savait l’adresse, c’est surtout, insistons-nous, pour montrer que les ancêtres humiliés avaient su  sauvegarder un peu de dignité : on n’avait pas laissé et la maison et la clef, que les spoliateurs aient du fil à retordre pour briser la serrure  et s’installer chez nous! Il n’y a pas là-dedans que de la « nostalgie ».

Ils conservent des restes de judéo-espagnol, des chants ou des recettes de cuisine ? Soyons sérieux, la cuisine est à peu près la même dans le Bassin méditerranéen. Les clefs, chants et bribes parlées que les rédacteurs veulent voir comme l’expression de fidélité à un eldorado ancestral mythifié,  témoignent bien plutôt de l’attachement à une triste histoire familiale transmise, mémoire symbolique, immatérielle, ce à rapprocher de ce que dans  leurs exils les juifs emportaient dans  la mesure du possible, les rouleaux de la Tora. Là, dans nombre de cas ces derniers avaient été brûlés dans les  autodafés.  C’est bien plutôt de cela que se fonde ce qu’on appelle souffrance du passé, nostalgie. Au reste, les ancêtres ont transmis à leurs enfants qu’au fond de la douleur, le dénuement et la colère, souvent  sur les bateaux, ils avaient en partant maudit Séfarad. Comment faire avec des traces si divergentes ?  Le renvoi des juifs aurait-il clivé à ce point le législateur ibérique ? Souvenirs désajustés, certes la mémoire fait ses tris, mais les documents existent et les législateurs peuvent y aller voir. Plutôt que d’une neutralité législative, ne parlerait-on donc pas de subjectivités barrées ou d’une amnésie collective ? Les temps ici sont bien disjoints dans une fracture irréductible.

 

D’étranges considérations nationales

Par delà les nombreuses discordes historiques entre les juifs de Séfarad et les deux pays qui les ont conduits à les maudire, escamotées ou tues dans ce projet de loi, la redécouverte féconde, vivante du lien entre la Peninsule et les juifs contemporains y passe presque exclusivement par le canal de l’idée nationale, du partage et de l’offre de nationalité.

Il est vrai que Gérone a été classée au Patrimoine mondial et qu’à côté de sa cathédrale,  le quartier juif, le  call, désormais bien  restauré,  en est un élément majeur. Le tourisme andalou en porte aussi fortement la marque et ce d’une manière plus mercantile puisque le quartier juif de Cordoue a été largement accaparé par des fonds privés qui en ont fait un hôtel de luxe introduisant ainsi une mémoire de façades à proprement parler. Et de surcroît au-delà de ladite mémoire des descendants d’exilés, voici que le monde s’invite et vient ramener des pans de mémoire commune. Du «juif » s’est donc installé très notoirement au-travers d’une industrie non négligeable et porteuse de rayonnement.

Ces réhabilitations et ces remises en scène des juderias et des calls sont parfois touchantes de mélancolie et inspirent ça et là un sincère sentiment de l’absence et du manque. Mais elles restent les témoignages d’un antique passé du royaume d’Espagne, avant l’heure de l’ivresse nationaliste des rois catholiques, avant l’heure de l’obsession de l’homogénéité religieuse.

Or, ce qui importe en définitive dans le projet de loi, ce qui y est scrupuleusement souligné et affirmé, c’est bien le principe de re-nationalisation des sefardi, l’invitation au retour dans la maison-mère. Ce n’est pas là œuvre d’historien !

Cet appel « national » est donc pour le moins troublant. Car si l’on avait voulu honnêtement célébrer le temps médiéval d’avant la persécution, d’avant l’installation sur les Terres d’Espagne puis du Portugal, de l’Inquisition, il n’était pas logique d’inscrire ce mouvement dans la seule perspective nationale. On peut parler très longtemps de Maïmonide  – dont l’œuvre n’a rien à envier à celles d’un Augustin d’Hippone ou d’un Thomas d’Aquin – et de la riche tradition cabbaliste espagnole qui culmine dans les œuvres du cercle de Louria et de sa postérité de Safed, on peut aussi travailler l’énorme matériau historique du marranisme ibérique et les innombrables cheminements que ce dernier a produit, cela n’ouvre aucunement les portes de l’identité nationale. Qui plus est, si on aborde la cohabitation des trois monothéismes dans le Moyen Age espagnol, on ne saurait l’envisager sous l’angle de la nation. L’Espagne jusqu’à la reconquête de Grenade en 1492, fut pendant des siècles un pays « bi-national » avec les royaumes chrétiens du Nord et les califats musulmans du Sud.

Du reste, sous cet éclairage, on peut se demander pourquoi l’offre faite aux juifs séfarades n’est pas symétriquement adressée aux musulmans et aux morisques qui furent en masse chassés d’Andalousie et de Valence au début du 17e. siècle

Nous sommes en 2014. L’idée de nation ne va plus de soi, et encore moins celle d’identité nationale. En Europe, les  nations se sont engagées depuis la seconde guerre mondiale sur la voie de la construction européenne. Que cette dernière soit elle-même mal en point et peine à trouver un second souffle, ne change rien à ce constat : personne en Europe ne voit plus ses voisins en étrangers et encore moins en ennemis. Cela suffit à déconstruire dans ses fondements la force de l’idée nationale. L’Europe ne manque pas de passé, elle chancelle davantage sur son avenir.

Qui peut imaginer que la Russie, la Pologne, la Moldavie , les pays baltes ou l’Ukraine, vont de concert proposer aux juifs survivants de l’ancien Yiddishland  de retrouver leur ancienne condition nationale. Les populations de l’ancienne U.R.S.S. sont encore focalisées sur les souffrances endurées sous les Soviets et semblent encore loin de se questionner sur les incidences directes ou indirectes des pogroms tsaristes sur leur propre histoire au présent.  Seuls des écrivains comme Philip Roth se sont amusés à concevoir une yeridah d’Israël vers les territoires de la résidence juive est-européenne d’avant la Shoah et les déportations staliniennes.

Regardons les choses en face : l’actualité de la crise ukrainienne ne fait nullement écho à une résurrection du Yiddishland, et pas davantage à une nation européenne précise qui aurait inspiré le mouvement insurrectionnel de Maidan. C’est l’idée vague et prometteuse d’un ralliement à l’ensemble européen qui a déclenché les émeutes de Kiev. L’idée nationale, en revanche, semble plus liée à la realpolitik cynique et violente de la Russie poutinienne.

Dans l’idée de civilisation européenne métanationale, davantage nourrie par une culture de la contrariété et de l’inquiétude, de nombreux déterminants culturels, historiques et politiques jouent, et sans doute aussi, bien sûr, une dimension juive, par toutes sortes de facteurs : les réseaux diasporiques, les échanges économiques mondialisés, le rôle important de l’intelligentsia juive européenne dans la construction de la modernité et même de nos jours le dépassement du clivage des identités ashkénazes et séfarades. On a en revanche beaucoup de peine à trouver dans le judaïsme européen[5] une célébration de l’idée nationale, une exaltation de la grandeur et de la gloire de la Nation. Henrich Heine parle d’entrée dans la culture européenne et non dans la culture germanique.

Mais alors, si du côté de l’Europe orientale, la question des anciens habitants ashkénazes et du renouveau du yiddish est loin d’être prioritaire, sinon sous une forme négative, par  les rémanences de certains courants antisémites de l’Eglise orthodoxe, de quoi la proposition hispano-portugaise est-elle porteuse ?

Parle avec elle

La  question se repose : un dialogue ouvert déplié et sincère, a-t-il eu lieu entre la Péninsule et les juifs séfarades, sur ce qui est arrivé aux deux parties? Pour le moment la réponse est non. On devine une muette réticence à l’engager si on s’en tient aux textes promulgués, et ce ne sont pas les dires « positifs » du rabbin qui nous convaincraient du contraire.

Certes les faits sont anciens et les coupables sont morts, aussi ce à quoi nous  pensons ne saurait  se calquer sur le travail engagé en Allemagne après  le nazisme, bien que celui-ci ait bien puisé certains de ses modèles et procédures à la « créativité » inquisitoriale. Cinq siècles ont passé, existe-t-il en Péninsule, le désir et la possibilité après les conversions contraintes, d’engager une conversation libre ? Autrement dit d’inventer comment enfin se re-connaître ? Pour preuve, nous ne sommes pas opposés à l’idée d’y  prendre notre part pour peu que des personnes se présentent avec une parole vivante en-deça et au-delà de la question des papiers[6].

Laissons de côté les grincheuses considérations sur l’état actuel de l’Espagne, son chômage massif, ses crises régionalistes dominées par le séparatisme catalan, les ennuis de succession de Juan Carlos, pour mettre en relief deux données qui semblent fondamentalement en contradiction avec la bienveillante « loi de retour » des séfarades :

Du point de vue religieux, les pressions de l’épiscopat espagnol pour obtenir la béatification d’Isabelle la Catholique, premier pas vers sa canonisation. Ainsi l’archevêque de Grenade, Javier Martinez a-t-il salué, dans une homélie,[7] la reine de Castille comme « s’étant distinguée par sa grandeur humaine dans une période de troubles et de violence ». Du côté civil, les pressions du gouvernement espagnol du PP contre l’avortement et l’enseignement obligatoire du catéchisme.

Ainsi une loi très réactionnaire sur les conditions légales de l’avortement a-t-elle passé le premier « cut » aux Cortès, le 12 février de cette année et la loi Wert[8] a rendu obligatoire l’enseignement religieux dans l’école publique. Le catéchisme est une matière indispensable pour passer le baccalauréat et pour intégrer un corpus universitaire.

Il semble d’ailleurs que, concernant ce dernier aspect comme de celui de la canonisation d’Isabel, les  dirigeants n’aient  pas pris  la mesure de ceci : si les juifs reviennent en nombre pourquoi tarderaient-ils à  faire jouer à plein leur citoyenneté et leur idée du politique ? Nul doute qu’ils ne tarderaient pas à s’élever et militer vivement contre ces deux points au nom d’un débat démocratique.

Ces deux aspects civique et religieux noués n’éclairent donc pas la « loi du retour » sous un jour franc et clair.

Ainsi, ni sous l’angle de la mémoire historique dont les aspects les plus corrosifs et hostiles au judaïsme ont été suspendus ou ignorés, ni du côté politique de la question nationale et européenne, qui mérite un autre approfondissement que la cession « patronymique » d’une nouvelle nationalité, ni encore sous le jour de l’environnement civico-religieux de la droite espagnole, le recouvrement d’une citoyenneté espagnole (ou portugaise) par les lointains descendants des juifs ibériques ne va  de soi. A moins que…

C.C. et P.P.

 

Remerciements

Pour les avis éclairés, apports en documentation, information, ainsi que pour les traductions de textes à : Jean-Paul Karsenty, Michel Pérez, Alain Laraby, Jacques Moustrou, Vittoria Leitao, Pierre et Noëlle Combet, Patrice Gaudineau,  Alain Julienne.

 

[1] Document public du Portugal : Loi n° 43/2013 (Diário da República, 1.ª série — N.º 126 — 3 de julho de 2013) . Article en accès libre trouvé sur le site de la revue Renascença (22-04-2013 11:32 por Filipe d’Avillez « Nova lei faz as pazes com judeus expulsos de Portugal »).

[2] Document public du Ministere de la Justice de l’Espagne ; Projet de Loi 

[3] Source : http://www.fait-religieux.com/

[4] « Sur la piste des Marranes – De Sefarad à Seattle » de Claude Corman, Editions du Passant, 2000.

[5] Temps Marranes numéro hors série septembre 2012 « Notes sur l’assimilation » ; Claude Corman et Paule Pérez : http://www.temps-marranes.info/article21hors serie

[6] Et bien que nous n’ayons aucun besoin des nationalités, espagnoles et portugaises, auxquelles certains d’entre nous auraient droit.

[7] Le 28 novembre 2009

[8] Du nom du ministre de l’Education nationale du gouvernement Rajoy.

Paracha Michpatim

Commentaire

par Raphaël Kleinmann

Nous présentons à nos lecteurs le texte d’un commentaire de Raphaël Kleinmann, écrit à l’occasion de sa Bar Mitsva en janvier 2014. La Bar Mitsva est la cérémonie d’entrée, à l’âge de treize ans, du jeune homme dans la communauté des adultes, reconnaissance de sa connaissance et de son respect des prescriptions et commandements. On pourra y voir que loin d’être envisagée comme une froide contrainte, la Loi peut se vivre dans l’inspiration et de ce fait elle n’exclut pas la grâce, au contraire.

Le lecteur en jugera. Il appréciera également le degré de réflexion symbolique ainsi que le niveau de maturité « sociale », voire « politique », de notre jeune auteur.

Je voudrais, comme le veut la coutume, marquer mon entrée dans le monde des mitzvot par une courte parole de Torah, une réflexion inspirée de la lecture  de cette Paracha.

Celle-ci s’ouvre par les mots suivants :  «Véhélé hamichpatim achére tassime lifnéheme »

«Et voici les lois que tu placeras devant eux (paroles de Dieu à Moïse)». Les michpatim sont des règles, des lois dites sociales, rationnelles, qui concernent les relations entre l’homme et son prochain. Alors que les h’oukim sont des décrets divins qui ne sont pas forcément compréhensibles par l’homme.

Notre paracha va donc essentiellement traiter des règles concernant le commerce, les dommages, le prêt et la charité.

Rachi fait remarquer que cette sidra est directement reliée à celle qui la précède : « Yitro » (Jethro), par un vav de coordination et voici les lois. C’est pour nous apprendre, dit-il, qu’il faut voir dans ces lois une origine divine autant que pour les mitzvot données dans les dix commandements. Elles ne sont pas simplement  des règles humaines logiques qui sont obligatoires pour assurer une vie harmonieuse, mais des règles données par D.ieu qu’il nous faut observer au même titre et de la même façon qu’un  h’ouk, une loi irrationnelle, pour en assumer la vérité et la pérennité.

Les commentateurs font remarquer qu’elles sont juxtaposées aux règles qui concernent la fabrication du Michkan (de l’autel) , pour indiquer que le tribunal devait siéger dans une salle attenante au Michkan ou au Beth Hamikdach, et nous signifier que rendre la justice et vivre selon les préceptes de droiture et d’éthique morale équivaut à prodiguer le service divin qui consiste à offrir des sacrifices. Les lois  « humaines et sociales » sont donc à placer à priori au même niveau que celles qui gèrent le rapport qu’a l’homme avec D.ieu.

Mais le Ktav Sofer, commentateur du XIXème siècle va plus loin. Il explique que le mot lifenéhem (devant eux) qui termine le premier verset de la paracha ne veut pas seulement dire qu’il faut clairement indiquer à chacun les règles et les préceptes qui permettent de vivre ensemble, de garantir un équilibre social ou de gérer les conflits, mais aussi que lifenéhem peut vouloir dire qu’il faut placer ces lois devant, avant les mitzvot, les h’oukim énoncés dans la paracha précédente, qui sont celles concernant l’homme et D.ieu. Cela signifie qu’afin d’avoir une relation avec Lui, l’objectif principal d’un juif sur terre est d’avoir un comportement irréprochable vis-à-vis de son prochain donc, de respecter les lois.

Souvent nous avons tendance à insister dans nos efforts sur les mitzvot de l’homme envers D.ieu  en les pratiquant avec précision, rigueur et dépassement de soi, mais malheureusement nous négligeons les détails et les finesses des mitzvot de l’homme envers son prochain.

Le Ktav Sofer précise que l’étude de la Torah d’une personne qui n’aurait pas un comportement convenable envers son prochain pourrait perdre de sa valeur. Il apparaît à la lumière de ce commentaire qu’il ne s’agisse pas seulement d’une équivalence de l’axe horizontal reliant les hommes entre eux et de l’axe vertical reliant ces derniers avec D.ieu, mais qu’il semble exister une priorité donnée au travail des dimensions intérieures, à la relation de l’homme vers/avec son prochain afin d’accéder à une relation authentique avec D.ieu.

Celui-ci nous demande d’insister sur le respect, la considération, la sensibilité que nous devons à l’autre, à la vraie  place que nous devons donner à un voisin, un collègue, un élève, un parent, un enfant, un maître. Je souhaite arriver à m’investir dans ce travail des dimensions intérieures…

R.K.

Ce travail est inspiré par le Rav Wolf et le livre  du Rav Bendrihem : «Ciel et Essentiel».

Glossaire :

Torah : la Bible (les 5 livres de Moïse également appelés H’oumach)

Paracha : division de la Torah (liée à chaque semaine)

Rav : maître, rabbin

Mitsva (pluriel : Mitsvot) : commandement (s)

H’ouk (pluriel : H’oukim) : commandement(s) sans explication rationnelle

Michpat (pluriel : Michpatim) : commandements (s) ayant une explication rationnelle

Beit Hamikdach : Temple

Michkan : Autel

Sidra : la paracha et ses commentaires

Vav : lettre de l’alphabet hébraïque équivalent du « v » français

 

Béliers.

Le dialogue ininterrompu : entre deux infinis, le poème
Derrida à Gadamer

par Noëlle Combet

Comment oser aborder un tel texte ?  Par laquelle de ses entrées y accéder ? Est-ce parce qu’il m’a été longtemps proche, dans un compagnonnage intérieur, si évidemment là, que je ressens maintenant cet élan jusqu’alors différé, pour le porter ailleurs dans une approche personnelle ?  Le « disséminer » peut-être pour reprendre ce terme si familier à Derrida ? Le porter ailleurs sans m’en écarter absolument ?  Une nécessité, le portant, de le disséminer sans l’effacer ? « Porter »  sera l’une des images récurrentes de cet hommage rendu par Derrida à Hans- Georg Gadamer qui venait de mourir. Porter par anticipation la mort de l’autre intime, déjà de son vivant, était un thème central du Séminaire  « Politiques de l’amitié » soutenu en 1983-1984 et édité en 1994. De nombreuses années séparent « Politiques de l’amitié » et « Béliers ». Un long suspens. C’est peut-être ce que Derrida énonce comme la difficile mais nécessaire réalité d’une interruption qui peut permettre d’initier ici ce que je considère comme une lecture plutôt qu’une écriture : l’écriture de la lecture que je fais de ce texte pour Interrompre la muette et longue lecture intérieure en l’extériorisant.

Le socle de l’interruption

Dans l’introduction et un premier temps de l’hommage à Gadamer, se retournant sur les aléas de leur amitié  pour les revisiter, Derrida en appelle tout d’abord, justement, à l’interruption. La nécessité des interruptions, des intervalles, il l’avait déjà évoquée dans « Politiques de l’amitié » en tant qu’anticipation de la mort. Elle était -devait être- toujours déjà là, incluse en ces liens à propos desquels Derrida avait emprunté à Abdelkébir Khatibi le mot  d’aimance plus propre selon lui à désigner la puissance et la complexité de l’amitié quand elle est une  modalité de l’amour. Une interruption, dans « Béliers », intervient  dès la rencontre, pas seulement comme principe mais  dans la réalité d’un malentendu et Derrida pense que cette expérience  suspensive initiale a fondé  une durée du lien. Il associe, de manière plus générale  l’interruption  à une « mélancolie sans âge » toujours mêlée à l’intimité étroite avec un autre.

Cette mélancolie, une autre peut-être, mais déjà la même, Derrida dit l’avoir ressentie dès la première rencontre avec Gadamer en 1981. La rencontre, dit-il, avait commencé par une « étrange interruption », présage d’une sorte de partenariat que Gadamer aurait nommé « dialogue intérieur ». Derrida dit que cette formulation lui est étrangère ; l’utilisant, il laisse donc Gadamer parler en lui ; et il le cite : «  En fin de compte, le dialogue que nous poursuivons dans notre propre pensée et qui s’enrichit aujourd’hui de nouveaux et formidables partenaires issus de l’héritage de l’humanité élargi à une dimension planétaire devrait chercher son partenaire partout- et surtout s’il est complètement différent »

Derrida prolonge ce point de vue en faisant de  cette interruption le socle de son « dialogue ininterrompu » avec Gadamer, tel que l’évoque le sous-titre de « Béliers ».

 

Le poème entre l’intraduisible
et la diagonale de la traduction

Mais le dialogue que Gadamer voulait  entreprendre et poursuivre avec Derrida, Gadamer lui-même en énonce la difficulté, « toujours grande selon lui, là où la pensée ou la poésie s’efforceront de délaisser les formes traditionnelles pour se mettre à l’écoute de nouvelles orientations puisées dans leur  propre langue maternelle. »

Derrida souligne que Gadamer nomme la pensée et la poésie plutôt que la science ou la philosophie. Gadamer privilégie l’expérience poétique dans la mesure où le poème est à la fois l’exemple de l’intraduisible et « le lieu le moins impropre à l’épreuve de la traduction »

C’est bien une sorte d’in-traductibilité qui aura produit cette « étrange interruption » initiale de l’amitié entre les deux hommes et en même temps rendu possible  un dialogue intérieur qui depuis ce premier malentendu n’aura pas cessé, relancé par des échanges ultérieurs réels. « Dialogue de sourds » crurent certains témoins… Peut-être plutôt tâtonnements de traduction, peut-on penser.

 

Le dialogue (in) interrompu

C’est une question posée en 1981 par Derrida à Gadamer qui provoqua et l’interruption et l’infini du dialogue intérieur. Cette question portait sur le terme « verstehen » (comprendre) et pouvait être entendue comme mise en doute par Derrida de la « bonne volonté », celle qui peut donner bonne conscience quand on cherche à « comprendre l’autre » et que l’on imagine y parvenir. Nous sommes à cette époque dans un bain lacanien récusant, peut-être autant à tort qu’à raison, la réalité d’une communication intersubjective. Gadamer, au contraire, ayant foi en la compréhension se sentit  incompris.

Il est assez étonnant que ce soit ce terme, « verstehen » justement, qui  produisit l’intervalle et la suspension momentanée du dialogue réel, l’installant à une autre place, dans le for intérieur de chacun. Une (in)compréhension fonda la durée du lien.

La certitude mélancolique, insiste Derrida, apparaît dans l’amitié dès la première interruption, et même parfois dès la première rencontre quand celle-ci, dans la puissance de l’éprouvé  donne à ressentir  en même temps que la force du lien, l’inéluctabilité de l’absence de l’autre et de l’absence à l’autre. Elle commence donc du vivant des amis, certitude de la mort, et Derrida la conçoit comme une « fin du monde », quand l’un survivra à l’autre et se trouvera « assigné à porter l’autre et son monde », les deux ayant disparu. L’un des deux survit désormais « comme sur terre par-delà la fin du monde » et c’est bien ce que vit précisément Derrida  quand il prononce cet hommage à Gadamer, l’interruption étant désormais définitive.

 

« Die Welt ist fort, ich muss dich tragen »

Dans le deuxième temps de cet hommage, cette « fin du monde », Derrida la met en perspective avec le dernier vers d’un poème de Paul Celan, poème auquel il consacrera  la partie la plus importante de son texte, la troisième.

Il cite le dernier vers, (« Die Welt ist fort, ich muss dich tragen » : le monde n’est plus là, je dois te porter) avant le poème lui-même, qu’il ne traduit ni ne traduira en proposant une lecture herméneutique plutôt que formelle dans un troisième temps.

C’est Gadamer qui énonçait que le dernier vers portait à lui seul toute la vérité d’un poème. Marchant sur ses traces, Derrida manifeste donc que, par l’intermédiaire de l’amitié avec Gadamer, il a reçu une transmission, ce qu’il précise : « Si j’ai cru devoir commencer par citer, puis répéter le dernier vers du poème, « Die Welt ist fort, ich muss dich tragen » , ce fut pour suivre fidèlement, voire pour tenter d’imiter, jusqu’à un certain point et aussi loin que possible, un geste que Gadamer répète à deux reprises dans son livre sur Celan… Ainsi Derrida éclaire-t-il la valeur de l’influence dans ce que l’on reçoit dans une intimité. Est-ce un mouvement de retour vers cette « compréhension » préalablement  déniée ?

Dans son interprétation d’un court poème de Celan (« Du  sillon des quatre doigts/ j’extorque en fouissant/ la bénédiction pétrifiée »), Gadamer indiquait que « selon le principe herméneutique » il commencerait par le vers final, noyau du poème selon lui, vers qui évoque ici « une bénédiction pétrifiée ». Cette pétrification, Derrida l’interprète comme un sceau, un signe de chance sous lequel il souhaite s’inscrire en cet instant. Derrida s’attache en particulier au verbe wühlen (traduit par fouir). Le fouissement, il le lit comme une quête, une « poussée subversive » pour ouvrir une main repliée sur un message que la main propose et dérobe à la fois. Il en appelle à Gadamer qu’il cite sur ce point : « Le poème dit qu’on recherche la bénédiction de cette main qui bénit avec la ferveur désespérée, fouissante d’un nécessiteux »

Le message ainsi offert/dérobé serait aussi un texte à lire ; et la main serait aussi  le don du  poème au sens subjectif et objectif du génitif.

Derrida souligne  que, dans sa lecture de ce poème, Gadamer évoque plusieurs interruptions qui lui apparaissent comme un gage de l’(in)interrompu : selon Gadamer, en effet, dans une main qui se plie, apparaissent des lignes « interrompues et pliées » et le sillon des « quatre doigts » forme aussi un pli transversal.

En outre, il y a, selon Derrida comme une interruption entre le dedans et le dehors selon que la main retient ou offre. Une autre interruption apparaît quand Gadamer laisse dans l’indécision une série de questions dont celle du je et du tu dans le poème de  Celan. Tu ? Toi, moi, Dieu, le poème? « N’importe qui, plus d’un, le poème lui-même » ?

Dans son œuvre, Gadamer  évoque plusieurs fois ce qu’il nomme « le caractère sans fin du dialogue », « le processus infini »  qui sont, selon Derrida, effets des interruptions et de cette indécidabilité, cette in- traductibilité  qui  destine un poème, de « façon secrètement réglée » à survivre « dans un processus infini », ce qui éclaire le sous titre de « Béliers » : « entre deux infinis, le poème ». Le poème apparaît dès lors, peut-on penser comme l’interruption et la reconduction de l’in-fini.

 

Lecture herméneutique pour une dissémination

Dans un troisième temps, Derrida revient au poème de Celan dont il avait précédemment énoncé le dernier vers : Die Welt ist fort, ich muss dich tragen (le monde s’en est allé, je dois te porter). Il ne le traduit pas, fidèle en cela à la certitude de Gadamer, qu’il partage pour sa part, que la poésie est intraduisible.

Je cite donc le poème de Celan sans le traduire :

GROSSE GLÜHENDE WÜLBUNG

mit dem sich

hinaus-und himweg-

wühlenden Sccwarzgestirn- Schwurm

 

der verkieselten Stirn

brenn ich dies Bild ein, zwischen

die Hörner darin.

 

Im Gesang der Windungen, das

Mark der geronnenen

Herzmeere schwillt.

Wo-

gegen

rennt es nicht an ?

 

Die Welt ist fort, ich muss dich tragen

 

Ce poème, on peut l’approcher de façon formelle, ce que fait rapidement Derrida dans un retour  sur

les pronoms personnels énigmatiques

l’utilisation du présent qui renvoie pourtant à une temporalité hétérogène,

le tableau (je précise pour une meilleure minimale  compréhension : celui d’une coupole resplendissante au front de laquelle va et vient un noir essaim)

une action  qui se résout en une question interro-négative (je précise : celle d’un bélier silicifié qu’on a marqué au feu entre ses cornes),

le dernier vers détaché déjà évoqué

Derrida développe quelque peu ces points affirme que cette analyse formelle peut et doit aller très loin, mais, ici, au-delà de cette approche, c’est à une exigence herméneutique qu’il répond, comme Gadamer, à qui il veut rester fidèle, lui en a montré la voie..Sa lecture/traduction questionne les principales évocations du poème. Dans ce qu’il a nommé « tableau » : la voûte incandescente s’anime d’un essaim, une vie animalière qui toujours allant venant, jamais ne s’immobilise en un fourmillement d’étoiles « noires », « errantes ».

Cette constellation paraît d’autant plus « animée, animale » qu’un bélier surgit ensuite, animal du sacrifice, poutre à enfoncer les portes des châteaux, signe zodiacal. Et au cours de cette lecture qu’il veut « disséminale » selon une perspective qui représente l’une de ses conceptions les plus précieuses, il évoque en même temps que cette marque-blessure du bélier entre les cornes, d’une part le ghetto, d’autre part la marque de l’étoile jaune qui, en effet, est toujours là, inscrite explicitement ou implicitement dans toute la poésie de Celan. Cette blessure au front du bélier coule en flots venus du cœur  et je me suis étonnée de ce que, évoquant cette marque, Derrida insiste sur le feu (brenn ich dies Bild :  l’image imprimée et brûlée à la fois  par le poète suggère-t-il),  et non le  ruissellement (geronnene)  du sang évident dans « Herzmeere ». Il s’en tient à « la violence du sacrifice », et évoque plusieurs fois la substitution par Dieu du bélier à Isaac dont il avait préalablement demandé le sacrifice à Abraham.

Le front silicifié du bélier rappelle la noire constellation, l’essaim au front de la coupole et aussi la main pétrifiée dont une bénédiction est attendue dans le poème auparavant évoqué par Gadamer. Un « je » énigmatique inscrit une image en lettres de feu entre les cornes de l’animal. Est-ce le poète en train d’écrire ? Ou le poème lui-même qui se produit là au moment précis où il se dit ? L’allusion au chant  peut le donner à penser de même que l’enroulement des cornes peut évoquer des tours, des tournures du style. Ce souffle qui pourrait être celui du poème, peut aussi évoquer un autre « chant ponctué comme une phrase », celui du Shofar dénonçant « tous les holocaustes ». Derrida éclaire à plusieurs reprises l’arrière-plan biblique du texte.

 

L’indécidable des  derniers vers

Après l’action, trois vers, en une courte strophe, questionnent sous forme interro-négative la charge du bélier.  « Où, contre quoi ne charge-t-il pas ? » Cette interro négation Derrida l’interprète par une affirmation : « Le bélier, de chair ou de bois, sur terre et dans le ciel s’élance dans une course ». Il charge sur tout dans un élan désespéré. Je me suis demandé si la question ne pouvait pas s’entendre aussi de façon négative, le « ne… pas » suggérant alors presque un «ne… plus », une exténuation du bélier en quelque sorte. « Autant d’hypothèses, bien sûr, et d’indécisions » écrit Derrida quant à la lecture à propos d’un tel poème…Dissémination sémantique qui concerne aussi le vers nodal, le dernier du poème.

« Die Welt ist fort, ichmuss tragen dich » (« Le monde est parti, je dois te porter »). Ce vers isolé du texte nécessite une pose avant d’être prononcé ; il est là, isolé, apposé comme une signature. C’est une sorte d’énigmatique sentence qui fait qu’il sera souvent appelé et rappelé par de très nombreux auteurs et penseurs.

Derrida propose deux lectures : quand le monde n’est plus là, il faut  que je te porte « toi tout seul, toi seul en moi ou sur moi seul ». Il indique d’autre part la possibilité d’une interprétation inversée : s’il y a nécessité, devoir de te porter, alors le monde tend à s’effacer. Il développe cette deuxième lecture de façon saisissante : «Dès lors que je suis obligé, à l’instant où je te suis obligé, où je dois, où je te dois, me dois de te porter, dès lors que je te parle et suis responsable de toi ou devant toi, aucun monde, pour l’essentiel ne peut plus être là. Aucun monde ne peut plus nous soutenir, nous servir de sol, de terre, de fondement ou d’alibi. Peut-être n’y a-t-il plus que l’altitude abyssale d’un ciel »  Mais c’est aussi le poème qui nous est confié, à porter, à « mettre à la portée de l’autre, le donner à porter à l’autre »

 

Porter le monde ou l’éthique de la mélancolie

Dans un cinquième mouvement de cet hommage, Derrida, pris par le temps, revient sur quelques points.

Il interroge un double sens de « tragen » dans la mesure où le « je dois » semble présager d’un futur, et aller, – il fait là référence à Kant,- vers un orient. Dans ce premier sens, porter c’est porter la vie comme dans une gestation, expérience en laquelle, pour la mère et l’enfant en leurs solitudes, il n’est alors aucune médiation du monde : Die Welt ist fort. Mais, dans un deuxième sens, « porter » peut aussi s’adresser « au mort, au survivant ou à leur spectre » ce en quoi consiste la mélancolie. Ces deux fils se croisent et rencontrent trois images du monde : l’expérience d’une absence du monde peut être permanente (ce que sans doute énonçait cette « mélancolie sans âge » qui ouvrait le texte), ou surgir une seule fois, comme un événement, une sorte d’accident.

Enfin,  que porte-t-on en portant le monde ? Tous les vivants ou tous les autres êtres humains ?

En ce qui concerne ces pistes, Derrida dit la nécessité de se référer à trois noms : Freud, Husserl Heidegger. Tout d’abord il considère l’affirmation « je dois te porter » comme une éthique de la mélancolie, éthique qui vient contester la possibilité d’un deuil  « normal » et la « tranquille assurance » de Freud dans ce qu’il dit du deuil « pour confirmer la norme de la normalité », « norme » qui ne serait que « la bonne conscience d’une amnésie » nous permettant « d’oublier que garder l’autre au-dedans de soi comme soi, c’est déjà l’oublier ».

On peut en effet s’interroger : l’autre que l’on a perdu est-il remplaçable ? Effaçable ? Est-ce que son image en soi ne renvoie pas toujours à une souffrance, sinon pathologique, du moins relative ?  Pour Derrida, donc, « il faut la mélancolie ».

Pour Husserl, l’hypothèse d’un anéantissement du monde est à prendre en compte, ce qui fait écho à « Die Welt ist fort » ; cet anéantissement selon Husserl ne menacerait pas la conscience ; mais quid alors de l’alter ego ? Il ne peut plus être constitué que par analogie au-dedans de moi. Il faut se demander alors si l’on peut encore parler d’altérité.

Quant à Heidegger, Derrida met en doute sa distinction entre ce qui serait » sans monde » (la pierre), ce qui serait « pauvre en monde » (l’animal) et ce qui irait « donnant forme  au monde » (l’homme). L’on  sait  toutes  les hypothèses de Derrida quant à une intelligence du vivant qui ne se réduirait pas à l’humain. Songeons à son texte « L’animal que donc je suis ». L’on peut comprendre dès lors sa réserve.

Il pose pour finir, la question « N’est-ce pas la pensée même du monde qu’on devrait alors re-penser depuis ce « fort » et lui-même, depuis le « ich muss dich tragen » ?

Cette question dit-il, il aurait aimé la poser à Gadamer. Mais n’est-ce pas ce qu’il fait précisément dans ce « dialogue ininterrompu », précisant combien nous avons besoin de l’autre, pour le porter et être par lui porté ?

 

Une ouverture de l’impératif mélancolique ?

Et Derrida termine par une hésitation : il aurait peut-être dû commencer par citer Hölderlin et il le fait à la fin de ce texte : «  Denn keiner trägt das Leben allein » (« Die Titanen ») : « Car nul ne porte la vie seul » (je traduis). Si  on  lit  cette affirmation de façon herméneutique, en considérant, comme l’a fait Derrida après Gadamer, que les derniers mots sont le noyau d’un texte, on note le passage, -de Celan à Hölderlin-, du personnel (je, te) au général (nul), de la forme affirmative impérative (je dois) à la forme négative (ne porte seul) et du monde (Welt) à la vie (Leben).

Il semble que «  la mélancolie sans âge » ait pris une autre forme ; sa nécessité éthique n’apparaît plus comme si affirmée. Que penser dès lors, de ce pas de plus  qui m’a portée – de la lecture des « Politiques de l’amitié » à celle de « Béliers »,- à prendre à bras le corps un texte qui me fascinait, c’est à dire se fossilisait au-dedans de moi sans que je l’extériorise? Et c’est bien l’effet de la fascination de produire une sorte de gisement inexploité. Derrida parle pour lui-même du mouvement le portant de façon immédiate vers le dernier vers du poème de Celan : « A la découverte du poème, je le confesse comme une faute possible, ma lecture fascinée s’est jetée sur le denier vers. » C’est pourtant par un vers de Hölderlin, une sorte de viatique dans le sens de ce qui porte à la vie, qu’il achève son hommage à Gadamer  La souffrance, chemin faisant, s’est-elle adoucie ? Comment ne pas évoquer ici la « petite mélancolie » selon Pontalis, celle qui ne s’accompagne pas d’une sous-estimation de soi ou du monde mais permet de cheminer, allant de l’avant, en compagnie des ombres de nos autres, absents désormais, mais encore là dans nos lignes de vie ?

N.C.

 

Breveter l’abject

par Alain Laraby

A Hélène Berr et Jean Zay

D’Erfurt à Auschwitz – L’appropriation de l’horreur – Droit privé et droit public – De l’inhumain trop humain – Subir l’injustice plutôt que de la commettre – Le fin mot de l’histoire

D’Erfurt à Auschwitz

Erfurt, en ex-RDA. Après la réunification, la ville a décidé de préserver le souvenir de Topf und Söhne qui fabriquait des fours crématoires pendant la Seconde guerre mondiale. La majorité des édiles était divisée. La mairie voulait raser l’usine. Des voix se sont élevées pour en transformer une partie en musée. La cité a restauré le bâtiment administratif, de façon instructive et discrète. Un acte de courage et d’intelligence. Le passé a recouvré un sens.

Dans le bâtiment, on écarquille les yeux  et on ressent de l’écœurement. Un film montre le personnel de l’usine défiler en 1937. Dans les salles, on découvre pêle-mêle des courriers entre dirigeants de l’usine et SS. Sous vitrine, des dessins et modèles, des dépôts de brevet.  Le dernier étage offre une belle vue. On aperçoit la ville voisine, Weimar, près duquel se situe Buchenwald. Ingénieurs et techniciens contemplaient un des camps de concentration qui bénéficiaient de leur savoir-faire. Le camp d’Auschwitz, en Pologne, n’échappa pas à leur expertise. Le personnel de Topf und Söhne y allait et venait. Il montait les fours et les réparait. Birkenau, à deux pas, fit les choses en grand. L’entreprise réalisa des économies d’échelle.

 

L’appropriation de l’horreur

Au siège de l’entreprise, on est appliqué (tüchtig). On travaille sans état d’âme, en blouse blanche, sur des planches à dessin. Une photographie de l’époque témoigne de l’atmosphère industrieuse. On doit répondre à la commande officielle de fours crématoires pour cadavres humains. Il y a un marché. La demande n’étonne guère. Dans un pays en voie de nazification, il n’y a pas de place pour le doute. La seule question : Wievel Stück ? – Combien de pièces ?

Topf und Söhne a bonne réputation. Dès le début du XXe siècle, l’entreprise avait déjà innové dans le domaine de la crémation individuelle. La loi allemande de 1934 pose des conditions d’hygiène relatives à l’odeur, à la fumée et au bruit. Le droit exige le respect du corps et des cendres (le corps est identifié, les cendres sont rassemblées, les urnes sont scellées). On parle de « dignité », mais un tel cahier des charges ne s’impose plus aux populations jetées à la vindicte publique. Sous le nazisme, l’entreprise doit régler un problème de masse. Il faut prévoir des installations pour une combustion continue devant absorber d’immenses quantités.

Ces questions relèvent de l’ingénierie. Topf und Söhne innove. Elle multiplie les moufles des fours crématoires. Elle accélère l’incinération. Elle étend son intervention en amont en améliorant la diffusion du Zyklon B dans les chambres à gaz. Topf und Söhne est fière du travail accompli. Elle a déposé un brevet en 1942. L’enregistrement ne répond pas qu’au mobile du profit. Nous ne sommes pas aux Etats-Unis, obsédés de faire fructifier le copyright. Le devoir prime. Toujours heureux de vous servir (Stets gern für Sie beschäftigt) est la devise de la maison. La phrase orne le fronton du bâtiment restant. L’appropriation de l’horreur  ne choque pas : sur les planches à dessin figure le logo Isis. A travers les âges, la déesse égyptienne protège les inventeurs qui œuvrent pour l’humanité. A perfectly normal company.

 

Droit privé et droit public

Rien ne force les métiers du commerce et de l’industrie à coopérer. La liberté d’entreprendre continue d’exister. A l’instar de Topf und Söhne, beaucoup de sociétés commerciales l’exercent sans retenue. A Auschwitz, Bayer recueille sur son papier à-en-tête les observations des médecins nazis qui se livrent à des expérimentations humaines ; Siemens sélectionne et exploite la main d’œuvre des déportés ; une autre firme négocie le prix et la quantité des cheveux des crânes qui ont été rasés ; une autre transforme les cendres en engrais. L’Etat récompense cette volonté de participer à l’effort national en leur accordant d’autres marchés. Topf und Söhne accroît son chiffre d’affaires. Beaucoup de marques gonflent leur réputation : Hugo Boss conçoit les uniformes SS (et les costumes du Führer); BMW emploie 50.000 détenus d’un camp de travail pour monter ses voitures;  Deutsche Bank finance la Gestapo.

Même en droit public, le fonctionnaire n’est pas forcé d’obéir aveuglément. A l’insu des administrateurs, l’autonomie subsiste. Quelques-uns, dans les bureaux, tardent à exécuter les ordres. Certains juges refusent de juger sans délibérer. D’autres démissionnent, mais la plupart restés en poste condamnent à la volée. La justice, qui doit s’exercer les yeux bandés, les a à demi fermés. Aucune instruction préparatoire ne précède les audiences. Les qualifications retenues sont saugrenues (relations sexuelles entre races). Les crimes d’Etat restent impunis mais les magistrats du siège n’osent pas aller à l’encontre de la volonté de leurs supérieurs. Ils ne baissent pas la tête mais la relèvent pour rendre des arrêts de mort. La part de responsabilité à dégager n’est pas celle des prévenus mais la leur. Inquisiteurs, ils sont devenus coupables par breach of justice. Ils commettent l’iniquité au nom du droit.

Parmi les pays vaincus, la France pense s’en tirer à bon compte. Une partie de ses élites, déplacée à Vichy, fait croire que la souveraineté subsiste. Des lois anti-juives sont promulguées, mais Pétain les rend plus sévères de sa propre main. Conformément à la hiérarchie des normes, les hauts fonctionnaires rédigent les décrets d’exclusion des Français qui ne sont pas de souche. Leur style est lumineux, précis. Des professeurs d’université commentent cette réglementation comme si son objet, violant l’ordre public, n’importait guère. La forme, seule, a du sens ! Comme on sait, avec la même indifférence, mais sans ménagement, la police remet à l’autorité étrangère des enfants de moins de 16 ans comme elle lui a remis auparavant les émigrés allemands.[1] Belle répartition des tâches : les jurisconsultes blanchssent l’infamie, les forces de l’ordre contribuent à l’épuration, et la milice, pour achever l’épuration, extirpe, avec une violence mafieuse, toute opposition.

Dans la population, il y a de nombreux justes qui circonviennent les lois devenues injustes. Des gens modestes, des paysans, des communautés entières, sauvent juifs et autres bannis de la société. Cette attitude ne contrarie pas la collaboration économique. Nous ne sommes plus en 1914 où Renault produisit en nombre les taxis qui acheminèrent les soldats français sur le front de la Marne. Renault fabrique désormais pour l’ennemi. Cette entreprise automobile sera nationalisée à la Libération à titre de symbole, mais la majorité des entreprises ont livré sans vergogne du matériel civil et militaire à l’armée allemande. Que le pays soit occupé ou pas, le droit privé n’est pas gêné par l’odeur de l’argent.

 

De l’inhumain trop humain

L’Allemagne nazie entend asseoir sa domination absolue sur des peuples et des individus réduits à la servitude. Tout un droit de l’inhumanité se met en place :

-un droit de propriété des biens volés au bénéfice de soudards se livrant au pillage (à fond ajoute Goering)[2] ;

– un droit de propriété industrielle, délivrant (avec félicitations du jury) le titre de brevet à des techniques concassant et broyant l’humanité ;

– un droit de propriété intellectuelle, garantissant les droits d’auteur et patrimoniaux sur des œuvres aussi insanes (et indigestes) que Mein Kampf. Hitler s’enrichit en imposant son livre dans le monde germanique. A l’extérieur, les droits de traduction gonflent les royalties. L’œuvre d’Heidegger fut moins indigente et obsessionnelle. Elle fut mieux écrite, mais son auteur préféra comme le guide suprême les substantifs abstraits aux verbes. Son être-là (Da-sein, openness-for-Being) reproche à la philosophie d’avoir oublié l’Etre, mais il oublie lui-même la présence humaine en chaque homme abimé. Son ontologie, sourde à toute moralité, excuse les crimes contre l’inhumanité. De quels crimes parlez-vous s’il n’y a plus d’humanité? Où est la faute ? Quand l’Etat efface tout nom  propre, le nom devient commun. Il y a un numéro, un matricule, tatoué sur la peau, dès le plus jeune âge. Il y a du Non-être.

C’est vrai, on a commis des erreurs, reconnaît Himmler, le chef des SS. « En 1941, nous ne donnions pas aux masses humaines la valeur que nous leur donnons aujourd’hui, celle de matières premières, de main d’œuvre. »[3] Nous savons, depuis, utiliser la moindre parcelle humaine au service du Reich ! Nous mentons aux populations déportées pour leur faire croire qu’elles vont être bien traitées (nous poussons le vice à vendre des tickets de train pour Auschwitz). Vous voyez, nous sommes capables de reconnaître l’humain dans l’inhumain. Nous ne faisons pas que manipuler du bétail. Nous montrons au monde notre irrespect.

Des preuves ? « Un SS passe à bicyclette et donne un coup de pied à une vieille femme. Elle pousse un cri déchirant. » « Le SS, ayant une passion pour son chien-loup, donne, devant nous, son sucre quotidien. Il lâche bruyamment un « gaz » à la figure de celui d’entre nous qui était en charge de lui enlever ses bottes. Il ajoute en ricanant :  Danke, Herr Professor ! »[4] A la Gestapo, « on enfonce des choses sous les ongles aux inculpés pour les faire avouer, on les interroge pendant onze heures de suite, puis on les met « au repos », sous la surveillance d’un énorme chien policier. L’animal est prêt à vous sauter à la gorge si l’on fait mine de sortir son mouchoir de sa poche. »[5]

Manifestement, sous la tyrannie, qu’elle soit nazie ou communiste (les camps staliniens ont servi de modèle), on adore ce qui est canin. Les chiens, élevés pour être méchants, sont de parfaits auxiliaires. Ils ne cessent d’aboyer, de montrer les dents, de déchiqueter les déportés qui se rebellent ou tombent épuisés. Si les prisonniers n’avaient été que de la matière inanimée, nos SS n’auraient jamais imaginé faire durer leur supplice jusqu’au bout. Ils les font rester debout sans boire ni manger en les laissant respirer à peine dans des cellules minuscules. L’aristocratie du mal que nous formons n’aurait pas arraché les yeux à certains ou jeté d’autres dans des latrines (quel plaisir aurait-on à jeter des choses ?). Pour jouir, il faut du répondant ! Voilà le génie de notre Führer : il nous permet de nous adonner « à la disposition que [l’on pouvait] avoir pour le meurtre, les actions les plus atroces, les spectacles les plus hideux. Par là, il s’assure pleinement de notre obéissance et zèle »! [6]

 

Subir l’injustice plutôt que de la commettre

What is a man ? demande Hamlet. Cette question ne taraude jamais les propagandistes du régime hitlérien. « Persécuteurs et calomniateurs, ce sont eux les prisonniers », enfermés  -à double tour- « dans leurs mensonges et crimes ».[7] Autant ils peinent à éteindre « la liberté intérieure » de leurs victimes, autant ils réussissent à piétiner la leur. Ils parviennent à éliminer en eux cette part intime, « la plus précieuse de toutes ». Ils n’ont pas compris que l’affirmation de la liberté ne consiste pas à faire le mal, mais à faire le bien. Ils se croient créateurs à bien faire le mal alors qu’ils sont en proie à une machination mentale.

Comment « ces hommes-là peuvent se laisser abrutir, despiritualiser », au point de « n’être plus que des automates sans cerveau, avec tout au plus des réactions d’enfants de 5 ans ? ». « Ils sont intoxiqués ; ils ne pensent plus ; ils n’ont plus d’esprit critique : ‘Le Führer pense pour nous.’ » Leur esprit, souillé, est tombé dans la répétition et le sadisme. « Leur bravoure n’est plus guère qu’un instinct animal, l’instinct de la bête. […] Ils agissent avec l’exaltation des fanatiques. Ils ne possèdent plus rien de ce qui fait la noblesse d’un être humain. »[8]

Tous ces mauvais acteurs oublient les cris de la tragédie grecque. Un crime finit par laisser des traces sur trois générations, voire plus. Leur progéniture n’échappera pas au malaise, à la culpabilité, au rejet public.

Ils ont péri, hélas ! ignominieusement !

Las ! las ! hélas ! hélas ![…]

Nous voici frappés – de quelle éternelle détresse !

Nous voici frappés – il n’est que trop clair. (Eschyle)

Morale de l’Occident ? Non, pas vraiment. Selon Bouddha, le karma résulte de nos actes. Notre conduite, nos pensées, nos paroles, se déposent dans un courant de conscience qui n’emporte pas ce qui est lourd. L’oubli ? Au fond de soi, l’âme demeure rongée par l’acide. Mais, objectera-t-on, les criminels s’en sortent bien. Ils paradent avec médailles et richesses. Ils se gavent des plaisirs du monde. Un serial killer, un génocidaire, a rarement la gueule de l’emploi, avant ou après ses exploits. Il est parfois beau ou avenant, mais son allure cache le caractère d’un Iago ou d’un Macbeth. Comme Richard III, il a l’art de tromper son monde alors qu’il fait le mal par principe. L’uniforme qu’il porte le trahit. Il joue un rôle dont il n’est pas dupe aussi. Alas, gémit-il dans les coulisses, My soul is foul !  Ah, my inner being is full of discordance! (Hamlet).

La volonté de puissance a inversé l’ordre humain. Les professions libérales ont oublié leur déontologie. Pourquoi faire moins que les lois qui incitent au crime ? La société régresse à l’état de nature. Les contrats deviennent contraires à l’ordre public. L’activité du commerce ne répond plus au code minimal des affaires.

Quel naufrage spirituel, s’exclame Primo Levi. Celui qui revit les événements hallucine comme par le passé. Il entend le Trio des esprits de Beethoven qui transcrit la musique des sorcières annonçant à l’homme sa déchéance. Celui qui visite les vestiges maudits frémit. Il devient lui-même visionnaire, tel le poète juif allemand Heinrich Heine :

 

Le tonnerre roule lentement, mais il vient. Quand vous entendrez un craquement comme jamais un pareil ne s’est fait entendre, vous saurez qu’il touchera au but. [Vous  assisterez à] un drame en comparaison duquel la Révolution française n’aura été qu’un [Sturm und Drang] idyllique.

 

Le fin mot de l’histoire

La pitié, dans laquelle la culture a trop versée, est exclue pour soi et pour les autres. Dans l’intolérable, la pitié peut redevenir d’actualité. Si les SS se sentent gagner par l’humanité, qu’ils s’apitoient sur eux-mêmes ! C’est le conseil  d’Himmler, un truc pour éviter de plaindre leurs victimes. Il s’agit de retourner vers soi la pitié que ressent l’homme comme animal.

L’insensibilité à soi-même devient insensibilité aux autres. Durcie en cruauté au dernier degré, elle aboutit à « la plus monstrueuse entreprise de domination et de barbarie de tous les temps ». Ce sentiment est celui des Alliés en 1945. Unspeakable truth qui parle à travers « la personne de ses principaux responsables ». Disgraceful behaviour  « des groupes et associations qui furent les instruments de leurs crimes ». Ce sont des « crimes contre la condition humaine ». Des crimes contre sa propre humanité autant que celle de l’humanité entière. Des crimes qui ne font qu’un. « Crime contre l’esprit », « péché contre l’esprit ». La barbarie nazie « élève l’inhumanité au rang d’un principe ». Elle a commis « un crime capital contre la conscience que l’homme se forme de sa condition en tant que telle ».[9]Truly evil, effroyable irréalité qui a réalisé l’enfer sur terre.

Via l’Etat et ses lois, des hommes ont décidé ce qui était humain ou pas sans posséder le moindre critère du Bien. Ils ont tué l’homme en l’homme en mutilant sa chair. Leur mépris des autres les a rendus méprisables. They have degraded themselves en abusant du droit, en bafouant son objet qui est de protéger l’individu, connu et inconnu. Faut-il les retrancher nous-mêmes du corps social ? Beaucoup se sont mis au ban de l’humanité. Nullement repentis, ils ont profité de la guerre froide. Ils ont proposé de défendre l’Occident. Grâce à des complicités, ils sont se sont cachés ou enfuis. L’un d’entre eux emporta avec lui un album de photos mêlant sa vie quotidienne de bourreau à Auschwitz et ses frasques du week-end. Ici et là, ils ont alimenté les sources de renseignement des gouvernements et travaillé pour les services secrets des deux Grands. Leur expertise était sans prix. Barbie en particulier enseigna l’art d’être tortionnaire. Savoir torturer sans tuer : voilà une technique qui aurait dû être patentée !

Heureusement, la valeur d’un brevet ne se mesure pas à l’aune de l’efficacité ou de l’ingéniosité. Dans le maniement des outils, le bon usage compte. L’enregistrement, voire l’emploi, d’un procédé industriel suffisent peut-être en droit, mais en philosophie il faut qu’il soit recevable. On tient compte de ce qu’il advient. Un brevet, une marque, un droit d’auteur, ne peuvent avoir pour finalité la destruction d’une partie de l’humanité. Les faibles doivent être protégés. Leur mélange avec les forts amende l’homme en soi et autour de soi.

A.L.

 

[1] Dominique Rémy, Les lois de Vichy, édit. Romillat, Paris, 1992 ; Robert O. Paxton, La France de Vichy, 1940-1944, Seuil, Paris, 1997.

[2] Goering, Conférence du 6 août 1942, in Alan Bullock, Hitler ou les mécanismes de la tyrannie, t.2, Marabout, Verviers, 1980, p.284.

[3] Himmler, Discours de Poznan [1943], in A. Bullock, Hitler ou …, p.285.

[4] V. Krystyna Zywulska, J’ai survécu à Auschwitz, tCHu, Warszawa, 2010, p.127 ; Georges Charpak, Dominique Saudinos, La vie à fil tendu, Odile Jacob, Paris, 1993, p.89.

[5] Hélène Berr, Journal, édit. Tallendier, Paris, 2008, p.284.

[6] Intervention d’Edgar Faure, Procureur Général adjoint, in M. Dobkine, Extraits des actes du procès de Nuremberg, p.82.

[7] Jean Zay, Souvenirs et solitude, Belin, Paris, 2004, p.64.

[8] H. Berr, Journal, p.219 et 248.

[9] Intervention de François de Menthon, Procureur Général, in M. Dobkine, Extraits des actes du procès de Nuremberg, pp.38-49