Le repas des vautours

Huile sur toile – 280 x 230 cm – 2019

Dans l’imaginaire des gens, mais aussi sur un plan zoologique, les vautours sont des charognards, des animaux qui se repaissent de chair morte, de cadavres. Autant dire que  ce sont des bêtes de seconde classe, car malgré la sensiblerie contemporaine qui fait de certains d’entre nous d’ardents opposants à la chasse ou à la course de toros, nous continuons à classer les aigles et les milans dans les espèces nobles de prédateurs et les vautours, par dégradation hiérarchique liée à leur type d‘alimentation, dans les basses catégories des amateurs de choses avariées ou inanimées.

Toutefois, ils n’occupent pas un rang aussi discrédité dans la littérature politique. Au sein de la riche prose socialiste du 19eme et du 20eme siècle,  on ne compte pas les pages dans lesquelles on a caricaturé le Capital ou les riches banquiers qui exploitent le travail des hommes comme des vautours. Il est vrai que ces derniers sont en concurrence avec la pieuvre, qui par ses tentacules agiles, pompe l’énergie de la planète. Le poulpe cependant pour d’évidentes raisons graphiques est l’image la plus répandue du Capital international étouffant la sphère terrestre quand les vautours représentent davantage les capitalistes particuliers, les exploiteurs en chair et en os.

Il n’est pas rare que cette représentation des vautours de la finance, toujours prompts à appauvrir le peuple soit « racialisée ». Dans les riches heures de la littérature politique antisémite, ces derniers sont les barons de la banque juive, les Rotschild, les Arnheim, les Lehman. Mais a-t-on déjà vu des banquiers s’apprêtant à dévorer une vache ?  Non ! Dans ce tableau, on voit des rapaces, des quebrantahuesos (nous sommes en Espagne) sur le point de passer à table. Nous faisions une randonnée du côté de San Nicolas de Barajuelo, à l’Ouest du canyon d’Ordessa. Nous vîmes d’abord les vautours tournoyer dans le ciel. Ils étaient nombreux et leur vol lent, majestueux, guidé par les courants d’air chaud nous inspirait une forme d’admiration. Dans l’azur, les vautours sont élégants, aériens, on les croirait en train de répéter un ballet mis en scène par un chorégraphe des falaises. Toute différente est leur attitude par terre. Ils apparaissent alors gauches et maladroits. C’est ce que nous pûmes rapidement vérifier en découvrant le cadavre de la vache autour duquel s’était assemblée une colonie de charognards. Ils étaient bien une trentaine, répartis sur la petite colline à l’aplomb de la bête morte, selon un ordre de proximité qui nous est resté mystérieux. On a déjà fort à faire à comprendre les logiques de domination des êtres humains pour enquêter sur celles des vautours. Toujours est-il que de temps en temps, l’un de ces animaux plutôt immobiles sautillait sur place ou sur le côté, nichant son encolure dans l’épaisseur du plumage, un peu à la manière des tortues qui rétractent la tête dans la carapace. La vache avait une couleur blafarde, d’un gris minéral et curieusement luisant, comme si l’on avait jeté sur sa peau une couverture de plomb. La cérémonie de la dévoration n’avait pas encore débuté, mais il semblait logique que les oiseaux les plus proches de la vache seraient les premiers servis. Les autres, postés au sommet de la butte attendaient sans doute leur tour.

Plus loin, nous vîmes deux autres cadavres de vaches. De quoi étaient-elles mortes ? D’un vêlage qui a mal tourné ? D’une chute accidentelle, d’un empoisonnement ? Ou peut-être d’un simple foudroiement. J’ai lu dans une revue de médecine que le fait d’avoir quatre appuis au sol augmentait le risque mortel de la foudre.

Peu importe. J’avoue que cette découverte macabre au fond d’un vallon désert nous a fortement impressionnés et de retour chez moi, je croquai rapidement cette scène sur un carnet, bien décidé à la peindre un jour.

Lorsque je disposai sur la toile les principaux éléments narratifs de la scène, je remarquai que les vautours que j’avais sommairement dessinés au fusain, avaient des mimiques toutes différentes, très personnalisées. Certains prenaient un air arrogant, supérieur, un rien méprisant, d’autres boudaient ou semblaient indifférents. Quelques uns plutôt rares avaient faim. En l’air, tournoyant au dessus de la vache, les oiseaux avaient des têtes effrayantes ou grotesques. Les derniers enfin se fondaient dans le vert de la pâture.

La peinture, par delà son aspect naturaliste assez simple, figurait autre chose que le repas des vautours et même tout autre chose que la représentation symbolique la plus couramment admise de l’acharnement si peu héroïque des vautours sur une proie offerte.

C’est comme si la vache morte, étendue de tout son long sur l’herbe, encore entière incarnait en quelque sorte le passé. Et tout autour d’elle, les figures plus ou moins pressées des oiseaux, qui vont bientôt, quelle que soit leur attitude sur l’instant, la dévorer, étaient les métaphores d’un présent souverain, sur le point de liquider le passé, le dépecer, le transformer en squelette.

Je réfléchis alors à ce paradoxe. Dans la pensée marxiste, le travail mort plus connu sous le nom de Capital, exploite le travail vivant. Et dans le chant de l’Internationale, ne dit-on pas que du passé, il faut faire table rase. Or, n’est-ce pas en dépouillant le passé, la vie passée de toute forme de richesse, de densité, d’originalité, que le capitalisme célèbre l’ardente obligation de la mutation, du passage dévorant du temps.

C’est en ce sens peut-être que j’avais peint ce tableau. Les vautours attablés sont les exécuteurs du présent, les efficaces liquidateurs de ce qui a vécu et doit être remisé ou disparaître, ceux qui savent se débarrasser du poids trop lourd des tragédies passées, des charniers de l’Histoire, des hommes tombés dans les fosses de l’injustice ou de la guerre. Eux seuls savent assujettir le déploiement du temps à la quête de l’instant présent. Bien sûr, tout cela est élucubration de peintre. Car l’action plus lente, plus invisible des vers parvient en définitive au même résultat que l’orgie alimentaire des charognards. Alors, disons que j’ai peint un « disparate », quelque chose d’à la fois accouplé et dépareillé, dénaturé, comme dans certaines gravures de Goya… Et puis… Et puis, il y a la clarté limpide du petit matin au dessus du vallon, les premiers rayons du soleil qui cuivrent les cimes, alors qu’en bas, dans le creux ombragé du vallon, salivent les vautours qui encerclent la bête morte, prêts à faire du passé table rase…
C.C.

Sommaire numéro 36


Editorial
Autour d’une invention oubliée du politique
Paule Pérez

Intro sur l’idée communiste
Claude Corman

Introduction à la critique du pragmatisme
Michel Béja

Tout oreilles
Noëlle Combet

Questions de genre chez le champignon
Paule Pérez


Editorial – Autour d’une invention oubliée du politique

Autour d’une invention oubliée du Politique

Cela se passe pas mal de siècles avant qu’Aristote puis Platon nous parlent de la vie de la Cité grecque.

La scène est au désert du Sinaï, des années après la sortie d’Egypte. On y voit un Moïse épuisé par les querelles incessantes des Hébreux, auquel son beau-père, Jethro vient en aide.

Pentateuque – Exode – Jethro – Ch.18 – V.13 à 27 :

«13 Le lendemain, Moïse s’assit pour rendre la justice au peuple et le peuple se tint debout autour de Moïse, du matin jusqu’au soir. 14 Le beau-père de Moïse, voyant comme il procédait à l’égard du peuple, lui dit: « Que signifie ta façon d’agir envers ce peuple? Pourquoi sièges-tu seul et tout le peuple stationne-t-il autour de toi du matin au soir? » 15 Moïse répondit à son beau-père: « C’est que le peuple vient à moi pour consulter le Seigneur. 16 Lorsqu’ils ont une affaire, elle m’est soumise; alors je prononce entre les parties et je fais connaître les décrets du Seigneur et ses instructions. » 17 Le beau-père de Moïse lui répliqua: « Le procédé que tu emploies n’est pas bon. 18 Tu succomberas certainement et toi-même et ce peuple qui t’entoure; car la tâche est trop lourde pour toi, tu ne saurais l’accomplir seul. 19 Or, écoute ma voix, ce que je veux te conseiller et que Dieu te soit en aide! Représente, toi seul, le peuple vis-à-vis de Dieu, en exposant les litiges au Seigneur; 20 notifie-leur également les lois et les doctrines, instruis-les de la voie qu’ils ont à suivre et de la conduite qu’ils doivent tenir. 21 Mais, de ton côté, choisis entre tout le peuple des hommes éminents, craignant Dieu, amis de la vérité, ennemis du lucre et place-les à leur tête comme chiliarques, centurions, cinquanteniers et décurions. 22 Ils jugeront le peuple en permanence; et alors, toute affaire grave ils te la soumettront, tandis qu’ils décideront eux-mêmes les questions peu importantes. Ils te soulageront ainsi en partageant ton fardeau. 23 Si tu adoptes cette conduite, Dieu te donnera ses ordres et tu pourras suffire à l’œuvre; et de son côté, tout ce peuple se rendra tranquillement où il doit se rendre. » 24 Moïse écouta l’avis de son beau-père et effectua tout ce qu’il avait dit. 25 Il choisit des hommes de mérite entre tout Israël et les créa magistrats du peuple: chiliarques, centurions, cinquanteniers et décurions. 26 Ils jugeaient le peuple en permanence; les cas difficiles, ils les rapportaient à Moïse et les causes simples, ils les décidaient eux-mêmes. 27 Moïse reconduisit son beau-père, qui s’en retourna dans son pays.».

On n’est certes pas encore ici dans le suffrage universel, ni en Démocratie, Jethro conseille à Moïse de déléguer ses pouvoirs d’arbitrage et de jugements à des hommes avisés dans les Tribus.

On y voit cependant l’émergence dans notre tradition monothéiste, du système de représentation, de la délégation, avec pour visée l’établissement d’un fonctionnement social viable et vivable, relevant d’un instinct de vie. De surcroît, il apparaît là que la mission de ces représentants portera sur des affaires courantes, civiles, bien plus que sur des questions cultuelles. Embryon, donc, d’une mise à part du religieux.

Déjà au Désert, un homme qui paraît avisé comprend la nocivité d’un groupe social qui pourrait revenir à la horde, et cet homme instaure la parole comme alternative à la violence et l’invective. Premiers pas du socius, tension ou émergence d’un fait civilisateur avant même la fondation de toute Cité.

On assiste ces derniers temps à une étrange tendance oublieuse de l’Histoire, à savoir que des mouvements « à visée sociale » peuvent aussi bien masquer une mentalité totalitaire.

Dès les années 1920, Mussolini conduisit un programme social avancé et à la charnière des années 1930, il fit assécher les marais Pontins, éradiquant la malaria. Le premier programme d’Hitler comporta en 1933, un fort volet social et de développement.

C’est aussi par-là, que ces totalitarismes se sont imposés dans les populations.

Chacun aurait tort de ne pas s’attarder sur les théories politiques passées et leurs associations confuses voire perverses.  Il s’est trouvé tant d’Allemands et d’Italiens « défavorisés » auxquels nazisme et fascisme ont donné de pauvres gages matériels pour gagner leur confiance.

Mais c’étaient aussi des mouvements pleins de haine, animés d’un esprit primaire et d’ostracisme.  

Un mouvement dit « social »  n’est pas forcément humanitaire, on l’a vu en certaines « révolutions ».

Il convient donc de voir que  tout mouvement de revendication  « sociale » si légitime soit-elle, n’est pas forcément aux constantes de l’ « humanisme ».

En revanche, l’antisémitisme constitua en toute circonstance une aiguille de boussole en ces mouvements. L’affaire marrane que nous reconvoquons depuis si longtemps en est une des plus puissantes illustrations. Qui l’oublierait ?

En ont-ils conscience, ceux qui n’ont pas distinctement enrayé, réprimé, renié, les « quenelles », ni par geste, ni en paroles, « ni en action, ni en intention », à proximité de leurs manifestations dites populaires ?

Nous ne les en remercions pas.

P.P.

Intro sur l’idée communiste

Je voudrais dire ici deux mots sur les obstacles ou les malentendus que rencontre mon projet d’exposition sur l’idée communiste.

Avant tout, il s’agit peut-être de la méfiance qu’inspire l’idée communiste elle-même, pas de ses déviations, de ses errements, de ses incarnations souvent monstrueuses.

Une commune humanité est-elle simplement pensable aujourd’hui ? Je n’en suis plus certain. Et pas exclusivement pour d’évidentes raisons géopolitiques. Le monde multipolaire d’aujourd’hui, dans lequel les nouvelles puissances de l’Orient sont en passe de devenir plus fortes que la vieille Europe et ses colonies américaines ne pousse pas forcément à l’optimisme. L’air du temps vibre à nouveau de passions nationalistes, ethniques, religieuses. Les nations sont à nouveau en état plus ou moins déclaré de guerre, l’Europe se désagrège, l’ONU n’éteint plus les incendies.

Quelque chose rebute désormais les hommes dans la simple formulation d’une destinée commune de l’humanité. Autrefois, c’était la crainte d’un système totalitaire fondé sur la dictature du prolétariat. On adorait ou on détestait les communistes, jusqu’à ce que l’empire soviétique lui même se délite et laisse sans voix les anciens partisans du collectivisme marxiste léniniste. De nos jours, c’est autre chose. C’est l’humanité que nous n’aimons plus, que nous craignons, qui nous déçoit dès les premières heures de ses rassemblements, au Caire, à Kiev, en France. Quelque chose d’intimidant, d’hostile, de brutal, de caïnique ! Comment faire cause avec tous, comment imaginer être avec tous ?

L’espérance et l’imagination qui poussent les êtres humains vers le bien, la paix, la concorde sont ensevelies sous des tonnes de grabats. Les mots se sont empoussiérés, les images se déchaînent au point que le voyeurisme médiatique se cherche désormais de nouveaux maîtres dans les réseaux sociaux. Où que l’on tourne les yeux, le mensonge, la haine, la méfiance, le sectarisme, la vulgarité médiatique, l’apartheid consenti du sexe, de l’ethnie ou de l’opinion gouvernent l’atmosphère de l’époque. Peut-on encore aimer suffisamment l’humanité ? C’est cette question là qui est cruciale, qui est la source véritable de nos perplexités. Il n’est pas jusqu’aux révoltes qui n’aient perdu leur langue ou n’en inventent une réplique caricaturale. Ici, le phrygien revient à la mode, chacun se rêve en chef d’un comité de salut public, tout en jurant que sa tête ne dépasse pas celle des autres. Ni les invisibles qui se rendent tout à coup éclatants par la chasuble fluo, ni ceux qu’il faudrait par symétrie appeler les visibles, et qui font profession depuis des années et des années sur les plateaux de télévision d’une abyssale ignorance ne nous font espérer l’humanité des lendemains. On peut selon ses goûts, ses rages, sa situation matérielle, se sentir porté ou exaspéré par la vague des colères. Mais quand on décapite l’effigie d’un prétendu Louis XVI endimanché de modernité, on donne une fois plus de raison à Marx qui disait que l’Histoire se répète sous la forme du plagiat. Nulle part demain ! Personne n’aime la race des siècles futurs.

Lointaine fille de la République, l’idée communiste suscite-t-elle enthousiasme ou perplexité ? L’embarras, évidemment ! Cela va de soi. Si le communisme était à l’heure de Sartre l’horizon indépassable de l’humanité, il est aujourd’hui un astre éteint ou presque, une sorte de fossile historique dont on ne veut plus retenir que son masque totalitaire. Et si quelques auteurs comme Alain Badiou s’emploient à nous convaincre que le communisme est redevenu la grande affaire de la pensée politique contemporaine, ils ont bien du mal à franchir la porte des compagnies universitaires. Les multiples naufrages du libéralisme ne sont pas les conditions suffisantes de sa renaissance, nous en faisons chaque jour l’expérience. Des forces de cisaillement, de fragmentation, de séparation sont à nouveau à l’œuvre dans chaque communauté humaine et partent à l’assaut des laborieuses maçonneries transnationales héritées de la dernière guerre mondiale. On les appelle communautarismes, populismes, nationalismes, chocs de civilisation, blocs identitaires. Et s’il persiste un petit sens commun de l’humanité, il est à rechercher dans la peur de la catastrophe. C’est la crainte d’un désastre écologique ou climatique qui rassemble un petit peu les peuples des multiples continents. Un futur triste et déshabité pointe sa face grise et l’homme a peur que la Nature l’abandonne en chemin. Nul appel commun vers une renaissance culturelle, spirituelle, esthétique ne vient rompre la monotone mélodie d’un progrès déconsidéré, coincé dans les mâchoires de la technologie et de la marchandise. Le progrès économique, technique, médical qui était le soleil des temps modernes juvéniles a perdu ses lueurs, sa vitalité. Et quand bien même corrigerait-on les plus obstinées injustices que les propriétaires du Capital font encore peser sur les destinées humaines que nous serions néanmoins coincés dans un futur insignifiant. La reproduction élargie du Capital peut bien ajouter une énième application à nos smartphones, un énième canal à nos postes de télévision, un énième système d’imagerie médicale au sondage des corps, elle échoue à rendre le monde meilleur, plus présent, plus enraciné, plus amical. Sa mathématique est celle d’une somme vers l’infini qui s’annihile à une vitesse foudroyante. Le Marché, ce niveleur-né, disait un philosophe allemand au tournant du vingtième siècle ! La platitude, désormais, est venue à bout de la sphéricité du globe terrestre.

Nous avons vécu ici depuis la seconde guerre mondiale la grandeur et la décadence de deux forces majeures: celle de la construction européenne tournée vers la paix et la solidarité des nations et celle de son expression politique modérée, que l’on qualifiera pour faire vite de social-démocrate, une expression politique sage qui aspirait à se tenir à distance des ivresses capitalistes et des collectivismes liberticides. Une sorte de libéralisme économique tempéré par un système de redistribution sans doute insuffisant et parfois ingrat mais qui ménageait les services publics, les grands équilibres sociaux et territoriaux. Nous vivons aujourd’hui la fin de ce cycle. Les colères contre une Communauté européenne pétrifiée dans ses dogmes économiques, ses règles technocratiques, son appétit fanatique des diagrammes financiers tout comme la ruine généralisée des partis sociaux-démocrates l’accompagnent. De sorte que face à la jobardise d’une économie de marché qui a perdu tout sens de la mesure, les résistances actuelles oscillent entre les pulsions néofascistes qui célèbrent l’espoir d’une liberté retrouvée des peuples dans la chaleureuse prison des frontières et la confiance résurgente dans un intimidant contrôle étatique de la production humaine.

L’idée communiste, naufragée en Europe, quand les foules allemandes franchirent en 1989 la porte de Brandebourg, est hors-jeu, tétanisée, vaincue par les mille monstres qu’elle a enfantés. Et à l’Orient, quand le sang cessa de couler à Phnom-Penh, après la défaite de Pol Pot, les parades militaires de la famille nord-coréenne des Kim lui infligèrent, par le ridicule, le coup de grâce définitif.

Sauf que l’humanité ne peut pas se défausser aujourd’hui d’un projet commun. Alors qu’on l’appelle idée communiste, ou bien commun de l’humanité ou commune humanité, peu importe. Nous ne pouvons pas nous défausser de cette question cruciale, en espérant que la compétition mondiale va miraculeusement découvrir ses points d’équilibre, son sens de la mesure et se rationaliser. Le colossal effort d’adaptation qui est demandé aux hommes pour ne pas sombrer dans le déclassement ne peut déjà plus être accompli que par la formation massive de post-humains et notre réduction accélérée à des algorithmes marchands. Cela ne semble pas être une mauvaise nouvelle pour tous. Après tout, nous glisse Harari, la connaissance de nos désirs, de nos goûts, de notre caractère, de nos penchants intellectuels par une intelligence artificielle de plus en plus performante est-elle davantage une chance pour les humains qu’un désastre. L’humain y perdra sa poésie, son art, sa condition tragique. Il y gagnera l’insouciance, la légèreté, l’absence de choix. Enfin un programme réussi de suppression du libre-arbitre ! S’exclamera-t-on. Huxley et Orwell semblent désormais si loin que leurs cauchemars sont devenus des rêves positifs.

Je disais tout à l’heure que les révoltes sont privées de langue. Je voudrais ici préciser. Elles sont privées de langue commune, d’une langue qui parle au cœur de tous les hommes et leur livre un accès à la fraternité, comme y réussirent les grands idéaux socialistes du dix-neuvième siècle ou la révolution spirituelle et esthétique de la Renaissance. Mais nous savons aujourd’hui que cette langue commune à forger demain n’est pas immédiatement universelle. L’universel révolutionnaire, qu’il soit français ou russe a cessé d’inspirer les peuples de la planète ou du moins, s’il peut encore les mobiliser, c’est seulement sous une forme décousue ou parodique. Le paradoxe de cette langue commune que l’on ne doit jamais sacrifier par anticipation, sous peine de faire l’infantile apologie de la guerre effroyable qui se prépare dans les coulisses de l’Histoire, est qu’elle doit être nécessairement la langue la plus singulière. C’est la leçon du siècle passé à laquelle personne ne peut se soustraire, et que Jabès a résumée dans son célèbre aphorisme : seule la singularité est subversive. Sans la liberté de chacun, sans l’originalité de chacun il n’est nul sens commun de l’humanité. On se rend à l’humanité par l’homme, et pas l’inverse. Mais qui est aujourd’hui l’homme ? Ne sommes-nous pas déjà des variables alignées en colonnes, des quantités fractionnées ? Alors, l’humanité ?

Simone Weil rédigea à Londres avant de mourir en 1943 un ouvrage sur la transformation du prolétariat ouvrier et paysan après la défaite attendue de l’hitlérisme. On aurait pu penser qu’elle plaiderait pour une plus grande mobilité des forces du travail, en prenant en exemple le cosmopolitisme des milieux intellectuels européens des années d’avant la grande Guerre qui, avant d’être anéanti dans la boue et les barbelés, s’était joué des narcissismes nationaux. Il n’en fut rien. Mieux, elle intitula son livre : l’enracinement. C’est un long et remarquable plaidoyer en faveur de l’enracinement des ouvriers et des paysans sur la terre, l’inverse du nomadisme et de la délocalisation que l’entreprise capitaliste a promus partout comme la condition humaine élémentaire. Bien sûr, Simone Weill n’avait pas en tête un enracinement fermé et soupçonneux, allergique à toute forme d’échange. Elle pensait que l’habitation raisonnée de la terre par les travailleurs offrait une meilleure chance à l’hospitalité que le déplacement continu des humains voulu par la seule économie pour doper l’univers de la marchandise à l’Age technique. La question ici soulevée est celle d’un enracinement ouvrant, condition inexplorée jusque là d’une commune humanité. Inexplorée ? Non, pas entièrement. Elle fut esquissée par le Bund , le parti ouvrier juif créé à l’aube du vingtième siècle, qui lui donna le nom de doykayt, néologisme yiddish qui signifie grosso modo qu’il n’y a aucun Eldorado, aucune terre promise aux humains ni dans l’espace ni dans le temps, que l’attachement à un pays où l’on a tissé des milliers de liens depuis des siècles n’est pas moins puissant que celui des autres communautés humaines peuplant la terre russe. La coupure du Bund et du mouvement communiste dirigé par Lénine qui l’accusait de visées séparatistes mit fin à cette voie…

Et c’est peut-être par là, par ma proximité avec les idées du Bund, que je devrais sans doute expliquer ce projet d’exposition. Par proximité avec les idées du Bund ? Pas seulement avec les idées, peut-être davantage encore avec les personnes, car ces êtres effacés de la mémoire contemporaine sont nés dans la zone de résidence des juifs en Russie, celle dans laquelle a vécu ma famille paternelle. Et en cela ils ont une forte parenté avec moi.

Bien sûr, je ne me suis pas intéressé à l’idée communiste à cause d’eux. J’ignorais le Bund dans mes années universitaires.

Jeune homme, comme tant d’autres poussés par les préoccupations philosophiques de l’époque, j’ai lu les œuvres de Marx, presque toutes, mais contrairement au savant diagnostic d’Althusser sur la fameuse rupture épistémologique entre le jeune et le vieux Marx, j’avoue avoir pris plus de plaisir avec l’Idéologie allemande qu’avec le Capital. Et puis, on se met à lire autre chose, plein d’autres choses, et les provisions théoriques acquises pendant la jeunesse et que l’on croyait abondantes et impérissables s’amenuisent au fil des jours. On y gagne en liberté d’esprit, on y perd forcément en convictions. Le dernier livre d’inspiration clairement marxiste qui ne me soit pas tombé des mains était une compilation de textes de mathématiciens, de physiciens, de sociologues, de philosophes et d’historiens tchèques parue peu de temps après la liquidation musclée du printemps de Prague par les troupes « fraternelles » du pacte de Varsovie. Une soixantaine de contributions rassemblées par Radovan Richta, un philosophe tchèque ami de Dubcek, sous le titre «  La civilisation au carrefour ».

Cela fait quarante ans que j’ai lu ce livre et je considère encore que ce fut l’une des dernières tentatives étoffées et riches de donner un avenir flamboyant à l’idée communiste.

Je dois ajouter qu’aucun retentissant fait d’armes d’un résistant communiste n’illumine les tréfonds de ma mémoire. J’ai par hasard retrouvé un Korman dans le livre « Le sang de l’étranger. Les immigrés de la M.O.I dans la résistance », mais je ne sais pas s’il était de ma famille. Je n’ai vécu enfant ni dans le blâme ni dans l’éloge du communisme. Ma famille a pourtant souffert du stalinisme. Mon grand père Gabriel et mon oncle Abraham ont été déportés en Sibérie, sous un « triple » chef d’accusation : juifs, koulaks et moldaves.

Mon grand père ayant donné sa pelisse et ses bottes à son jeune fils, il est certainement mort de froid dans le train. Personne ne sait où, précisément s’est arrêtée sa vie. In memoriam, son nom est gravé sur la tombe de sa femme, Sarah, dans le carré israélite d’un cimetière de Vienne, en Autriche, où elle est morte en 1937 d’un cancer du pancréas.

Il y eut néanmoins des gens de ma famille paternelle haut placés dans le PCUS. Un jour, bien avant la chute du rideau de fer, ce devait être en 1973, une femme austère, froide, parlant uniquement le russe, de passage à Saint-Gaudens pendant ses vacances françaises a fait reproche à mon père de lui servir une bouteille de vin poussiéreuse, comme si mon père n’avait aucun égard pour une dirigeante communiste. Ce vin était un Haut Brion.

Je ne parlais pas du tout le russe, mon père en baragouinait des miettes. Sa langue maternelle1 avait quitté son esprit. Mais je garde de cette visite un souvenir amer. J’aurais aimé poser des questions à cette lointaine parente. Comment avait-elle fait pour devenir une dirigeante bien traitée du PCUS ? Supportait-elle sans état d’âme d’œuvrer chaque jour en faveur d’une dictature bureaucratique ou imaginait-elle encore écrire les pages vivantes et bien actuelles du socialisme ?

Ou comme j’incline à le penser maintenant, avait-elle simplement pris son parti d’une situation politique qui lui ménageait quelques faveurs, quelques plaisirs comme celui de visiter l’Europe occidentale ?

Mon père revit son jeune frère Abraham une première fois en Russie soviétique, à Moscou dans la seconde partie des années soixante dix puis une seconde fois en Israël, où Abraham avait émigré en 1980 grâce à la filière roumaine de transfert des juifs russes qui valut un temps à Ceausescu les sympathies de l’Occident.

Mon oncle Abraham mourut dans l’année qui suivit son arrivée en Israël. Il vivait dans un camp de réfugiés russes à Haïfa, dans l’attente d’un appartement plus confortable. A un de ses autres frères vivant à Philadelphie et qui, venu le visiter dans son nouveau pays, avait pris une chambre à l’Hôtel King David de Jérusalem, Abraham fit part de son irritation, de sa déception, dans des termes sans ambiguïté. Lui et sa femme vivaient mieux dans leur petit appartement caucasien, ils avaient une télé, une vie sans histoires, on ne leur demandait rien. Ici, à Haïfa, on exigeait de lui qu’il apprenne l’hébreu. Comment pouvait-il apprendre l’hébreu, lui, ce pauvre homme brisé par la maladie, la déportation, l’épilepsie, l’éloignement de la famille ? Et puis, ce pays d’Israël, tout y va si vite, tout y est si ardent… Comment un homme de faible importance pourrait-il s’y sentir à l’aise, en devenir familier ?

Les communistes russes n’avaient pas enchanté sa vie, mais au bout du tunnel, ils s’étaient rachetés, ils lui avaient offert un cadre de vie acceptable, une modeste manière d’oublier.

Le frère américain se fâcha. Il traita Abraham d’incapable, d’ennemi de la liberté, d’être servile qui ne comprenait rien aux chances de sa nouvelle vie .

Mais Abraham n’eut pas le temps d’enrichir la controverse fraternelle. Il mourut rapidement d’un mélanosarcome métastasé au cerveau.

C’étaient les années 80. A la fin de la décade, le mur de Berlin avait disparu et avec lui, les histoires de l’autre côté du rideau de fer. La perestroïka et la glasnost durèrent le temps d’une rose. Eltsine déménagea les restes de la maison communiste dans la bonne humeur.

Et le communisme rentra dans une phase de coma prolongé. Plus personne aujourd’hui ne croit que le rejeton « dynastique » de Kim Jong Il en Corée du Nord incarne la survie de l’idéal communiste et pas grand monde ne mise sur la nature socialiste de l’empire chinois.

Et pourtant, je reste convaincu, ne serait ce que par la conception bundiste extraordinaire de l’enracinement, que de multiples couleurs manquent au tableau…

C.C.

1 Mon père est né en 1910 dans la Bessarabie orientale (l’actuelle République de Moldavie) qui était jusqu’en 1918 annexée à la Russie.

Introduction à la critique du pragmatisme

Un texte écrit le 28/03/2017, quelques jours avant l’élection de Macron, sans correction ni commentaire.


« MACRON OU LA FORCE DE L’ENNUI

Introduction à la critique du pragmatisme

« Tout ce qui n’est pas passion est sur un fond d’ennui.” (Montherlant)


Nous n’avons pas de guerre, et c’est tant mieux, ni d’Affaire Dreyfus et c’est dommage.

En réalité, le mot de Clausewitz devrait être retourné. Lorsqu’il précise que « la guerre est la continuation politique par d’autres moyens », l’on peut, dans la même logique proclamer aussi que la politique est la continuation pacifique de la guerre, le substitut au conflit des corps, éventuellement cathartique, mais là ne se trouve pas notre propos. Et que le conflit, lorsqu’il n’est pas violence physique ou atteinte aux droits de la personne n’est pas simplement acceptable, il est utile.

Nécessité de la disputatio. Nous avons besoin de cette passion, de cette disputatio, de ces débats sans fin, de cette violence verbale, de la droite, de la gauche, de nos placements dans l’espace des idées comme des matadors prêts à combattre, de la fâcherie, du mépris de l’idéologie concurrente, du cri après des diners arrosés. Non pas pour simplement crier, mais placer sa propre parole dans celle de son groupe et permettre par cette appartenance d’exister. Les conflits politiques représentent, pas toujours certes, mais majoritairement, les conflits d’intérêts que l’on ne peut gommer par l’affirmation béate de la nécessité du consensus. Les classes sociales existent, les groupes sociaux aussi, comme les idéologies subséquentes. Et on ne peut les anéantir sous le discours qui n’est plus celui du « rassemblement », sempiternel discours qui a toujours échoué, mais sous celui, plus grossier (donc plus accessible) du « pragmatisme ». A cet égard, la césure entre la philosophie américaine d’une part et celle européenne, et sur laquelle l’on reviendra, est symptomatique de l’impossibilité du pragmatisme dans une Europe méditerranéenne.

Pragmatisme terne. Celui qui prétend rassembler la France entière est un grand faiseur, tant sa diversité de toutes natures est patente. Celui qui se prétend n’être ni de droite, ni de gauche est un peureux de l’affirmation.

Mais celui qui affirme, dans un prétendu paradigme « nouveau » dont il se fait le héraut, être un « pragmatique » qui peut être d’accord avec tout s’il est d’accord, qui affirme que « le programme » n’est pas utile et que la jeunesse et la réponse au coup par coup, dans l’amour et la poésie et la compréhension doivent être, désormais la norme n’est ni un bandit, ni un imposteur, ni un chevalier. Il est simplement ennuyeux. Mais également dangereux.

C’est à partir de ces prémisses sur le politique et sa nécessité, au sens spinozien du terme qu’on se propose ici de démontrer le danger de l’ennui dans une France objectivement divisée et qui a besoin d’affirmer ses positions, sauf à priver les citoyens de la parole violente qui constitue leur existence, à la place où ils se trouvent.

En d’autres termes, démontrer que Macron ne porte que l’ennui et qu’il est un danger pour notre passion, et, partant, pour le pays.

Diner entre amis. L’idée de cette petite contribution m’est venue lors d’un diner avec un couples d’amis de très longue date, lorsque j’ai entendu l’épouse proclamer qu’elle « votait Macron ». Nous nous étions fâchés sur une question politique, il y a quelques années. Et ses convictions, dans la violence verbale, étaient loin de ce que peut représenter le pragmatique candidat. Elle nous accusait de ne pas être dans l’idéologie, à vrai dire dans celle, presque proudhonienne, de gauche. Et lorsque, sidéré, j’ai posé la question du pourquoi, elle m’a répondu : « il est jeune, beau, cool et pragmatique, il n’est pas dans le conflit ».

Danger du pragmatisme. Une France sans conflit, une France sans l’affrontement verbal, du style nordique ou allemand n’est pas concevable. Et le pragmatisme qui ne laisse pas le champ libre à l’expression idéologique, encore une fois utile dans la constitution des existences individuelles, de l’affirmation d’un groupe est un danger.

L’idée, lorsqu’elle est expulsée au profit de la réalité, se retrouve ailleurs, nécessairement. Dans la violence physique, dans l’émeute, presque une émeute de soi.

On partira donc de l’histoire du politique depuis nos grecs, pour rappeler la constitution des champs sémantiques et la matérialité des groupes, pour passer à la politique et son émergence dans les démocraties modernes, pour finir par une analyse du danger du pragmatisme narcissique puisque sans supports, autre que celui qui est donné à voir.

M.B.

PS. La photo en tête a été prise à Naples. La vitrine du vendeur est «pragmatique». La relique religieuse qui côtoie la femme splendide aux seins nus ne peut gêner, il n’existe pas de conflit entre ces deux modes d’appréhension du monde. Il faut être d’accord avec tout, il faut être pragmatique. Surtout quand ça fait vendre.

Tout oreilles

Les oreilles sont organes émouvants et raffinés, tout en lobes et volutes pavillonnaires en leur zone intime. À l’extérieur, parfois proches d’un coquillage de nacre rose, dans lequel on croit entendre murmurer la mer, elles  rappellent notre lien aux animaux ou aux végétaux  oreilles pointues façon chat, longues façon gazelle, déployées façon chou, rondes façon oseille dont seule une lettre les distingue. Et n’appelle-t-on pas « oreilles de lapin » ou « oreilles de renard »  la plante dont  nom savant aristolochia chilensis sonne de façon aussi mystérieuse et alambiquée que ce qu’en évoque sa forme ?


Les oreilles m’inspirent et j’aime, par jeu, prendre entre mes doigts, le lobe d’une oreille intime, le taquiner, voire le mordiller, donner à entendre le bruit mouillé de mes lèvres. Mais surtout, j’aime écouter avec les miennes, déployées au maximum, façon éléphant en quelque sorte, pour y laisser jouer leur partition les sons qui me pénètrent, bruts, venus de la réalité la plus immédiate ou transformés par les représentations dont ils sont porteurs, sollicitant l’esprit de façon hostile ou le chatouillant d’une caresse, exquise infiniment.  Des rumeurs d’émeutes et/ou de répression, des échos de guerre, des cris et des plaintes, des détonations, me transissent d’effroi ; les voix colériques me font hérisson ; dans les mots d’amour, je suis fleur éclose en printemps retrouvé même au cœur de l’hiver. Et le chant des oiseaux dans la nature, comme en musique ou en  poésie, ouvrent l’infini. En musique, ce chant des oiseaux, j’aime l’entendre à travers celui du coucou tel que l’évoque Wu Man au son de son pipa dans « the coo coo bird » (music for the motherless child : Album de Martin Simpson).

Lisant, j’écoute ces mots autres que les miens dont la portée s’inscrit dans le vide médian du papier blanc. Souvent, je lis à voix haute, pour que le son des mots, le plus souvent modulés de l’intérieur en lecture silencieuse, puissent se proposer aussi de l’extérieur, comme une mélodie aimée.

Il m’arrive de lire un tableau en l’écoutant s’il me parle comme celui de Kupka “Les touches de piano. Le lac” où un écho de voix venues de silhouettes indécises sur la barque ou les berges se mêle à l’imaginaire de la musique au piano, composant avec elle une énigmatique symphonie ; de même, la voix de la Callas, entre autres, dans un enregistrement ancien sur platine, surtout  dans des airs de La Traviata, fait résonner en moi des voix d’autrefois ; et s’y mêle la poésie de Verlaine évoquant “les voix chères qui se sont tues” ou ces vers si mélodieux d’Apollinaire dans le poème « Marie », l’un de mes préférés :  « Et la musique est si lointaine qu’elle semble venir des cieux »


Prêtons un peu l’oreille :

 […] « Les masques sont silencieux
Et la musique est si lointaine
Qu’elle semble venir des cieux
Oui je veux vous aimer mais vous aimer à peine
Et mon mal est délicieux


Les brebis s’en vont dans la neige
Flocons de laine et ceux d’argent
Des soldats passent et que n’ai-je
Un cœur à moi ce cœur changeant
Changeant et puis encor que sais-je


Sais-je où s’en iront tes cheveux
Crépus comme mer qui moutonne
Sais-je où s’en iront tes cheveux
Et tes mains feuilles de l’automne
Que jonchent aussi nos aveux » […]


Dans ce poème qui dépeint le passage, une sorte de glissando s’incline et décline en pente douce vers la dissémination et la désagrégation. Une voix, pourtant introduit dans la muette procession, comme en sursaut, une sorte de dissonance, celle de la question qui interroge le mystère de la volupté (cheveux, mains, aimer), mêlé à celui de la mort dans le mouvement vers la terre vers le bas (jonchent) quand s’est tue la musique des cieux ; mais cette dissonance créant une bitonalité, reste pourtant proche de la consonance (sais-je/neige) où s’ensevelit l’âpreté de la question.

On peut, dans ces vers, écouter, dans les mots et au-delà, ce silence que j’aime de plus en plus entendre : seul, le silence, comme la musique, comme le son feutré des pas dans la neige, a le pouvoir de représenter l’évanescent, l’impalpable. On peut s’y tenir en équilibre toujours instable entre l’inexprimable et la pensée articulée, « solidarité à la fois impossible et nécessaire de l’être et du non être », ainsi que le dit, quelque part Jankélévitch, avec des mots qui se sont inscrits en moi. Dans le silence le plus intense et le plus blanc, j’écoute les froissements, les glissements du temps qui passe et lentement s’écoule. Alors, un paysage apparaît, disparaissant, un autre se dessine ; une pensée surgit, essaime et se dissout, dont naît une nouvelle ; un sentiment s’éteint, une autre forme en renaît ; multiple kaléidoscope, comme celui, silencieusement complexe, qui a fasciné mon enfance.

Et moi aussi, je passe, m’efface, me régénère en autre forme bientôt caduque ; jusqu’à ce jour où ma vie tout entière sera frappée de caducité. Oui, dans le silence le plus profond, je peux entendre passer le temps du mourir en vie.

N.C.

Question de genre chez le champignon

L’histoire un peu juive des champignons

Les passionnés de l’environnement savent peut-être que les lichens sont considérés comme des végétaux intermédiaires entre deux espèces botaniques, l’algue et le champignon.

C’est peut-être cette trans-spécificité qui leur confère une fragilité native : la pollution citadine leur est fatale. De ce fait ils en constituent un marqueur majeur.

Les piétons allumés des villes, dont je suis, n’auront peut-être pas oublié justement que, dans le début des années 2000, les lichens avaient réapparu sur les arbres du jardin du Luxembourg !

Et c’était bien là un effet réjouissant de la politique environnemental de la Ville de Paris. Les lichens donc, étaient de retour !

Allons plus loin.

Ces dernières années, le public a découvert que les chercheurs avaient requalifié une autre espèce, celle des champignons.

En effet, voilà qu’ils nous apprennent qu’il convient de ne plus les considérer comme de simples végétaux.

Aux temps de la société transculturelle et de l’Information, voici qu’on met en lumière, que le mycélium des champignons, constitue un réseau souterrain considérable et qu’il opère un travail de médiation, lien informationnel entre les arbres de nos forêts.

Les chercheurs ont posé là une hybridité qui a de quoi nous décontenancer bien davantage : voici que l’appartenance des champignons est bousculée et requalifiée par la Communauté scientifique. Les champignons ne sont plus tout à fait partie du seul « règne » végétal. Les voici en passe d’être classifiés entre le règne animal et le règne végétal.

Et jusqu’à quel point la tradition tellurique de type saxon est-elle juste

Naturaliste, dénotée du lien qui est un composant fondamental du symbolique ?

Lorsque ces découvertes ont paru, une bouffée mémorielle m’est revenue, en la figure de ma grand-mère Emilie Lumbroso à qui je demandais  si j’avais le droit de manger les champignons, si appétissants que j’avais vus chez mes amies catholiques. Emilie m’a répondu : « oui, à condition que tu les prépares comme la viande, que tu les sales un bon moment, que tu les laves, etc. ».

Jusqu’à quel point, donc, peut-on prétendre que la pensée juive est spirituelle, qu’elle n’est pas branchée nature ?

Ainsi donc la tradition juive s’était posé la question : Ce qui se reproduit aussi vite qu’un champignon peut-il n’être qu’un simple végétal ?

Ou alors le champignon nous aurait-il caché durant des siècles, son hybridité. Y aurait-il là une marranité mycélienne ?

P.P.

Sommaire numéro 35

Editorial
Radicalisme : Mal nommer les choses…
Paule Pérez

Kraus et Daesh
Claude Corman

Le réel de l’image du corps
De Cézanne à Bacon
Roland Meyer

Mémoire et Psychanalyse
Entretiens entre Paule Pérez et Daniel Gostain (vidéos)

Charade : Une page musicale
Vincent Israël-Jost

Editorial : Radicalisme – Mal nommer les choses…

“Mal nommer les choses c’est ajouter au malheur du monde”
Albert Camus.

L’assertion de Camus n’a peut-être jamais été aussi pertinente qu’aujourd’hui, à propos d’un terme employé tous les jours.
Et le dévoiement de son sens, en effet, “ajoute au malheur du monde”.
Il s’agit du mot “radical” ou “radicalité”.
Son étymologie est “racine”, les dictionnaires précisant qu’il renvoie à l’origine et à l’essence d’une chose.
Ce qui dans notre actualité est dénommé “Islamisme radical” n’est ni objectivement ni univoquement un retour à la racine et/ou à l’essence de son texte sacré, le Coran. Si pour certains celà en est devenu une lecture, celle-ci alors serait bien restreinte et superficielle, comme tout niveau littéral de lecture, qui ratatine un texte et ramène la passion ou la soumission envers Dieu, à la simple violence et cruauté “fanatique’’. Rabattement de l’esprit sur la lettre, équivalant à une autorisation à transgresser l’interdit du meurtre et équivalant à une jouissance qui se métabolise en suicide actif ou passif.

On a vu ça au cours des siècles, et les peuples en ont payé le prix fort. Devrait-on y assister encore?

Comme tous les textes fondateurs, voire sacrés, le Coran fait bien l’objet de commentaires éclairés, interprétations polysémiques donc polémiques et divergentes. L’exemple le plus éminent est peut-être celui du pilier qu’en est le “djihad”, guerre sainte qui pour certains est métaphoriquement l’effort que chaque fidèle fait sur soi-même, tandis que pour les autres il serait au sens littéral la conversion imposée au monde par la guerre. Lectures opposées que j’ai apprises au cours d’arabe lorsque j’étais enfant dans mon pays natal, la Tunisie : Chaque enfant peut donc comprendre. De surcroît, il est clair que tout retour à l’origine proprement dite est impossible, voire qu’une telle tentative serait déraison.

C’est là juste une opinion, de ceux qui s’en réclament, c’est-à-dire un point de vue a minima réfutable, et au pire, erroné. Et de toute façon, mortifère. De quel retour à une interprétation unique des textes et à l’application littérale d’injonctions édictées à la racine, d’un djihad originel, nous parlerait-on, quand sont utilisées des armes déflagratrices contemporaines?
On a assez parlé de ces errances et autres anachronismes.

De surcroît l’Islam, comme toutes les grandes religions, n’est pas monolithique. Il est “divisé” entre courants spirituels, entre sunnisme et chiisme. Et quasiment “à ses racines” il ne peut être vu comme univoque et uni dans la totalité de ses rapports à la religion et de ses organisations. Et si les branches peuvent s’accorder plus ou moins sur le projet de convertir le monde, on ne voit pas comment elles s’accorderaient sur celui de tuer et d’assassiner à l’aveugle, risquant de tuer par là leurs propres fidèles.

Aussi nous en induirons que si certains qui se disent non pas musulmans, mais islamistes radicaux, persuadés qu’ils sont de détenir une vérité sur l’origine, la racine de l’Islam, nous ne pouvons qu’en faire le constat: qu’ils se désignent eux-mêmes comme islamistes radicaux. “Radicaux” sans nous. Car pour nous ce sont juste des extrêmistes. Pourquoi devrions-nous adopter leur vocable, leur autodénomination, qui dans une déformation abusive de la langue, confèrerait un certain lustre à des assassins?

Il est grave que par un curieux mimétisme similaire à de “l’identification – langagière – à l’agresseur” nous ayons avalé et avalisé sans recul ce vocable, sans le traverser par un minimum de réflexion critique.
Un terme est apparu, “Islam radical”, et il a été répété sans donner lieu à beaucoup de commentaires terminologiques, alors qu’on se souvient, par exemple, de tous les commentaires, en son temps, autour du terme “gauchiste”, ou d’autres…
Adopter cette dénomination des extrêmistes a, on le voit, un effet “performatif”, aussi le risque est grand qu’on finisse par penser collectivement que cette religiosité tueuse aurait un caractère, disons, sympathique, moral, voire romantique – et voila, les mots fabriquent des jeunes en quête de sens…

La mémoire politique de l’Europe y est qu’on le veuille ou non, sollicitée, suscitée, dans un écho lointain. En effet, “radical” résonne avec la dénomination d’entités politiques qui se sont imposées des remaniements, tel justement le Parti radical, qui a effectué au fil des décennies un certain nombre d’aggiornamentos. Aujourd’hui, le Parti radical est un parti modéré. Même s’il s’est éloigné de ses racines nettement à gauche, il conserve sa marque démocratique qui maintien le mot “radical” dans une connotation respectable. Par un amalgame plutôt inconscient, le risque est grand que ces acteurs en se réclamant d’un Islamisme “radical”, se parent d’une image quand même un peu de gauche, sympatique comme la jeunesse… qui aurait droit à l’erreur. Mais ce n’est pas Mai 68, qui n’a produit ni Ozar ha Tora, ni Charlie hebdo, ni le Bataclan, ni l’Hyper casher, etc.

De plus n’est-ce pas faire insulte à des concitoyens musulmans qui sont a minima désolés par cette image d’une religion qui présente comme les autres monothéismes que nous connaissons, tant d’aspects théologiques, historiques et culturels de tolérance, d’humanisme et de fraternité? Toutes les religions, jeunes ou moins jeunes ont connu ou connaissent des phases de dérapages et d’extrêmisme. L’Islamisme radical n’est pas un parti politique constitué, ni un terme déposé. La généralisation de l’emploi de l’expression en est donc d’autant plus étrange et les linguistes en feront peut-être avec les sociologues un objet d’étude approfondie. Ce qui est mal nommé Islamisme radical est bien un extrêmisme.

Nous en appelons donc à ce que cette appellation “Islamisme radical” cesse d’être employée benoitement, qu’on en mesure le risque sous-jacent. Qu’on arrête d’ajouter ainsi au malheur du monde. Et que chaque commentateur, chaque organe politique, chaque témoin, le dénomme à sa manière selon sa perception.

P.P.