Le gentleman de la quatrième cave

Huile sur toile - 90 x 130 cm - 2013

Huile sur toile – 90 x 130 cm – 2013

J’ai pensé à Paltiel Kossover dans le Testament d’un poète juif assassiné d’Elie Wiesel ou à la scène finale du Procès de Kafka avec les deux exécutants de la sentence de mort prononcée contre Joseph K. Dans le livre de Wiesel, les bureaucrates staliniens qui ont décidé la mise à mort du poète juif sont les serviteurs d’un système jugé aussi infaillible que bienveillant, ils acceptent de plein gré et presque avec bonne humeur les tâches les plus ingrates qui leur sont confiées. Comme si l’idée totalitaire au fond dissimulait son immense pouvoir criminel dans l’incontestable  expression de la « fraternité universelle ». Qui aurait la folie de s’opposer au bonheur collectif de l’humanité ? Le bourreau est le gentleman de la quatrième cave, le seul à ne pas avoir délibéré sur la condamnation à mort et qui permet de la sorte à l’illusion fraternelle de se recomposer, ailleurs ou plus tard. La Justice partage sans doute avec le communisme en guerre contre toutes les hérésies ce même souci de la main immaculée. Et c’est pourquoi le gentleman de la quatrième cave me semble le proche voisin des exécuteurs de K dans le Procès de Kafka. La sentence a été transmise à des bourreaux qui ignorent tout des fautes et des délits du condamné. D’une certaine manière, les tueurs qui exercent pourtant l’ultime violence, les gémeaux invertis chez Kafka, le gentleman qui pointe son arme sur le poète chez Wiesel, sont innocentés par leur ignorance. Innocentés et presque anoblis par la grande cause qui les arme, la Justice, le Procès d’un côté, la cause universelle de la classe ouvrière exploitée de l’autre. Le tortionnaire du tableau est un homme à la fois très visible et curieusement grotesque ou inconsistant, malgré l’arme qui scintille comme un jouet sur son ventre et son bizarre chapeau de cow-boy…
C.C.

L’arche commune

Huile sur toile – 210 x 120 cm – 2012

J’ai songé en faisant ce tableau aux magnifiques mots de Philip Roth qui concluent son roman « J’ai épousé un communiste » :

On voit l’inconcevable : l’absence d’antagonisme, spectacle colossal. On voit de ses propres yeux le vaste cerveau du temps, galaxie de feu qu’aucune main humaine jamais n’alluma.

On ne saurait se passer des étoiles. On ne saurait se passer des étoiles et le spectacle de la voûte céleste n’a pas pali parce que nous en savons plus sur la composition des étoiles, sur les amas de galaxies, sur la nature absolument fantaisiste des constellations. L’astrophysicien n’a pas éteint l’œil admiratif du petit homme. Tout comme l’on peut déshabiter le Ciel de ses  créatures ailées, de ses anges, de sa présence divine, sans entamer en quoi que ce soit l’inimaginable beauté de l’arche étoilée. Le bras du bon berger est coupé, et la terre est remplie d’ossements humains qui n’espèrent plus leur grand réveil, mais nous restons tous logés, à un moment ou à un autre de nos vies, à l’auberge de la Grande Ourse, le plus vaste et sublime abri que tous les hommes, comme le dit Roth, peuvent admirer sans l’avoir d’aucune manière conçu ou fabriqué.
C.C.

Le signal d’alarme

Huile sur toile – 136 x 90 cm – 2017

Quand Marx parle de révolution, il en donne l’image d’une locomotive tirant le train de l’histoire vers l’avant. A ses yeux, le grand renversement communiste est semblable à une énorme motrice qui conduit l’humanité sur la voie enfin libre et consciente du progrès. Une fois débarrassée de ses aliénations, de ses esclavages, de son immaturité technique, l’humanité parcourra à grande vitesse le chemin de l’émancipation, elle se libèrera de ses dernières chaînes spirituelles, elle sera, à l’instar de la locomotive lancée à vive allure sur les rails de la liberté, l’égale de Dieu. Quand Walter Benjamin écrit ses thèses sur le concept d’Histoire, sans doute peu avant sa mort à Port-Bou en 1940, par suicide ou crise cardiaque, sa vision de la révolution est radicalement antithétique de celle, optimiste et confiante, de Marx. L’alliance du prolétariat et de la technique qui fondait la conception marxiste du progrès est à l’aube de la seconde guerre mondiale anéantie. Dans ses thèses sur le concept d’Histoire, Benjamin nous parle de l’Angelus Novus de Klee : Il existe un tableau de Klee qui s’intitule Angelus Novus.

Il représente un ange qui semble avoir dessein de s’éloigner de ce à quoi son regard semble rivé. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche ouverte, ses ailes déployées.Tel est l’aspect que doit avoir nécessairement l’ange de l’histoire. Il a le visage tourné vers le passé. Où paraît devant nous une suite d’événements, il ne voit qu’une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d’amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler les vaincus. Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si forte que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse incessamment vers l’avenir auquel il tourne le dos, cependant que jusqu’au ciel devant lui s’accumulent les ruines. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès. Aussi comprenons-nous mieux que dans un des multiples fragments épars de son œuvre inachevée, Benjamin, tout en reprenant la métaphore marxienne de la locomotive, imagine la révolution  comme le signal d’alarme que tire l’humanité embarquée dans un train roulant à grande vitesse.
C.C.

La pendaison de Zavis Kalandra

Huile sur toile – 136 x 90 cm – 2014

En 1950, le surréaliste tchèque est condamné à mort. Il était sur le banc des accusés avec Milada Korakova, qui a refusé de plier devant le coup de force du parti communiste en 1948.

Paul Eluard rejette la demande d’André Breton d’intervenir en faveur de Kalandra, arguant qu’il y a suffisamment de vrais innocents à défendre pour ne pas perdre le temps de se préoccuper du sort des faux…

 Závis Kalandra sera pendu avec Milada Horakova en Juin 1950. Bien plus tard, après les multiples soubresauts politiques que connut la Tchécoslovaquie communiste et l’écrasement du printemps de Prague par les forces du pacte de Varsovie, Milan Kundera reviendra sur l’attitude de Paul Eluard et attachera à l’hymne en faveur de la liberté du poète le boulet de l’aveuglement idéologique. Les chaînes de la méchanceté partisane traînent aux pieds du grand homme. Encadrant une multitude de visages multicolores et que l’on devine joyeux, comme dans les liesses populaires où la foule montre un visage débonnaire et enfantin, quatre personnages allégoriques de l’harmonie collective se tiennent la main comme dans la danse de Matisse. Mais au cœur du tableau, à peine visible, se tient le gibet au bout duquel se balance la silhouette inanimée de Kalandra. Ce minuscule gibet condamne l’allégresse de tous.
C.C.

Le grand œil

Huile sur toile – 220 x 180 cm – 2018

Nous avons découvert l’étendue des écoutes de nos conversations téléphoniques, de nos mails, de nos SMS par les révélations d’Edward Snowden. La NSA enregistre à leur insu des milliards de données sur les citoyens du monde, sans négliger celles des propres alliés de l’Amérique. Cela nous a offensés et irrités : être ainsi l’objet d’une inquisition monumentale qui agit en secret, comme une tentaculaire mafia, sans aucun identifiant idéologique ou politique. Cela nous a mis en colère et les dirigeants de nos pays aussi qui ont vivement protesté auprès de Monsieur Obama, la figure dominante du monde libre. Cependant, comment ne pas se sentir fier d’être élevé par ces écoutes secrètes à la dignité d’un agent trouble, d’un potentiel détenteur d’informations explosives capables de mettre en danger l’Occident. La phrase très banale : « Chéri, monte-moi les bigoudis, je les ai laissés dans la grande boîte du salon » se charge d’une menace inattendue et excitante contre les puissants . La blague sur un copain que l’on a très innocemment surnommé Geronimo fait vibrer la grande oreille de la NSA, car Geronimo était le nom de code de Ben Laden. Ou un SMS de footeux du type : l’Atletico va battre le Real, je répète, l’Atletico va battre le Real, sonne comme un dangereux slogan anti-américain.

Au fond, la NSA nous a tous renvoyés à l’époque de la guerre froide. En ce temps là, il était vraiment difficile, contrairement à aujourd’hui d’être un non aligné, du moins en Europe. On était soit du côté du monde libre et de la bannière étoilée, soit du côté des cocos de la faucille et du marteau. Ou du moins, si l’on ne l’était pas entièrement, on l’était en proportion variable, on avait plus ou moins de sympathie pour l’un ou l’autre champion, enfin on ne pouvait pas être neutre comme un Helvète ou indifférent comme un Papou. Si l’on avouait notre préférence, on tombait en disgrâce définitive chez les concurrents, on devenait un ennemi de classe ou de la liberté, et si on restait coi, notre silence était la preuve d’une inavouable inclination pour l’un ou l’autre. Et on était alors un suspect. Le monde avait la simplicité spatiale d’un ring de boxe. Tout de rouge vêtu, venu de la lointaine Georgie, mesdames et messieurs, veuillez ovationner Marcus Leninus Stalino, le plus extraordinaire bouffeur de capitalistes de la planète ! En face, dans son peignoir en satin couvert d’étoiles blanches sur fond bleu, faites un triomphe à Sam Mac Arthy I, le boxeur qui a mis KO tant de cocos ! Quel match, mesdames et messieurs et nous vous promettons pour demain soir un autre événement extraordinaire : USA-URSS en hockey sur glace.

Pendant la guerre froide, l’espionnage était infiniment plus pertinent que la philosophie politique, il fallait avoir un coup d’avance aux échecs et ce coup d’avance, on le devait à un travail ardu, intense, rigoureux, obsessionnel de taupe. On infiltrait et on exfiltrait à tours de bras, continûment ; les agents doubles, triples et même quadruples, buvaient des quantités astronomiques de vodka et de coca-cola. Et on écoutait tout, on écoutait, on écoutait… Un concept administratif aussi inoffensif que celui de « Communauté de communes » évoquant clairement une Assemblée de soviets aurait valu derechef à la France la réputation délicate d’une nation tentée de basculer dans le Camp communiste. 

Eh bien aujourd’hui, nous ne sommes plus dans la guerre froide, tout a changé, l’Europe s’est réunifiée, une bonne partie des anciens pays frères de la Russie soviétique a rejoint l’Union.

Mais les grandes oreilles, les grands yeux ne sont pas au chômage. Comme plus personne n’est clairement identifiable en ami du monde libre ou des communistes,  cela fait de chacun de nous un traître virtuel, un conspirateur ou peut-être un déserteur …

Un traître à quoi, à qui, un conspirateur contre quoi, contre qui, un déserteur de quoi, de qui ?

On n’en sait foutrement rien, mais en écoutant, on saura peut-être un jour. Et du coup, on enregistre tout le monde. La NSA n’est pas comme Sauron de Mordor dont l’œil de flamme captait le plus infime déplacement de l’anneau de pouvoir sur les Terres du Milieu. Car elle ne sait pas quel anneau la menacerait ou la fortifierait, mais elle possède ses orques et ses uruh-hai informatiques par milliers et milliers, surveillant les bigoudis de madame Marcelle ou les supporters de l’Atletico. Le monde a encore la simplicité spatiale d’un ring de boxe ou de catch, mais ce ne sont pas deux champions qui s’y affrontent, ce sont des dizaines, des centaines, des milliers d’équipes. Comment les cordes du ring ne vibreraient-elles pas en permanence ?…
C.C.