Sous l’arche du ciel

par Claude Corman

Il y a huit ans, j’écrivis un article intitulé : « Par delà les causes et les conflits ». La deuxième Intifada venait d’éclater, brisant l’espoir de paix que nous croyions alors à portée de mains. Dans ce texte, qui me valut bien des critiques, je parlais du conflit israélo-palestinien, selon ma lecture personnelle qui n’est sans doute pas la meilleure ni la plus impartiale, mais qui en vaut assurément un grand nombre, plus pressées, plus enclines à nommer catégoriquement les responsables et à se satisfaire péniblement de la malédiction d’un camp.

Etienne Balibar et Edgar Morin qui sont des proches, signèrent des articles dans le Monde sur la mort de David Gritz et le cancer israélien qui ronge la planète, qui me heurtèrent. Mon texte, s’ils en avaient pris connaissance les aurait sans doute également affligés. Nul conflit ne divise davantage les consciences que le conflit israélo-palestinien, nul conflit ne soumet les humains à autant de déchirements « intimes » et de réactions politiques exacerbées.

Aujourd’hui au quinzième jour de l’offensive israélienne à Gaza, les évènements semblent se répéter. La même fureur des mots, la même violence des armes, la même asymétrie des moyens de la guerre. La guerre déferle, la terreur, les cris, l’innocence meurtrie, déchiquetée, le désastre… Le désastre, les morts qui s’empilent, la haine qui gonfle et dont Dante Alighieri disait que, même quand elle s’est repue, elle a plus faim encore.

J’écris par une fin de dimanche hivernale. La nuit est tombée, les étoiles scintillent, Orion brandit son épée en plein milieu du Ciel. J’écris tout en écoutant les suites pour violoncelle seul de Bach. Une musique incroyablement sensible, enivrante, belle, paisible. Un chemin sonore vers la béatitude…La guerre, à l’Est. Là-bas en ce moment quand des enfants regardent le Ciel, ce n’est pas Orion qui se dessine dans leurs regards, mais la peur des bombes, des roquettes, des explosions. Et le bruit assourdissant et cruel des armes a fait taire la prodigieuse mélancolie musicale de Bach.

Je pense à la guerre ou plutôt devrais-je dire que je pense à la paix. La paix, ce modeste mais si précieux bien de l’existence où l’on regarde dans la quiétude les étoiles du ciel hivernal et où l’on écoute les suites pour violoncelle seul de Bach en écrivant quelques mots inévitablement partiaux et sélectifs sur une guerre infinie, sur une douleur infinie. Lointaine.

Ceux qui ont tranché, jugé

Les évènements semblent se répéter, disais-je parce que les bombardements déchiquettent toujours de la même manière les poitrines humaines qui, l’instant d’avant, aspiraient l’air de la vie. Les images de la guerre sont noires, désespérées  et mutilantes. Qui n’éprouve pas de compassion pour les vies fauchées des Palestiniens de Gaza sous le feu des obus est un homme qui a tranché, qui a jugé, qui connaît les coupables. Les coupables : les miliciens du Hamas qui envoient leurs roquettes sur les villes du Sud d’Israël et terrorisent les populations de Sderot, d’Ashkelon et demain…Demain, plus loin, plus fort, plus haut, vers les villes qui s’étirent sur la côte méditerranéenne, en dessous de Tel-Aviv. La colline du printemps.

Qui ne comprend pas l’angoisse des habitants de Sdérot, d’Ashkélon, et des autres villes proches de Gaza est un homme qui a tranché, qui a jugé, qui connaît les coupables. Les coupables : les serviteurs de l’Etat d’Israël qui colonise, meurtrit, parque les palestiniens dans un territoire trop exigu, trop carcéral, trop confiné dans sa pauvreté et sa servitude. Le coupable, c’est l’Etat d’Israël qui humilie une population par ses contrôles, ses ravitaillements conditionnels, sa puissance de nation en guerre, son arrogance d’Etat juif, ses responsabilités écrasantes de nation coloniale.

Comment dès lors parler au milieu de ces hommes et de ces femmes qui ont tranché, jugé, compris l’essence du conflit. Comment marcher encore sur cette passerelle branlante, fatiguée, suspendue au-dessus du vide de l’horreur, qui unit la Palestine et Israël. Qui l’unit nécessairement. Car c’est la nécessité qui fonde la tragédie de cette guerre infinie ou de cette paix introuvable : deux peuples pour  une même terre, deux peuples qui doivent partager une petite terre, deux peuples qui n’ont pas les mêmes histoires, les mêmes alliances politiques et qui ne prient pas le même Dieu.

Ce sont les paroles des hommes qui font Dieu et non pas la communauté abstraite des fils d’Abraham, des croyants du Livre, des héritiers du monothéisme, et ces paroles « divines » ne sont pas aujourd’hui des paroles amies. Deux peuples pour une même terre. Cela semble si évident, si simple, quand on écoute les suites pour violoncelle seul de Bach et qu’on regarde la voûte étoilée, la grande arche commune des humains, cette tente de la paix qui ne serait pas la terre, lieu des discordes et des affrontements, mais le Ciel. Mais comment s’en remettrait-on au Ciel quand les paroles des hommes qui nomment Dieu sont si désaccordées, si péniblement  et mortellement religieuses ?

Alors, oui, une terre pour deux peuples. Avançons! Avançons sur l’étroite et dangereuse passerelle terrestre qui unit Israël et la Palestine. Une passerelle qui en raison des nombreux ratés du Ciel ne peut plus être, en tout cas, dans ses fondements, que politique. Et précisément, les évènements qui semblaient se répéter, les désastres de la guerre, les poitrines déchiquetées, les slogans vengeurs, la haine qui lorsqu’elle s’est repue a plus faim encore, ces évènements ne se répètent pas. Quelque chose a changé, beaucoup de choses ont changé. La politique a changé. En Palestine, une courte guerre civile a délimité les territoires de souveraineté du Hamas et du Fatah. La Cisjordanie au Fatah, Gaza au Hamas. Le futur Etat palestinien qui est déjà un casse-tête géographique avec deux territoires sans continuité physique l’est désormais davantage avec deux directions politiques, deux visions idéologiques, deux conceptions stratégiques de la lutte contre Israël radicalement antagonistes.

En Israël, les partisans d’un grand Israël biblique sont de nos jours une minorité. Ariel Sharon a mené à la hussarde un désengagement unilatéral et non concerté de Gaza qui a favorisé la prise de pouvoir du Hamas. Et Benny Morris se fait l’écho des inquiétudes croissantes d’Israël sur sa survie. L’étau se resserre. Le Hezbollah au nord, le Hamas à Gaza, la faiblesse politique des Etats arabes modérés qui ont signé de fragiles accords de paix avec l’Etat hébreu, la menace nucléaire du chef d’Etat iranien qui veut rayer Israël de la carte…Israël est un Etat occupant, qui ne peut pas ignorer sa condition de régime colonial, mais Israël n’est pas un Empire comme la France au temps de la guerre d’indépendance algérienne. Israël n’a pas de nation mère, de métropole de repli et c’est une nation solitaire dont l’existence est contestée par d’innombrables factions de l’islamisme radical. Mais ce rejet d’un Etat des juifs, d’un Etat pour les juifs, n’est plus exclusivement l’affaire des intégristes musulmans. Il progresse au sein des populations cosmopolites et hybrides des grandes Cités occidentales autant que dans les critiques politiques de leurs lettrés et penseurs contre l’Etat-nation, l’exclusion, les frontières, la souveraineté, l’hégémonie culturelle, la ségrégation symbolique.

En un mot, la singularité israélienne est de moins en moins tolérée ou comprise. Quand elle use brutalement de la force militaire pour se maintenir, elle est détestée et honnie. L’incompréhension plurielle a gagné du terrain. Qu’Israël lutte désormais pour sa survie et non plus pour sa grandeur, n’importe déjà plus; on ne veut plus voir que l’Ogre qui impose son ordre injuste et méprisant à un peuple palestinien, toujours privé d’Etat, sur lequel il fait pleuvoir des bombes assassines. Quant à ceux qui ne peuvent pas être indifférents à la survie d’Israël, ils en sont réduits à des légitimations, des justifications, des solidarités forcément infirmes qui les enferment et les étouffent dans la défense univoque et aveugle de la singularité israélienne. La « fraternité universelle », qui se loge tant bien que mal dans le rigorisme juridique du droit international, désigne Israël comme un Etat hors-la- loi. Demain, à Durban II, la mise au ban d’Israël, déjà si véhémente dans sa première session, se transformera assurément en lynchage…L’étau se resserre, sur Gaza et sur Israël.

J’écoute maintenant le oud inspiré, virtuose et fraternel de Rabih Abou Khalil et je songe à nos impasses, nos silences forcés, nos colères partiales, nos malaises impartageables, nos paroles qui giclent comme des offenses … Comment arriver à parler justement de l’occupation et de la guerre, de la Palestine et d’Israël, sans convoquer à chaque fois presque intégralement, presque sans aucun oubli tous les évènements, discours, crimes, exils, menaces, dialogues, qui font et défont les liens de ces deux peuples ?

Je songe aux rassemblements, aux manifestations qui partout en Europe protestent contre les criminels israéliens qui détruisent des hôpitaux, des écoles, des lieux d’études et de savoirs (et à quoi bon rappeler que ces écoles ont abrité des décors de fête et des expositions « artistiques » sur le carnage de la pizzeria Sbarro de Jérusalem, le  9 Août 2001 ? Les images d’enfants palestiniens fauchés par la mitraille, diffusées par Al Jazira, effacent la mémoire antérieure).

Je songe à Hilit et à Shir qui tremblent pour leurs copains qui font la guerre à Gaza. Je songe à Shaï qui est trop jeune pour être soldat mais qui le sera bien vite, car le temps ne connaît pas les trêves. Je songe aux enfants gazaouis qui voient et entendent les désastres de la guerre.

Et en écoutant le soupir du oud tour à tour mélancolique et virevoltant de Rabih Abou-Khalil, je rêve à ce que pourrait être le seul message de paix de toutes ces foules européennes émues qui écoutent les nouvelles lointaines de la guerre : un immense défilé sans slogans ni banderoles, sans drapeaux israéliens ou palestiniens, sans chants patriotiques ni tracés de frontières, mais qui unirait les juifs, les musulmans et tous les hommes de paix de nos Cités européennes dans le silence grave du deuil, sous l’arche commune du Ciel et sa promesse des étoiles de la nuit …

Claude Corman

Obamarrane

par Claude Corman et Paule Pérez

Dans son discours d’investiture, Barak Hussein Obama a rappelé son  attachement à la tradition américaine afin d’ouvrir un autre chapitre de son Histoire.

En s’abritant derrière les idéaux des pères fondateurs des Etats Unis, Obama a pu adresser son message à un peuple américain désormais considéré dans la multiplicité de ses composantes. Le balancement équilibré entre les origines « mythiques » de la nation américaine et les origines concrètement polyethniques et multiculturelles des Américains, trace une autre perspective géopolitique que celle, paranoïaque et furieuse, d’une guerre sans fin contre l’ennemi terroriste. Par son adresse à tous ses concitoyens blancs, noirs, asiatiques, juifs, chrétiens, musulmans, croyants ou non croyants, hétéro ou homosexuels, Obama parle également aux autres nations du monde, à tous les habitants de la planète. La liberté est universelle ou elle n’est pas. Autrement dit, nous ne pouvons pas ouvrir les frontières du vaste monde à la seule fin de ménager et d’accroître les intérêts de la nation la plus forte.

Mais en délivrant un message de diversité citoyenne, ancré dans la noble tradition de l’Amérique, de Lincoln à Luther King, Obama peut-il trouver d’autres liens, d’autres vecteurs d’unité que ceux du cœur et de la foi? Quand il invite tous les habitants du monde, amis ou ennemis de l’Amérique, à penser la politique avec le cœur, le premier président noir des Etats-Unis fait appel à une valeur ou à une dimension « irrationnelle » de plus en plus évacuée du discours contemporain.

Wladimir Jankélévitch déplorait lui aussi dans ses leçons philosophiques la disparition du cœur. Il voyait dans ce naufrage de la bienveillance et de la bonté sans condition l’un des effets les plus notoirement pervers de la civilisation techno-scientifique. Il suggérait que la morosité, le cynisme, le désarroi et l’agressivité modernes, étaient, d’une manière ou d’une autre, liés au recul des élans simples, primordiaux, vivifiants du cœur humain, quand celui-ci est tourné vers la générosité et l’hospitalité. On pense ici à l’expression bouleversante de Vassili Grossmann, dans « Vie et destin », celle de « la petite bonté, sans idéologie », une sorte de disposition toute anthropologique, en somme.

Quant à la foi, dès lors qu’elle ne se réduit pas à une religiosité fétichiste et naïve, pourquoi n’aiderait-elle pas, en dépit de la multiplicité de ses sources et de ses églises, à bâtir une maison commune, un nouveau monde ? Que Dieu tel qu’il est imaginé par Barack Obama, nous donne cette force, nous éveille tous à la claire conscience des injustices et des malheurs de l’humanité et sans doute alors pourrons-nous avancer vers la paix et la concorde entre les peuples. Par Dieu, on peut y entendre ce qu’on voudra, y compris le vide, l’absence, le presque rien, ou encore modestement quelque immanence avec ou sans nom qui pourrait juste susciter de l’espoir, et même aussi, quelque chose d’opératoire, que nous n’aurions jamais vu, comme le zéro, ou même l’inconscient, mais dont nous aurions simplement intérêt à faire comme s’ils « existaient »…
Face à ce double appel du cœur et de la foi

Quiconque rechigne, fait grise mine, ou se moque en homme « averti » de  ces simagrées pastorales, court évidemment le risque d’apparaître, au moins par anticipation, comme le fossoyeur proclamé d’un grand rêve. Car le discours d’Obama est par-delà la ruse ou l’habileté, un discours de la concorde. Concorde entre les multiples pièces désajustées et hétérogènes du puzzle américain, concorde entre les hommes de bonne volonté de l’ensemble des nations. Il fait droit à toutes les singularités, à toutes les revendications particulières en les abritant sous la tente des idéaux originaires de la République américaine.

Mais voilà : s’il ne s’agit pas d’ergoter sur le cœur, sur la dimension prodigieuse et révolutionnaire des mouvements du cœur (que pourrions-nous faire avec notre seule intelligence ?) nous craignons que la confiance dans le message monothéiste, fût-il décliné dans ses multiples variantes, soit incapable d’établir la concorde entre les nations. Là où précisément, les conflits sont les plus âpres, les plus insurmontables ou tragiques, la foi ne manque pas. Dans l’irrésolution épuisante de la guerre israélo-palestinienne, les appels à la paix des braves, à la main tendue, au pardon réciproque, à la sublimation pacifique des religions cousines, ont tous échoué à fonder ou à promouvoir un esprit communautaire régional. Chacun compte en définitive sur les siens et oublie les autres. La générosité semble toujours asymétrique.

Le discours de concorde enthousiasmant d’Obama ne manque pas d’accents pauliniens. La formule célèbre de Paul « ni grec, ni juif, ni homme, ni femme, ni maître ni esclave » y éprouve sa résonance contemporaine. Certes, le « ni-ni » est ici traduit dans la langue moderne de fusion respectueuse des identités composites, langue instruite des désastres bureaucratiques auxquels mène une synthèse hâtive ou méprisante. Les différences n’annulent pas l’unité, tout au contraire elles la stimulent et la créent en en supprimant la couverture totalitaire et hégémonique. Mais comment oublierions-nous que le ni-ni paulinien ne conduit pas à la communauté universelle des hommes sans communauté, mais bien à l’assomption universelle de la communauté chrétienne ? Notre méditation sur une laïcité marrane, sur une autre laïcité que la laïcité chrétienne[1], procède d’une commune méfiance à l’égard des singularités radicales, des différences tranchées et exhibées de couleur, de sexe, de culture, de religion. Mais c’est à une conversation incessante des identités héritées et préoccupantes, et non à leur déclassement rapide au nom d’un universel foncièrement discutable, que la marranité confie le soin de penser la concorde. Il s’agit de dépasser l’Histoire, non de l’effacer.

 

Seule la distance à soi crée la proximité de l’autre

Les mouvements de cœur sont nécessaires et vitaux, mais ils sont capricieux et annoncent des déceptions et des disputes redoutables. Aussi, sans renoncer le moins du monde au dialogue transversal et honnête des cultures qu’encourage la vision généreuse d’Obama, nous pensons que les éléments de fuite, d’étrangeté, de perplexité, à l’œuvre au cœur même des identités les plus déterminantes, sont indispensables à des  mouvements de conversion durables vers les autres.

L’idée marrane suppose la construction ininterrompue d’identités ouvrantes. Ouvrantes en elles-mêmes, ouvrantes entre elles et ouvrantes sur le vaste monde. On pourra s’irriter, en lisant notre texte, des multiples références juives qui l‘irriguent de part en part. Sans doute aimerait-on passer plus rapidement au concept d’une marranité transversale, « commune », affranchie du va-et-vient entre le marranisme historique et sa signification contemporaine. Mais ce saut est impossible, car nous n’avons nullement la prétention de définir un modèle marrane de l’identité.

C’est bien parce que la marranité fut et demeure une expérience personnelle des chemins de traverse et des itinéraires non balisés, que nous l’imaginons être « appropriable » par tous et devenir de la sorte un concept politique commun.

Claude Corman et Paule Pérez

26 Janvier 2009

 

[1] Ouvrage à paraître, « Laïcités, l’approche marrane, méditation sur le désir de vivre ensemble »

L’Amérique articulée d’Obama

par Vincent Israël-Jost

L’élection de Barack Obama comme 44e président des Etats-Unis a été le point d’orgue d’une longue période qui l’a vu dans un premier temps remonter à la fois un lourd statut d’aspirant derrière la favorite démocrate Hillary Clinton et un retard important accumulé au début des primaires. Il est ensuite parvenu à résister à son adversaire républicain dans une course qui aura tenu le monde en haleine, avant de s’imposer, soulevant un enthousiasme peut-être sans précédent aux Etats-Unis comme dans le reste du monde.

Un corps d’électeurs divisé

Parmi ses électeurs, on assiste aujourd’hui à une polarisation entre d’une part ceux pour qui la magie continue d’opérer et qui sont confiants dans la capacité du nouveau président à faire preuve de la même virtuosité dans l’avenir que celle qui a caractérisé sa campagne, et d’autre part ceux qui, passée la joie de l’élection plutôt vécue comme un soulagement, envisagent d’ores et déjà un retour de Barack Obama dans le giron des politiciens de Washington. Le choix des membres de son équipe, dont plusieurs jouaient déjà un rôle important dans l’administration Clinton, et sa décision de faire appel au  pasteur Rick Warren – dont les positions sont considérées comme étant largement conservatrices – au cours de la cérémonie d’investiture, ont été perçus comme les premiers signes d’une démission du nouveau président par rapport aux idées défendues durant la campagne. Pendant ce temps, ses inconditionnels se déplaçaient en masse à Washington pour assister à la cérémonie et nombre d’entre eux poursuivent depuis une activité quasi-dévotionnelle qui participe d’ailleurs au malaise des précédents. En ce début de mandat, on peut donc légitimement s’interroger si l’élection de Barack Obama a déjà d’une certaine manière changé quelque chose à la donne politique ou si, en dépit de l’événement que constituent l’élection du premier président noir des Etats-Unis, et dans une moindre mesure, la fin de l’ère Bush et le retour au pouvoir des démocrates, la politique américaine ne s’inscrirait pas dans une continuité sur le long terme. Une réponse à cette question ne saurait sans doute être trouvée dans les actes, trop peu nombreux pour le moment pour servir de base à un jugement, mais davantage dans le style propre au nouveau président.

Les valeurs de la gouvernance républicaine

Les actions entreprises par la précédente administration ont été suffisamment commentées et décriées pour ne pas faire l’objet d’une liste détaillée ici. Presque aussi douloureuse pour les Américains aura été la manière dont leur président George W. Bush les a représentés aux yeux du monde, sur le fond, en s’appuyant sur une rhétorique basée sur des valeurs telles que la liberté, la sécurité ou le sens patriotique, valeurs prises dans une acception suffisamment vague pour permettre la justification d’à peu près n’importe quelle décision, et sur la forme, en apparaissant comme un homme peu sophistiqué, aux tournures de phrase bancales, et possédant un sens limité des réalités géopolitiques. Ces aspects de la communication de l’ancien président demeurent dans une certaine mesure une énigme. Comment un homme qui a su gagner l’investiture de son parti en 2000 et deux élections présidentielles, dont les résultats furent certes contestés, mais qui se tinrent dans des conditions démocratiques, comment donc un homme qui a su se montrer à la hauteur dans ces différentes joutes oratoires, n’a-t-il pas été capable au moins de donner le change aux Américains durant ses deux mandats? Une réponse se trouve précisément dans l’adéquation du contenu et de la forme du discours, qui ont su entretenir puis amplifier une dérive régressive marquante de la période qui s’achève.

La liberté est peut-être la valeur qui a été invoquée le plus souvent par l’administration sortante dans la justification des actions qu’elle a entreprises ou qu’elle a refusé d’entreprendre. Celle des Américains et des Irakiens, était en grande partie prétextée dans la décision d’attaquer l’Irak tandis que c’est au nom des libertés individuelles que cette administration s’est opposée corps et âme à un rééquilibrage de la gestion du système de santé en faveur de l’Etat, qui impliquerait la mutualisation de son financement et donc l’obligation pour tous de participer au système. Ce type d’argumentation présente un double avantage qui explique son emploi systématique. D’une part il simplifie le discours politique en le fondant sur un nombre très limité de valeurs élastiques qui lui donnent une apparence de rationalité, tout en le rendant accessible au plus grand nombre. D’autre part, il n’engage à aucune ligne directrice particulière puisque dans la plupart des cas, une chose et son contraire peuvent être justifiés sur la base de ces mêmes valeurs. Ainsi aurait-on pu par exemple envisager qu’au nom de la sécurité des Américains, un système de santé accessible à tous soit mis en place par cette même administration Bush. Or le propre de ce système de justification est qu’il repose sur le choix univoque d’une seule de ces valeurs et se ferme à toute discussion dialectique qui prendrait en compte les nécessaires contradictions inhérentes à un ensemble de valeurs.

Aussi, fallait-il associer à ce système un visage qui sache s’abstenir de tout caractère de subtilité, accordant ainsi à un fond simpliste son représentant adéquat. Le choix de Sarah Palin sur le ticket républicain à la dernière présidentielle démontrait à ce sujet que le parti n’était pas prêt à renoncer à cette formule, électoralement gagnante depuis 2000, en prenant le risque de laisser John McCain, un homme réputé plus complexe, le représenter devant ses électeurs.

Une simple affaire de discours ?

La victoire de Barack Obama se révèle donc être la preuve que la rhétorique républicaine pouvait être évincée, mais ne pouvait l’être que par un système de pensée et d’expression plus complexe. On se souvient en 2004 de certaines piteuses apparences de John Kerry, candidat démocrate opposé à George W. Bush et qui, craignant d’apparaître trop européen aux yeux des Américains, feignait de ne pas comprendre le français alors qu’il le parle couramment. Il tentait ainsi maladroitement de rester dans le même système de valeur que des républicains pourtant bien plus à l’aise que lui sur ce terrain et, en l’occurrence, essayait de se montrer suffisamment américain..

En 2008, Barack Obama déplorait quant à lui ouvertement ne pas parler de langue étrangère («c’est embarrassant», disait-il) et défendait l’idée que ses jeunes compatriotes soient poussés à en apprendre au moins une. Cette position aurait été dangereuse pour un candidat déterminé à rester avec les mêmes valeurs que celles qui façonnent le discours républicain car elle aurait été négativement perçue une fois passée par le filtre de l’anti-patriotisme. C’est pourtant tout naturellement qu’Obama répondait aux attaques d’un groupe conservateur qui l’accusait de vouloir imposer aux Américains l’apprentissage de l’espagnol : les immigrés doivent apprendre l’anglais mais nous devrions simplement vouloir que nos enfants soient mieux instruits.

L’introduction de valeurs différentes et plus nombreuses chez Obama est ainsi à l’origine d’une réarticulation du discours qui, avec les progrès faits par ce dernier pour le délivrer clairement et simplement, gagne nettement plus en cohérence que ce qu’il perd en simplicité.

L’un des reproches adressés à Obama par ses «nouveaux détracteurs» est alors qu’il serait un homme de discours, qui les aurait séduits par une éloquence hors-norme, c’est-à-dire une qualité superficielle. Il faut pourtant reconnaître que chez lui, l’art du discours repose sur une argumentation autrement convaincante que chez ses prédécesseurs. Et c’est en  imposant un discours mieux articulé et plus convaincant qu’Obama a réussi à faire émerger une adéquation entre sa personnalité et sa communication, en miroir positif de celle que l’on pouvait reconnaître à Bush et à l’inverse de John Kerry quatre ans plus tôt. Le gain de cette opération est considérable et a été reconnu par les électeurs comme une marque de respect envers eux, constituant une échappatoire au cynisme qui marque habituellement le jeu politique et sa perception par les électeurs. Que le bénéfice apporté par cette clarification des idées et de la parole trouve sa traduction sur les nombreux terrains sur lesquels l’administration Obama est attendue, n’est-ce pas ce que l’on peut souhaiter de mieux aux Etats-Unis et au monde ?

Vincent Israël-Jost

Né à Strasbourg en 1977 Vincent Israël-Jost y obtient un doctorat en mathématiques appliquées en 2006. Il réside à New Haven dans le Connecticut depuis 2008 et y a suivi la course à la présidence avec grand intérêt. Il poursuit également un second doctorat en philosophie des sciences et travaille sur l’imagerie médicale et l’observation scientifique.

Presque… rien

par Noëlle Combet

Plume d’oiseau je froisse
L’eau de la fontaine.
Ombre d’avion je trace
Un trait griffeur de ciel.
Note de musique résonne,
Longtemps tenue.
Brin de luzerne tremble
Au souffle du vent chaud.
Sourire d’enfant m’entrouvre
Au son des mots.
Douleur d’exil, je suis ce pleur
Séparé.
Odeur des fleurs m’éparpille
Dans l’espace
De partout…presque de nulle part…
Presque…rien.

Noëlle Combet

Ménager la durée, le temps et même l’éternité pour que nos sociétés soient vivables

par Jean-Paul Karsenty

Mon propos sera articulé en 5 courts mouvements que j’aborde immédiatement sans autre procès et que je ferai suivre d’un épilogue.

1er mouvement. 

Plus que d’autres sciences et plus que d’autres technologies, les sciences et les technologies dites de l’information et de la communication (STIC), nourries par les recherches nouvelles qui leur sont attachées, accompagnent les sociétés occidentales contemporaines et inspirent leur cours. Elles contribuent, en outre, à perfectionner et, parfois même, à « vampiriser » les sciences et les technologies, de toute nature, qui les ont chronologiquement précédées.

Je souhaite tout d’abord inviter le lecteur à prêter attention aux trois observations suivantes qui jalonnent « l’aventure contemporaine » de ces STIC :

– ces STIC elles-mêmes, on oublie trop souvent de le rappeler, constituent une partie importante des « nouveaux objets » que les recherches scientifiques contemporaines se sont donné à elles-mêmes depuis deux tiers de siècle environ ;

– ces nouveaux objets de recherches sont « massivement » abstraits, soit qu’ils relèvent des « macro-mondes » (les exo-planètes, les galaxies, les univers multiples ou multivers,…), soit qu’ils relèvent des « mondes des particules élémentaires » (tant de la physique que de la biologie, et de leur dimension « nano » aujourd’hui), et d’autres encore; dit autrement, ils relèvent de moins en moins des « mondes sensibles »,[1] des mondes perceptibles par les sens.

– enfin, last but not least, ces nouveaux objets de recherche, devenus pour beaucoup d’entre eux, puis restés objets de science aujourd’hui, ne sont pas représentables. Jusque-là, en effet, les objets de recherche et de science pouvaient être invisibles, insensibles même[2], et donc abstraits. Le « monde microscopique » nous a, bien entendu, accoutumés à cela depuis plus d’un siècle : pensons à l’électron, à la molécule, au microbe… Mais ils étaient, ils sont représentables. Or, beaucoup des nouveaux objets de recherche et de science ont cette caractéristique de ne pas être représentables, n’ayant pas de forme physique, en tout cas, pour ne choquer aucun physicien, pas de forme accessible à l’intuition (un « en soi » vs un « hors soi »)[3].

Et bien des objets, sans forme accessible à l’intuition au moins, sont des objets qui semblent ne pas donner prise au temps, qui semblent s’affranchir du temps[4]. Dit métaphoriquement : sans représentation possible – sensible ou mentale – de ces nouveaux objets, plus de « marquage » possible du temps « sur » ces objets, plus de temps universel objectif associé à ces…objets.

2ème mouvement. 

Or, parmi les dynamiques qui ont engendré nos sociétés contemporaines, l’une d’elles est cruciale : la dynamique d’instrumentation/d’instrumentalisation du temps, au cœur même de la modernité.

Pour le dire en quelques mots, c’est en prenant appui sur les régularités physiques de la nature (le jour, la nuit; les saisons…) que les hommes ont pu mobiliser les sciences et les technologies pour bâtir l’architecture moderne de leurs cultures. Architecture sécularisée grâce à l’objectivation progressive des durées subjectives en temps, pour toute activité exigeant une transaction entre hommes ou entre hommes et sociétés.

Cette dynamique-là demanderait-elle aujourd’hui à être davantage maîtrisée dans le monde occidentalisé? Est-elle devenue exagérée, trop hégémonique ou bien trop rapide? Viole-t-elle des limites? Cette dynamique n’a-t-elle pas conduit d’abord à amplifier exagérément le phénomène de temporalisation de la durée attachée à chaque être humain, puis à préparer insensiblement la transformation des temporalisations communes, partagées en temporalisation unique (l’horloge mondiale).

Pour user d’une métaphore simple, n’a-t-on pas éprouvé excessivement l’élasticité du ressort des durées subjectives en les objectivant à l’excès? Aujourd’hui, les sciences et les technologies de l’information et de la communication inspireraient-elles, aspireraient-elles, trop l’avenir dans le sens d’une uniformisation du temps vers des expressions toujours plus rattachées à la symbolique de l’homme-monde? Contribueraient-elles à donner au monde cette tonalité d’automate qu’on a commencé à lui remarquer dès le 19 è siècle, qu’on lui remarque toujours davantage, et où la présence même de l’homme apparaît superflue? Un homme plus probable que singulier ou pluriel…

Bref, et pour le dire brutalement, les outils existants de notre monde contemporain, et spécifiquement les outils actuels de nos recherches scientifiques et techniques, menaceraient-ils l’équilibre moderne entre durées subjectives et temps objectifs, équilibre qui agit depuis quelques siècles en Occident comme une infrastructure immatérielle commune de base au service de notre modernité ? Déplaceraient-ils cet équilibre moderne entre sujet et objet vers un au-delà de l’objet, vers le projet ? Vers un espace monolithique d’ « approjettissement » ?

3ème mouvement. 

Attention, c’est bien la médiation par les différentes expressions du temps dans une négociation vivante et permanente avec les innombrables durées subjectives qui, « en modernité », a réglé, pour l’essentiel, la possibilité de l’accès des hommes à leurs actions communes et aux sens qu’ils y ont projeté !

Car, toute immatérielle que soit « l’infrastructure » qui résulte de cette médiation, les effets opératoires n’en sont pas moins réels, et séculiers et réguliers! Et si nous devions renoncer à la richesse de cette médiation, si nous devions altérer profondément les conditions de cette médiation, alors, peut-être, la question de la condition humaine, celle qui concerne l’origine et la destinée de l’homme (et ses problématiques de la mortalité vs l’immortalité, de la succession des générations…), cette question, disais-je, qui a tant et tant nourri l’esprit de recherche en Occident, pourrait perdre radicalement de sa fécondité et s’effacer pour n’inspirer plus, peu à peu, qu’une réponse unique, « projective », celle de l’éternité, réponse fantasmatique et a priori stérile…

Certes, on pourrait s’évertuer à faire évoluer nos façons de voir, nos représentations, puisqu’au fond il s’agit bien de cela (y compris nos représentations de nous-mêmes, bien sûr), mais alors sur quelle base le faire? Sur la base de quelle autre question que celle de la condition humaine -mortelle – refonder nos propres représentations?

Et en aurions-nous vraiment la latitude? Car, à y réfléchir, « l’homme occidental(isé) » – c’est-à-dire aujourd’hui l’homme que l’on trouve un peu partout sur la planète –  risque de rencontrer une difficulté majeure dans la représentation qu’il (se) fait de lui-même. Explicitation : il y a 500 000 ans, ni homo habilis ni homo erectus n’a dû, certes !, se (re)présenter à lui-même comme créé [5]! Il y a 50 000 ans, avec le jeune homo sapiens, cela devient à peine le cas[6]. En revanche, il y a 5000 ans, l’homme s’est bien, ici ou là, (re)présenté comme « créé » (créé par un principe supérieur). Puis, il y a 500 ans, comme « co-créateur » (dans une alliance, dans un rapport avec ce principe supérieur). Enfin, il y a 50 ans et depuis lors, il se présente comme « créateur » (c’est-à-dire émancipé de toute hétéronomie). L’homme peut-il se présenter, dans 5 minutes, comme radicalement « auto-créé », entre objet et projet de lui-même (c’est-à-dire « causa sui », sans lien génératif), « porté » par l’éternité ?! Et même porteur d’éternité sans mélange ?!

4ème mouvement. 

A celles et à ceux que tenteraient le : « Et pourquoi pas ? », on fera écho ainsi :

1 – « L’auto-création radicale », cette forme très récente de présentation de l’homme par lui-même et pour lui-même dans nos sociétés occidentales hypermodernes n’équivaut-elle pas paradoxalement à nier la singularité possible de chaque homme en niant sa part inaliénable d’hétéronomie ?… En effet, si tout homme, « en modernité », emprunte bien un chemin qu’il est en son pouvoir de rendre singulier, sa marche restera pour autant préalablement dépendante de ses conditions initiales, irréductiblement originales : l’endroit, le moment de sa naissance, ses parents et ancêtres. Tout libre avenir d’homme reste issu d’une destinée de départ.

2 –  Comment, en outre, peut-on être assurés que les hommes qui peuplent chacune des grandes aires culturelles composant notre monde d’aujourd’hui  sont préparés à accepter volontairement les effets qu’une telle nouvelle présentation, de soi pour soi et de soi pour les autres, aurait sur leurs propres représentations? Dit autrement : ces nouvelles représentations occidentales, en métamorphose accélérée comme je viens de le montrer, sont-elles aisément et rapidement partageables, compatibles à tout le moins avec les autres grandes représentations collectives existantes ?…Et, le cas échéant, bien entendu, sans que n’émergent d’immenses violences au cours d’une « phase de transition-partage » ? L’enjeu est majeur, non ?
Ici et maintenant, et par prudence, ne serions-nous pas avisé-e-s de « ménager » ces trois catégories que sont la durée, le temps, et même l’éternité !, et de penser leur lien souhaitable au moins sous ces deux types de contraintes ? En nous attachant à cela, ne répondrions-nous pas à un souci autant raisonnable que rationnel ?…

Mais comment avancer ? Peut-être autour du guide que l’on pourrait confectionner autour des trois idées solidaires et successives suivantes :

1 – Envisager la diversité des impressions, sensibles, et des expressions, intelligibles, vécues à travers :

– la durée, vécue par soi avec soi, en compagnie de soi-même, seul, donc sur un mode strictement subjectif;

– le temps, vécu par soi, mais à deux, à plusieurs ou à beaucoup, dans une intersubjectivité ou une objectivité plus ou moins restreinte, au sein de groupes plus ou moins nombreux; autrement dit, le temps vécu au sein des différentes communautés d’appartenance spatialisées, réelles ou virtuelles, que se donnent les hommes : communautés plurisubjectives ou massives, locales, nationales, internationales, mondiale, donc dans une objectivité plus ou moins réificatrice (ou aux effets statistiques plus ou moins réificateurs)?

– l’éternité, vécue soit dans une subjectivité non réflexive de type romantique ou narcissique ou encore fatal, soit dans un «approjettissement » de type nihiliste, dans un au-delà de l’objet, fruit de la dynamique de globalisation/mondialisation massive des programmations et des trajectoires humaines.

2 – S’envisager soi-même comme « sujet politique singulier »[7], c’est-à-dire participer à la construction permanente de la Cité en lui apportant une contribution singulière; cette contribution ne serait rien d’autre que sa dynamique personnelle nourrie à la source d’un équilibre unique résultant d’une place substantielle réservée à ses propres occasions de vivre dans la durée, dans le temps et dans l’éternité, et donc de vivre la richesse de leurs différentes impressions et expressions sensibles et intelligibles…

3 – Envisager précisément les différentes manifestations de la durée, du temps et de l’éternité, selon des usages individuels propres à nourrir la « tension moderne » sujet-objet, laquelle s’est établie dans un rapport riche entre le réel et l’imaginaire plutôt que la « tension hypermoderne » objet-projet, laquelle, actuellement sur-investie, s’établit pourtant dans un rapport somme toute pauvre entre potentiel et simulation. Cela revient notamment à vivre le temps sur les « terrains de l’incalculabilité » (relativement délaissés dans le monde occidentalisé depuis 50 ans) davantage que sur ceux de la « calculabilité » (exploités intensivement dans ce même monde occidentalisé depuis 50 ans). On aura compris que l’enjeu, ici, est de freiner les effets de l’irruption récente des expressions du temps et de l’éternité parmi les plus réificatrices[8].

5ème et dernier mouvement.

Nos vies individuelles et collectives seraient ainsi réensemencées par de nouveaux usages offerts aux  durées subjectives plus qu’aux temps objectifs et aux temps objectifs plus qu’aux éternités projectives.

Elles seraient plus équilibrées parce que plus « éco-diversifiées ». Elles auraient, en outre, la vertu de faire évoluer en retour le choix des objets de recherche dans le domaine des sciences et des technologies de l’information et de la communication qui, comme je le disais au début de mon propos, accompagnent et inspirent plus que d’autres nos sociétés contemporaines.

Ainsi ressourcées dans un sens plus « modernisant » « qu’hyper-modernisant », de telles  STIC reconnaîtraient l’homme dans sa condition humaine.

Le développement de l’information s’accompagnerait de formes, y compris technologiques, et peut-être moins de formules, algorithmiquement closes; le développement de la communication s’accompagnerait de communions et de commerces, et peut-être moins de contacts sans partages ni même échanges.

Bref, la raison moderne pourrait alors tenir à distance les passions totalisantes du retour du sacrifice et les excès nihilisants des projections sans sujet ni objet.

Epilogue

Au fond, le « sujet politique singulier » devrait avant tout s’attacher à veiller au maintien et à la promotion de la diversité dans nos façons de vivre nos vies à travers la qualité de l’infrastructure immatérielle de base à accueillir des « tensions modernes » entre durées, temps et éternités.

A cette condition citoyenne, on devrait pouvoir trouver un chemin d’équilibre pacifique entre les trois « ordres » qui ont successivement tapissé, puis sédimenté l’histoire des hommes : le symbolique il y a 5 000 ans, le réel il y a 500 ans et le potentiel il y a 50 ans…un chemin pour un équilibre régulateur qui soit acceptable par les hommes et par leurs différentes civilisations actuelles, un chemin « bon pour » une quête commune et ouverte d’ « un vivre-ensemble » qui soit durable…

Un chemin qui sache donc se garder de l’excès des logiques vertigineuses et mortifères conduisant aux sables mouvants de l’éternité : logiques probabilistes en Occident, logiques déterministes en non-Occident, lesquelles se rejoignent pour menacer ou refuser la modernité en forçant les caractéristiques spécifiques qu’elle a forgées à travers sa dynamique la plus précieuse : la maîtrise de la tension entre durées subjectives et temps plus ou moins objectifs.

A défaut d’engager un tel effort, des déséquilibres, déjà fort avancés, risquent de s’installer, problématiques et non pacifiques. Et il faudrait nous attendre à des régressions psychiques et collectives. Alors nos sociétés ne seront pas vivables, nos sociétés occidentales pas plus que celles qui ne le sont pas encore !

(A)ménageons donc durées, temps et éternités en arts de vivre singuliers et pluriels qui cultivent la diversité de toutes leurs impressions et expressions vécues… pour que nos sociétés, demain, soient vivables !

Jean-Paul Karsenty

29 janvier 2009

Jean-Paul Karsenty est économiste par formation initiale. Tantôt il se présente comme un prospectiviste, tantôt comme un technocrate, tantôt encore comme un spécialiste des généralités ou des transversalités, c’est selon. C’est dire qu’il fréquente régulièrement plusieurs univers.

En fait, au sein de plusieurs institutions publiques françaises, et pendant 30 ans, il s’est attaché à analyser les enjeux d’intérêt général et à donner forme à des politiques publiques : tant dans leur dimension économique bien sûr, que technique ou stratégique; tant du point de vue de leur anticipation que de leur évaluation. C’est ainsi qu’il a eu à réfléchir aux questions de politique industrielle, d’aménagement du territoire, de transports et d’énergie, de défense et de sécurité, d’éducation et surtout de recherche scientifique et d’innovation.

Il est heureux d’avoir pu croiser les routes d’Yves Stourdzé au CESTA (Centre d’Etudes des Systèmes et des Technologies Avancées), de François Gros à l’Académie des Sciences ou encore de Ketty Schwartz au ministère de la recherche.

Il y a 3 ans, il a rejoint  le Centre Alexandre Koyré de recherche en histoire des sciences et des techniques. Il participe, en outre, à la vie de nombreuses associations… d’intérêt général.

 

[1] Devrais-je parler de « mondes  immédiatement sensibles » ?

[2] Insensibles, c’est-à-dire identifiables par aucun des 5 sens humains

[3] …autrement que sous la forme d’un algorithme de calcul, d’une formule.

[4] « s’affranchir de toute spatialisation temporelle », comme parler une langue d’inspiration bergsonienne.

[5] On peut douter, en effet, de la capacité réflexive de chacun d’entre eux deux.

[6] En effet, le langage, les modèles, les sépultures, et donc les religions sont alors en formation

[7] On parle ici de « sujet politique singulier » pour désigner l’individu conscient d’être devenu de fait, pour un certain nombre de questions intéressant la Cité, un « lieu souverain » nouveau d’inspiration, d’énoncé, d’affirmation, de décision, de régulation, d’évaluation….Un lieu concurrent et complémentaire des autres lieux politiques souverains existants et devant être flanqué, comme ceux-ci, d’une responsabilité spécifique.

[8] On veut parler ici des dynamiques humaines et sociales parmi les moins sensiblement partageables, qu’elles soient le fruit de l’expression d’un temps vécu par des communautés plus nombreuses, plus larges et plus évanescentes sur un mode de plus en plus objectivement unifié, voire « approjectif », ou bien qu’elles soient le fruit d’une sorte de magma fusionnel des toutes-puissances individuelles, excitées et « panurgisées » par beaucoup des « STIC contemporaines » et susceptibles de faire réagir et faire surréagir – quel danger de barbarie ! – les hommes ensemble, tous, alors interchangeables, dans un même mouvement… comme un seul homme !

Quatre ébauches autour de la question de l’expropriation

par Noëlle Combet

Le mot d’expropriation est ici utilisé en tant que terme générique recouvrant plusieurs situations de mise hors de. Il peut s’agir d’exil, d’expulsion, d’exclusion, de perte, de dépossession. Les modifications qui découlent de l’expropriation et mettent en jeu le désir  peuvent aller d’une sorte de cohabitation, (comme lorsque l’intersection de deux ensembles dessine une part commune, une sorte d’inclusion partielle), à une impossibilité pure et simple de mélange. Les deux mouvements peuvent parfois coexister, dans le cas d’une exclusion incluse, par exemple.

Ebauches? C’est le choix volontaire d’une approche : il y aurait bien plus à travailler encore sur des questions que j’ai envisagées en souhaitant les laisser ouvertes.

Le thème de l’expropriation sera d’abord envisagé dans une approche quasi- phénoménologique, à travers les pistes que trace un ressenti  sensoriel d’intrusion.

C’est dans la proximité avec ce thème que seront abordées l’expérience de Spinoza et celle de Lacan ainsi que leurs relations : mis tous les deux au ban d’une communauté, ils en ont conçu une théorie du désir. Lacan, pourtant, après s’être réclamé  de Spinoza, l’a subtilement écarté.

L’expropriation concerne aussi à plus d’un titre les marges queers qui mettent en jeu et tout autant hors jeu, d’une manière particulière, le corps et le sexe. Elles  sont, lorsqu’elles se rendent visibles rejetées par ceux qui se vivent comme représentant la norme, y compris, à quelques exceptions près, dans le champ de la psychanalyse au fondement de laquelle se trouve pourtant la sexualité. Il se produit là, le plus souvent, une sorte d’exclusion réciproque.

Enfin, l’écriture poétique en tant que marquage spécifique, indice d’un basculement hors de ce qui est communément symbolisable, implique un corps poinçonné  par des signes du désir qui ne seraient pas exclusivement linguistiques.

Le jour où j’ai dit : « Intrusion » !

Toi, l’intrus (e), l’autre, tu es rentré (e) dans mon champ, innocemment, sans crier gare. T’ex-truderai-je, pour cette impudence ?

Il me faut péniblement penser que l’intrusion est un indice fort de l’altérité, son  esprit rude.

Tu m’affoles, tu m’expropries de mon espace privé.

Y aurait-il échange sans cette ex-propriation ?

Y aurait-il sans l’intrusion, un lien de toi à moi ?

L’impact de cette irruption, me projetant hors de moi, provoque, à la lettre une ex-tase dont je me défie parce que, assurément, je la re-connais : en partie à mon insu, cette extase a toujours été « déjà là » depuis mes premiers temps, ceux en lesquels l’Autre me capturant dans un ravissement, je ne pouvais m’appartenir – si tant est que cela ait pu se produire par la suite; car tu empêchera(s) toujours cette auto- appropriation et je vivra (i) l’ex-tase, ou bien dans le hors lien de la solitude, ou bien dans le hors de soi de la colère quand celui du partage douloureux et/ou heureux ne peut se produire.

Force m’est de constater qu’entre je et tu, les histoires intimes, intellectuelles, sociales qui se dé-jouent pivotent souvent,- lorsque les mots ne sont plus que réflexes corporels, comme le jour où j’ai dit : intrusion ! – autour de cet axe d’une ex-tase duplice entre dévoration et excrétion.

Où  et comment cultiver une terre métisse  pour tempérer ce binarisme lorsqu’il survient ? Se pourrait-il que l’en-stase soit de nature à figurer un tel espace, une réserve, un suspens temporel, une vacuité ? L’intrusion y serait-elle transformée, trans-formulée en approche feutrée, à tout petits pas de colombe ?

 

Quand Lacan invite et évite Spinoza :

C’est clairement une mise hors de qui est à l’origine de l’intérêt porté par Lacan à Spinoza. Baruch Spinoza (1632-1677), d’origine marrane appartenait à la communauté juive portugaise d’Amsterdam.

Le 27 juillet 1656, est prononcé contre lui le herem, décision d’exclusion qui le maudit pour cause d’hérésie : c’est que déjà il élaborait de Dieu une conception très particulière qui ne pouvait être acceptée par aucune orthodoxie, ni juive ni chrétienne, de telle sorte qu’on le réprouva de toutes parts. Voici un extrait de ce herem : «Qu’il soit maudit le jour, qu’il soit maudit la nuit, qu’il soit maudit pendant son sommeil et pendant qu’il veille. Qu’il soit maudit à son entrée et qu’il soit maudit à sa sortie. Que les fièvres et les purulences les plus malignes infestent son corps. Que son âme soit saisie de la plus vive angoisse au moment où elle quittera son corps, et qu’elle soit égarée dans les ténèbres et le néant.»

Les termes de la condamnation sont particulièrement violents. On peut penser pourtant que ce herem a offert à Spinoza une opportunité de liberté malgré les attaques qui s’acharnaient sur lui : en effet, son œuvre ne mentionne jamais quoi que ce soit d’un regret, d’une repentance ou d’un quelconque consentement à l’humiliation.

Jacques Lacan (1901-1981), pour sa part, se voit opposer de 1954 à 1964 une fin de non recevoir de la part de l’IPA (Association internationale de psychanalyse).  Celle-ci refuse en dépit de nombreuses démarches et tractations, de  sa part, de reconnaître la validité de sa pratique. Elle récuse également la légitimité de la SPP dont il est le fondateur (Société de psychanalyse de Paris), et par là-même, sa légitimité en tant que didacticien. Il considère cette exclusion comme une excommunication et la compare au herem qui a frappé Spinoza.

Mais on peut penser que l’analogie (dont on peut questionner la validité) s’arrête là ; de même, l’identification qu’il revendique avec Spinoza fait naître le doute : Spinoza, en effet, s’affranchissant de la condamnation, n’a cessé, jusqu’à nos jours de transmettre. Lacan, par contre, touché au plus vif, par un interdit de transmission, paraît être resté pris au piège et, bloqué, comme par une malédiction bloqué dans une im-passe, dont son enseignement portera la marque tant qu’il ne s’étendra pas davantage à des domaines extérieurs, tournant le plus souvent en rond dans le seul champ psychanalytique.

D’autre part, la réponse différente donnée à l’exclusion par l’un et l’autre annonce déjà des oppositions théoriques radicales car lorsque Lacan s’acharne à se faire reconnaître, Spinoza répond à l’exclusion par ce qui d’ailleurs a bien pu provoquer le herem : cette puissance d’agir (conatus), dont le pivot est le désir. Il ne cessera, au fil de son œuvre de travailler les concepts de désir, d’amour, de puissance d’agir, en les rassemblant dans une nouvelle définition de Dieu, que l’on a pu inclure dans  le champ du panthéisme et de la laïcité : Dieu ou la nature (Deus sive natura) et qui serait cause de soi (causa sui), donc à envisager non plus dans un contexte de transcendance mais dans celui d’une immanence.

Immanence, c’est dire que ce monde-ci fait l’horizon exclusif de ce qui nous entoure qu’on l’appelle Nature, substance ou Dieu (et l’on peut même se demander si le terme Dieu n’a pas été conservé là par pure stratégie). Toute normativité éthique, toute émancipation, ne peut, selon Spinoza, se réaliser que dans ce monde-ci. C’est en ce monde-ci que s’offrent les objets du désir.

Lacan exclu, fonde quant à lui sa propre société de psychanalyse et invente l’objet a dont les premières conceptualisations apparaissent dans les séminaires « L’Ethique », « Le Transfert ». Cet objet serait un objet-manque (dont il n’y a pas d’idée, ni d’être ni de représentation), objet-cause du désir qui aurait marqué notre corps dans les premières séparations.

On peut donc déjà voir, au-delà de la façon dont Lacan a voulu en appeler à Spinoza, que, si les deux penseurs accordent au désir une place essentielle, ce n’est pas du tout du même désir qu’il s’agit. Le désir, selon Spinoza, associé à la joie, augmente la puissance d’agir : « Le désir est l’essence même de l’homme, c’est-à-dire un effort par lequel l’homme s’efforce de persévérer dans son être. Un Désir qui naît de la Joie est donc secondé ou accru par cette affection même de Joie. »   (Ethique, troisième partie, prop. XV, démonstration.)

Pour Lacan aussi le désir est l’essence de l’homme; pour développer ce point, il se réclame de Platon au point de centrer son séminaire «Le Transfert» sur «Le Banquet » : l’amour, explique Socrate, est désir et le désir est manque. Nous voyons là l’ébauche de l’objet a, outil conceptuel auquel la théorie lacanienne reste fidèle jusqu’à aujourd’hui, et qui inscrit l’amour et le désir, puis la jouissance dans un registre tragique : on peut en déduire, en effet, que si nous ne manquions pas, nous ne désirerions plus et perdrions alors notre essence humaine.
Pour Spinoza par contre, selon une définition réitérée quatre fois dans l’« Ethique » : « l’amour est une joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure » ; et l’on sait que Spinoza a emprunté aux  « Dialogues  d’amour » de Léon L’Hébreu la thèse de l’inclusion du désir dans l’amour. Le désir, pour Spinoza, est appétit, puissance d’agir, appel qui nous dirige vers des objets d’amour que nous ne choisissons pas parce qu’ils auraient une valeur intrinsèque mais qui acquièrent leur valeur du fait que nous les aimons. L’amour est donc, selon lui, une passion joyeuse et active. Lorsque l’objet n’est pas adéquat, c’est-à-dire lorsque notre désir se dirige vers ce qui amoindrirait notre puissance d’agir, alors survient la haine, « tristesse qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure », « passion triste ». Mais la haine même peut être productive : « La Haine qui est entièrement vaincue par l’Amour se change en Amour et l’Amour est pour cette raison plus grand que si la Haine ne l’eût pas précédé » (Ethique, troisième partie, prop.LXIV). Donc, Spinoza, quand il traite des passions, n’exclut pas les passions tristes mais indique comment le désir peut servir de levier à leur retournement en tant qu’il se dirige pour chacun vers ce qui lui est utile c’est-à-dire ce qui accroît, par l’intermédiaire de la joie, sa puissance d’agir.

Cette approche s’écarte d’une conception du manque dans la mesure où c’est l’idée d’une cause extérieure qui est concomitante à la joie. Elle se démarque par là même de celle de Descartes (« Traité des passions ») pour qui l’amour est une joie de posséder. Pour Spinoza,  l’objet peut  être ou n’être pas  là : c’est l’idée de son existence qui fait la joie d’amour, amour qui ne s’adresse pas exclusivement à des personnes et qui s’inscrit dans le corps dont l’âme est l’enveloppe : « Une idée qui exclut l’existence de notre Corps ne peut être donnée dans l’Ame mais lui est contraire » (Ethique, troisième partie, prop.X). Le manque de l’objet est donc envisagé  mais il n’assombrit pas l’amour puisque l’idée demeure. Et l’idée n’est pas exclusivement une représentation d’un objet  présent ou absent. Elle est aussi un concept, une connaissance intuitive (celle du troisième mode selon Spinoza) de la possibilité de l’objet. Il ne peut donc pas se produire, comme dans la théorie lacanienne, ce saut mélancolique de mouton en mouton (objet visé), structurellement provoqué par un manque (objet-cause) consubstantiel au destin de l’homme. Aller plus avant vers Spinoza aurait, pour Lacan, nécessité de renoncer à cette construction.

On peut donc comprendre que, ayant établi une analogie  entre le herem et sa propre exclusion par l’IPA, tenté par la pensée de Spinoza, qui, comme lui, fait du désir l’essence de l’homme, Lacan, après se l’être partiellement appropriée, l’écarte élégamment. Les dernières lignes des « Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse » témoignent  de cet évincement sur lequel plane, semble-t-il, une ombre de regret. On peut remarquer que la pensée de Spinoza est, dans ce passage, évoquée mais non clairement explicitée. Que dit en effet Lacan ? Parlant du sacrifice au dieu obscur, il énonce que « nul ne peut y résister  sauf à être animé  d’une foi difficile à soutenir », celle que Spinoza a formulée avec l’Amor intellectualis Dei. Il n’éclaire pas le sens de cette formule, se bornant, de façon rapide, à en écarter une lecture allant dans le sens du panthéisme, alors qu’on ne peut en exclure radicalement la possibilité : Deleuze montre bien un aspect subversif d’une sorte de panthéisme spinozien dans le droit fil de celui de Giordano Bruno.

Ensuite, Lacan évoque une réduction (c’est bien le mot, hélas !) du champ de Dieu selon Spinoza à l’universalité du signifiant. Or, Dieu, selon Spinoza, c’est la Substance, la Nature, caractérisée par une infinité d’attributs et nous n’en connaissons que deux, la pensée et l’étendue (le corps). Lacan, donc, tire l’infinité vers l’universalité et les attributs vers le signifiant. Or dans l’Amor intellectualis Dei, on retrouve, simplement amplifiée, la définition de l’amour, joie accompagnée de l’idée d’une cause (intellectualis) extérieure (ici Dieu, c’est-à-dire la Nature, la Substance).

Donc Lacan, passant par-dessus l’inscription spinozienne du désir actif dans l’homme, c’est-à-dire traversant son corps et son esprit, parle à propos de Spinoza d’un « détachement serein, exceptionnel à l’égard du désir humain » qui « peut se confondre avec un amour transcendant.» Voici donc Spinoza  subtilement  mais illégitimement exilé dans l’inaccessibilité du firmament. C’est oublier que, pour Spinoza, Dieu, c’est la Nature, à la fois Nature naturante qui est cause de soi et de rien d’autre (Spinoza ne croit pas en une création) et la Nature naturée, c’est-à-dire, pour faire court, le monde, les manières d’être, corps-esprits qui ne sont autres qu’expressions de la Nature naturante. Il n’y a donc pas de transcendance, aucun autre monde. Peut-être juste un vide (bien que ce mot trahisse la pensée de Spinoza dans l’acception de ce mot à son époque) un vide dans un sens actuel du terme, c’est-à-dire une extériorité par rapport aux limites, puisque nous ne pouvons connaître que deux des attributs de la Nature naturante (à propos de laquelle Spinoza est resté un peu discret, voire embarrassé.) Mais l’infini spinozien, n’est pas, comme le voudrait Lacan, une transcendance; c’est simplement un inconnaissable.

Selon Lacan, la pensée de Spinoza étant qualifiée de « position pas tenable pour nous », il ne nous reste à envisager, pauvres humains, qu’une sorte de sacrifice de l’objet d’amour qui tombe sous le couperet de la loi morale kantienne ou du meurtre sadien. Lacan énonce : « cette position, (celle de Spinoza) n’est pas tenable pour nous. L’expérience nous montre que Kant est plus vrai, et j’ai prouvé que sa théorie de la conscience (…) ne se soutient que de donner une spécification de la loi morale qui, à l’examiner de près, n’est rien d’autre que le désir à l’état pur, celui-là même qui aboutit au sacrifice, à proprement parler, de tout ce qui est l’objet de l’amour dans sa tendresse humaine- je dis bien, non seulement au rejet de l’objet pathologique [donc kantien- c’est moi qui précise-] mais bien à son sacrifice et à son meurtre [allusion à l’univers sadien- c’est encore moi qui précise] C’est pourquoi j’ai écrit Kant avec Sade. » N’est-ce pas rabattre l’un sur l’autre le désir pur avec l’impératif catégorique kantien?

Plus loin, Lacan indique que l’amour doit renoncer à son objet : nous sommes aux antipodes de Spinoza. Lacan termine en précisant que l’assujettissement au signifiant est l’opération produisant ce renoncement. On peut pourtant lire l’expression finale comme une sorte de réminiscence des assertions spinoziennes  lorsque, à propos du désir de l’analys(t)e, Lacan évoque un amour sans limite. Si l’on entend sans limite dans le sens d’infini, l’accent redevient en effet spinozien, (l’infini ne représentant pour Spinoza que l’extension des attributs de la Substance).

Un adieu en forme de révérence?

 

L’étrangeté queer 
 
Queer signifie bizarre, tordu, étrange; étrange, étrangeté : on peut penser à Freud, à son heimliche Unheimlichkeit traduit par inquiétante  étrangeté; mais comme heimlich signifie familier, intime, qu’en est-il de cette étrangeté ?

Cette question se pose à propos de la pensée queer. A quelle étrangeté assistons-nous? Si cette mouvance sexuelle, théâtrale, artistique, philosophique et militante nous provoque, n’est-ce pas parce qu’elle s’adresse à ce qui, en nous, apparaît à la fois comme inquiétant et familier, une étrangeté incluse en quelque sorte et que l’on voudrait spontanément exclure : « je ne veux pas savoir », je ne veux pas connaître cette étrangère intimité.

Le 28 juin 1969, à New York, la police se met à poursuivre les clients d’un bar de travestis et de drags. Une résistance  s’organise. Il s’ensuit des violences de rue entre les clients et les policiers. On peut penser que cet évènement a favorisé la constitution d’une catégorie gay et lesbienne comme force politique. Dans les années quatre vingt, la résistance gay perdant sa force subversive, apparaît comme une nouvelle norme s’orientant vers des effets de mode et d’esthétisme. Elle est revendiquée par des hommes blancs, de la moyenne ou haute bourgeoisie, occupant des emplois stables. Leur mode de vie se stabilise et s’embourgeoise. Alors que leur mouvement de libération s’inscrivait à l’origine comme une contestation de la norme hétérosexiste, ils s’installent par la suite dans un nouveau conservatisme.

Le terme de queer qui auparavant leur avait été adressé comme une insulte est alors détourné, puis retourné, pied de nez adressé à la fois à l’ordre hétérosexuel et au nouvel ordre gay par des collectifs de femmes lesbiennes, chicanas, noires, latines, en butte à des problèmes de chômage et d’insertion sociale. Le terme prenait donc, au-delà de la pure acception sexuelle, une coloration ethnique et sociale désignant des minorités exclues[1].

Des pionnières de la pensée queer se détachent à l’intérieur du féminisme lesbien dans les années quatre vingts : Monique Wittig, Gayle Rubin, Adrienne Rich. Plus récemment, Teresa de Laurentis, Lynda Hart, Judith Butler, Eve Kosofsky Sedgwick, Beatriz Preciado, creusent les anciennes pistes et en explorent de nouvelles. Elles empruntent à Foucault la notion de biopouvoir, s’appuient sur l’«Anti-Œdipe» de Deleuze et Guattari, utilisent les concepts de déconstruction et de différance forgés par Derrida.

Judith Butler et Béatriz Preciado font aussi référence à Spinoza en ce qui concerne les affects ainsi que la puissance d’agir. Leurs luttes, orientées par une politique queer, contestent la mise au ban des minorités sexuelles, ouvrent des espaces de liberté et entraînent des modifications de la législation dans de nombreux pays. Leur critique vise les dispositifs hétérocentrés ainsi que la  binarité hétéro/homo. Pour elles, la différence ne concerne pas deux sexes ou deux pratiques sexuelles qui seraient opposés. Elle passe tout autant à l’intérieur d’un lien homosexuel comme de toute autre forme de sexualité. La notion de différence dépassant de simples oppositions binaires est donc à élargir : il y a de la différence, sexuelle ou autre d’ailleurs, dans toute forme de couple.

Quand la pensée queer questionne le binarisme sexe/genre dans lequel le sexe serait une donnée biologique tandis que le genre appartiendrait au champ culturel, la question de la différence est de nouveau posée. Le sexe, lui aussi, serait, dans le cadre de cette pensée, une construction issue des normes. Ceci nous conduit à aller encore au-delà de l’approche des queers, en faisant le constat que la différence ne concerne pas que la sexualité. Elle a une fonction logique de structuration de nos vies, nos sociétés, nos pensées, nos symboles et dépend du contexte temporel. La sexualité n’est qu’un champ particulier de sa fonction. Donc, la restriction de cette notion de différence  au sexe ou au genre, appliquée au champ social, semble bien avoir pour seul effet de fabriquer des distinctions catégorielles qui nourrissent les exclusions.

Les queers contestent fortement la normalisation qui pérennise des oppositions binaires; au nom de la respectabilité et des valeurs traditionnelles de mariage, stabilité, procréation etc., la pensée dominante exclut des pratiques marginales avec une extension de ce rejet vers d’autres domaines comme la race, le langage, la classe sociale…et préserve ainsi ses intérêts au prix d’un rejet des altérités. Bientôt, il faudra faire aussi avec la question du sida qui vient renforcer des conduites homophobes, ainsi qu’y engageait sa première désignation : GRID (Gay-relate Immuno deficiency). Avec l’apparition de cette maladie, une nouvelle forme d’exclusion venait s’ajouter aux autres.

En dépit d’un assouplissement apparent des opinions, on a pu voir tout récemment un exemple stupéfiant de ces conduites accrochées à la norme lorsqu’un député, Christian Vanneste, a déclaré dans la presse : L’homosexualité est inférieure à l’hétérosexualité, car, si on la poussait à l’universel, ce serait dangereux pour l’humanité. Il a ajouté : s’ils (les homosexuels) étaient représentants d’un syndicat, je les recevrais volontiers. Mais ils ne représentent rien, aucun intérêt social, et leur comportement est un comportement sectaire. Condamné à deux reprises par le tribunal correctionnel de Lille puis par la cour d’appel de Douai en 2006 et 2007, le voici blanchi (!) en 2008 par la cour de cassation (Voir Le Monde du 20.11.2008).

A l’opposé de cette rigidité et de cette étroitesse de pensée, les queers, ainsi que l’indique Javier Sàez dans « Théorie Queer et Psychanalyse », optant pour un nomadisme intellectuel, tentent de défaire par l’intermédiaire de leurs expérimentations et interventions diverses, les fixations identitaires en montrant que les identités sont malléables, transformables et dépendent de la temporalité, selon que le moment est stratégique, politique, artistique, ludique.

Dans leur condamnation d’une orthodoxie hétérosexuelle, les queers englobent la psychanalyse. Pourtant, on pourrait penser que Freud s’est montré un peu queer avant la lettre lorsqu’il écrit dans ses « Trois essais sur la théorie de la sexualité » :

« On peut dire que chez aucun individu normal ne manque un élément qu’on peut désigner comme pervers […] C’est précisément dans le domaine sexuel que l’on rencontre des difficultés toutes particulières et qui paraissent insolubles dès le moment où l’on établit des démarcations nettes entre les simples variations restant dans le domaine de la physiologie normale et les symptômes de la maladie. »

Et aussi : « C’est ainsi que, pour la psychanalyse, l’intérêt sexuel exclusif de l’homme pour la femme n’est pas une chose qui va de soi […] mais bien un problème. » Sans doute, Freud conserve-t-il les catégories étroites de normalité et maladie, mais il n’hésite pas à poser l’hétérosexualité comme aussi problématique que tout autre choix sexuel.

Lacan aussi peut paraître queer lorsqu’il invente le concept de Réel (autrement dit l’impossible), pour désigner ce qui, ne pouvant être saisi dans le filet des mots,  apparaît comme indicible. Sa définition de la femme pas toute évoque encore ce hors langage : sa jouissance serait double, phallique, donc appartenant à l’ordre symbolique d’une part, mais en même temps autre, quand elle se situe en-dehors de ce champ. On pourrait dire que la place de cette femme pas toute est ce seuil plus ou moins oscillant entre le langage et ce qui ne peut s’énoncer. Sa place s’indique  donc de la marque d’un vide. Alors pourquoi la psychanalyse a-t-elle mis le plus souvent les queers hors d’eux alors que les queers la mettaient en même temps hors d’elle ? C’est que Freud, comme Lacan ont défendu bec et ongles le Père comme garant de l’ordre phallique. La norme psychanalytique apparaît donc comme phallocentrée, même si Lacan, dans ses derniers séminaires, semblait nuancer ce point de vue en conceptualisant un hors-champ du symbolique qui aurait dû conduire à penser autrement la perversion alors que sa lecture des conduites perverses reste assez souvent conservatrice, même s’il définit toute sexualité comme d’essence perverse.

Opposons à une lecture normative de la sexualité ces lignes d’Eve Sedgwick Kosofsky : C’est une des choses à laquelle le queer peut se référer : la maille ouverte de possibilités, de creux, de chevauchements, de dissonances et de résonances, de lapsus et d’excès de sens où les éléments constituants du genre de chacun, de la sexualité de chacun, ne sont pas faits (ou ne peuvent être faits pour produire une signification monolithique. […]La sexualité en ce sens, peut-être, ne peut que signifier la sexualité queer. Nous sommes là très près d’une conceptualisation du Réel lacanien.

D’autre part, le but recherché dans certaines expériences queers semble bien proche de ce qui peut se vivre dans une cure. Voici ce qu’en écrit Lynda Hart dans « La performance sadomasochiste entre corps et chair » à propos des lesbiennes S/M (lesbiennes sadomasochistes, à distinguer des lesbiennes vanille). Après avoir longuement démontré que l’on ne peut considérer le fantasme comme un sans lieu social, alors qu’au contraire il est en jeu dans le social, elle indique que les lesbiennes S/M semblent être à la recherche du moment où quelque chose d’authentique peut arriver. […] Dans le sadomasochisme, le chiffrage qui marque la distinction entre représentation et figures de la vie et de la mort est, au sein du rituel, le « devenir rien ». Le corps de la « bottom » (passive) est le lieu où s’inscrit cette action de marquer. Les « tops » (dominantes) facilitent ce passage et sont garantes du retour. La dialectique se situe entre le corps – demeure du « soi » construit culturellement-et la « chair »-désir abstrait pour quelque chose qui n’est pas de la représentation, qui lui est préalable ou est au-delà d’elle. 

Bien des signifiants ont là des accents lacaniens. Tandis que la top veille – ce que subit la bottom ne doit pas excéder ses possibilités, cette dernière apporte la preuve de sa capacité à renoncer ponctuellement à la structure de son moi, ce qui a pu faire dire à Deleuze que les masochistes sont de grands éducateurs.

Pour comprendre ce qui sépare les performances queers de ce qui peut s’en rapprocher dans la littérature (que l’on pense en particulier au « Ravissement de Lol V. Stein » de M. Duras), dans  de multiples formes d’art ou dans l’expérience analytique, il faut revenir au concept de performativité. Est performatif le langage qui crée ce qu’il énonce (un coming out par exemple), à distinguer d’un langage purement descriptif.

Judith Butler a bien fait la différence dans « Trouble dans le genre » lorsqu’ elle veut montrer que les signes culturels sont performatifs puisqu’ils nous imposent les normes sexuelles essentiellement à l’aide d’une sélection et de répétitions constantes de signes empruntés au champ sémiotique. L’expérience queer pourrait jouer comme une performativité alternative, comme on dirait d’un courant qu’il est alternatif, créant et rendant visible une pluralité sexuelle. Qu’apporte, de surcroît, la performance, c’est-à-dire la représentation ou la théâtralisation, tantôt voilée par une esthétique, tantôt volontairement exhibitionniste de pratiques sexuelles marginales? C’est que, pour les lesbiennes S/M, l’on est toujours d’avance en représentation, même dans les moments les plus privés.

Ce qui questionne, c’est que lorsque la « performance » devient violence, c’est-à-dire lorsqu’elle veut susciter le malaise, le scandale ou l’horreur, elle contraint son public au voyeurisme ou au masochisme. En ce sens, on peut la considérer comme performative (elle nous rend acteur de l’expérimentation) et nous contraint à renoncer à notre moi; mais dans son aspect obscène, elle peut apparaître comme pornographique. Cela, il est vrai, n’est qu’une variante de la prolifération des images qui saturent notre monde jusqu’à en faire un vaste spectacle de pornographies diverses.

Toujours est-il que dans l’exhibition, ce n’est plus dans un vide que ce moi se dissout ponctuellement; c’est dans un espace surexposé et imposé de formes : impossible, là, semble-t-il, de devenir rien même si c’était le but visé. Nous comprenons maintenant sur quels seuils queer et psychanalyse s’affrontent réciproquement : dans la performance, l’image excède, troue et dépasse le symbolique dont les psychanalystes suiveurs de Freud et Lacan veulent se faire passeurs, souvent fanatiquement et au mépris des intuitions et avancées théoriques de leurs prédécesseurs en ce qui concerne le sexuel ainsi que le Réel qu’il implique pour chacun selon Lacan. Certes, il y a des passerelles. Ainsi Lynda Hart par exemple, écrit à propos de l’expérience S/M : C’est une rencontre sexuelle qui est aussi difficile à accomplir que la relation thérapeutique. Ni l’une ni l’autre ne donne de garantie mais l’une et l’autre sont des voyages qui sont performatifs – ils sont l’événement même, pas un moyen pour une fin.

Judith Butler, comme Lynda Hart et d’autres encore, reconnaissent, même si c’est de façon exceptionnelle, le bien-fondé de la psychanalyse, mais persistent à juste titre, peut-on penser, à contester sa complicité conservatrice avec la norme phallocentrée en vertu de laquelle des théoriciens de la psychanalyse, tournant le dos à une prise en compte réelle et non purement dogmatique des avancées de Freud et Lacan, ignorent la pensée queer ou la diabolisent en condamnant de possibles alternatives à l’hétérosexualité.

Quelques uns, pourtant, ont tenté une approche des expérimentations, performances et théorisations de ce mouvement. Ainsi Jean Allouch, a la suite de l’ouvrage d’Ines Rieder et Diana Voigt : « Sidonie Csillag, homosexuelle chez Freud, lesbienne dans le siècle »  a fait paraître en 2004 « Ombre de ton chien; discours psychanalytique et discours lesbien »; Javier Sàez a écrit en 2005 « Théorie queer et psychanalyse », ouvrage qui m’a été un appui utile en ce qui concerne une élucidation du contexte et de l’évolution du mouvement queer. Ces auteurs appartiennent à un même courant lacanien, celui de l’Ecole lacanienne de psychanalyse, dont une revue récente (2007) avait pour titre : « Hontologies queer ». Dans cette revue, Mayette Viltard consacre un article au livre de Catherine Lord « L’été de sa calvitie ». En voici les premières lignes : Quand  j’ai lu les premiers extraits du livre de Catherine Lord, […], l’émotion m’a sur le champ fait décider qu’il fallait que ce livre soit traduit et publié en France : un livre d’art sur un sujet inattendu, un cancer du sein qui improvise des situations  que le sujet doit sans cesse artistiquement performer sous peine d’être illico naturalisé en objet du discours médical ou autre. Rencontre d’une voix ironique, politique, aussi faible qu’impitoyable, et surprise, un effet de proximité avec une autre pratique, celle de la psychanalyse. Il se trouve que Catherine Lord est aussi drag queen ou drag  king. Indiquant plus loin, que dans des performances, Catherine Lord et sa compagne mettent en jeu leur couple, Mayette Viltard montre que, de ce fait même, l’articulation amour/désir peut se rendre visible, de telle sorte que le masochisme ne se déplace pas, pour Catherine Lord dans le champ médical au moment où elle doit affronter son cancer.

L’on ne peut faire abstraction, dans cette approche de la pensée queer, de l’expérimentation particulière de Béatriz Preciado, philosophe, qui, dans « Testo junkie » tente de montrer dans son propre corps, en ingérant quotidiennement de la testostérone, comment les progrès de la chimie et de la technique peuvent nous transformer en technocorps sous les effets de ce qu’elle nomme la pharmacopornographie. S’identifiant comme trans, elle tente de dévoiler le genre et le sexe en tant que prothèses. Elle écrivait en 2001 dans le « Manifeste contrasexuel » : Le genre n’est pas seulement performatif, […]. Le genre  est avant tout prothétique […]. Le genre ressemble au gode. Parce que les deux dépassent l’imitation. Sa plasticité charnelle déstabilise la distinction entre l’imité et l’imitateur, entre la vérité et la représentation de la vérité, entre la référence et le référent, entre la nature et l’artifice, entre les organes sexuels et les pratiques du sexe. Le genre pourrait devenir une technologie sophistiquée qui fabrique des corps sexuels.

Son dernier ouvrage, elle le définit comme un protocole d’intoxication volontaire à base de testostérone synthétique concernant le corps et les affects de B.P. […], une fiction auto politique ou une autothéorie. Certains liront ce texte comme un manuel du bioterrorisme du genre à l’échelle moléculaire. D’autres y verront un simple point dans une cartographie de l’extinction. Le lecteur ne trouvera pas ici de conclusion définitive sur la vérité de mon sexe, ni d’oracle sur le monde à venir. 

Dans ce texte, les réflexions philosophiques, les séances d’ingestions hormonales et les descriptions de pratiques sexuelles alternent. Pris dans une écriture, il reste de l’ordre du discursif performatif, de l’ordre du témoignage, mais particulièrement dérangeant. Ce technocorps qu’elle décrit et devient, ne pourrait s’imaginer que dans une altération de l’esprit, enveloppe du corps selon Spinoza, auquel elle recourt en plusieurs occurrences. Mais lorsqu’elle forge, s’appuyant sur  l’« Ethique », une  formulation telle que potentia gaudendi (pouvoir de ressentir de la joie), c’est en juxtaposant deux mots qui ne le sont pas dans l’énonciation de Spinoza. En effet si dans un scolie de la quatrième partie de l’ « Ethique », le philosophe parle de pouvoir, c’est de pouvoir d’agir selon la Raison toujours en lien avec le Désir dans l’« Ethique », ce qui fait naître la joie. Donc potentia et gaudendi n’y sont pas amalgamés. Il s’agit là d’une lecture très personnelle de la part de Beatriz Preciado : elle transforme la puissance d’agir en une sorte de surpuissance dont l’aspect artificiel, qu’elle assume du reste, laisse perplexe.

Comment ne pas se dire que, devenu à l’aide d’artifices, prothèse de chair à l’état pur, l’homme s’inscrirait dans la mort? L’homme prothétique ne serait plus qu’une sorte d’écorché cyborg dans une enveloppe de plastique translucide. Le texte porte la marque de la mort dès la dédicace : « A nos morts » qui sont désignés par une initiale donnant à penser que ce sont des victimes du sida et le préambule nous avertit que le livre est écrit après la mort d’un ami et qu’il en représente le deuil. Par un réflexe de vie, elle en appelle à la venue d’un temps postpharmacopornographique, une ère postporno, comme elle l’écrit. Elle justifie donc l’intoxication volontaire (elle emprunte la formule à Sloterdijk) en tant que résistance politique : Face à l’esprit de chapelle et à l’endoctrinement moral qui ont dominé les politiques féministes queer et de prévention du sida, il est nécessaire de développer des micropolitiques de genre, de sexe et de sexualité basées sur des pratiques d’auto-expérimentation (plus que de représentation) intentionnelles qui se définissent par leur capacité de résister à et de défaire la norme, de créer de nouveaux  plans d’action et de subjectivation.

Elle en appelle à Freud : L’autoanalyse telle que Freud la pratique, est avant tout une pratique d’expérimentation matérielle. La théorie de l’interprétation des rêves et la cure par la parole doivent se comprendre comme méthode d’intoxication par les images et le langage en tenant compte de leur caractère chimico-matériel. Elle ajoute que ce n’est qu’après avoir ingéré des substances chimiques à l’effet désastreux, que Freud est revenu à la parole dont elle compare l’impact dans la cure à l’effet de substances chimiques. Se faire auto-cobaye est, par conséquent, pour elle, une forme de résistance qui n’exclut pas la psychanalyse : La queeranalyse ne s’oppose pas à la psychanalyse. Elle la dépasse en la politisant. Elle serait une pratique qui, au lieu d’envisager la dissidence de genre sous le prisme de la pathologie psychologique, comprendrait la normalisation de ses effets comme des pathologies politiques. La queeranalyse ne rejette pas non plus l’utilisation des rêves, la cure par la parole, l’hypnose, ou autres méthodes issues de pratiques psychologiques, telles que la programmation neurolinguistique ou la psychomagie. Elle réclame la critique des rhétoriques de genre, de sexe, de race et de classe à l’œuvre dans ces techniques psychothérapeutiques ainsi que la libre réappropriation des biocodes (discursifs, endocrinologiques, visuels, etc.) de production de la subjectivité.

Beatriz Preciado aurait donc recours à l’utilisation de prothèses (godes, harnais, testostérone…), pour prouver que nous sommes, en ce siècle du contrôle, réduits à devenir des technocorps fabriqués par ce qu’elle nomme la pharmacopornographie.

Il serait sans doute plus approprié de dire qu’elle y a recours pour sa propre jouissance dont elle fait outil politique. Prise dans une forme singulière de la pulsion, elle en fait pensée singulière sans doute difficilement généralisable, mais dont certains aspects de vérité posent des questions essentielles. Il serait hypocrite, en effet, de prétendre que nous ne sommes pas, en quelque sorte, logés à la même enseigne : nos engagements politiques ne mettent-ils pas en jeu, pour chacun(e) d’entre nous, nos destins pulsionnels, que nous nous revendiquions dans ou hors de la norme? Force est de reconnaître que cette norme est une fabrique culturelle. Qui n’utilise pas la chimie, médicamenteuse ou hormonale? Qui n’a pas, au besoin, recours à des greffes, pour un mieux-être passant par une modification corporelle…sans parler des recours à la chirurgie esthétique? 

Nous interrogeant sur nous-mêmes et nous provoquant, parfois jusqu’à l’écœurement, mais aussi, nous donnant à penser grâce à des approfondissements conceptuels, Beatriz Preciado montre bien, par ailleurs comment nous sommes devenus objets de manipulations visant à fabriquer des cycles excitation/frustration, dans le but de nous rendre plus performants dans le champ de la production et de la consommation.

Ainsi que l’avait  déjà montré Foucault, notre sexe devient donc un outil à la portée de, et utilisé, par la société de consommation. On peut dire que Beatriz Preciado, poussant la pensée queer ainsi que la psychanalyse jusqu’à l’extrême, allant même au-delà, tente de les dépasser, de les achever dans ce miroir tendu à notre temps. Tentative vaine, semble-t-il. Que signifierait en effet achever, sinon une sorte de mise à mort? Qui dira où est l’extrême? Il ne peut apparaître, sauf à signifier un désir de fin du monde, que comme relatif à un contexte personnel dans son lien avec une époque. Et donc aller au-delà ne paraît légitime qu’en tant que traversée qui ne serait pas méconnaissance ou anéantissement du point de départ. Une telle éradication, on pourrait la redouter d’expériences d’« intoxications volontaires » en lesquelles se confondraient sujet et objet de l’expérience, en un auto-engendrement psychiquement et socialement coûteux.

Reste  à savoir si, rejetées par l’orthodoxie psychanalytique, les formes actuelles et variées des sexualités marginales ne deviendraient pas le symptôme, le Réel de la psychanalyse quand, complice de la norme bien pensante, elle se fait sourde à la pluralité des pratiques qui, à notre époque, veulent se faire reconnaître comme façons particulières d’exister mais aussi comme formes de contestation politique. Si  ces deux pensées à l’exception de quelques mouvements de l’une vers l’autre restaient en dehors l’une de l’autre, la psychanalyse passerait à côté d’une nécessaire mutation, se ferait prisonnière d’un trouble dans le genre, tandis que les performances pourraient rater une occasion de visibilité discursive.

Queer resterait alors le point aveugle de ceux qui, psychanalystes où pas, ex-portés d’eux-mêmes, et se condamnant à en être dé-portés, résistent à s’avancer vers leur propre étrangeté : ex-propriation. 

Un lieu sans lieu : la poésie. 

On façonne l’argile pour en faire des vases

mais c’est du vide interne

que dépend leur usage.

 

Une maison est percée de portes et fenêtres,

c’est encore du vide

qui permet l’habitat.

Lao Tseu.

 

Entre norme et marginalité; sens et non sens; profération et silence, ce sont les mots qui dessinent des espaces sous des formes aléatoires, diverses et mouvantes selon le contexte temporel; ces mots, le langage les organise; mais il  doit rencontrer sa limite sans quoi apparaîtrait la monstruosité d’un symbolique compact. La poésie est l’une de ces terres vides vers où peut être expulsée la signification émigrant dans l’énigme.

Le langage est fracture, entaille; en ce sens, il est séparateur et marque les différences, les distances; il creuse, entre la plénitude du monde et nous, un précipice qui ne sera pas comblé ni traversé. Il nous exproprie,  nous assignant à l’exil : nous ne connaîtrons pas la présence absolue dont les mots ne sont que le symbole : Ceci n’est pas une pipe, écrivait Magritte sous l’objet re-présenté.

Dans cet exil, traversant la région du silence indifférencié, nous tentons des passages vers les autres, à l’aide de nos mots qui invitent à l’échange de nos sensibilités et de nos théories, tout en restant les marqueurs de la scission. Désormais la division cerne nos espaces et permet à la  pensée de s’élancer plus avant à partir de points de vue éventuellement conflictuels. Ainsi naîtront d’autres liens, d’autres modes d’exister et de nouveaux concepts philosophiques, scientifiques, artistiques.

Mais ce qui nous précipite dans le verbe et dans les codes discursifs est cela même qui produit une déconsidération de la poésie car, pas toute symbolique, dans une seconde rupture, elle nous exile de la langue usuelle, elle en devient l’écart. Elle nous restitue une nature, sous une forme pressentie qui n’est pas le signe de la chose mais la chose elle-même, lorsque celle-ci se sublime en nous au point de nous rendre poète, exaltant notre désir quand nous la sentons si digne d’être approchée. Ce pressentiment ne produit aucun comblement car si le langage, avec ce second décrochage, se faisant  poétique,  réveille nos affects, oriente un autre accès au savoir, dégageant en nous une ouverture plus large que celle dont l’objet charnel est l’agent, c’est au prix de s’inscrire dans un vide qui est, plus qu’une absence, son enveloppe immatérielle. Cet entour, ne se laisserait envisager que comme un non-langage tout autant que comme un non-objet.

Ce rien, cet impalpable, nous nous emploierons en vain et non sans risque ni douleur, parfois, mais toujours avec ferveur, à la limite du sens, dans un hors sens, à le saisir. Risque, douleur, ferveur, spécifient un hors lieu, celui de  ce deuxième exil.

L’appel du vide, permet l’épiphanie de la chose sous la forme d’une décomposition/recomposition, une  déflagration de jouissance  enstatique  et, sous cet impact s’ouvrent d’autres sentiers, s’élargissent d’autres horizons, s’écoutent d’autres syntaxes. Nous déplaçant hors de nous, la poésie nous y ancre autrement en nous  : ce dehors est l’extrême de notre dedans, la dissolution la plus réjouissante de notre forme évidée.

 

Questions en guise de conclusion

Le survol de ces formes d’exclusion : phobie de l’intrusion, évitement de Spinoza par Lacan, stigmatisation des sexualités marginales par la norme ainsi que par le dogmatisme psychanalytique et réciproquement, mise au ban de la poésie par l’hégémonie du symbolique, ouvre la question de notre rapport au vide.

Quand nous nous mettons hors de nous, soit en expulsant  l’autre, soit en tentant d’effacer notre moi, ne sommes-nous pas en quête d’un vide que notre culture occidentale, fondée sur le religieux, la conscience, la pensée, l’intention, ne nous a pas permis de créer dans notre intimité; une sorte de mort consentie qui permettrait un éveil? N’est-ce pas ce que dit François Meyronnis dans « De l’extermination considérée comme un des beaux-arts? » : Souvent il (celui qui émet la phrase de réveil) est né avec un pied hors de la vie – et grâce à ce pied-là le vivre montre ce dont il est capable.

Car celui qui émet la phrase de réveil a un pied dans la tombe mais la tombe ne le contient pas. Au lieu de mourir, il acquiert le libre usage de sa naissance, employant le trésor renfermé en elle : une richesse qui flambe, qui brûle. Il meurt et naît sans cesse, le peleur de langue : on ne le fixe à aucune chaîne biologique. La vie, il ne la reçoit pas au départ. A chaque instant, il l’atteint. Il y arrive en traversant la mort avec son souffle. Quand cela a lieu, les démons pleurent.
Pensons aussi à Montaigne : C’est la condition de votre création, c’est une partie de vous que la mort ; vous vous fuyez vous-mesme. Cettuy votre estre que vous joüyssez est également party à la mort et à la vie. 

Mais c’est sans doute le « Tchouang-tseu » qui énonce le mieux la prépondérance du vide, sa supériorité sur le monde des formes. Il y a, selon cet ouvrage, deux régimes d’activité, celui de la terre et celui du ciel. L’activité terrestre, c’est ce que nous vivons quotidiennement, ce sont les champs en lesquels s’exercent nos affects, notre conscience, nos engagements, nos actes. Le ciel est le lieu des animaux, de nos rêveries, mais aussi celui de l’oubli et du vide, image de la mort. Le  «Tchouang-tseu » considère le «vivre» comme va et vient de l’un à l’autre, aller retour aisé pour une pensée qui, ne se fondant pas sur une transcendance, n’est pas tentée par le pathos accompagnant souvent, en Occident, ce qui est de l’ordre de l’effacement de soi-même ou de l’objet.

Les différentes formes du sacrifice, du sadomasochisme et leurs cortèges  de drames ou de situations pathétiques sont sans doute, dans nos cultures, le symptôme d’une difficulté d’accès au vide et représentent peut-être l’effort désespéré pour y parvenir. Pourrions-nous vivre à l’image de notre souffle : inspiration (création), expiration (mort) ? Et, après l’expiration, se produit, si l’on y prend garde, pendant une minuscule fraction de seconde, une pause infime (le rien, le vide) qui prélude à un nouveau cycle.

A l’image de cet instant-là, pourrait-on envisager un état de non pensée, une inconnaissance absolue, celle que le « Tchouang-tseu » nomme le jeûne de l’esprit? Il s’agirait de mettre la vie au-dehors, de se défaire, un temps, de soi et du monde. Aurait-on alors accès à ce qu’évoque Spinoza sans véritablement le conceptualiser,  peut être pace que c’est de l’ordre de ce qui échappe : cette nature naturante, vide qui favoriserait le changement, la transformation, fonte et re-fonte continuelle du vivant, et, à coup sûr du désir?

L’exercice du vide pourrait-il avoir, enfin, une fonction anthropologique, en ce qu’il ferait pièce aux excès de l’appropriation? On peut penser à la façon dont Paul de Tarse, expropriant l’Ancien Testament de sa singularité, par des manœuvres discursives, le réduit, ainsi que le montre Jean-Michel Rey dans « Paul ou les ambiguïtés », à n’être que la préfiguration du Nouveau, auquel, dès lors, se l’appropriant, il l’incorpore. Cette expropriation-appropriation doctrinale a des effets politiques jusqu’à notre époque; l’un d’entre eux a nom Auschwitz. Si l’on cherche à traduire ce processus dans une dynamique logique qui pourrait être un outil conceptuel, l’on devrait faire le constat que toute relève, en laquelle une transfiguration affichée ne serait que le masque d’une suppression, donc un déni de transmission, génèrerait un totalitarisme.

Le vide serait alors  un antidote éthique : une expropriation, qui aurait la forme d’un désir profond de lâcher prise, pourrait s’envisager comme contestation d’une expropriation à visée captatrice.

Cultiver une aptitude à se dés-identifier ponctuellement, selon l’enseignement du Tchouang-Tseu, serait une façon, parmi d’autres, sans doute, de tenter une résistance aux excès de l’appropriation et de jouer le vide contre les emprises.

Noëlle Combet

 

[1] Ne pourrait-on voir ci l’écho de la grave injure qu’était à l’origine le mot « marrane »  (porc), injure qui fut endossée puis revendiquée ? Voir temps-marranes, n°1. N.D.R.

Méditation sur séparation, sexe et genre comme possibilité de penser

Méditation sur séparation, sexe et genre
comme possibilité de penser
Le sexe comme catégorie des catégories

par Paule Pérez

Depuis le moment freudien, on ne peut plus éluder la question de l’injonction sociale et de l’interdit, séculaires dans les affaires qui touchent à la sexualité, au désir et à son expression. Cependant, la visibilité contemporaine des personnes dénonçant, via les gender studies, la division traditionnelle, voire fonctionnelle des sexes, issue du phallocentrisme, ou encore la revendication de celles qui prônent une performativité alternative dans la pluralité sexuelle, via les mouvements « queers », nous placent, décidément, devant de l’irrécusable et du réel.

Comme le rappelle Noëlle Combet [1] : « Judith Butler a bien fait la différence dans Trouble dans le genre, lorsqu’elle veut montrer que les signes culturels sont performatifs puisqu’ils nous imposent les normes sexuelles essentiellement à l’aide d’une sélection et de répétitions constantes de signes empruntés au champ sémiotique. »… « Le sexe est posé comme une donnée biologique tandis que le genre ressortirait au champ culturel. »… « Dans cette dualité sexe-genre, le sexe lui aussi serait un objet relevant des normes socio-historiques que révèle tout particulièrement la réflexion sémiotique. »

Par-delà la banalisation contemporaine de l’homosexualité, les conduites intermédiaires et hybrides multiples, inouïes, viennent désormais requérir de nous une élasticité empathique. Certes. Mais surtout, me semble-t-il, une flexibilité conceptuelle. Et ce, en-deçà des registres psychologique, social, esthétique, moral et politique : immanquablement le caractère pluriel, voire inouï, de ces conduites, suscite dans son sillage un saisissement – ce que Noëlle Combet appelle une « expropriation ». Ce caractère bouleversant incite tout autant, me semble-t-il, à une élaboration logique, tant il interpelle notre capacité à penser. C’est ce que à quoi je m’essaie ici.

D’abord, j’ai tenté d’argumenter qu’on peut certes accepter le flou et la possibilité de contradiction et de brouillages entre genre et sexe chez le même individu (se percevoir comme « femme née dans un corps d’homme », ou la réciproque, pour ne prendre que la figure inaugurale du mouvement critique), et même que ces brouillages puissent être affirmés comme possibles, plausibles et acceptables, à la fois sur le plan psychique-mental et sur le plan social-politique. En effet cela n’est pas irrecevable.

Mais il y faut une condition préalable. Il s’agit d’effectuer et de repérer deux mouvements de l’esprit : d’une part, celui de la distinction en elle-même, dans l’abstrait. D’autre part, celui de la distinction dans le genre, soit : masculin vs féminin. Car pour pouvoir penser qu’on n’appartient pas au genre de son sexe, encore faut-il avoir pensé la différence des genres. Ceci rend, dès lors, inévitable, l’entreprise d’éclaircissement terminologique du sexe relativement au genre. Premier mouvement de mon travail qui pourrait sembler, à un lecteur pressé, quelque peu critique à l’égard des tenants des gender studies ou du queer. Il ne s’agit pas pour moi de celà.

Mais dans un second mouvement, j’essaie de dégager en quoi ce développement s’avère porteur d’éléments permettant aux tenants des études sur le genre d’aller encore plus loin dans leur propre direction. Et ce sous deux modalités :

– D’une part, au sens où je généralise l’idée que l’opération de la différence, distinction, séparation, peut se poser comme prémisse nécessaire à la genèse de l’esprit et fondamentale (voire nécessaire) pour la possibilité de la pensée. Et que justement, dans les distinctions élémentaires chez le petit enfant, celle du genre est fondatrice, par le fait qu’ayant perçu très tôt la distinction entre lui et pas-lui, mais que concomitamment il perçoit entre ce qui est comme lui et ce qui est pas-comme-lui. L’enfant opère le lien avec ce qui est comme lui et la distinction de ce qui n’est pas comme lui. La distinction des genres masculin / féminin en tant qu’elle est exprimée, inscrite par et dans le langage[2], dans lequel baigne l’enfant, ne précède-t-elle pas, en effet, la distinction des sexes, qui se produira lors de la vision effective par l’enfant de la différence anatomique[3] qui en devient seconde ?

Opération fondamentale du tout petit, et on peut même se demander si cette opération princepce n’est pas aussi fondamentale que un peu plus tard pour l’enfant, celle du stade du miroir qui lui fait saisir la notion de lui-même et de l’autre.

Il s’agit donc de poser ceci : si, la forme élémentaire du « penser » consiste à la fois à lier et à distinguer, séparer, discerner, alors la distinction fondamentale par l’enfant, entre identité et altérité, infère ou équivaut à sa découverte de la différence des genres, qui est inaugurale, puis à celle des sexes, qui est seconde. Hypothèse qui me conduit à me référer à l’étymologie du mot sexe, qui, bien davantage que la désignation anatomique, organique ou fonctionnelle, indique la notion de coupure, comme dans sexion, section[4]. Soit coupure ou sexuation de l’humanité en deux genres, et accessoirement par le sexe anatomo-physiolologique, qui en est réduit à une sorte de métonymie du genre.

– De ce fait il m’est permis de poser que le genre n’est pas seulement une « catégorie » sociale ou culturelle, argument majeur des gender studies, mais qu’il est bien une catégorie de l’esprit, un référent anthropologique permettant de penser la différence, opérant universellement.

En ce sens, le sexe, en tant que matrice de la distinction, déterminant sans lequel on ne peut penser, je peux poser de là que la notion de la sexuation, de la coupure captée au travers du langage peut être envisagée comme fondatrice de la possibilité de penser, et ainsi comme la catégorie des catégories.

Et cependant, ce référent a été longtemps impensé comme tel. On peut pour cela l’instituer comme un refoulé, voire comme un élément forclos de l’histoire de la pensée.

Enfin j’essaie de dégager que si la distinction[5] est opération fondamentale, cela permet de supposer que la pensée adviendrait dans le duel ou le multiple, au milieu et à partir duquel elle a à se déployer, et non dans l’unité bien identifiée, délimitée.

Ainsi, par extension, contrevenant à l’ordination des nombres, on serait fondé à dire que le 2 précèderait le 1 dans la formation de la pensée, comme le 1 a bel et bien, historiquement, précédé le 0.

Et aussi que la dualité n’en finit pas d’être à questionner, en ce qu’elle peut « se développer ». En cela, aller vers le trois, le ternaire, le triangulaire, ou encore, dans le cas où la dualité se pose comme  polarisation, aller vers la spectralité qui figurerait une infinité de possibles tiers entre les deux pôles opposés.

Mes réticences initiales, puis ma propension au « pourquoi pas? » et enfin mon vif désir de comprendre ce qui, ici, constitue un tournant important sur quelque chose ayant partie liée avec la « condition humaine » et une manière de questionner les mouvances de l’esprit – m’ont amenée à ce qui a pris la forme de cette méditation.


Une séparation primordiale :

la Genèse comme possibilité de l’idée de distinction

L’opération de distinction, séparation ou discernement, peut en effet être supposée comme événement ou avènement interne au fondement du « penser », comme un effet induit ou une figuration abstraite, analogue, équivalente, voire spéculaire à celle de la découverte de la non-fusion avec la mère (ou de qui en tient lieu), de la distance entre soi et l’autre. Elle en serait aussi comme « l’empreinte » au sens où une trace dessine en creux les contours et le souvenir d’une forme, ou bien encore comme une « révélation », au sens  photographique.

La métaphore primordiale de la séparation-distinction, que je convoque ici comme étai à mon propos, je l’emprunte à la Genèse. Je considère axiomatiquement ce livre comme récit d’une conception sur la création d’univers. Mais aussi comme une description première faisant trace, frappe, qui est au fond un trait commun à ce qu’on appelle les textes fondateurs[6]. De sorte que certains pourraient y voir, comme en une embryogénèse poétique, se former l’esprit ou sa figuration, dans un récit à fonction phylogénétique de la pensée :  narration où l’on verrait la pensée se constituer en tant que telle au prix et au terme d’un certain nombre d’opérations.

Pourquoi serait-il impossible de poser le phénomène voire l’épiphanie du « penser » (quoi, comment, par quoi ?), dans l’expérience subjective, aussi bien du côté du principe de l’identité et sa non-contradiction avec le tiers-exclu, que de celui de la manifestation de la distinction. Dans un tel cas, celle-ci ne pouvant s’envisager autrement que dans une opération de passage, ne saurait se concevoir sans « intentionnalité », induisant la notion du sens (quoi, quel sens, pour quoi ?). Sous cette optique, les registres ontologiques, logiques, autant que psychologiques, s’entrelacent. Dans la perspective de la division qu’implique par ailleurs le fait que soit apparue « la question » – i.e. que l’homme se soit mis à questionner et à se questionner – l’esprit deviendrait quelque chose qui chercherait à « se comprendre » lui-même, mais forcément et de ce fait même, ne le pouvant pas en totalité.

On lit : « Au commencement Dieu avait créé le ciel et la terre. Or la terre n’était que solitude et chaos; des ténèbres couvraient la face de l’abîme et le souffle de Dieu planait sur la face des eaux ». La Création se présente au commencement, comme un ensemble formé de matériel et d’immatériel, avec deux éléments, ciel (immatériel) et terre (matériel) et deux éléments désignés par des qualificatifs ou des attributs indéterminés, indéfinis, immatériels, caractérisant la terre (matériel), qui n’était « que solitude et chaos », traduits de tohu-bohu, qu’on a pu envisager aussi comme « vide » et « vague ». Il est question d’un « abîme » obscur (couvert de ténèbres, encore un élément immatériel), soit un creux, gouffre profond mais aussi diviseur (comme on dit qu’il y a un abîme entre tel et tel) et l’unique élément (principe ?) nommable est lui-même diffus c’est le « souffle » divin [qui] « planait sur la surface des eaux » dans lequel certains commentateurs ont voulu voir la  notion d’énergie ou encore d’information.

L’abîme est-il un « il y a » un « yesch »,  ou un « ayin[7]» néant, rien, « trou noir », vide ? Le « souffle » suscite la même question : est-il un « il y a », un « vide » ou un « néant » ? Ne pourrait-on dire d’ailleurs : l’un ou l’autre de l’un et de l’autre, soit l’abîme comme quelque chose et le souffle comme vide, ou l’inverse, selon qu’on leur affecterait des attributs ou des potentialités ?

« Dieu dit : que la lumière soit; et la lumière fut ». L’autre élément énoncé est le phénomène d’apparition émanation ou création de la lumière. Il s’ensuit, et sur ce point je voudrais insister, une séparation fondatrice associée à une nomination explicite. « Dieu considéra que la lumière était bonne, et il établit une distinction entre la lumière et les ténèbres. Dieu appela [8]la lumière jour, et les ténèbres, il les appela nuit ». Ce qui tient de la surprise est que la notion d’unité identifiable y est postérieure à la notion de séparation et d’individuation, qui, impliquant séparation « entre », fait signe que le donné (les data) se compose de plusieurs éléments. Avec des mots d’aujourd’hui, on dirait qu’il est « déjà complexe ».

« Il fut soir, il fut matin, – un jour. » Ce que certains ont traduit : « jour un. » La numération-énumération (conception apparition du nombre et de la suite des nombres, le 1 pris au sens ordinal et cardinal) et la notion de début, donc de temps pris à la fois dans sa fonction de date et de potentiel de durée, si elles sont concomitantes, interviennent après, elles sont, aussi, postérieures à la nomination.

Puis advient une suite de séparations. « Dieu dit : ‘Qu’un espace s’étende au milieu des eaux, et forme une barrière entre les unes et les autres’. Dieu fit l’espace, opéra une séparation entre les eaux qui sont au-dessous et les eaux qui sont au-dessus, et cela demeura ainsi. Dieu nomma cet espace-là le ciel. Le soir se fit, le matin se fit – second jour ». Séparer divers aspects de la matière, eaux, terre, eaux, ciel (celui-ci est l’air, mentionnons en passant cette opération « physique » de transformation du liquide, c’est dire déjà peut-être son évaporation) séparer le bas du haut, comme précédemment la lumière de la ténèbre, quoi de plus fondamental pour former la capacité à penser, avant même de pouvoir conceptualiser.

Et c’est après la suite des séparations tant commentées de la Genèse, que vient la notion du « un ».


Le genre précède le sexe,
nécessité d’un principe séparateur pour penser

Ainsi par exemple, là où la Logique aristotélicienne installe sa fondation par le principe d’identité, la Genèse pose comme principe celui de séparation (entre du duel, ou du multiple ou du divers) et de distinction. Ce que je souhaite exposer ici est une interrogation qui m’est récurrente : la dialectique précèderait-elle l’identité ? Ou : peut-on penser un moment pré-dialectique ? L’identité (et donc dans une certaine mesure l’individuation) se pose-t-elle à partir de ce qui n’est pas (dans l’absolu), ou à partir de ce qui n’est pas elle (dans le relatif, qui implique aussi au passage, d’élaborer la question massive de la négation), ou encore d’un ensemble indifférencié d’où elle émergerait ? Peut-on continuer à dire qu’elle constitue dans tous les cas le point de départ de toute pensée ?

Ceci qui par incidence me questionne également du côté de la Psychanalyse, sur la possible complexité du signifiant premier, « S1 » qui pourrait en français s’écrire « Essaim [9] » – qu’on peut lire dès lors aussi comme Ensemble (« est-ce un ») de signifiants – fondateur, refoulé proposé par Lacan, par la barre de division du Sujet, qui le coupe radicalement de ce quelque chose en assignant cela à demeurer au lieu de son inconscient…Cette barre inscrirait ainsi le dividu de l’individu.

Pour un enfant la formation de la notion de l’autre en tant qu’autre peut être première par exemple si on priorise le fil de lecture de l’expression « che vuoi ? », « qu’est-ce tu (me) veux ? » envisagé comme fondement paranoïde, avec sans doute de la haine primordiale. Mais pour un autre enfant est-il inenvisageable de considérer que la formation de l’autre en tant que d’un autre « genre », peut être première, dès lors qu’on prioriserait le fil de lecture du « il me faut » (cet autre), envisagé comme fondement hystéroïde, appuyé à un ressenti de manque, avec peut-être de l’amour comme primordial ? Ceci restera comme hypothèse mais aussi comme énigme. L’enfant fait l’expérience de l’autre quand son regard ne capte plus l’autre dans l’indistinction en tant qu’un simple prolongement de lui-même – et quand peu à peu il n’est plus dans la fusion (confusion). C’est aussi ce qui fondera dans son développement les événements faisant la « coupure » nécessaire pour penser et devenir ou rester psychiquement opératoire.

Or, cela peut s’envisager par des expériences qu’il est permis de supposer de deux types, et ce aléatoirement, au cas par cas. J’explore en effet ceci : que le fait de voir qu’il y a un autre ou de l’autre, cela peut autant lui venir de manière asexuée que sexuée : par la distinction que sa mère n’est pas lui ou elle, mais aussi pour un garçon par l’expérience symbolique précoce que sa mère (ou telle femme) n’est pas « comme » lui, non pas dans une différence biologique ou anatomique, mais bien plutôt du fait qu’il entend des mots au masculin et au féminin, et pour la fille que son père (ou tel homme) n’est pas « comme » elle. De fait, « il y a » du masculin et « il y a » du féminin : le « genre » peut donc bien être envisagé comme la première opération de…« sexuation » chez l’enfant.

Le sexe est donc encore à ce stade, en tant qu’opérateur logique de séparation, équivalent du genre. Dans ce raisonnement, l’appréhension du genre précèderait bien la prise de conscience du sexe comme « organe » ou comme fait biologique, qui n’en serait que modalité incarnée dès lors que l’enfant aurait eu l’occasion de « voir l’anatomie » de l’autre sexe que le sien, expérience plus « aléatoire » dans l’histoire du petit sujet. Au sens le plus élémentaire de cette perception de la différence, le substantif « sexe » agit comme un opérateur séparateur de l’humanité entre genres masculin ou (c’est un « ou » exclusif, vs) féminin. Et justement rappelons encore qu’étymologiquement le sexe est « section », coupure. L’émergence de la notion de l’autre se formerait dans la double possibilité d’apparaître subjectivement de deux manières et pas seulement d’une seule : l’autre en tant que pas moi et l’autre en tant que pas comme moi (par le genre). Ce qui fait la « coupure » nécessaire effectuant la démonstration qu’il y a de l’autre : la section, ou sexion, sémantiquement envisagée, dans la stricte observance du principe linguistique que, de par leur « mémoire » dans une langue, « les mots n’oublient jamais leur trajet[10]».

En deçà ou au-delà du social :
le genre comme catégorie refoulée de l’esprit

La sexuation, du genre ou de l’anatomie, de manière indifférenciée pour ce qui relève de l’énonciation, peut être considérée comme équivalent de l’événement avènement de l’autre, l’autre de l’un ou l’autre de l’autre, doublé de l’autre de soi en soi, c’est un opérateur séparateur « net », « coupant » [11]. Séparateur net comme le zéro l’est pour les nombres  (positifs, négatifs) ou pour le chronos, instaurant la possibilité du « négatif », comme du « avant J.-C. », instaurant l’avènement de l’ère chrétienne comme le zéro de l’Histoire.

Par la distinction et la séparation il y a appréhension à la fois du couple zéro – un et du couple un – deux. Et c’est justement parce que la sexuation a cette fonction que les hybrides, les trans-, les hermaphrodites, dérangent ou sont dérangés. Car par un phénomène où la crête devient bord, ils brouillent la capacité de penser cette distinction et mettent en échec le discernement et la capacité de l’esprit à maintenir sa propre fonction à se com-prendre suffisamment tout au moins pour rester en fonction. Le principe séparateur est indispensable à l’acte même de penser à la fois comme appréciation (de la dualité en elle-même) et discernement (entre les termes)[12].

Il est donc permis de dire que c’est seulement après avoir posé quelque chose de cet ordre, qu’on peut déployer une théorie du genre comme catégorie sociale ou catégorie pour penser le social.

Plus audacieusement c’est là que je pose alors le genre comme une catégorie de l’esprit proprement dite, au même titre que « l’espace et le temps » le sont pour Kant ou « la personne » pour Marcel Mauss. C’est-à-dire, pas seulement comme une catégorie « sociale » (les hommes, les femmes, dans la collectivité) mais bien comme une catégorie de l’esprit pour penser -et pour parler. C’est même, comme je l’ai dit plus haut, la catégorie des catégories, restée dans l’impensé. Au cours des siècles cette catégorie a bel et bien fait l’objet d’une « neutralisation » à tous les sens du terme, par les auteurs. Le genre est bien l’absent de la Logique, le refoulé ou le forclos, et d’une manière générale, de l’histoire de la pensée.


Encore la question de frontière…

Il y aurait peut-être aussi une réflexion à conduire dans la comparaison entre la séparation de crête opérée par le « sexué » comme « sexion » (certes répétons-le tardivement anatomique mais surtout) logique pour penser, et le travail de la prière hébraïque de la havdala (séparation, distinction) quand celle-ci sépare par la parole, dans son énonciation par l’assemblé, qui fait symbole : il est dit et redit que le shabbat, jour sacré, est terminé et qu’on passe aux jours profanes, on verbalise la transition en disant ce texte, et cette ré-citation « performe » une frontière. Ce qui fait que la séparation comme coupure et ligne de crête, par les mots prononcés, devient ligne de bord : c’est dans cette justement « bande passante » à la fois nécessairement séparatrice et étendue qu’on se trouve aujourd’hui pour penser les notions de « frontières ».

Mais frontière n’est pas non-lieu, et pour revenir par un autre chemin à la neutralisation évoquée plus haut je ne suis pas convaincue de la pertinence de l’idée présentée comme émergente, consistant à « neutraliser » des mots, notamment pour parler de « parents », de manière indifférenciée. Ce serait mal juger de la capacité qu’aurait l’inconscient (dès l’enfance) à affecter (même paradoxalement) des rôles à chacun, jusques et y compris dans les couples apparemment les plus traditionnels, et la clinique montre à quel point le sujet se fait l’auteur de formations surprenantes, leur apparente dé-raison rendant justement compte d’une (autre) rationalité pour les psychanalystes qui voudraient y prêter attention.


« Hystoricisation » sans discipline de la question du sexe?

Je ne suis pas davantage convaincue de la réduction de la « sexualité » à son historicisation. Certes, on n’avait pas de théorie formalisée aux temps antiques, ce qui a pu faire dire à certains que la « question de l’homosexualité » n’existait pas. Mais cela n’induit pas nécessairement pour autant qu’une méta-doxa sur le sexuel n’existait alors pas. On se souvient de l’ “apologie de Socrate”, accusé de “pervertir la jeunesse”. On se souvient aussi de l’ “agalma” qui retient Alcibiade dans son attrait pour Socrate. Si les représentations précèdent les théories ou les rationalisations (une théorie n’est-elle pas liée à un imaginaire ?), celles-ci ne s’en trouvent pas forcément exprimées ou traduites dans le discours et les productions d’un temps. Il s’en faut. L’absence d’une doxa peut également être l’indice d’une représentation sous-jacente voire insue, pas encore conscientisée. Pointer l’absence d’une doxa peut être un honorable travail d’historien mais peut également être une entreprise de récupération anachronique à l’envers.

En d’autres termes, dire que l’Antiquité n’avait pas de « politique » ou de théorie sexuelle en tant que telle, peut aussi bien nous rappeler que tout simplement il n’y avait pas de discipline constituée pour se pencher sur la question.

Et cela éclaire peut-être d’un autre jour, sans l’atténuer en aucun cas, comme je l’avais annoncé au début de ce travail, la position de ceux qui étudient l’approche sémiologique du genre dans le discours de la Science et du Social, les genderation, social and cultural studies

Si, à titre d’exemple, certains entendent mettre l’accent sur le fait que la théorie de Sigmund Freud n’a pu émerger que dans la Vienne bourgeoise et capitaliste (ce qui n’est pas une révélation), il n’empêche que Freud a « capté » quelque chose de fondamental et d’intemporel, à savoir, en creux de la théorie du refoulement, la corrélation dans le développement de l’enfant du sexuel et de possibilité de la pensée. Voire, de leur indéfectible nouage, dès lors que l’enfant découvre qu’il y a deux sexes, mais surtout qu’il découvre qu’il y a deux genres, c’est-à-dire un autre que le sien : un « pascomme » qui ferait qu’il n’est « pastout » – ou bien plus dramatiquement un « pascomme » qui viendrait de ce qu’il a dû dans un renoncement peut-être tragique, admettre et entériner qu’il sera pour toujours « pastout ».

 

Effets induits d’une dialectique hypermoderne,
Ternaire, trait- d’union, spectralité, etc.

Est d’autant plus importante la capacité d’opérer la coupure, que le sujet évolue dans l’écheveau des ambivalences, en cette tension où se manifeste aléatoirement l’autre en soi, avec ces effets curieusement « spéculaires » qui font que nos « images » font l’objet de bougés et d’anamorphoses, dans ce qu’il est convenu d’appeler la modernité. Et ce dans toutes ses modalités, qu’il s’agisse de ses composantes hyper-technologiques, de ses drames migratoires et des multiples formes de ses exils.

La dialectique entraîne les figures de la contradiction et du dialogue, qu’on l’envisage en logique, psychanalyse, topologie, économie, politique…et autres registres, domaines ou disciplines de nos activités et productions. Elles s’effectueront diversement : négation, opposition, division, superposition, glissement, paradoxe, nouage, disjonction, conjonction, ambiguïté, dualité, chimères, ambivalence, retournements, etc. Chacune de ces modalités a été ici ou là étudiée pour elle-même, leur élaboration évolue souvent vers une résolution dans l’option ternaire, notamment par l’invite d’un élément triangulateur, comme un apport salutaire de tiers en tant que législateur ou arbitre. Mais pas toujours. Cela nous amène à poursuivre le travail sur les figures de la dualité.

Avant de conclure, je voudrais souligner que ces figures duelles retiennent particulièrement mon attention lorsqu’elles s’écrivent par une expression portant en son centre un « trait-d’union » Ce signe typographique « dia-bolique » tant il distingue en réunissant, indique justement l’union-désunion. Quelques expressions peuvent illustrer ce propos : judéo-chrétien, freudo-lacanien, marxiste-léniniste… Autant de formulations doubles qui expriment à la fois le lien « historique » ou « logique » indissoluble et une contrariété irréductible ! La question se dramatise face à deux termes reliés par un trait d’union, lorsqu’ils désignent des éléments issus d’un même point de départ, qui ont divergé au point d’en devenir contraires ou ennemis. A partir d’une même source, les deux termes présentent irrévocablement des éléments communs et des distinctions radicales. Il s’agit ici d’une forme particulière et spécifique du travail de négation dont les implications restent peut-être à explorer.

Solubilité ou insolubilité de la dualité ? Qu’on songe, aussi, à la possibilité de polarisation. Donc l’idée de deux pôles, avec entre les deux un spectre de positions (les fameuses « nuances de gris » du langage populaire entre le blanc et le noir). Et ceci constitue une étendue spectrale entre les pôles. Ce qui dans une construction dialectique, pourrait fonder un ternaire comme un tiers intersticiel ou introjecté. Un arbitre ou une loi au-dedans…N’est-ce pas une certaine façon de voir et de vivre l’expérience marrane ? Et cependant, pour pouvoir se donner la spectralité comme une ligne de fuite parmi d’autres, encore nous a-t-il fallu en passer par la sexion et la perspective du sexe et du genre, comme un autre des fondamentaux de la pensée pour ne pas verser dans la confusion. Tant la nuance, la diversité, l’indistinct ou le flou, se déploient mieux dans leur richesse quand ils nous ont au préalable fait faire un tour du côté de la distinction.

P.P.

 

[1] www.temps-marranes.info, n°5

[2] – Sont-elles nombreuses, les langues où n’existe pas le couple masculin-féminin ?

[3] – découverte généralement ultérieure et chronologiquement aléatoire selon les enfants.

[4] ou : secte.

[5] – Encore une fois, comme le lien, mais dans ce présent travail j’ai placé l’accent sur la distinction

[6] A l’heure de la mondialisation, j’invite les spécialistes des pensées non occidentales à nous communiquer comment cela s’énonce dans leurs creusets de pensée respectifs.

[7] Ce mot hébreu signifie aussi œil et source (cf un « regard » au sens architectural).

[8] C’est moi qui souligne. C’est par la parole que la création (de la lumière et du reste) est rendue effective.

[9] L’essaim est un ensemble d’individus qui se groupent pour se séparer s’assemble pour se séparer et aller fonder ailleurs une nouvelle colonie.

[10] Cf. les travaux de Michel Bakhtine.

[11] N’est-ce pas dans cette période d’ailleurs que l’enfant commence à se mettre en mesure de découvrir les distinctions ou « sexuations » les plus élémentaires : dedans dehors, oui non, là pas là, silence bruit, froid chaud, (précisions que nous pourrons demander aux spécialistes de corroborer).

[12] Dans ce cas alors, la notion de manque est voisine. Lorsque Platon évoque le mythe où chacun erre douloureusement à la recherche de sa moitié de l’autre sexe pour reformer l’unité androgyne, on peut en voir la marque ou la métaphore.

Un secret de scélérat

par Yves Rocher

On pourrait penser, entre autres, que ce court article d’Yves Rocher est comme une « responsa » malicieuse à l’article de Noëlle Combet, « Histoire de Juliette selon Sade : assurément, mais quand même ! » paru au N°4 de notre revue. Et peut-être aussi, comme un sincère hommage masculin à l’esprit subtil de l’héroïne sadienne…

Mieux qu’un discours de la méthode, un art de la guerre ? Juliette se pose en stratège, un bon usage de soi reposant sur quelques principes avisés de discipline et de calcul.

Les préliminaires sont donc à l’esquive et à la diversion. L’abstinence de Juliette est tactique. Il faut feindre la distraction, biaiser le regard. Il faut simuler jusqu’à ne plus se savoir simuler. Juliette œuvre donc assidûment à (se) tromper, car elle semble bien ne se méprendre qu’afin de se déprendre. Là est son art, dirais-je, de l’infiltration. Aussi doit-elle être résolument chaste, puisqu’aucune volonté, aucune excitation particulière, ne doivent lui faire courir le risque d’être démasquée.

A ces conditions l’instant de l’engagement est violent, car la cible n’est jamais directement visible, mais le trait sera décoché vers le point (le « tableau ») qui concentre « le plus de force ». Et ne vaut-il pas mieux dire (conformément à l’enseignement zen du tir à l’arc) que c’est ce point qui décoche le trait ?

La victoire se traduit enfin dans le geste d’écriture : « rallumez vos bougies, et transcrivez ». Transcrivez cette « espèce d’égarement ». Et que transcrit donc Juliette, c’est-à-dire, de quelle écriture porno-graphique se fait-elle maîtresse, devient-elle savante ?

Je vois qu’à cette question, ma rêverie m’entraîne avec constance vers le haïku, et en rapport étroit à ce qu’en évoque R. Barthes dans L’empire des signes. Un ça trouve à s’écrire : d’une commotion du corps, aux « tablettes ». Or que transgresse la scélérate Juliette, de quelle métaphysique normative du rapport corps-image concerte-t-elle la subversion? Et de quelle voyance, le flash de sa jouissance est-il alors l’indice ?

« L’art occidental transforme l’« impression » en description ». Le haïku ne décrit jamais; son art est contre-descriptif, dans la mesure où tout état de la chose est immédiatement, obstinément, victorieusement converti en une essence fragile d’apparition : moment à la lettre « intenable », où la chose, bien que n’étant déjà que langage, va devenir parole, va passer d’un langage à un autre et se constitue comme le souvenir de ce futur, par là même antérieur. (…).

Ne décrivant ni ne définissant, le haïku (…) s’amincit jusqu’à la pure et seule désignation. C’est cela, c’est ainsi, dit le haïku, c’est tel. Ou mieux encore : Tel ! dit-il, d’une touche si instantanée et si courte (sans vibration ni reprise) que la copule y apparaîtrait encore de trop, comme le remords d’une définition interdite, à jamais éloignée. Le sens n’y est qu’un flash, une griffure de lumière : When the light of sense goes out, but whith a flash that has revealed the invisible word, écrivait Shakespeare; mais le flash du haïku n’éclaire, ne révèle rien; il est celui d’une photographie que l’on prendrait très soigneusement (à la japonaise), mais en ayant omis de charger l’appareil de sa pellicule. Ou encore : le haïku (le trait) reproduit le geste désignateur du petit enfant qui montre du doigt quoi que ce soit (le haïku ne fait pas acception du sujet), en disant seulement : ça ! (…) l’événement n’est nommable selon aucune espèce, sa spécialité tourne court; comme une boucle gracieuse, le haïku s’enroule sur lui-même, le sillage du signe qui semble avoir été tracé, s’efface : rien n’a été acquis, la pierre du mot a été jetée pour rien : ni vagues ni coulée du sens. »

Scélérate est Juliette, mais (car) instruite. Avec l’intransigeance qu’on lui connaît, Sade a pris soin de son esprit. « Je te pardonnerai d’être moraliste quand tu seras meilleure physicien(ne) ». Son art de l’effraction est certainement celui d’une bonne physicienne, tant il est rare de « sortir de ces boucles qui ramènent toujours l’homme, tournant en rond, vers l’ornière d’une satisfaction courte et piétinée » (Lacan, Sém. VII, p. 208). Quand elle s’émancipe de l’ordre pondéré de la circulation des biens, sa jouissance est exacte et sûre  – donc savamment transgressive.

Le cadeau est seul :

il n’est touché

ni par la générosité

ni par la reconnaissance,

l’âme ne le contamine pas.

 

Ulysse trompe Polyphème en s’annulant sous le nom de Personne, n’est-ce pas par la même ruse que Juliette se fait Messaline ? Un même ennemi (qu’a nommé Nietzsche) : le cul de plomb – et la disposition moralisante qui va de pair. Telle est cette « âme » dont Juliette, pâmée, a appris à se dénuder : et alors, un instant – un instant infini – elle est là.

Yves Rocher.

 

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L’Ouvrant

par Claude Corman

A la fin d’un commentaire consacré à Maurice Merleau-Ponty, «  Le dicible et l’indicible »[1], Cornélius Castoriadis parle du sujet comme ouverture : « Le sujet est ouverture ne veut pas dire qu’il est fenêtre, ou trou dans le mur. Ouverture, donc : œuvre de l’ouvrir, inauguration toujours recommencée, opération de l’esprit sauvage, esprit de praxis. Ou encore : le sujet est l’ouvrant. » L’ouvrant qui ne soit ni fenêtre, ni trou dans le mur. Le sujet n’est pas dans la posture d’une sentinelle surveillant le monde à partir d’une lucarne, d’un créneau, d’un point de vue. Et cela veut aussi dire qu’il n’est jamais le contemporain radical qui sait voir par une ouverture unique et bien placée. L’ouvrant ne peut pas faire place nette. Plus encore, il est celui qui ouvre aussi le passé, qui extirpe au passé des restes, des figures, des blessés qu’il porte au-devant de la scène et qu’il donne ainsi à voir.

Une double rébellion

Rien ne semble plus opposé à la force univoque et étroite du point de vue, du mirador que le sujet ouvrant. En cela, on peut imaginer que Maurice Merleau-Ponty[2] est d’une certaine manière un proche de Walter Benjamin[3]. Ni l’un ni l’autre ne pouvaient tourner la face au marxisme, mais ni l’un ni l’autre ne faisaient de ce dernier le trou unique par lequel l’œil scrute et comprend le monde. Benjamin, sans avoir connu dans leur profondeur et leur tragédie les crimes du stalinisme, ne se résout pas à faire du matérialisme dialectique la seule ouverture sur le monde, une sorte de science des sciences, car, par cette réduction dogmatique, le sujet perd à coup sûr son être ouvrant. Quant à Merleau, témoin de la trahison de la lutte des classes par la bureaucratie soviétique, il se tourne vers l‘art, la recherche, la langue afin que le monde ne soit pas envahi ou enseveli par le magnétisme souverain des slogans.

On sait que Walter Benjamin garda longtemps deux fers au feu, le sionisme dont son ami Gershom Scholem lui faisait briller une autre facette que celle plus bruyante et virile des « nationalistes » juifs, et le marxisme dont il fut un interprète inspiré et radicalement original. Hannah Arendt le souligne justement : « Le sionisme et le communisme étaient pour les Juifs de cette génération (Kafka[4]et Moritz Goldstein avaient seulement dix ans de plus que Benjamin) les formes de rébellion dont ils disposaient- la génération des pères, il ne faut pas l’oublier , condamnant souvent plus durement la rébellion sioniste que la rébellion communiste »[5].

Mais cette double rébellion contre la génération assimilationniste, molle et embourgeoisée des pères, bien qu’elle connût un immense succès historique[6], ne constituait vraiment une double ouverture, que pour un esprit pressé ou avide d’épouser une solution. Des trous dans la muraille, certes, le renouvellement des points de vue, assurément, mais pas des ouvertures en œuvre au sens développé par Cornélius Castoriadis dans sa lecture de Merleau-Ponty.

Si de telles ouvertures l’avaient été tout à fait, sans risque de se transformer à terme en nouvelles impasses, en nouvelles fermetures, ni Benjamin, ni d’autres après lui n’auraient eu à déplacer le curseur de leur esprit entre les deux, à le faire osciller dans une perplexité incessante et un mouvement ininterrompu. Hélas, l’ouverture figée se borne à être un trou dans la muraille, pas lequel on expédie sur les ennemis quelques boulets en attendant que ces ennemis qui se rassemblent au pied de la muraille ne gagnent la bataille, sans ferrailler ni combattre, par le seul épuisement des vivres de ceux qui se tiennent de l’autre côté.

Intranquilles, entre messianisme et matérialisme

Autrement dit, ni le retour violent aux sources du judaïsme, retour défini par l’installation en  terre sainte et l’usage quasi-exclusif de la langue hébraïque « réaménagée »[7], ni l’immersion dépersonnalisée dans un marxisme soucieux de trancher les singularités comme de mauvaises herbes, à la machette aiguisée de concepts expéditifs, ne pouvaient constituer d’authentiques ouvertures. Les points de vue originaux, les miradors remarquablement placés, peuvent se transformer en redoutables œillères par lesquelles la lumière se transforme en obscurité. Qui n’en a pas fait l’expérience au siècle dernier ?

L’intranquillité, pour l’homme ouvrant, est une nécessité. Loin de trahir un esprit faible, égaré ou calculateur, incapable de donner à sa pensée une autorité et une direction claire, elle est au contraire ce qui maintient l’esprit en état d’ouverture au monde, à ce monde plus vaste et plus inaccessible que le simple état provisoire des forces et des idées en présence ne le laisse supposer.

Pour la génération des Kafka et des Benjamin, la rupture avec la tradition est un fait incontournable. On ne peut pas y échapper. Quand bien même la théologie juive conserve-t-elle une certaine fraîcheur par rapport à l’Eglise, précisément parce que le Temple deux fois détruit força les juifs à un exil territorial mais aussi linguistique et littéraire qui leur évita l’arrogance et le rayonnement centralisé des institutions catholiques, la brisure est ailleurs ! Elle est liée à la découverte et à la diffusion de savoirs multiples, à la fois physico-chimiques, mais aussi biologiques et historiques, qui dépossèdent la parole religieuse ir-relative de son prétendu droit inaliénable à l’honnêteté. Dans la première moitié du vingtième siècle, la religion, si fine, si subtile et métaphorique soit-elle, proposant des lectures ésotériques et savantes de la Tradition, a cessé d’être impartialement le mirador éblouissant des âmes avides de vérité et d’élévation.

Le recours à la mystique juive que propose Scholem à Benjamin, ou la recension par Buber des contes hassidiques, ne sont nullement des choses vaines, des plongées hasardeuses dans d’antiques croyances que l’on s’efforcerait de réanimer contre la logique implacable des faits. Mais si cette mystique et ces contes sont des matériaux spirituels ou littéraires à ne pas négliger, que l’on peut même incorporer dans l’œuvre d’ouverture de la pensée, ils ne peuvent plus constituer les phares d’une pensée nouvelle et ouvrante. Galilée, Newton, Darwin, Einstein ou Freud veillent à côté. Inutile de vouloir échapper à leurs lumières. Au cœur même de la nuit, dans les rêveries et les  méditations les plus inspirées et lumineuses sur l’être, elles sont toujours là, comme la maladie dont le propre est de veiller, quand tout le monde se repose, y compris le malade[8]».

Mais tout aussi bien échoue-t-on à s’aventurer dans la nuit du monde avec les seules torches que la science historique marxiste a confiées aux humains en remplacement des lumières fossiles ou déclinantes de la tradition. Une humanité qui fait table rase du passé, qui ne donne pas  à ses morts une autre chance, une autre histoire n’a pas non plus grand avenir. « Surmonter la notion de « progrès » et surmonter la notion de « période de décadence » ne sont que deux aspects d’une seule et même chose », dit Benjamin. Ou encore cela : « Il est bon de donner une conclusion émoussée à des recherches matérialistes ». Et bien sûr cette thèse fameuse de ses « réflexions théoriques sur la connaissance » : « Le concept authentique de l’histoire universelle est un concept messianique. L’histoire universelle, telle qu’elle est comprise aujourd’hui est l’affaire des obscurantistes ».

On ne peut pas avancer plus loin dans la voie de l’hybridation, de la contamination d’un aspect de la connaissance par un autre qui lui est si peu consubstantiel. Conjuguer messianisme et matérialisme, c’est sans doute à ce prix que l’ouverture se maintient et que la rébellion se découvre les moyens de persévérer.

Temps des nuances et temps des assassins

Mais n’est-ce pas un type voisin de perplexité, une forme semblable de navigation dans des champs de l’intelligence et de l’histoire qui ne peuvent être ni amnésiques ni crédules, qui nous conduit à comprendre la pensée de Merleau-Ponty. Celui-ci, comme Benjamin dont la renommée fut tardive et à bien des égards « artificielle », mort jeune comme lui d’ailleurs, est un quasi-inconnu dans le panthéon des philosophes, hommes de lettres et penseurs contemporains. Qu’il ait été, sinon dans le titre, du moins dans la fonction le co-directeur des Temps Modernes ne lui a pas assuré, loin s’en faut, une fama équivalente à celle de son prestigieux compagnon, tout comme l’extraordinaire brillance philosophique d’un Heidegger  a éclipsé celle de son maître Husserl.

Sartre lui-même, avec son génie des formules lapidaires et polarisantes, définit sa distance avec Merleau: « La vérité, c’est que nous fûmes recrutés selon nos aptitudes : Merleau quand ce fut le temps des nuances, moi quand vint le temps des assassins »[9]. Qu’est-ce que cela veut dire ? Quel est ce temps des nuances et ce temps des assassins ? N’ont-ils pas vécu la même histoire, ne se sont-ils pas trempés dans les mêmes marécages d’un temps sombre et désespéré avant de se réchauffer aux maigres rayons prometteurs d’une aurore nouvelle ?

Le temps des nuances, serait-ce celui de la Libération, du Conseil National de la Résistance, du moment bref mais « épiphanique », où l’espoir d’une société plus juste, plus humaine et solidaire, plus raisonnable aussi, se nourrissait d’un terrassement à plusieurs mains du nazisme. Certes, la lutte des classes ne s’était pas évaporée par l’enchantement de la résistance commune contre l’ennemi, mais on crut aussi, dans l’euphorie de la victoire que l’esprit boutiquier, égoïste, « marché noir », avait été aussi terrassé. Hélas, il fallut rapidement déchanter.

« C’est seulement pour les désespérés que l’espoir nous a été donné » avait dit autrefois Benjamin. Combien avait-il raison! Aussi bien l’espoir d’un temps des nuances se fracassa-il rapidement contre les compromissions, les jeux d’appareil, les confusions et les mensonges de la vie publique et des partis. Et la guerre froide, qui ne tarda pas à diviser l’Europe et les consciences politiques, se chargea de dévorer comme un rapace affamé la carcasse à moitié décomposée de ce temps des nuances.

Peut-être alors est-ce ce temps que décrit Sartre. Une fois refermée la page glorieuse et émouvante de la Libération, le temps des assassins a déjà commencé en coulisses. Régimes bourgeois contre régimes prolétariens, démocraties libérales contre démocraties populaires, capitalisme contre communisme ? Il faut choisir son camp. Ce n’est plus l’heure des atermoiements, des réserves, des dandysmes intellectuels ou des fraternités antifascistes. Le temps des assassins ? Les guerres coloniales ramènent sur les fraîches plaines de la France libérée les fumées des charniers et les cris des gens que l’on assassine en Afrique. L’Amérique mène sa guerre impérialiste en Corée et les témoignages des crimes staliniens se multiplient. On découvre l’existence de camps en URSS, tandis que Kravchenko publie : « J’ai choisi la liberté ».

Temps du silence

Moment de doute terrifiant où s’effondre à la fois l’espoir d’une évolution sociale équilibrée et juste des démocraties bourgeoises libérées du joug nazi et la conviction que la Russie soviétique est encore la bienheureuse mère du socialisme. Temps des assassins où, selon l’éthique sartrienne, il nous échoit néanmoins de choisir, d’opter pour un Camp contre l’autre, non pas en raison des réalisations pratiques des uns et des autres, pas même au nom de la pesée des crimes des uns et des autres, mais en raison même d’une philosophie de l’Histoire qui ne peut être que marxiste ou conservatrice. Quitte à avaler des couleuvres en grande quantité et à pactiser avec l’immoralité ou l’oubli des principes.[10]

Pour Merleau, contrairement à l’engagement sartrien, le temps des assassins devint le temps du silence, du retrait de la vie politique. Certes, il n’avait jamais été marxiste : « il ne refusait pas l’idée, mais celle qu’elle fût un dogme. Il n’admettait pas que le matérialisme historique fût l’unique lumière de l’histoire ni que cette lumière émanât d’une source éternelle, soustraite par principe aux vicissitudes de l’événement.

A cet intellectualisme de l’objectivité, il reprochait comme au rationalisme classique  de regarder le monde en face et d’oublier qu’il nous enveloppe.[11] » La pensée de cet homme résolu élevait le refus obstiné du « oui ou non » à la dignité de l’acte philosophique par excellence, ajouta Alphonse de Waehlens dans le numéro spécial des TM qui lui fut consacré.

La lassitude à penser, comme danger mortel

Et peut-être touche-t-on ici à la grande proximité de Maurice Merleau-Ponty et d’Edmund Husserl. Les deux ont partagé tour à tour l’idée que le plus grand péril qui menaçait l’Europe, c’était la lassitude, c’est-à-dire l’à quoi bon penser, le renoncement à l’ardeur philosophique, quand le vacarme idéologique encensait les slogans et les saluts et faisait taire les voix humaines.

De plus, si l’efficience technologique est si puissante, pourquoi ne remplacerait-elle pas avantageusement les « tâches infinies de l’esprit théorétique ». Après tout, que vivons-nous aujourd’hui, sinon le primat  indiscuté de la technologie, la raison politique se bornant le plus souvent à exiger de la technologie nouvelle qu’elle se montre économe en énergie, moins polluante, plus soucieuse de l’environnement, et qu’elle évacue ou réduise ainsi les vices et les défauts de la précédente. Et pourtant, ce primat de la technologie ne dissipe pas le malaise. Bien au contraire. La lassitude de l’Europe survient et se renforce quand, se débarrassant prestement de son souci philosophique, elle se met à vouer une confiance aveugle aux réponses par la technicité.

Tout comme Husserl, Merleau ne conçoit pas le monde comme un univers objectif, presque étranger au « sujet interne », qu’on peut regarder en face, comme un trou dans la muraille, comme c’est habituellement le cas dans l’exécution de tâches techniques. Le monde n’est pas seulement en face  mais aussi en nous, il nous enveloppe, nous en faisons partie, de plus, il nous meurtrit ou nous réjouit, mais jamais « en survol » ou en apesanteur. Il pèse en nous et nous pesons en lui et il pèse au premier chef, sur ceux d’entre nous qui faisons profession de savants et d’experts dans des champs et des activités de plus en plus spécialisés.

Seule une pensée philosophique rectrice, un questionnement transfixiant[12]sur sa propre activité, isolée ou en relation avec les autres, évite la robotisation monotone et in-différente des esprits. A la question du progrès, qui n’a pas cessé de préoccuper et de tourmenter Walter Benjamin, répond la grande exigence d’Husserl : nous venons de très loin, il faut nous porter vers très loin ! Mais comme Elias Canetti en fait le constat inverse, nous nous portons aujourd’hui vers trop peu. Aussi bien, s’il en est au moins provisoirement fini de l’endoctrinement des esprits dans une propagande nécessairement manichéenne et myope, comme au temps des ennemis, l’indifférence au monde et le scepticisme envers toute forme d’ouverture ouvrante que manifestent les esprits « éveillés » de notre temps ne sont pas très encourageants.

Que reste-t-il de ces pensées non mutilantes, non militantes qui placent l’humain au cœur de l’œuvre de connaissance, comme sujet ouvrant et ouvert, respectueux de l’existence et de l’humanité qui s’y déploie ? Que reste-t-il de ce refus obstiné du « oui ou non » dans un temps qui sans avoir fini d’être le temps des assassins redevient à pas forcés et dans tous les domaines un temps des nuances ?  Comment penser l’engagement quand la pensée politique renonce à se porter vers très loin, alors qu’abondent les ressources intellectuelles et les outils techniques pour imaginer et faciliter de tels bonds ? Mais comment accepter inversement le désengagement quand gonflent les ressentiments de toutes sortes contre les insuffisances criantes de la démocratie post-moderne, quand s’agite à nouveau la haine de l’autre et que se réveillent, plus fécondes et armées que jamais, la passion du sang et du sol ?

Il reste peut-être, fragile mais persévérante, l’exigence de ne pas pactiser avec l’époque, de ne pas succomber au confort de la lucidité triste, à l’impuissance du « il faut fermer ses portes à la peste ». Et il faut répondre à cette exigence, quand bien même on est, comme Benjamin, Merleau ou bien d’autres, incapable d’épouser un parti, un étendard, une philosophie, une identité, un horizon et même, à certains égards, une langue…

Claude Corman
(Août 2008)

 

[1] Cornélius Castoriadis, « Les carrefours du labyrinthe », Seuil 1978

[2] 1908-1961

[3] 1892-1940

[4] 1883-1924

[5] Hannah Arendt : « Walter Benjamin » Editions Allia p.75

[6] A la notable exception du Bund, qui s’écarta du sionisme mais aussi d’un marxisme sans singularités.

[7] Cf le film de Nurit Aviv, « langue sacrée, langue parlée »

[8] Cioran

[9] A quoi Sartre faisait-il allusion : à la dernière phrase du poème sulfureux et libertaire de Rimbaud « Matinée d’ivresse », dans les Illuminations, « voici le temps des assassins », ou au film lugubre et pessimiste de Julien Duvivier, « Le temps des assassins », en 1956 ?

[10] Sartre relate ainsi l’épisode « idiot et futile » qui entraîna la démission de Merleau des Temps Modernes : « Un marxiste, au hasard d’une rencontre, me proposa d’écrire pour nous sur « les contradictions du capitalisme ». Sujet connu, disait-il, mais peu compris sur lequel il apporterait des lumières nouvelles. Il n’était pas du Parti mais un Parti à lui seul et des plus fermes; si conscient de me faire une faveur qu’il m’en persuada. Je prévins Merleau, qui connaissait l’homme mais ne souffla mot. Je dus quitter Paris; l’article fut remis en mon absence, nul. Rédacteur en Chef, Merleau-Ponty ne put se résoudre à le laisser paraître sans le faire précéder d’un « chapeau » qu’il écrivit et qui présentait, somme toute, nos excuses aux lecteurs; il en prit occasion pour reprocher à l’auteur en deux lignes de n’avoir pas même mentionné les contradictions du socialisme : ce serait pour une autre fois, n’est-ce pas ? A mon retour, il ne me parla de rien; prévenu par un collaborateur, je me fis donner un jeu d’épreuves et lus l’article sous son chapeau, d’autant plus irrité par celui-ci que je trouvais celui-là moins défendable. Merleau, ayant, comme on dit, bouclé le numéro, s’était absenté à son tour et je ne pus le joindre. Seul, en état de rage allègre, je fis sauter le chapeau, l’article parut nu-tête. On devine le reste et que Merleau, quelques jours plus tard, reçut les justificatifs de la revue, s’aperçut qu’on avait supprimé son texte et prit la chose au plus mal (…) Il ne parut plus aux Temps Modernes et plus jamais ne s’en occupa ». Sartre : Merleau-Ponty vivant, paru dans les Temps Modernes, n°184-185.

[11] Ibid.

[12] La traversant de part en part…