Est-ce la fin du salariat ?

Plaidoyer pour un Revenu d’existence

par Patrice Gaudineau

Notre temps, celui des temps marranes, est chaque jour baigné des productions de ce concept nouveau, bien que posé depuis des années par Claude CORMAN et Paule PEREZ : la marranité[1]. Une illustration d’un terrain où est à l’œuvre ce phénomène de tensions-fertilisations croisées me semble bien être celui du cadre sociétal de productions économiques et d’organisation du travail.

Avec ce regard pluriculturel, à partir de l’observation des indices de la fin du modèle de salariat, et les injonctions paradoxales qui mettent en branle ce mouvement, entre les sphères publiques et privées, entre la pensée, les croyances, les superstitions et les dogmes, autour notamment de la notion de valeur. Je proposerai d’envisager comme modèle adapté aux nécessités de demain, celui du revenu d’existence…


De la révolution industrielle à la fin du salariat

La révolution industrielle a imposé le modèle salarial, tel que nous le connaissons, depuis le XIXème siècle. Mais les évolutions technologiques et leurs exigences de compétitivité plus fortes que les engagements des industriels[2] ont progressivement changé les mentalités, transformé notre rapport au travail, puis le modèle social et nous observons déjà les premiers signes de la chute du salariat.

Et pourtant, le modèle du salariat avait permis aux activités non industrielles d’offrir un cadre protecteur à leurs travailleurs. C’est ainsi que le secteur associatif est devenu au XXIème siècle un acteur économique majeur. Les associations « loi 1901 », ont en effet contribué largement ces dernières années au développement de l’emploi : aujourd’hui, 165.000 associations occupent 1.800.000 salariés, c’est-à-dire plus que le secteur de la construction, et plus que celui du transport… Un salarié sur dix travaille dans une association. Les bilans de 2012 montrent que 35,5 Md€ de salaires ont été réglés à des salariés d’association[3].

Aujourd’hui, dans l’industrie comme dans les associations, les plans de licenciements, les programmes de départ volontaires, se multiplient dans un marché qui offre de moins en moins de voies pour un retour à l’emploi traditionnel.

Demain, chacun devra-t-il inventer son emploi, ou son activité, ou être abandonné par le collectif sur le bord du chemin ?…


Comment en sommes nous arrivé là ?

Un regard étymologique nous aidera à cerner les injonctions paradoxales encloses, auxquelles nous sommes soumis. J’ai retenu quatre mots à forte portée symbolique: Valeur ; Travail ; Engagement ; Salariat.

Le mot Valeur : vient du latin valere qui veut dire : être fort. Avec ce signifiant « être fort », on peut imaginer comment l’appropriation du mot valeur est gratifiante. En effet, au nom d’un idéal commun, le concept de Valeur renforce le sentiment de puissance… Il nous expose à être l’objet de séduction des abus de langage et des techniques de communication. Au point que des chercheurs aux Etats Unis ont donné un nom à cette pratique qui consiste à entretenir l’ignorance et produire de la désinformation idéologique : l’agnotologie[4].

Il semble donc ici important de proposer de nous méfier de ceux qui convoquent les « valeurs » à propos de tout… …et donc parfois du pire.

Quant au mot Travail, il vient de l’ancien français travail, qui signifiait au XIIème siècle « tourment, souffrance », lui-même issu du latin tripálĭum « instrument de torture à trois poutres ».

Certes, bien d’autres l’ont dit avant moi, mais devons nous pour autant perdre de vue cette évidence et ne pas nous interroger sur ce qui fait que le mot qui désigne un instrument de torture indique également une valeur réputée indispensable à l’épanouissement de soi ?…

En citoyens responsables, voire ardents promoteurs de la laïcité, quelles représentations sont en jeu lorsque nous sommes séduits par les vertus du précepte : « gagner son pain à la sueur de son front » ? Expression directement tirée de la Genèse[5]: « C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain, jusqu’à ce que tu retournes à la terre d’où tu as été tiré : car poussière tu fus, et poussière tu redeviendras ! »[6]. En effet, le pain est de longue date associé au travail, comme la monnaie d’un rude labeur…

Après les mots Valeur et Travail, voyons les significations du mot Engagement cher à Jean-Paul SARTRE : Il est issu de gage, qui vient du latin vadis qui signifie Caution en justice, répondant, garant ; de l’indo-européen vadh (« promesse ») qui donne le vieil anglais Wedd («contrat»), l’allemand Wette (« pari »). Nous parlons donc bien du don de soi en gage, d’un contrat, d’une promesse, voire d’un pari sur l’avenir, où la mise est soi-même…

Quant au mot Salariat, il vient du latin salarium, dérivé de sal, le sel (ressource précieuse, indispensable pour conserver la viande), il désignait initialement la ration de sel fournie aux soldats romains. Puis salarium désigna l’indemnité en argent versée pour acheter le sel et autres vivres.

Ainsi, nous pouvons observer les sources d’ambiguïtés contenues dans ces mots symboliques, et comment chacun y trouvant sa signification favorite peut dialoguer avec l’autre dans l’illusion d’une connivence, alors que les finalités respectives peuvent être diamétralement opposées… N’oublions pas comment le Maréchal Pétain utilisa le 1er Mai 1941 pour célébrer la fête du Vrai Travail
Mais en 2014, pourquoi des économistes contestataires et des philosophes comme Bernard STIEGLER, parlent-ils de la fin du salariat ?

 

Le Travail est-il une Valeur ?

Le fait est que le travail est aujourd’hui en France perçu comme « une valeur forte ». Les salariés l’idéalisent et en attendent beaucoup. On entend même parler de bonheur au travail, ce qui renforce les croyances que le travail est lui-même une valeur… Mais ne fermons pas les yeux sur les montées du mal être au travail, sur l’émergence des risques psycho-sociaux comme on les nomme. Ces risques qui atteignent de plus en plus de salariés, jusqu’à les rendre malades de leur travail, voire jusqu’à les pousser à mettre fin à leur vie, sur les lieux même de l’exercice de cette soit disant valeur…

Comme l’écrivait Paule PEREZ dans une tribune du Monde[7] à propos des outils de management des compétences : « …deux visions du monde se télescopent et la dimension individuelle est malmenée dans les deux cas… ». Le fait est aujourd’hui avéré que les entreprises, qui ont privilégié la « gestion des talents », ont sacrifié sur l’autel du retour sur investissement rapide les valeurs de cohésion du travail salarié. Or, la question du bonheur est de nature existentielle, elle relève de l’intimité de l’individu, elle le renvoie à sa trajectoire de vie et au sens qu’il lui attribue. Alors assigner au travail un statut de valeur, c’est nier que dans l’écologie du bonheur de chacun, le travail peut légitimement prendre une place toute relative.
Organisation du travail : un cadre qui vacille

Dans son rapport au Pdt de la République intitulé : « contributions aux politiques culturelles à l’ère numérique », Pierre LESCURE recommande de faire de l’Europe un projet citoyen. Les activités numériques échappant aux protections juridiques et sociales, il invite à repenser le cadre, et rendre possible la conduite de toutes les politiques adaptées à la création, la diffusion, et l’accès à la culture.

Dans le même temps, les normes comptables internationales[8] sacralisent l’approche ultra libérale et excluent les valorisations sociales. Aux USA, on assiste à la montée du smart power (les savoirs contributifs… prônés par Hilary CLINTON); quid des protections sociales? Dans la dynamique des échanges via les réseaux sociaux, on assiste à l’émergence de pratiques communautaires à priori séduisantes, mais hors des règles de protection sociale. Comme par exemple les organisations de productions et services collectifs autour des imprimantes 3D… les fablabs[9]… les makers[10]

Dans le même temps, on observe la montée du secteur de l’économie sociale et solidaire, dit ESS. Ce modèle ESS, est en fait l’héritier des projets autogestionnaires inspirés par PROUDHON[11]. Néanmoins, cette montée peut être regardée comme une réaction au retrait paradoxal de l’Etat de ce secteur présenté par lui-même comme prometteur…

Dans son Projet de Loi sur l’ESS, Benoit HAMON[12] étaye en effet ses objectifs sur trois principes que peuvent être qualifiés de républicains : engagement volontaire ; égalité ; solidarité. Avec dans leur mise en interaction la recherche d’un égal socle commun aux valeurs fondant l’action politique et celles fondant l’action économique. Mais attention aux dérives du genre : aux riches le libéralisme, aux pauvres l’ESS… surtout au moment même ou l’Etat réduit sa participation à la prise en charge de sa « commande publique », ce qui conduit le secteur a supprimer des emplois salariés.

« Longtemps principal régulateur des relations sociales et de la solidarité, le salariat, est bien sur le déclin »[13]. Le fait est que le salariat est de plus en plus confronté à la concurrence de l’activité non salariée, et il semble se réduire à sa fonction d’accès aux droits sociaux.

L’emploi « à vie » a quasiment disparu, derrière l’essor du télétravail, du recours massif à la sous-traitance, du succès croissant de l’auto-entrepreneuriat, et la substitution de l’homme par la machine dans les supermarchés, les guichets des gares, des aéroports, des banques, et même des postes…

Et comment ne pas s’interroger sur le sens de la valeur lorsque l’« Engagement associatif » est déclaré grande cause nationale 2014 par Jean-Marc AYRAULT, alors Premier Ministre, et que le sens qu’il y donne est celui de la promotion des dons et du bénévolat, alors que les subventions aux associations qui assurent des services au public sont soit supprimées, soient très largement amputées…

Les observateurs économistes avancent déjà le chiffre de quarante mille suppressions d’emplois à venir en 2014, dans les associations ; une sorte de Plan Social de dimension nationale, qui ne dit pas son nom…

Dans le même temps, le MEDEF s’active pour faire disparaitre le régime des intermittents du spectacle… alors que ce régime pourrait au contraire être considéré comme un modèle à dupliquer pour des personnes entre deux périodes de production ou de création de valeur rémunérées…

Et sans tomber dans le psychodrame du complot, doit-on prendre à la légère les paroles de Denis KESLER, homme de l’ombre du MEDEF, lorsqu’en 2007, il déclara au sujet de l’établissement d’une liste de réformes à faire : « C’est simple, prenez tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952, sans exception. Elle [la liste] est là. Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil National de la Résistance ! ».

 

La Valeur doit-elle supposer une contrepartie obligatoire ?

Si nous ne voulons pas céder à la tension archaïque de diabolisation de ces discours guerriers, alors il convient aujourd’hui d’accepter de remettre à l’ouvrage l’impensé du terme Valeur. C’est-à-dire penser ce qu’est la production humaine, en quoi le collectif attend des personnes singulières qui le composent, une économie de la Valeur sociale ?
Ou se situe le non reconnu des productions d’impact et fonctions sociales ?… Poser la question du principe de « sans contrepartie » à moins de « réciprocité vitale[14]» comme chez Pierre RABHI[15], mais sans rentrer dans le religieux de cela, sans se soumettre aux croyances de la fonction salvatrice de sa propre bienfaisance. Oser penser, avoir le courage de dire que tous les êtres exercent une fonction sociale, sont des « producteurs d’économie », que ce soit la voisine qui va voir en été si la vieille dame a bien bu… accepter que cette valorisation de la production sociale ne donne pas lieu à une « police », mais soit le résultat d’une volonté collective de décider si on « prend en compte » une autre sorte de contrepartie, de circulation du don comme nous y invite le modèle de MAUSS[16]. Ce que l’on voit s’organiser dans les fablabs, les makers est-ce une version moderne de don contre-don ?…

 

Que penser de ce retournement des Valeurs ?

Si pour un citoyen responsable, il convient d’exercer, par la dialectique, son sens de la recherche permanente du bien commun, alors il s’agit bien de penser le monde de demain avec une autre façon de penser que celle d’hier, penser, comme dans une tension marrane, avec les contingences du monde de demain sans rompre avec le passé, et trouver de nouvelles bases de conciliation entre les besoins collectifs de la société et ceux de l’être singulier…

Comme tout citoyen fidèle à une philosophie de la liberté, l’engagement humanitaire voire marranitaire, peut aussi s’inscrire dans la filiation de François RABELAIS, pour son invitation à la science éclairée : « Sapience n’entre point en âme malivole, et science sans conscience n’est que ruine de l’âme »[17]. Le mouvement peut également s’inspirer de l’approche fondamentale de Baruch SPINOZA au XVIIème siècle[18], autour de ce qu’on appelle aujourd’hui l’engagement en tant qu’une implication sociale, à la condition de prendre garde à ne pas glisser dans la servitude volontaire…

Autrement dit : ne pas chercher à réduire la complexité, « rester éveillé » et adapter à chaque fois une réponse collective à la singularité de l’autre, qui doit rester libre et digne… ce que le salariat a fini par ne plus garantir complètement.

 

Oser poser la question fondamentale : Qu’est-ce que c’est la production humaine ?

Le monde globalisé et numérisé est en plein bouleversements et sort des cadres sociaux mis en place par des humanistes. Le travail érigé en valeur a fini par conduire les salariés dans une servitude volontaire. Et le salariat, comme modèle garantissant un « bonheur social » est en effondrement.

« Qu’est-ce que la production humaine sans contrepartie directe en deçà de la production du travail normal et à portée symbolique ? », interroge Paule PEREZ ;  une œuvre d’art, une parole, un geste, une manière d’être avec ses voisins, une information partagée, un service rendu, une chauffeure de bus qui s’arrête dix mètres avant l’arrêt de bus pour que les dames puissent descendre ailleurs que dans les flaques d’eau…

A l’instar de Marc DE BASQUIAT[19] osons penser que le lien entre revenu et travail est une illusion et qu’il est déjà très distendu.
Le revenu d’existence sans contrepartie monnayable : une vielle idée neuve[20]

Il me semble que nous pourrions penser un nouveau filet de sécurité sociale d’existence, voire de sécurité d’existence sociale, qui ne soit pas conditionné à des « traces  historiques de salariat ».

Si la sueur perle au front des gagneurs de pain, gardons nous d’en faire un modèle désirable. Il est temps de penser la société de demain, qui incarnera ses valeurs républicaines dans la reconnaissance de l’essence des êtres et pas seulement dans leur force laborieuse.

Et si nous allions un cran plus loin que le Revenu de Solidarité Active de Martin HIRSCH[21] ; plus loin que la pension de retraite des travailleurs ; encore plus loin que les bourses aux étudiants pauvres ; plus loin que les allocations familiales, l’aide au logement et les indemnités journalières des travailleurs sans emplois ou malades ; encore plus loin que les congés payés et les congés d’éducation parentale ; plus loin que tous les types de minimas sociaux ouvrant (en théorie) des droits à logement…

Naturellement, il est ici question de prendre courageusement position contre la bien-pensance qui s’appuie sur l’accueil impensé des « victimes » à qui le discours agnotologique désigne les « coupables »[22]

Comme Christine MARSAN[23], psychosociologue l’écrit à propos de l’hypothèse d’un revenu minimum d’existence : « Évidemment les détracteurs voient immédiatement les dangers liés à son attribution, si elle est universelle, car elle pourrait, peut-être, attirer des millions d’immigrés supplémentaires en Europe, ou alors augmenter la fainéantise. Réaliser une analyse de risques objective et non moralisante est tout à fait intéressant et nécessaire ».

Sur la question du revenu inconditionnel, Mona CHOLLET[24], journaliste et essayiste suisse, écrit : « Mais en faire la justification du revenu garanti constitue un piège que GORZ avait bien vu : « On reste ainsi sur le plan de la valeur travail et du productivisme. » Or « le revenu d’existence n’a de sens que s’il n’exige ni ne rémunère rien » : il doit au contraire permettre la création « de richesses non monnayables ».

Ceux d’entre nous qui, comme moi, sont encore salariés et ceux qui ne le sont plus, ou ne l’ont jamais été, devons nous continuer, au nom de valeurs qui ont été imaginées pour mieux nous asservir, à nier le déclin d’un modèle qui ne pourra probablement pas être sauvé sans refonte en profondeur. Cette refonte passera sûrement par le déplacement de nos repères historiques, parfois le renoncement à nos croyances parce que le progrès n’entre pas en âme malivole et inconsciente…

Pour poursuivre l’œuvre des femmes et des hommes qui ont inventé l’Etat Providence de la 3ème puis de la 4ème République[25].

 

En conclusion

Impossible ? Non. Il y a déjà eu des révolutions  de mentalité analogues en France, par exemple la création de l’allocation de salaire unique pour la femme qui « ne travaille pas ». De même, la reconnaissance de la fonction des conjoints d’artisans qui a conduit à rendre obligatoire leur couverture sociale[26]

Notre société a les moyens et peu prendre les décisions politiques de donner à tous un revenu d’existence sans exiger en retour une contrepartie monnayable.

Permettre à toute personne de travailler selon ses désirs et selon ses possibilités et à des rythmes singuliers, et veiller à ce que le système ne l’exclue pas : voilà un principe fondamental qui va plus loin que l’article 7[27] de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme.

Il me semble qu’il est temps de travailler au-delà des articles 22 à 27 de la DUDH[28], à un Revenu d’existence, sorte de Revenu contributif dont le montant ne serait pas lié au nombre, ni à la qualité des gouttes de sueurs perlant aux fronts des générations à venir.

Et décorréler les contributions mutualistes du salaire, en les reportant sur un prélèvement unique sur la consommation (à l’instar de la TVA) qui serait graduelle depuis zéro pourcent sur les produits de première nécessité, et beaucoup plus pour les produits de luxe.

Utopique ? Et pourquoi pas ? Si pour Victor HUGO « l’utopie est une vérité de demain », alors l’utopie d’aujourd’hui peut s’avérer le progrès de demain.

Pour cela, le courage politique doit prévaloir…

P.G.

Remerciements à Paule et Michel Pérez pour leurs contributions sans contreparties…

 

NDLR : Patrice Gaudineau est un militant des Droits de l’Homme, il a contribué en tant qu’expert à l’élaboration du Livre Blanc de la France pour le Sommet mondial sur le développement durable de 2002, (aussi appelé sommet de la Terre de Johannesburg), et notamment sur le volet de la responsabilité sociétale des PME et des organisations territoriales et ONG (associations et organisations non gouvernementales). Il a également contribué à l’élaboration du Livre vert de l’Europe sur la RSE (responsabilité sociétale des entreprises). Il est Directeur Général de SIS-Réseau (Santé Info Solidarité Réseau), fédération qui regroupe des organismes de relation d’aide à distance (comme Sida-Info-Service, Hépatites-Info-Service et Ligne Azur), le premier Centre de Santé Sexuelle en Europe (Le190), des centres de ressources sanitaires et sociales dans le monde (Comme le CIRAD -consortium international de relation d’aide à distance- en Afrique), ainsi que des délégations régionales pour la prévention, l’éducation à la santé et la lutte contre les discriminations.

 

[1] Claude Corman et Paule Pérez ; Contre-culture marrane – ses apports aux questions contemporaines. Edition Temps Marranes, 26 avril 2010. A propos de la non-contamination de l’espace public par des considérations religieuses : « …c’est bien cette borne, ce seuil, cette limite de l’intérieur et de l’extérieur, du privé et du public, qui peinent désormais à être définis. » p.103.

[2] Comme par exemple le groupe sud-coréen Daewoo, qui en 2002, fermait en Lorraine trois usines et supprimait mille emplois alors qu’il avait reçu en 1989 trente cinq millions d’euros pour les bâtir…

 

[3] Source : Rapport du réseau d’experts R&S (Recherches et Solidarités) : « Les associations face à la conjoncture …et aux emplois d’avenir » ; 3ème édition, janvier 2013.

http://www.associations.gouv.fr/IMG/pdf/enquete_recherchesolidarite.pdf

 

[4] Terme inventé par l’historien des sciences Robert N. Proctor en 1992, qui a analysé les phénomènes de production culturelle de l’ignorance.

[5] (chapitre 3, verset 19)

[6] Bible traduite Rabbinat Français sous la conduite de Zadoc Kahn, Grand Rabbin.

[7] Journal Le Monde du mercredi 26 février 1992 ; article intitulé « Les bilans personnels ».

[8] IASB – Instrumental Accounting Standards Board

 

[9] FabLabs (contraction de fabrication laboratory) où règnent esprit collaboratif, bidouille, partage des sources de fichiers numériques, mutualisation de l’outil, militantisme et débats permanents. «Il y a une bulle technologique, s’amuse un designer, qui peut éclater. Je connais des PME qui achètent des imprimantes mais ne savent pas trop quoi en faire. La grande distribution s’y intéresse aussi.» Est-ce une «révolution» technologique qui est en marche, industrielle ou artisanale? Ou un grand fourre-tout à illusions du do it yourself? Source :
http://next.liberation.fr/design/2014/04/18/la-3d-fait-des-petits_992298

[10] Nouvelles méthodes de travail, regroupant tout à la fois des espaces de coworking ou des coopératives. La consommation collaborative en est un phénomène.

[11] Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865), socialiste utopique, il s’opposa aux Marxistes sur une question majeure : celle de la prise de pouvoir d’un système sur la personne.

[12] Adopté par le Sénat en première lecture le 7 novembre dernier, le projet de loi-cadre doit être examiné par l’Assemblée nationale à partir du mois de mai 2014. Valérie Fourneyron, secrétaire d’Etat chargée de l’Economie sociale et solidaire est actuellement en charge de ce projet de loi-cadre.

[13] Jean-Pierre Gaudard, dans « La fin du salariat » qui vient de paraître chez François Bourin Editeur. Ancien rédacteur en chef à l’Usine Nouvelle.

[14] Pierre Rabhi : « Un arbre en ma mémoire » ; 12 février 2014. http://www.pierrerabhi.org/blog/

[15] Agriculteur, écrivain et penseur français d’origine algérienne, Pierre Rabhi est un des pionniers de l’agriculture biologique. Il défend un mode de société plus respectueux des hommes et de la terre et soutient le développement de pratiques agricoles accessibles à tous et notamment aux plus démunis, tout en préservant les patrimoines nourriciers. Voir : http://vimeo.com/12869687

[16] Don-contredon, Marcel Mauss : C’est en 1925 que Mauss fait paraître un texte intitulé : « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques ». Neveu d’Émile Durkheim, avec lequel il a travaillé à la fondation et au développement de ce qui reste alors encore en France une jeune discipline à visée scientifique et à faible légitimité universitaire, le sociologue vient de participer (1923) à la création de l’Institut d’ethnologie. D’une certaine façon il invente, à l’instar de son oncle précurseur, une forme moderne et exigeante de coopération scientifique, « à distance » si l’on veut, dont la relation qu’il entretient avec le travail de Franz Boas offre un bon exemple. Celui-ci, né en Westphalie en 1858, se fixa aux États-Unis où il accomplit l’essentiel de sa carrière universitaire de professeur d’anthropologie. Il forma à ses méthodes de collecte de données, de recueil de récits, et d’interprétation du corpus ainsi constitué, une grande quantité d’étudiants mais aussi de membres des tribus indiennes qu’il étudia, en particulier en Colombie britannique : « Il traduisit des milliers de pages de textes indigènes ». Boas, mais aussi, parmi d’autres, Bronislaw Malinovski, l’auteur de cette merveille des sciences humaines que constitue son livre majeur Les Argonautes du Pacifique occidental, dont l’essentiel du propos se concentre sur une description rigoureuse et sur une interprétation systématique d’un régime de prestations sociales – la kula –, procurent au sociologue sédentaire une base explicative à partir de laquelle il va élaborer ses propres mises en relation des données et sa théorie de l’échange archaïque. Ce dernier, Mauss le nomme autrement « échange-volontaire-obligatoire ». Source : (http://www.revuedumauss.com/).

[17] François Rabelais : Pantagruel (lettres de son père Gargantua) ; 1532.

[18] Le conatus est un concept de l’Éthique de Spinoza. Spinoza s’est assigné comme objectif fondamental la transmission d’un message libérateur à l’égard de toutes les servitudes (Petit Larousse édition 1997). En particulier dans Le traité théologico-politique.

[19] Ingénieur et docteur en économie : « Cela s’apparente à une banalité, mais en réalité c’est fondamental : c’est bien la perception d’un revenu qui permet la survie, pas l’exercice d’un travail. A l’inverse, tout travail est-il rémunérateur ? Non, nous rappelle l’INSEE qui évalue à 38 milliards le nombre d’heures de travail rémunérées en France pour l’année 2010, chiffre nettement inférieur à la fourchette des 42 à 77 milliards d’heures de travail domestique. Allons plus loin : tout revenu est-il la contrepartie d’un travail ? Pas davantage. Les revenus de remplacement (retraite, chômage), les prestations sociales et familiales, les revenus fonciers et financiers constituent environ 40% des revenus disponibles des ménages. Le lien entre revenu et travail est donc très distendu ». source :  (http://www.kaizen-magazine.com/pour-re-faire-societe-un-revenu-de-base/)

[20] Source : (http://www.monde-diplomatique.fr/2013/05/CHOLLET/ 49054): « C’est aux Etats-Unis qu’est apparue, après guerre, l’idée d’un revenu de base progressiste. Initiateur en 1968, avec Paul Samuelson, John Kenneth Galbraith et mille deux cents autres économistes, d’un appel en ce sens, Tobin fait introduire son projet de  demogrant dans le programme de George McGovern, dont il est le conseiller, lors de la campagne pour l’élection présidentielle de 1972. Avec la lourde défaite du candidat démocrate face à Richard Nixon, le projet est enterré. Il refait surface en Europe, d’abord dans les Pays-Bas des années 1980. En Belgique, un groupe de chercheurs et de syndicalistes crée en 1984, autour de l’économiste et philosophe Philippe Van Parijs, le Collectif Charles Fourier. Un colloque organisé en 1986 à l’Université catholique de Louvain donne naissance au Réseau européen pour le revenu de base (Basic Income European Network, BIEN), qui deviendra mondial (Basic Income Earth Network) en 2004. L’un de ses fondateurs, Guy Standing, économiste à l’Organisation internationale du travail (OIT), participe à l’expérience de revenu garanti lancée en 2011 en Inde (lire : En Inde, l’expérience revitalise les villages) ».

[21] Créé par Martin Hirsch, haut-commissaire aux solidarités actives de Nicolas Sarkozy, le revenu de solidarité active (RSA) a été lancé en janvier 2009 en remplacement du RMI. Mais les agents publics qui gèrent cette aide n’ont pas toujours à leur disposition une information claire et actualisée sur le RSA-activité. Selon l’Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore) fondé par Philippe Warin, la moitié des personnes qui ont droit au RSA ne le demandent pas, un chiffre qui monte à près de 70% pour le RSA-activité. « J’ai toujours reconnu que le RSA était une réforme inachevée », rappelait Martin Hirsch dans un entretien au « Monde » en juin 2013. Il demande d’ailleurs « un plan massif contre le non-recours ». Dans un rapport remis en février dernier, la Cour des comptes pointait les faiblesses du RSA-activité, trop peu sollicité et à l’impact limité. Source : http://tempsreel.nouvelobs.com/social/20130715. OBS9541/rsa-activite-pourquoi-ca-n-a-pas-marche.html

[22] Comme par exemple en mai 2011, Laurent Wauquiez qui a dénoncé « les dérives de l’assistanat » qu’il voyait comme « le cancer de la société française ».

[23] Source : http://lecercle.lesechos.fr/economie-societe/societe/autres /221189466/revenu-minimum-dexistence-enjeux-causes-consequences

[24] Source : http://www.monde-diplomatique.fr/2013/05/CHOLLET/ 49054

[25] (Extrait wikipédia) Avec la création de la Sécurité sociale en 1945, la France met en place un système social inspiré à la fois des modèles beveridgien et bismarckien. Formulé dans ses grandes lignes en grande partie par le juriste Pierre Laroque, en 1945, et issu du Programme du Conseil national de la Résistance, la Sécurité sociale s’inspire de ces deux grandes conceptions : il conserve la logique d’un système assurantiel, financé par des cotisations des travailleurs, mais vise à la mise en place d’un système généralisé, centralisé et global de sécurité sociale. En 1946, la Constitution de la IVe République, adoptée par référendum, crée dans son préambule une obligation constitutionnelle d’assistance financière de la collectivité envers les personnes exposées aux risques sociaux les plus importants (femmes, enfants, vieux travailleurs).

[26] Loi de  rattachement obligatoire du conjoint d’artisan à un statut (2 aout 2005).

[27] DUDH de 1948 ; article 7 : Tous sont égaux devant la loi et ont droit sans distinction à une égale protection de la loi. Tous ont droit à une protection égale contre toute discrimination qui violerait la présente Déclaration et contre toute provocation à une telle discrimination.

[28] http://www.un.org/fr/documents/udhr/

 

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Editorial

Le Guépard ne danse plus pour l’Europe

Voici une trentaine d’années flottait déjà sur le monde une de ces drôles d’histoires qui alimentent parfois les rubriques « énigmes non résolues » des gazettes. On l’appelait le mystère du Triangle des Bermudes, histoires de naufrages ou disparitions inexpliquées.

Aujourd’hui c’est à moins d’un kilomètre d’une île de Sicile, à quelques coups de rame du Cap Bon, pointe septentrionale tunisienne, que se trouve le lieu géométrique des naufrages répétés, qui se produisent après des parcours très longs et sans encombre, à quelques mètres du rivage tant attendu.

Voila un fait curieux. Dans les années 50 les jeunes gens hardis de Tunis, férus d’exploits, se piquaient de ramer de nuit dans des barques de pêcheurs de la Goulette pour atteindre la Sicile au petit matin d’été et se rouler fièrement sur la plage de… Lampedusa.

J’étais enfant et me demandais si leurs récits étaient des tartarinades. Ils disaient vrai. Personne ne se noyait. Le nom de Lampedusa sonnait alors comme une frasque joyeuse de fin d’adolescence…

Puis, ce nom, nous l’avons découvert sous un tout autre jour lorsqu’en 1958, parut en français le livre de Giuseppe Tomasi di Lampedusa œuvre posthume qui nous apprenait que la côte ludique avait aussi été le territoire d’un « prince », duc de Palma di Montechiaro. Le roman, qui s’accrochait à l’histoire familiale de son auteur et se situait dans le milieu du XIX ème siècle, évoquait sous un regard inversé ce que l’Histoire officielle voit comme la construction de l’Italie moderne, avec en toile de fond les épisodes de la révolution garibaldienne.

Peu après un autre « prince », milanais celui-ci, Lucchino Visconti, qui s’était illustré par ses mises en scène à la Scala, s’appropria l’œuvre et l’adapta au cinéma. Avec dans l’éclat de leur jeunesse et ce temps en suspens qu’on appelle « beauté du Diable », les monstres sacrés Delon et Cardinale. Tancrède, joué par Delon, héritier et pupille de son oncle Salina, y faisant le plus bel honneur à la figure des armoiries de la famille, un « lion léopardé » et dansant.

La scène du bal, architecturée, chorégraphiée, orchestrée par Lucchino est l’une des plus sublimes de l’histoire du cinéma et ne peut que le rester au fil des ans : Claudia et Alain dans l’écrasant triomphe d’un érotisme sublime dont l’intensité fait l’éternité.

A Cannes la Palme d’Or fut décernée au film en 1963. J’avais dix-sept ans et j’allais entrer à la Sorbonne. Les brasses vers la côté sicilienne de mes aînés, appartenaient à un autre monde qu’il nous fallait oublier sous peine de sombrer dans la mélancolie. Depuis trois ans nous avions immigré en France, et tandis que j’avais toujours cru bon d’être une petite juive très assimilée dans les meilleures écoles, je faisais une expérience dont on ne revient pas indemne : celle d’être perçue comme une personne tellement assimilée que nul ne voyait la douleur de son exil, et qui, en secret, pleurait ses deux grands-mères mortes du côté des barques. Je découvrais le danger interne des immigrations… invisibles.

Nous avions tous connu Claudia à Tunis et étions fiers de sa réussite. Son frère Bruno avait été élève dans mon lycée. Je regardais, et je rêvais devant le bal de l’esthète Lucchino où dansait divinement mon ex-concitoyenne devenue star hors catégorie, et me sentais à la fois solidaire et nulle ! Ils dansaient et dansaient dans des volutes, des circonvolutions, des voltes, des courbes, et les mouvements de leurs pas dessinaient des entrelacs virtuels qui faisaient songer à l’alliance indissoluble des anneaux des armoiries des frères Borromée. Et leurs regards condensaient ces volutes en miroir au fond de leurs pupilles comme si chacun pouvait les voir.

Le Guépard a ceci de commun avec la Recherche de nous montrer que la fin des mondes est précisément à leur acmé. Le temps du bal est celui de la petite inertie où l’ancien monde est furtivement là, comme son souvenir nimbé de ce petit quantum résiduel de beauté explosive dont ne peut être paré que ce qui n’existe déjà plus. La date de parution du début de l’œuvre proustienne, 1913, est en elle-même le stigmate de la perte d’un temps, de ce temps où…

Et voila que ce début de siècle qui n’en finit pas d’être la fin du précédent, parce qu’il n’a pas encore trouvé comment traiter, vivre et développer ses innombrabbles émergences et survenances, nous ramène chez le Guépard. Et encore une fois le nom de Lampedusa prend un autre sens. Cette fois, on y voit des petits et grands cercueils alignés et les larmes ruissellent, non pour la ménagère dans sa cuisine, mais bien pour tout un chacun qui, sans penser vraiment, s’aperçoit qu’une petite voix interne se mettrait à parler toute seule en lui par les mots de Primo Levi « Si c’est un homme ». Les autorités « font ce qu’elles peuvent », certes, et on les croit. Par exemple, pour qu’on distingue bien les arrivants de la population autochtone, ces autorités leur donnent des « joggings de couleur voyante »… le journal, la chaîne de radio, ne disent pas si sur les capuches on a mis une étoile jaune, un croissant vert, une croix rouge…

L’Institution européenne « discute » pour savoir qui doit payer et comment protéger « les frontières extérieures de l’Europe », expression que l’on n’avait jamais autant entendue. Çà et là on cite une vieille phrase d’un vieux premier ministre de gauche : « on ne peut accueillir toute la misère du monde »… Eux, ils errent dans les rocailles « en attendant »… à tel point que le verbe attendre en est devenu intransitif.

A ces aventuriers qui ont tout risqué, nul n’a pensé accorder une once d’admiration, pour leur courage – qui d’entre nous risquerait ainsi son va-tout ? Ce courage, a-t-on même songé qu’il avait une valeur professionnelle, car il est, en termes de management moderne, une compétence à lui tout seul ? L’Institution prend tout le temps qu’il faut pour organiser ses commissions et ne semble pas bousculer ses rythmes. On ne perçoit que dureté. A fortiori ni gloire ni romanesque ne sont alloués à celui qui part en s’arrachant parce que chez lui « il est déjà mort ». Pourrait-on au moins entendre cette phrase qui en dit aussi long qu’un héroïque récit d’opposant politique ? Il semble que non.

Heureusement, la mention de l’origine chrétienne de l’Europe qui avait tant fait débat, n’a pas été inscrite dans les textes, car les arcanes en seraient toutes ébranlées !

Ne pourrions-nous « oser » la naïveté voire le ridicule, et donner une priorité à ce qui se gronde tout seul au fond de nous… « Si c’est un homme ». En-deçà du Politique ? Ou bien au contraire en plein dedans ? A quelques transpositions près l’humanité est, avec les composantes contemporaines, de nouveau plongée dans la tragédie d’Antigone entre fraternité essentielle et rudesse de la Cité, entre le cas général et l’exception, entre l’Humain et le Sociétal…. Plus tard leurs enfants en feront des romans, peut-être…

Lampedusa garde la trace mélancolique des princes qui l’illustrèrent, désespérance de Giuseppe nouée aux ironiques falbalas du prince Lucchino. Les acteurs ont changé, Lampedusa est passée du côté de la désolation. Non, le Guépard ne danse plus…

Paule Pérez

Les fantômes de Vienne

Le temps est clair, pas un nuage ne vient assombrir la Rotenturm Strasse et la haute flèche de Stephansdom qui poignarde, fine et élégante, l’arche du Ciel. Vienne est une ville agréable, mesurée. L’ancienne capitale de l’Empire austro-hongrois n’a rien d’une mégapole moderne. Dans la compétition électrique et fébrile des villes européennes à incarner le monde contemporain, elle a laissé filer sa vieille rivale prussienne, Berlin, loin devant. Et pourtant , Vienne n’est pas une ville-musée. On ne vous jette pas à la figure, à chaque coin de rue la splendeur passée de la monarchie des Habsbourg qui prit fin lors de la grande guerre. Sur la toiture en tuiles vernissées qui couvre la nef de Stephansdom, on peut apercevoir le symbole ailé de l’empire bicéphale,  mais il est discret, invisible aux promeneurs qui ne flânent pas le nez en l’air. Certes, la  magnifique collection de Brueghel, de Dürer, de Cranach du Kunsthistorisches Museum rappelle la passion de l’empereur Rodolphe II pour la peinture, l’Albertina rénové et pimpant expose des dessins et des esquisses remarquables des anciens maîtres allemands, flamands et hollandais et le Belvédère, autrefois palais du prince Eugène de Savoie qui s’illustra dans la guerre contre les Turcs, propose au visiteur des chefs d’œuvre de Gustav Klimt et d’Egon Schiele.

Vienne a des musées, mais ce n’est pas une ville musée, disais-je. Car en se promenant dans différents quartiers de Vienne, comme la Leopoldstadt, au Nord, le coin du Nashmarkt au sud, et le lacis de ruelles et de places entre la Cathédrale et la Platz Am Hof, on ne s’expose à aucun harcèlement touristique. Nulle mélancolie impériale, fût-elle transformée avec le temps en tape à  l’œil viennois n’importune ou ne séduit le visiteur et quand l’on s’assoit à l’intérieur d’un de ces grands cafés viennois qui éclaboussait de gloire ses apfelstrudel à l’aube du vingtième siècle, on ne sent pas happé dans les entrailles de l’empire défunt.

Certes, autour de Stephansdom, quelques garçons déguisés en laquais ou musiciens de l’époque mozartienne proposent des billets de concerts à l’Opéra ou dans une des nombreuses églises baroques de la capitale autrichienne, mais c’est à peu près tout. Seule l’odeur du crottin des chevaux de fiacres qui parcourent un itinéraire balisé leur fait concurrence dans l’exhibition du temps jadis.

Mais très vite surgit le sentiment que le prodigieux cercle intellectuel juif viennois de l’entre deux guerres, a lui aussi disparu des consciences autrichiennes avec des conséquences autrement plus fâcheuses que le manque de tralala autour de l’histoire des Habsbourg dont au moins les bâtiments et l’architecture des grandes demeures évoquent en maints endroits l’empreinte. A peine découvre-t-on une rue Theodor Herzl,ou un petit square Sigmund Freud. Mais dans aucun bar,  aucune librairie, aucune ruelle du centre, on ne parle de Joseph Roth, l’auteur de la Marche de Radetsky, d’Arthur Schnitzler, de Ludwig Wittgenstein, ni même de Stefan Zweig, un géant de la littérature autrichienne aujourd’hui célébré en France comme l’un des hommes des plus importants de l’Europe des lettres. Il est vrai que Musil n’est pas davantage à la fête, mais enfin, comment imaginer construire une conscience européenne si l’on escamote de la sorte les génies juifs d’une Ville ?

On est tout près de penser que l’Autriche n’en a pas fini avec son vieil antisémitisme, et on songe à Jörg Haider, l’ancien gouverneur de Carinthie, qui déclarait en 1995 que la Waffen SS  était « une partie de l’armée allemande à laquelle il fallait rendre honneur » et qui connut néanmoins une prometteuse carrière politique jusqu’à sa mort dans un accident de voiture. Mais cela ne tient pas vraiment. L’extrême droite autrichienne est en perte de vitesse et ses cibles sont davantage les musulmans vivants que les fantômes juifs. Et ce n’est pas l’extrême droite qui a peur du regard des fantômes, pour l’unique raison qu’elle n’a ni l’imagination ni le désir de le croiser. La ville de Vienne fait du reste des efforts pour maintenir en mémoire la tragédie de l’occupation nazie.  Sans doute escamote-t-elle l’adhésion enthousiaste de la population autrichienne à l’annexion du pays par le Reich hitlérien, mais on trouve raisonnablement à Vienne stèles, sculptures, affiches et expositions sur la nuit nazie en Autriche.

Non, l’oubli qui frappe Zweig, Roth, Schnitzler, Kraus, Herzl et même Freud n’est pas une mise à l’index. Ce n’est pas un ban ou une punition. C’est le produit de l’impuissance à redonner vie, consistance, visage au cosmopolitisme juif viennois et à ses figures diverses, parfois contradictoires. C’est à Vienne que la psychanalyse se théorise et s’éprouve, que le sionisme sort des tiroirs, que l’humanisme européen, éclectique et savant s’affirme avec vigueur, qu’un judaïsme irréligieux vole aux rabbins la définition de l’être juif.

Comment donner vie à ce cercle viennois, lui conférer au delà de la gloire et de la célébration , un lien au présent du pays et de l’Europe,  comment mesurer les enjeux  et les défis contemporains d’un transmission qui enjambe forcément, nécessairement, si elle ne veut pas rester enlisée dans la boue silencieuse de la shoah, le désastre de l’Anschluss?

Faute de pouvoir y répondre, on en est semble-t-il resté à l’étape de la commémoration. Les figures éclatantes du judaïsme viennois ont rejoint les foules anonymes de la tragédie et comme elles, elles sont retournées au silence.

Rien n’évoque davantage l’ensevelissement des voix singulières viennoises que l’énorme cube de béton de Rachel Whiteread sur la Judenplatz. Les côtés de cet énorme catafalque sont striés de lignes et de courbures géométriquement alignées qui représentent les tranches de soixante mille livres, un chiffre symboliquement voisin des soixante mille juifs viennois déportés et exterminés par les sbires du dictateur allemand. On nous informe que Rachel Whitheread a symbolisé de la sorte tout autant le peuple du Livre que les autodafés nazis des livres dégénérés et ethniques. Mais comme toutes ces arêtes de livres, mornes et répétitives sont tristes et insignifiantes ! Cet empilement massif et monotone de signes identiques, loin de ramener la conscience à la présence des livres et des hommes paraît tout au contraire le fruit d’un égarement, d’une auto-intoxication.

Quoi ? Espère-t-on commémorer l’indicible en enfouissant dans l’anonymat des victimes les noms propres des hommes et les couleurs des livres ? Veut-on démontrer que, des pogroms médiévaux de 1241 à la Shoah, des souverains  catholiques aux disciples du troisième Reich, une même haine antisémite s’acharne à détruire le peuple du livre ?

Mais que penser face à ce gros édifice de béton gigantesque, à ce tombeau hermétiquement clos, à cette mémoire désespérément silencieuse et emmurée ? Comment les lumières enfermées dans le catalfaque pourraient-elles s’en échapper et rayonner à nouveau ?

Whitheread aurait tout aussi bien pu ériger ce monument à la communauté des malades frappés d’Alzheimer, sans que personne ne s’en avise vraiment. Les visiteurs rares traversent la Judenplatz sans perplexité et s’il était autorisé de donner la pièce à un monument, comme se ce dernier faisait comme un mendiant la manche, ils s’acquitteraient avec satisfaction de leur aumône.

Il y a plus déconcertant encore. Au moment où nous pénétrons dans la Judenplatz, nous entendons des cris, des chants, de la musique  et voyons des gamins agitant fièrement et en tous sens des drapeaux israéliens bleus et blancs frappés de l’étoile de David.  La scénette a lieu devant le musée juif de la place. Etendards et fanions nationalistes gaîment remués par une jeunesse souriante semblent être, à première vue,des pieds de nez au passé et au silence monumental du catafalque. Mais il n’en est rien . Zweig, Freud, Kraus ou Schönberg s’énervent dans leurs tombes, peut-être même Herzl, car cette danse folklorique de kermesse paroissiale  est un des multiples et affligeants témoignages de la fin de la conversation, une pathétique clownerie post-moderne. Aucun passant ne peut être ni ému ni désarçonné par la traversée de la Judenplatz. Le judaïsme viennois est bien mort ! Et nul fantôme ne perce le regard des promeneurs.

Dans le train qui nous mène de Vienne à Prague, le Gustav Mahler, nous faisons une halte à Brno. De très nombreux passagers montent dans notre wagon, et deux jeunes hommes entrent dans notre compartiment. Mais alors qu’il reste encore deux places, le premier de ces voyageurs ferme aussitôt la porte de l’habitacle et jette ses affaires sur les sièges vides, afin , me semble-t-il de prendre ses aises et de signifier aux gens qui jettent un regard vers nous depuis le couloir que le compartiment est bondé ou à tout le moins de les dissuader de poser la question. Après qu’il eût enlevé ses chaussures et étendu ses jambes sur le siège d’en face, il sortit aussitôt la panoplie de l’homme planétaire indépendant : un i-phone et un ordinateur portable qu’il connecte ensemble. Et comme au même moment, son voisin ayant également sorti les mêmes équipements, fait les gestes symétriques, mais avec une connexion inversée, on assiste à une curieuse chorégraphie, le premier homme tapant sur l’ordinateur des informations pour le smartphone et le second pianotant en sens inverse sur l’iphone des données destinées au computer. Et nous sommes de la sorte renvoyés brutalement au présent de l’Europe, à sa muflerie barbare et à ses cadenas technologiques.

 

A Prague, nous avons sillonné le quartier Josefov et visité en priorité le vieux cimetière juif. Les tombes bancales plantées à même la terre, inclinant leurs arêtes de pierre en tous sens, inspirent toutes les comparaisons. Cela m’a fait penser aux écailles dentelées d’un stégosaure, mais Umberto Eco dans son roman « Le cimetière de Prague » imagine l’énorme bouche à moitié édentée d’une ogresse ou d’une sorcière.  Le lieu ne manque pas de charme, même si le balisage de la visite ne permet pas de circuler au milieu des tombes. Celle du Rabbi Loew, le Maharal de Prague se reconnaît aux bouts de papier pliés que des promeneurs ont fichés dans les jointures des pierres, comme au Mur des Lamentations à Jérusalem. Le renommé Rabbi que la légende associe à la fabrication d’un Golem destiné à défendre le Ghetto a droit à une statue de grès, œuvre de Osval Polivka, aux marches du nouvel Hôtel de Ville, près du Clementinum, le gigantesque complexe des Jésuites qui ont pendant deux siècles re-catholicisé la Bohême.

C’est dans ce cimetière de Prague qu’Umberto Eco situe la conjuration des Rabbis planifiant dans le moindre détail la domination des Juifs sur le Monde . Le grotesque faux-document qui relate la machination des Rabbis, passa à la postérité sous le nom de «  Protocoles des Sages de Sion » . Selon Eco, ce fut l’œuvre conjointe de la Okhrana tsariste et des Services secrets français, cherchant à polariser les colères populaires sur un ennemi idéal, les Juifs.

En sortant du cimetière, on visite la salle des Cérémonies qui évoque les rites funéraires juifs, puis la synagogue Maisel et la synagogue Pinkas dont les murs portent les noms des 77297 Juifs de Bohême et de Moravie emportés dans la Shoah. On se retrouve devant la façade de la synagogue Vieille-Nouvelle, mais notre billet pourtant acheté au prix fort de 350 couronnes tchèques, soit 14 euros par personne ne donne pas droit à sa visite. Nous n’insistons pas et revenons au point de départ, le centre d’informations sur Josefov à deux pas duquel on a érigé un monument à Kafka. On voit Kafka planté sur les épaules d’un Géant démembré, tel Jésus sur son Saint Christophe. Mais qu’importe la valeur de la sculpture, à mon sens médiocre et sans grâce ni mystère !  Mais il va de soi qu’à l’exposer ainsi au cœur de Josefov, près des synagogues et du cimetière, on entend démontrer aux multitudes de touristes qui parcourent le quartier que Kafka est un écrivain juif avant d’être un habitant de Prague, « cette petite mère qui nous tient par ses griffes » ou un homme de lettres allemand. Certes, l’auteur du Procès dont la vente du manuscrit original à une bibliothèque allemande par les héritières de Max Brod suscite une nouvelle polémique germano-israélienne est aussi utilisé par les Tchèques comme argument touristique au même titre que le Golem ou Saint Jean Népomucène. Mais dans le quartier juif, on s’attend à autre chose !  Et en particulier , que l’on tente de clarifier ou d’exposer la page d’histoire qui court du ghetto juif du temps du Maharal à la modernité juive de Bohême, marquée par la langue et la culture allemandes. Comment les juifs ont-ils traversé l’histoire tchèque depuis la rencontre de Rabbi Loew et de l’empereur Rodolphe II à la fin du 16e siècle ? La germanophilie des élites juives praguoises date probablement de l’Edit de Tolérance de Joseph II, en 1781 qui abrogea la plupart des lois discriminatives contre les Juifs tout en contraignant ceux ci à porter des noms allemands. La haine tchèque croissante pour les Juifs et les Allemands, confondus dans la même hostilité aux idéaux nationaux tchèques, se nourrit du rejet populaire de la langue allemande, la langue des maîtres étrangers, la langue du grand despote impérial, l’Autriche « cette geôle des peuples ». Sans compter que la communauté juive fut plutôt prospère, parfois même très riche grâce à son entrée réussie dans le monde industriel, technique et commercial praguois. Identifiée aux  intérêts cosmopolites du capitalisme européen, par ses parts de marché dans l’Industrie, et à la domination allemande sur la terre tchèque, considérée comme une loyale alliée de l’Empereur autrichien, elle vit avec inquiétude s’effondrer la Prague allemande.[1]

Lors de la « tempête de décembre » en 1897, autour de la maison de l’ancienne académie allemande de commerce, Kafka a raconté que « des boutiques et des appartements allemands et juifs avaient été forcés et pillés ». On criait mort aux allemands, mort aux juifs et c’est la bonne de Kafka, une tchèque, qui détourna la colère de la rue contre la maison de commerce allemande…

Mais le monument à Kafka ne dit rien sur la collision forcément originale et mouvante entre le monde juif de Bohême et l’histoire européenne soumise aux évolutions des idéologies politiques et aux affrontements entre l’Empire austro-hongrois déclinant et les Nations de son glacis. Et les foules de promeneurs qui arpentent Prague et le quartier juif repartiront sans doute avec un vague sentiment exotique, peut-être avec une pointe de sympathie pour les morts du vieux cimetière, mais sans aucune éducation des consciences.

Après la visite de la Judenplatz de Vienne et du quartier Josefov de Prague, on se prend à penser que la commémoration est plus d’une fois la principale alliée de l’oubli.

Dans ces temps de crise de l’humanité européenne où nous voyons, sidérés et impuissants se défaire peu à peu la construction européenne, s’impose à nous l’évidence que quelque chose d’essentiel a été ici enseveli dans le trop visible, le trop exhibé, quelque chose que pressentait Husserl dans sa conférence de Vienne de 1935 : l’exigence de l’esprit !

Quelque chose d’essentiel qui ne semble pas frapper les consciences européennes, car à trop se nourrir des analogies de la crise actuelle avec celle des années trente, on en vient à oublier que les cinquante dernières années en Europe ont été marquées par une tentative unique dans l’histoire des nations européennes de solder leurs vieilles rancunes et d’amarrer ensemble leurs destinées. Certes mal, et combien fut parfois grande la naïveté des ces dirigeants européens ou vile leur complicité avec des intérêts économiques médiocres ! Personne ne devrait plus faire silence sur l’étroitesse d’esprit des concepteurs de la monnaie unique et la confiance imbécile dans la dynamique prometteuse des Marchés qui nourrit  chaque jour davantage la rupture inquiétante des peuples avec le vaste dessein européen.

En regard, pas d’université européenne, pas de réflexion originale sur la Technique et la Richesse, pas de philosophie politique des frontières, pas de statut des apatrides, pas de tentative héroïque de penser la figure de l’Europe, ce en quoi elle est ou pourrait être une figure originale, inspirante, vivante…

Mais on ne saurait pour autant faire comme si l’actuel réveil des populismes en Europe, la xénophobie violente qui s’y exprime en tous sens, les métaphores antisémites voilées sur l’empire de la finance internationale survenaient sur une terre vierge d’efforts fédérateurs.

La crise de l’humanité européenne que nous vivons aujourd’hui est en ce sens beaucoup plus grave que celle de l’entre-deux guerres à laquelle on l’identifie, car autrefois, les nations européennes n’avaient pas contracté d’alliance solide, les fanfaronnades et les aigreurs nationales dépeçaient les tissus trop tendres d’une conscience commune. Romain Rolland et Stefan Zweig étaient l’exception et non la règle.

Nous nous réveillons  chaque matin avec l’effroyable sentiment que le plus grand péril qui menace l’Europe est la lassitude, comme l’avait annoncé Husserl, à Vienne, un péril dont nous ne savons pas nous défaire, tellement nous faisons confiance à nos propres spectres idéologiques, la République, le communisme, ou le libéralisme et fuyons dans le même temps le regard pénétrant de tous ceux qui ont disparu en tentant de parcourir autrement les routes du progrès.

Un jour, Bruno Lavardez me confia qu’il ne pouvait plus supporter les peintures qui représentent l’hitlérisme sous une forme ou une autre, qui accordent présence d’une manière ou d’une autre au visage de l’Assassin.  Il ne me cacha pas son chagrin qu’une affiche illustrant je ne sais plus quel événement culturel, placardée sur les arrêts de bus où se pressaient les élèves qui se rendaient aux lycées, montrât un petit enfant juif face à ses bourreaux.  Il m’en parla comme d’une chose obscène, dérisoire, humiliante.  Connaissant bien Bruno, je savais que sa colère n’était pas arbitraire ou feinte. Et pourtant au tout début, je ne la mesurais pas vraiment. La photographie en question , universellement connue, du gosse à la casquette du ghetto juif de Varsovie regardant la soldatesque nazie bottée et casquée me semblait jusque là une image pathétique et déchirante de l’horreur nazie. Mais Bruno insista. Il me dit : ce n’est pas le regard des fantômes que croisent les élèves en jetant un coup d’œil à l’affiche, mais bien celui du Monstre qui continue de faire sa publicité !

Et je compris alors pourquoi le Guernica de Picasso ne montre pas les bombardiers allemands de la légion Condor, et pourquoi le Tres de Mayo de Goya laisse dans l’ombre et sans visages les pelotons d’exécution sur la colline del Príncipe Pío

Claude Corman
[1] Jusqu’au milieu des années 1840, la classe dominante était bien la bourgeoisie cultivée, industrieuse, germanophone de la Bohême mais peu à peu , les masses tchèques reconquirent leur destinée nationale.

Le Prager Tagblatt, journal de langue allemande paraissait en semaine à deux éditions par jour mais après la première guerre mondiale et la déclaration le 28 Octobre 1918 de l’indépendance de la République fédérale de Tchécoslovaquie, l’allemand devint une langue mineure, abandonnée ou proscrite. Le sort des Sudètes devint une affaire politique aïgue.

 

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Sommaire numéro 22

Editorial
Surveiller l’ennui ?
Claude Corman

Vouloir la performance sans la formance ruine tout monde commun désirable !
Jean-Paul Karsenty

« L’Equivalence des catastrophes. Philosopher après Fukushima » selon Jean-Luc Nancy
Noëlle Combet

Considérations sur les NACO et la politique du médicament
Claude Corman

Exposition sculptures : Grimoires
Christiane Rousset

Editorial

Surveiller l’ennui ?

par Claude Corman

On se demande bien pourquoi la NSA américaine surveille les bureaux de l’Union européenne ou de l’un de ses Etats membres. Car l’électroencéphalogramme européen est plat ou presque. Quel éclair pourrait-il surgir des dossiers de la Commission, quel diable songerait-il à habiter le cerveau de Barroso, comment Mr Van Rompuy et madame Ashton sortiraient-ils soudainement de la froide et triste pénombre de la gouvernance européenne ? On peut essayer de pénétrer par tous les modes inquisiteurs disponibles un rêve, en mesurer la force réformatrice, peut-être subversive, mais est-il rationnel d’espionner une communauté anesthésiée qui n’en finit pas de déconstruire ses grandeurs passées, à la seule fin, commente-t-on à d’autres endroits de la planète, de planifier le moins d’avenir possible. Car qui fuit les lumières du passé, le faisceau de ténèbres et de génie surgissant du cœur de la vieille Europe aura bien du mal  à secouer la torpeur, la mollesse, la mélancolie de nos temps, ici ou chez nos voisins. Et nous fuyons ! C’est comme si nous n’avions plus d’autres envies, d’autres passions que de survivre longtemps, le plus longtemps possible dans les retraites d’une modeste prospérité, en tenant les démons de la mémoire en laisse par les commémorations officielles et en veillant, en bons et prudents pompiers à éteindre le plus vite possible le moindre feu de broussailles.

Pourquoi donc la NSA est-elle à ce point stupide, aveugle ou effrontée à écouter clandestinement ce que l’Europe s’emploie à clamer ouvertement et en vrac: son néant politique, sa sidération culturelle, les mille culpabilités de son glorieux passé, sa paralysie économique, son amour infracassable de la bureaucratie, sa vertigineuse impuissance à conjuguer ses restes d’esprit chrétien et la dissémination multiculturelle …

Il est très peu probable que la NSA ait branché ses micros sur la ligne très périphérique et à peine audible des disciples de Husserl qui arpentent fidèlement les conclusions de sa conférence de Vienne sur la crise de l’humanité européenne et qui pourraient bien en appeler au réveil héroïque de l’esprit européen contre l’immense lassitude qui corsète et étouffe nos instincts, nos colères, nos imaginations, nos recherches.

Car, la NSA tient certainement Husserl pour un vieux professeur, en redingote d’un autre siècle, aux idées poussiéreuses et vaines, incapable d’enflammer et d’illuminer les esprits du vieux continent. Sans doute lorgne-t-elle davantage vers ces nouveaux coursiers du nationalisme qui prétendent en finir avec l’ennui mille fois sondé des opinions publiques, et qui réveillent dans l’Europe assoupie et tétanisée les érotiques attraits de la barbarie !

Car de quoi notre temps se préoccupe-t-il, et d’abord ici, dans cette France qui, à choisir un Front, préfère de plus en plus, si l’on en croit les résultats des récentes élections, celui de la Nation à ceux de la République ou de la Gauche ? Peut-être l’Amérique veille-t-elle encore sur nos  folies populistes ! Se prépare-t-elle à un nouveau débarquement sur la terre du Milieu ?

Ou bien n’est-ce au fond que de la surveillance à basse tension exercée par un Empire militaro-industriel dont l’exemplarité et la modernité contagieuses ont chuté au tournant du siècle, mais qui n’ayant pas renoncé à être le guide et le tuteur de la planète, observe anxieusement le moral sombre et atone de ses alliés occidentaux.

Laissons donc la NSA, écho post-moderne de Big Brother, affronter le discrédit et l’absurdité de sa politique de surveillance !

Et tentons de questionner l’atmosphère de désenchantement, d’ennui, de discorde, généralisée et triviale, que nous sentons communément dans la société française et l’adhésion numériquement importante d’une fraction du peuple aux idées d’un parti nationaliste et colérique, dont la puissance de persuasion tient à la fois du goût populacier du désastre, selon la fameuse apostrophe de Théophile Gautier : « Plutôt la barbarie que l’ennui !» et du néant intellectuel et spirituel de ses rivaux .

Un parti dont l’essence politique est le ressentiment, ressentiment multiforme et éclectique :

  • contre le vaste monde incontrôlé de la mondialisation dans lequel s’agitent, on s’en doute, requins et pieuvres, énorme bestiaire affamé, dévorant ou étouffant l’âme innocente des peuples.
  • contre l’Europe de Bruxelles, tractée par un collège de bourgeois libéraux et séniles, affolés par les exigences des princes du capitalisme mais leur offrant tout de même, comme dans les antiques sacrifices, la portion la plus faible, la plus tendre de sa chair.
  •  contre la France elle même devenue par la faute de ses élites indifférentes une société multiculturelle et brouillonne, sur laquelle flotte l’étendard de l’Islam, aux sommets des tours-minarets des banlieues…

Contre le visage de l’étranger, en somme, qu’il soit le rapace cupide de la finance internationale ou l’immigré sans manière s’invitant à la table d’un banquet où l’on ne sert déjà plus que les miettes des anciens festins.

Autant dire une multitude de griefs, de hargnes, de peurs, de cibles dont le polymorphisme fonctionne certes comme un attrape-tout électoral, mais qui ne peut en aucune manière incarner un renouveau, dessiner un horizon, pointer une Renaissance ! Non ! Plongeant goulûment, délicieusement dans l’obscurantisme d’un autre Age, celle qui se rêve en Jeanne endosse l’armure du condottiere traquant le Belzébuth argenté et à l’occasion n’hésite plus à annexer un instant Marx ou Proudhon. Pariant sur la servilité, certes rarement démentie, des riches, son combat contre les forces de l’argent n’en est pas moins une fanfaronnade et une duperie ! Et c’est encore elle, cette fiancée tardive et pomponnée de la République, qui prétend défendre les idéaux républicains et laïques, quand tous les autres partis politiques ont expulsé Marianne de leurs cœurs et négocient honteusement leurs places dans le petit monde des privilégiés.

Pour autant doit-on se borner à penser la progression continue des partis nationalistes extrêmes en Europe comme la résurgence des ligues fascistes d’avant-guerre, et composer ainsi de notre époque le tableau non contrasté et peu crédible d’un retour global aux années trente ? S’il est vrai que la crise qui secoue aujourd’hui l’Europe, générant des friches industrielles et sociales d’une ampleur inégalée, a des airs de 1930, ni le paysage politique européen ni la situation des minorités,( à la notable exception des populations roms qui n’ont jamais cessé de subir le cruel mépris des pouvoirs , fût-ce pendant la période communiste), ne ressemblent à ceux des années triomphantes du fascisme et du nazisme.

Il ne suffit pas de faire simplement glisser les cibles racistes, de substituer au juif d’autrefois, sur lequel s’abattaient tant de colères et de reproches, l’arabe ou le musulman contemporain pour s’éveiller tout d’un coup dans une Europe bariolée d’étendards fascistes et s’époumonant de slogans haineux contre les métèques.

Cela ne veut pas dire que la nostalgie de l’ordre national-socialiste et de son régime ultra-sélectif de terreur n’habite pas certains esprits du parti de la flamme ni que le retour en grâce de l’autorité, sous toutes ses formes, ne s’accommode pas d’une sympathie croissante pour la tyrannie et le despotisme !

Mais à trop user du copier-coller entre les deux époques, on s’interdit, je crois, de comprendre ou d’essayer de comprendre la situation inédite de notre temps : le risque de basculement d’une communauté européenne nobélisée pour son œuvre en faveur de la paix en une mosaïque de nations frustrées et malheureuses, dont le lien communautaire ne survit plus que par l’ultime peur de son effondrement.

Ce n’est pas le Front national qui grandit, c’est l’ensemble de la société française et européenne qui rapetisse et se porte vers trop peu, comme si la fin déjà ancienne de la domination européenne sur les cinq continents en avait sidéré l’imagination et l’esprit !

De ces courants nationalistes et vindicatifs qui enragent en sourdine que ni la République française ni la Communauté européenne n’aient explicitement inscrit dans leur Constitution ou leurs textes fondateurs le christianisme comme religion d’Etat ( en fait la seule laïcité qu’ils reconnaissent de facto)  alors que la majorité des Nations musulmanes indiquent clairement la préséance de l’Islam sur toutes les autres croyances, on aurait pu, on pourrait à vrai dire se débarrasser bien vite ! Que les populations musulmanes sous la conduite éclairée de quelques dignitaires religieux et leaders politiques aient manifesté leur attachement aux démocraties européennes,  dans quelques moments-clé de l’histoire contemporaine ( la fatwa contre Salman Rushdie, l’assassinat de Theo Van Gogh en Hollande, l’égorgement des fillettes par le FIS algérien, la chevauchée sanglante de Mérah), et le tour était joué ! La bombe à retardement de l’islamophobie désamorcée, les surenchères nationalistes étouffées dans l’œuf, la sympathie dont jouissent les populistes aurait été renversée en leur défaveur. Car enfin, qui dans nos Républiques aurait pu exiger plus ? Des foules de musulmans exposant leur identité religieuse ( nous sommes musulmans, nous n’allons tout de même pas nous convertir massivement au christianisme, au bouddhisme ou au judaïsme !) et exprimant dans le même mouvement  le rejet le plus radical, le plus lucide du fanatisme religieux. Ces grands rassemblements, certes, n’eurent pas lieu, mais il n’est pas interdit d’en imaginer la force dévastatrice pour les adversaires de la République multiethnique!

Mais une fois écroulée la menace fantasmatique d’un califat européen, le plus dur reste à faire. Car, un vent de nihilisme souffle sur les nations du vieux continent. Et ce nihilisme se nourrit jour après jour de l’ennui qui ronge nos sociétés. L’ennui, c’est la barbarie, disait Goethe. L’ennui est contre-révolutionnaire, surenchérissait Baudelaire.

Alors que la civilisation contemporaine se caractérise par une accélération massive des formes de communication, de commerce, de transport, la créature humaine semble marquer le pas, hésiter, se recroqueviller devant ce flot continu de nouvelles déroutantes du monde et cette obsédante pression d’adaptation à un univers technique sans cesse en métamorphose.

L’effondrement de l’intelligibilité de notre histoire commune, des horizons et des élans qui en orientaient le cours, conjugué à la disparition au moins provisoire des grands systèmes alternatifs, ranime partout des nostalgies, des peurs, des agacements. De quoi se nourrit aujourd’hui notre commune condition ? D’une page du futur vide, dangereusement vide ( car le progrès technique qui prend en charge presque exclusivement la dynamique de notre temps n’écrit de fait aucune téléologie, ne marque aucun cap ) et d’un tarissement des ressources des Traditions provoqué par ceux là-même qui s’en revendiquent les plus intransigeants héritiers !

Et du coup, comme nous peinons et d’abord en Europe, à élaborer un projet de civilisation originale et créative, indépendant des seules mutations techno-économiques et des emballements de la compétition,  nous assistons à cette montée de la barbarie qui s’incarne dans le prestige mélancolique du passé. A force de regarder en arrière vers un fumeux Age d’Or des nations, vers les illusions et pages glorieuses de l’ancienne puissance européenne, nous ne savons plus mettre en commun nos énergies et nos désirs, et faire une place digne et prometteuse aux jeunesses de nos pays.

Nous entendons de plus en plus souvent des paroles désespérées et chagrines. Face au chaos du monde, au collapsus des valeurs et des cultures qui s’entrechoquent et se perdent dans le maelström bouillonnant des réseaux économiques et médiatiques, le glas de l’univers contemporain est secrètement souhaité. Le désastre rédempteur est attendu. Plutôt la barbarie que l’ennui ! Effrayant slogan qui recrute une somme croissante d’adeptes.

Or, non ! Le nihilisme est creux, la barbarie exécrable. Et les grands évènements destructeurs ne bouleversent pas les univers modernes. Que l’on songe au tsunami japonais, à cette vague géante déferlant sur les terres, ravageant les ponts, engloutissant navires et camions, routes et maisons, arrachant des milliers de vies, et se moquant de nos sécurités nucléaires, qui peut ignorer pareille intrusion de la catastrophe, qui peut concevoir plus terrible anéantissement de notre civilisation ? Et pourtant, à peine plus de deux années après, le Japon n’a pas fondamentalement changé de modèle économique ou culturel. Le Japon n’est pas revenu à l’âge des samouraï et des anciens rites impériaux.

Nous n’avons plus rien à espérer des lueurs vénéneuses et noires de l’Apocalypse. Nous sommes déjà trop vieux, trop instruits, trop contemporains en somme… et nous savons désormais que la catastrophe ultime ne mène à nulle renaissance.

Que le présent reste en l’état, voilà la catastrophe ! disait Walter Benjamin.

C’est ce présent européen décevant, amorphe, sans style ni force spirituelle, qu’il nous faut renverser, métamorphoser. Dans le sillage de l’ultime appel d’Edmund Husserl à Vienne, cet appel que ne sauront jamais écouter la NSA ni ses futurs petits.
C.C.

 

21juillet 2013

Vouloir la performance sans la formance ruine tout le monde commun desirable !

à  Yves Stourdzé

Notre modernité devient tardive !

La finance de marché est devenue un immense « shadow banking » plus ou moins régulé. Elle a acquis durant les 50 dernières années une considérable puissance d’agir, jamais atteinte jusque-là. Sans projet global ni cohérent, elle est pourtant à la source de dynamiques qui ont peu à peu modifié, et dans l’ensemble abimé, les différentes phases qui constituent les processus économiques. De fait, elle a pris une part déterminante dans le renforcement des facteurs qui donnent à notre modernité une tonalité de « période au temps dissous », pour dire les choses brutalement[1].

C’est la globalisation, c’est-à-dire la forme économique et financière qu’a revêtue la mondialisation pendant cette période, qui a offert à la finance de marché une puissance d’agir impressionnante dont elle mésuse en réduisant de plus en plus la valeur temporelle moyenne de ses engagements. Aujourd’hui, une telle logique, que je qualifie de chronoclaste, ne lui permet plus d’assurer sa fonction spéculative traditionnelle utile au développement économique.

Aussi, la finance de marché vulnérabilise-t-elle tous les processus constitutifs de la tension moderne entre action et connaissance. Elle exerce, d’aval vers l’amont et de proche en proche, une contrainte sur chacun des régimes de temporalités impliqués : contrainte sur les régimes de temporalités attachés à la marchandisation dont les effets se répercutent sur les régimes de temporalités attachés à l’innovation, puis sur les régimes de temporalités attachés à la recherche, puis sur ceux attachés à la métabolisation des actes construits par les voies de la formation et de l’éducation, pour « impacter » in fine les régimes de temporalités attachés à la symbolisation des représentations. Bref, aujourd’hui, tout est rendu vulnérable à degrés, formes et modalités divers lorsque la finance de marché contribue directement ou indirectement à la production et/ou à la consommation de biens et de services ; tout, c’est-à-dire individus, groupes économiques et sociaux, institutions, nations, humanité, biogée dans ses différentes formes,….

Normalisés à l’excès, laissés sans connaissance ou presque, les actes économiques se métamorphosent alors en « agenda » – étymologiquement en « choses devant être faites » -, vectorisés par des agents désormais en proie à une démarche idolâtre, privés peu ou prou de subjectivité et d’altérité.

 

La logique du pari vulnérabilise tout engagement.

Comment cela se passe-t-il ? La finance de marché développe aujourd’hui une logique de pari. Elle tend à minimiser son propre risque en le reportant davantage sur d’autres puissances d’agir, lesquelles, peu à peu affaiblies, montrent des signes de renoncement à produire, elles-mêmes, des engagements. En outre, ce transfert de risque, non coopératif, désigne de fait un « lieu d’assurance de dernier ressort ». Il est là, le pari : faire accroire l’hypothèse qu’il est légitime de penser et d’agir de façon que tout risque puisse être ainsi transféré de proche en proche, sans convention, sur un lieu garant non préalablement désigné !

De la sorte, le pari financier s’invulnérabilise-t-il en provoquant, par effet domino, une dynamique de vulnérabilisation…chez les autres acteurs, et in fine, on va le voir, sur la multitude et l’individu dans la multitude. Où la logique du pari, exempte d’engagement, conduit à celle de la prédation à l’origine de la constitution d’une rente privative d’un groupe… !

Ainsi, beaucoup d’entreprises qui supportent une partie des effets de ce pari financier reportent-elles, lorsqu’elles le peuvent, leurs surcoûts. Au cœur de la modernité, l’engagement (individuel et social) que représente le travail en vient même à être menacé dans la mesure où le détour par l’effort et la compétence durables qu’il suppose et les promesses de rémunération qui en sont l’expression admise d’équivalence sont relativement dévalorisés et concurrencés par des logiques de paris sur les valeurs à fins de réalisation toujours plus rapprochée dans le temps de profits monétaires.

De nombreuses et indistinctes populations, partout de par le monde, constituent alors ce lieu d’assurance de dernier ressort en le payant d’une part supplémentaire de leur non-développement, voire de l’aggravation de leur pauvreté. Moins nombreuses, certaines autres populations semblent n’être plus caractérisées que par l’état de leurs dettes monétaires récentes composées d’intérêts financiers élevés, de sorte qu’elles ne sont plus en situation de se projeter collectivement et de faire valoir leur souveraineté. Chez celles-ci, en particulier, les Etats et leurs cultures démocratiques semblent effacer leurs promesses de garantie de justice sociale, en particulier d’équité intergénérationnelle.

L’individu même semble ne plus répondre que d’un désir individuel pulvérisé et traversé de pulsions expertisées et financiarisées par le technomarché globalisé toutes les fois que la passion économique le transforme – auteur comme acteur – en agent, le plus souvent en « prodacteur » et en « consommacteur », et que sa liberté abdique en laissant le pari supplanter l’engagement.

Enfin, la biogée (terme emprunté à Michel Serres). Elle ne saurait en tant que telle, bien sûr, répondre et donc renoncer à quelque engagement que ce soit ! Néanmoins, à tout niveau de sa propre « organisation », ses éléments et équilibres sont, de fait, « engagés » à enregistrer les transformations voulues par les hommes, y compris celles qui s’accompagnent de dégradations : ils deviennent à ces fins des « ressources » soumises au travers de l’acte économique, souvent, à performance immédiate et absolue. Pourtant, sans « l’inter-action » préalable et longue, voire très longue, des éléments naturels, ils n’auraient pas été rendus disponibles aux hommes et à leur travail (les éléments naturels dits « ressources non renouvelables » ne sont dites ainsi que parce que le facteur temps – des milliers ou des millions d’années – ne saurait être disponible à leur renouvellement !).

Bref, fonctionnellement labile et pratiquement indépendante d’engagements comme ne le fut jamais auparavant aucune autre rente (naturelle, foncière, immobilière,…), la finance de marché a installé, via sa puissance d’agir mobilisée dans une recherche d’invulnérabilité, une économie de rente autocentrée, dissociée des autres acteurs.

 

La logique du pari façonne les sociétés autour de l’aléa moral.

Les économistes, depuis Adam Smith, ne méconnaissent pas ces mécanismes de report des risques pris par certains acteurs sur d’autres acteurs. Ils leur donnent même un nom : « l’aléa moral » (moral hazard, en anglais), tout en banalisant souvent sa portée : un effet pervers. Plus précisément, l’aléa moral, dans une acception contemporaine liée pour l’essentiel aux pratiques des milieux des entreprises d’assurances, c’est l’excès de risque dont témoigne le comportement humain ou social d’un acteur individuel ou collectif quand il sait que la couverture de ce risque ne lui incombera pas en dernier ressort.

Or, on comprend bien que, si des sociétés entières se voient peu à peu contraintes de fonctionner globalement sur ce type de dynamique d’aléa moral initiée par des acteurs à la recherche d’une invulnérabilité au risque, elles échappent à l’épure d’un modèle de prudence, tenu en référence, en vulnérabilisant les autres acteurs, lesquels, à leur tour, déclenchent lorsqu’ils le peuvent, mais dans une perspective défensive cette fois, les moyens à leur disposition d’une résistance, voire d’une invulnérabilité propre. Des stratégies non coopératives répondent à des stratégies non coopératives, identiques ou différentes dans la forme. Elles se développent et s’affrontent. Volens nolens, on construit alors des sociétés d’aléa moral total.

Depuis 150 ans, les sociétés industrialisées ont globalement accepté ces dynamiques d’aléa moral. Mais elles l’ont fait en avançant le « deal symbolique » suivant : d’un côté, progrès tous azimuts et bénéficiant peu à peu au plus grand nombre, de l’autre, « effets externes » indésirables couverts par des pratiques assurantielles de plus en plus collectives. En revanche, depuis 50 ans, les sociétés financiarisées n’ont pas rassemblé, elles, les moyens d’un deal symbolique aussi puissant : d’un côté, les bénéfices des phases antérieures de progrès semblent s’essouffler et répartis dans une inégalité grandissante, de l’autre, les effets externes indésirables donnent lieu à des représentations plus négatives, d’autant qu’ils sont couverts par des systèmes assurantiels publics et privés fragilisés soit par une anticipation à la hausse tendancielle durable des sinistralités, soit par la menace d’une incommensurabilité relative de nouveaux risques qui apparaissent (du type effets du changement climatique,…).

Entre ces deux dynamiques de sociétés, la différence est donc considérable : les sociétés industrialisées, tendues entre progrès et promesses, fabriquaient de fait du « monde commun », les sociétés financiarisées, tendues entre promesses et paris, non !

Les sociétés financiarisées[2] refuseraient, en effet, de faire monde commun permanent, fonctionnant de plus en plus dans une dynamique d’aléa moral généralisé. Elles considèreraient que les effets indésirables des actes individuels ou collectifs consentis en leur sein, en dernier ressort, ne les concernent pas (effets indésirables liés à la sous-estimation des risques que ces actes consacrent et/ou bien à leur affectation sur d’autres acteurs que ceux qui en recueillent les bénéfices). Ce pari consacre une démarche idolâtre majeure : le fantasme de l’expulsion radicale du risque ou, ce qui revient au même, le fantasme d’un droit inconditionnel aux bénéfices de la performance ; inconditionnel, c’est-à-dire sans gage mis en garantie ni engagement préalablement consenti.

Or, à condition de comprendre cela et tant qu’il y a désir de société, il y a norme en puissance : ces appels non-dits à des mondes séparés par et au profit de telles « puissances d’agir » semblent désormais appréciés comme l’expression d’une sorte d’écart intolérable par rapport à une « common decency » (une éthique commune minimale). Voilà ce que « l’individualisme libéral » n’a peut-être pas entrevu : qu’il deviendrait, paradoxe apparent, le fourrier majeur d’un radical principe de précaution que les gens finiraient par rejeter ! Espérons que les périodes qui s’annoncent confirmeront cette tendance car, oui, il faut d’urgence résister de toutes parts à ces démarches idolâtres, et les contraindre !

*

*     *
Voilà exposée une représentation des choses où sont mobilisés auteurs, acteurs et agents,  parmi les plus importants dans le monde d’aujourd’hui, que des jeux asymétriques de pouvoir poussent à la performance comparative. Voilà aussi, dans le même temps, expliqué que ces jeux à l’œuvre constituent des dynamiques poussant ou résistant à des transferts de risque qui ne garantissent plus à chaque auteur, acteur ou agent que les ressources (humaines, sociales, capitalistiques et naturelles) qui lui seront nécessaires pour une performance durable aient une possibilité de reconstitution. Bref, au jeu non coopératif de la logique de la performance, on ne garantit plus la conservation ou l’émergence des moyens nécessaires à la performance ultérieure. La performance à venir n’est plus garantie… ni par des gages ni par des engagements. Elle n’est plus garantie par… la formance nécessaire, et les étapes indispensables à son procès !

Notre modernité devient tardive parce que nous voulons la performance sans la formance, « l’assurance sans engagement »[3]. Mais, au juste, la formance, c’est quoi ?

Nous allons introduire et illustrer cette notion que nous envisageons d’une importance aussi grande que celle de performance, symétrique et complémentaire.

Considérons les 7 domaines où tout homme et tout collectif s’impliquent en société, s’engagent: culture, éducation, formation, recherche, innovation, économie, finance (hors les 2 domaines « d’investissement individuel et collectif des corps »: domaine de la médecine et de la santé, domaine de la violence et de la guerre, avec leurs régulations publiques). Les domaines de la culture, de l’éducation, de la formation et de la recherche concourent, pour l’essentiel, à la formance de toutes les ressources… avec une certaine performance dans la conduite de ce concours. De leur côté, les domaines de la recherche, de l’innovation, de l’économie et de la finance concourent à la performance de toutes ces ressources préalablement formées, tout en devant veiller à leur assurer… une possibilité ultérieure de formance (car sans formance, toute performance se tarit !).

A présent, notre représentation est complètement campée : des auteurs, acteurs et agents, des puissances d’agir, des logiques, des dynamiques de performance et de formance.

Ainsi modélisée, cette représentation peut donner lieu à la création d’outils susceptibles de l’exprimer et de la valoriser. Il s’agit de repères que l’on nomme le plus souvent des « indicateurs », lesquels sont construits pour être insérés dans des dispositifs statistiques publics ou privés. De la sorte, la représentation acquerra une légitimité de considération – une valeur – aussi longtemps que les indicateurs seront produits et resteront permanents. Ou, pour le dire autrement : les indicateurs sont le fruit de représentations qui sont, elles-mêmes, le fruit de perceptions sur lesquelles nous mettons des mots. Et si les mots ont un poids, c’est que les indicateurs auxquels ils donnent corps désignent des valeurs qui importent ou des importances qui valent, ici et maintenant.

On devrait donc imaginer que chacun de ces 7 domaines puisse être apprécié à l’aune de représentations appuyées sur des indicateurs. Et alors, comment, sauf à approfondir la logique chronoclaste que je dénonçais au début de ce propos, ces indicateurs ne seraient-ils pas des reflets des différentes temporalités à l’œuvre ?

D’un point de vue strictement économique, les ressources peuvent être humaines, sociales, capitalistiques ou naturelles : elles n’en sont pas moins soit stocks soit flux. Les stocks de ressources humaines, sociales, capitalistiques ou naturelles constituent des patrimoines associés à des temporalités plus ou moins longues et à des mémoires. Ils symbolisent la formance. Les indicateurs de formance sont rares, encore plus rarement mobilisés, encore plus rarement quantitatifs. Les flux de ressources humaines, sociales, capitalistiques ou naturelles constituent des richesses d’usage ou d’échange associées à des temporalités plus ou moins courtes et à des anticipations. Ils symbolisent la performance. Les indicateurs de performance ont envahi notre système de représentation, toujours plus mobilisés, toujours plus quantitatifs[4].

La puissance des connaissances, des techniques et des pratiques que nous mobilisons au service de la dynamique des richesses d’usage comme d’échange est aujourd’hui telle – à commencer, comme nous l’avons longuement expliqué, par celle de la finance de marché – que les transferts majeurs de risque s’exercent globalement au service des flux et au détriment des stocks au travers des logiques de prédation qui animent nos sociétés que nous avons qualifiées de « sociétés d’aléa moral total ».

Toutes les options de politiques d’intérêt commun, d’intérêt public et d’intérêt général, considérant le recours et l’emploi de ces ressources (humaines, sociales, capitalistiques ou naturelles), qu’elles soient de projection ou d’évaluation, devraient progressivement être soumises à une nouvelle démarche de mesure relative aux stocks et aux flux, plus cohérente et équilibrée. Aux stocks comme aux flux devraient être affectés des indicateurs qualitatifs et quantitatifs de formance et des indicateurs qualitatifs et quantitatifs de performance.

De plus, pour « faire société » à ancrage national ou culturel, et a fortiori pour faire société internationale ou société transculturelle, il nous faut bien mettre en scène des représentations ouvertes, puis partager en permanence ces images de réduction de la complexité du réel qu’elles expriment, enfin co-construire de tels indicateurs de façon qu’ils puissent rendre compte de notre accord, c’est-à-dire de la dynamique de symbolisation. Pour « faire société européenne », par exemple, continuons d’approfondir les travaux franco-allemands engagés voilà quelques années déjà, à la suite de ceux de  la Commission dite Stiglitz-Sen, mise en place au début 2008[5].  Allons même plus loin ! Proposons sur cette base un travail franco-allemand de modélisation générique de nos représentations préfigurant l’Union politique européenne, temporalisée dans ses patrimoines et ses richesses, et mettons-en le en débat !

 

Un cœur de modélisation ainsi « actualisé » aurait une forte vertu : il éclairerait et ferait évoluer rapidement les rapports d’influence tissés entre les différents acteurs à la source des richesses et in fine les représentations générales qui inspirent les grilles de lecture d’où émergent nos indicateurs.

Au fond, plaider, comme on le fait ici, pour que l’on procède à l’évaluation ex ante et ex post de toute action d’intérêt commun, public et général fondée tant à partir d’indicateurs de formance qualitatifs et quantitatifs qu’à partir d’indicateurs de performance qualitatifs et quantitatifs, cela revient à préparer le meilleur socle social, écologique et économique possible à tout développement durable. Préparer le socle d’un développement durable, donc chronophile, donc pourvoyeur de diversités, donc réducteur d’invulnérabilités qui menacent les vulnérabilités tant de l’individu, des groupes, de l’espèce humaine, de l’humanité que de la biogée, enfin. Préparer le meilleur socle possible contre les ravages à venir des sociétés d’aléa moral total – sociétés de parieurs, sociétés de parias ! – en luttant contre les tentations excessives d’invulnérabilité par sécession et donc par report des risques destructeur de subjectivité et d’altérité … !

J.-P.K.

le 4 juillet 2013

jeanpaulkarsenty@yahoo.fr

Projet pour la revue « temps marranes »

[1] Les premiers pas de la globalisation financière contemporaine remontent à la fin des années 1950 en Angleterre avec la création du marché des eurodollars, des dollars déposés et prêtés en dehors des Etats-Unis, et non au début des années 70 avec la fin du système du taux de change fixe, comme on le dit trop souvent. Lire sur ce point Christian Chavagneux « Une brève histoire des crises financières – Des tulipes aux subprimes », p 113, Ed. La Découverte, 2011.

 

[2] On entend ici par « sociétés financiarisées » les lieux de peuplement où les puissances d’agir principales sont la finance de marché, les sociétés d’assurance, les établissements bancaires, les entreprises transnationales, bref, le « technomarché » plus ou moins globalisé. En Europe, aujourd’hui, la dynamique des transferts de risque entre le technomarché, les Etats et les populations est si mal contrôlable qu’elle menace la permanence d’un « monde commun » ; autrement dit, l’aléa moral n’y est pas qu’un simple « effet pervers ».

[3] « L’assurance sans engagement », voilà même le Graal proposé récemment par la publicité d’une… compagnie d’assurances en ligne ! Il s’agit là d’un « jeu non coopératif » qui va donner lieu à conflit ouvert entre les temporalités courtes associées à la finance de marché et les temporalités longues associées aux services d’entreprise appelant des relations durables avec les sociétaires.

 

[4] Or, « quantifier, c’est d’abord convenir, ensuite mesurer », rappelait l’historien français de la statistique Alain Desrosières, récemment disparu, auquel nous rendons hommage ici.

[5] Dans la ligne directe des travaux de cette Commission, un rapport intitulé : « Évaluer la performance économique, le bien-être et la soutenabilité » a été remis, en décembre 2010, simultanément à la Chancelière allemande et au Président français, répondant à leur commande commune lors du Conseil des ministres franco-allemand du 4 février 2010. De notre point de vue, le contenu de ce rapport, accompagné de conclusions, contient une avancée intéressante au sujet des représentations qu’il est recommandé de privilégier, et aujourd’hui d’approfondir.

« L’Equivalence des catastrophes ; Philosopher après Fukushima » selon Jean-Luc Nancy Extension en direction de Bernard Stiegler

par Noëlle Combet

Ce texte, « L’Equivalence des catastrophes ; Philosopher après Fukushima » témoigne de ce que la philosophie n’est pas seulement de nature introspective et qu’elle s’investit, doit s’investir, dans les questions politiques. Ce mouvement était déjà très présent dans l’Antiquité grecque ; les philosophes s’intéressaient de près à la Cité, à l’image de Platon dans ses dialogues, en particulier « La République », ou de ces « Cyniques » tenant boutique provocatrice sur la place publique, faisant contestation de leur impudeur.

Il est vrai que Platon, après de rocambolesques et infructueux essais de carrière politique, se rabattit, en quelque sorte par défaut, sur la théorie. Dans « La République » une sorte de raidissement de la pensée est perceptible à travers une évolution du dialogue vers la dialectique, autant dire de la raison à la rationalité ; et le désir de privilégier une synchronie pour un meilleur gouvernement des esprits se fait au détriment d’une diversité diachronique.

Cette évolution platonicienne marquera la philosophie jusqu’à notre époque en passant par Descartes et Hegel. Elle est encore perceptible dans notre modernité quand la théorie philosophique veut faire système, se repliant sur elle-même et privilégiant l’abstraction, voire l’hermétisme en des concepts très ramassés qui restent éloignés de la question politique ; mais cette dernière est toujours là, présente à l’arrière de la théorie, même la plus abstraite. On peut penser, entre autres, à Wittgenstein, père de la philosophie analytique. Comment son analyse du langage n’aurait-elle pas une résonnance sociale et politique ? Mais est-ce dans le sens d’une ouverture ?

D’autres philosophes, à partir de Husserl, Foucault, Deleuze, à leur époque et, plus récemment, Worms, Stiegler, se sont centrés de façon plus concrète sur les phénomènes sociaux et sociétaux ; ici, Jean-Luc Nancy répond, dans une visioconférence,  à une demande que lui a adressée l’Université de Tokyo : « Philosopher  après Fukushima »

 

Dès le préambule, l’auteur nuance son titre : il précise ce qui a un caractère d’évidence : toutes les catastrophes ne sont pas équivalentes, dans le sens où elles seraient de même intensité. Que faut-il donc entendre ici par le terme « équivalence » ? Ce que démontre le risque nucléaire, c’est que l’interconnexion des techniques, des échanges, fait que le moindre accident, même naturel, ne pourra se réduire à lui-même : il se trouve pris dans un réseau de réalités techniques, sociales, économiques, politiques. « Equivalence » est ici le nom de ces interconnexions, de cette interdépendance. Qu’entraîne avec elle une catastrophe ? Qu’est-ce qu’il en coûte, en quelque sorte ?  Quel est le prix à mettre dans la balance ? Jean-Luc  Nancy interroge cette équivalence en évoquant la » propagation ou la prolifération des tenants et aboutissants de toute espèce de désastre ». Il y aurait donc équivalence en aval de la catastrophe, mais aussi en amont Autrement dit, de quoi la catastrophe est-elle déjà le prix ? Le gouvernement japonais, aujourd’hui, se prononce à nouveau en faveur de l’option nucléaire  et  l’auteur précise qu’il ne s’agit pas ici de prendre parti ; je m’interroge sur cette réserve surtout lorsque l’on voit ce pays, dans une logique conservatrice, s’orienter à nouveau rapidement vers une politique nucléaire négligeant les forces d’opposition. On aurait préféré voir s’instaurer, au préalable, une analyse politique collective du nucléaire.

Je ne connais pas bien le contexte nucléaire japonais mais qu’une catastrophe naturelle soit précédée puis suivie d’interconnexions, qui représentent des formes de  l’équivalence, on peut le constater plus près de nous, avec la tempête Xynthia. Pour l’humanité, si on l’envisage aujourd’hui  comme une personne, ces différents traumas entrent nécessairement en résonnance. Force est de voir  que des haies ont été détruites, que des constructions ont été réalisées sur des terrains inondables, que l’équivalence de l’après, celle des expropriations,  des dédommagements, des questions économiques, politiques etc. se préparait déjà dans celle de l’avant.  Il est clair qu’un processus complexe d’actes et d’événements en chaîne, en cascades, aux conséquences exponentielles, marque notre modernité.  Tous les projets, nous dit le philosophe,  sont peu à peu entraînés, soit vers une inextricabilité accrue, soit vers des objections, des obstacles, produits par l’enchevêtrement de ce qui existe déjà.

 

Il ya pourtant, selon Jean-Luc Nancy un point où se rassemblent ces interconnexions, c’est  le réseau financier, celui de l’argent qui est le combustible de tous les systèmes (économiques, sociaux, écologiques, politiques, techniques, scientifiques etc.) et auquel, donc, ils reconduisent. C’est pourquoi Jean- Luc Nancy cite Marx faisant de l’argent « l’équivalent général ». Ainsi s’éclaire plus encore la notion d’ « équivalence ». C’est de cette équivalence là que le philosophe veut parler, du fait que la sphère économique et financière est nodale dans l’intrication de tous les éléments concernant l’existence et les existants dans leur ensemble. L’auteur, à la fin de son préambule rappelle que les guerres font aussi partie de cette intrication, de cette « équivalence générale ». On ne peut en déduire trop hâtivement  écrit-il que  « le capitalisme serait  le mauvais sujet de notre histoire auquel on saurait quel bon sujet-ou quelle bonne  subjectivation comme on aime dire aujourd’hui- il convient d’opposer ».  Plutôt que de préconiser un système de valeurs plus « humaniste », de préférence à un autre, plus « économique », il semble  important, en effet, urgent peut-être, de penser l’interdépendance de la « civilisation » et de la « mondialisation », pour  mesurer  cette éventualité d’une catastrophe généralisée vers laquelle  notre humanité se serait progressivement portée.

On ne peut qu’apprécier la  neutralité de Jean-Luc Nancy qui se défend de toute moralisation, (comment ne pas penser ici au texte de D.R.Dufour « L’individu qui vient après le capitalisme »,  et à sa réponse souvent adéquate mais aussi étroite et morale à l’excès ; ou aux visions apocalyptiques héritées d’un messianisme religieux, celles d’un René Girard entre autres ?). Mais plutôt que d’opposer capitalisme et subjectivation, je préfère penser en termes d’individuation, transduction et transindividuation, selon des termes proposés par le philosophe Simondon, inspirateur de Deleuze, en particulier de son ouvrage : « Différence et répétition » et dont se nourrit aussi, de façon générale, la pensée de Bernard Stiegler. En quoi un événement, un choc, favorise-t-il, et/ou non, l’individuation particulière et collective ?

Selon  Spinoza, auquel je ne peux que me référer ici, est « bon » , ce qui est « adéquat » à la préservation des forces de vie ; et la question semble bien, à travers l’approche de « l’équivalence généralisée » de penser, de façon impartiale, la nécessité d’une telle adéquation, afin de résister à « une catastrophe du sens » qui  serait inadéquate en ce qu’elle mettrait en péril un  maintien de la vie sur terre : c’est « nous » qui sommes concernés, ce sont nos existences quotidiennes, bien au-delà de cette diversion que dénonce Annie Le Brun dans « Perspective dépravée », ouvrage cité par Jean–Luc Nancy : «  Il aura suffi d’une vingtaine d’années pour que, de thème de plus en plus privilégié, les réflexions sur la catastrophe deviennent presqu’un genre allant de la déploration au mode d’emploi ». Dépasser « déploration » et « mode d’emploi » serait, selon Jean-Luc Nancy,  vivre cette « exposition à une catastrophe du sens » : « Restons exposés et pensons ce qui nous arrive : pensons que c’est nous qui arrivons ou qui partons »

 

La question qui a été proposée à Jean-Luc Nancy : « Philosopher après Fukushima », il la met en perspective avec la considération d’Adorno : « Faire de la poésie après Auschwitz ». Mais il faut rappeler, Jean-Luc Nancy ne le fait pas, qu’après avoir déclaré que poétiser après Auschwitz était impossible, Adorno était revenu sur ces propos et les avait déclarés excessifs. En effet, on peut penser que, seule, la dimension poétique  approche, à l’instar de la musique, au plus près de l’indicible. Pensons à l’œuvre poétique de Paul Celan, née à partir de et après Auschwitz justement. Jean-Luc Nancy apparaît comme partagé sur ce point, se défiant de la rime « poétique » Fukushima, Hiroshima, la soulignant pourtant, constatant aussi le voisinage de la philosophie et de la poésie : « : Ces deux modes ou ces deux registres de l’activité spirituelle ou symbolique entretiennent une proximité complexe mais forte ».  Revenant à la rime Hiroshima/Fukushima, l’auteur indique qu’elle recueille, selon lui, « le ferment d’une proximité »  contre toute poésie. Il me semble, au contraire qu’elle le recueille en toute poésie. Bien sûr, il s’agit de poésie involontaire, surgissant spontanément et donc productrice d’effets dans un processus qui échappe. Mais cet effet a bien eu un impact sur le philosophe pour qu’il le souligne à ce point, indiquant  qu’ «  il n’est pas possible de se détourner de ce que suggère la rime […] »  Ce qu’elle suggère et que le philosophe veut souligner, c’est que la catastrophe du 11mars 2011, produisant une sorte d’ écho, rappelle et prolonge comme le maillon d’après, une chaîne initiée par le projet Auschwitz/Hiroshima  : faire sacrifice de groupes humains au moyen de (et à) une rationalité technique d’une part, anéantir des populations entières et mutiler leur descendance d’autre part. Le lien entre les deux est évident ainsi que le dessein qu’ils servent, de domination politique et par là même, économique et idéologique. Tous deux représentent aussi « un franchissement des limites dans une  projection des possibilités à la fois fantasmatiques et techniques […] dont les finalités sont ouvertement dans leur propre prolifération, en toute indifférence au monde et aux vivants. »

 

Au-delà des rapprochements « Auschwitz- Hiroshima », « Hiroshima-Fukushima »   l’auteur évoque les évidentes différences entre atome militaire et atome civil, entre attaque et production électrique.

Interrogeant, pour mieux élucider la question, le sens de « après », inclus dans la proposition qui lui est faite : « philosopher après Fukushima », il y voit l’indication ordinaire de succession temporelle mais il indique que  cette préposition se charge, s’appliquant aussi bien à Auschwitz et Hiroshima qu’à Fukushima, d’une connotation de rupture Elle ouvre alors à une autre question  qu’elle recouvrait. « Allons-nous encore quelque part ? »

Cette question, après le désastre, Jean-Luc Nancy l’a rencontrée dans le texte du philosophe Osamu Nishitami qui a écrit après la catastrophe du 11 mars 2011 « Où est notre avenir ? » et aussi dans l’ouvrage d’une femme poète Ryoko Sekiguchi « Ce n’est pas un hasard ».

Jean-Luc Nancy reprenant ces titres, en fait une synthèse dans la formule : « civilisation ou irréparable ? »

Cette problématique, dit-il, était déjà le sujet  de « Malaise dans la culture » où Freud constate que les hommes sont en mesure de se détruire en exploitant techniquement, par des voies de plus en plus artificielles, les forces naturelles.

« Civilisation ou irréparable ? »  L’interrogation reste béante…Une solution, ici, renoncer au nucléaire ou envisager des protections, resterait prise dans ce système d’intrications et d’équivalences s’auto reproduisant de façon exponentielle, un processus se développant à l’écart de nos vies, laissées sur le côté. Ce mécanisme consiste en un pouvoir autonome assujettissant les hommes à la nécessité de son auto reproduction. L’urgence semble bien être plutôt, en l’occurrence, de mettre les réacteurs de Fukushima et les substances qui s’en échappent hors d’état de nuire à la vie.  Aucune anticipation « visionnaire » ou « divinatoire » n’existe selon Günther Anders dont l’auteur rappelle l’ouvrage « Hiroshima partout ». Et, selon Günther  Anders, c’est bien parce que l’anticipation est impossible, que l’humanité se voit dépassée par ses inventions au risque d’en être détruite.

 

Ce risque inhérent à la menace nucléaire, autant civile que militaire, fait régner un climat de terreur car elle nous rappelle que nous avons rendu l’ « apocalypse » possible, une « apocalypse » qui n’ouvrirait sur rien car personne ne croit plus, du moins raisonnablement, qu’un « Royaume de Dieu » pourrait la suivre.

La terreur est une force absolue qui n’engage plus aucune relation fût-ce entre fort et faible. La terreur annule tout rapport et le remplace par le mot équilibre. « Equilibre de la terreur » est le nom de « l’équivalence qui annule la tension en la maintenant égale et constante. »

L’auteur associe « l’incalculable » à l’équivalence puisque  celle-ci représente le statut de forces qui se gouvernent en quelque sorte par elles-mêmes, qu’il s’agisse d’une centrale nucléaire, d’une bombe, ou, actuellement, de la financiarisation ; et il paraît impossible d’inventer autre chose qu’un accroissement exponentiel des interdépendances, des intrications : «  Dans toutes ces arborescences autogénérées et autocomplexifiées- ou autoembroullées, autoobscurcies- règne ce que j’ai nommé l’équivalence : des forces se combattent et se compensent, se substituant les unes aux autres » Faudrait-il donc déduire de cet auto déploiement que les vivants ne seraient plus que des accessoires, pris dans ce processus qui les utilise à ses fins ?

L’auteur précise plus loin que de l’action,  « il y a connexion, concordance et discordance, aller-retour mais non rapport, si, à ses yeux, ce qu’on nomme « rapport » a toujours affaire avec de l’incommensurable, avec ce qui rend absolument non équivalents l’un et l’autre du rapport. » S’agissant donc de ce qui échappe toujours à la pesée,

l’incommensurable pourrait faire contrepoids à l’équivalence ; il diffère de l’incalculable (on ne peut calculer les conséquences de Fukushima). Au-delà, l’incommensurable ouvre sur la distance et la différence absolue selon Jean-Luc Nancy  qui nomme ici des catégories distinctes de l’homme : « l’animal, le végétal, le divin. » La technique met désormais à mal ces catégories, les fragilise à l’extrême, les dissout  dans une intrication, une information, qui place les existences  « dans une interrelation, dans une  interdépendance  de plus en plus réticulées » dont on ne peut prévoir les effets.

 

Seule la technique monétaire a pu, selon Nancy, rassembler les traits de l’interconnexion générale. Est-ce à dire que seul l’argent pourrait représenter, sur un plateau de la balance, un poids équivalent  à celui du magma des interconnexions ? Ce fut vrai au temps de Marx pour qui «  la réalité vivante d’une production dont la vérité sociale est création d’humanité véritable pouvait venir « démystifier » l’équivalence de l’argent. » Nous sommes désormais au-delà, dans la mesure toute visée d’une « humanité véritable » aurait, selon Jean-Luc Nancy, disparu. L’on doit, me semble-t-il mettre ce phénomène en lien avec l’hégémonie de la financiarisation. Les grands nombres et leurs corrélations interactives font loi. Ainsi, Fukushima est à la fois catastrophe technique, séisme social, économique, politique, philosophique, avec des répercussions financières intervenant dans les rapports mondiaux. Fukushima apparaît dans cette analyse comme un paradigme de la  catastrophe civilisationnelle dans laquelle nous nous trouvons pris. Nous ne pourrons guérir de cette crise, selon l’auteur, avec les moyens de la même civilisation. On ne peut non plus envisager un changement de civilisation puisque le but à atteindre nous échapperait. Il n’y aurait donc aucune alternative ? C’est  ce que je récuserai plus loin en m’appuyant sur les propositions de Bernard Stiegler.

 

Ce point de vue me paraît, en effet trop radical. L’auteur se défend de ce pessimisme qui lui est parfois reproché et parle quant à lui de lucidité attirant notre attention sur le fait que ni la « divinisation », ni l’ « humanisme » n’ont pu penser ce que Heidegger, qu’il cite, nommait « la grandeur  essentielle de l’homme ». Il évoque une mutation de la transcendance en immanence tout en précisant que celle-ci ne devrait pas être, pour autant considérée comme une dégradation de nos transcendances passées. Ce qui m’étonne, c’est qu’il n’évoque pas la possibilité de la transcendance dans l’immanence, comme le fait Nietzsche avec l’affirmation de ce surpassement de soi que métaphorise le « surhomme » appelé de ses vœux par Zarathoustra ; comme le fait aussi Bergson lorsqu’il propose un « supplément d’âme ».

Mais peut-être n’en est-il pas si loin, lorsqu’il affirme qu’ «   aucune option ne nous fera sortir de l’équivalence interminable des fins et des moyens si nous ne sortons pas de la finalité elle-même, […] de la projection des fins futures. »

Ce qui pourrait in fine, être décisif selon lui, a contrario, c’est une pensée du présent, présent qui a sa fin en lui-même, un présent « dans lequel se présente quelque chose ou quelqu’un. » Ce présent porterait sa fin en soi non plus en tant que finalité mais en tant que but  et cessation.  Je ne sais si la distinction entre finalité et but est si évidente. Toujours est-il que ce présent faisant lien avec les autres et le monde, serait ouverture sur l’infini. Ne s’évadant ni vers le passé ni vers le futur, il inclurait la présence. Ce serait alors, dit-il, en tant qu’équivalence de toutes les singularités dans l’incommensurable, l’exact contraire de l’équivalence générale.

Il insiste sur la nécessité de penser au présent, en tant qu’être singulier en relation avec d’autres singularités, ce qui implique de dépasser l’étroitesse culturelle : « aucune culture, écrit-il, n’a vécu comme notre culture moderne dans l’accumulation interminable des archives et des prévisions. Aucune n’a présentifié le passé et le futur au point de soustraire le présent à son propre passage. »

Il en appelle  à l’estime, plutôt qu’à l’estimation…d’une fleur, d’un visage et à  la dignité telle que l’évoque Kant. Rappelons-nous que Kant oppose cette dignité à la valeur qu’Adam Smith attachait au prix (marchand) d’une chose. Nancy précise que pour Kant, cette dignité est de l’ordre de ce qui n’a pas de prix : l’inestimable, qu’il met en lien avec l’incommensurable.

Il termine sur l’idée que la démocratie pourrait bien faire penser, avec le principe d’égalité, à une équivalence des « sujets », ce qui, favorisant insidieusement, à la fois l’équivalence marchande et l’atomisation des individus, serait catastrophique.

A l’inverse il affirme, en conclusion que «  la ‘’démocratie’’ ne devrait être pensée qu’à partir de l’égalité des incommensurables : des singuliers absolus et irréductibles qui ne sont pas des individus ni des groupes, mais des surgissements, des venues et des départs, des voix, des tons, -ici et maintenant, chaque fois. » Il fait donc ici une nette distinction entre l’individuel et la singularité. Le concept d’individuation selon Simondon réduirait cette distinction un peu obscure.

 

Au terme de la lecture de ce texte très riche dans ses analyses, j’ai trouvé que les propositions qui en découlaient, restaient idéelles, voire idéales par exemple quand l’auteur évoque  une présence dans le présent, formulation qui sonne à la manière de Heidegger et laisse pressentir un appel à l’absolu ; à plusieurs reprises, résonne aussi , dans les évocations d’une suprématie moderne accordée à l’immanence, une nostalgie de la transcendance, telle qu’elle appartient au passé. Mais immanence et transcendance sont-elles opposables quand on ne reste pas fixé à une vision verticale ?

Si l’on peut imaginer une transcendance comme exclusion incluse, à la manière d’une vacuole perméable, dans l’immanence, ou bien une transcendance horizontale, il me semble alors impossible d’écraser un futur sur le présent car le souci du futur représente une transcendance autre.  Force est, si l’on veut échapper au catastrophisme, de concevoir le monde comme toujours à venir ainsi que Derrida le disait de la démocratie. Le souci d’un futur du monde me semble être un nom pour une transcendance nouvelle.

Pour reprendre et prolonger la pensée de Jean Luc Nancy, il faut réaliser, en effet, que la crise actuelle n’est pas seulement une crise de la gestion capitaliste. La diabolisation des marchés ne doit pas nous masquer qu’il s’agit aussi d’une crise de l’individuation, en tant que rapport à l’autre et à soi. L’ère « anthropocène » (ce mot désigne une période géologique durant laquelle l’action humaine a des répercussions sur la planète. Origine : XVIIIème s.), nous met en face de la responsabilité de l’homme vis-à-vis des autres vivants, ce que Jean Luc Nancy qualifie d’incommensurable. Nous sommes dès lors, face aux « entités non humaines », (forêts, rivières, montagnes, monde animal), tenus de changer d’échelle pour lire l’histoire. Privilégier une pensée de la présence de quelque chose, de quelqu’un ou d’une survenue dans le présent, ne doit pas nous économiser l’apprentissage d’une nouvelle temporalité avec de nouvelles exigences pour faire pièce à une civilisation technologique glissant à vive allure vers l’incontrôlé. Il ne semble donc pas possible face à l’urgence, de s’en tenir au seul présent.

D’autre part, il me paraîtrait coûteux de rester par trop attaché à certains aspects de  la pensée heideggerienne que l’on sent souvent inspiratrice du texte de Jean- Luc Nancy. L’opprobre heideggérien jeté sur  la technique, paraît certes légitime mais sans doute trop radical.

 

Un autre philosophe, Bernard Stiegler, aborde aussi ces questions, nommant « bêtise systémique » cette réalité qu’évoque Jean-Luc Nancy dans « L’équivalence des catastrophes ». Il l’analyse dans son dernier ouvrage : « Etat de choc, Bêtise et savoir au XXIème siècle », formulation qui fait écho à la « terreur »  évoquée par Jean-Luc Nancy. Stiegler adopte un autre angle de vue, qui offre des pistes alternatives. Selon lui, le constat de la déraison liée à l’essor industriel n’est pas nouveau ; cet état de fait a été déjà théorisé par Adorno et Horkheimer dès les années quarante. Ce qui est nouveau, c’est que nous ayons abandonné cette question laissant toute la place au critère de performance, et à un conservatisme qui favorise la « bêtise et l’incurie ». Dans les années 80, sous l’influence de Ronald Reagan et Margaret Thatcher, le marketing généralisé a produit un « choc technologique » installant le règne du capitalisme pulsionnel  au détriment de l’économie libidinale, avec, pour conséquence une prolétarisation que Stiegler conçoit, après et avec Marx, comme faillite symbolique, privation du savoir, qui ne concerne plus seulement, désormais, la classe ouvrière, mais nous atteint tous, en tant que citoyens, producteurs, consommateurs, soignants etc.

Il paraît donc nécessaire de penser, dans notre actualité, ce qui a été jusqu’ici refoulé : d’une part ce sens que Marx donne au terme prolétarisation, en tant que perte de savoir consécutive à l’essor machinique et aux chocs qu’il produit ; d’autre part la distinction faite par Freud entre pulsion et désir, le consumérisme et le court-termisme favorisant la première. Sans doute les automatismes techniques se connectent-ils à ces autres automatismes que sont nos pulsions et il faudrait trouver le moyen de poursuivre les analyses ébauchées par Marx et Freud si nous ne voulons pas rester  comme sidérés par les ruptures qui s’annoncent : quelque chose va disparaître et, faute de perspectives, nous demeurons tétanisés devant l’opacité d’un futur indiscernable. Pourtant, énonce Stiegler sur France Culture, « un  autre modèle est en train d’émerger. C’est ce qu’on appelle l’économie de la contribution. Je travaille avec un architecte qui réfléchit à des modèles de construction de l’habitat social contributifs, où on pourrait mettre en valeur le travail des gens à réaliser leur propre logement (…) On réfléchit à des modèles de sociétés coopératives. Il y a énormément de propositions de ce type. »

De façon concrète, sur le site http://arsindustrialis.org/ , Stiegler met en pratique l’hypothèse que les techniques offrent de nouvelles potentialités, des possibilités d’élévation à condition de les considérer comme un pharmakon (le poison est aussi le remède et inversement). Il  propose, dans une perspective de développement de la positivité du pharmakon, un nouveau modèle universitaire favorisant une liberté académique avec l’aide du numérique.

Sa perspective est, puisque la bêtise est consubstantielle à l’humain (mais non la bêtise systémique), de rendre possible la bipolarité bêtise/savoir, ce dernier terme étant pour lui indissociable d’une dimension éthique.

Selon lui, nous manquons de concepts car la financiarisation reste, pour l’heure, rationalisée par des penseurs, tels Alain Minc selon qui le Marché, c’est la nature. Stiegler proteste : le Marché est une institution qu’on peut combattre.

L’économie, devenue la chose des experts a été déconceptualisée.  Il faut donc la re conceptualiser en résistant au lobbying et à la lâcheté politique. Stiegler, à ce propos, témoigne, évoquant, lui aussi Fukushima : «  le tremblement de terre  au Japon […] a permis – un habitant de Tokyo me l’a décrit – au néolibéralisme d’exploiter cette catastrophe. »  Ce qui a rendu possible cette exploitation, si l’on va dans le sens de son analyse, c’est la recherche rentable d’une immédiate thérapeutique de choc alors que le temps de penser la catastrophe n’a pas été pris en particulier par les « universitaires », mot pris par lui dans le sens de ceux qui, allant de l’avant dans une transmission,  en direction d’une «  universalité » du savoir, ont à évaluer la situation et à envisager de nouvelles formes de partage. On peut penser ici aux universités populaires entre autres. Stiegler revient dans son livre à ce qui est à mettre en place après le séisme pour  « poser à neuf la question de la responsabilité en général et au regard des responsabilités passées, présentes et à venir de l’université qui vient après Fukushima. »

 

Contrairement à Nancy qui  semble parfois absolutiser le présent, même s’il indique qu’il contient une éventualité d’ouverture, Stiegler dessine un avenir consistant en une  pensée de la technique par les humains, avec l’appui de ce qui, de Marx et Freud, a été refoulé : d’une part l’analyse marxienne de  la prolétarisation en tant que dénuement symbolique ; d’autre part la théorisation freudienne du débordement pulsionnel en tant qu’assèchement du désir. Déclin des savoirs et de la pensée, jouissance  consumériste pulsionnelle, voilà bien deux traits marquants de notre époque.  Stiegler propose donc que les hommes, plutôt que de la déplorer, s’approprient la technique en adoptant des logiques de contribution, et  en tentant une reconceptualisation  de la modernité dans de nouveaux modèles de dispense du savoir mettant à contribution le numérique, donc un usage de la technique par la pensée dans la recherche de nouveaux concepts ouvrant à de nouveaux comportements. Quant aux nouveaux modèles de dispense du savoir aptes à lutter contre la prolétarisation, il serait trop long de les développer davantage ici. Stiegler les explicite précisément, et sur son site et dans son dernier ouvrage auxquels je renvoie.
N. C.
Jeudi 29 Août

Considérations sur les NACO et la politique du médicament

par Claude Corman

Dans le supplément Sciences et Médecine du Monde daté du 10 Juillet 2013, on peut lire une drôle d’enquête sur les nouveaux anticoagulants. Car comment qualifier autrement une enquête dont les conclusions péremptoires s’affichent sur les deux gros titres qui l’ouvrent et l’illustrent : Les trop belles promesses des nouveaux anticoagulants et Les mirages des nouveaux anticoagulants.

Il est vrai que l’article en question est davantage la compilation en quatre chapitres des inquiétudes de la HAS ( haute autorité de la santé) de la CNAM ( Caisse nationale de sécurité sociale), et du CEPS (Comité économique des produits de santé) qu’une tentative d’éclaircissement des choix thérapeutiques de la profession médicale, sans doute jugée trop vénale ou ignorante pour résister aux campagnes des laboratoires pharmaceutiques.

J’ai toute ma vie de médecin fait preuve de suffisamment d’indépendance envers l’industrie pharmaceutique pour n’en devenir jamais l’avocat ou l’obligé. Mais cette indépendance n’implique pas pour autant l’adhésion naïve aux politiques publiques du médicament. Quand les premières statines furent commercialisées à la fin des années quatre-vingt, je me souviens des larmes de joie des experts français du médicament. On encourageait sans limites les médecins à prescrire ces nouveaux hypocholestérolémiants. C’est peu dire que les administrateurs se noyaient alors dans les promesses et les mirages. Ils pensaient avoir enfin sous la main le médicament miracle qui allait à terme effacer les maladies cardio-vasculaires et leur coût exorbitant. Plus de vingt ans après, les Caisses envoient leurs propres médecins prêcher la modération et parfois faire des recommandations franchement négatives sur les statines. Il n’est ni indécent ni coupable de se tromper ou de faire machine arrière ! Mais enfin, comme l’evidence-based medicine des Anglo-saxons est devenue la bible de tous les comités d’experts et de sages qui pilotent la Santé publique et que cette médecine est prioritairement une médecine statistique, je rappellerai qu’à la l’époque qui s’illuminait encore des promesses non déçues des statines, une enquête européenne sur la morbi-mortalité cardio-vasculaire des différents pays de l’Union avait livré son « palmarès. Et curieusement, ou non, c’est l’Espagne qui en était sortie victorieuse ! Un pays qui en ce temps fumait, buvait et mangeait gras plus que toute autre nation de la vieille Europe. Cela aurait pu déclencher un frisson, un doute, ou à tout le moins nourrir une pensée sur ce paradoxe, mais non ! La conclusion livrée alors par les experts sur les médias fut que les médecins espagnols prenaient mieux en charge les maladies cardiaques que leurs voisins du Nord. Cette évidente absurdité ne fut pas soutenue très longtemps, mais la réflexion sur le paradoxe espagnol passa à la trappe. Les administrations férues en herméneutique statistique ont aussi à l’occasion la mémoire courte et sélective. Il n’est pas outrecuidant de le dire ici.

Revenons donc aux trois points noirs des NACO :

En gros, ils sont jugés peu ou pas innovants, potentiellement dangereux et trop chers pour le service rendu. Une inquiétante trilogie !

 

1- Ils n’apportent pas de véritable progrès par rapport aux vieux anti-coagulants, les antivitamine K (que nous nous permettrons d’appeler VACO). Mais enfin peut-on demander à un anti-coagulant de faire autre chose qu’anti-coaguler ? Avoir des effets inattendus, insolites et positifs, sur la fermeté de la peau ou l’arthrose du genou, à la manière des inhibiteurs del’HMG-CoA réductase, ces fameuse statines que l’on étudia initialement pour leurs propriétés antibiotiques ou les inhibiteurs de la phosphodiestérase de type 5, comme le Viagra que l’on destinait au traitement de l’angine de poitrine? Non, bien évidemment. Faire mieux que les anciens anti-coagulants, c’est mieux fluidifier le sang, mieux s’opposer à la formation des caillots sanguins, sans pour autant induire d’hémorragies, ou en tout cas en provoquer un nombre infiniment moindre. La panacée : On traque partout la naissance fâcheuse du thrombus, et on ne laisse jamais goutter une larme de sang. C’est, si l’on veut une image, la théorie du zéro mort dans les guerres post-modernes.

Cette exigence est d’autant plus insoutenable que dans le même temps s’est développée ces dernières années une campagne menée par les sociétés savantes qui ont l’oreille des princes de la Santé publique, ces trois grands organismes tutélaires cités plus haut, sur l’intérêt croissant avec l’âge du traitement anti-coagulant dans la prévention des AVC. Les gens vieux, on le sait, font plus d’AVC que les jeunes ! Même si, au crépuscule de sa vie, on peut le craindre ou le regretter, c’est un constat aussi trivial que réconfortant. Ces AVC souvent liés à un vieillissement vasculaire extra ou intra cérébral, à l’HTA, aux variations volémiques, ont aussi une origine cardio-embolique, car près de dix pour cent des gens de grand âge ( de plus en plus nombreux !) ont une fibrillation atriale chronique. On ne sait pas toujours si la fibrillation auriculaire est responsable des accidents cérébraux, mais elle est une cible thérapeutique élective de leur prévention.

Et comme les sujets âgés sont aussi ceux qui ont des reins fragiles, un métabolisme plus ou moins paresseux, des ordonnances copieuses,  des tissus usés qui peuvent saigner, et des trous de mémoire…, le médicament anticoagulant sans risque hémorragique est une chimère, pire, un mensonge !

Pour les NACO comme pour les AVK !

Les NACO ne sont certes pas des médicaments révolutionnaires, mais ils ne méritent pas d’être livrés aussi prématurément à la suspicion publique, car l’instabilité redoutable de l’effet anticoagulant des VACO ( les AVK) ne peut tout de même pas être passée sous silence. Avec le double handicap d’alterner des phases d’inefficacité et d’excès thérapeutique ! Si les NACO s’avèrent plus dangereux à l’avenir que les AVK, c’est aussi en raison de la considérable expansion des traitements anticoagulants dans des populations à fort risque hémorragique auxquelles les médecins d’autrefois évitaient prudemment de donner des AVK.

A force de suspendre le jugement personnel du médecin, d’en faire un disciple zélé des recommandations d’experts, on fait de la médecine de recettes, on applique des algorithmes décisionnels, on est en paix avec la loi. Or c’est bien cela, la promesse folle, le mirage moderne : transférer, sans pesée ni mesure, des données statistiques fondamentalement discutables sur le traitement d’un malade singulier et oublier que les aides « scientifiques » au diagnostic et au traitement ne sont jamais que des aides, non des obligations, non des dogmes. La médecine est toujours d’une certaine manière hors-la-loi…

2- Les NACO sont dangereux. Après les nouveaux antidiabétiques, les nouveaux anti-inflammatoires , les nouvelles pilules de troisième et quatrième génération qui ont été avec l’expérience désavoués et rejetés, on peut s’attendre à ce que les NACO, « victimes » de la suspicion assez systématique dont le nouveau est l’objet, subissent le même sort !  En attendant les conclusions du comité de pharmaco-vigilance qui en surveille les dérapages, faut-il, comme nous y invite la journaliste Florence Rosier, croiser les doigts ? Conjurer les tristes attendus du futur ?

Certes, le nouveau, en soi, n’est pas forcément le signe d’un progrès. Mais le point de clivage épistémologique entre le nouveau et l’original est de nos jours  à interroger partout, et pas seulement dans le domaine du médicament !

3- Enfin, ces NACO sont trop chers ! Les industriels pharmaceutiques, aux yeux desquels le médicament est d’abord une marchandise et non une manne céleste, pèsent de tout leur poids sur les agences étatiques chargées de fixer la circulation et le prix des médicaments. Grands maîtres du lobbying administratif, subordonnant beaucoup de chercheurs et de spécialistes à leurs politiques commerciales, aidant à l’occasion tel ou tel service à acquérir du matériel onéreux, sponsorisant largement les congrès médicaux, ces riches laboratoires tracent leurs voies et leurs chemins, avec une seule finalité, gagner le plus d’argent possible dans le minimum de temps. Comme ces laboratoires ne sont pas assez fous ou vaniteux pour imaginer vendre librement leurs médicaments sur un marché totalement dérégulé, ils négocient âprement et selon des méthodes pas toujours transparentes le prix du médicament, une fois que le sésame de la mise sur le marché leur a été octroyé. Et c’est ici que les diverses autorités du médicament ont montré un inquiétant défaut d’imagination. Car tout en étant parfaitement conscientes que les industries pharmaceutiques obéissent à des logiques industrielles, qu’elles fabriquent une marchandise certes spéciale, du fait des hautes charges de responsabilité et d’éthique qui touchent à la santé des humains, mais une marchandise comme les autres, elles leur ont imposé un temps de profitabilité, une dizaine d’années en moyenne, avant que leurs molécules ne tombent dans la nasse commune des génériques, caractérisée par l’indistinction et l’anonymat chimique.

Or, si la politique du générique est du moins selon l’avis du législateur une politique vertueuse, elle est absolument inefficace et restrictive pour au moins deux raisons.

La première raison est que les usagers du système de soins ne veulent pas consommer des médicaments produits en Inde ou en Chine, et qu’en conséquence les laboratoires fabriquant des génériques en Europe sont soumis à un cahier de charges très voisin de celui de ceux qui avaient développé le médicament princeps. Les bénéfices résultants espérés par les organismes de remboursement ne sont pas mineurs, mais ils sont faibles.

La deuxième raison, plus décisive, est que la recherche des laboratoires s’oriente désormais presque exclusivement vers des « marchés » massifs, à courte rétribution mais déjà abondamment pourvus comme ceux de l’hypertension artérielle ou des maladies métaboliques ( cholestérol, diabète,…) et délaisse les maladies orphelines et surtout la pathologie cérébrale.

Or la démence, ce que l’on nomme aujourd’hui pudiquement la maladie d’Alzheimer, est le problème majeur de santé publique en Europe et sans doute, du fait du vieillissement des populations, un facteur d’explosion de la protection sociale dans un proche futur. Et s’attaquer à la démence, sans quoi il est assez absurde de mener à grands frais des politiques de prévention et de parfaire notre savoir-faire technologique chez les vieillards n’est plus à la mesure d’un Laboratoire, fût-il confortablement prospère. C’est en vérité un immense plan de recherches dont nous avons besoin, réunissant des biochimistes, des spécialistes des neuro-sciences et de l’imagerie cérébrale, des cybernéticiens et penseurs des systèmes, mais aussi des anthropologues, des psychanalystes, des artistes, des hommes de lettres, des sociologues, et tous ceux qui se penchent sur la mémoire, la filiation, la transmission, l’entourage, la tradition.

Et cela ne peut évidemment pas se faire par le jeu de la compétition entre structures privées et publiques, en racolant ci et là les esprits les plus doués ou inventifs.

Par le prélèvement généralisé et proportionné d’une part conséquente des profits  des grands Laboratoires pharmaceutiques, que l’on verserait dans une vaste structure supranationale étudiant le fonctionnement cérébral et son vieillissement, le temps de la recherche ne serait évidemment plus borné par des considérations commerciales et économiques.

Dans une telle unité, les collisions entre champs de connaissance étrangers les uns aux autres, parfois totalement méconnus les uns des autres ouvriront sans aucun doute des approches originales du cerveau, de sa lente dégradation et de sa ruine.

Une autre logique économique que celle de la compétition verrait alors le jour, dont chacun de nous mesure aujourd’hui la pressante nécessité.

 

Dr Claude Corman ( cardiologue)

Exposition : Grimoires

Christiane Rousset :  Grimoires

 

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