L’étrange docteur Maï

par Claude Corman

Dans le paragraphe 14 du chapitre 4 du «  Régime de la santé » écrit en 1198 à Fustat par Maïmonide, on lit cette remarque étonnante :

«Les habitudes sont une chose importante dans la conservation de la santé. Il n’est pas bon que l’on change ses habitudes de santé en une seule fois, ni dans l’alimentation, la boisson, la sexualité, le bain, ni dans l’exercice, mais au contraire, il faut continuer avec ses habitudes dans tous ces domaines. Même si ces habitudes dévient des méthodes de la médecine, on ne les abandonnera pas, sinon d’une manière extrêmement progressive et sur une vaste période afin que le changement ne soit pas trop néfaste. On ne fera pas changer à l’homme ses habitudes en une seule fois, car on le rendra alors beaucoup plus malade qu’il ne l’était. Réellement, les malades ne doivent pas changer leurs habitudes dans les périodes de maladie, même s’ils les troquent contre quelque chose de meilleur».

N’est-ce pas là, la dernière des recommandations que ferait un médecin moderne à ses patients ? Imagine-t-on un docteur Maï dire à son patient, Mr Monides : – Et surtout, tant que vous êtes malade, affaibli, invalide, ne prenez pas de résolution intempestive, ne tournez pas le dos à vos habitudes de vie. Vous avez le temps de changer. Ce n’est pas l’heure, maintenant ! »

Mr Monides qui vient de faire un infarctus du myocarde savoure le répit que lui a accordé le Dr Maï en fumant une cigarette dans le vestibule d’entrée du service de cardiologie. Il se repasse en boucle l’argument fulgurant de l’auteur du Guide des Egarés : «les malades ne doivent pas changer leurs habitudes dans les périodes de maladie, même s’ils les troquent contre quelque chose de meilleur ! » Mr Monides comprend mal la philosophie du Dr Maï, mais il se satisfait volontiers de ses conclusions. Que ce ne soit pasau décours d’un accident coronarien que la réforme radicale et immédiate des habitudes de vie dût être prêchée et obtenue, maintient le malade dans une irrésolution certes troublante mais salutairement étrangère à la logique de la faute et du démérite.

Le médecin contemporain regarde la scène, effaré et incrédule. A ses yeux, le Dr Maï est un voyou doublé d’un imbécile qui fait de la médecine avec des foutaises et des chimères d’un autre âge. Comment un tel imposteur peut-il déployer une argumentation médicale aussi dangereusement obsolète ?

Le médecin contemporain, nourri au lait de l’épistémologie moderne, pense la chose suivante comme un postulat indiscutable :  Quelle qu’ait pu être en son temps la sagacité intellectuelle du Rambam[1],  sa contribution à la pensée médicale est de faible poids en regard de ses œuvres philosophiques ou théologiques qui n’ont pas eu à souffrir, du moins pas de la même manière, les démentis et les réfutations de la science. La médecine d’aujourd’hui est une médecine fondée sur des preuves, une evidence-based medicine, articulée autour de connaissances anatomiques, physiologiques et biologiques avérées, quand la vision médiévale du corps humain est farcie d’humeurs, de biles, de vapeurs et de possessions démoniaques.

Qui plus est, les conseils médicaux de Maïmonide sur le danger de l’abandon des habitudes de vie offensent la pensée clinique actuelle, radicalement assujettie à l’idée de norme et de déviance (dans le poids, la pression artérielle, le sexe, le sport, etc). N’est-ce pas la transgression de règles de vie prétendument, statistiquement conformes à la santé qui ouvre la porte à la maladie ?  D’une certaine manière, les « mauvaises » habitudes de vie d’un individu sont considérées par les médecins comme « délinquantes » et doivent être sur le champ réformées ou découragées. Avec les formes et le tact de circonstance, on admonestera l’indolent, on vitupèrera l’obèse, on grondera l’alcoolique et on culpabilisera le fumeur…[2] Sans trop se soucier de la personnalité « globale » du malade, ou faute de temps pour en faire le tour, on ramènera tous les problèmes de fond à l’étiage de règles de vie continentes et prudentes. Et plus que tout, on s’empressera de changer brutalement les coutumes de vie néfastes. On prendra pour une victoire le sevrage tabagique chez un athéromateux, fût-ce au prix d’une prise de poids de quinze kilos et de l’apparition secondaire d’un diabète « gras ». Contrairement à l’avertissement de Maïmonide, réformer immédiatement les habitudes de vie, à l’occasion d’une maladie jugée propice et révélatrice, semble bien la conduite médicale la plus raisonnable et partagée de la profession.

Dans  un autre chapitre de ses œuvres médicales, Maïmonide nous livre une réflexion tout aussi déconcertante sur le « juste milieu » qui est, je crois, à l’opposé de cette invitation molle, craintive et atone à se tenir toujours dans la demi-mesure, dans la tempérance médiocre, loin de tous les excès et passions du corps ou de l’âme.

Le juste milieu y figure comme une succession dynamique de contraires, d’oppositions, une sorte de mouvement existentiel alternatif. Ainsi celui qui a trop longtemps succombé aux délices d’une alimentation trop riche s’efforcera, pour un temps équivalent, de suivre une diète pondérée, l’homme qui a bu des vins ou de l’alcool sans limites se verra contraint à boire « symétriquement » de l’eau en abondance. Ces suites de contraires finissent par établir une cartographie du juste milieu et rendent compte de l’existence comme d’un spectre d’attitudes variées et incompatibles que seules, la maîtrise temporelle et l’alternance nécessaire ordonnent  et harmonisent en un juste milieu.

A première vue, ces deux passages de l’œuvre de Maïmonide sont contradictoires. D’un côté, Maïmonide prêche au malade la continuité de ses habitudes de vie, devrait-il renoncer à des mesures, une diète ou un régime plus conformes aux souhaits et aux méthodes de la médecine. De l’autre, il invite les hommes (pas uniquement les malades) à rechercher les vertus du juste milieu grâce à un mouvement de va-et-vient entre deux polarités, deux extrêmes qu’ils ont plus ou moins durablement fréquentés. A y regarder de plus près, la contradiction, toutefois, s’affaiblit :

– Quand aucune maladie ne t’affecte en profondeur (c’est le cas d’un rhume, d’une brève allergie, d’un eczéma ou d’un ongle incarné) tu peux sans gêne ni dommages t’essayer à une succession d’habitudes de vie opposées. Pour peu que tu aies le courage et la volonté de ne pas t’égarer trop longtemps dans une consommation illimitée de viandes, de vins, de sexe (ce que l’on appelle de nos jours les conduites addictives) et que tu expérimentes une période équivalente de réserve, de tempérance, de régime « sec », tu parviendras aisément à trouver le juste milieu. Sans pratiquer l’alternance et en ignorant le rythme et la diversité de la vie, tu auras de grandes chances de basculer dans l’alcoolisme, la dépendance aux drogues, l’obésité, la maniaquerie sexuelle ou à l’opposé, dans l’ascèse triste, l’abstinence, la chasteté et la frustration. Cessons une bonne fois pour toutes de tenir l’ivresse occasionnelle pour de l’alcoolisme chronique ou la fumée de quelques cigarettes quotidiennes pour un tabagisme irresponsable ! Ce serait là, à n’en point douter et transposé à notre temps, l’avis d’un médecin maïmonidien. Mais les maniaques de la normalité dont l’un des rares plaisirs (comme l’avait noté Bertrand Russell) est de prohiber tout ce qu’ils n’aiment pas ou craignent pour eux-mêmes au plus grand nombre, tiendraient assurément ce médecin maïmonidien pour un dangereux illuminé, jouant avec les démons et flirtant avec les limites !

– Quand maintenant la maladie est là, bien là, que tu n’as plus le choix de l’esquive, que tu fais face à un mal qui ne dort plus, même quand tu te reposes, alors, non, il n’est plus convenable ni salutaire ou bénéfique de changer brutalement tes habitudes de vie.

Au moment même où l’on croit le changement le plus favorable ou utile, sinon nécessaire, Maimonide nous invite à ne pas céder à l’injonction médicale du bon régime, du régime conforme aux vues générales des médecins. Quel contraste, répétons-le avec les idées en cour à notre époque ! La rupture épistémologique entre le savoir pré-scientifique largement inspiré par la magie, l’astrologie, la théorie des humeurs, et la connaissance moderne axée sur la vérification, la méthode expérimentale, les essais comparatifs ou une exploration bio-radiologique du corps, ne suffit pourtant pas à saisir l’écart majeur des deux démarches.

Du temps de Maïmonide, il est présupposé que les aptitudes philosophiques ou le sens éthique, ou d’une manière générale les vertus spirituelles, jouent un rôle central dans la santé de l’individu. Tout comme l’aptitude au bonheur ou la tristesse mélancolique affectent notre résistance aux maladies, les conflits et les tourments de l’âme ou de la raison pèsent infiniment sur la vitalité des corps. Que Maïmonide ait du reste écrit un Guide des Egarés, ou des Perplexes, tient tout autant à sa vision de médecin qu’à celle de théologien. Si le chaos est dans les têtes, il l’est en proportions égales dans les corps.

De nos jours cet aspect est nettement escamoté, il occupe une place marginale dans une sorte de configuration psycho-somatique rudimentaire ou devient l’apanage des médecines dites douces ou parallèles. De sorte que la maladie, quand elle est sérieuse ou prise au sérieux, a pour première conséquence de réduire aux yeux de tous, y compris à ceux de ses proches et amis, la personnalité du malade à un corps souffrant de désordres organiques. Soudainement, elle stigmatise, norme, assiège et en définitive, construit une personne, qui n’est pourtant qu’accessoirement, accidentellement ou secondairement malade.

La maladie est d’une certaine manière une punition qui tombe, une chute, une sanction et dans le cas le plus extrême, une damnation. Qui a connu les réactions du milieu médical aux premiers ravages du VIH dans les populations homosexuelles américaines n’aura pas de mal à se remémorer l’atmosphère de châtiment qui planait alors autour du SIDA.

Cette damnation, cette sanction n’étaient pas pour autant regardées d’un point de vue moral ou spirituel comme l’acheminement au grand jour d’une faute enfouie ou comme une monstruosité frayant sa voie vers la surface visible des corps. Non, la damnation de la maladie n’a plus rien à voir depuis longtemps avec les sentiments apocalyptiques chrétiens ou l’affrontement affolant du Bien et du Mal. Elle est plus débonnairement, si l’on peut dire, le résultat parfois tragique d’un écart à la moyenne, d’une distance déraisonnable au bon sens hygiénique ou un oubli des moyens élémentaires de protection. Une boulimie sexuelle ou une gourmandise éhontée ne sont différentes que dans l’ordre des sanctions organiques, pas dans celui des registres moraux.

En tant que cardiologue, me dira-t-on, je ne  devrais pas estimer et encore moins suivre les réflexions « archaïques » de Maïmonide. N’est-ce pas faire usage de principes de pensée périmés de longue date, tout juste bons à illustrer une histoire de la Médecine ? Mais, tout comme les philosophes ou tragédiens grecs sont en vérité nos contemporains et que les personnages bibliques nous instruisent encore sur la diversité des caractères humains, le point de vue de Maïmonide sur la maladie et la médecine peut interpeller le médecin moderne. Il n’est certes pas généralisable et suffisant, il est simplement un outil de réflexion pertinent et provocant, un savoir de l’ère pré-statistique, pré-informatique où l’on n’avait pas l’habitude de crier facilement victoire et où l’on se savait pleinement humain et mortel.

Je voudrais à ce propos relater une anecdote. Il m’incomba de soigner ces dernières années un homme d’une quarantaine d’années, un conducteur d’engins si gros que je redoutais d’avoir à l’aider à monter sur le divan, par crainte d’expulser sur le champ de mon rachis lombaire trois disques intervertébraux. Il pesait alors plus de cent trente kilos pour un mètre soixante quinze. Je découvris cet homme la première fois à l’occasion d’un passage en arythmie complète sur un terrain de cardiopathie hypertensive. La fibrillation atriale, très mal tolérée, entraînait une insuffisance cardiaque.

L’un de mes confrères le jugea trop obèse – et il avait évidemment raison sur son obésité – pour envisager la réduction de cette arythmie par un choc électrique externe, après l’échec de la tentative de cardioversion pharmacologique. Il lui conseilla une diète stricte et efficace afin de perdre très vite les nombreux kilos excédentaires qui lui coupaient le souffle et hypothéquaient lourdement le succès du choc électrique. Mais cet homme, insensible aux arguments logiques du régime, restait très dyspnéique. Je décidai non sans hésitations ni doutes, de faire ce choc. Ce fut un succès inespéré. Le gros bonhomme n’était plus accablé par la fatigue et l’essoufflement. Il reprit une vie normale et conserva au long cours son rythme sinusal. Mais il ne perdit pas pour autant un gramme.

Toutefois, dix années après cet épisode et alors qu’il venait faire sa visite annuelle, je fus frappé par son amaigrissement spectaculaire. Il avait au moins perdu quarante kilos et ma première pensée fut, je dois l’avouer, très pessimiste et inquiète. Quel cancer rongeait le corps du gros conducteur d’engins, quel cancer s’en était-il pris avec tant d’efficacité à ses voraces adipocytes ? En vérité, ce dernier me raconta une histoire bien plus souriante. Il n’avait pas connu un amour extraordinaire ayant rongé d’un même mouvement le cœur et la graisse, ni changé de profession ou de mode de vie. Simplement, il avait eu une lombo-sciatique. La douleur l’avait si cruellement accablé qu’il avait décidé d’en finir avec son adiposité. Il observa un régime conséquent et ses rondeurs fondirent, sans grand effort. Il me fit part de son intention de perdre encore une quinzaine de kilos, ce que je jugeai dans mon for intérieur aussi héroïque qu’inutile. Je n’encourageai ni ne contredis sa détermination, mais les paroles de Maïmonide trottèrent dans ma tête. Voilà un homme qui avait vécu autrefois une situation clinique bien plus menaçante et grave qu’une sciatique et qui n’avait alors pas voulu ou pu s’astreindre à un régime. Quand sa vie même était en danger, il n’avait pas trouvé ni même recherché les voies d’une réforme radicale de ses habitudes alimentaires. La douleur irritante et obsédante de son  dos, bien que l’enjeu médical en fût infiniment moins fort, l’en avait, dix ans plus tard, convaincu.

« Même si ces habitudes dévient des méthodes de la médecine, on ne les abandonnera pas, sinon d’une manière extrêmement progressive et sur une vaste période afin que le changement ne soit pas trop néfaste. On ne fera pas changer à l’homme ses habitudes en une seule fois, car on le rendra alors beaucoup plus malade qu’il ne l’était. Réellement, les malades ne doivent pas changer leurs habitudes dans les périodes de maladie, même s’ils les troquent contre quelque chose de meilleur. » C. C.

 

[1] Acronyme de Maïmonide

[2] Un des effets collatéraux d’une telle médecine axée sur le respect des limites est de lier les échecs thérapeutiques à  l’ immaturité ou à la déraison du malade. Le malade devient co-responsable de sa santé, un collaborateur du médecin et non son « otage », alors qu’aux temps médiévaux, le traitement des princes, quelles que soient la complexion du malade et la curabilité du mal, mettait souvent les médecins en réel danger.

Concerto

par Noëlle Combet

 

Une histoire s’élance jusqu’au-delà d’elle-même,

se poursuit, se dépasse, se devance,

se gagne à tous les temps et modes,

plie aux vents mêlés

de multiplicités diffuses,

se glisse entre les cordes

d’un vieux stradivarius…

 

Au grenier, près du mur,

sur les bords du gibus étoilé d’araignées,

maintenant tout crotté,

l’hirondelle a niché.

La voilà qui s’envole

par la lucarne ronde…

 

Un cerf-volant bleu

rejoint les nuages ;

l’ayant lâché

le vieil enfant joueur,

s’en ressaisit

dans la note haute et longuement tenue

du stradivarius.

 

noco

What a waster…

par Sébastien Bauer

Décadence, élégance, romantisme, lyrisme, alcool, drogues, musique et cigarettes, sont autant de repères et de lieux communs pour définir un artiste qui pourrait venir nous hanter depuis le XVIème, le XIXème, et pourquoi pas le XXIème siècle…Mister Doherty sortirait d’une fumerie d’opium de Whitechapel, où il aurait trouvé l’inspiration dans quelques volutes, allongé sans le savoir, tout près, au plus proche de Jack the Ripper.

Le chapeau est planté en haut du crâne, le costume froissé est celui d’un Lord, l’arme est la plume. On devine qu’il a mal dormi, ou que ses nuits sont blanches. On le sent fragile, chancelant, prêt à s’écrouler à n’importe quel moment ; à fleur de peau. Le chemin le plus court menant à Peter est celui de la musique et du rock, chemin des plus courts s’il en est, et chemin que j’ai pris. La vraie question est de savoir ce que signifie être rock. Répondre à un style, à un mouvement donné, à une époque donnée, ou plutôt une attitude alternative de l’artiste correspondant à tous les mouvements artistiques en marge, et qu’importe l’époque.

Loin des clichés rock n’roll, Peter livre de la poésie, et de la littérature. Il parle de racines et de paradis perdu. Il siège entre Oscar Wilde et Jean Genet.

« In Arcady, your life trips along2 »

Se délivrer de la souffrance par la conquête d’un paradis perdu reste la finalité artistique de Peter Doherty.

L’Arcadie, contrée sauvage de la Grèce antique, est le symbole d’un âge d’or rempli d’idylles entre bergers, entre bergers et bergères ; Zeus né en Arcadie, et la bergère du banquet de Platon …Pays de Cocagne, il renvoie à l’idée d’un monde riant dont les pastorales auraient constitué le principal divertissement musical.
Pan et Peter Pan ; Pan Dieu rieur qui régnait en maitre sur l’Arcadie antique. Mi homme mi bouc et considéré comme mineur, il n’en était pas moins adulé ! Coureur de jupon, rares sont les déesses qui ne sont pas tombées dans ses filets. Pan célèbre la vie et la musique, le vin et l’amour. Il parle aux animaux du paradis perdu ! Comment ne pas faire d’analogie avec Peter Pan, personnage de notre enfance. Peter quitte le monde réel à tire d’ailes pour rejoindre l’Arcadie et ne jamais vieillir…

Ce mythe influencera une partie non négligeable de la musique et des opéras baroques, et les Lumières ; et Peter…La recherche de cette clarté, de ce soleil, celui d’un paradis perdu depuis longtemps, et dont on sait qu’on ne le retrouvera jamais…La lumière Pete en adopte le Saint Patron. Il reprend le thème de Saint Jean le Baptiste, mais c’est Salomé qui est mise en lumière comme l’avait exprimé Oscar Wilde dans sa pièce en un acte. Peter est obsédé par la possession ultime de l’être aimé, et fasciné par cette femme prête à voir l’autre mort pour le posséder en entier ; mais on ne tue pas la lumière, Peter en sait quelque chose ; c’est soi-même que l’on tue en tuant l’amour.

Pete pue l’Angleterre et croule sous le poids de ses croix irlandaises portées autour du cou. Enfant de militaire, il voyage, voit du pays à l’image de Rimbaud ce héros. Elève brillant passionné de littérature, il est victime de cette malédiction : la sensibilité de l’intelligence.

Malgré tous les drapeaux que Peter brandit, Union Jack, English Roses, St Georges cross, Monsieur Doherty n’a de terre que celle qui l’accueille ; Londres et ses clubs, ses pubs, et ses drugs, et puis Paris…Paris la romantique, qui l’appelle, malgré tous les problèmes de justice qui le contraignent en Albion. Il y trouvera refuge, comme Oscar.

Peter a conscience que la recherche de cette lumière ne peut le mener dans un quelconque paradis terrestre, c’est le pari faustien qu’il a fait ; loin de se tourner vers le mal, il s’en remet au diable, seconde force équilibrante de l’univers.

La malédiction Rock

Doherty reste un artiste rock pour la plupart, c’est évident. Mais là encore, que le hasard fait mal les choses ! Le groupe par lequel Peter se fait connaître est The Libertines. La dénomination elle-même en dit long. Si on ne s’arrête pas à une simple connotation sexuelle loin d’être cependant absente, ce qui compte, c’est avant tout être libre au sens premier du terme : exister par la pensée. Alors Peter prend sa liberté, et décide de se rendre à Londres pour vivre en artiste. Il habite toutes sortes de taudis sordides just by the river3 pour reprendre la chanson des Clash.

Le projet initial de Doherty est acoustique, une simple guitare suffisant à l’expression de son errance et de ses sentiments les plus enfouis. Fantasmes passéistes des producteurs, ou simple besoin commercial, The Libertines se transforment en la réponse Punk aux Sex pistols pour les années 2000.

Déjà les textes de Peter sont empreints de poésie, et de références à l’oppression et à la quête de liberté. La preuve en est le Arbeit macht frei4 scandé haut et fort pour ne pas oublier !

Pete se déguise avec des costumes d’officier désuets, et  adopte une attitude ambiguë avec son comparse Carl Barât. Ils chantent dans le même micro, lèvres à lèvres, pour se donner les répliques de leurs chansons d’amour…Et bientôt comme dans un vrai couple, le torchon brûle. L’amour ne les unit plus : « on aime, puis on n’aime plus ». Peter est horrible dans son rôle de chanteur punk ! Il annule concert sur concert car il est trop défoncé pour atteindre correctement le manche de sa guitare. Son rôle ne lui va pas! En manque, il ira jusqu’à cambrioler l’appartement de Carl. Le bateau prend l’eau, et l’Arcadie devient une course en solitaire. Comme beaucoup d’enfants, Peter provoque l’échec car il est dans l’incapacité de quitter. Il échange volontiers la force contre la douleur.

Books of Albion5

Depuis longtemps, Peter ne vit plus en Angleterre, mais en Albion. Cette appellation latine qui renvoie à la blancheur des côtes de Grande-Bretagne, sera sa signature poétique, et le nom dont il baptisera son navire.

Le Bordel revient avec les Baby Shambles6! En quittant lesLibertines, Peter n’avait pas quitté la scène. Il avait continué à organiser des concerts privés improvisés dans un quelconque appartement de Londres, en invitant ses fans et amis l’après midi même. Babyshambles est exclusivement dédié à la création artistique de Peter. Les books of Albion, sorte de pot-pourri de l’artiste, ou plutôt carnets de voyages pour coller à l’imagination, sont des écrits, des dessins des rencontres, des photos, que Peter accumule depuis son adolescence. Le premier Album des Baby Shambles, Down in Albion, est la transcription musicale de la création et de la vision d’une vie. Les chansons sont majoritairement enregistrées en une seule prise, et petit joyau, la chanson de ses 14 ans ! Peter nous prend par la main et nous embarque en exil sur son navire Albion, qui au gré des flots et des courants nous mènera tant bien que mal en Arcadie. Puis au fond peu importe où il pourra bien nous mener, puisque nous serons ensemble. Down in Albion est un disque cousu main. Tout est à l’image de l’artiste, et on s’y saoule de délices et de poésies. Des dessins, des photos sépia, des vanités et des textes de chansons griffonnés. Cette tête de mort et de con réinvente le concept album, mélange de brouillons d’écolier, et de carnets de voyage. Peut-être que c’est lui, le cancre de Prévert !

Pour Peter la création d’un disque a son importance de A à Z. Avec ce disque c’est toute la littérature dandy et décadente que Peter donne à voir et à entendre. Comme toujours, il recherche le paradis, et parle d’amour, mais A’Rebours… Avec le temps Pete redevient Peter, et n’apparaît quasiment plus avec l’accoutrement rock de ses débuts, à savoir du jean et du cuir. Son costume devient Le Costume, et pas n’importe lequel. En effet ceux qui pensent que le complet est un élément de la garde-robe, qui ne se porte que pour des occasions ou les journées de bureau ont tout faux ! Allez demander à un banquier pourquoi son costume possède deux ou trois boutons, ce qui a décidé son choix sur la largeur du col, ou même le boutonnage de ses poignets…Le Costume est rempli de codes que je vous épargnerai. Sachez simplement que le costume de Pete est celui du Dandy, celui du raffinement à la limite de la féminité. Honnêtement, regardez-le ! Peter a-t-il l’air d’un banquier ?

Narcisse
« Il est absolument insoutenable de s’apercevoir que ce que l’on dit dans votre dos, est absolument vrai ! » Oscar Wilde.

A force de se regarder dans l’eau de son miroir, on serait tenté de s’y noyer. Je propose d’y plonger plutôt que d’y tomber ! L’amour de soi c’est déjà beaucoup, et n’est-ce pas le commencement de l’amour de l’autre ? On peut toujours jouer les coquettes, et se parer. On peut toujours renvoyer l’image de son miroir aux autres ; mais à genoux dans le reflet de la flaque du caniveau que verrons-nous ? Et bien oui, tout ce que l’on dit sur Peter est vrai ! Doherty est sale, dépravé, drogué jusqu’à la moelle, ivrogne, usurpateur, dépressif, et angoissé. Peter est sale, tatoué, a fait de la prison, et y retournera. Doherty crache sur les journalistes, peint avec son sang, se lacère le torse, et vit dans un taudis. Pete annule des concerts parce qu’il est ivre mort. Peter transpire l’héroïne par tous les pores !

Mais Peter est un élégant, un équilibriste, un magicien qui dort avec ses chats. Il est poète, troubadour, diseur de contes, et chanteur à guitare dans le métro. Pete est beau dans son costume, ou dans son rôle de la femme aux bijoux. Doherty est un enfant, une sorte de Peter Pan dépravé, peut être celui que l’on voudrait devenir si nous n’avions pas peur de vivre avec cette épée sur le haut du crane : la liberté. S.B.

1- Quel branleur…
2- En Arcady, la vie s’écoule.
3- Sur l’autre rive du fleuve. Référence aux bas quartiers de Londres.
4- Le travail rend libre. Expression apposée sur le fronton à l’entrée du camp d’Auschwitz.
5- Livres d’Albion.
6- Les enfants bordeliques.

Noyau de cerise

par Noëlle Combet

 

Le cœur de la terre bat dans l’écureuil.

Il s’élance, grimpe aux branches qui peignent le ciel ;

il croque des pignons.

L’enfant court en boitant

à cause du noyau de cerise

dans sa sandale.

Elle prête ses yeux au buisson

qui  maintenant la dissimule ;

elle défait sa sandale, la secoue, la rechausse, la relace,

repart.

Elle court derrière le vent.

Le vent court derrière le ciel.

Un noyau de cerise est tombé sur le sol ;

La lumière a mangé l’ombre.

 

Noco.

Re-thinking Symbolic order : Psychoanalysis questioned by Queer Studies

par Caterina Rea

“Would psychoanalysis be the warden of symbolic Law?”[1], the psychoanalyst S. Prokhoris asks at the beginning of a stimulating and deep book questioning some of the sacred terms of dispositive analysis. Does psychoanalysis reveal the eternal and immutable functioning of human psychosexual life? Can it pretend to have an overhanging perspective on the main social changes of our time? A recent French debate has discussed these points concerning the possible political implications of analytical discourse and practice in great depth. Even if it concerns human subjectivity, psychoanalysis involves social and political consequences, which cannot be ignored. However, some psychoanalysts still prefer to affirm the eternal principles of metapsychology and refuse anything, which could shake up the transmission of the symbolic order.

The so-called “decline of Father”[2] and of his traditional authority and law worries those who defend the good functioning of the human psyche and the universal conditions of the process of subjectivation.

 

The French debate over the PACS (Civil Pact of Solidarity), the new form of civil union, which has brought about social changes, which affect the traditional familial and sexual order, reveals that psychoanalysis often took a conservative position defending the paternal function as the eternal origin of the Law. This Law is supposed to govern our psychical structure. According to some lacanian interpretations, the function of the Father is ontologized as an unavoidable condition of symbolic Law. From a critical position, the French psychoanalyst Michel Tort criticizes this metapsychological appeal to the paternal function as the product of a normalizing discourse, which tends to confound symbolic structure and historical dimension. “If we accepted to consider that actually the only reality of the supposed symbolic order is to correspond to the changing historical norms, we would not assist in this mix-up between eternity and history, to this way to get round historicity to let the timeless function to triumph”[3].

I intend to question the political reverse of psychoanalysis in order to show that, beyond the psychic singularity, its practice concerns and involves social institution. In this perspective, Michel Foucault underlines that psychoanalysis should be an emancipating and transgressive praxis and a critical capacity to question any established discourse and any given sense. Consequently, psychoanalysis should help us to recognize the historical dimension of our theoretical and practical positions, the relative and always questionable character of any device of power. In his fundamental text, Les mots et les choses, Foucault underlines the trangressive attitude of psychoanalysis as a “principle of worry (inquietude), of questioning, of critic and of contesting what could appear as acquired and definitive”[4].

I will particularly focus on Judith Butler’s critique of psychoanalysis in the lacanian version centered on the symbolic order as a relatively timeless dimension, as a non-mutable structure defining and regulating human sexuality and kinship relations.  This order, constituting the succession of generations and the relation between the sexes, seems to transcend the contingency and mutability of any social-historical expression. “Lacanian theorists for the most part insist that symbolic norms are not the same as social ones (…). The symbolic is defined as the realm of the Law that regulates desire in the Oedipus complex”[5], this one being considered as the universal principle of normalization of our psyche.

Butler’s strategy intends to subvert the permanence of this order and affirms that “not only the symbolic consists in the sedimentations of social practices, but that radical changes in kinship need a re-articulation of the structuralist presuppositions of psychoanalysis and also of contemporary gender and sexuality theory”. Butler interrogates the analytical device from a political point of view and confronts it to current social changes affecting the sexual and familial order.

In the same direction, the French sociologist E. Fassin argues that current sexual issues, (including gender approaches, rights of sexual minorities and the debate on kinship and changes in familial order) represent the last frontier in democratic and secular politics. He introduces the notion of sexual democracy (démocratie sexuelle) in order to underline the process of denaturalization of sexual questions placing them in the political and social space of deliberation. “Actually, democracy is the realm of politics without any transcendent or natural fundament. And sexual democracy plays an important role: if gender and sexuality are nowadays the most important stakes, it is that these questions incarnate the last extension of the realm of democracy. We thought and we still think they are natural, we discover that they are political”[6].  How can psychoanalysis assume such a challenge?

 

Post-feminist studies and gender / queer studies have recently confronted psychoanalysis to these questions and concerns and have shaken their normative categories marking the field of sexuality and of corporeal materiality. As Foucault has already remarked, the discourse on sexuality is the point of tangency between psychoanalysis and politics. More precisely, sexual normativity places analytical discourse and practice within the political dimension.  My aim is to show that this sexual order functions as a ‘device of sexuality’, as a normalizing organization pre-orienting and pre-forming the supposed ‘mature and accomplished” realization of sexual functions. However, this power device can suffocate some lives and even prevent some human possibilities from developing. Sexual order, which Foucault refers to as a device of sexuality, tries to force, delimit and fix sexual identity in order to finally promote the eminent Charter of rights and duty concerning this definition. This order doesn’t want sexuality and human being to be paths, circulations, spaces of metaphors, risking the misshapen: something which is non-identified and not definitively certified once for all”[7].

 

1.The two souls of psychoanalysis

Psychoanalysis is much more complex than its version based on identity and eternal laws. S. Prokhoris underlines two souls of psychoanalysis, two different attitudes concerning the articulation between sexuality and norms. This paradox concerns the psychoanalytic discourse on sexuality, which seems finally to hide Freud’s discovery of a theory of sexuality as irreducible to a simple pre-formation or to a pre-structured universal sexual behavior. I mean the Freudian theory of drive (Trieb) as it is not oriented, as an instinct, by an object or by a pre-established finality. S. Prokhoris wonders if “a certain version of the psychoanalytical discourse on sexuality is hiding an important dimension of Freudian innovation which is deeply expressed by the theory of unconscious”[8]. Actually unconscious is not marked by fixed, determined identities and by sexual difference.

 

In his Three Essays on Sexual theory, Freud makes a de-construction of the popular conception of (sexual) drive as it is not comparable to a simple necessity such as hunger, as it is not a movement expecting to attain a pre-determined object. Drive does not contain in itself an already given object, since this one has a certain variability and contingency. “We are in condition to abandon in our thinking the relation between drive and its object. It is probable that sexual drive is above all independent from its object and that it is not determined by the attractions of this one”.

 

The ‘sexual’ (le sexuel) is thus coextensive of a corporality traversed by desire, infinitively excitable and capable of pleasure. It is the polymorphous, plastic and plural origin of our sexuality, preceding and crossing the difference of sexes. Thus indefinitely open to different figures and definitions, sexual drive and desire embody the strange and even queer core of psychoanalysis contesting any fixed and normative identity[9]. “The sexual, which means the set of erotic forces, forces of relation through the pleasure stream. The sexual which does not come from sexuation, but from the ‘perverse polymorphous disposition’ to get pleasure infinitively (…): the analytical device of care is not a matter of sexuation and of the so-called laws that this condition is supposed to transmit to thought, but the irreducible multiplicity of sexual aptitude: aptitude for transformation, we could say, through identifications, contaminations, contacts of any kind, opening to an indefinite sort of erotic identities”[10]. The sexual thus exceeds sexuation, S. Prokhoris affirms, and it shakes the presumed organization of sexed order. As an expression of the being out of phase of human sexuality as regard to itself, the multiform character of the ‘sexual’ embodies its excess from the bio-anatomic dimension. Here, the norm does not exist as an original truth which is naturally and universally part of our psyche and corporeal being.

 

So, where do sexual norms come from? Such a concept of sexuality (drive and desire) as irreducible to a natural essence opens the way to a social and historical understanding of it, in terms of a ‘regulatory ideal’ producing bodies’ materialization.

The question I want to ask in this context is why has Freud and psychoanalysis, having perceived the transgressive character of sexual drive, so quickly, submitted it to the fixed and pre-constituted order of immutable norms (natural or symbolic, but nonetheless quite essential). Why does psychoanalysis, that seemed to take distance from any permanent and definitive origin, from any universal and an-historical structure of our existence, finally go back to such essential explications in order to find the certainties of its own fundaments? More clearly, why does sexual theory become a sexual device?

2. Symbolic Law and materialization

Butler’s criticism of the lacanian notion of the symbolic order analyses the normative aspect of analytical discourse. She argues that Lacan’s strategy consists in reformulating the fixed imperatives of sexual order in a non-naturalistic version. “Over and against those who argued that sex is a simple question of anatomy, Lacan maintained that sex is a symbolic position, that one assumes under the threat of punishment, that is, a position one is constrained to assume, where those constraints are operative in the very structure of language and, hence, in the constitutive relations of cultural life”[11]. Butler’s approach consists, on this point, in questioning the status of this symbolic Law that produces the process of materialization of body and sexuality. This law defines the fundamental structures of the difference of sexes and of generations and pretends to guarantee the right functioning of psychosexual life. Therefore, it also operates as a “site of power”[12].

The symbolic has the character of an organizing law and of a normalizing function funding the supposed immutable equilibrium of the sexual order; thus the mark of sexuation appears as the effect of the symbolic implying the permanent setting of sexual positions. “It is insofar as the function of ‘man’ and of ‘woman’ is symbolized, insofar as it is literary pulled out of the realm of imaginary in order to be situated in the realm of the symbolic, that a normal and accomplished sexual position appears. It is to symbolization, as en essential requirement, that the genital realization is submitted – that man becomes more masculine and woman really accepts the feminine function”[13].

 

Lacan’s reference to the fundamental character of the symbolic actually makes possible a non ontological and immediately naturalistic version of human sexuality. Even if he states that sexual positions do not precede the symbolic that thus produces and creates them, “nothing different from such differentiated order is understandable” and “lacanian psychoanalysis reproduces like structural anthropology a naturalization of gender through the consideration of an a-temporal structure”[14]. More precisely, as the anthropologist G. Rubin argues, the symbolic seems to express an autonomous system preceding the very historicity of social life and Lacan seems not to take sufficiently into account the social organization of the symbolic order. Rubin actually denounces any “sexual essentialism”[15] pretending that sexuality is independent from social life and historical institutions.  Here we have the impression that the understanding of what Lacan calls ‘normal’ appears as a closed identity defining and constituting marked and non-modifiable borders between sexual functions under the operation of the only heterosexual norm. Prokhoris critically emphasizes such a construction of a device of sexuality “consisting not only in prescribing sex and in affirming urbi et orbi which kind of sexuality is valuable – normal and achieved – and which is not, or not completely, but also who it is convenient to love and in which manner”[16].
G. Rubin has questioned in-depth what she calls an “ideal sexuality” which is supposed to conform to a unique model. The hierarchy between different forms of sexuality is often defined according to a naturalistic or paradigmatic definition, thus presented as immutable and eternal. “For religion, the ideal is procreative marriage. For psychology, it is mature and responsible heterosexuality”[17]. Thus, such a model affirms the “necessity to fix imaginary frontiers between good sex and bad sex”[18] and. G. Rubin specifies that “this frontier seems to isolate order from chaos”[19].

This idea of a normative construction of heterosexuality as the only intelligible and viable possibility is also the central point in Butler’s critique. This normative recurrence is a “regulatory ideal”[20] historically produced and itself producing, constituting some corporeal possibilities. All Butler’s work tends to underline that “the regulatory norms of ‘sex’ work in a performative fashion to constitute the materiality of bodies and, more specifically, to materialize the body’s sex, to materialize sexual difference in the service of the consolidation of the heterosexual imperative”[21].

The Symbolic is what makes of us human beings (the permanent linguistic and ‘Cultural’ roles) and what limits human possibilities and excludes certain of them. As Butler says, every occurrence of the law is characterized by the shadow of those who fail as regard to it, shadows of lives haunting the law from outside the frames it defines. Thus, bodies always appear as produced in and through a process of materialization by the norms, formed and constituted by them as viable or unlivable according to the fact that they are conformed to their imperatives. However, the Symbolic producing materialization is not an in-temporal structure preceding its historical reworking, its instituting repetition. This situation opens the way to the possibility of a new resignification of the law through those who seemed to fail and not to incorporate it correctly.

      

3. Norms and subversion

 

The question here is not to fantasize about a condition without norms, an outside of the normative realm. This is not the point for Prokhoris, who identifies the norms of existence within the sites of subjectivation, neither is it the purpose for Butler who repeats that constraints are unavoidable conditions for the performative construction of sexual, subjective and social positions.  Power, law and sexuality are deeply linked. “How are we to think through the notion of performativity as it relates to prohibitions that effectively generate sanctioned and unsanctioned sexual practices and arrangements? In particular, how do we pursue, the question of sexuality and the law, where the law is not only that which represses sexuality, but a prohibition that generates sexuality or, at least, compels its directionality?”[22].

 

The intimacy between sexuality and law that traverses and constitutes corporeality is the basis of any possibility of subversion. Butler affirms that there is neither sexuality without power nor a paradise out of the realm of norms and that we have to renounce to the illusions of a body, which is not produced by the law. In this way, “it is necessary to take into account the fully complexity and subtlety of the law and to cure ourselves of the illusion of a true body beyond the law. If subversion is possible, it will be subversion from within the terms of the law, through the possibilities that emerge when the law turns against itself and spawns unexpected permutations of itself”[23].

 

Therefore, if there is neither sexuality nor body without a relationship to norms, if the formation of bodies is “the result of normative constraints exerted in the time, in a repetitive manner”[24], how is it possible to break the device of sexuality and change the process of reiteration and the rigidity of the frames which have become humiliating and stifling for certain lives marked by failure and exclusion?

 

Concerning this function of psychoanalysis, Butler’s strategy consists in the attempt to re-appropriate some of its contents and of its regulatory practices as a possibility to be questioned and redefined according to historical and modifiable criteria.

4. Inaccessible origin and historical re-signification of the Symbolic

 

Butler’ strategy thus implies placing the supposed immutable laws of the Symbolic, concerning the assumption of sex as a regulatory function, within the dimension of social and political production and of institution of the norms. Butler underlines that the norm of sexual order acts as a norm and as a constraint only because it is reiterated, produced and so instituted as a law. This means that the presumed eternal and fixed order do not precede the process of its own institution. If sex is assumed under the same conditions as a law is assumed, through the act of its instituting repetition, “then ‘the law of sex’ is repeatedly fortified and idealized as the law only to the extent that it is reiterated as the law, produced as the law, the anterior and inapproximable ideal, by the very citations it is said to command. (…)”[25]. Therefore, we can no t identify the point of a meta-historical origin overhanging the dynamism of materialization that the reiteration makes possible. Moreover, the origin is this dynamism of production, the creative reworking that forms and institutes the realm of human and sexual norms. Thus the symbolic law governing the assumption of sex has not a different ontological status as independent from the practices of its assumption and of its institution producing the series of materializations and of instituted sedimentations of normative constraints.

 

The question of this translation of the symbolic and sexual order from a historical existence standpoint and of the political debate is one of the central points of the articulation between psychoanalysis and gender / queertheories. It is thus important to underline the instituted dimension and the logics of power sedimented in it. Moreover, it is important to re-think such an order as contingent, questionable and mutable according to more human norms of recognition, to think it through the social and historical variability. It is important to make it open to changes and new social and familial equilibriums. I emphasize this aspect as the very challenge of psychoanalysis implying its tangency with political dimension and with institution. “To recast the symbolic as capable of this kind of resignification, it will be necessary to think of the symbolic as the temporalized regulation of signification, and not as a quasi-permanent structure”[26]. We have to understand it as a series of injunctions and laws that embody and represent certain equilibriums of power. The terms of institution and of performativity seem to be the more apt in order to take into account the ineludible articulation between the transformation of the instituted order and the frame of normatively and of power inside which only any strategy of subversion is possible.

 

Conclusion

Through Butlers’ analysis, it is possible to re-think the norms of sexuation, the frames of the so-called symbolic order, that Lacan had presented in structural terms, as inscribed in the dynamisms of institutions and of historicity. To think the historical aspect of norms means, as Prokhoris underlines, to think, “what makes of them a contingent given”[27].

To conceive the symbolic order as modifiable, and not as the irremovable frontier of the human whose exceeding would imply the danger of a psychic dissolution or destabilization, allows to imagine other possibilities, other forms of life and of human relations than those who are established by the presumed eternity of the structure. Butler invites us to conceive that what was only failure in the light of the symbolic could be a strategy of resistance and of subversion of its constraints and limits determining a criterion of binarity.

As the sociologist E. Fassin argues this denaturalization and historicisation of sexual and gender norms promotes a process of democratization implying a more dynamic perception of the established order. However, this possibility to call order into question “does not mean that our societies are free from sexual norms, but that their control is different when they are considered (…) not as natural laws (…), but as conventional and temporary orders, being the product of history and of balance of power, open to changes and negotiations: there is nowadays a trouble in norms”[28].

We are now also in the condition to re-define the difference between the normal and the a-normal. Normal is not here what is submitted and conformed to the pretended immutable norms, but what is incessantly able to institute new norms, to invent new conditions of life and to imagine new possibilities. Normal is not, according to Prokhoris, a formatted and identical universal that reproduces the order without any possibility to reply, but everything the subject can create to live and make relations with the others in a more humane way. “Normal is not at all what is submitted to an accomplishment. Normal: that means capacity to struggle, inevitably, in and against the device of sexuality such that it doesn’t get on”[29].

It is this constant challenge of new possibilities and of openness to invent and to create which is the unavoidable message that gender and queerstudies address to psychoanalysis. C.R.

 

[1] S. Prokhoris, Le sexe prescrit. La différence des sexes en question, Flammarion, 2000, p. 11

[2] M. Tort, La fin du dogme paternel, Flammarion, Aubier, Paris, 2005

[3] Ibidem, p. 301.

[4] M. Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, Paris, 1966, p.  385.

[5] J. Butler, Antigone’s Claim. Kinship between Life and Death, Columbia, University Press, 2000, p. 18.

[6] E. Fassin, “Les frontières sexuelles de l’Etat”, in Vacarme, n. 34, 2006.

[7] S. Prokhoris, le sexe prescrit. La différence des sexes en questionop. cit. p. 20.

[8] Ibidem, p. 79.

[9] Cfr. T. Dean, « Lacan and queer theory”, in The Cambridge Companion to Lacan,Cambridge University Press, 2003.

[10] S. ProkhorisS, Le sexe prescrit. La différence des sexes en questionop. cit. p. 111.

[11] J. Butler, Bodies that matter. On the discursive limits of sex,  Routledge, New-York-London, 1993, p. 96.

[12] Ibidem, p. 105.

[13] J. Lacan, Séminaire III. Les psychoses, Seuil, Paris, 1981, p. 200.

[14] M. David-Ménard, « L’institution des corps vivants selon Judith Butler », inSexualités, genres et mélancolie, Campagne Première, 2009, pp. 197-212, p. 200.

[15] G. Rubin, “Thinking Sex : Notes for a Radical Theory of Politics of Sexuality”, inPleasure and danger: exploring Female Sexuality, Routledge and Keagan Paul, 1984, French translation, in G. Rubin – J. Butler, Marché au sexe, EPEL, Paris, 2001, p. 79.

[16] S. Prokhoris, Le sexe prescrit ; La différence des sexes en questionop. cit. p. 189-190.

[17] G. Rubin, “Thinking sex: Notes for a radical theory of the Politics of sexuality” in Carol S. Vance, Pleasure and Danger. Exploring Female Sexualityop. cit. p. 90.

[18] Ibidem, p.88.

[19] Ibidem, p. 89.

[20] J. Butler, Bodies that matter. On the discursive limits of sexop. cit p. 1.

[21] Ibidem, p. 2.

[22] Ibidem, p. 95.

[23] J. Butler, Gender trouble, Routledge, Ney York – London, 1990, p. 127.

[24] M. David-Ménard, “L’institution du corps vivant selon Judith Butler”, inSexualités, genres et mélancolieop. cit. p. 204.

[25] J. Butler, Bodies that matter. On the discursive limits of sexop. cit p. 14.

[26] Ibidem, p. 22.

[27] S. Prokhoris, Le sexe prescrit. La différence des sexes en questionop. cit. p. 67

[28] E. Fassin, La démocratie sexuelle et le conflit des civilisations, in  Multitudes, n. 26, 2006, electronic version.

[29] PROKHORIS, Le sexe prescrit. La différence des sexes en questionop. cit. p. 278.

 

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Sommaire numéro 9

Le Khérem de Spinoza aura-t-il une fin ?
Paule Pérez

La psychose aux temps bibliques
Hervé Bentata

Alternatives
Poème
Noëlle Combet

Politiques de l’amitié
Second fragment
Noëlle Combet

Histoires d’eau
Laurent Guillo

Les arbres grignottent
Poème
Noëlle Combet

Zimmerman, la chanson de l’interprète
Sébastien Bauer

Glissements
Poème
Noëlle Combet

Compagnons de refuge
Claude Corman

Le khérem de Spinoza aura-t-il une fin ?

par Paule Pérez

Le 27 juillet 1656 la communauté juive portugaise d’Amsterdam lança son khérem à l’encontre de Baruch Spinoza[1] pour hérésie et athéisme. Le philosophe avait alors 23 ans. Remarqué très jeune pour son intelligence et sa vivacité au milieu des siens qui voyaient en lui un futur docteur de la loi, Baruch ne s’était pas contenté d’étudier la tora. Elargissant le champ de ses intérêts, il apprit le latin et étudia la philosophie, notamment à partir de l’œuvre de Descartes[2], qui lui-même avait beaucoup travaillé à Amsterdam, à l’abri du dogmatisme de l’Eglise et de l’inféodation à la Royauté.

Dans le courant du siècle écoulé les Pays-Bas avaient en effet réussi à se constituer en terre hospitalière pour les penseurs de tous bords. Mais, s’ils avaient déjà opté pour la liberté religieuse comme principe, avec l’ouverture à la diversité que celui-ci impliquait, la politique des Pays-Bas n’allait pas sans une condition préalable formelle : que chaque ressortissant d’une communauté pratique sa religion de manière orthodoxe dans son « église », et ce dans le respect des gouvernants et de l’ordre public – chaque institution se chargeant respectivement de faire régner cet ordre dans ses rangs.

 

Signe des temps

Spinoza avait à peine un an, quand, en Italie, Galileo Galilei[3], ecclésiastique et savant éminent, ayant comme on le sait, prôné l’héliocentrisme dans le sillage de Copernic[4], fut condamné par le Tribunal de l’Inquisition (1633). Il fut contraint à renier ses positions dans un acte d’allégeance et de soumission absolue à L’Eglise :

« Moi, Galiléo, fils de feu Vincenzio Galilei de Florence, âgé de soixante dix ans, ici traduit pour y être jugé, agenouillé devant les très éminents et révérés cardinaux inquisiteurs généraux contre toute hérésie dans la chrétienté, ayant devant les yeux et touchant de ma main les Saints Évangiles, jure que j’ai toujours tenu pour vrai, et tiens encore pour vrai, et avec l’aide de Dieu tiendrai pour vrai dans le futur, tout ce que la Sainte Église Catholique et Apostolique affirme, présente et enseigne. Cependant, … la croyance fausse que le Soleil est au centre du monde et ne se déplace pas, et que la Terre n’est pas au centre du monde et se déplace,… j’ai écrit et publié un livre dans lequel je traite de cette doctrine condamnée et la présente par des arguments très pressants, sans la réfuter en aucune manière; ce pour quoi j’ai été tenu pour hautement suspect d’hérésie, pour avoir professé et cru que le Soleil est le centre du monde, et est sans mouvement, et que la terre n’est pas le centre, et se meut. »

Déclaration qu’il termina dans un souffle, comme se parlant à lui-même, par le célèbre : « e puor, si muove », et pourtant, elle tourne.

 

Eglise, Mahamad, quelle différence ?

On a beaucoup glosé sur l’expulsion de Spinoza de la communauté juive par le Mahamad, haute autorité à Amsterdam, avec l’accord des rabbins et des notables. Peu de temps après, à la suite des sommations d’usage, Spinoza ne manifestant aucun signe de repentance, fut frappé de l’opprobre majeur qu’est la chemmata : radiation définitive des registres de la communauté. Ce dernier stade de la condamnation équivalait à considérer que c’était comme s’il n’avait jamais été circoncis, ou, c’est à peu près la même chose, non pas qu’il était mort, mais qu’il n’était jamais venu au monde – venue dont pour chacun, la preuve est dans l’inscription aux registres.

Ainsi, certains ont pris le philosophe comme emblème du « juif du juif », exclu parmi les exclus, les Marranes dont il est issu l’étant doublement, par les Juifs et les catholiques, voire davantage, par tous ceux à qui la non-pureté religieuse répugne. Tandis que d’autres tenants du compromis, ou du relativisme moral, ont allégué que le khérem aurait pu n’être qu’une mise en demeure diversement appliquée, et que, si Spinoza avait mis de l’eau dans son vin, celle-ci aurait pu être levée. Au lieu de cela, ce khérem fut décrété indélébile et irréversible.

Spinoza, sans jamais pour autant adhérer à aucune autre communauté religieuse, persista dans sa position intellectuelle, en écrivant, paraît-il, la même année, en espagnol, ce texte dont on ne connaît pas le contenu, mais dont on sait seulement le titre : « Apologia para justificarse de su abdicacion de la sinagoga », titre témoignant qu’il assumait de lui-même sa sortie, ou abdication, de son groupe d’appartenance historique et familial.

Le texte du khérem, qui a été abondamment commenté, est loin d’être anodin : tout autant qu’une expulsion, c’est bel et bien une malédiction lourde que la communauté lance à son jeune espoir désormais déchu et diabolisé, et ce environ une semaine après le 9 du mois de Av du calendrier hébraïque, qui est une date de deuil pour les juifs[5].

Lorsque le khérem est prononcé contre lui, évoque Noëlle Combet [6], « c’est que déjà il élaborait de Dieu une conception très particulière qui ne pouvait être acceptée par aucune orthodoxie, ni juive ni chrétienne, de telle sorte qu’on le réprouva de toutes parts ». En voici un extrait :

« Qu’il soit maudit le jour, qu’il soit maudit la nuit, qu’il soit maudit pendant son sommeil et pendant qu’il veille. Qu’il soit maudit à son entrée et qu’il soit maudit à sa sortie. Que les fièvres et les purulences les plus malignes infestent son corps. Que son âme soit saisie de la plus vive angoisse au moment où elle quittera son corps, et qu’elle soit égarée dans les ténèbres et le néant. »

On trouve également ceci : « Que Dieu lui ferme à jamais l’entrée de Sa maison. »


Qu’est-ce que le mot dit?

 

Dans le texte biographique controversé qu’écrivit quelques années plus tard le pasteur Colérus, on lit :

 

« Des juifs d’Amsterdam, qui ont très-bien connu Spinoza, m’ont pareillement confirmé la vérité de ce fait, ajoutant que c’était le vieux Chacham Abuabh, rabbin alors de grande réputation parmi eux, qui avait prononcé publiquement la sentence d’excommunication. »

N’étant pas hébraïsante, je me suis livrée à une réflexion langagière toute basique, notamment à partir des assonances : celles-ci, dans le monde juif accoutumé au travail approfondi avec et sur les mots, ne pouvaient échapper en leur temps à ceux qui lancèrent le khérem.

En effet, le mot de khérem s’épelle en hébreu : khet, rech, mem (kh, r, m). Dans un monde de domination chrétienne, certains le traduisirent par excommunication. Si on s’en tient à l’hébreu, le terme de khérem connote en effet la chaîne signifiante : exclusion, retranchement, soustraction, suppression, c’est l’expulsion hors du corps de l’assemblée.

On sait que dans les langues sémitiques, les mots sont formés de racines, elles-mêmes de trois lettres, et que dans la forme archaïque on trouve des racines de deux lettres. Prenons les deux premières lettres de « khérem » et celles du mot « khrâ », ce sont les mêmes. Or khrâ signifie, tout simplement : merde. Même si l’étymologie devait contester cette allégation[7], l’assonance et l’homophonie sont plus que troublantes : il s’agit donc d’une expulsion qui sonne comme une excrétion, une déféc(a)tion. Qui de surcroît s’assortit pour Spinoza quelques semaines plus tard d’un opprobre irrévocable, la chemmata, fort proche dans les consonnes (ch, m, t) du mot « chimtsa » (ch, m, t) qui en hébreu signifie «honte », dans le sens de l’infâmie.

Haine, mépris, vindicte, imprécation, dégoût, « font rage » à chaque instant dans le bannissement définitif de Spinoza : ils le jetèrent, comme « un malpropre », autrement dit comme une merde, expulsée, définitivement vouée à disparaître !

Mais revenons au khérem en passant par le signifiant : marrane. Dans les contrées multilingues, il se forme souvent des combinaisons idiomatiques. Ainsi pour certains le mot marrane vient du vieux castillan « porc », pour d’autres, il est formé du mot arabe « haram », qui signifie « séparé, interdit, impur, péché », d’où est issu le mot harem (lieu réservé et assigné aux femmes). Mais pourquoi une origine excluerait-elle l’autre, on peut très bien envisager une double source à un même mot formé à l’occasion de circonstances aussi particulières. En passant d’une langue à une autre, haram a pu changer de consonne terminale, devenant haran, et la forme susbstantive s’énonçant Ma-haram puis ma-haran. On n’est pas loin non plus d’y entendre ma-khérem…Ainsi entreraient en collusion et symbiose le terme vieux castillan pour désigner le porc, animal sale, impur et proscrit, avec le terme arabe exprimant en islam le péché, l’interdit, l’intouchable, mais peut-être même aussi celui d’expulsion et d’excrément, afin que s’obtienne le signifiant marrane, dans tout le poids de sa signification.
Certes, comme l’écrit Noëlle Combet « les termes de la condamnation sont particulièrement violents » ! Il en devient assez facile de comprendre que le philosophe de la liberté de la pensée n’ait justement pas cherché à « composer ». On peut même penser que ce khérem, loin de l’assigner à une mortification, semble lui avoir offert « une opportunité de liberté malgré les attaques qui s’acharnaient sur lui : en effet, son œuvre ne mentionne jamais quoi que ce soit d’un regret, d’une repentance ou d’un quelconque consentement à l’humiliation[8]. » Spinoza ne pouvait ignorer l’instabilité religieuse des marranes en Hollande, ni le rigorisme calviniste qui servait d’exemple et de matrice cultuelle aux responsables juifs. Et, ajoute Claude Corman, « il s’est sans doute lavé, pas publiquement, mais intérieurement de l’affront du khérem, en voyant les rabbins d’Amsterdam[9], dont le vénérable Aboab, s’enliser dans la frénésie messianique de Tsevi[10] ».

Pour les siècles des siècles, amen…

Irrévocable, l’opprobre contre Spinoza l’est bel et bien resté. Pour certains aujourd’hui, l’auteur de « l’Ethique » est même décrit comme « malveillant » à l’égard du judaïsme. Certes, c’est que plus tard le philosophe s’en prit aux rabbins, à qui il reprochait une « superstition » voisine du « délire ».

Mais, ces thèses, exposées dans son « Traité théologico-politique », ne paraîtront ouvertement qu’en 1670. Spinoza a donc en son temps été jugé sur ce qu’on pensait être ses opinions, voire sur ce qu’il déclarait, peut-être, dans les cénacles où il se réunissait avec quelques intellectuels de son temps. Plus tard les auteurs critiques ont utilisé des écrits postérieurs à l’affaire de 1656 pour la justifier. La condamnation ne porte donc pas sur des actes, c’est une condamnation en présomption de délit de pensée, à laquelle par une pirouette rétrospective on a donné valeur juridique comme dans un jeu de « science-fiction ».

Or si l’Eglise et ses représentants, qui sont consacrés, sont censés défendre l’infaillibilité du dogme, en aucun cas un rabbin qui, selon la tradition juive, n’est pas investi d’un quelconque attribut ou pouvoir de Dieu sur terre, n’est à considérer comme infaillible et la critique à son encontre n’est pas un sacrilège. La discussion dialectique constructive est même partie prenante du judaïsme, c’est la quintessence de l’enseignement talmudique.
Dès le concile Vatican II, l’église mentionna que les interdictions à l’encontre de certains chrétiens dans l’histoire, dont Galilée, étaient injustes. En 1979 et en 1981, le pape Jean-Paul II chargea une commission d’étudier la controverse et considéra qu’il n’y avait là pas même matière à « réhabilitation », le tribunal qui a condamné Galilée n’existant plus : le 31 octobre 1992, le même pape rendit une nouvelle fois hommage au savant lors de son discours aux participants à la session plénière de l’Académie pontificale des sciences, reconnaissant clairement les erreurs de certains théologiens du passé.

Galilée et Spinoza ne parlaient certes pas de la même chose. Ce dernier fut honni pour avoir dénié aux rabbins le savoir absolu sur la Création du Monde, l’acceptation d’une croyance sans preuves, comme celles de la qualité divine des miracles, ou du pouvoir céleste des prophètes. Mais l’analogie avec Galilée est cependant loin d’être illégitime du fait que la conception catholique du géocentrisme faisait partie du dogme de l’Eglise – et donc que Galilée en entamait le dogme d’infaillibilité.

Spinoza n’a pas fait acte d’athéisme pour autant. et il a été diabolisé en son temps et même longtemps après : l’accusation de malveillance envers le judaïsme est en elle-même troublante quand on pense que Spinoza écrivit un « Abrégé de grammaire hébraïque »  – ouvrage étonnant[11] au demeurant, tant il peut être considéré comme l’un des premiers ouvrages de la réflexion philologique.

Mais certains ont estimé que le philosophe risquait de rompre l’acceptation fragile de sa communauté dans une Amsterdam qui, au nom de la cohésion sociale, exigeait bien du conformisme de la part de chacun dans son culte respectif. C’est la thèse du Spinoza vu comme fauteur de troubles potentiel, en quelque sorte déjà une prémice du  « principe de précaution » version XVIIème siècle. Thèse encore défendue de nos jours par des personnages éminents, universitaires, philosophes, chercheurs, notables…

Ce qui nous paraît important, c’est que Spinoza avait très tôt compris que théologie et philosophie étaient loin de former une seule et même discipline. Mieux ou pire encore, il pensait que la distinction entre elles ne pouvait être que bénéfique aux deux, affranchissant le flux de pensée du philosophe de la théocratie et renvoyant la théologie à l’essentiel de sa fonction spirituelle et religieuse. En termes contemporains, Spinoza ne faisait pas autre chose que lutter à la racine contre tout fondamentalisme religieux, que celui-ci soit flagrant, rampant, conscient ou inconscient.

 

Qui peut ou doit lever le khérem ?

Dans les premières années de l’Etat d’Israël, trois siècles après le khérem, David ben Gourion dont on sait qu’il lisait Spinoza avant sept heures du matin, a proposé la levée de l’expulsion, voulant probablement inscrire Israël sur une ligne d’Etat démocratique éclairé, dans l’esprit du « Traité théologico-politique ». Cette requête n’eut pas de suite.

Mais qui a qualité pour en juger ? Les juifs n’ont pas de « lieu » de décision commune, comme peut l’être le Vatican pour les catholiques ! Et du reste, pourquoi cela devrait-il se faire en Israël ? Pourquoi pas à Amsterdam, ou partout ailleurs ?

Une initiative a été justement lancée par le Consistoire de Nice au cours d’un colloque organisé par la philosophe Patricia Trojman[12] le 29 avril 2007 – et ce en la présence du consul des Pays-Bas. La finalité principale en était que les juifs puissent sereinement se mettre à relire Spinoza et de replacer la « perspective critique permanente au sein du judaïsme ». J’insisterais à cet égard, car en cela l’œuvre de Spinoza nous est essentielle, en ce qu’elle ouvre la voie à une critique fondamentale des fondamentalismes religieux.

 

Spinoza a été assigné à une bien curieuse contrainte à corps, pour ses opinions, l’enceinte de la synagogue lui étant interdite. Les rabbins perpétuent le procès en délit d’opinion.

« Que l’ éviction  de Spinoza de la Synagogue soit encore active aujourd’hui laisse perplexe et déroute nos esprits », souligne Claude Corman.
Car c’est un cas vraiment très étrange dans le judaïsme, qui précisément au nom de la place faite à l’étude, accepte la contradiction, la discussion infinie sur un objet de réflexion, les divergences de tous ordres, sur le judaïsme lui-même. Chaque juif apprend qu’il y a au moins 70 conceptions du judaïsme, du juif intégriste, loubavitch ou hassidique au juif qui se dit presqu’athée mais fait le Yom Kippour ou enseigne les bases à ses enfants ! Aujourd’hui, ils sont nombreux les juifs pratiquants ou non, fréquentant ou non la synagogue, pour qui l’important n’est pas de savoir si les prophètes avaient ou non reçu leur inspiration de Dieu. Et de cette dernière catégorie, on en connaît un très grand nombre, célèbres ou inconnus, qui n’ont pas été frappés de khérem.
Alors, pourquoi Spinoza le reste-t-il?
Paule Pérez

 

[1] 24 novembre 1632, Amsterdam, Pays-Bas – 21 février 1677, La Haye.

[2] 1596-1650. Son Discours de la méthode paraît lorsque Spinoza est âgé de cinq ans.

[3] 1564-1642.

[4] Contre la théorie de Ptolémée alors prônée par l’Eglise de Rome.

[5] Le 9 de Av est considéré comme le jour de destruction du premier Temple de Jérusalem au sixième siècle avant J.-C, puis du second Temple en 70 de notre ère, enfin le 9 de Av avait été la date ultimatum du bannissement d’Espagne pour les juifs et les non-catholiques, date à laquelle dans l’année 1492, sous peine de mort, ils durent quitter l’Espagne en y laissant leurs biens.
[6] Cf. temps-marranes, n°5, « Quatre ébauches autour de la notion d’expropriation ».

[7] Merci à ceux qui voudront nous apporter des précisions.

[8] Noëlle Combet, ibid.

[9] dans les années 60 du XVIIème siècle, soit quelques années à peine après le khérem de Spinoza.

[10] Le « faux-messie » qui souleva des masses en Méditerranée et dans une partie de l’Europe pendant quelques années, puis qui finit en se convertissant à l’Islam en Turquie (1626-1676).

[11] Resté longtemps introuvable. On peut depuis peu se le procurer chez Vrin.

[12] Son ouvrage : « les sources hébraïques de la joie et de la persévérance dans l’être chez Spinoza ».

La psychose aux temps bibliques

par Hervé Bentata

Avec la médicalisation de la folie, les fous d’antan sont devenus des patients psychotiques dont la psychiatrie classique a développé une sémiologie très fine. Mais la psychiatrie moderne, celle du DSM IV, tend à pulvériser ces catégorisations structurales en évacuant le sujet et en faisant du fou d’abord le porteur d’un trouble. Si bien qu’on se prend parfois à regretter cette belle psychiatrie française d’antan; si bien même qu’au-delà, j’en suis venu à m’interroger sur les fous d’antan et sur tous ces hommes inspirés des temps bibliques qui sont à la source de notre civilisation. Et cette interrogation sur la psychose aux temps bibliques, c’est de fait aussi une façon de déplacer la question de la psychose, du champ de la psychiatrie classique au champ mystique et mythique, au temps de sa genèse.

Mais pourquoi s’interroger en ce moment? Il me semble que c’est la conséquence d’une rupture épistémologique entre psychiatrie et psychanalyse qui s’est actualisée pour moi dans le discours d’Antony. Les écoles de psychiatrie avaient réussi à faire rentrer la folie dans le giron de la médecine. Et jusqu’à ce jour, les psychiatres de formation analytique se nomment pour la plupart, « psychiatre psychanalyste », dans un accommodement rendu possible par la part prise par Freud dans la clinique psychiatrique. C’est ainsi que tout un temps, il a paru possible de rassembler psychiatrie et psychanalyse sous une même identité, simplement en marquant des petites différences entre les uns et les autres: d’aucuns se disent psychiatre psychanalyste avec un trait d’union, d’autres encore en usant de la virgule comme séparateur. D’autres enfin se disent « psychiatre et psychanalyste »; et peut-être ont-ils ainsi ouvert la voie à un provocateur qui se désigne comme “psychiatre ou psychanalyste”. Mais, ne s’agit-il que de provocation ou bien une telle désignation rend-elle compte de la rupture qui s’est produite entre la psychiatrie passée et la présente? Est-ce à dire qu’aujourd’hui, on ne peut plus conduire une cure psychanalytique qu’à la condition d’avoir laissé choir les oripeaux du psychiatre?

Alors, si cette alliance de la psychiatrie et de la psychanalyse, de nos jours, n’est plus possible que sous la forme d’un « ou », du fait de la pression sociale qui met au premier plan pour le psychiatre la fonction de protection de la société devant sa fonction de médecin, du fait de l’évolution sociale qui pulvérise notre psychiatrie classique et la psychose freudienne en Troubles divers et variés, ne serait-il pas intéressant de remettre en perspective la genèse de ce concept de psychose?

C’est ce que je me propose d’évoquer ci-après, à savoir la psychose véritablement « antan », au temps de la Genèse, dans les premiers temps, aux temps bibliques. Ce qui m’intéresse là, c’est que cette folie, cette psychose si fortement présente dans la Bible dans sa forme mystique a soutenu le développement si riche de la culture occidentale, redonnant ainsi ses lettres de noblesse à la folie. Je m’intéresserai dans un second temps au phénomène psychotique chez de grands penseurs, de surcroît scientifiques et dont l’œuvre paraît avoir été totalement attachée à leur folie, montrant ainsi les racines indissociables de la folie, de la science et de la raison. Ce sera dire aussi les multiples visages de la psychose dont chaque époque ne paraît que saisir une face particulière.

 

Sémiologie de l’expérience prophétique,
de l’envoyé de Dieu

Pour qui a parcouru la Bible, ancien et nouveau testament compris, et qui par ailleurs a une formation de psychiatre, la constatation s’impose qu’il s’y retrouve de nombreux phénomènes sensoriels et cognitifs, accompagnés par les mêmes affects que ce qui se décrit comme étant au cœur de l’expérience de la psychose, au moins au cœur de l’expérience psychotique primaire. Et la réaction des personnages de la Bible est ainsi souvent exactement celle que  nous racontent de jeunes patients psychotiques quand ils sont saisis pour la première fois par une telle expérience.

Ainsi, pour bien des personnages de la Bible, la première réaction est l’incrédulité devant cet appel de l’Autre. Et leur première question est bien « mais pourquoi est-ce moi qui suis chargé d’une telle mission ». Souvent, et je crois que c’est le cas pour Abram, le texte insiste sur le fait que la première interpellation de la Voix de Dieu survient à un moment tout à fait calme, sans contexte particulier. C’est me semble-t-il aussi souvent le cas pour certains jeunes psychotiques; ils s’adonnent calmement à une tâche et soudain, sans crier gare, les voix éclatent. La surprise, la tentative d’échapper à la voix qui vient faire intrusion, en fuyant, c’est par exemple l’expérience de Caïn après le meurtre de son frère. Je crois qu’il se cache et demande « qui me parle? » en réponse à la voix de Dieu.

D’autre part, la Bible rapporte aussi beaucoup d’épisodes qui pour un psychiatre classique rentre dans ce qui se nomme le syndrome d’influence, voire l’automatisme mental. Les possessions, les actes forcés, les contraintes de ne plus bouger ou de se prosterner, les discours imposés dans des langues inconnues du sujet, voilà bien des phénomènes qui sont vécus par les prophètes à leur corps défendant, et parfois dans une forte angoisse.

Quant au phénomène élémentaire qui fait le socle de la psychose, l’hallucination, il ne fait pas non plus défaut dans de multiples scènes de la Bible. Ainsi plusieurs patients m’ont décrit le début de leur expérience hallucinatoire un peu de la façon dont par exemple la Bible relate la descente de Moise du Mont Sinaï au moment du Veau d’or, avant que n’éclate le son du schofar, la voix de Dieu. Ainsi retrouve-t-on en commun l’aspect confus des sons, une sorte de brouhaha, des mélanges de perceptions visuelles et auditives, avant que la voix n’éclate distinctement. De même, on ne compte plus dans la Bible les songes inspirés et les visions au cours desquels l’Au-delà communique avec le rêveur; ces dernières surviennent au cours de la nuit, le plus souvent, mais aussi en plein jour et en pleine conscience.

Voici à titre d’exemple quelques extraits de la première vision d’Ezéchiel:

« 1. C’était dans la trentième année, le cinquième jour du quatrième mois; tandis que je me trouvais avec les exilés près du fleuve de Kebar, le ciel s’ouvrit et je vis des apparitions divines… A cette vue je tombai sur ma face et j’entendis une voix qui parlait:

2. Elle me dit: ‘fils de l’homme, dresse-toi sur tes pieds… Et un esprit vint en moi… et me dressa debout sur mes pieds, et j’entendis celui qui s’entretenait avec moi »….« Et toi fils de l’homme, écoute ce que je vais te dire: ‘ Ne sois pas rebelle comme la maison de rébellion; ouvre la bouche et mange ce que je vais te donner.’ Je regardai, et voici qu’une main se tendait vers moi et dans cette main il y avait un rouleau de livre…

3. Il me dit: fils de l’homme, mange ce rouleau et va parler à la maison d’Israël. J’ouvris la bouche, et il me fit manger ce rouleau. »

Un peu plus tard:

« 8. …j’étais assis dans ma maison… quand s’abaissa là sur moi la main du Seigneur. Et je vis soudain une forme qui avait comme l’apparence d’un feu; depuis ce qui semblait ses reins jusqu’en bas, c’était du feu, et depuis ses reins jusqu’en haut, cela apparaissait comme une splendeur… Et elle étendit une sorte de main et me saisit par les tresses de ma tête et un souffle m’emporta entre terre et ciel et m’amena à Jérusalem dans des visions divines… »

Au terme de ce bref périple, il apparaît ainsi se confirmer que bien des phénomènes retrouvés habituellement dans la psychose se retrouvent décrits tout au long du récit biblique. Et il y a un pas certainement, un pas à ne pas franchir, qui ferait des prophètes des illuminés, des fous et des psychotiques. Pas plus d’ailleurs que n’est envisageable de transformer en devin et prophète, les délirants mystiques que nous côtoyons en psychiatrie.

Alors, à quoi bon aplatir ainsi la Bible par une telle lecture de phénomènes psychotiques? Il s’agit en fait de montrer la généralité de tels phénomènes, ainsi que leur face positive, civilisatrice. Les prophètes de la Bible nous tirent hors du champ de la maladie, du défaut mental. Ils nous montrent les autres sujets psychotiques, ceux que nous ne voyons pas dans nos cabinets, ni dans les hôpitaux psychiatriques, ceux qui règnent, ceux qui font œuvre. Voilà donc des hommes qui ont des visions et qui sont au fondement de notre civilisation.

Aussi sommes nous en droit de nous demander pour combien cette prédominance du processus primaire, de la métonymie sur la métaphore ont été, et peut-être sont encore au cœur des progrès essentiels de notre culture, ainsi qu’au cœur de la religion, de la littérature et des arts en général.

 

Les Rêves de Descartes, la Vision de Pascal.

Certes, se dit-on, si le sujet psychotique contribue pour une part  non négligeable à la culture, certainement les failles de sa raison ne doivent pas lui permettre de contribuer aux progrès de la science. Il semble cependant qu’on retrouve dans la vie de bien des grands savants des épisodes dont la dimension de folie sera déterminante pour le reste de leur vie et de leur œuvre. Certes, il ne s’agit pas forcément de phénomènes psychotiques à proprement parler. En tout cas le processus primaire y est au premier plan; et, au-delà du rêve, il prend la forme d’un songe, d’une vision, d’une expérience mystique avec rencontre du Grand Autre…

C’est ainsi le cas de René Descartes dont l’œuvre philosophique, mathématique et physique laisse bien voir l’ampleur de la rationalité. Or, il se trouve que l’inspiration de sa philosophie lui vint lors d’une nuit de folie, exactement le 10 novembre 1619, nuit au cours de laquelle il fit des rêves déterminants pour le reste de sa vie. Cette nuit-là, « s’étant couché tout rempli de son enthousiasme, et tout occupé de la pensée d’avoir trouvé ce jour là les fondemens de la science admirable, il eut trois songes consécutifs en une seule nuit, qu’il s’imagina ne pouvoir être venus que d’en haut,… »[1]. Descartes fut ainsi poursuivi par des fantômes et des vents infernaux qui le précipitaient vers une chute terrifiante. Dans un second rêve, Il fut épouvanté par des coups de tonnerre accompagnés de la vision d’étincelles très brillantes dans sa chambre, comme autant de feux follets. La foudre dont il entendit l’éclat, était le signal pour lui que l’esprit de vérité descendait sur lui pour le posséder.

Survint alors le troisième rêve qu’il interpréta lui-même en dormant disant que ce rêve lui indiquait « quelle voie suivre dans la vie », à savoir qu’il devait quitter sa condition de soldat et reprendre l’étude des sciences, sans oublier les poètes. Descartes se sortit de cette nuit infernale avec le voeu de faire un pèlerinage à Notre Dame de Lorette en Italie mais surtout avec le germe de son Discours de la Méthode, publié dix huit ans plus tard en 1637, « pour se diriger dans la vie pas à pas, en se gardant bien de tomber », référence ainsi directe à [2]l’épouvante qu’il avait vécu dans son rêve où le vent  le pliait vers l’abîme.

 

Une aventure somme toute assez similaire quoique peut-être encore plus radicale arriva à Blaise Pascal, philosophe célèbre pour ses Pensées, mais dont on connaît moins l’acuité et la fécondité de la pensée mathématique et géométrique. Cette expérience retranscrite par Pascal lui-même semble faire suite, mais cela est contesté, à ce qui a été décrit comme « l’Accident du Pont de Neuilly ». En effet, de façon non confirmée, Pascal fut victime d’un grave accident de carrosse sur le Pont de Neuilly, accident dont il réchappa miraculeusement se retrouvant avec l’abîme en à-pic à sa  gauche. Certains font remonter à ce choc la peur de Pascal de l’abîme disant que: « ce grand esprit croyait toujours voir un abîme à son côté gauche, et y faisait mettre une chaise pour se rassurer ».

Environ un mois après cet accident, survient pour Pascal une expérience mystique extrêmement violente où il va rencontrer Dieu. L’événement provoqua la conversion religieuse de Pascal qui mena une vie plus retirée. Selon Barbeau de la Bruyère,  il « lui ôta cet amour vain des sciences auquel il était revenu ». Le Dr Lelut, médecin chef à la Salpétrière tentera le premier une lecture dans le champ de la pathologie mentale de la vision de Pascal et cela dans une communication de 1884 intitulée: « L’Amulette de Pascal, pour servir à l’histoire des hallucinations ». Le terme d’amulette fait référence au fait que Pascal rédigea un récit de son expérience, et qu’il le cousit dans son vêtement de façon à le porter contre lui en permanence comme souvenir tangible de sa rencontre avec Dieu.

Nous sommes ainsi précisément  le 23 novembre 1654, entre dix heures et demi et minuit et demie, et Pascal a alors une intense vision religieuse qu’il écrit immédiatement pour lui-même en une note brève, appelé le Mémorial en littérature, commençant par :

« Feu.

Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob,

 pas des philosophes ni des savants.

Certitude. Certitude. Sentiment, Joie, Paix… »

et qu’il conclut par une citation du Psaume 119,16 :

« Je n’oublierai pas ces mots. Amen. »

Ce document qu’un serviteur a découvert par hasard après sa mort était soigneusement cousu dans le manteau de Pascal qui le transférait toujours en changeant de vêtement.

 

Ainsi voit-on combien de grands hommes de science, à l’esprit de raison, peuvent traverser des épisodes de déliaison psychiques. Ces épisodes qui révèlent le fond d’une personnalité fragile voire une structure psychotique marquent souvent de façon durable la vie et l’œuvre de ces sujets.  Or cette prédominance possible du processus primaire dans le fonctionnement psychique n’apparaît pas comme l’apanage des hommes de sciences; elle semble aussi concerner beaucoup parmi les plus grands hommes de lettres, les artistes, sans parler des grands hommes politiques…

Or une telle vision de la psychose comme possiblement productrice de réussite sociale et génératrice  d’une œuvre, bref une vision « panoramique » de la psychose; la vision d’une psychose hors des murs de l’hôpital psychiatrique, hors de sa dimension de déchéance sociale et de l’aspect déficitaire inscrit dans la schizophrénie permet de poser un autre regard sur la folie. Elle a ainsi son génie souvent créateur et civilisateur et peut-être que sans lui notre monde brillerait moins par les œuvres de la religion, les cathédrales, l’art… Peut-être devons nous aussi au sujet psychotique bien des découvertes et des progrès scientifiques….

Une telle idée de la psychose ne peut que rappeler au psychanalyste qu’elle en a à nous apprendre  et qu’elle mérite qu’on s’en fasse l’écoutant, le secrétaire de l’aliéné disait Lacan. Cette tâche inclut les moments de décompensation, de souffrance pendant lesquels ils nous viennent bien sûr plus volontiers comme les névrosés d’ailleurs.
En conclusion, je proposerais de rassembler ce parcours autour de quatre points :

– Les phénomènes de la psychose ont pris bien des masques suivant les temps et les discours dans lesquels ils ont été captés.

– Malheureusement le discours psychiatrique actuel tend à refaire du psychotique un déchet, d’ailleurs volontiers dangereux, à exclure définitivement de la société. A ce propos, il me semble qu’on sous-estime les effets ravageurs du discours d’Antony sur les schizophrènes dangereux et la nuit sécuritaire qu’il annonce. Le psychiatre est inexorablement pris dans le discours de la maladie, d’un savoir sur la dangerosité, dans un discours d’expert. Et sa place dans la société, particulièrement pour les psychiatres d’institution, lui impose et enjoint de défendre  la société avant d’écouter un sujet. Or, il me semble que le psychanalyste, s’il laisse là ses oripeaux de psychiatre, a la chance de pouvoir échapper à cette défectologie qui s’annonce.

– De ce fait, une rupture semble se consommer définitivement entre la psychiatrie et la psychanalyse, rupture qui ne s’était pas faite jusqu’à présent du fait de l’engagement de Freud puis de Lacan dans la clinique psychiatrique. Ainsi serions-nous donc irrémédiablement dans le “psychiatre” ou “psychanalyste”. Cette rupture encouragera peut-être plus d’analystes à prendre des psychotiques en cure, du moins à les écouter avec leurs oreilles d’analystes, et non suivant les canons destructeurs de la psychose mode DSM IV.

– Le fou,  bien souvent ce passionné de Dieu, quand il est sorti du discours médical et même de la psychiatrie classique, laisse souvent apercevoir richesse et créativité derrière sa souffrance. J’ai même soutenu, avec un brin de provocation, que sans lui bien des trésors de notre civilisation n’existeraient pas…

Je terminerai par cet aphorisme qui mélange tout, psychiatrie, psychanalyse et mysticisme:

Les psychotiques sont des envoyés de Dieu pour faire progresser le monde; ceux qui sont dans les “HP” sont ceux qui défaillent dans leur tâche…  A nous de les y aider? 

Hervé Bentata est psychanalyste à Paris

 

[1] Adrien Baillet, Premier rêve de Descartes, in : La Vie de Monsieur Descartes, France, 1691

[2] Henri Gouhier, Blaise Pascal, Commentaires, Histoire de la philosophie, Age classique, VRIN, Paris, 2005.

Alternatives

par Noëlle Combet

Naissance autre.
Gravité de la minute

déployant
l’absolu présent,
quête,

tâtonnements
qui inventent
l’aveugle ébloui.

Le réseau des pistes
embrouille la dé brouille,
débarbouille
des arrières lointains.

Superfluité
saigne sous le tranchant
de ce fil affûté
d’un rasoir lucide

De l’entaille
en l’instant,
un autre naîtra

et ainsi de suite
va l’alter natif
loin de la mémoire,
d’oubli créatif .

Noëlle Combet

Politiques de l’amitié (2)

Approches de l’ouvrage de Derrida:

“Politiques de l’amitié”
Deuxième fragment

par Noëlle Combet

Dans un premier fragment, à partir de la déclaration Oh mes amis, il n’est nul amy fréquemment reprise par Derrida, j’ai évoqué  le  thème de l’amitié tel que ce dernier le déconstruit en s’appuyant sur des textes connus.

Il éclaire, souvent pour l’interroger mais aussi pour donner à entendre son propre point de vue, leur approche ambiguë des liens de l’amitié avec la fraternité d’élection et l’esprit communautaire qu’il questionne particulièrement.

Mais il en dégage aussi, de façon très convaincante, l’idée d’une aimance, autre mode d’aimer et d’être qui accueillerait ou du moins tendrait à accueillir (car il y a de l’impossible dans ce possible) une anticipation du deuil et la nécessité de survie qui l’accompagne. Celle-ci est mise en lumière en tant que réalité personnelle et sociale au cœur de l’amitié mais elle apparaît surtout comme un concept qui nous permettrait d’évoluer vers un mieux dans notre vie dite privée, donc aussi dans le champ politique et celui de la pensée.

Dans ce second fragment, j’aborderai le travail de Derrida en ce qui concerne le renversement produit par l’oeuvre de Nietzsche dans le champ  philosophique et social,  puis son analyse de  la conception de Carl Schmitt qui place l’ennemi et, corollairement, la guerre, au fondement du politique.

Ami/ennemi selon Nietzsche et Carl Schmitt

« Peut-être »

Le contre-pied de Nietzsche:

« Peut-être alors l’heure de joie viendra-t-elle un jour aussi où chacun dira :

“Amis ; il n’y a point d’amis !” s’écriait le sage mourant.

“Ennemis, il n’y a point d’ennemis ” s’écrie le fou vivant que je suis. »

Derrida développe d’abord longuement ce qu’il nomme la pensée du « peut-être » selon Nietzsche, un « peut-être » auquel lui-même adhère parce qu’il annoncerait, dans un éventuel avenir, l’événement nouveau, événement d’amitié, qui ne rendrait pas impossible une autre philosophie, une autre politique.

Ce « peut-être » n’est pas celui de l’opinion ; il contient une sorte de promesse de l’imprévisible, car, écrit Derrida, la pensée du « peut-être » engage peut-être la seule pensée possible de l’événement. De l’amitié à venir, de l’amitié pour l’avenir. Car pour aimer l’amitié, il ne suffit pas de savoir porter l’autre dans le deuil, il faut aimer l’avenir.

Nietzsche, appelle cet avenir, cette  heure de joie qui viendra peut-être un jour et il l’appelle dans un renversement radical  coupant court à ce que l’amitié à fondé dans le passé.

Comme Nietzsche déclare par ailleurs qu’« il faut aimer ses ennemis », on peut se dire qu’il associe, dans cette déclaration, l’ami et l’ennemi.

Derrida commente :

« S’il n’y a d’ami que là où il peut y avoir de l’ennemi, le « il faut l’ennemi » transforme sans attendre l’inimitié en amitié, etc. Les ennemis que j’aime sont mes amis, comme les ennemis de mes amis. Dès lors qu’on a besoin ou désir de ses ennemis, on ne peut compter que des amis. »

(On peut noter, dans l’écriture de Derrida, la récurrence de ses « etc. » qui laisse une ouverture à la pensée, de la même façon que l’usage du « peut-être » en de nombreuses occurrences, après en avoir souligné la fréquence et l’intérêt dans les textes de Nietzsche).

Derrida, par la suite,  va encore au-delà : il a évoqué la transformation de l’inimitié en amitié ; il introduit maintenant le terme de conversion de l’ennemi en ami, précisant que nous n’en aurons jamais fini avec cette conversion qui reste la condition structurelle de ce à quoi elle doit encore survivre en le rendant possible : l’arrêt, la décision, la responsabilité, l’événement, la mort même.

Le renversement opéré par Nietzsche s’inscrit dans un cadre plus large d’un procès intenté aux « métaphysiciens de tous les temps » et le « peut-être »  serait alors à entendre comme plus encore qu’un renversement : une sorte de dépassement, de mutation radicale. Nietzsche nous invite en effet dans « Par delà le bien et le mal », nous interpellant comme « Européens d’après-demain », à nous débarrasser de la queue ou de la perruque de la « bonne conscience », annonçant que cela va changer, et vite.

Ce changement passe par cet appel à l’ennemi  dans l’apostrophe nietzschéenne : celle du fou vivant qui, pervertissant la sentence consacrée : « Amis, il n’y a point d’amis », la renverse en : « ennemis, il n’y a point d’ennemis », y substituant ennemi à ami.

Derrida interroge cette folie, rappelant que Nietzsche associe à plusieurs reprises l’idée de l’ami-ennemi ou du frère-ennemi car valeur et contre-valeur sont imbriquées dans son œuvre.

Or, il faut être fou, aux yeux des « métaphysiciens de tous les temps », pour se demander comment une chose pourrait surgir de son contraire.

(C’est peut-être à partir de cette « folie » nietzschéenne que nous avons pu, peu à peu, concevoir que le bien et le mal puissent être enchevêtrés, peut être même identiques dans leur essence, endroit et envers d’un même tissu).

Cette « folie », Derrida l’aborde encore de deux façons : d’abord dans les contradictions caractérisant l’amitié, puis dans la feinte du sage qui, parodiant son inimitié, se donne pour le fou qu’il n’est pas.

L’amitié, en effet, n’est pas, dans cet appel, révoquée : elle est appelée autrement que dans le passé : amitié sans ressemblance, amitié de solitude nous invitant à faire partie de cette singulière « communauté » où l’on n’aime l’aimance qu’à la condition d’un retrait. Invitation à entrer dans une communauté de « déliaison sociale ».

Cet « impossible » est peut-être l’unique chance possible d’une nouvelle philosophie, d’une nouvelle politique.

Cette communauté-là, à venir peut-être, serait (Derrida reprend là les mots de Bataille cités par Blanchot en exergue de « La communauté inavouable ») une communauté sans communauté.

(Nous retrouvons là cette folie de l’association des incompatibles, absurde au regard d’une pensée orthodoxe. La poésie, par contre, accueille volontiers ces représentations oxymoriques, l’oxymore pouvant dès lors représenter, bien au-delà d’effets de mode ou d’esthétique, la figure d’une autre façon d’être.)

Cette façon d’être, Derrida la définit comme « langage de la folie que nous devons parler, contraints, tous, par la plus profonde et rigoureuse nécessité à dire des choses aussi contradictoires, insensées absurdes, indécidables que  “X sans X”, “communauté de ceux qui n’ont pas de communauté” ».

(Rappelons-nous pourtant qu’Héraclite avait posé d’emblée l’identité des contraires mais ce n’est pas son héritage qui fut reçu ; c’est que, peut-être, entre ces contraires, dans l’entre- deux des oxymores, s’esquisse implicitement la transition ; sans doute est-ce le vertige de cet espace intermédiaire, autre de l’un comme de l’autre, mais ombre portée de chacun, que nous voudrions gommer.)

Autre folie, celle d’une amicale inimitié lorsque, selon Nietzsche, « le sage se faisant passer pour fou [se] détermine parfois à feindre l’exaltation, la colère, le  contentement afin de ne pas faire mal à son entourage par la froideur et la lucidité de sa vraie nature ».

Voilà un sage qui fait le fou, jouant sa propre hostilité pour la déjouer : il présente, sous la forme d’un semblant ce qu’il est en vérité, pour neutraliser l’effet de son hostilité, pour protéger les autres de son inimitié, sa froideur, sa lucidité :

Il les aime assez, écrit Derrida pour ne pas vouloir leur faire tout le mal qu’il leur veut.

Une façon paradoxale d’aimer : jouer au fou, pour masquer l’inimitié, et sauvegarder l’amitié. La sauvegarder nécessairement si nous voulons aller de l’avant, vers un mieux dans nos façons d’être et, ainsi, le « peut être » pourrait s’entendre comme un nom nouveau plutôt que comme un adverbe : le « peut-être » d’un imprévisible à venir.

 

L’ennemi déclaré

Pour Carl Schmitt, ce n’est pas la sauvegarde de l’amitié qui importe mais celle de la figure de l’ennemi en tant qu’elle fonderait le politique.

Derrida livre les raisons de son intérêt pour les idées de Carl Schmitt :

« Elles paraissent aussi rageusement conservatrices dans leur contenu politique que réactives et traditionalistes dans leur logique philosophique ».

Elles démontrent, par ailleurs, une connaissance très approfondie du droit et une grande rigueur de l’argumentation.

Derrida démonte très minutieusement et longuement les théories schmittiennes.

(Je ne retiendrai ici que quelques points : j’ai du mal à lire Carl Schmitt ; sa pensée me reste trop suspecte et m’apparaît, à vrai dire, peu porteuse de « progrès » dans le sens d’ouverture au futur.

J’admire Derrida d’avoir rendu justice à ce qui, dans cette pensée, reste à prendre en considération même si l’on sait quelle adhésion elle a  impliquée au national socialisme.)

Selon Schmitt, sans la figure de l’ennemi, le politique disparaît.

Il le démontre en même temps qu’il anticipe sur la nécessité d’envisager constamment la possibilité d’une véritable guerre qui, dès lors qu’elle est considérée comme éventuelle, est, selon lui, déjà commencée.

Cette guerre devrait être dépourvue d’affect et de haine : certes, elle peut impliquer mon ami comme mon ennemi mais, dans cette « communauté de combat », je peux être publiquement hostile à mon ami comme je peux aimer mon ennemi en privé.

La mort est à l’horizon mais, d’une tout autre manière que dans l’amitié, là où celle-ci ne va pas sans l’anticipation du deuil, comme on l’a vu, ou sans le risque du meurtre, ainsi que l’énonce Derrida :

« Aimer d’amour ou d’amitié signifierait toujours : je peux te tuer, tu peux me tuer, nous pouvons nous tuer. Ensemble ou l’un l’autre, l’une l’autre. Donc, de toute façon, nous sommes déjà (possiblement mais cette possibilité est justement réelle) morts l’un pour l’autre. »

En revanche, dans le contexte de Schmitt, il ne s’agit plus de mort d’aimance dans une affirmation du vivant. Ce qui lie le couple ami/ennemi, c’est le politique, défini par la désignation de l’ennemi et, au-delà, une autre figure de la mort.

Schmitt cité par Derrida voit dans la mise à mort le sens de l’originarité ontologique […] La vie humaine est un combat (« Kampf ») et chaque homme est un combattant (Kämpfer).

Chaque être humain, donc, vit en vue de la mort ou de la mise à mort.

L’on reconnaît là l’extrême rigueur de Derrida lorsqu’il distingue dans le contexte de Schmitt ce point de vue d’une pure pulsion criminelle, la nuançant en quelque sorte :

« Cette pulsion mortifère de l’ami/ennemi procède de la vie et non de la mort, de l’opposition à soi de la vie et non de quelque attraction de la mort par la mort ou pour la mort. Cette nécessité mortifère ne serait pas purement psychologique, bien qu’elle soit anthropologique. Il faudrait donc penser, si impossible que cela paraisse et le demeure en vérité pour nous, une hostilité sans affect, du moins sans affect individuel et « privé », une agressivité purement dépassionnée et dépsychologisée, une hostilité pure et finalement purement philosophique. »

(Lisant l’expression « hostilité sans affect, à plusieurs reprises j’ai eu à l’esprit quelques remarques d’Hannah Arendt sur « La banalité du mal » et les arguments d’Eichmann lors de son procès).

Avec cette figure de la communauté de combat revient l’image du frère, en particulier lorsque Schmitt évoque la guerre absolue, c’est-à-dire la guerre révolutionnaire, une guerre fratricide, énonce-t-il.

La figure fraternelle de l’ami prend ici la forme du frère ennemi.

Derrida en relève deux occurrences, lorsque Schmitt évoque un épisode stalinien, puis un épisode maoïste.

Il note que Schmitt cite avec ferveur un édit du roi de Prusse appelant à une guerre des partisans et, revenant ensuite à ce qui lui importe, il pose la question de l’amitié comme philosophie. Que devient-elle avec Schmitt ? Celui-ci nous demande de penser la guerre, la mise à mort, l’hostilité absolue comme chose de la philosophie.

(Est-ce qu’une telle éventualité ne paraissant pas radicalement impossible fait que Derrida énonce à plusieurs reprises, au cours d’entretiens divers, que la pensée et la philosophie sont à distinguer l’une de l’autre ? En l’occurrence, la pensée aurait à s’écarter de cette éventualité que la philosophie pourrait accueillir ?)

Dans ce cadre schmittien, la guerre absolue fait ressurgir la figure fraternelle de l’ami comme frère ennemi.

Que des hommes, que des frères dans ce paysage, note Derrida ; pas l’ombre d’une femme et nous y reviendrons dans le troisième fragment.

« Phallogocentrisme en acte » conclut Derrida. Schmitt ne ferait qu’en prendre acte et il ajoute que, dans les cultures européennes, la Bible, le Coran, dans le monde grec comme dans la modernité occidentale, la vertu politique et le courage guerrier ont toujours été virils en leur manifestation androcentrée.

On peut admirer l’honnêteté de Derrida qui accorde une place essentielle à un penseur théorisant la nécessité d’une « politique de l’inimitié » et le faisant souvent en logicien, indiquant par exemple la nécessité de la négation (c’est l’ennemi qui serait central en tant que négatif de l’ami). Nécessité de la négation, dit Schmitt, dans la « vie du droit » et la « théorie du droit », comme dans la vie du vivant en général.

Mais, objecte Derrida, l’insistance inlassable sur l’ennemi n’impliquerait en rien une prévalence du négatif ou du moins le « primat » de ce qui est ainsi « nié » […] « Partir de l’ennemi », ce n’est pas le contraire de  « partir de l’ami ». C’est au contraire, partir du contraire sans lequel il n’y a ni ami ni ennemi. En un mot, l’hostilité est requise par méthode et par définition.

Respectant sa méthode déconstructive, nous pouvons poser avec Derrida, au terme de ce second « fragment », la question : comment trancher sans exclure ?

(Ce qu’il réalise en analysant dans le détail la pensée de Carl Schmitt, démontrant ainsi que faire de l’autre un « adversaire » plutôt qu’un « ennemi » permet de nuancer sa propre pensée.)

Quels autres mots, concepts, attitudes inventer ?

Comment accueillir cette folie vivante, théorisée par Nietzsche comme porteuse du possible impossible dans une « aimance » réunissant de façon oxymorique la présence et l’absence ? A supposer un tel accueil, le peut-être d’un autre avenir, encore imprévisible, pourrait-il s’ouvrir ?

 

(A suivre) 

Dans un troisième et dernier fragment, je reviendrai sur la double exclusion du féminin dans les textes majeurs ayant trait à l’amitié ; je mettrai ensuite ce constat en lien avec ce que dit Derrida de la démocratie en tant qu’elle s’articule avec l’amitié.
Noëlle Combet