Notes sur l’assimilation

Claude Corman et Paule Pérez

Prologue

Tenter une mise en regard des  » assimilations  » juives en Europe et en Afrique du Nord expose à de nombreux risques comme celui de voir l’aspiration historique par les cultures et les politiques dominantes, ici des nations européennes, là des pays arabes, annexer ou marginaliser l’histoire spécifique des communautés juives ou celui de faire resurgir des polémiques entre ashkénazes et séfarades sur la tragédie centrale de la Shoah et l’excellence  » intellectuelle  » des uns et des autres, d’un point de vue étroitement  » occidental  » .

Mais plus encore que le risque elliptique ou tronqué de la symétrisation, une telle mise en regard ne nous paraît pertinente qu’en regardant ce qui nous fait désormais face et qui concerne l’histoire juive contemporaine au sens très large. De sorte que ce qui nous intéresse dans le passé  » assimilé  » des juifs en Europe et dans l’aire turco-arabe est aussi, et prioritairement, ce qui pourrait inspirer un judaïsme à nouveau brassé par le monde et ouvert sur lui, au sens formulé par Montaigne dans ces termes  » pour frotter et limer sa cervelle contre celle d’autruy « .

De plus, ces  » assimilations  » à l’Europe pour les uns et au monde ottoman et arabo-musulman, pour les autres, quoique dissemblables, se sont, on le sait, en grande partie brisées que ce soit là par la volonté d’extermination des nazis (et à un moindre degré des staliniens[1]) ou ici par le processus de la décolonisation en Afrique du Nord, la naissance problématique d’Israël au cœur de l’Islam et surtout la guerre des Six jours, trois évènements qui ont successivement précipité le départ des juifs du monde arabo-musulman.

De sorte que notre interrogation porte sur un phénomène qui, tout en étant absent du présent du monde, confronte des restes, imaginaires, mémoriels ou symboliques, à la collision des cultures et à l’accélération vertigineuse des échanges qu’implique désormais la mondialisation ; ce phénomène qu’il n’est pas faux de qualifier de spectral (dans l’acception qu’en propose Marx au début du Manifeste) constitue sans aucun doute un autre pôle du judaïsme contemporain, un judaïsme qui questionnerait non plus son extinction, ou sa persécution, mais la singularité de son apport à la culture européenne et méditerranéenne.  Non pas contre, mais à côté du pilier religieux qui n’a jamais cessé d’être au cœur de l’alliance et du pilier politique qui se résume aujourd’hui au poids d’Israël, comme Etat des Juifs du monde entier, comme Etat de repli des juifs en cas d’échec de la diaspora, comme Etat  » insulaire « , à l’avenir encore incertain…

Une raison supplémentaire de mettre en regard nos réflexions européennes et nord-africaines (ou méditerranéennes) est livrée par les développements actuels des révolutions arabes et la poussée d’un mouvement salafiste autoritaire, obscurantiste, de type néo-fasciste qui a des visées expansionnistes sur le continent africain, d’autant plus dangereuses que ce dernier est appelé à devenir dans les trente prochaines années le continent le plus peuplé de la planète.

De sorte que s’il était autrefois aisé de délimiter les expériences européennes et orientales des Juifs selon une appartenance majoritairement ashkénaze ou séfarade, on peut considérer aujourd’hui que le salafisme violent, sectaire et haineux qui tend à gouverner une partie des terres d’Islam, en étant d’une certaine manière l’héritier du nazisme européen, a conjoint ces deux histoires! Et il nous apparaît ainsi urgent de re-parcourir ces histoires amputées, parfois anéanties de l’  » assimilation  » juive dans les Territoires de la Chrétienté et de l’Islam afin de penser une autre voie commune à l’Europe et à la Méditerranée que celle des nouvelles guerres religieuses qui s’y ébauchent déjà et peuvent déconstruire l’Europe et briser l’élan démocratique africain plus activement, plus rapidement que les crises financières…

Un temps du retour chez soi

Dans l’atmosphère polémique issue de l’insolvabilité du conflit israélo-palestinien, l’apartheid[2] réciproque des deux peuples s’est de bataille en bataille, d’attentats en représailles, imposé face à l’idée de confédération, désormais considérée comme une impasse, une utopie dangereuse ou inaccessible. A la défense d’un Etat juif, d’un Etat fait majoritairement pour les Juifs, correspond logiquement la revendication symétrique d’un Etat palestinien fait majoritairement pour les Palestiniens.

Rien n’est toutefois plus compliqué qu’un apartheid réussi, qu’un divorce à l’amiable. La non-continuité des territoires palestiniens, la création de blocs de colonies israéliennes au-delà de la ligne verte, l’hégémonie du Hamas sur Gaza, les questions de sécurité, de frontières  et de souveraineté militaire de l’Etat hébreu sur l’ensemble Israël-Palestine, et le développement  régional de pouvoirs issus de la mouvance islamiste sont autant d’obstacles à la création de deux Etats vivant en paix l’un à côté de l’autre.

Du coup, le déséquilibre persistant entre les deux peuples est si radical que seul l’Etat juif paraît en mesure de jouir de la situation de l’apartheid, préalablement consenti par les deux peuples, et il se trouve de la sorte assimilé à un régime néo-colonial interprétant à son unique avantage les problèmes de souveraineté et de frontières. Israël est de fait coupé du reste des Nations aux yeux desquelles la légitimité d’un Etat palestinien n’est plus depuis longtemps discutable. Mais comme Israël est de plus en plus isolé au Proche-Orient, un sentiment prévaut dans le monde juif : ce n’est pas celui que l’Etat hébreu exerce activement un apartheid ou à tout le moins tire seul avantage de la solution bloquée des deux Etats, mais tout au contraire qu’il subit un siège, un enfermement, une mise à part. Au kaddosh antique de la coupure du peuple élu répond aujourd’hui la nouvelle solitude d’Israël.

Le recul des perspectives de paix accroît la perception  désenchantée d’une solitude non souhaitée mais vécue comme absolument nécessaire. Et par la durée interminable du conflit, cette  » situation  » de rupture, de séparation s’est élargie à la taille et a revêtu le sens d’une destinée : « l’Europe nous a menti, le monde arabe ne veut pas la paix, nos concessions nous minent et nous affaiblissent, nous sommes seuls, malgré nos alliés. Et qui plus est, on nous accuse d’être un Etat raciste, un Etat d’apartheid ». Et par analogies, par proximités, par hasardeuses mais sans doute inévitables identifications, voilà que cette solitude ressentie des Juifs d’Israël a gagné de nos jours une fraction importante du judaïsme diasporique. Etre Juif, c’est à nouveau devenu équivalent à être seul, être quoi que l’on fasse un banni de l’état naturel du monde, un non-frère en humanité. Autant s’y résigner et vivre intensément son judaïsme… Au moins, quelques lumières éclaireront-elles les ténèbres les soirs de Chabbat.

Cet état d’esprit s’est instauré comme un courant de fond au cours des dernières années. Pour ce judaïsme diasporique davantage nourri et travaillé aujourd’hui par les menaces qui pèsent sur la survie d’Israël que par les réminiscences du judaïsme exilique d’avant la Shoah en Europe, côté ashkénaze, et, côté séfarade, de la période coloniale avec l’influente présence européenne (surtout française) en Méditerranée, la voie ancienne de l’assimilation est bien plus désormais regardée comme un renoncement, une trahison, une défaite : une soustraction « amenuisante » des composantes juives, une acculturation sans processus reverse. Et pour nombre d’intellectuels israéliens, les juifs restés en Europe ont « baissé leur froc » dans une abdication félonne de leur judaïté. Cela se passe un peu comme s’il fallait choisir entre deux bords : d’un côté sa famille immémoriale, venue des quatre coins du monde rejoindre le foyer, et de l’autre, le monde des peuples avec l’abstraite condition humaine. Cette position est bien, peu à peu, devenue doxa.

 

L’assimilation ou le clivage, la séparation

Pour certains, l’alternative semble radicale, exclusive et indépassable, comme l’est encore bien davantage la claire définition des termes de l’alternative. Qui se risque à formuler des doutes sur la nature intrinsèque de ces termes en questionne la portée, l’horizon, le devenir, ruine selon eux l’essence inaliénable du peuple juif dont l’injonction biblique de l’élection (et l’histoire vécue de cette élection) a toujours été le point de clivage d’avec le reste des Nations qui composent la majorité de l’humanité. La solitude du Juif reste pour eux l’équation fondamentale du judaïsme, quand bien même Israël, peuple pasteur, espère placer un jour l’humanité globale sous le rayonnement de YHVH, le tétragramme. Cette élection, la plupart du temps comprise par les autres comme une arrogance plutôt que comme une charge, nourrit encore aujourd’hui une partie du discours antisémite occidental du monde chrétien, en identifiant la séparation du juif et du goy (l’humanité des sans-grade ni fonction religieuse) à un insoutenable processus de distinction du pur et de l’impur, et à la reproduction d’un apartheid devenu quasi-ontologique. Pour l’œil antisémite, les Juifs, par le kaddosh[3] de l’élection, de la mise à part, sont les principaux responsables de la haine qui les poursuit. Ce sont eux qui édifient les murs de leur confinement en refusant l’offre paulinienne de la Révélation au monde majoritaire des Païens. Le ghetto juif est leur création, leur vocation, comment pourraient-ils s’étonner de vivre plus tard dans des juiveries, quartiers assignés et  villages isolés?

L’antijudaïsme musulman, quant à lui, n’est pas largement théorisé au fil des siècles comme l’antijudaïsme chrétien qui s’est alimenté d’exégèse dans l’effort séculaire programmé de l’Eglise à faire disparaître les signes de « l’ancienne religion » pour lui substituer la « nouvelle ». Cet antijudaïsme chrétien s’est, on le sait, continûment enrichi au fil du temps d’autres figures repoussantes comme celle, méprisable, de l’usurier Shylock ou celle, inquiétante et trouble, de l’apatride, du cosmopolite, de l’hérétique révolutionnaire, avant de rebondir avec la mise en accusation d’Israël comme Etat systématisant la distinction raciste des populations juives et arabes. Ce dernier point ne fait que souligner le choix initial fait par Israël, Etat juif, de la coupure, de la séparation, de la démarcation contenues « métaphysiquement » dans les principes fondamentaux du judaïsme des origines.

Mais du coup, comme les antisémites et les antisionistes ne désarment jamais sur leur vision univoque et partiale de l’apartheid, que ce soit  à Durban ou dans les appels au boycott du cinéma, de la littérature ou de la science israéliens qui se multiplient en Europe, une grande proportion de juifs réfléchit cette atmosphère pour le moins hostile comme une invitation croissante à se couper, se circoncire du monde des Goyim, quand ce n’est pas les circoncire des prémices que le fait juif représente – ce qui revient à se définir superlativement comme Juifs.

Et ainsi, le juif « convenable » de notre époque serait celui qui surenchérit dans ses témoignages de fidélité à la Tradition et son attachement inconditionnel à Israël par crainte d’handicaper et de trahir sa judaïté ou de la mettre, en idiot utile, au service des antisémites aux yeux desquels la singularité juive est toujours une infamie, une insulte à l’universalisme dans son acception non-juive, et une menace. Or, si l’antisémite ne crée bien évidemment pas le Juif, c’est tout de même lui qui unifie et rassemble toutes les figures disparates du judaïsme en fantasmant sa radicale et homogène singularité. Unification grotesque et ignorante, parce que si les juifs et le judaïsme ont jusqu’ici survécu, c’est bien parce que le Juif authentique, le Juif achevé ou exemplaire, archétype, n’existe tout simplement pas.

Le Juif se décline toujours au pluriel, dans le nom du peuple et dans le mouvement permanent et chaotique qui lie le peuple, sa religion et son histoire dans le mouvement général des Nations : à Auschwitz, ce n’est pas Yom Kippour ou Pourim que l’on anéantit, mais des fractions très larges du peuple juif que les nazis et leurs hommes de main ont définies selon des critères raciaux validant leur projet d’extermination, des plus visibles et pauvres aux plus assimilés et riches.

Quelle assimilation pour qui?

Les dernières décennies en ont bien bousculé le concept. En Europe, l’horreur de la Shoah en a montré comme on sait la tragique butée, la part illusoire et les redoutables ambivalences, car chez un juif et chez un antisémite c’est pour des raisons opposées qu’elle s’avère chose éminemment paradoxale. Dans le monde ashkénaze, « Qu’ils s’assimilent! » cela pouvait signifier aussi bien : « Que ces gens-là disparaissent, qu’ils soient littéralement digérés! » et donc, partiellement éliminés en déchets, partiellement transformés en nutriments recyclés, dans les sociétés allemande, autrichienne, hongroise…, le corps social assurant cette supposée physiologie. Et pour les populations, cela fut diversement vécu au plan existentiel. Du chrétien au juif dit athée et à l’intellectuel resté juif et exerçant des fonctions académiques voire politiques. Pour les premiers comme pour les seconds, l’assimilation n’est jamais complète et ne peut l’être.

Chacun est d’une manière ou d’une autre rattrapé par les siècles d’histoire, les générations et les fantômes familiaux. Le premier reproche au juif même bien intégré de n’avoir pas réussi à disparaître en faisant oublier sa judaïté, ou alors de s’être fait oublier pour tromper et profiter d’une situation… Les seconds pourront se raconter être assimilés, mais pas longtemps, les circonstances les rappelant à eux-mêmes. Ils feront, d’une manière ou d’une autre dans leur terre natale et celle de leurs pères, l’objet d’un rejet venu de l’extérieur, quand ce n’est pas l’expérience intime d’une transmission irréductible voire une secousse les renvoyant à un exil, à une injonction ou à une différence fondateurs. Et, en effet, peut-on abolir par le volontarisme la transmission millénaire des générations, de part et d’autre? L’Histoire et la psychanalyse ne cessent d’en écrire des versions tragiques, brisées, inouïes. L’assimilation ne peut être que partielle. Mais c’est loin d’être une raison suffisante pour rejeter ce qu’elle représente d’ouverture, de coopération et de dialogue féconds entre les mondes.

Nous avons largement développé dans un précédent article,  » Marranité et Lumières « [4] la prodigieuse contribution du judaïsme ashkénaze, de Mendelssohn à Einstein et Arendt, à la culture et à la science européennes, sur une période de près de deux siècles. Le diagnostic sioniste d’échec de la diaspora sur lequel nous revenons plus loin n’est pas loin d’escamoter et parfois d’oublier la part féconde de ce judaïsme  » assimilé « . Ici, s’agissant d’Israël, nous voudrions y évoquer aussi la part séfarade, ou en tout cas amorcer l’intégration d’une réflexion sur cette composante dans la combinatoire complexe de l’Etat hébreu. Et comment cela pourrait-il se voir, se formuler et s’agencer dans des repères conceptuels qui sont à la fois semblables et différents, moins occidentaux, sur un contexte non chrétien, ou de biais ? A quelle période remonter dans les calls, mellahs et les haras[5], en « Terres d’islam »? Du fait des modes de diversité spécifiques du judaïsme séfarade, dans l’Empire Ottoman principalement, la question s’avère difficile à « établir » au sens de l’historien, car dans ce monde l’Archive et sa tenue, l’écrit, n’ont pas le même statut et destin qu’en Europe. A un pôle, certains Etats ne permettent pas l’accès aux archives qu’ils peuvent détenir, et quant aux populations elles-mêmes, à l’autre pôle, la conjugaison de leur conditions de vie et de la culture qu’elles ont pu développer ne pouvaient favoriser ni système ni esprit de « conservation muséale »[6]. De par sa démographie, son ethnologie, sa stratification socio-économique, son statut civil et judiciaire, son habitat, dans ses confrontations aux milieux et les ballottements ou maltraitances, le monde juif en terre d’Islam est segmenté voire émietté[7]. Outre le fait d’être « dhimmis », citoyens dits protégés, ce qui induit comme on le sait infériorité et minorité, ce que ces juifs avaient en partage était d’être fidèles à la tradition juive, avec de nombreux rabbins, exégètes, juges, lieux d’études et édifices religieux.

Ces juifs étaient intégrés localement et, si la propriété ou certaines charges[8] leur étaient inaccessibles, ils exerçaient de nombreux métiers au milieu des musulmans, notamment les artisanats et le commerce, dans les souks des médinas. Si les lettrés connaissaient bien l’hébreu, les populations, elles, parlaient les langues du crû, arabe, berbère, turc, et aussi en privé des parlers composés, tels le judéo-espagnol, le ladino, le judéo-arabe[9]. Et même si ces juifs étaient diversement traités, parfois véritablement victimes d’abus au gré des pouvoirs régnants ou des résultats des récoltes, il y eut assimilation. Mais qui de toute évidence ne fut pas émancipatrice[10].

Et cependant, notamment pour les citadins et certaines élites, ces communautés n’étaient pas pour autant complètement coupées de l’Europe, avec laquelle des échanges (commerciaux autant que religieux) sont avérés. Et pour cause, bien qu’étrangement on n’ait pas insisté sur ce que cela impliquait ou préfigurait, c’est d’Europe qu’étaient venus au fil des siècles un nombre significatif de juifs chassés par les chrétiens[11]. S’ils avaient voulu l’oublier, des traces variées le leur remémoraient, à commencer par un nombre important de leurs patronymes voire des toponymes des localités qu’ils avaient peuplées. Ces juifs s’étaient assez bien mélangés avec les populations juives plus anciennes ou « autochtones ».

C’est si nous perdions cela de vue qu’on trouverait étonnante la rapidité d’adaptation ultérieure des juifs « au Progrès » dans leur diversité et, pour une bonne part, au « modernisme », dans le contexte de ce que sera la domination coloniale française. Ce mouvement, cela non plus n’a pas été beaucoup considéré[12], suivit d’assez près celui des juifs d’Europe malgré une situation économique, sociale et industrielle inférieure. Le colonisateur ne s’y est d’ailleurs pas trompé en s’appuyant sur certains groupes juifs vus et désignés comme « européens ». Les juifs y ont gagné manifestement en principal la sortie de la dhimmitude avec son endémique maltraitance et la minorité qui lui est attachée, ainsi que certaines formes d’ostracisme comme celle liée aux droits de propriété.

Ce mouvement s’initia dans le premier tiers du XIXème siècle et se confirma par la suite (notamment pour l’Algérie avec le décret Adolphe Crémieux en 1870). Il eut un accélérateur de poids : l’Alliance israélite universelle (AIU)[13] fondée en France. On peut alléguer que, pour une bonne part d’entre eux, parmi les plus pauvres, cela créa un nouveau phénomène de bascule langagier, culturel et identitaire : cette fois ce fut un passage de l’Orient à l’Occident.

A cette époque, le mouvement sioniste et l’Alliance fonctionnaient en parallèle dans la vie juive, l’Alliance n’étant pas engagée dans le sionisme mais dans la protection et notamment l’instruction française des jeunes juifs, dans des régions où une majorité d’entre eux ne bénéficiaient d’aucune aide élémentaire. Le XX ème siècle a vu ainsi évoluer les juifs méditerranéens, notamment ceux d’Afrique du Nord, dans un mouvement qui fut une massive émancipation avec une forte promotion sociale et  l’émergence de nouvelles élites[14]. C’est ainsi qu’en 1900, tandis qu’au Maghreb sous domination française les juifs occidentalisés se tourmentaient jour après jour du sort du capitaine Dreyfus en lisant les journaux français, les religieux constituaient des îlots de résistance à l’ouverture occidentale. Cette image dichotomique illustre deux manières d’être, toutes deux juives.

Ainsi, la question de « l’assimilation » des Séfarades, selon les époques et les lieux – l’espace et le temps – est marquée par diverses stratégies d’adaptation, de traversées langagières et culturelles : départ d’Europe et coupure d’avec son inhospitalière chrétienté, brassage durant plusieurs siècles dans une société turco-arabo-musulmane, mixité sociale plus ou moins prégnante avec l’Europe dans la France coloniale, avec un repli de certains religieux. Diversité ayant forcément constitué une série d’inscriptions mémorielles. On peut déceler dans chacune de ces strates les signes d’une forme de marranité mobilisable sous des formes différentes[15], comme dans un chaînage à la fois discontinu et pourtant dans son fonctionnement, continu.

Et cependant,  en connaît-on vraiment autre chose que des idées reçues? A savoir que « les Séfarades » se réduiraient à deux composantes : d’abord, ils n’auraient rien connu de la Shoah. A cet égard l’histoire apporte aujourd’hui les correctifs  minimaux qui s’imposaient en citant les juifs qui furent déportés de toutes les zones de la Méditerranée et ceux qui s’engagèrent dans la Résistance. Puis leur judaïsme lui-même, celui qualifié plus d’une fois de déliquescent, de « syncrétisme islamisé » dans une interprétation hâtive et fausse de la position des religieux face au modernisme. Ces juifs ont survécu – parfois grâce à des conduites subtiles d’esquive ou de défausse[16] – et se sont développés en milieu ouvert sans s’y fondre cependant, dans une forme d’intégration originale bien que peu glorieuse et non uniforme qui, au final, garda vivante une tradition, tour de force en milieu relativement ou partiellement réservé mais pas fermé… C’est comme juifs fidèles justement qu’ils s’y sont maintenus au point que, par une ironie de l’inconscient, nombre de ceux originaires d’Espagne ou du Portugal en avaient même conçu au fil des siècles une censure, un oubli ou un déni de leur période de marranisme. Une bonne part s’étaient convaincus que c’est volontairement que leurs ancêtres avaient quitté ces pays, parce qu’ils refusaient d’être marranes, en récusant vivement comme traîtres et réduisant l’appellation de marranes au sens de l’insulte initiale aux « vrais » convertis restés dans la Péninsule ibérique. Or, il ne leur était pas possible de l’affirmer aussi catégoriquement dans tous les cas de figures car un flou demeure sur la provenance exacte de nombre d’entre eux[17]. Ainsi ils furent doublement marranes. Sous cet angle, on peut dire que le marranisme puis un certain marranisme du marranisme ont bien été, dans ce cas de figure, autant de facteurs renforçateurs de fidélité au judaïsme.

Qu’on s’autorise ici comme ligne de fuite une notation adjacente de sociologie empirique. Les juifs d’Afrique du Nord eux-mêmes étaient assez peu conscients du  talent si particulier qu’ils avaient déployé à se maintenir. Cette « société » sans trop le savoir était animée d’une sorte d’humour polyglotte et d’une auto-dérision reconnaissable dans le monde juif. Ils ne se prenaient pas au sérieux, ne se pensaient guère comme des éléments de la grande Histoire du monde, tournaient les tragédies en bruyante expansivité, et n’avaient pas beaucoup le sens de la conservation de quelconques traces matérielles, documentaires ou muséales de leur existence puisque, justement, ils ne considéraient pas que tout cela constituait une « culture » au sens occidental du terme. Ils avaient une identité de « gens ordinaires, sans Histoire » et la conviction que leur grandeur était derrière eux. Avec ce fait notable cependant, qu’en dépit de cela, il s’est trouvé dans le temps difficile que fut la Guerre de Six jours, des gens très ordinaires qui n’avaient pas une excellente opinion de leur judaïsme pour sauver les rouleaux de Tora et les livres des nombreuses petites synagogues afin de les mettre à l’abri, geste réflexe ancestral qui  révélait là l’indélébilité du souvenir que le viatique premier du juif en partance réside dans ces racines de papier.

Cette société et ses descendants immigrés en Europe ou en Israël – n’a même pas eu besoin d’essuyer la supériorité des Ashkénazes pour se défaire d’une quelconque fierté : de fierté ils n’en avaient pas. Retour et signe d’un refoulé marrane? Quoiqu’il en soit, c’est bien comme juifs qu’ils y ont vécu jusqu’à leur départ définitif au milieu du XX ème siècle. Les derniers (ou presque) en sont partis[18] en effet un peu avant et après la Guerre de Six jours (1967) : c’est bel et bien en tant que juifs convaincus d’une fidélité à Eretz[19] Israël tant nommée aux veillées de Pessah qu’une fois de plus ils sont allés ailleurs dans une pression à quitter leur pays depuis des générations. Tout ceci gagnerait à être revisité dans l’Israël du XXI ème siècle.

Le mouvement sioniste
et l’échec anticipé de la diaspora 

Dans le sionisme des origines, on rencontre des socialistes qui veulent faire alliance avec le mouvement communiste internationaliste et des zélateurs de l’idée nationale radicale à l’instar de Jabotinsky, des rénovateurs du judaïsme qui défendent la conception d’un Etat bi-national juif et arabe et une myriade de petits partis religieux qui aimeraient faire de la halakha la loi civile de la jeune nation. Aucune unité n’existe sinon sous la forme de la réaction  » unitaire  » à la menace ennemie qui peu à peu propulse la force armée à la tête de l’Etat, phénomène historique absolument neuf et sidérant après deux mille ans de néant politique et d’évanouissement de la violence d’Etat. La plupart des sionistes avant Auschwitz ont des liens forts avec la diaspora européenne, et si le sionisme a vocation à dépasser la diaspora juive dans tous les domaines, il ne serait venu à l’idée d’aucun d’entre eux d’imaginer un foyer juif coupé de l’histoire de l’Europe, de l’Amérique, de l’URSS ou du monde arabo-musulman.

Dans un entretien d’Alexandre Adler et de Denis Peschanski sur l’édition récente du journal de Ben Gourion[20], il est dit:  » Au cœur du projet (sioniste) de Ben Gourion se trouve la preuve même de l’échec de la Diaspora. Pour lui, ce qui était en cours prouvait qu’un Etat juif était nécessaire pour que les juifs ne soient pas entre les mains de ceux qui les accueillent bon gré mal gré, et qui peuvent donc les accepter ou les persécuter…  » En quelque sorte, la Shoah n’a certes pas créé le sionisme, mais elle a  » validé  » ce que certains voient comme l’échec de la vie en Diaspora, et qu’ils nomment de l’expression plus grossièrement elliptique : l’échec de la Diaspora.

Tout se passe comme si l’émancipation juive n’avait jamais existé et que l’on pouvait en Europe faire l’économie de la prise en compte du poids des rivalités nationales dans la construction et les succès de l’antisémitisme radical de la première moitié du XXe siècle. Or, l’affaire Dreyfus aurait-elle pu éclore avec toute son intensité dramatique si les haines, les rancœurs, les folies nationales n’avaient pas coulé à flots dans l’esprit des peuples allemand et français ? Le parti nazi eut-il pu parvenir au pouvoir si le Traité de Versailles n’avait pas humilié les vaincus de la Grande guerre ?

L’ainsi nommé échec de la Diaspora est tout aussi bien l’échec de la paix européenne. C’est la fécondité des conversations entre Jean Jaurès et Stefan Zweig, Sigmund Freud et Romain Rolland qui fut brisée par l’incorporation nationale des hommes à leurs patries respectives en guerre, telle que la décrit dans sa conclusion terrible de « la Montagne magique », Thomas Mann.

Cette logique et vision de « l’échec de la Diaspora » est réactivée par toutes les violences du Proche-Orient et les relances de boycott de certains universitaires européens. Et elle a fini par promouvoir sinon imposer la dimension traditionaliste, religieuse,  » halakhique « , hébraïsante de l’être juif. Après chaque violence antisémite en Diaspora, les appels à l’aliya s’amplifient. Nous voilà donc confrontés à une situation difficile où non seulement le judaïsme est-européen a été presque entièrement détruit par le nazisme (et avec lui la langue hybride du yiddish), mais où il est de plus en plus  » salutaire  » d’oublier ou de sous-estimer le judaïsme diasporique multiséculaire qui a abouti parallèlement à l’assimilation et à l’extermination. Et peu après, dans la décolonisation, au départ éclaté des juifs du monde arabe (et avec lui la fin du judéo-arabe).

Le judaïsme européen assimilé des derniers siècles, entend-on de nos jours, par une rétrospective qui se voudrait explicative anticipait désastreusement la disparition interne du judaïsme par les mariages mixtes et l’abandon progressif des traditions avant d’être lui-même anéanti par l’ennemi hitlérien et stalinien. Benny Lévy a fait de la coupure avec l’Europe, l’Europe des criminels et des bourreaux, la condition initiale du salut juif, pas même du salut, de la simple existence juive !

Aussi bien, c’est sans grandes réserves ou nuances que l’histoire de l’assimilation a été confondue avec celle de la liquidation brutale ou par étapes de l’être juif européen. Rares sont ceux qui discutent aujourd’hui la profondeur, la densité, la force de transmission de ce judaïsme urbain et cultivé d’avant Auschwitz et 1948, peu ou pas religieux, plus ouvert aux sciences et aux arts de son temps quand il ne participait pas en priorité à leur édification… Judaïsme forcément moins pittoresque et  » innocent  » que celui des communautés juives villageoises russo-polonaises auxquelles est désormais réservé un traitement nostalgique et positif. Et pas seulement par la littérature d’Isaac Bashevis Singer !

Et comment s’étonner alors que ceux qui entendent se démarquer de cette double référence à la tradition religieuse et à l’Etat d’Israël qui imprime si fortement sa marque sur la conscience juive contemporaine endossent avec un déplaisir plus ou moins marqué les nominations aporétiques qu’au reste parfois ils s’attribuent eux-mêmes, comme juifs non Juifs (avec des orthographes variables et des tirets accessoires), Juifs spinozants, ou judéo-gentils, et commettent fréquemment les gaffes qui les précipitent, indignes et hébétés, dans les terres éclairées par le froid soleil antisémite ?

Comme dans l’opposition du christianisme et du paganisme, des Grecs et des Barbares, l’univers se coupe à nouveau radicalement entre le  » eux  » et le  » nous « [21]. Peu à peu, comme toute eschatologie réglée sur l’heure du dénouement, les masques des faux amis tombent, les sourires hypocrites des alliés temporaires se muent en simagrées et en grimaces, la frontière des uns et des autres brûle sur la scène ardente de l’humanité. Toutes les intensités d’appartenance finissent par produire, quand l’heure est opportune, ces appels à la défection, au retrait, à la séparation d’avec le courant général du monde qui charrie le mal et l’oubli.

Quand un intellectuel de la diaspora rentré au bercail invite tous les juifs européens à se défaire et divorcer de l’Europe, à se défaire du mensonge séduisant de l’Europe, à se dés-apprivoiser de sa rationalité égalitariste et niveleuse, c’est peut-être parce que scintille à nouveau dans son esprit l’éclat de la rédemption messianique. Mais c’est plus sûrement parce que la lumière de Sion, même affaiblie, porte à ses yeux bien au-delà des Lumières européennes qui ont laissé les ténèbres du nazisme et du stalinisme recouvrir le Vieux Continent. Toutefois, un tel appel au retour à la Maison comporte de hauts risques d’autisme et de dégradation du message juif.

Diana Pinto souligne dans son livre  » Israël a déménagé  » la dangereuse alliance de l’ultra-technologie et de l’ultra-orthodoxie religieuse qui se répand en Israël, phénomène qui fortifie un courant ethno-nationaliste xénophobe et de plus en plus fermé aux autres. La tension entre le Buisson ardent et l’Agora, à ses yeux constitutive de l’universalisme juif et du sionisme originaire, tend de plus en plus à disparaître. Les liens entre l’Europe et Israël sont menacés.

L’auto-suffisance comme perspective ?

Des intellectuels juifs comme Schmuel Trigano soutiennent que le judaïsme comporte en lui tout ce qui fait une civilisation. Nul ne peut nier qu’Israël est riche de tout cela : une culture bouillonnante et qui ne craint aucune subversion, une proportion exceptionnelle d’érudits, un système politique, des artistes brillants, les plus grandes avancées technologiques, une science fondamentale et théorique exceptionnelle, une médecine de pointe et, de surcroît, des savants en matière de Tora, des rabbins prodigieux… Tout cela constituerait de quoi vivre en autarcie, alors que, dans le même temps, peut-être par opposition à leurs voisins, ils se disent décidément occidentaux. Mais cela est-il suffisant pour qu’il soit possible de vivre dans une telle autarcie symbolique? Peut-on parcourir indéfiniment l’orbe Brooklyn-Tel Aviv en sautant littéralement par-dessus le Vieux Continent? Fait renversant comme une chute d’histoire juive, géographiquement, Israël appartient à l’Asie. Peut-être lui est-il plus aisé de faire lien avec le sous-continent indien que de se souvenir qu’à peine une ou deux générations en montant, l’allemand, le polonais, le hongrois, le russe, le français ou l’arabe – et les langues composites qu’Israël a fait  disparaître – se causaient en maisons juives[22]?

Le propos n’est pas d’évoquer une quelconque « dette » à l’égard du monde arabe ou de l’Europe, mais bien de traces forcément transmises par les générations. Le peuple juif, avec son lien à la lettre, pourrait-il croire l’oublier ?  N’est-on pas ici  à deux doigts d’une analogie avec un vieux  syndrome psychotique du monde chrétien, à savoir le déni millénaire de la judéité de Jésus?

L’intégration à l’israélienne pourrait-elle y faire disparaitre « l’Europe » par une étrange symétrie avec l’assimilation en Europe qui devait en faire disparaître « le juif », ainsi que l’héritage complexe des Séfarades venus des pays arabo-musulmans – et ainsi après avoir fait disparaître la disparité des langues, et ce qui s’y attache, araser un énorme « immatériau »?

De son côté, Armand Abécassis[23], qui n’est pas réputé pour sa passion des polémiques, s’en prend à l’autisme ravageur d’une caste de rabbins français mal formés, stupidement imperméables à l’immense champ des savoirs profanes et qui provoquent d’énormes problèmes pour les mariages et les conversions. Il conclut ainsi son article :  » Contrairement à la philosophie païenne, qui part de l’être pour en déduire la notion de relation, la révélation donne la relation en premier. Aux hommes de se débrouiller ensuite pour la faire perdurer dans l’existence. Voilà ce qu’on devrait garder à l’esprit si on veut éviter que le judaïsme ne se fige dans une supposée identité de l’être juif et ne se dégrade en une forme de paganisme « . Ou en une forme de néo-dogmatisme, dans le renoncement à toute la vitalité du questionnement et du sens de l’altérité qui constitua le Peuple!

Une part des jeunes juifs venus du Maghreb ont été enseignés par des rabbins ashkénazes, en France ou/puis en Israël. Une bonne part ne se sont pas contentés de les enseigner. Ils ont développé un mouvement violemment contempteur du judaïsme de leurs pères, traitant celui-ci d’arriéré, d’ignorant. La survivance et la subsistance du judaïsme séfarade, notamment en Afrique du Nord, dans une sorte de génie propre, aurait-il donc survécu et rejoint le foyer juif pour s’y faire vilipender?

Les Séfarades du Maghreb nourrissaient une certaine allégeance admirative envers les religieux d’Europe, et ils n’ont eu aucune révolte à encaisser la thèse de leur prétendu abâtardissement sous le joug arabo-ottoman. Il est même arrivé à certains de croire qu’ils étaient « en retard de 300 ans sur les juifs européens ». Ils n’avaient pas développé ce qu’on appelle aujourd’hui « l’estime de soi »!

Au reste, abasourdis et sidérés après la guerre par l’horreur absolue des camps et de la solution finale qui détruisit les co-religionnaires européens, ils ont pendant des décennies atténué ou quelque peu minoré leur propre vécu de guerre et le rôle de leurs propres résistants et déportés. Et ainsi, c’est tout récemment que les Juifs de Tunisie ont organisé une commémoration au Mémorial de la Shoah sur la grande rafle de Tunis en décembre 42, en mémoire de ceux qui furent sauvagement fusillés sur place au STO de Bizerte/Tabarka, ceux qui s’engagèrent dans les FFL, ceux qui se mirent à la disposition des émissaires Américains pour préparer le débarquement, et ceux qui furent déportés sans retour. Ne peut-on repérer ici aussi une expression limite et tardive de marranité, confinant à une sorte de discrétion sous des dehors joviaux, à un brouillage de l’histoire, témoignant d’une résistance masquée à tracer sa propre histoire en tant que groupe social, et ce dans un climat de « plaisanterie », une superficialité comme marque de fabrique? Mais la légèreté – voire la blague – n’a-t-elle pas souvent  pour matrice, la pesanteur et la profondeur du sentiment d’avoir évité le pire?

Dans le mouvement d’immigration massif des juifs d’Afrique du Nord, arabophones et francophones, dans les années cinquante, partis rejoindre le rêve du retour, et dans les années soixante, pour échapper aux contrecoups des conflits israélo-égyptiens, les forces politiques au pouvoir en Israël, ashkénazes et globalement travaillistes, ont réservé à ces immigrants dans l’Alyia, un accueil souvent méprisant, dont rend compte le film de Yaël Bitton « Les douze enfants du rabbin ». Comment dès lors s’étonner que ces populations aient pu grossir les rangs d’une droite Israélienne dure, là où se sont forcément télescopés et potentialisés le sentiment de rejet, la déception, la honte, ou le déni en eux de la « part arabe », avec l’endoctrinement orthodoxe voire un intégrisme religieux plaqué, exogène à leur héritage générationnel, même le plus traditionnel?

N’ayons pas peur de supposer que cela a pu faire effet de « lavage de cerveau », c’est-à-dire, au bout du compte, de quelque chose ayant à voir avec de la dés-identification. Au lieu d’être valorisée, cette distance inhérente, « sociologique » que nous évoquions a été vue comme un phénomène sans signification ni valeur. Ce qui a été compté « comme rien » ne constituerait-il pas désormais un palimpseste, un matériau susceptible  lui aussi de « faire retour »[24]?

Parallèlement à l’arasement organisé des particularismes par la généralisation autoritaire de l’hébreu, il semble s’être produit en soixante ans une certaine unification religieuse, plaçant Jérusalem dans une sorte de position d’autorité centrale de fait. Est-on en train d’assister à une vaticanisation du judaïsme accentuant d’autant la coupure d’avec l’esprit de l’assimilation? L’identité juive « à l’identique » reviendrait-elle donc à une vision paulinienne du judaïsme, dès lors que les particularismes téléologiques de la galiout[25] seraient dépassés ? Et comment le judaïsme, dans sa conception dynamique d’un universalisme apte à tenir compte des particularismes, pourrait-il abolir ses singularités constitutives? Ne serait-ce pas là exactement l’échec du message ?  Si cela s’avère, alors oui, Israël déménage.

La faillite des promesses européennes
et la commémoration du Nom juif

Tout au long des deux siècles qui ont suivi l’avènement des Lumières, l’usage politique de la Raison moderne a aspiré l’ensemble du monde occidental avec des modèles universalistes qui n’ont laissé subsister la dimension religieuse qu’à leurs marges. L’affrontement au XX ème siècle des systèmes économiques d’inspiration libérale et marxiste-léniniste a refoulé dans une sorte d’arrière-monde les schémas théologo-politiques anciens. Cette lutte pour l’hégémonie mondiale des philosophies économiques les plus dynamiques a étouffé la question des civilisations et des religions qui les avaient forgées et incarnées. Avant d’être chrétien, musulman ou juif, on était communiste, socialiste humaniste ou libéral. Certes, l’antisémitisme n’était pas mort et se manifestait parfois sous des formes explosives comme pendant l’affaire Dreyfus. Tout comme la colonisation occidentale de l’Afrique et de l’Asie s’adossait à la conviction de la supériorité de la tradition chrétienne européenne sur l’hindouisme, l’animisme ou l’Islam. Néanmoins, ce qui comptait infiniment plus que les spiritualités héritées se concentrait dans le combat des différents courants du socialisme et du libéralisme. Guesde, l’intransigeant, était alors plus convaincant et écouté que Jaurès. Rosa Luxembourg et Trotsky, pourtant d’origine juive, méprisaient les aspirations nationales des Bundistes. Et, comme la lutte des classes avait placé le cœur de la défense du prolétariat en Russie bolchévique, on fit longtemps peu cas du nationalisme russe et de l’orthodoxie : de simples dépouilles de la Sainte Russie tsariste. Les Bundistes se voyaient traités de  » sionistes qui avaient le mal de mer « , quand on conférait aux staliniens le prestigieux titre de révolutionnaires internationalistes !

Une fois que les doctrines raciales du nazisme eurent abouti après la prise de pouvoir de Hitler en Allemagne à l’extermination des juifs européens, le juif victime de la folie raciste fut grosso modo identifié à son ennemi radical. Les bourreaux nazis et les juifs gazés et brûlés de la Shoah formèrent un attelage symbolique si intime dans les consciences d’après-guerre que l’ensemble du judaïsme allemand et autrichien qui avait prospéré dans le sillage de Mendelssohn et de la Haskala[26] fut sur le champ abandonné.

L’intensité extrême du crime avait en un rien de temps effacé le souvenir de plusieurs générations de Juifs allemands  » assimilés « . Et si la pensée de certains d’entre eux survécut à cette ruine, ce fut plus à la dimension spécifiquement européenne des concepts utilisés qu’à l’empreinte juive dans leurs œuvres qu’elle en fut redevable. Les juifs socialistes connurent pareille destinée avec la révélation tardive des crimes du communisme stalinien. Déjà largement marginalisés comme tenants d’une impossible symbiose entre la tradition juive est-européenne et les principes marxistes de l’universalisme prolétarien, les bundistes s’éteignirent dans le discrédit général qui frappa le marxisme soviétique. L’originalité de leurs aspirations politiques disparut presque complètement des mémoires. Les dictatures nazies et staliniennes avaient ainsi, d’une certaine manière, réussi l’effacement du Nom juif européen.

La place était vide !

Il ne restait plus qu’à pointer la faille monstrueuse de l’expérience politico-culturelle européenne qui avait laissé éclore au sein de sa partie la plus  » éclairée  » et moderniste la volonté d’extermination des juifs pour que le schisme entre l’humanisme rationnel des Lumières et la monstruosité totalitaire que ce dernier abritait à son insu surgisse dans sa radicalité. Ainsi, cinq siècles après le bannissement par Séfarad, l’Espagne, de ses juifs qui la maudirent, se défaire de l’Europe est donc devenu un appel audible, du moins énonçable pour les juifs contemporains. Ce qui revient à établir une association intelligible entre l’assimilation et la marranité, association péjorative, méprisante.

On admonesta d’ailleurs les naïfs qui s’accrochaient au rêve d’un judaïsme vivant en Europe. Soit vous vivez comme des marranes[27] en Europe, c’est-à-dire, soit l’on vous tolèrera si vous dites le plus grand mal d’Israël, soit vous vivez comme des Juifs en Israël, en revenant à la condition fondamentale de l’être juif qui est de lire et d’étudier les textes saints sur sa Terre donnée par le Bon Dieu.

Or, cet appel à se défaire des « illusions » européennes de la symbiose et de la coexistence de corpus intellectuels ou spirituels contradictoires est loin d’être propre au judaïsme. Si effectivement la contemporanéité de la Shoah et de la naissance de l’Etat d’Israël a ouvert aux juifs, par l’Aliya, la voie de la rupture avec l’Europe, la globalisation économique du monde, sous son aspect de grand Marché rudoyant les peuples et les frontières, a presque partout sonné le réveil des singularités ethnoculturelles et religieuses.

Et chacun peut trouver dans le passé matière à enrichir la discorde d’avec cet Occident des Lumières qui a abusé de ses logiques de domination et de déclassement sous l’auvent de la grande Raison. La traite des Noirs, la colonisation, le pillage des ressources naturelles, l’hégémonisme linguistique ou religieux, …, les prétextes à faire sécession avec l’esprit européen se sont multipliés.  Et on peut désormais dire qu’il y a bien plus de  » sionistes  » dans le monde que de Juifs.

 

Un marché commun des identités

Malheureusement, quand le bien commun est délaissé, quand la voie de l’humanité est transformée en impasse, et que l’on s’en remet paresseusement au rêve d’un Marché régulateur des identités qui finirait toujours par imposer leur coexistence pacifique et raisonnable, on ajoute une nouvelle dimension au risque de la sécession et de la rupture : celle de la discorde bruyante, dangereuse, amère, compétitive des identités entre elles ! Sans doute parce que le modèle multiculturel qui est étroitement lié à un tel marché commun des identités est lui-même traversé par la cohabitation conflictuelle de cultures qui se chevauchent à la marge, cohabitent en tension et au fond s’opposent dans les coulisses, subissant provisoirement la préséance de celle qui est majoritaire ou puissante mais guettant l’instant du renversement, l’instant de la puissance entière retrouvée. Au mieux, s’agit-il de multiples cultures inoffensives formant la mosaïque d’une République à qui est reconnu le pouvoir de fixer les règles fondamentales du jeu politique, au pire est-ce l’armistice provisoire d’un vaste ensemble de populations hétérogènes contraintes de vivre ensemble dans ces grandes Cités concurrentes comme dans la mondialisation contemporaine.

Mais jamais il n’est question de ce qui, dans chaque culture construite et éprouvée sur un temps infiniment long, a fait droit aux autres, non pas, comme une extension généreuse de son propre génie religieux ou politique, mais bien comme le lieu mal défini mais essentiel où s’est éprouvée par cette déjà longue histoire l’expérience multiple du manque, de la faille, de l’incomplétude, de l’impureté, de la contradiction. Parce que c’est dans ce lieu sans gloire, ce lieu de modestie que se forge non pas l’échange culturel, mais la condition  » inconditionnelle  » de l’échange, du dialogue.

Le rayonnement d’une culture semble d’autant plus ample et fécond que son ouverture aux autres humains, à tous ces  » autres  » qui ne résident pas initialement dans sa sphère d’influence naturelle, est inscrite dans son programme, sous la forme de la promesse, du don ou de la conversion. Le don de la Loi aux Hébreux au Sinaï est par extension et croissance secondaire un don de la Loi à l’humanité entière, le Christianisme pense son universalité comme une mission d’évangélisation de l’humanité païenne, l’Islam fait du Djihad un devoir sacré du croyant, et jusque dans les formes profanes du politique, l’expansion d’un modèle politique est-elle associée à la force intrinsèque de son rayonnement, à son génie propre. Ainsi en est-il de la République française qui  confère à sa Déclaration des droits de l’homme et du citoyen une vocation universelle ou bien de la matrice marxiste léniniste de la révolution communiste qui s’octroie dès sa conception une exemplarité internationale.

Sans doute, ces expansions, ces croissances, ces prosélytismes, ces assujettissements sont-ils marqués entre eux par une histoire chaotique de conquêtes fulgurantes et de stabilisation des lignes de front, tout comme ils sont secoués de l’intérieur par des courants hérétiques,  schismatiques ou révisionnistes. Mais plus le temps passe, plus notre civilisation technique planétaire met en scène par des déplacements exponentiels de personnes et de marchandises les cultures des uns et des autres autant que leurs interfaces et leurs collisions, plus nous devenons les témoins ou les spectateurs de la relativité et de la faiblesse des cultures. Au point que certains en viennent à souhaiter à nouveau leur confrontation ou la définition claire de leur rang et de leur préséance dans l’ordre culturel fantasmatique du monde.

Quant au principe de l’égalité des cultures qui fonde le modèle multiculturel dans sa dimension anthropologique ou même utopique, il est lui-même, à peine né, déjà épuisé par l’érosion et la dégradation générale et accélérée de toutes les cultures dans le grand brassage techno-médiatique contemporain. A un bord, pointe la menace nihiliste de la confusion. A l’autre, l’expansion des cultures sans modestie souffle le venin guerrier de la discorde !

Mais alors, ce lieu de la modestie qui est à sa manière le lieu d’un tsimtsoum interne[28] à toute culture au sein de laquelle a germé et germe nécessairement encore une espérance de reconnaissance par l’humanité globale, comment le nommer, le définir, le comprendre ? Et tout d’abord, cette question serait-elle simplement possible sans penser à la possibilité d’une conversation hospitalière entre les diasporas, sans interroger la fécondité du marranisme et de la marranité, sans revenir sur les promesses et les déroutes de l’assimilation, sans déconstruire une fois pour toutes le nom « horrible » de l’assimilation par laquelle toutes les cultures viendraient les unes à la suite des autres signer l’édit de leur capitulation ?

 

Le lieu de la modestie 

« La clé est perdue, mais il reste le désir de la chercher! », disait Kafka. Dans un sens premier, littéral, ce désir manifesterait sous une forme tardive et crépusculaire l’incapacité humaine à renoncer aux constructions et aux consolations métaphysiques. Face à la rationalité brutale et inhumaine de la bureaucratie comme banalisation extrême et triviale de la Parole et de la techno-science acharnée à dévoiler les multiples strates de l’Etant, la recherche de la clé perdue témoigne encore et toujours de la présence ineffable, enveloppante de l’Etre qui, il y a longtemps, fut révélée, dans sa plénitude. Cette recherche exprime à un degré de plus notre crainte de délaisser une Création dans laquelle l’homme est le partenaire de Dieu, le réparateur de l’œuvre inachevée de Dieu, l’être voué, destiné au tikun olam[29].

Comment respecter et aimer un monde réduit à sa dimension physique, composé au hasard d’atomes et de molécules dont le provisoire assemblage harmonieux ou cohérent laisse deviner le désordre fondamental de tohu-bohu, de brouillon de Dieu? Certes, le divin peut être masqué, la Shekhinah[30] invisible, la Loi contestable, mais en définitive, l’effort des hommes pour maintenir en vie le souffle divin est indispensable non pas à Dieu, non pas en la croyance en Dieu, pas même à la Loi de Dieu, mais à la volonté humaine de chercher la clé. Maintenir la contemporanéité du Sinaï, alors même qu’avec le passage du Temps et des générations la force de la Révélation décline inexorablement, est l’ultime devoir de l’homme pieux, de « l’être juif authentique ». Toutefois, cette volonté d’arracher au passé son intensité lumineuse afin d’en projeter son rayonnement sur la scène actualisée du monde ne va pas sans soucis ni difficultés. La traversée historique, de l’Antiquité vers le monde moderne, de la grande idée monothéiste, ne passe pas sans encombre les multiples tamis de l’histoire. Peu à peu, la clé du Pardes, du jardin d’Eden, du projet divin de la Création s’érode, se rouille, se désagrège jusqu’à ce qu’elle soit presque définitivement perdue à l’aube du XX ème siècle, quand Kafka écrit ses aphorismes. Kafka, un praguois comme le Maharal, le rabbi Loew, qui s’était déjà efforcé quatre siècles plus tôt de contester le pouvoir d’attraction des savoirs profanes chez ses coreligionnaires en intégrant la force de contradiction, de contrariété au cœur du message judaïque. Mais cela faisait déjà longtemps que les tamis de la raison avaient filtré les multiples grains de la révélation monothéiste. L’ésotérisme cabaliste était devenu, dès le haut Moyen Age, la planche de salut de la Tradition. Après l’expulsion des Juifs d’Espagne, la Cabale lourianique progressa dans l’imaginaire juif de la Renaissance dans le même temps que les idées nouvelles de la Renaissance, puis des Lumières atteignirent les communautés juives européennes. Et pour un Moïse Hayim Luzzato guerroyant à Padoue contre les idées philosophiques de son Temps en leur opposant le rempart de la Cabale, Science de la Vérité, nombre de cabalistes lourianiques et de rejetons du messianisme sabatéen adoptèrent les idées révolutionnaires des Lumières et militèrent pour une insurrection contre les anciens régimes monarchiques.

Les concepts cabalistes, les quatre sens de l’Ecriture, les quatre mondes du déploiement de l’En-Sof autant que les méthodes employées comme la guématria, les transferts consonantiques de la merkava ou la  dynamique séfirotique, mathématisent le grand récit biblique de la Création et éloignent d’une perception claire, innocente, simple, fervente et univoque du service divin.

Et c’est assez naturellement que l’idéal de l’émancipation s’impose dès le XVIII ème siècle en France et en Allemagne et qu’en moins de cinquante ans la conception mendelssohnienne d’un judaïsme européen banalisé, assimilé, ayant trouvé sa place dans l’univers germanique, a pénétré une fraction importante des populations juives aisées et instruites de l’Europe. Car, faut-il le redire, l’assimilation est secondaire à l’émancipation, elle est une des conséquences de la poussée des Lumières dans l’Europe chrétienne et elle n’aurait pas pu voir le jour sans les progrès politiques de l’incorporation des minorités religieuses et ethniques au grand corps de la Nation et du Reich.

Sortir du ghetto, de la solitude de peuple paria s’impose évidemment comme une formidable délivrance ; ce n’est pas une trahison de la fonction pastorale élective du peuple hébreu, c’est la promesse d’un enrichissement réciproque. Nous sommes très loin de la réactivation moderne de la solitude juive. Il ne viendrait alors à l’idée de personne ou presque de proposer de se défaire de l’Europe. Au contraire ! Il s’agit urgemment d’entrer dans l’Europe ! C’est ce mouvement bipolaire de pénétration juive dans la vie européenne et d’adaptation du monde chrétien européen à cette ouverture marquée par des périodes alternatives d’hospitalité et de rejet que l’on nomme l’assimilation. Aujourd’hui, on regarde ces deux ou trois siècles qui précèdent la Shoah comme des temps de mensonges, de duperies, d’impostures et on projette sur l’assimilation toutes les idées les plus noires que le tragique dénouement totalitaire du XX ème siècle a fait surgir. Comme si la promesse de l’émancipation, une fois anéantie par la victoire électorale du Parti nazi, s’était elle-même liquidée et avait emporté dans sa tombe l’illusoire rêve de l’assimilation et comme si l’assimilation avait été un processus homogène d’acculturation à sens unique instruisant constamment à charge contre les traditions juives.

De nos jours, la techouvah, le retour vers les valeurs juives, relance des idées radicalement opposées à celles de l’émancipation, met l’accent sur la nécessaire solitude d’Israël et sur la vigueur de la religion juive et de ses fêtes. Le retour au judaïsme valorise intellectuellement la parole rabbinique et politiquement le service de l’Etat Juif. Les hybridations conceptuelles, les tensions de savoirs, les mixités conjugales, les fidélités critiques à Israël, les philosophies irréligieuses issues en partie du patrimoine juif européen apparaissent au mieux comme des naïvetés résiduelles, au pire comme d’indignes pactes avec l’Ennemi. Et plus personne ne semble vouloir commenter comme aussi éclairants et en définitive aussi juifs que les lectures talmudiques de Levinas toutes ces œuvres que l’on a déposées dans les rayonnages du temps suspendu de l’exil et de la confrontation féconde des pensées !

Et pourtant, n’avons-nous pas besoin aujourd’hui, plus que jamais, de ces penseurs juifs issus de l’assimilation : Heine, Marx, Freud, Husserl, Zweig, Walter Benjamin, Hannah Arendt, Bergson, Schnitzler, Werner et Gershom Scholem, Gustav Landauer, Martin Buber, Franz Rosenzwzeig, Max Brod, Franz Kafka, George Steiner, Hermann Broch, Joseph Roth, Philip Roth, et de dizaines et dizaines d’autres ?…

De fait, combien de temps peut durer ce rejet, cette assignation à mauvais objet? On peut certes décréter un dénigrement collectif, mais jusqu’à quel point et avec quel résultat, pour quelle métabolisation? Le peuple juif, de la mémoire, du Zakhor, ne peut pas ne pas garder la trace de son émancipation-assimilation en Europe et en Méditerranée, quelque soit le volontarisme idéologique ambiant et le poids du politico-religieux à un temps t. En 1992 avec l’Exposition de Séville, on se souvenait de la fécondité de la coopération des monothéismes au Moyen-Age, même si certains refusaient de l’idéaliser comme l' »Age d’or andalou ». Réduire et assigner l’assimilation et l’émancipation à une qualification unique, celle de « l’échec de la diaspora », est une tentative douteuse, ignorante des capacités de la mémoire générationnelle à ressurgir aléatoirement et dans l’inattendu, et à « demander reconnaissance ». La seule inconnue ici est le temps que mettront ces éléments décriés, poubellisés, à reprendre leur place dans un environnement. Il y aurait à prendre garde à ce que cela ne constitue pas pour les générations futures une sorte de nouveau process de marranisation, renvoyant certains Israéliens à taire par une auto-censure de politiquement correct leur intérêt pour ce dont le mouvement fut porteur, y compris pour Israël.

N’est-ce pas cela aussi, ce labyrinthe de pensées désajustées, préoccupées par des objets très différents, soutenues par des styles et des engagements aux saisissants contrastes qui créent cette possibilité de distance, de retrait, d’ironie, qui est la condition de l’ouverture aux autres ? N’est-ce pas tout cela aussi, ces morceaux pulvérisés de science et de pensée qui forge cet antidote à la suffisance, à l’autosuffisance que nous avons appelé plus haut la modestie ?
CC et PP

[1] L’épisode de la République socialiste autonome du Birobidjan ne pouvant pas effacer l’ensemble des exactions commises par le pouvoir soviétique contre les minorités juives de l’ancienne zone de résidence des juifs sous le tsarisme, avec la claire volonté de russifier ces zones et d’en effacer la mémoire des anciens habitants.

[2] Le terme apartheid nous est venu en son sens premier  de séparation radicale, partition, comme entre Inde et Pakistan en  1947. Le mot renvoie il est vrai presque automatiquement à  l’ancienne partition raciale et donc raciste de l’Afrique du Sud. La charge symbolique du  vocable est du reste si saturée de ces références raciales qu’il en perd son contenu  initial fort: la séparation, le cloisonnement, la partition. Bien que nous ne soyons pas focalisés  sur le sens racial  associé, après réflexion, nous souhaitons le maintenir. Nous avons plutôt en tête que l’Histoire ici a  mis en présence deux peuples séparés, comme face à face devant un mur.  Pour l’un, voici un mur qui l’isole au dehors, le tient à distance de ses voisins,  lui rend  difficile l’accès à des visites familiales, lui signifie qu’il est à la fois craint  et indésirable. Pour l’autre, s’ il fut  nécessaire pour assurer sa sécurité, ce mur l’isole  aussi, le met en  quarantaine pas seulement des proches mais de tous les autres peuples alentour dans la région,  et non amicaux…chacun  ayant son ressenti et sa position subjective  en cette situation, sans forcément passer par une connotation raciale. Et chacun de ces ressentis  est à entendre, à prendre en compte. C’est en ce sens que nous aimerions être lus, en espérant que chaque bord pourrait ainsi se représenter la part de  l’autre bord. Mais bien sûr on peut penser  que la part de l’autre relève de l’irreprésentable.

[3] Sacré, sainteté, impliquant la notion de séparé, de mise à part.

[4] Article de Claude Corman, in temps-marranes, N°3 en version papier et N°15, avril 2011, in www.temps-marranes.info – en version électronique.

[5] différents noms des rues et quartiers juifs

[6] Malgré des ouvrages remarquables à divers titres (telle l’oeuvre exceptionnelle de Benjamin Stora, mais aussi celles de Chouraqui, Tapia, Taïeb, Haddad…), il reste une friche de recherche énorme, des chantiers à ouvrir. Il faudrait se mettre dans les pas d’Ibn Khaldoun comme référence ancienne et, parmi les plus récentes, adopter l’approche  « transdisciplinaire et comparative » de Marc Bloch en recourant à la diversité de matériaux « artistiques, archéologiques, numismatiques, linguistiques, » etc .

[7] On y trouve Berbères, Espagnols, Portugais, Italiens, Bédouins… Il en va de même pour la plupart des communautés juives de l’Empire ottoman (Salonique, Egypte…).

[8] régaliennes, honorifiques.

[9] en faible proportion l’italien.

[10] En Tunisie et au Maroc, les juifs ont parlé judéo-espagnol, judéo-arabe et arabe jusqu’à l’immédiat après-guerre (années 50/60).

[11] Ceux d’origine probablement portugaise, venus d’Italie au début du XVIII ème siècle, comme ceux venus d’Andalousie avec les Arabes éjectés du dernier califat cordouan tombé en 1610. Ils s’étaient alliés avec nombre de juifs « autochtones » vraisemblablement Berbères dans l’Atlas et peut-être Bédouins au Sud.

[12] et particulièrement pas par les Israéliens chargés d’accueillir les migrants

[13] dont Crémieux était fondateur. Elle se dédia à l’enseignement des programmes de l’école française, mais aussi à une socialisation occidentale pour les garçons et les filles des quartiers pauvres, du cours préparatoire jusqu’au Brevet et dans l’enseignement professionnel. Celle-ci, qui avait commencé à s’installer à Tétouan, arriva rapidement à Tunis couvrant rapidement le Maghreb d’Ouest en Est vers les années 1880. Alors que l’historien des juifs de l’Afrique du Nord présente sur certains points des versions contradictoires, le poids de l’Alliance israélite universelle comme levier principal rallie les commentateurs dans une louangeuse unanimité. (Mais les enseignants de l’institution, tous ou presque ashkénazes, venant secourir les co-religionnaires en difficulté avaient des attitudes diverses, allant de la sollicitude à une certaine condescendance… Mais c’est là un autre aspect que certains ont relevé, tel l’historien Georges Bensoussan dans ses travaux  sur « les Juifs en pays arabes, le grand déracinement, 1850-1975 »).

[14] Rappelons, dès 1953, à peine sept décennies après la signature du Protectorat en Tunisie, le retentissement du roman autobiographique et critique d’Albert Memmi, « La statue de sel », qui prenait justement le risque d’aborder la question des identités complexes.

[15] cf notre travail sur la spectralité marrane, in « Contre-culture marrane », hors-série de la revue temps marranes, 2010 (version papier).

[16] On peut évoquer ici des familles juives qui quittaient leurs villages du  « bled » pour ne pas s’exposer à refuser leurs filles en mariage à des musulmans dans une stratégie de « sauvegarde » du judaïsme..

[17] On peut admettre que certains venus d’Andalousie musulmane n’avaient pas eu à abjurer le judaïsme mais les mouvements de populations étaient nombreux (l’Andalousie a été diversement et partiellement reconquise, reperdue, etc.). Sachant que nombre d’entre eux sont entrés en Afrique du Nord avec un « vrai-faux » certificat de baptême, l’incertitude demeure donc et avec elle l’hypothèse de leur marranisme.

[18] Notamment de Tunisie (et partiellement du Maroc), dans une situation et un climat comparables à celle des juifs d’Egypte en 1956 lors de l’affaire de Suez.

[19] Terre

[20] L’Arche, n° 637

[21] Deux anecdotes liées à nos cousins respectifs d’Israël peuvent illustrer cela. Claude : Après la sidérante exécution des soldats de Toulouse et de Montauban ainsi que des enfants juifs de l’école Ozar-Hatorah, mes cousins qui habitent Rishon-Le Zion près de Tel-Aviv m’ont adressé un courrier horrifié sur la virée criminelle de Mohammed Merah. Mais, si je comprends bien que l’émotion suscitée par la mort des enfants juifs passe au premier plan de leur indignation, le silence sur les autres victimes de Merah, ces jeunes soldats musulmans exécutés par le djihadiste détraqué, trahit, je crois, l’intensité de la coupure désormais ressentie entre les juifs et les autres. Paule : Autre coupure, ma cousine de Tel Aviv venue me retrouver à quarante ans de distance, au décès de son père, cherchait, disait-elle, à renouer avec nos études classiques communes dans les Lycées français en Tunisie. Lorsque j’évoquais en incidente que nous avions beaucoup perdu de l’arabe parlé par les parents et grands-parents et appris à lire et à écrire chaque matin en classes primaires (elle avait donc appris à lire l’arabe avant l’hébreu), elle soutint mordicus: « Toi peut-être pas moi! ». Pourtant, nous avions été assises sur le même banc du cours préparatoire au BEPC!

[22] On songe ici aux films de Nurit Aviv, notamment à son film « Mi safa le safa » (en particulier, « D’une langue à l’autre »).

[23] l’Arche n°637

[24] On a vu se créer assez récemment des petites éditions pour ressortir de l’oubli et de la friche le  matériau séfarade.

[25] L’exil  historique, mais aussi comme épreuve spirituelle du peuple juif.

[26] Le courant des Lumières juives.

[27] Il faut noter que le terme de marrane a recouvré – non pas de la part des chrétiens – en Israël et auprès des juifs pieux sa teneur insultante d’origine.

[28] retrait, comme lorsque Dieu, selon la mystique juive, se retire pour créer le monde afin de lui faire place.

[29] réparation du monde

[30] présence perceptible de Dieu

A propos de Walter Benjamin,

Brève illustration de l’échec de la diaspora ?

Claude Corman

Dans son livre  » Les logocrates « , George Steiner relate une conversation de l’hiver 1972 qu’il eut avec Gershom Scholem dans un hôtel de Berne, sur Walter Benjamin. Le jeu consistait à recenser et à énumérer les douze conditions à leurs yeux indispensables pour pénétrer et saisir l’œuvre labyrinthique et touffue de l’écrivain juif berlinois. C’est seulement en s’acquittant avec succès de ces  » douze travaux herculéens  » qu’un étudiant serait admis dans leur séminaire sur Benjamin.

L’admission est ici traitée comme une blague, car on conçoit vite qu’une telle tâche par son ampleur soit hors de portée d’un étudiant et du reste de tout lecteur de Benjamin ! Existe-t-il  d’ailleurs un seul bon lecteur de Benjamin ? On peut en douter tant une pensée qui mêle réflexion philosophique et historique, subtilité esthétique, sens de l’expérimentation et du montage, la plus extrême sensibilité aux oubliés et aux vaincus de l’histoire, la minutie du collectionneur et de l’archiviste, une vibration juive souterraine mais permanente et bien d’autres choses… interdit toute lecture démesurément personnelle ou démesurément théorétique!  Autrement dit, si chaque homme est en définitive une énigme ou un iceberg, Benjamin, plus encore que tout autre garde sa part de mystère malgré une exposition extrêmement détaillée de ses lectures, de ses manies, de ses goûts et même de son usage des drogues ! Du reste, l’accumulation  extraordinaire et déconcertante de détails saisis dans des champs eux-mêmes fortement contrastés et hétérogènes, loin de faciliter la tâche de la compréhension, éloigne au contraire le lecteur de toute ambition intellectuelle de capture et de synthèse. Elle interdit à la pensée le réconfort ô combien recherché et estimé d’une provisoire sécurité idéologique ou d’un commentaire magistral.

 

Je résume ici les douze conditions révélées par l’entretien de Steiner et de Scholem dans cet hôtel de Berne:

1- Bien comprendre l’histoire de l’émancipation de la bourgeoisie juive européenne après Napoléon et Heine et la dialectique du caractère explosif des talents commerciaux, intellectuels, scientifiques juifs et de l’aspect implosif du confinement dans les ghettos.

La scène juive centro et est-européenne est comme déchirée, fracturée entre l’éclatant succès des juifs des grandes cités austro-allemandes et le repli dans la tradition juive des shtetls dont Abraham Heschel et Martin Buber ont fait la louange dans  les  » Bâtisseurs du Temps  » ou les  » Ecrits hassidiques « .

Steiner et Scholem s’accordent à penser que cette percée remarquable des Juifs dans la culture allemande est accomplie sous la figure talismanique de Goethe.

2- Saisir les mouvements de jeunesse allemande avec le culte du maître, du Führer, du bismarckisme auquel n’échappera pas l’ouvrage fondateur du sionisme Altneuland de Herzl, l’ancienne terre nouvelle, entièrement calqué sur l’idéal de l’Etat-Nation. Le printemps des peuples de 1848  au cours duquel se forme en grande partie l’idéal politique de l’émancipation et de la liberté des peuples, couple cette émancipation avec la forme nationale dans laquelle elle s’incarne.

Le peuple et l’Etat-Nation sont et resteront conjugués par le mouvement historique de lutte contre l’assujettissement des Empires. Et c’est probablement  en partie l’ambiguïté de cette liaison charnelle et exaltante par la langue, les ancêtres, le pays, mais desséchante par le culte frontalier de la souveraineté et l’assomption du génie national, qui a éloigné Walter Benjamin du sionisme.

3- Mesurer le caractère problématique du pacifisme judéo-allemand alors que nombre de juifs se devaient d’afficher un patriotisme encore plus extrême que celui de leurs concitoyens germains.

Nous l’avons déjà souligné dans un précédent article sur les Lumières juives et la marranité : la plupart des juifs allemands ont affiché pendant la grande Guerre leur loyauté totale envers l’effort de guerre du Kaiser à de rares exceptions près (Schnitzler, Freud, Scholem, Karl Kraus, et Rosa Luxembourg…). Stefan Zweig et Martin Buber plébiscitèrent, du moins au début de la guerre, la défense du fatherland. Steiner souligne ici la réforme problématique et un brin  » honteuse  » de Scholem et de Benjamin.

 

L’entretien de Scholem et de Steiner débouche après ces trois grandes remarques d’ordre socio-politique sur une succession a priori désaccordée et excentrique des centres d’intérêt ou des expériences de Walter Benjamin :

4- Les constructions romantiques et poétiques de la nouvelle langue allemande

5-  L’échec de son habilitation et l’impossibilité d’entrer à l’Université, la précarité obligeant Benjamin à accepter le mécénat d’Horkheimer et d’Adorno

6- La mentalité de collectionneur, d’amateur passionné de jouets, de figurines et d’archives.

7- La graphologie et l’étude des similitudes.

8- L’expérience des drogues, de l’hallucination, du rêve et de l’éveil, du réveil. De l’aura…

9- Sa relation très singulière et labyrinthique avec le marxisme et ses formes marxistes-léninistes pratiques contre lesquelles il s’insurgera dans ses thèses sur la philosophie de l’Histoire.

10- Le rapport à la langue, à la fois comme traduction (Holderlin, Sophocle, Goethe, Baudelaire-Proust-Balzac) , mais aussi comme logos transcendant, ineffable, inarticulable dans les contraintes phoniques et expressives du langage naturel.

Steiner note ici les similitudes entre l’aura benjaminienne et la venue à l’être heidegerienne.

11- Son rapport difficile à l’Eros, à la fois subtil, élégant, respectueux des nuances et son incapacité à avoir un lien amoureux durable.

12- L’imprégnation théologique de toute son œuvre.

 

A l’issue de cette longue énumération qui n’est pas sans rappeler la multiplicité des thèmes et des motifs politiques, esthétiques, religieux, artistiques, littéraires, révolutionnaires, qui segmentent le Livre des passages de Benjamin, George Steiner se risque à une conclusion assez surprenante, du moins au regard de l’évolution du judaïsme contemporain :

 » L’identité et le destin juifs de Benjamin sont le seul et unique axe autour duquel tourne la gamme éblouissante de ses centres d’intérêt, le kaléidoscope de ses écrits, mais aussi leur forme fragmentaire, inachevée et provisoire.  »  C’est dire ici, en peu de mots, l’extrême complexité de l’être juif. Et Steiner poursuit : C’est aussi rappeler la révolte sporadique et automutilatrice contre la logocratie millénaire du Texte, contre la sacralisation du texte  révélé comme vérité et  loi. Mais aussi révolte imprégnée comme chez Rosenzweig, Scholem ou Celan, de la langue mystique, de la langue cabalistique qui cherche l’antidote au carnaval de la déconstruction post-moderne, au triomphe du kitsch et du trash.

Je ne sais pas si l’entretien de Scholem et de Steiner et les douze conditions requises à la compréhension de l’œuvre et du personnage de Benjamin suffisent à dessiner ou à esquisser une unité dynamique des travaux de Benjamin. Son inlassable, inépuisable et minutieuse activité d’archiviste et de collectionneur de traces échappera toujours au sens commun qui cherche ordinairement dans les essais des penseurs à s’édifier et à se guider. Pour comprendre un fragment de notre histoire, celle par exemple du Paris du Second Empire et de la Commune, Walter Benjamin fait appel à un univers vertigineux d’images, de concepts, de faits, de poèmes, d’activités humaines sans aucune similitude avec les réductions idéologiques ou didactiques pratiquées par la plupart des penseurs politiques et  » éducatifs  » de son temps. Face à l’explosion hallucinante d’un monde qui laisse tant de choses et d’êtres sur le chemin (ou dans les fossés !), Benjamin ne cherche pas le salut ou la résistance dans une vision systémique et hiérarchisée qui ménage le primat d’un ordre (économique dans le marxisme ordinaire) et il ne se replie pas davantage dans l’habitat nostalgique et séminal de la tradition juive. Si toute l’œuvre de Benjamin est  » imprégnée de théologie « , elle ne l’est pas forcément sur le mode auto-mutilatoire ou rebelle. Elle l’est d’abord, je crois,  sur le mode kafkaïen. Et l’on me permettra d’ajouter ici une treizième condition à la lecture  » éclairée  » de Benjamin : son intérêt passionné, vibrant, complice, inlassable pour l’œuvre romanesque de Kafka, au point d’en avoir fait le sujet électif de ses confrontations avec Bertolt Brecht.

Car à notre sens, ce n’est pas la « venue à l’être » heideggérienne qui se rapproche le plus de la perception de l’aura de Benjamin, mais la pensée commune à Kafka et à ce dernier de la pulsation pluritemporelle, non périodique du monde. Le recours de Benjamin à la figure des constellations permet de s’en approcher. Le monde comme tel n’existe pas, il n’existe que des mondes dont pas le moindre détail, pas la plus petite collision ne sauraient être tus ou oubliés.

Ces mondes, dans leur pluralité, n’existent pas naturellement  de manière visible, physique. Ils sont plutôt à rapprocher de la conception cabalistique des quatre mondes et de la dynamique ascendante et descendante des malakhim et des kelipot, anges lumineux ou obscurs, vecteurs de tikkun (réparation), ou au contraire de mutilation, créés sans arrêt par les hommes. Ils n’existent pas non plus selon des temporalités figées et successives qui feraient du Temps un instrument linéaire du progrès et de la mort des générations, ils s’enjambent, s’interpénètrent et se modifient grâce à des forces de liaison dont l’extrême complexité nous échappe mais dont rend compte la figure scientifiquement fausse mais visible à l’œil humain des constellations.  Sous cet angle, toute tentative de faire advenir le monde dans une unité chronologique forcée précipite inévitablement dans une grossière farce bureaucratique ou barbare, quand bien même l’intention qui guide l’accouchement de ce monde nouveau est vertueuse ou rationnelle. C’est le cas du progrès technique ou du communisme bureaucratique.

L’aura n’est pas en ce sens la venue à l’être, un clignement d’être dans la prodigieuse et facétieuse multiplicité des étants, mais le surgissement instantané, véritablement inouï, de l’enchevêtrement secret des mondes, soudainement éclairé. L’extraordinaire fragmentation des regards, des intuitions, des concepts, des citations, des références chez Benjamin prépare cet avènement brutal dont la figure messianique dans la mystique juive est très proche. Et de ce fait, l’aura ouvre soit sur le chaos et l’absolu désespoir soit tout au contraire sur la prophétie lumineuse et le sentiment de plénitude et d’unité de l’Etre.

Comme si dans ce présent ineffable et volatil de l’aura, se condensait l’énergie de tous les temps et de la longue marche de l’humanité, crevant la pesanteur catastrophique du Présent. N’oublions pas que l’aura est le terme retenu par les neurologues pour décrire le bref prodrome de la grande crise épileptique !

Hermann Broch dans sa  » mort de Virgile  » tente de décrire littéralement, littérairement, l’aura du monde, cette senteur  diffuse de l’univers, les épices mêlées du jour et de la nuit, l’arche étoilée du ciel et la touffeur humide des forêts denses, la marée argentée des pleines lunes et le crépitement cendré des feux de camp à l’entrée des cités, les voiles tendues des navires sur les flots et les cimes enneigées, … l’univers prodigieusement infini et à peine ou furtivement respirable, l’oxygène résiduel d’un Dieu absent, l’aura de son invisible présence.

Pourtant, ni Kafka ni Benjamin, en dépit de leur aversion pour le kitsch et le trash, ne peuvent être des croyants, qu’ils soient pleins, partiels ou même auto-mutilés. Il leur manque à tous les deux l’innocence de la foi messianique. Le messie n’arrivera pas le dernier jour, disait Kafka, mais le lendemain !  Et quoique le judaïsme puisse être compris et vécu, sans les battements de la foi ou de la grâce, le pessimisme radical de Kafka sur la condition humaine moderne révèle bien plus qu’une angoisse sur l’inhumanité des temps techniques et bureaucratiques. Le judaïsme religieux est impuissant à réchauffer le cœur des hommes. Car, ce n’est pas la présence divine qui s’est effacée du monde, cela, les hommes modernes le savent. C’est la Loi même, laissée à l’homme en viatique et en auxiliaire du projet divin, qui est devenue une lumière inaccessible ou trompeuse. Et c’est peut-être en ce sens qu’il faut relire le chapitre  » devant la Loi  » de la fin du Procès.

Mais Kafka et Benjamin ne peuvent pas être davantage des croyants dans les idéaux politiques ou matérialistes de la modernité. La tabula rasa inventée par ces vastes et généreuses idéologies profanes prépare de futurs désastres, car  en oubliant tant et tant d’humanités passées et de temps d’épreuve de ces humanités disparates, et tout à la joie fébrile et salvatrice de fabriquer un monde radieux et homogène, elle finit par semer à son insu les graines de l’inhumanité. L’accès à l’universel de Kafka et de Benjamin n’est rien moins qu’évident. Tous deux savent que l’Histoire gouvernée par des statisticiens de masses, socialistes ou non, et des technocrates obnubilés par le génie des machines, tireront l’humanité vers l’obscurantisme, quand ils croient fermement la pousser vers un irrésistible progrès. Et pourtant, nous ne pouvons plus faire marche arrière, la réaction psychologique et la mélancolie ne nous sont d’aucune utilité. Seule nous est d’un quelconque secours la critique de l’idée selon laquelle le progrès de l’espèce humaine à travers l’histoire est inséparable d’un mouvement dans un temps homogène et vide. La critique de cette dernière idée doit servir de fondement à la critique de l’idée de progrès en général.[1]

Sans accès facile à l’universel, sans pouvoir mobiliser la séduisante téléologie du progrès ni s’en remettre à un marxisme-léninisme secrètement inféodé à cette dernière, Kafka et Benjamin auraient pu, chacun à sa manière, être tentés par le sionisme, ce mouvement politique de reconstruction nationale qui entend conjuguer le judaïsme qui vient de si loin et  l’expérimentation socialiste qui porte l’espoir des modernes.

Mais ni Kafka ni Benjamin ne purent devenir sionistes. Non pas que la connaissance des persécutions des juifs en Europe leur soit indifférente ou insuffisamment pesée et qu’ils méprisent l’idée d’un hâvre ou d’une arche si les temps s’enveniment! On ne saurait ici leur dénier la lucidité sur les désastres qui se préparent, mais le sionisme suppose dans sa construction idéologique une dialectique de l’Etat-Nation et de l’Israélien nouveau qui leur est étrangère. Ils pressentent que l’occultation du judaïsme exilique de deux mille ans au profit d’une citoyenneté juive d’un genre inédit prépare la fusion de la technologie et de l’orthodoxie qui gouverne aujourd’hui Israël, c’est-à-dire, à bien des égards, la victoire du kitsch qui dévaste déjà l’Europe dans la première moitié du vingtième siècle. Or, cette victoire du kitsch est bien plus périlleuse que les flonflons nationaux qui irritaient tant Stefan Zweig. Car c’est bien à leur expérience vivante et sans cesse renouvelée de l’hétérochronie des mondes politiques, spirituels, intellectuels que les juifs doivent d’avoir survécu à l’anéantissement de leur souveraineté et du Temple au cours de ces deux mille ans . Ce n’est pas à leur fusion temporelle !

Ainsi, si la théologie juive n’est jamais absente de l’œuvre de Benjamin (avec parfois la dimension mystique que rappelle Steiner) et si le crépusculaire désir kafkaïen de chercher la clé perdue et la lumière de la Loi, infiltre en maints endroits les écrits du romancier praguois, ce n’est jamais, on en conviendra, sous une forme édifiante, convaincue ou exaltée que ces inclinations se manifestent.

En confirmant l’hypothèse de Steiner (et de Scholem) : que l’identité et le destin juifs de Benjamin sont l’axe central de sa kaléidoscopique pensée, et instruits du bouillonnant inachèvement du travail de Benjamin (le manuscrit disparu de Port-Bou nourrit tous les fantasmes), il nous faut en tirer la conclusion, au moins provisoire, que les jugements négatifs à la mode sur le judaïsme diasporique sont pour le moins hâtifs et dans une large mesure brutalement obscurs.
C.C.

 

[1] Sur le concept d’Histoire, de Walter Benjamin

 

Vous voulez nous écrire, réagir à cet (un?) article
Ecrivez-nous
nous transmettrons vos réactions à son auteur

Sommaire numéro 20

Editorial
Sur l’hospitalité
Claude Corman

Loup y es-tu ?
Noëlle Combet

« Mobile et immobile »,
une dimension cachée
Paule Pérez

Le consentement meurtrier
(sur Marc Crépon)
Noëlle Combet

Ah quel titre
Paule Pérez

Murs… mots d’Athènes
photos de Brenda Turnnidge

Le charme
Alain Laraby

Sur l’hospitalité

Editorial

par Claude Corman

Pour Edgar Morin, la crise que traverse l’Europe est moins une crise d’intendance qu’une crise de civilisation. Aux alternatives classiques de croissance-décroissance, de mondialisation-démondialisation dans lesquelles se forgent les configurations politiques les plus communes, Morin entend faire de l’humain, de l’humain à la croisée des chemins de la connaissance, de l’environnement et de l’interdépendance sociale le fil d’Ariane de toute politique de salut public.

Privilégier le local, le proche dans les productions agricoles vivrières sans renoncer pour autant à une intensification des échanges culturels qui accompagne le mouvement moderne des communications de masse n’est pas une contradiction, mais une exigence raisonnable. Au lieu que le contemporain se résume à un faisceau convergent de techniques et d’innovations qui rythme et figure une époque, la civilisation qui s’annonce placera le désajustement des temporalités économiques, sociales, culturelles au cœur de sa nouvelle dynamique. Autrement dit, le progrès ne sera plus cette avancée synchrone de toutes les productions humaines sous la pression des derniers avatars techno-scientifiques, mais une pesée complexe de ce qui est utile et bénéfique à l’homme.

À la lumière d’une telle conception du contemporain, les stratégies politiques les plus tournées vers l’extension indéfinie du Marché mondial ou inversement les plus axées sur des frontières claires et imperméables sont incapables de saisir les nouveaux enjeux d’une civilisation qui enjambe le lointain et le proche, dans toutes les dimensions de l’espace et du temps. Mais, comme cette conception hétérochrone du contemporain est loin d’être majoritairement partagée, il n’est pas étonnant que s’affrontent partout des logiques politiques dominées soit par la préoccupation libérale de l’ouverture inconditionnelle des Marchés, soit par la défense des frontières contre les invasions étrangères de marchandises ou de personnes !

Et c’est probablement ici, dans cette confusion entre la concurrence déloyale de pays lointains réputés esclavagistes, en tout cas très éloignés de notre conception républicaine du droit du travail et l’expansion des minorités étrangères dans nos Cités occidentales que se joue une bonne part de l’avenir européen. Ainsi le discours d’extrême droite qui a la faveur d’un nombre croissant de citoyens lie d’un côté l’immigration africaine et maghrébine en Europe à l’attraction de prestations sociales aussi généreuses que ruineuses pour les Etats qui les dispensent, et de l’autre soutient l’idée antilibérale que la compétition ouverte des Marchés est porteuse d’une liquidation du modèle social européen et de la désagrégation des solidarités nationales.

Dans les deux cas, l’étranger fait figure d’accusé, qu’il soit dans la fonction de « profiteur » ou de celle d’esclave servant des intérêts ennemis ! Et du coup, il se retrouve projeté sur l’avant-scène de la vie politique européenne, au point d’incarner l’essence du Mal qui ronge nos sociétés et contre laquelle luttent les courants nationalistes et identitaires. Ces derniers, ayant lié la mondialisation et la croissance des populations immigrées, empochent de la sorte les dividendes électoraux sur la dépression économique prolongée et le déclin de la vieille civilisation occidentale abusivement résumé à la subversion des valeurs nationales.

Face à l’usage fascisant du délocalisé servant à son insu ou non les dynamiques économiques de la délocalisation, la gauche européenne met en avant deux grandes philosophies, qui ne sont du reste pas exclusives l’une de l’autre.

La première est inspirée par la vision derridienne de l’hospitalité et la seconde par la figure post-marxiste de l’immigré comme substitut du prolétaire. La vision derridienne de l’hospitalité privilégie le sens éthique et la générosité de la société qui accueille les étrangers. Elle fait la part au don, non pas à la miséricorde qui est une forme de gestion de la pénurie, mais au don, c’est-à-dire, au partage de l’abondance technique, artistique, marchande des peuples qu’une longue histoire ou un génie singulier a placés dans la position de donateurs. Et  c’est à l’Europe, en l’occurrence, cette mosaïque de nations qui a le plus porté hors de ses frontières ses savoirs, ses techniques, ses curiosités, mais qui a aussi le plus violemment imposé ses mœurs, ses dieux et ses soldats, qu’incombe un haut devoir d’hospitalité. Car dans une très grande mesure, le monde aux frontières ouvertes dans lequel nous vivons aujourd’hui, ce monde foncièrement délocalisé et qui génère à grande échelle des déplacements de populations, est avant tout son œuvre !

La seconde philosophie est davantage inspirée par la conception révolutionnaire marxiste du prolétariat. La figure de l’étranger est associée à celle du prolétaire, qu’elle tend à remplacer, comme si à la lutte des classes qui s’exerce à l’intérieur de chaque nation (même si sa matrice est universalisable) succédait une lutte des plus déshérités à l’échelle du monde. L’immigré porte tel un atlante le poids de l’humanité entière sur ses épaules de sans grade et de sans territoire, à l’instar du va-nu-pieds de Charlie Chaplin abritant en ses guenilles la plus haute exigence d’humanité.

Ces deux conceptions ne sont pas homogènes et symétriques, et parfois elles se recoupent, particulièrement sur les responsabilités de la colonisation mais il semble que la seconde ait davantage séduit la conscience abîmée et fervente des gauches « radicales » européennes.

Toutefois, faire de l’immigré le légataire de la condition humaine, celui par lequel s’annonce l’abolition des frontières à l’échelle du monde, peut vite s’avérer un rêve inconsistant et trouble. Si les sociétés européennes accablées par le chômage et l’érosion des protections sociales s’installent dans une vision et une gestion pénuriques de leur univers, un univers désormais pauvre et où il faut sans cesse compter, le besoin de limitation imposera très vite son réalisme désenchanté et amer des tranchées, des renvois, des reconduites… Et le besoin « re-légitimé » de frontières fabriquera à nouveau dans la violence l’étranger-bouc émissaire.

Il est tout juste temps de se retourner vers une philosophie de l’hospitalité qui enlève à l’Europe son masque austère et triste de vieux prodigue réfugié dans l’avarice et lui fait au contraire scintiller ses promesses, ses responsabilités et l’immensité de l’encore possible…

L’inexorable dépression et son cortège de ressassements et d’amertumes, ou la renaissance d’une Europe hospitalière, créative, vivante ! La foule multiraciale qui déambulait à la Bastille dans la nuit du 6 Mai n’incarne pas la nouvelle espérance du Monde (personne n’est l’avenir de l’homme !), elle ne se fait guère d’illusion sur le retour du vieillard prodigue, mais elle place la France et l’Europe face à une telle alternative. De plus en plus vite…C. C.

9 Mai 12

Loup y es-tu ?

Séminaire de Jacques Derrida

« La Bête et le Souverain »
Leçon inaugurale

par Noëlle Combet

La différence est sexuelle

Dès le titre « La Bête et le Souverain » le jeu des articles définis indique une différence ; et Derrida précise qu’elle  renvoie dans l’inconscient de chacun, comme dans le registre de la langue, à celle des sexes. Tantôt duo, tantôt duel, ce qui lie « le » et « la » est de l’ordre de la scène ; alliance et/ou combat, ce vis-à-vis évoque la méthode derridienne de la déconstruction : s’approprier en se séparant ; conjonction/disjonction. C’est ce qui se produit dans tous les couples : d’amants, d’amis, de maîtres et disciples et/ou esclaves, de textes et lecteurs. La bête et le souverain ne font pas exception et c’est ce que Derrida s’attachera à démontrer tout du long ce séminaire, posant les questions ouvertes par les concepts de pouvoir et de droit, de justice et d’abus, de transgression et de loi.

 

A pas de loup et à pas de colombe

Une première scène est d’abord poétiquement et allusivement évoquée sous la forme d’une question :

«  -Quelle scène ?
Nous l’allons montrer tout à l’heure. »

Voilà qui fait surgir une fable mais sans la nommer précisément. C’est que, dans un mouvement feutré, l’auteur identifie son séminaire au loup de la fable. Car il « avance à pas de loup » écrit-il. L’expression laisse entendre la prise et la surprise d’une proie ignorante de ce qui l’attend. S’agit-il ici d’un public à séduire, d’une pensée à saisir ? Des deux sans doute et l’auteur nous tient en haleine. Dans une sorte de bestiaire poétique, évoquant la parole qui va à pas de loup, il l’oppose à celle appelée par Nietzsche dans Zarathoustra et qui évolue à « pas de colombe », s’adressant à « moi », lecteur, lectrice « à l’heure du plus suprême silence »

Le pas de colombe ne s’entend pas plus que celui du loup mais il annonce la paix alors que l’autre va vers une capture guerrière. La scène, duel et/ou duo, c’est selon et c’est ainsi que progressera le séminaire.

 

Loup, n’y es-tu pas ?

Après nous avoir portés à la rencontre du loup dans plusieurs expressions idiomatiques,  « entre chien et loup », « hurler avec les loups » et d’autres encore, liées selon les époques et les lieux à des cultures, des histoires, des mythes, Derrida précise les raisons de son choix : dans « à pas de loup », le loup n’y est pas tout à fait : l’ambiguïté du « pas », mouvement et/ou négation renforce l’impression de ruse : il y est comme s’il n’y était pas, dans ce pas. Il avance clandestinement. Il n’est pas encore là comme le thème du séminaire, puisque « nous l’allons montrer tout à l’heure ».Quelque chose s’annonce mais n’est pas encore là. Et l’auteur évoque alors le loup comme masque dissimulant le visage, le plus souvent celui des femmes, dit-il, dans des bals déguisés. Nous voici donc avec  une « femme au loup » et de nouveau dans l’énoncé de la différence sexuelle puisque l’auteur fait, dans ce passage cohabiter cette femme masquée avec le loup, celui dont on voit la queue quand on en parle, bien masculin celui-là et qui va à pas de velours, à pas dissimulés. Ce pas du loup avance, insensiblement, en toute insensibilité à la souffrance à venir de sa future proie et cette cruauté « aura raison de tout ». Le mot « raison » fait surgir la bête, quasi souverainement :

« La raison du plus fort est toujours la meilleure :
Nous l’allons montrer tout à l’heure ».

La voici apparaître dans la Fable « Le loup et l’agneau » de La Fontaine. Avec ce loup fabuleux, vient le règne de la cruauté et le questionnement sur cette « raison du plus fort ».

 

Zoo-théologie et zoo-politique 

L’Histoire ne cesse de dessiner des images d’hommes-loups ou de dieux-loups en même temps qu’elle raconte le sexuel, le politique, mettant en question l’Etat, la loi, la guerre et la paix, le terrorisme…

A l’origine de Rome, à l’origine de la cité, une louve, celle qui allaita Romulus et Remus, une prostituée peut-être, à laquelle s’associent à la fois des images de sexualité et de fécondité. Et au panthéon des mythologies et des légendes, des dieux guerriers comme Wotan, le dieu germain dont l’essence même est la souveraineté : il siège entre deux loups, insignes de sa majesté. Lui-même peut à volonté se métamorphoser en animal sauvage, oiseau, poisson serpent. Un possible devenir-animal de l’homme ?  Entre l’homme et la bête la frontière est poreuse et Derrida y revient à plusieurs reprises, en particulier, quand il cite l’ouvrage de Plutarque « que les bêtes usent de raison »  publié par Elisabeth de Fontenay  dans « Trois Traités pour les animaux ». Il y est souvent question de l’analogie et des passages entre l’homme et l’animal. C’est la magicienne Circé qui métaphorise ce pouvoir de métamorphose :

« Il me semble, Circé, que j’ai bien compris cela et l’ai bien imprimé en ma mémoire. Mais j’aimerais volontiers savoir s’il n’y a point quelques Grecs entre eux que tu as transformés en loups et en lions »

La suite fait l’éloge d’une sorte de grandeur des animaux qui savent se retourner contre leurs ennemis « avec  une naïve magnanimité, sans qu’aucune loi ne les y appelle » (Derrida souligne). Cette porosité de la frontière animalité/humanité, l’auteur la met dans un autre passage en lien avec le flou de la distinction entre nature et culture, montrant que le tabou de l’inceste censé dessiner la séparation, comporte une part d’indécision : il y a un évitement de l’inceste dans certaines sociétés de singes, et l’auteur souligne au passage la fragilité de la différence entre interdit et évitement ; on peut noter d’autre part une sorte d’inévitabilité de l’inceste dans les sociétés dites humaines, si l’on va y voir de près, là même où l’inceste paraît interdit. Et il est vrai que l’inceste est au fondement du désir. Alors se pose la question de la loi. Quelle loi dans les sociétés animales ? Quelles en seraient les intersections avec la loi dans les sociétés humaines ?

 

La raison, la force le droit

A propos de l’articulation force/justice l’auteur en appelle à une pensée de Pascal : « justice, force. Il est juste que ce qui est juste soit suivi, il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi. La justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est tyrannique… ». Il défriche ce point longuement questionnant la force et/ou la tyrannie dans toute une partie de cette leçon inaugurale consacrée à Rousseau. L’on sait que selon la formule de Plaute : « Quand on ne le connaît pas, l’homme n’est pas un homme mais un loup pour l’homme ». C’est sur cette formule que Hobbes édifie sa conception du Léviathan : le monstre biblique devenu métaphore de la nécessité d’un Etat fort pour protéger les hommes contre leurs instincts agressifs.

 

Rousseau argumente contre ce point de vue dans « Le contrat social » : le titre du chapitre II fait écho à la fable de La Fontaine puisqu’il s’intitule : « Du droit du plus fort ».  Rousseau s’oppose aux théoriciens qui réduisent le citoyen à la bête et la communauté humaine à du bétail. Se référant à Hobbes, Rousseau écrit : « Ainsi voilà l’espèce humaine divisée en troupeaux de bétail dont chacun a son chef qui le garde pour le dévorer ». Le loup n’est pas loin et la fonction du loup-tyran, sa fonction de gardien a pour but la dévoration (« pour le dévorer »). « Bétail » désigne une animalité destinée à être exploitée, en tant qu’instrument ou nourriture. Cette image, métaphore, du chef gardant son peuple « pour le dévorer », saisit le lecteur tant elle résonne en regard des familles dynastiques en tout genre dont l’actualité mondiale est remplie ; et de la férocité de la spéculation à laquelle se soumettent les états.

Rousseau évoque aussi d’autre part, une analogie faite par Caligula : les rois seraient des dieux et les peuples des bêtes. Ce raisonnement est celui d’un chef et son affirmation désigne donc la place que celui-ci s’octroie dans cette analogie animalière. Rousseau poursuit : « Le raisonnement de Caligula revient à celui de Hobbes et de Grotius. Aristote avant eux tous, avoit aussi dit que les hommes ne sont point naturellement égaux, mais que les uns naissent pour l’esclavage et les autres pour la domination.[…]Tout homme né dans l’esclavage, naît pour l’esclavage, rien n’est plus certain. Les esclaves perdent tout dans leurs fers, jusqu’au désir d’en sortir. Ils aiment leur servitude comme les compagnons d’Ulysse aimoient  leur abrutissement ».

Voilà qui vient prolonger le thème de la « servitude volontaire » selon La Boétie en introduisant une considération supplémentaire : certes, s’il y a servitude, c’est que l’esclave ne se rebelle pas mais alors que La Boétie y pointe le désir de demeurer assujetti, Rousseau, avec le terme d’ « abrutissement » souligne que la tyrannie  provoque (veut provoquer ?) une impuissance à penser ; fascination, selon La Boétie,  abêtissement selon Rousseau.

On peut déduire de cette approche de Rousseau, que, pour ce dernier, la « raison du plus fort », l’emportant en fait, ne l’emporte pas en droit, sauf dans une justification sophistique suspecte, voire perverse, émanant de ceux qui dominent. Ne peut-on aller jusqu’à penser que, selon lui, Hobbes a maquillé  le fait en droit ?

Derrida, quant à lui, se propose de défricher et labourer le territoire de cette analogie homme/bête et de l’étendre jusqu’à souverain/bête. Dans ce mouvement de «déconstruction » il observe la réversibilité de l’analogie : il s’agit de reconnaître au-delà de l’affirmation selon laquelle l’homme politique est encore un animal, le fait que l’animal est déjà politique ainsi que le montre le raffinement de certaines sociétés animales. Il s’agit par là même de déconstruire la distinction, naïve selon lui, entre culture et nature. Peut-on aller jusqu’à penser une culture animale finalement proche parfois, de la nature humaine ? La question de la loi (animale/humaine) se pose une nouvelle fois : un souverain a le pouvoir de légiférer, mais aussi de suspendre la loi ; et dans un mouvement qui le situe au-dessus de la loi, donc hors la loi, il se peut bien qu’il rejoigne la bête la plus brutale. « En se partageant ce commun être-hors-la-loi, la bête, le criminel et le souverain se ressemblent de façon troublante »… De quoi nous interroger sur le comportement des puissants dans les sociétés contemporaines. Que ne se permettent-ils pas ?

 

Marges sauvages de la souveraineté

Evoquant le surnom de Mustafa Kemal, Atatürk, c’est-à-dire « Père des Turcs », Derrida rappelle qu’il était aussi appelé « le loup gris » en mémoire de l’ancêtre mythique de Gengis Khan « le loup bleu ». Voilà qui rappelle l’atmosphère de « Totem et Tabou » et Derrida, dans une évocation quasi- psychanalytique, parle de fascination hypnotique, d’hallucination, d’étrangeté qui nous fait percevoir, comme dessinée aux rayons X sous les traits du souverain la gueule de la bête, et réciproquement, sous cette gueule, la face du souverain. Nous voilà, écrit-il « en proie à une hantise ou plutôt au spectacle d’une spectralité.. » Et, plus loin : « La bête et le souverain […] La bête est le souverain »

Derrida interroge ensuite la formule « Etats voyous ». L’origine de cette formulation est « rogue states ». Elle désigne les Etat qui se conduisent bestialement en délinquants, criminels, violeurs, ne respectant pas le droit, pas même un droit de la guerre, puisqu’ils pratiquent le terrorisme international. Mais cette accusation est ambiguë et réversible ; par exemple, les Etats-Unis, auxquels cette définition est familière, peuvent être accusés à leur tour d’avoir violé régulièrement les décisions de l’ONU et pratiqué un terrorisme d’Etat. On peut en particulier faire un lien entre Bush avec celui qu’il surnommait « la bête de Bagdad »

 

Artifice, monstruosité et politique :

L’Etat est là, selon Hobbes pour museler la bête agressive dans l’homme. Hobbes, pour métaphoriser ce pouvoir et cette puissance de l’Etat, emprunte au livre de Job dans la « Genèse » la figure d’un monstre aquatique, le Léviathan, dont il fait le titre de son ouvrage et dont il souligne l’aspect artificiel : «  L’art va plus loin en imitant l’œuvre raisonnable et la plus excellente de la nature : l’homme. C’est l’art en effet qui crée ce grand LEVIATHAN appelé REPUBLIQUE ou ETAT, qui n’est autre chose qu’un homme artificiel quoique de stature et de force plus grandes que celles de l’homme naturel, pour la défense et la protection duquel il a été conçu » (Hobbes : « Léviathan » 1651). Ce Léviathan est donc produit comme Pouvoir dans ce que l’on pourrait considérer comme une sorte de sur-naturalité en opposition avec un état de nature. Pouvoir et Etat sont ici rabattus l’un sur l’autre et la légitimité de cet amalgame sera mise en doute plus loin. L’animalité du Léviathan apparaît comme celle d’un monstre, ici une sorte d’animal prothétique, puisqu’« artificiel », mais nécessaire, selon Hobbes, pour protéger l’homme naturel de ses instincts d’agression.

Derrida, dans sa lecture déconstructive, en déduit, au-delà de ce qu’écrit Hobbes, qu’en tant qu’artefact, et donc, hors du champ naturel, cette figure est historique et donc dé-constructible. Plus loin, Derrida évoque cette « prothèse gigantesque destinée à amplifier, en l’objectivant hors de l’homme naturel, le pouvoir du vivant, de l’homme vivant qu’elle protège, qu’elle sert, mais comme une machine morte, voire une machine de mort, une machine qui n’est que le masque du vivant ». Et Derrida indique alors que le système politique de Hobbes serait inconcevable sans cette « prothétatique » (à la fois zoologiste, biologiste et techno-mécaniste) de la souveraineté. Sur cette prothèse se fonde selon Hobbes le droit des hommes sur les bêtes, le droit du père sur les enfants, etc.

Une configuration hiérarchique se dessine donc : au sommet le roi, l’homme, le mari le père : au-dessous, à son service, l’esclave, la bête, la femme, l’enfant. Peut-on alors penser, en lisant Derrida lecteur de Hobbes, que la raison du plus fort serait devenue un droit selon Hobbes, et que l’artifice du Léviathan serait un moyen de justifier la force par le droit, sous la forme d’ un monstrueux artifice en quelque sorte.

Des théoriciens prolongent la pensée de Hobbes et Schmitt apparaît comme l’un de ces fils spirituels. Pour Schmitt, en effet, la souveraineté étatique est absolue ou n’est pas. Schmitt voit dans la mise à mort le sens de « l’originarité ontologique […] La vie humaine est un combat (« Kampf ») et chaque homme est un combattant (Kämpfer). » Chaque être humain, donc, selon lui, vivrait en vue de la mort ou de la mise à mort. Schmitt fonde le droit de la guerre sur une critique du pacifisme et donc sur « La raison du plus fort ». Et, en toute logique avec lui-même, il fonde le politique sur la figure de l’ennemi, à l’inverse de Derrida qui le fonde sur l’amitié.

 

L’humanimalité dans l’œuvre de Freud : une question en suspens

Freud, pour sa part, dans « La question de l’analyse profane » montre que l’animal dévorateur dans les contes et les fables fait référence au père et il apparaît aussi dans « Malaise dans la culture », comme un dieu prothétique, métamorphose liée à la technique et à sa maîtrise sur la nature. Voilà qui est tout proche de la pensée de Hobbes. L’image du Léviathan n’est donc pas loin, ni l’idée de la cruauté inhérente à la culture et aux machines de mort qu’elle produit.

Dans une analogie entre Etats animaux et Etats humains, Freud reconnaît une plus grande stabilité aux premiers ; mais dit-il, l’homme n’y serait pas heureux. Il se pourrait, et Freud laisse cette hypothèse en suspens, que pour l’homme, la forme prise par la libido chez l’homme originaire ait provoqué une relance des pulsions de destruction et de mort : « Chez l’homme originaire, il se peut qu’une nouvelle avancée de la libido ait attisé une rébellion renouvelée de la pulsion de destruction ». Il ajoute qu’à cette question,  « il n’y a pas  encore de réponse.» Le « pas encore » pourrait laisser entendre que …un jour…peut-être…

Pouvons-nous garder en nous un espoir ? Il le faut, certes, pour continuer à vivre, mais la période actuelle, dans les fumées de Fukushima et les déchaînements de violence, les combats fratricides de citoyens se soulevant les uns contre les autres, l’avidité et les exactions de souverains bestialement déchaînés ou de responsables politiques abusant de leurs privilèges, la méfiance qui fait se fermer les frontières au détriment de toute hospitalité, et la tyrannie du « divin Marché », selon l’heureuse formule du philosophe R.D.Dufour, dessine plutôt les contours d’une époque illustrant les théories de Hobbes ou de Schmitt.

L’espoir que sous-entend le « pas encore » de Freud se formule à nouveau dans les dernières lignes –  que n’évoque pas Derrida – de  « Malaise dans la culture » : « La question décisive pour le destin de l’espèce humaine me semble être de savoir si et dans quelle mesure son développement culturel réussira à se rendre maître de la perturbation apportée à la vie en commun par l’humaine pulsion d’agression et d’auto-anéantissement ».

« Développement culturel »… « Se rendre maître »…Nous sommes proches du vocabulaire de Hobbes si ce développement culturel s’entend comme fabrique d’artifices pour maîtriser la nature ce qui mènerait à l’anéantissement. A quand et comment un renversement ?

La recrudescence de la violence pourrait-elle en être considérée comme une amorce? Nous préfèrerions des transitions plus silencieuses mais peut-être y a-t- il à l’arrière de ces déchaînements un silence qui peine à se faire entendre, lové encore dans de timides alternatives ainsi que dans la vigilance et le travail de la pensée.

 

Spinoza contre Hobbes

Peut-être est-il, entre autres, utile de garder à l’esprit la conception politique de Spinoza. Se démarquant de Hobbes, Spinoza énonce que, pour ce dernier, la Cité représente une sortie de l’état de nature, alors que, pour lui, elle en est la continuation. Pour Spinoza en effet, la Substance, la Nature est une et indivisible et chaque existant en est l’un des modes. Sa conception de l’Etat en découle : celui-ci n’a pas, comme pour Hobbes fonction de frein du droit naturel ; il en provient en tant que combinaison des puissances individuelles dont la puissance souveraine est la canalisation. Son ressort n’est donc pas la peur (conception de Hobbes).

Revenons donc, pour ne pas désespérer à la vision spinozienne de l’Etat, plus nuancée, plus porteuse d’espoir que celle de Hobbes et vers laquelle il serait prudent de tendre : dans le « Traité théologico-politique », il propose une conception politique en laquelle une puissance d’agir de l’Etat prolongeant celle de chacun, instituerait une démocratie réelle. C’est la vision d’un homme pour qui la joie est fondatrice, une vision qui propose une structuration de la liberté dans le cadre de lois négociées et respectées par tous : c’est un mouvement de pensée favorisant une forme non pervertie de la démocratie.

 

Relisons cet extrait Du chap. XX du « Traité théologico-politique » :

« Des fondements de l’Etat tels que nous les avons expliqués ci-dessus, il résulte avec la dernière évidence que sa fin dernière n’est pas la domination ; (je souligne) ce n’est pas pour tenir l’homme par la crainte et faire qu’il appartienne à un autre que l’Etat est institué ; au contraire c’est pour libérer l’individu de la crainte (je souligne), pour qu’il vive autant que possible en sécurité, c’est-à-dire conserve, aussi bien qu’il se pourra, sans dommage pour autrui, son droit naturel d’exister et d’agir. Non, je le répète, la fin de l’Etat n’est pas de faire passer les hommes de la condition d’êtres raisonnables à celles de bêtes brutes ou d’automates, mais au contraire, il est institué pour que leur âme et leur corps s’acquittent en sûreté de toutes leurs fonctions, pour qu’eux-mêmes usent d’une Raison libre, pour qu’ils ne luttent point de haine, de colère ou de ruse, pour qu’ils se supportent sans malveillance les uns les autres. La fin de l’Etat est donc en réalité la liberté (je souligne)».

 

De cette pensée spinozienne selon laquelle l’Etat serait une résultante de « l’effort de chacun pour persévérer dans son être », l’on peut déduire que l’Etat serait une sorte de réunion négociée de ceux qui le composent. SI nous sommes l’Etat, l’image du Léviathan ne pourrait représenter que le pouvoir abusif : et il paraît donc utile de dissocier la définition de l’Etat de celle du Pouvoir, l’un n’étant pas réductible à l’autre, même dans les situations où ils se superposent obligatoirement, dans la mesure où il faut que l’Etat puisse exercer un pouvoir. Alors que l’image du Léviathan amalgame obligatoirement et arbitrairement les deux, l’Etat selon Spinoza serait une sorte de collectivité, un « nous » résultant des conflits négociés et exerçant un pouvoir mesuré.

Faut-il considérer ce point de vue comme une utopie et/ou imaginer que Spinoza reste en avance sur notre évolution ?

C’est par une telle conception de la société que passera notre progrès humain si nous voulons tendre vers le meilleur plutôt que vers le pire. Rien, pourtant, n’est assuré même si nous pensons que la crise que nous traversons appelle des changements radicaux favorisant une rationalité porteuse de valeurs éthiques et de culture au lieu de privilégier une instrumentalisation de l’humain et une hégémonie du Marché, tyrannie plus subtile que celle d’un loup ou d’un Léviathan, mais dont la perversité peu à peu se démasque à travers la souffrance sociale qu’elle inflige.

La seule voie d’accès à une telle rationalité semble bien être l’Education, aussi bien celle que l’école peut transmettre que celle que nous partageons avec d’autres, lorsque nous « pensons » et débattons. Ce n’est que dans la mesure où nous tendrions vers une société d’individus éduqués et amicaux, selon la conception derridienne du politique, que nous  pourrions prétendre à être l’Etat. N. C.

« Mobile et immobile »,

Une dimension  cachée

par Paule Pérez

Lorsqu’on traverse l’Atlantique on peut être frappé par une différence au quotidien, entre la France et les Etats-Unis, différence dont l’idée tournerait autour de la dualité : immobile et mobile. Celle-ci se rencontre sous de multiples formes dans les instances de la société, attitudes, et modes de vie. On l’aura deviné, sans jugement de valeur, le Français serait bien plutôt du côté de l’immobile et l’Américain du côté du mobile!

Système de crédit, économie

Un jeune chef d’entreprise français qui a un excellent concept, du talent et des compétences, mais qui manque de fonds propres, s’adresse à sa banque pour pouvoir faire des investissements nécessaires à la mise en oeuvre de son idée.

La banque examine son dossier et constate que son idée est remarquable. Elle prêtera avec enthousiasme, mais il y a juste à régler les détails de la garantie. Bien sûr, il donnera sa caution personnelle, ce qui n’est qu’une formalité, tant il a foi en son projet, il est prêt à « payer de sa personne », sachant bien qu’en cas de défaillance il lui faudra travailler dur pour rembourser. La banque explique que la caution personnelle est presque automatique en ce genre d’affaire, mais un petit fond de tiroir en terre ou en pierre, et le dossier serait plié très vite : le jeune chef d’entreprise – ou son père, possède certainement, n’est-ce pas, au fin fond de la Lozère, un petit terrain, ou dans le Lyon touristique, un vieux studio à hypothéquer? La direction des engagements aurait un « os à ronger », le dossier ainsi serait « blindé, propre, impeccable » (c’est-à-dire sans péché) puisque, à la ligne « hypothèque » on cocherait la case « oui ».

On ne peut véritablement penser en France à une autre forme de garantie que le bout de terre ou de pierre, l’hypothèque est la pierre de touche, la pierre d’angle, l’arcane absolue, le sésame ouvre-toi de tout accord de crédit. Ce n’est autre que le risque sans le risque ! Face à la valeur « mobilière » de l’entreprise, l’emprunt est garanti par l’élément le plus inerte, le plus matériel et le plus rigide qui soit : terre ou pierre. Vu de loin, cela peut paraître vertigineusement absurde. Mais a-t-on jamais vu en France un morceau de terre ou de pierre qui ne vaille plus rien du tout, même au plus creux des crises économiques ? Ce n’est pas un hasard si le premier désir des jeunes couples français, même les plus pauvres, est de devenir propriétaire de sa résidence principale, et les enfants sont éduqués en ce sens. Terre et pierre qui sont aussi symboles de poussière, de sépulture et donc de mort, sont, paradoxalement, les moteurs du processus de l’emprunt et les fondations ou piliers de la dynamique économique.

Ainsi, combien de petits créateurs n’ont jamais pu aller jusqu’au bout de leur projet voire de leur rêve? Pour obtenir du « crédit » il faut donc avoir du « bien », et le bien, c’est la possession immobile, non pas le talent. Paradoxalement, la solvabilité dont le doublon étymologique est la solubilité, s’associe à la rigidité. Pour poursuivre le jeu d’image, symboliquement et chimiquement, la « liquidité » ne produit ni ne suscite « d’intérêt » que lorsqu’elle est issue de la dissolution d’un solide!

Questionnés là-dessus dans les années 80, une dizaine de psychanalystes et sociologues français ne trouvèrent pas qu’il s’agisse là d’un sujet digne d’étude, ils jugeaient « normal » que les banques demandent des garanties, ils n’y voyaient pas une affaire « d’impensé radical » sur lequel il pouvait être fécond de se pencher : la vieille Europe aurait-elle un inconscient foncièrement « foncier »?… Aucun d’entre eux n’accepta d’entreprendre une réflexion approfondie sur ce thème, lorsque je les en sollicitai en tant que jeune éditrice.

Consommation

A l’opposé, extrême contradiction, les jeunes qui sont allés visiter les Etats-Unis dans les années soixante ont rapporté dans leurs bagages les fameux « Kleenex », summum de l’hygiène, de la propreté et du sans odeur. Ainsi on a vu naître la culture du jetable.

D’autres produits on suivi, conçus parfois même en Europe, mais c’est Outre-Atlantique que cette vogue a été consacrée. Il y avait bien eu l’ancêtre stylo à bille, mais il avait encore une certaine durée de vie. Nappes en papier, éponges de maquillage, matériel de pique-nique, rasoirs, briquets, slips pour femme, de nombreux objets quotidiens sont devenus jetables, tandis que d’autres dans le même temps devenaient non-rechargeables, comme les flacons de parfum, les emballages de produits d’entretien. Ainsi des objets sont tombés en désuétude, comme les mouchoirs, les rasoirs – et ce pour un bénéfice d’hygiène, certes – tandis qu’une nouvelle industrie s’est développée avec la consommation, nouveaux conditionnements, nouvelles applications des matières plastiques et du papier. Au nom du progrès de l’hygiène, ces nouvelles inventions se justifient parfaitement, mais il n’en demeure pas moins que ce courant est accompagné et supporté par l’état d’esprit consumériste, de la chose qui ne sert qu’une fois, y compris le salarié, qu’on presse, justement comme un citron et qu’on jette, justement, comme un kleenex. On peut avancer que ce n’est pas un hasard, si cette culture du jetable, même si elle s’est répandue en France et en Europe, symbolise les Etats-Unis d’Amérique.

On en veut pour preuve la folie qui a saisi les Soviétiques au cours des années 70, qui face aux touristes, se montraient si friands de briquets bic : n’y cherchaient-ils pas l’inaccessible rêve américain, autant qu’ils rêvaient de porter des jeans et de jouer du rock comme cela s’est avéré après la chute du Mur?

Vie des institutions

Dans cette opposition, on peut chercher quelques figures sociales où s’incarnent ces éléments de mentalité. Aux Etats-Unis, on le sait, l’initiative individuelle est fortement encouragée. Quelqu’un qui innove et réussit devient un héros local. En France, indépendamment de l’argent, il faut du temps et du courage pour promouvoir une bonne idée, le temps même parfois que cette idée soit dépassée, que l’actualité la périme. Lenteurs administratives, résistances au changement, certes, mais il ne s’agit pas que de cela. Il y a les blocages dûs à « l’inconscient du système » qui se détruit de lui-même. Ainsi toute institution se sabote de sa propre structure. Pour mettre en place une action d’envergure en faveur des jeunes qui ont perdu leurs repères, ne savent plus lire ou compter, la nation se mobilisera. On lancera un dispositif innovant, généreux et intéressant. On ne prévoira pas les parades aux impondérables : on aura estimé un certain nombre de bénéficiaires et on aura trois fois plus de demandeurs. Ou bien encore  viendront se présenter des ex-toxicos en galère, mais de niveaux d’instruction plus élevés….Commencera la litanie des états d’âmes dans l’institution : qui doit bénéficier, doit-on modifier les textes, et comment remplir les fiches d’inscription pour ceux qui ne sont pas dans le trait, comment choisir, est-ce bien moral de sélectionner, donc encore une fois d’exclure ? Souvent, dans des opérations comparables, on a vu les responsables se mettre à ralentir, voire à freiner leur action, à s’abstenir dans le doute. Et il arrive trop souvent qu’on attende de nouvelles instructions, il faut de nouveau rédiger des directives, des lettres d’orientation et autres parapluies.

Les problèmes alors se « cristallisent », ainsi revient par la petite porte la métaphore de la pierre, de l’immobile contre le mobile. Les acteurs de terrain se fatiguent, leur énergie s’étiole, l’action perd en qualité et en résultats quantitatifs. Le système s’use, il faut trop d’institution pour agir et celle-ci sclérose d’elle-même les élans qui se sont élevés en son sein. D’une mesure innovante, parfois géniale, on fait un dispositif ingérable, une entropie s’installe dans le système et l’énergie, motivation, forces vives, désir, se dégradent.

Immobile et mobile, cela peut se décliner : lent et rapide, lourd et léger, profond et superficiel, formel et informel, durable et éphémère. Mais également, loi et usage, liquidités et patrimoine, héréditaire et individuel, donné et acquis… vieux et jeune. Quel est ici le choix de chacun? P.P.

Le consentement meurtrier

par Noëlle Combet

Pourquoi, comment sommes-nous complices du meurtre ? C’est la question que pose cet ouvrage souvent  bouleversant en ce qu’il nous met  en face de nos tendances les plus profondes comme de nos responsabilités.

Cette question, Marc Crépon l’approche, par l’intermédiaire de textes, le plus souvent littéraires. Des écrivains, selon la façon dont la question se pose à eux, dans leur contexte historique, se désolent devant les désastres, cherchant des issues sans en trouver tant la pulsion de destruction est inhérente à l’humain, que ce soit dans la participation à la mise à mort, l’adhésion ou passivité complice. Chacun  des auteurs approchés par Crépon a pourtant trouvé une ligne de dégagement par rapport à ce qui semble le plus sombrement indissociable de la condition humaine.
« Ferme les yeux et abandonne-toi à ton imagination!»

Cette invitation ouvre le passage dans lequel l’auteur justifie son constant recours à la littérature. La littérature a apporté ici un soutien à la philosophie dans la mesure où le sujet traité nécessitait un mode de représentation qui ne soit pas purement conceptuel. Les formes du consentement meurtrier laissent la philosophie démunie. La littérature travaille, quant à elle, aux limites de la représentation et laisse imaginer au-delà de ce qui paraît imaginable. Elle est donc apte à inquiéter, à troubler. En tant que mémoire ou anticipation, elle permet d’éclairer un éventuel futur, elle aide à se représenter ce qui échappe à la perception et risque de se produire monstrueusement : « Ce n’est pas calculer ou prévoir, c’est s’interdire d’exclure que rien de ce qui est puisse ne pas être : la possibilité du pire ».

C’est pourquoi le philosophe en appelle à  quelques lignes de Günther Anders dans son Journal  le 6 août 1959, quatorze ans après l’explosion de la bombe à Hiroshima, événement auquel il a consacré des années d’écriture : « Ferme les yeux et abandonne-toi à ton imagination. Car aujourd’hui seuls les indolents font encore confiance à leurs yeux » (G. Anders. « L’Homme sur le pont  Journal d’Hiroshima et  de Nagasaki »)

Sur l’énigme du mal, l’auteur interroge essentiellement Stefan Zweig et Sigmund  Freud. La vie est protégée par des principes, des institutions qui cimentent les liens sociaux et constituent le socle, le bien de l’humanité. Il arrive que, paradoxalement, ce bien se retourne contre la vie, les idéaux servant désormais à détruire ce qu’ils devraient préserver. Ainsi, dans le contexte de la première guerre mondiale, doit-on s’interroger sur les justifications mises en avant pour légitimer le meurtre.

Stefan Zweig décrit dans Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen, ces écrivains et philosophes définissant la guerre comme un « bain d’acier bienfaisant ». De telles affirmations sont génératrices d’une désorientation car on ne peut nier les valeurs fondatrices de la civilisation sans que se produise un climat personnel et collectif de confusion. Tous ceux qui se trouvent embarqués dans une guerre en sont atteints.

En contrepoint, Stefan Zweig évoque la figure de Romain Rolland qui « avait compris  le seul bon chemin que l’écrivain eût à prendre dans une époque pareille : ne pas participer à la destruction, au meurtre […] mais s’engager activement dans des œuvres de secours de l’humanité ». Mais si les valeurs fondatrices de  la civilisation  peuvent se renverser au point de s’auto annihiler  cela voudrait-il dire qu’elles ne seraient qu’illusion ? A cette question, Marc Crépon répond en indiquant que l’illusion serait de ne pas voir que ces valeurs sont, de façon ambivalente, à la fois « pour » et «  contre » la vie car on les voit prétendre protéger la vie en se dressant contre elle, c’est à dire en justifiant le meurtre et la cruauté.

La cruauté, c’est l’accoutumance, en période de guerre, aux excès, à la torture, à la mort, en un mot au mal, que l’on est contraint d’accepter…. car il ne peut y avoir aucune éradication du mal ainsi que le montre Freud, à la même époque que Zweig et dans une prise en compte de la même guerre mondiale, la première dans « Considérations actuelles sur la guerre et sur la mort ». Zweig pose la question : « Comment une doctrine morale qui avait autorisé pendant quatre ans le meurtre et le vol à main armée sous les noms d’héroïsme et de réquisition pouvait-elle encore passer pour sacrée ? » (Le Monde d’hier).

Freud, sur ce point, avance que les illusions de l’éducation, les acquis de la culture et de la civilisation  masquent le fait que la cruauté, la jouissance du meurtre, font partie des pulsions primaires chevillées à la condition humaine. Ces pulsions peuvent être travaillées, dirigées vers d’autres buts que le meurtre, mais elles ne peuvent pas disparaître et le mal ne peut être éradiqué : le renoncement à la satisfaction des pulsions ne protège que partiellement des consentements meurtriers. Il arrive aussi que la religion, la morale, fassent œuvre de cruauté dans un désir fou d’éliminer ces pulsions meurtrières, ce qui alors ne fait que les renforcer. Il y a donc, nous dit Marc Crépon, « un double fondement vital et culturel des consentements meurtriers » en raison d’une toujours possible régression, régression qui apparaît manipulable et manipulée en situation de guerre. D’autre part, la mort nous renvoie à notre ambivalence vis-à-vis des autres car ainsi que l’écrit Freud « un interdit [celui du  meurtre] ne peut avoir été établi que face à une impulsion aussi forte. Ce que ne désire aucun psychisme humain n’a pas besoin d’être interdit  et s’exclut de lui-même » (« Considération actuelle sur la guerre. »).

Un désir de la mort de l’autre fait donc partie de notre inconscient et, en situation de guerre,  il se trouve légitimé : il est autorisé, voire recommandé de s’y abandonner. Que faire de cette réalité questionne Marc Crépon ? De la mort de qui s’agit-il ? Quels mortels sont en question ?  Sur ces sujets, il se tourne vers les analyses et les engagements de plusieurs écrivains pris dans des contextes de meurtres pour mieux comprendre quelles voies singulières de dégagement ils ont pu trouver et, ce faisant, il ne quitte jamais un fil conducteur qui apparaît dans tout l’ouvrage : ce n’est que la conscience de la vulnérabilité et de la mortalité de l’autre qui peut nous guider vers un souci du monde  et la protection de la vie. Mais comment répondre à cette évidence que le consentement meurtrier, qu’il soit effectif, tacite, négligent, oublieux, va avec une résignation à cette violence logée au cœur de l’humanité ?

Camus répond par la nécessité de la révolte. Il montre, avec Caligula que la violence peut se parer des atours de la justice dans une aberrante perversion éthique. En effet, Caligula tente de justifier par un idéal de justice sa folie meurtrière et ses pulsions destructrices. Camus met en scène cette folie criminelle : « Je ferai à ce siècle le don de l’égalité. Et lorsque tout sera aplani, l’impossible enfin sur terre, la lune dans mes mains, alors, peut-être, moi-même, je serai transformé et le monde avec moi, alors enfin les hommes ne mourront pas et ils seront heureux » Dans L’Homme révolté, Camus rend  responsable une forme de nihilisme : « Si notre temps  admet si aisément que le meurtre ait ses justifications, c’est à cause de cette indifférence à la vie qui est la marque du nihilisme »

Pour Camus, au meurtre de l’Arabe dans « L’Etranger », aux crimes de Caligula, aux actes meurtriers des nihilistes russes dans Les Justes aussi bien  qu’à la peine de mort ou au  permis de tuer octroyé en période de guerre, on ne peut répondre que par la révolte. Mais dans « L’Homme révolté », il indique une impasse : si la révolte contre des « principes inhumains » appelle des représailles, alors ses revendications ne cessent « de se retourner contre la vie elle-même » Ces confrontations n’ont cessé de traverser l’histoire du XXème siècle mais aussi la littérature puisque des écrivains ont pris le parti des meurtriers et Marc Crépon, à ce sujet, nomme Brasillach, Céline, mais aussi Aragon, Eluard, Sartre et jusqu’à notre contemporain Alain Badiou avec entre autres, sa défense de Pol Pot et des Khmers rouges.

Dans ce contexte, la publication de L’Homme révolté s’est accompagnée d’une violente polémique, peut-être parce que, dans une période où beaucoup restent  farouchement attachés à des idéologies,  il pose la révolte comme une nécessité éthique consistant à se dresser contre « la servitude, le mensonge, la terreur » et à dénoncer   cette imposture : pour condamner des crimes, en approuver et justifier d’autres.

Mais une autre raison d’être un « homme révolté » est capitale pour Camus : la « reconnaissance mutuelle » et la « complicité des hommes entre eux » parce qu’elles favorisent « le peu d’être qui peut venir au monde ». C’est ce qu’il nomme « l’évidence humaine » qui touche au caractère relationnel de l’existence et devrait fonder nos options politiques et morales. C’est au nom de ces valeurs fondatrices que Camus consacre la majeure partie de son œuvre à dénoncer le meurtre et le fait de ne pas s’insurger contre la mise à mort quelle qu’elle soit.

C’est dans cette visée qu’il prononce en 1957 son discours de réception du prix Nobel, alors qu’est déchirée son Algérie natale, et énonce en particulier que « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est  peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse […]. Devant un monde menacé de désintégration, où nos grands inquisiteurs risquent d’établir pour toujours le royaume de la mort, elle sait qu’elle devrait dans une course folle contre la montre, restaurer entre les nations une paix qui ne soit pas celle de la servitude, réconcilier à nouveau travail et culture et refaire avec tous les hommes une arche d’alliance »

Avec Vassili Grossman et Lévinas,

le souci de l’autre et de l’humanité : la bonté.

Parmi les images de mort pouvant donner lieu à un consentement meurtrier par accoutumance et endurcissement, il y a celles des épidémies affectant surtout certains continents, mais particulièrement celles de la famine. De celle qui frappa l’Ukraine en 1932, Vassili Grossman,  la décrivant, s’en scandalise et en appelle à la morale : « Ils sont restés seuls, l’Etat s’est détourné des affamés. Alors ils se sont  mis à errer de village en village. Les pauvres demandaient aux pauvres, les affamés aux affamés. On n’a pas voulu secourir les enfants. Staline serait-il pire qu’Hérode ? Est-il possible qu’il ait pris le pain et ensuite délibérément tué les hommes par la famine ? » (« Tout passe »).

Sous diverses formes, cette réalité reste actuelle : le monde est partagé entre ceux qui, insatiables jusqu’à l’obésité ou les maladies du « trop manger »  ignorent ceux que leur appétit inassouvi dépulpe jusqu’à mourir. La faim est un obstacle majeur à la liberté. Rappelons-nous Victor Hugo en effet, lui dont l’œuvre exprime une profonde sensibilité à la misère : « Faites les hommes heureux et vous les ferez libres » Précisant plus loin à quel point la faim est une forme d’assujettissement et fait obstacle à la liberté, Marc Crépon rappelle la radicalité du mal en indiquant que « La plus grande servitude, ce n’est pas l’Etat qui l’impose, elle n’est pas imputable à telle époque plutôt qu’à telle autre, à tel continent, à telle culture en particulier mais à la vie, à la cruauté de la vie elle-même. Seule, la forme change ».

A une telle réalité n’est éthiquement opposable que l’impératif de la liberté de l’autre et selon Lévinas auquel le philosophe en appelle sur ce point, « Le visage, c’est le fait pour un être, de nous affecter non pas à l’indicatif mais à l’impératif ». Ne pas consentir à la privation de la liberté de l’autre, ni à sa mort apparaît donc ici en tant que principe éthique. Voir sur le visage de l’autre affleurer sa sensibilité  sa fragilité et sa mortalité devrait renforcer ce principe. C’est ce que Vassili Grossman affirme avec force ; c’est pourquoi, selon lui, «  lorsque nous consentons au meurtre de quelque manière que ce soit, activement ou passivement, […] nous procédons à l’effacement volontaire des visages ». (Liberté et commandement). Si, par contre, nous laissons apparaître en nous le visage d’un autre, si nous  nous laissons ressentir sa vulnérabilité et sa temporalité, nous  tournons alors vers lui un « regard moral »,  dans un élan de protection de la vie qui, pour Grossman et Levinas, permet un écart par rapport au consentement meurtrier, ce que Grossman appelle la bonté et dont il décrit les gestes : donner du pain, de l’eau, cacher pour protéger et qu’il définit « Elle est, cette bonté folle, ce qu’il y a d’humain en l’homme, elle est ce qui définit l’homme, elle est l’esprit le plus haut qu’ait atteint l’esprit humain. La vie n’est pas le mal, nous dit-elle » (Vie et Destin).

Avec Karl Kraus et Judith Butler,  l’indignation critique

Dans la pièce Les derniers jours de l’humanité, Karl Kraus analyse en particulier le rôle du langage, et la mauvaise foi des justifications. Il en fait un élément d’humour grinçant quand il en démontre la duplicité  dont la presse se fait complice, par exemple  quand  un patriote raconte à un abonné  du grand journal viennois « Die Neue Freie Presse » que des soldats autrichiens ont « dû » exécuter quatre  prisonniers russes qui refusaient de creuser des tranchées. L’échange se poursuit après la justification de cette exécution sous une forme qui tente comiquement de  rationaliser l’illogisme :

« – Le patriote : Excellent l’article du professeur Brockhausen où il écrit que jamais chez nous les prisonniers sans défense n’ont été raillés ne serait-ce qu’en parole.

– L’abonné : Et il a raison : c’était bien dans ce même numéro de la « Neue Freie Presse » où le commandant de la ville de Lemberg a fait savoir que des prisonniers russes pendant leur transfert dans les rues ont été insultés et frappés à coups de bâton  par une partie du public. Il a noté expressément que c’était là un comportement indigne d’une nation civilisée […] Evidemment, il n’y a pas en effet un seul point où nous différencierions de nos ennemis, qui sont bel et bien la lie de l’humanité.

– Le patriote : Le ton choisi, par exemple, dont nous usons même à l’égard de nos ennemis qui sont bel et bien la pire vermine sur terre.

– L’abonné : Et surtout, contrairement à eux, nous restons toujours humains. »

Ahurissant dialogue dans lequel le langage prend la forme de la contradiction performative, c’est-à-dire fait le contraire de ce qu’il dit. Déni de consentement meurtrier dans ce consensus pervers entre la presse et des citoyens autrichiens. Tout l’enjeu de ce consensus est la question de la désignation de l’agresseur afin de justifier la vengeance, les représailles et la violence exercée à l’égard de ceux qui sont censés la mériter. Cette frontière géographique et intime entre les uns et les autres,  les supposés meilleurs et les supposés pires, Judith Butler la dénonce  en particulier dans « Vie précaire. Les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001 »Il s’agit essentiellement, pour elle, de bien analyser les raisons qui font que des vies méritent d’être pleurées et d’autres pas, autrement dit, que certaines vies sont visibles et d’autres non. A l’intérieur de l’universalité de la vulnérabilité humaine, il y a donc un partage : alors que nous devrions être aptes à porter le deuil de toute vie interrompue, influencés par  des options politiques, les images et les discours qui les accompagnent, nous ne pleurons que les victimes de notre espace géographique.

Un axe du Mal nous est imposé et « les autres », opposés aux « nôtres » sont désignés comme méritant les traitements  inhumains ou la mort qui leur sont  infligés. Guantanamo est le paradigme et le symptôme de cette perversion, et Judith Butler dont l’indignation et la compassion sont perceptibles à l’arrière de la critique n’a cessé de dénoncer cette aberration qui consiste à faire croire que les souffrances, les morts n’ont pas le même prix de part et d’autre de lignes imaginaires, discursives et télévisuelles qu’une pseudo-vérité construit en fabriquant un consensus. Elle écrit : « Il n’y a pas d’excuse pour le 11 septembre a-t-on clamé, et ce cri a servi à étouffer tout débat public sur la façon dont la politique extérieure américaine avait pu contribuer à créer un monde où de tels actes terroristes étaient possibles » Elle interroge notre incapacité de porter le deuil à une dimension universelle, chaque mort infligée devant être considérée comme un effondrement du monde dans la mesure où la vulnérabilité des victimes n’a pas été prise en compte : « Notre capacité à porter le deuil des morts du monde entier ne se trouve-t-elle pas forclose du fait que nous ne parvenons pas à concevoir la vie des Musulmans et des Arabes comme des vies à part entière ? » Cette incapacité produit un déficit émotionnel, une faille qui mine notre être-au- monde.

Avec Kenzaburo Ôé et Günther Anders, la honte

L’écrivain japonais, auteur de  La dignité humaine  et  Notes d’Hiroshima, déplore que « sur cette terre, tout le monde, sans exception tente d’effacer de sa mémoire complètement, Hiroshima et l’absolue tragédie qui s’est produite en ce lieu. »  Günther Anders, pour évoquer la même tragédie,  rapporte une conversation qui l’opposa à un adepte de la dissuasion dans l’avion qui le ramenait de Tokyo à Bangkok. Comprenant qu’il avait affaire à un adepte du désarmement nucléaire, son interlocuteur a un mouvement de recul mais l’écrivain insiste : « Vous savez bien que je parle en ce moment du totalitarisme, du totalitarisme qui peut bien nous laisser  notre existence au sens  physique banal, qui doit sans doute nous la laisser- oui doit : car sa joie diabolique consiste justement en la manipulation de l’homme déshumanisé, et pour cela il a besoin de nous- mais qui ne sera pas en paix avant d’avoir réussi à métamorphoser l’homme en fragment d’appareil totalement aliéné à l’appareil total ; ni d’avoir transformé tous les hommes en tels fragments de l’appareil » (G. Anders ( L’Homme sur le pont). L’interlocuteur d’Anders répond en mettant en avant un prix à payer, la nécessité du sacrifice. Et l’on revient  à cette logique perverse qui consiste à donner au sacrifice mortel  noblesse et grandeur  et faire, au contraire, de l’attachement à la vie une faiblesse, une lâcheté.

Une spécificité  de l’agression nucléaire, c’est son aspect spatiotemporel décalé : l’agresseur et la victime ne peuvent se voir, s’envisager… La mort est télécommandée. De même, elle est différée, se distille avec le temps sous la forme du cancer lié aux radiations. L’auteur des Notes d’Hiroshima évoque le souvenir qui persiste à le hanter, la longue cohorte des visages et des corps qui selon Marc Crépon « mettent la politique en dette […] pas seulement ceux qui y prennent une part active mais tous les autres également ». Echo  à la question de Kenzaburo Ôé : « Qui donc, parmi les marcheurs de la paix, s’il a vu vos mains tendues dans la confiance et dans l’attente, ne s’est senti une dette envers vous ? » Cinq ans auparavant, affrontant  le visage des victimes des bombardements, Günther Anders s’est senti dans la nécessité de porter en lui « une part d’ Hiroshima » et évoque ce sentiment qui « consistait dans le fait que […] nous avions honte d’être des hommes ». Marc Crépon évoque ensuite la question du désistement : la honte nous fait nous désolidariser d’une réalité humaine cruelle ; mais cela devrait être dans le cadre d’une solidarisation…avec les victimes ou avec ceux qui se désolidarisent du consentement meurtrier. C’est cette autre solidarité qui nous fait porter en nous  une part d’Hiroshima, ce que rappelle le vers poignant de Paul Celan dans la cadre d’un autre désastre : « Le monde est parti/il faut que je te porte ».

Cette honte, G. Anders la ressent aussi devant le déni  des souffrances passées, déni qui prend dans le présent  la forme d’une l’indifférence de ceux qui sont assurés de leur place dans le monde. N’est-ce pas en effet pour ne pas ressentir cette honte des meurtres consentis, que nous refusons de laisser se graver en nous les images de l’horreur préférant une quête des plaisirs ou des divertissements ? Ce déni est la chance de tous les crimes et pour rester dans une perception lointaine et abstraite de l’horreur, nous payons une rançon : un gel de notre sensibilité. A l’opposé de ce gel, Susan Sontag publie, au retour de Sarajevo, son livre Devant la douleur des autres  et nous exhorte : «  Laissons les images atroces nous hanter ».

La morale, la bonté, ne sont pas des valeurs à la mode, de sorte que devant l’horreur de la mort donnée ou acceptée, nous adoptons des réponses nihilistes qui nous font nous décourager, moquer le tragique et/ou nous gausser de la bienveillance, des « bons sentiments », et bientôt de toute sensibilité. Nous préférons à cela le « bel esprit » Comment sortir de nos consentements au meurtre ou de notre connivence passive sinon en nous désolidarisant d’une part de ce désir meurtrier qui, comme ont su le montrer Stefan Zweig et Sigmund Freud, est inhérent à notre humanité, en nous désolidarisant donc d’une part de nous-mêmes, tout en nous solidarisant avec cet autre, dont le visage porte les marques de la fragilité et de l’éphémère ?

Cette désolidarisation/solidarisation,  Albert Camus la trouve dans la révolte, Emmanuel Lévinas et  Vassili Grossmann dans la bonté, Karl Kraus et Judith Butler dans la critique, Gunther Anders et Kenzaburo Ôé dans la honte. Ils sont ceux qui nous devancent, nous indiquant les voies qu’ils ont trouvées. Ecoutons  résonner encore, pour finir, le cri de Paul Celan, en ce qui concerne la mort et le deuil : « Le monde s’en est allé il me faut te porter » (« Die welt ist fort ich muss dich tragen ») et laissons le dernier mot d’espoir à Vassili Grossman : « L’histoire de l’homme n’est pas le combat du bien cherchant à vaincre le mal ; l’histoire de l’homme c’est le combat du mal cherchant à écraser la minuscule graine d’humanité. Mais si même maintenant l’humain n’a pas été tué en l’homme, alors jamais le mal ne vaincra ( Vie et Destin ). N. C.

Ah, quel titre!

par Paule Pérez

Signer ou ne pas signer…ce formulaire qui donne droit à  » l’utilisation du titre  » de psychothérapeute, qui nous rappelle que « la carte n’est pas le territoire « , pas plus que le titre n’est l’exercice. Alors quoi ? Etrange nouveau concept d’acte de naissance aux allures d’oripeau avant même d’être porté, pour peu que l’anagramme  » signer/singer  » nous ait sauté aux yeux ? Titre, alias, avatar, ou plutôt cache-misère ?

Plus grave ou non, à chacun d’en juger :  » signer  » revient à créer une  » chimère logique « , entre un désir personnel d’exercer auprès de personnes en demande, et une  » psychothérapie d’Etat « .

Ceux qui signeront (même persuadés de faire oeuvre utile de l’intérieur), s’exposent à une navigation intérieure bien difficile du fait de l’incompatibilité entre ces deux logiques, dès lors que cette incompatibilité n’est pas symbolisable.

 

Dans ce contexte, qu’en est-il de la psychanalyse dans son voisinage et sa différance avec les psychothérapies ? Face à la pensée unique actuelle, nul doute qu’elle gagnera à mettre en avant sa pluralité et sa polyphonie intrinsèques, résultantes du « un par un », et qu’elle se garde bien d’acquiescer aux sirènes d’un rassemblement unitaire, qui s’avèrerait rapidement cacophonique. Ce que nous pouvons mobiliser est un langage  » partageable  » et non  » commun « . La nuance est de taille.

 

Si les choses sont aujourd’hui trivialement « pliées » dans le cadre de la Santé publique, tenter de réagir dans l’urgence est voué à l’échec. Il nous reste à nous atteler à susciter patiemment une autre phase, autrement. La psychanalyse a traversé bien d’autres crises. Mais, c’est vivante qu’elle les a traversées, dans l’irrédentisme d’une anti-servitude.

 

N’est-ce pas à très forte partie que s’attaque Freud lorsqu’il affirme qu’elle n’a pas à être  » la bonne à tout faire de la psychiatrie » révoquant en cela toute subordination ancillaire ?

 

Aujourd’hui pas davantage, la psychanalyse n’a à  » servir  » l’Assistance publique, ni les psychiatres ou les généralistes de ville.

 

 

La Médecine ?

 

Elle est un composant majeur du courant de  » culture  » ambiant, produit d’une idéologie ambiguë négociant entre pouvoir, coûts publics, productivité performance, et garantie, où s’entremêlent, dans une confusion  opportune, puissance, course au succès, et bienfaisance sanitaire affichée auprès des populations.

 

Dans l’exigence à triompher des maladies, munie de ses batteries exploratoires, chirurgicales, pharmaceutiques, aurait-elle fini par croire possible d’annexer tout le champ mental ?

 

Avec l’assentiment de la Gouvernance mondiale, via l’OMS, elle s’est forgé ses outils et lignes rectrices, DSM/CIME/EBM, ces espérantos de la psychiatrie, homogènes avec ses représentations ultra-naturalistes de l’humain.

 

 

Et les médecins ?

 

Ceux qui, psychiatres ou non, exercent comme analystes en privé, gardent-ils un rapport avec la médecine, restent-ils inscrits comme médecins, avec numéro d’affiliation à la sécurité sociale et si oui, pourquoi?

 

Déclarent-ils les séances comme des  » actes  » ? Que pensent-ils du remboursement ?

 

Que pensent ceux qui exercent comme analystes en institution, où les psychanalystes, médecins ou non, ne sont plus remplacés ?

 

Sont-ils vraiment d’accord pour que la profession de  » psychothérapeute  » devienne  » réglementée  » ?

 

On n’a pas entendu un seul médecin en tant que médecin s’élever contre le fait que le texte d’Accoyer donnait en son temps au généraliste légitimité à agir en tant que psychothérapeute sans formation approfondie, au motif qu’il aurait fait un passage en psychiatrie pendant ses études, et sans autre expérience.

 

Qui se pose cette question : les médecins, surtout ceux qui pour eux-mêmes ont consulté un psy, n’auraient-ils pas été frappés par l’insolite qu’il y a, à ce que le système en marche vise à faire des psychologues et des psychothérapeutes des  » auxiliaires de santé  » à l’instar des podologues ou des kinésithérapeutes?

 

Ce questionnement concernant le rapport des médecins tant avec la psychothérapie qu’avec la psychanalyse, n’est pas exhaustif et déjà leur silence est troublant.

Par ailleurs, nous serions dans l’erreur si nous négligions de compter avec l’appui discret mais continu de ceux qui, au sein des instances de décision, publiques et privées, ont été nos patients – ou le sont encore, et sont des  » amis invisibles  » de l’analyse. Ayant mesuré ce qu’implique  » l’autorisation  » personnelle de l’analyste à exercer, ils ne seront que plus rassérénés de constater que notre action au collectif est cohérente avec la singularité de la cure dans le transfert. Ils sont à même de discerner ce qui paraît déroutant à « l’interlocuteur impartial », par exemple : que si la psychanalyse n’est pas une thérapie, il se peut que ses effets soient perçus par les patients comme « thérapeutiques « , ou que, si nous ne récusons pas que nous  » prenons soin  » d’eux, c’est différent du sens où un médecin doit  » soigner  » et si possible guérir, l’écart de sens étant énorme entre « avoir un corps » et « être un corps ».

De plus, leur quotidien baignant dans la complexité, ils ont assimilé à quel point la psychanalyse, elle non plus, n’est pas linéaire. Ces distinctions majeures et fines au cœur de leurs cures, pourraient-ils les avoir oubliées ?

Pourquoi nous en remettrions-nous à la servitude volontaire, en avalisant la doxa du « poids du nombre »? Cela conduirait à entériner exactement ce que nous contestons : la quête d’une efficacité directe, ciblée, mesurable  » statistiquement  » et rapide. Je parle ici avec une  pesanteur qui s’impose, de la nécessité à harmoniser toute action avec l’esprit de la psychanalyse. Tenir une position peut pour nous résider en cela : faire entendre l’intérêt collectif qu’il y a à ce qu’elle soit, non pas tolérée, mais bel et bien perçue et acceptée comme un « lieu de sujets « , un espace extra-territorial à respecter, une pratique vivante. P.P.

Murs…mots d’Athènes

Photographies de Brenda Turnnidge

Après avoir exposé ses photos sur les murs d’Athènes à l’iReMMO, Brenda Turnnidge est invitée à transporter ses photographies dans le Hall du Théâtre de la Ville, à Paris pour l’évènement “Chantiers d’Europe” consacré cette année à la Grèce. (4-15 juin 2012. Prolongation jusqu’au 6 juillet).

"Mets le feu là où ça te brûle"
1 « Mets le feu là où ça te brûle » Couloirs de l’ Université d’économie, Athènes pendant l’occupation des étudiants. Septembre 2011
2 " On ne paie pas". La place Synatgma,lieu de toutes les manifestations, face au parlement, l’hôtel Grande Bretagne dans l’arrière plan. Traduction du grec: on ne doit rien, on ne vends rien, on ne paie pas! Affiche du mouvement de désobéissance sociale : "Den Plirono" (Je ne paie pas)
2  » On ne paie pas ».
La place Synatgma,lieu de toutes les manifestations, face au parlement, l’hôtel Grande Bretagne dans l’arrière plan.
Traduction du grec: on ne doit rien, on ne vends rien, on ne paie pas!
Affiche du mouvement de désobéissance sociale : « Den Plirono » (Je ne paie pas)
3. "Supergrec". La rue Stoumari dans le quartier de l’école polytechnique, Exarcheia. Les murs sont couverts de couches d’affiches déchirées, de graffitis, de slogans. Septembre 2011
3. « Supergrec ».
La rue Stoumari dans le quartier de l’école polytechnique, Exarcheia.
Les murs sont couverts de couches d’affiches déchirées, de graffitis, de slogans.
Septembre 2011
4. "Il n’y a pas de honte à travailler" Le grand vide, où se cache le peuple? On est à la place Syntagma, ( Place de la Constitution ) où, d’ordinaire, les foules se rassemblent. C’était Socrate qui a dit qu’il n’y a point de travail honteux. Athènes septembre 2011
4. « Il n’y a pas de honte à travailler »
Le grand vide, où se cache le peuple? On est à la place Syntagma, ( Place de la Constitution ) où, d’ordinaire, les foules se rassemblent. C’était Socrate qui a dit qu’il n’y a point de travail honteux.
Athènes septembre 2011

 

5. ΕΝΟΙΚΙΑΖΕΤΑΙ " À louer". Ces petites annonces jaunes, on les voit partout. Tout est à louer, commerces, usines, bureaux .. Mur devant l’ université d’économie, Athènes septembre 2011
5. ΕΝΟΙΚΙΑΖΕΤΑΙ  » À louer ». Ces petites annonces jaunes, on les voit partout.
Tout est à louer, commerces, usines, bureaux ..
Mur devant l’ université d’économie, Athènes septembre 2011
6. "Les 3 singes" "ΕΙΝΑΙ Ο ΚΡΑΤΟΣ ΚΑΙ ΟΙ ΜΗΧΑΝΙΣΜΟΙ ΤΟΥ" traduction - L'Etat et son méchanisme Ne rien voir de mal, ne rien entendre de mal, ne rien dire de mal ».Il n'arrivera que du bien. Exarcheia, Athènes 2011
6. « Les 3 singes » « ΕΙΝΑΙ Ο ΚΡΑΤΟΣ ΚΑΙ ΟΙ ΜΗΧΑΝΙΣΜΟΙ ΤΟΥ » traduction – L’Etat et son méchanisme
Ne rien voir de mal, ne rien entendre de mal, ne rien dire de mal ».Il n’arrivera que du bien.
Exarcheia, Athènes 2011
7." Enfermement" εγκλεισμός (n.) détention, emprisonnement, réclusion “Eγκλεισμος”, Où est cette liberté... “ελευθερία” si cher aux grecs... on se sent prisonnier, on s’étouffe ...
7. » Enfermement »
εγκλεισμός (n.)
détention, emprisonnement, réclusion
“Eγκλεισμος”, Où est cette liberté… “ελευθερία” si cher aux grecs… on se sent prisonnier, on s’étouffe …
8. Pouvoir ! Bon appétit ! Τα φάγαμε ολοι μαζί Citation de Theodoros Pagkalos, vice Président du gouvernement de coalition. Selon lui, les politiciens et le peuple "en ont tous croqué... " Pochoir photographié dans un passage souterrain sous l' ave Kifissias
8. Pouvoir ! Bon appétit !
Τα φάγαμε ολοι μαζί Citation de Theodoros Pagkalos, vice Président du gouvernement de coalition.
Selon lui, les politiciens et le peuple « en ont tous croqué…  » Pochoir photographié dans un passage souterrain sous l’ ave Kifissias

Le charme

par Alain Laraby

Le charme opère à la dérobée. On en sent les effets, mais on en devine guère la cause. En un tour de main, en une seconde, me voilà pris pour le meilleur et pour le pire. Je suis ensorcelé, envoûté par je en sais quel breuvage. Ah ! comment se soustraire à ce délicieux naufrage ?


Un effet en plus

On a beaucoup écrit autour du charme, peu sur lui. Davantage sur la flatterie, sa voisine. L’amour-propre est le plus grand des flatteurs. On connaît ce mot de La Rochefoucauld. La flatterie, comme le charme, fait dire oui à qui hésite. On flatte, on charme, pour obtenir.

Hé ! bonjour, Monsieur du Corbeau,
Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau !

Pour montrer sa belle voix, le Corbeau ouvre son bec et laisse tomber sa proie. Il y a dans le Corbeau un côté Cigale qui se laisse porter par les ovations. La fourmi est peu prêteuse, mais, qui sait ? avec du carmen, la cigale peut retourner la situation (carmen signifie chant en latin).

La Carmen de Bizet est le symbole de la femme qui envoûte. Sa beauté, sa liberté, font des ravages. Son enchantement tient de la formule incantatoire, mêlant rythme, couleur et mélodie. On n’imagine pas Carmen sans ajout de rouge (du carmin sur la joue ou les lèvres).

Négocier sans charme ? Vous n’y pensez pas. Ou plutôt si, il faut y songer. Sans être doucereux, il faut envelopper les choses. Lisez le Dire de Mazarin, expert auprès du Pape et des Rois. N’espérez rien, suggère le cardinal, si vous vous entendez jouer à Socrate :

En aucun cas, tu ne relèveras ses vices. Ne lui dis rien non plus de ceux qu’on lui attribue, quel que soit le ton sur lequel il te le demande. S’il se montre insistant, feins de ne pouvoir concevoir qu’il puisse en avoir, hormis de très anodins. Cite seulement ceux que lui-même s’est reconnus devant toi lors d’une entrevue précédente. La vérité laisse toujours un goût amer.[1]

Un discours peu arrondi choque la fierté des gouvernements. Ne vous emportez pas, conseillait Graçiàn,  jésuite en l’âme. Si vous êtes rude, votre vis-à-vis vous tournera le dos !

Il faut savoir se taire et écouter. La prudence empêche que son interlocuteur n’ait le poil hérissé, mais le charme ne saurait s’en tenir à cet art élémentaire. Allez, penchez-vous, inclinez-vous, souriez ! La courtoisie attire les cœurs.[2] Enchanté de faire votre connaissance ! Ravi de vous rencontrer ! Je suis charmé de vous voir. Que puis-je pour vous ? Vous dites que vous êtes charmé pour charmer. Les jeux de jambe aident à gagner la faveur.


L’art du courtisan

Les manières s’attachent à plaire, mais la route est glissante. La politesse se convertit vite en obséquiosité. Il faut enlever son chapeau, mais le traîner jusqu’à terre a son revers. Votre couvre-chef risque de perdre des plumes, rapporte le baron d’Holbach dans son art de ramper:

L’homme de cour est la production la plus curieuse que montre l’espèce humaine. Les hommes ordinaires n’ont qu’une âme au lieu que l’homme de cour paraît insensiblement en avoir plusieurs. Un courtisan est tantôt insolent tantôt bas ; tantôt de l’avarice la plus sordide tantôt de la plus extrême prodigalité, tantôt de l’audace la plus décidée, tantôt de la plus honteuse lâcheté.[3]

Ne soyons pas injustes. Les courtisans savent augmenter leur crédit. Personne ne fait mieux dans la captation des places, des richesses et de la gloire. Une capitulation sans coup férir :

Ce n’est que pour leur intérêt qu’un monarque doit lever des impôts, faire la paix ou la guerre, imaginer mille inventions ingénieuses pour tourmenter et soupirer ses peuples. En échange de ses soins, les courtisans reconnaissants paient le monarque en complaisances et en assiduités. [4]

De l’intrigue + de la prestidigitation ! Ces charmeurs de serpent savent jouer de la flûte de Pan. Ils n’ont pas la faiblesse des mortels qui ont de la raideur dans l’esprit, un défaut de souplesse dans l’échine, un manque de flexibilité dans la nuque. Le corps tourne dans toutes les directions. Le courtisan est affable envers tous ceux qui peuvent l’aider et lui nuire.

Il y a des courtisans de tout genre. – Des désintéressés ou  presque, comme ces envoûteurs qui font la cour pour le plaisir de conquérir. Ce sont des libertins qui assument leur destin fatal (Don Juan, séducteur en diable, et Carmen qui ne cèdera en rien.) – Des savants qui étudient l’âme en moraliste pour l’abuser. Ils sont aux aguets comme des domestiques au fait des passions et des vices de leur maître. Ils ont la clef de leur cœur, en dirigent les faiblesses[5]

Le charme frise l’enjôlement car le courtisan occupe un rang inférieur. Voilà sa stratégie. Le recours au philtre répond à une nécessité. Le mérite ? Quelle horreur ! L’honneur ? Demandez à Falstaff, qui préfère le vin et les femmes : L’honneur répare-t-il une jambe? non. Un bras ? non. Soulage-t-il la douleur d’une blessure ? non. L’honneur n’entend rien à la chirurgie! Qu’est-ce que l’honneur ? Bah, un mot, du vent. Un écusson sur un pourpoint.[6]

Sous la République, la société de cour perdure. La position subalterne exige de se mettre sous la protection du Chef de l’Etat, d’un ministre, d’un secrétaire d’Etat, d’un parti, d’un chef de service, d’un représentant syndical, d’un chef de laboratoire, d’un patron ou d’un sous-patron.

Dans la société fondée sur le commerce, la négociation s’accommode mal de l’inégalité statutaire. On peut rétablir l’équilibre sans trop se prêter à l’adulation, mais la relation compte autant que le fond. Il n’y a guère de win-win sans que le charme fasse le trait d’union. Le don de plaire passe par l’attention à l’intérêt de l’autre. Une fois accrédité, un ambassadeur

se dépouille de ses propres sentiments pour [s’identifier au] prince avec qui il traite. Il se transforme en lui. Il entre dans ses opinions et dans ses inclinations. Il doit se dire : si j’étais en la place de ce prince avec le même pouvoir, les mêmes passions et les mêmes préjugés, quels effets produiraient en moi les choses que j’ai à lui représenter ? [7]

Les affaires publiques ne diffèrent guère des commerciales. On paye, dans les livres de compte, l’absence de charme, mais il y a un art d’en user sans tomber dans l’infâme.


Le charme de la vérité

Dans Le livre du courtisan, Castiglione évoque le médecin qui emmielle une potion amère. En se servant du voile du plaisir, le courtisan guide le Prince sur le chemin de la vertu en lui faisant prendre celui du vice.[8] Il n’y a plus lieu d’être vil, mais d’être soi-même parfait.

Comment rendre au Prince l’exercice de la vertu agréable ? Machiavel voulait libérer l’Italie de l’oppression étrangère. Il souffla à Laurent de Médicis d’agir en lion ou en renard. La fin était légitime, mais les procédés en souillèrent la pureté. Rien de très nouveau, mais auparavant on se flattait d’un discours contraire. Louis XI, en France, devança l’appel.

Avec Machiavel, nous sommes à Florence. Avec Castiglione, à Urbino, auprès du duc de Montefeltro. La visite du château restitue l’ambiance. Le charme des lieux tient au site, âpre et difficile, mais l’accueil sourit à ceux qui y accèdent. L’architecture est élégante, l’ornementation légère et raffinée. Pour beaucoup, c’est le palais le plus beau d’Italie. C’est peu dire. C’est plutôt une ville en forme de palais.[9] Au centre figure une grande bibliothèque. Des bancs extérieurs invitent à la lecture. Le courtisan évolue dans ce milieu sans faire injure. Il gagne la bienveillance du Prince afin de lui dire la vérité sans crainte de lui déplaire. Il dévie le choc en retour. La fleur de la courtisanerie ne verse pas dans la contre-vérité. Elle encourage l’autorité à agir bien et se garder du mal. Son encens embaume sans enivrer.

Musique ! messieurs, que l’on festoie, non pour célébrer le pouvoir absolu, mais pour donner au prince le goût de se conduire en monarque éclairé. Au cœur des réjouissances, glissons-lui des bons conseils pour gouverner. (Entrée et figure de ballet.) On entend déjà la musique nouvelle, la seconda prattica, qui s’exprimera à merveille à Venise au XVIIe siècle :

C’est une grande faute que de faire deux consonances l’une après l’autre. Le sentiment de notre ouïe l’abhorre et préfère souvent une seconde ou une septième qui est une dissonance rude et intolérable. Les consonances parfaites engendrent la satiété et démontrent une harmonie affectée. Cette impression est évitée en mêlant les imparfaites. Nos oreilles restent mieux suspendues, attendent plus avidement et goûtent les parfaites tout en se délectant de la dissonance extrême.[10]

Monteverdi affranchira la musique des contraintes du contrepoint qui refoulaient la dissonance. La prima prattica, celle de Palestrina, flattait l’oreille du Pape qui croyait au Paradis. Le parfait courtisan fait entendre le vrai et non l’incroyable. S’il n’agit pas comme un musicien, il doit comme un peintre lever le pinceau pour éviter trop d’application. L’ostentation recouvre au lieu de montrer. Velasquez est courtisan, mais il ne concède rien dans son portrait du roi et de sa famille. Nulle allégorie (anges, dieux, trompettes de la renommée). Point de symbolique (sceptre, glaive, costume d’apparat, dais de majesté). Aucun embellissement des corps et des visages (comme chez Rubens, qui idéalisait sa clientèle). La dignité des personnages est respectée, mais un miroir figure dans les tableaux (les Ménines, Vénus). Velasquez peint avec vérité sans choquer. Le commanditaire parut en être charmé.

Le portrait de Castiglione par Raphaël est de même facture. Originaire d’Urbino, Raphaël est un ami proche de l’auteur qui fut aussi ambassadeur. Ingres écrira au XIXe siècle : Raphaël ne voit le beau que dans le vrai.[11] Ni enjolivure ni versement dans le vulgaire. On dénaturerait le modèle. Rien de forcé. Le portrait en sera-t-il moins attrayant ? Les aperçus sans profondeur ? Non, le caractère en ressort mieux. Pose simple et digne. Nous le regardons, il nous regarde. Sur fond de couleur sable, l’élégance du personnage se détache. Le béret est sombre mais original. L’habit est de velours noir, la sobriété délicate. Une fourrure enveloppe les épaules.

(Question de la salle.) – Nous fera-t-on croire que la mauvaise foi est toujours de mauvais aloi ? Il n’est pas prouvé qu’un diplomate affable soit fiable. Le bon ton peut être insidieux. (Réponse.) Sans doute, mais l’ambassadeur parfait ne se reconnaîtrait pas dans ce portrait :

Un bon négociateur ne doit jamais fonder le succès de ses négociations sur de fausses promesses et des manquements de foi. C’est une erreur de croire qu’il faut qu’un habile ministre soit un grand maître en fourberie. Un tel art est un effet de la petitesse d’esprit. S’il réussit, il laisse la haine et le désir de vengeance dans le cœur de ceux qu’il a trompés.[12]

(Réaction.) – Quoi ! s’interdire de mentir quand l’intérêt de l’Etat est en jeu? N’est-il pas vital de tromper les mauvais gouvernements ? Comment prévenir leur désir de conquête ? (Suggestion.) Oui, l’atermoiement entraîne la perte de souveraineté, mais on peut être adroit sans être furbissimo. Il importe moins de travestir la vérité que de viser à l’endroit qu’il faut :

C’est l’art d’un habile courtisan que de savoir louer à propos. Le meilleur moyen d’y réussir est de ne jamais donner de fausses louanges, de ne pas attribuer à un prince des qualités qu’il n’a point, de relever celles qu’il a. Il est à souhaiter qu’on ne s’amusât point à louer, du moins que légèrement, les princes sur leurs richesses et la beauté de leurs maisons, de leurs meubles, de leurs bijoux, de leurs habits et autres choses vaines qui leur sont étrangères. [Il faut valoriser celles qui leur sont propres et qui méritent d’être appréciées] : les marques qu’ils donnent de grandeur, de courage, de justice, de modération, de clémence, de libéralité, de douceur (sic).

A l’instar du parfait courtisan, le parfait ambassadeur loue dans le pays hôte la bonté et les actions vertueuses du Prince. Trahit-il celui qu’il représente ? Nullement. Son attitude lui ouvre la confiance de qui l’accueille à la cour. [13] Ses propos touchent et instruisent à la fois. A.L.

(A suivre)

 

[1] Mazarin, Bréviaire des politiciens [éd. posth., 1684], Arléa, Paris, 1996, p.32.

 

[2] Baltasar Graciàn, L’Art de la prudence [1647], Payot, Paris, 1994, p.63 et 205.

[3] Holbach, Facétie philosophique, in Correspondance de Grimm (1790), p.1.

[4] Ibid., p.2.

[5] Ibid., pp.4-6.

[6] Shakespeare, Henri IV [1598], Première partie, V, 1.

[7] François de Caillières, L’art de négocier sous Louis XIV [1716], édit. Nouveau monde, Paris, 2006, p.97.

[8] Baldassar Castiglione, Le livre du courtisan [1528], Flammarion, Paris, 1991, Liv. 4, X, p.333.

[9] Ibid., Liv. 1, II, p.21.

[10] Ibid., Liv.4, V, p.328 ; Liv.1, XXVIII, p.57.

[11] Ingres, Ecrits sur l’art, La Bibliothèque des arts, Paris, 1994, p.9.

[12] F. de Caillières, L’art de négocier …, p.30.

[13] Ibid., pp.98-99 et 24.

 

Vous voulez nous écrire, réagir à cet (un?) article
Ecrivez-nous
nous transmettrons vos réactions à son auteur