Je voudrais dire ici deux mots sur les obstacles ou
les malentendus que rencontre mon projet d’exposition sur l’idée communiste.
Avant tout, il s’agit peut-être de la méfiance
qu’inspire l’idée communiste elle-même, pas de ses déviations, de ses
errements, de ses incarnations souvent monstrueuses.
Une commune humanité est-elle simplement pensable
aujourd’hui ? Je n’en suis plus certain. Et pas exclusivement pour
d’évidentes raisons géopolitiques. Le monde multipolaire d’aujourd’hui, dans
lequel les nouvelles puissances de l’Orient sont en passe de devenir plus
fortes que la vieille Europe et ses colonies américaines ne pousse pas
forcément à l’optimisme. L’air du temps vibre à nouveau de passions nationalistes,
ethniques, religieuses. Les nations sont à nouveau en état plus ou moins
déclaré de guerre, l’Europe se désagrège, l’ONU n’éteint plus les incendies.
Quelque chose rebute désormais les hommes dans la
simple formulation d’une destinée commune de l’humanité. Autrefois, c’était la
crainte d’un système totalitaire fondé sur la dictature du prolétariat. On
adorait ou on détestait les communistes, jusqu’à ce que l’empire soviétique lui
même se délite et laisse sans voix les anciens partisans du collectivisme
marxiste léniniste. De nos jours, c’est autre chose. C’est l’humanité que nous
n’aimons plus, que nous craignons, qui nous déçoit dès les premières heures de
ses rassemblements, au Caire, à Kiev, en France. Quelque chose d’intimidant,
d’hostile, de brutal, de caïnique ! Comment faire cause avec tous, comment
imaginer être avec tous ?
L’espérance et l’imagination qui poussent les êtres
humains vers le bien, la paix, la concorde sont ensevelies sous des tonnes de
grabats. Les mots se sont empoussiérés, les images se déchaînent au point que
le voyeurisme médiatique se cherche désormais de nouveaux maîtres dans les
réseaux sociaux. Où que l’on tourne les yeux, le mensonge, la haine, la
méfiance, le sectarisme, la vulgarité médiatique, l’apartheid consenti du sexe,
de l’ethnie ou de l’opinion gouvernent l’atmosphère de l’époque. Peut-on encore
aimer suffisamment l’humanité ? C’est cette question là qui est cruciale,
qui est la source véritable de nos perplexités. Il n’est pas jusqu’aux révoltes
qui n’aient perdu leur langue ou n’en inventent une réplique caricaturale. Ici,
le phrygien revient à la mode, chacun se rêve en chef d’un comité de salut
public, tout en jurant que sa tête ne dépasse pas celle des autres. Ni les
invisibles qui se rendent tout à coup éclatants par la chasuble fluo, ni ceux
qu’il faudrait par symétrie appeler les visibles, et qui font profession depuis
des années et des années sur les plateaux de télévision d’une abyssale
ignorance ne nous font espérer l’humanité des lendemains. On peut selon ses
goûts, ses rages, sa situation matérielle, se sentir porté ou exaspéré par la
vague des colères. Mais quand on décapite l’effigie d’un prétendu Louis XVI
endimanché de modernité, on donne une fois plus de raison à Marx qui disait que
l’Histoire se répète sous la forme du plagiat. Nulle part demain !
Personne n’aime la race des siècles futurs.
Lointaine fille de la République, l’idée communiste
suscite-t-elle enthousiasme ou perplexité ? L’embarras, évidemment !
Cela va de soi. Si le communisme était à l’heure de Sartre l’horizon
indépassable de l’humanité, il est aujourd’hui un astre éteint ou presque, une
sorte de fossile historique dont on ne veut plus retenir que son masque
totalitaire. Et si quelques auteurs comme Alain Badiou s’emploient à nous convaincre
que le communisme est redevenu la grande affaire de la pensée politique
contemporaine, ils ont bien du mal à franchir la porte des compagnies
universitaires. Les multiples naufrages du libéralisme ne sont pas les
conditions suffisantes de sa renaissance, nous en faisons chaque jour
l’expérience. Des forces de cisaillement, de fragmentation, de séparation sont
à nouveau à l’œuvre dans chaque communauté humaine et partent à l’assaut des
laborieuses maçonneries transnationales héritées de la dernière guerre
mondiale. On les appelle communautarismes, populismes, nationalismes, chocs de
civilisation, blocs identitaires. Et s’il persiste un petit sens commun de
l’humanité, il est à rechercher dans la peur de la catastrophe. C’est la
crainte d’un désastre écologique ou climatique qui rassemble un petit peu les
peuples des multiples continents. Un futur triste et déshabité pointe sa face
grise et l’homme a peur que la Nature l’abandonne en chemin. Nul appel commun
vers une renaissance culturelle, spirituelle, esthétique ne vient rompre la
monotone mélodie d’un progrès déconsidéré, coincé dans les mâchoires de la
technologie et de la marchandise. Le progrès économique, technique, médical qui
était le soleil des temps modernes juvéniles a perdu ses lueurs, sa vitalité.
Et quand bien même corrigerait-on les plus obstinées injustices que les
propriétaires du Capital font encore peser sur les destinées humaines que nous
serions néanmoins coincés dans un futur insignifiant. La reproduction élargie
du Capital peut bien ajouter une énième application à nos smartphones, un
énième canal à nos postes de télévision, un énième système d’imagerie médicale
au sondage des corps, elle échoue à rendre le monde meilleur, plus présent,
plus enraciné, plus amical. Sa mathématique est celle d’une somme vers l’infini
qui s’annihile à une vitesse foudroyante. Le Marché, ce niveleur-né, disait un
philosophe allemand au tournant du vingtième siècle ! La platitude,
désormais, est venue à bout de la sphéricité du globe terrestre.
Nous avons vécu ici depuis la seconde guerre mondiale
la grandeur et la décadence de deux forces majeures: celle de la construction
européenne tournée vers la paix et la solidarité des nations et celle de son
expression politique modérée, que l’on qualifiera pour faire vite de
social-démocrate, une expression politique sage qui aspirait à se tenir à
distance des ivresses capitalistes et des collectivismes liberticides. Une
sorte de libéralisme économique tempéré par un système de redistribution sans
doute insuffisant et parfois ingrat mais qui ménageait les services publics,
les grands équilibres sociaux et territoriaux. Nous vivons aujourd’hui la fin
de ce cycle. Les colères contre une Communauté européenne pétrifiée dans ses
dogmes économiques, ses règles technocratiques, son appétit fanatique des
diagrammes financiers tout comme la ruine généralisée des partis
sociaux-démocrates l’accompagnent. De sorte que face à la jobardise d’une
économie de marché qui a perdu tout sens de la mesure, les résistances
actuelles oscillent entre les pulsions néofascistes qui célèbrent l’espoir
d’une liberté retrouvée des peuples dans la chaleureuse prison des frontières
et la confiance résurgente dans un intimidant contrôle étatique de la
production humaine.
L’idée communiste, naufragée en Europe, quand les
foules allemandes franchirent en 1989 la porte de Brandebourg, est hors-jeu,
tétanisée, vaincue par les mille monstres qu’elle a enfantés. Et à l’Orient,
quand le sang cessa de couler à Phnom-Penh, après la défaite de Pol Pot, les
parades militaires de la famille nord-coréenne des Kim lui infligèrent, par le
ridicule, le coup de grâce définitif.
Sauf que l’humanité ne peut pas se défausser
aujourd’hui d’un projet commun. Alors qu’on l’appelle idée communiste, ou bien
commun de l’humanité ou commune humanité, peu importe. Nous ne pouvons pas nous
défausser de cette question cruciale, en espérant que la compétition mondiale
va miraculeusement découvrir ses points d’équilibre, son sens de la mesure et
se rationaliser. Le colossal effort d’adaptation qui est demandé aux hommes
pour ne pas sombrer dans le déclassement ne peut déjà plus être accompli que
par la formation massive de post-humains et notre réduction accélérée à des
algorithmes marchands. Cela ne semble pas être une mauvaise nouvelle pour tous.
Après tout, nous glisse Harari, la connaissance de nos désirs, de nos goûts, de
notre caractère, de nos penchants intellectuels par une intelligence
artificielle de plus en plus performante est-elle davantage une chance pour les
humains qu’un désastre. L’humain y perdra sa poésie, son art, sa condition
tragique. Il y gagnera l’insouciance, la légèreté, l’absence de choix. Enfin un
programme réussi de suppression du libre-arbitre ! S’exclamera-t-on.
Huxley et Orwell semblent désormais si loin que leurs cauchemars sont devenus
des rêves positifs.
Je disais tout à l’heure que les révoltes sont privées
de langue. Je voudrais ici préciser. Elles sont privées de langue commune,
d’une langue qui parle au cœur de tous les hommes et leur livre un accès à la
fraternité, comme y réussirent les grands idéaux socialistes du dix-neuvième
siècle ou la révolution spirituelle et esthétique de la Renaissance. Mais nous
savons aujourd’hui que cette langue commune à forger demain n’est pas
immédiatement universelle. L’universel révolutionnaire, qu’il soit français ou
russe a cessé d’inspirer les peuples de la planète ou du moins, s’il peut
encore les mobiliser, c’est seulement sous une forme décousue ou parodique. Le
paradoxe de cette langue commune que l’on ne doit jamais sacrifier par
anticipation, sous peine de faire l’infantile apologie de la guerre effroyable
qui se prépare dans les coulisses de l’Histoire, est qu’elle doit être
nécessairement la langue la plus singulière. C’est la leçon du siècle passé à laquelle
personne ne peut se soustraire, et que Jabès a résumée dans son célèbre
aphorisme : seule la singularité est subversive. Sans la liberté de
chacun, sans l’originalité de chacun il n’est nul sens commun de l’humanité. On
se rend à l’humanité par l’homme, et pas l’inverse. Mais qui est aujourd’hui
l’homme ? Ne sommes-nous pas déjà des variables alignées en colonnes, des
quantités fractionnées ? Alors, l’humanité ?
Simone Weil rédigea à Londres avant de mourir en 1943 un ouvrage sur la transformation du prolétariat ouvrier et paysan après la défaite attendue de l’hitlérisme. On aurait pu penser qu’elle plaiderait pour une plus grande mobilité des forces du travail, en prenant en exemple le cosmopolitisme des milieux intellectuels européens des années d’avant la grande Guerre qui, avant d’être anéanti dans la boue et les barbelés, s’était joué des narcissismes nationaux. Il n’en fut rien. Mieux, elle intitula son livre : l’enracinement. C’est un long et remarquable plaidoyer en faveur de l’enracinement des ouvriers et des paysans sur la terre, l’inverse du nomadisme et de la délocalisation que l’entreprise capitaliste a promus partout comme la condition humaine élémentaire. Bien sûr, Simone Weill n’avait pas en tête un enracinement fermé et soupçonneux, allergique à toute forme d’échange. Elle pensait que l’habitation raisonnée de la terre par les travailleurs offrait une meilleure chance à l’hospitalité que le déplacement continu des humains voulu par la seule économie pour doper l’univers de la marchandise à l’Age technique. La question ici soulevée est celle d’un enracinement ouvrant, condition inexplorée jusque là d’une commune humanité. Inexplorée ? Non, pas entièrement. Elle fut esquissée par le Bund , le parti ouvrier juif créé à l’aube du vingtième siècle, qui lui donna le nom de doykayt, néologisme yiddish qui signifie grosso modo qu’il n’y a aucun Eldorado, aucune terre promise aux humains ni dans l’espace ni dans le temps, que l’attachement à un pays où l’on a tissé des milliers de liens depuis des siècles n’est pas moins puissant que celui des autres communautés humaines peuplant la terre russe. La coupure du Bund et du mouvement communiste dirigé par Lénine qui l’accusait de visées séparatistes mit fin à cette voie…
Et c’est peut-être par là, par ma proximité avec les
idées du Bund, que je devrais sans doute expliquer ce projet d’exposition. Par
proximité avec les idées du Bund ? Pas seulement avec les idées, peut-être
davantage encore avec les personnes, car ces êtres effacés de la mémoire contemporaine
sont nés dans la zone de résidence des juifs en Russie, celle dans laquelle a
vécu ma famille paternelle. Et en cela ils ont une forte parenté avec moi.
Bien sûr, je ne me suis pas intéressé à l’idée
communiste à cause d’eux. J’ignorais le Bund dans mes années universitaires.
Jeune homme, comme tant d’autres poussés par les
préoccupations philosophiques de l’époque, j’ai lu les œuvres de Marx, presque
toutes, mais contrairement au savant diagnostic d’Althusser sur la fameuse
rupture épistémologique entre le jeune et le vieux Marx, j’avoue avoir pris
plus de plaisir avec l’Idéologie allemande qu’avec le Capital. Et puis, on se
met à lire autre chose, plein d’autres choses, et les provisions théoriques
acquises pendant la jeunesse et que l’on croyait abondantes et impérissables
s’amenuisent au fil des jours. On y gagne en liberté d’esprit, on y perd
forcément en convictions. Le dernier livre d’inspiration clairement marxiste
qui ne me soit pas tombé des mains était une compilation de textes de mathématiciens,
de physiciens, de sociologues, de philosophes et d’historiens tchèques parue
peu de temps après la liquidation musclée du printemps de Prague par les
troupes « fraternelles » du pacte de Varsovie. Une soixantaine de
contributions rassemblées par Radovan Richta, un philosophe tchèque ami de
Dubcek, sous le titre « La civilisation au carrefour ».
Cela fait quarante ans que j’ai lu ce livre et je
considère encore que ce fut l’une des dernières tentatives étoffées et riches
de donner un avenir flamboyant à l’idée communiste.
Je dois ajouter qu’aucun retentissant fait d’armes
d’un résistant communiste n’illumine les tréfonds de ma mémoire. J’ai par
hasard retrouvé un Korman dans le livre « Le sang de l’étranger. Les
immigrés de la M.O.I dans la résistance », mais je ne sais pas s’il était
de ma famille. Je n’ai vécu enfant ni dans le blâme ni dans l’éloge du
communisme. Ma famille a pourtant souffert du stalinisme. Mon grand père
Gabriel et mon oncle Abraham ont été déportés en Sibérie, sous un « triple »
chef d’accusation : juifs, koulaks et moldaves.
Mon grand père ayant donné sa pelisse et ses bottes à
son jeune fils, il est certainement mort de froid dans le train. Personne ne
sait où, précisément s’est arrêtée sa vie. In memoriam, son nom est gravé sur
la tombe de sa femme, Sarah, dans le carré israélite d’un cimetière de Vienne,
en Autriche, où elle est morte en 1937 d’un cancer du pancréas.
Il y eut néanmoins des gens de ma famille paternelle
haut placés dans le PCUS. Un jour, bien avant la chute du rideau de fer, ce
devait être en 1973, une femme austère, froide, parlant uniquement le russe, de
passage à Saint-Gaudens pendant ses vacances françaises a fait reproche à mon
père de lui servir une bouteille de vin poussiéreuse, comme si mon père n’avait
aucun égard pour une dirigeante communiste. Ce vin était un Haut Brion.
Je ne parlais pas du tout le russe, mon père en
baragouinait des miettes. Sa langue maternelle1
avait quitté son esprit. Mais je garde de cette visite un souvenir amer.
J’aurais aimé poser des questions à cette lointaine parente. Comment avait-elle
fait pour devenir une dirigeante bien traitée du PCUS ? Supportait-elle
sans état d’âme d’œuvrer chaque jour en faveur d’une dictature bureaucratique
ou imaginait-elle encore écrire les pages vivantes et bien actuelles du
socialisme ?
Ou comme j’incline à le penser maintenant, avait-elle
simplement pris son parti d’une situation politique qui lui ménageait quelques
faveurs, quelques plaisirs comme celui de visiter l’Europe occidentale ?
Mon père revit son jeune frère Abraham une première
fois en Russie soviétique, à Moscou dans la seconde partie des années soixante
dix puis une seconde fois en Israël, où Abraham avait émigré en 1980 grâce à la
filière roumaine de transfert des juifs russes qui valut un temps à Ceausescu
les sympathies de l’Occident.
Mon oncle Abraham mourut dans l’année qui suivit son
arrivée en Israël. Il vivait dans un camp de réfugiés russes à Haïfa, dans
l’attente d’un appartement plus confortable. A un de ses autres frères vivant à
Philadelphie et qui, venu le visiter dans son nouveau pays, avait pris une
chambre à l’Hôtel King David de Jérusalem, Abraham fit part de son irritation,
de sa déception, dans des termes sans ambiguïté. Lui et sa femme vivaient mieux
dans leur petit appartement caucasien, ils avaient une télé, une vie sans
histoires, on ne leur demandait rien. Ici, à Haïfa, on exigeait de lui qu’il
apprenne l’hébreu. Comment pouvait-il apprendre l’hébreu, lui, ce pauvre homme
brisé par la maladie, la déportation, l’épilepsie, l’éloignement de la
famille ? Et puis, ce pays d’Israël, tout y va si vite, tout y est si
ardent… Comment un homme de faible importance pourrait-il s’y sentir à l’aise,
en devenir familier ?
Les communistes russes n’avaient pas enchanté sa vie,
mais au bout du tunnel, ils s’étaient rachetés, ils lui avaient offert un cadre
de vie acceptable, une modeste manière d’oublier.
Le frère américain se fâcha. Il traita Abraham
d’incapable, d’ennemi de la liberté, d’être servile qui ne comprenait rien aux
chances de sa nouvelle vie .
Mais Abraham n’eut pas le temps d’enrichir la
controverse fraternelle. Il mourut rapidement d’un mélanosarcome métastasé au
cerveau.
C’étaient les années 80. A la fin de la décade, le mur
de Berlin avait disparu et avec lui, les histoires de l’autre côté du rideau de
fer. La perestroïka et la glasnost durèrent le temps d’une rose. Eltsine
déménagea les restes de la maison communiste dans la bonne humeur.
Et le communisme rentra dans une phase de coma
prolongé. Plus personne aujourd’hui ne croit que le rejeton
« dynastique » de Kim Jong Il en Corée du Nord incarne la survie de
l’idéal communiste et pas grand monde ne mise sur la nature socialiste de
l’empire chinois.
Et pourtant, je reste convaincu, ne serait ce que par
la conception bundiste extraordinaire de l’enracinement, que de multiples
couleurs manquent au tableau…
C.C.
1 Mon père est né en 1910 dans la Bessarabie orientale (l’actuelle République de Moldavie) qui était jusqu’en 1918 annexée à la Russie.