Mezouzah

Je remercie D.W Winnicott [1]et son livre : la nature humaine ;
D’icelui sortirent ces propos,
En confluence.

 

Dans un pays lointain et proche, sur les linteaux des portes, sont apposées des mezouzot, pluriel de mezouzah, nom porté par un petit objet, boîtier incliné qui contient un morceau de parchemin.

Diversement décorée et ouvragée, élégante, sérieuse, rigolote, précieuse la mezouzah peut être faite de matières différentes, en verre, en céramique, fer, cristal, bois, aluminium, cuir, mais pour autant, parmi cette variété, une constance: à l’extérieur et par-dessus, la présence de la lettre “chin” (ש), sorte de trident – pour aller vite et il y aurait déjà beaucoup à dire ici si on s’arrêtait : « chin » du chéma[2], « chin » composé de trois iodim[3]…)-, métonymie et première lettre du mot chaddaï, qui y est comme gravé en surimpression, sorte de ligne de flottaison pour un « dire » caché, pour un “mystère” en sous-marin, sagement sis à l’intérieur de son murmure de lettres et de peau, tenu enroulé, et enveloppé.

Chaddaï qui signifie le “tout-puissant”, l’un des noms de l’ineffable, qui restent en nombre et ailleurs, dans les rouleaux ou les codex, en attente d’être encore et toujours animés par les lèvres de chaque une et chaque un, membranes repliées au cœur des prières, sonorités chaque fois singulières mues par la recherche du carré Originaire, le tétragramme[4]; à travers la parole balbutiante, comme si alors chaque une et chaque un, pouvait aller boire directement à la Source pour assouvir la vieille soif des lèvres, soif duale qui rentre en échos avec la double appartenance du “davar[5]” : au monde et aux mots.

Chaddaï est l’une des formes que traverse le tétragramme, sinon cette parole intangible, une ouverture qui assure un double mouvement, un pas de deux. Mais aussitôt, il faut ajouter pour ce qui nous intéresse ici plus précisément, une autre signification à ce mot, à savoir celle de “sein”.

En effet, le sein de la mère qui allaite son enfant est aussi chaddaï. Dès lors on peut interroger ce rapport qui semble être tendu de manière un peu étrange entre la toute-puissance de l’ineffable et le sein de la mère. Entre la bouche pour “dire” et la bouche pour se “nourrir”, cette soif double, cette double “aspiration” qui nous voit aspirer le lait du sein de la mère et “aspirer” à travers les prières adressées au tétragramme…à ce quelque chose comme l’infini.

Aspiration au substantiel, aspiration au spirituel ; l’un-l’autre.

Mais revenons un peu en arrière.

Le sein est la première toute-puissance à laquelle se confronte le petit enfant et ce depuis des millénaires, s’il n’est pas nourri il meurt. C’est la rencontre première avec le monde, et nécessaire, hors de l’utérus, et située en amont de notre capacité à nous souvenir, disons capacité habituelle. Alors si le sein est cette toute-puissance première et nourricière, que vient faire ici dieu? Et que vient-il faire sur les portes, sur le seuil, ce tracé qui sépare l’intérieur et l’extérieur, qui délimite ce qui est du ressors de la famille, du foyer, appelé encore “cocon”, mot qui renvoie à l’idée d’un temps où l’être en devenir encore grandement fragile et tout en nudité a besoin de protection ? Probablement beaucoup d’explications existent et d’autres encore existeront, et pour cet exposé, nous nous en tiendrons à une explication probable, non assertive et consciente de sa limite, au régime donc de l’intuition. Celle aussi, d’une conscience d’adulte qui a oublié ce temps du sans souvenir, lorsque les mots n’étaient pas là, et qui par reconstruction va tenter un rapport à celui-ci en passant comme par-dessus le vide, mais aidée en cela par le penseur, psychanalyste et médecin : D.W Winnicott. Nous allons y venir.

Sur toutes les portes serait ainsi rappelée cette idée du sein premier et tout puissant qui nous a nourris alors que nous étions entièrement dépendants et soumis à la merci de la bonté des soins de l’environnement proche, parce qu’incapables de nous occuper de nous-mêmes. Et petit excursus, si l’on craint et si l’on aime Dieu, dans cette mise en scène balancée et toute faite d’introjection anthropomorphique, ce pourrait être en souvenir de cette situation archaïque où nous étions – qui se rejouerait- de l’attente du sein nourricier venu ou non, nous rassasier, nous laissant alors avec l’incompréhension d’une douleur au ventre non adoucie, et la frustration émanant de l’arbitraire. Serait-ce là encore l’origine possible, le germe pour la première forme de l’idée de persécution[6], celle qui confond la peur avec la crainte et que l’on retrouve parfois à travers une dynamique paranoïaque – et à travers la figure de ce dieu qui vient punir et parfois sans raison – songeons à Job ou encore à une théologie de la culpabilité? Accordons-nous, en tout cas, le droit d’y penser.

Ainsi, Dieu et le sein s’entremêlent dans le puits le plus primaire de notre oralité duale, lors de notre progressive émergence au monde, dans un jeu de pulsions comblées ou non, assouvies ou non, qui passe par la bouche et la présence ou non de nourriture et qui déterminera plus tard cette tension reconstruite entre récompense et punition, comme les deux pôles d’une conscience qui aura eu le temps de trouver d’autres termes que ceux d’une sensation et d’une pulsion brutes, le temps de trouver des intermédiaires, ces écarts, déports, reports que sont les mots; ces déplacements, ces métaphores: les mythes, les religions, l’Histoire. Le temps aussi d’entendre. D’où alors peut-être une bonne raison pour que le chéma  soit placé sous le chaddaï, ces deux mots qui commencent par la lettre « chin”, tous deux reliés, renvoyant l’un à l’autre et tenus ensemble par la mezouzah, comme métaphore justement du parcours qu’aurait à effectuer une conscience qui vient au monde par la bouche, et qui apprend à participer du monde et au monde par l’oreille et l’écoute. Remarquant que dans les deux cas, celui de la bouche ou celui de l’oreille, chacun peut tout aussi bien donner et recevoir. La bouche donne une parole et reçoit la nourriture, l’oreille reçoit une parole et donne une écoute, construisant en chiasme l’altérité, l’attention à l’autre, le lien. Mais encore, un parcours qui irait de la surface – là où se trouve le chin du chaddaï (sur le boîtier) – vers un sens toujours plus profond, et la profondeur pétrie d’une écoute toujours plus fine, le chéma du parchemin, la mitsva[7]. Précisons ici, situé dans une perspective chronologique, que nous ne plaçons pas la bouche avant l’oreille, il se pourrait même que ce soit le contraire, que l’écoute intra-utérine prime sur la bouche, pensons à ce milieu liquide qui doit conduire les bruits mieux que ne le fait l’air, pensons aux gargouillis du ventre de la mère, aux battements réguliers ou qui s’emballent de son cœur, un univers sonore extrêmement riche, et ainsi par rapport à cela, parce que l’enfant est nourri par le cordon ombilical, court-circuitant sa bouche, il serait possible de dire que lors de la période intra-utérine, c’est l’oreille qui est stimulée et qui stimule le plus et que le temps de la bouche, lui, viendra plus tard, une fois à l’extérieur. Dans l’utérus, le ventre est ce qui fait office de bouche et nous en portons la trace, cette petite dépression située au tiers inférieur de notre buste. Bouche/ventre comme collapsés et annonce de ce qui nous arrivera plus tard, le co-lapsus linguae, ce passage du sens qui emprunte une autre voie, et comme presque une autre voix qui nous échappe, celle de notre inconscient, en prise directe oui, en guise de raccourci. Trous de vers dans le tissu de l’univers et de notre psyché, pour un temps un peu différent.

Ce n’est plus celui –conventionnel- que l’on compte par déplacement de trotteuse ou par la fréquence vibratoire d’un atome. Mais celui qui n’a pas oublié que nous avons été tout-petits enfants, qui n’oublie pas que même devenus adultes, nous les sommes encore tous, ces touts petits enfants des temps archaïques et reprenant une phrase de D.W. Winnicott, je poserais que: “nous avons tous les âges, tout le temps”[8].

Imaginons-nous alors comme des fractales, notre développement non pas comme un glissement le long d’une ligne temporelle, mais comme une accumulation intégrative de couches. L’être humain comme une poupée russe, véritable puissance maïeutique, en cascade, mais où tout se tiendrait encore présent, toutes les étapes à même chaque étape. Le problème étant alors de trouver des chemins pour y revenir en conscience. Et pour m’aider en cela, c’est-à-dire emprunter un sentier de temps ancien, je partirai d’une idée de D. W.Winnicott[9], sorte d’éclair. A savoir que ce n’est pas le sein de la mère qui est donné par elle et reçu par l’enfant dans une attitude passive, mais bien plutôt l’enfant qui crée le sein de la mère, dans une geste active et hallucinatoire. L’enfant, non encore conscient de son corps et du corps de l’autre, hallucine le sein de sa mère, en quelque sorte poussé par sa pulsion primaire, si fortement désirante, qu’il fait être le sein. Sa tendance, son yetser[10], créant (le yotser, le créateur, est aussi présent dans l’une des bénédictions qui encadrent le chéma), ce qui sera apporté par une mère, ou une autre personne, qui aura su et pu être suffisamment attentive et présente à la demande, il faut bien que cette chance se joue. Ce régime hallucinatoire alors développé par l’enfant est comme une fine couche entre l’intérieur et l’extérieur, une membrane pour la vie de la psyché, qui filtre, et laisse passer dans les deux sens pour que les échanges puissent avoir lieu. Le lieu justement où se rencontreraient la chose et le mot, le lieu où se rencontreraient le tétragramme et le sein, et portés par la mezouzah. Cette fine couche qui fait vivre l’humain, cette membrane faite d’une étoffe hallucinée. Nous y glisserons au fur et à mesure du temps, l’art, la religion, et encore d’autres choses. Germe de l’imagination, souffle pour la noèse, corde de la lyre sur laquelle David continuera de chanter. La vie (haï).

Alors pourquoi dieu se trouve-t-il en rapport avec le sein?

Peut-être précisément parce que la première création hallucinée de l’enfant tout-puissant, serait le sein de la mère ; et la lettre « chin » et le mot chaddai  renverraient ainsi dans un mouvement double à ce qui donne suffisance ainsi qu’à la toute-puissance de l’enfant, du créateur mais ajoutons aussitôt que la lettre « chin » est aussi au commencement du mot chalom [11]. Cela pour nous rappeler que cette toute-puissance de l’enfant, qui crée le sein, pour se suffire, que cette hallucination première de toute-puissance doit au cours de la vie, pour que la paix puisse advenir, ou tout du moins être recherchée entre soi et l’autre, se trouver limitée. Il doit être fait une brèche dans ces sentiments premiers de toute-puissance et suffisance pour qu’une place soit réservée à l’autre, et si le « chin » du mot chaddai se trouve gravée et portée par le linteau droit des portes du foyer c’est pour rappeler à la mitsva, la mitsva de la mezouzah tout d’abord, puis au fait même des commandements, qui font brèche dans nos élans, notre toute-puissance hallucinée alors même que nous sommes devenus adultes.

La brèche du « chin » nous rappelle ainsi à, nous demande de, faire retour sur notre illusoire suffisance, sur notre toute-puissance hallucinée, et nous rappelle que nous ne sommes pas à l’origine du sein qui nous a nourri, mais que c’est bien l’autre toujours, cette personne aimante ( le plus souvent) et soignante, qui est venue nous nourrir en première instance, qu’il y a toujours eu par nécessité un être aimant – femme/homme- pour venir aider la vie qui était en nous à continuer aux temps de notre plus grande fragilité.

La brèche du chaddaï pour nous rappeler au fait de continuer ce geste de permettre à la vie de continuer en l’autre, en tout autre.

La brèche du chaddaï pour se départir de l’hallucination d’auto-suffisance, et se mettre en route vers l’autre qui vient.

J.W.

 

[1] Donald Woods Winnicott fut pédiatre, psychiatre, et psychanalyste, né le 8 avril 1896 et mort le 28 janvier 1971.

[2] « Chéma » : qui signifie en hébreu : « écoute », est aussi le premier mot de la profession de foi du judaïsme, récitée deux fois par jour, au coucher et au lever.

[3] Mise au pluriel du nom de la lettre « iod », sorte de petit point- bascule- entre le vide et l’existant, qui se prononce : « i ».

[4] Différents noms servent à désigner Dieu au sein du judaïsme. Le «tétragramme», le plus important, ne se prononce pas comme il se lit, mais indirectement, composé des quatre lettres : « iod », « hé », « vav », « hé », peut se lire : « Adonaï ».

[5] En hébreu, « davar » signifie à la fois « parole » et « chose », comme pour indiquer- entre les deux- une implication symétrique et simultanée.

[6] Idée due à Donald Woods Winnicott.

[7] Mot qui signifie : «  commandement ». Une mistva est un devoir religieux prescrit par la Torah et précisé/redéployé par le Talmud. Ces Commandements sont au nombre de 613.

[8] La nature humaine, Donald. Woods Winnicott

[9] Ibid.

[10] Mot qui signifie : « instinct »

[11] Chalom signifie : « paix »

Entre Médecine et psychanalyse : une coupure ?

Le rapport entre Médecine et Psychanalyse n’a cessé d’être interrogé depuis que la Psychanalyse a été fondée par Freud.  Bien que celui-ci soit médecin de par sa formation, et au sens où le désir du soin lui est constitutif, le fondateur de la Psychanalyse a constamment questionné cette relation.

Court état des lieux
Subjectivité et objectivité

Aujourd’hui, trivialement et même avec l’aide de la version la plus affinée du DSM (Manuel statistique mondial du diagnostic, basé sur l’EBM-  Evidence Based Medicine, ou Médecine adossée à la Preuve), quant à la Psychiatrie, nul ne prétendrait  envisager un état névrotique comme une varicelle ou un infarctus du myocarde, bien décrits, relevant de prescriptions exploratoires et thérapeutiques « techniques » voire protocolaires, assez souvent standardisées. Et-il de ce fait utile ici d’argumenter que la « décision » du médecin et/ou la pose du diagnostic, ne peuvent être identifiée à, ni équivaloir, celle du psychanalyste ?

Il apparaît comme relevant du plus élémentaire bon sens en effet que « l’observation » du patient diffère du médecin au psychanalyste, dont l’objet relève loin de ces repérages répertoriés que de l’écoute fine d’un logos et de ses divers signes concomitants. La subjectivité du Psychanalyste se trouvant plus et différemment requise, croisant celle du patient.

Parmi les fondamentaux opératoires du psychanalyste dans la cure, « l’interprétation » du praticien, son énonciation et ce qui peut s’ensuivre, ne relèvent que de loin du recours aux modèles ou modalités thérapeutiques de la Médecine.

Il n’est ici pas cependant mon propos d’ignorer la qualité d’écoute et de dialogue de nombre de médecins fortement impliqués au quotidien, en privé ou dans le cadre hospitalier : cette « humanité »  inhérente à leur exercice qui outre le réconfort élémentaire a des effets de soutien aux traitements, ne relève pas des mêmes visées, ou plus généralement, d’un même ensemble logique et relationnel. Il en va d’autre chose. L’émotion, l’affect, le langage et les formations psychiques n’y ont de fait pas le même statut, et dans ce registre on sait que le psychanalyste ne négligera pas de s’appuyer sur sa propre expérience d’analysant lorsqu’il exerce comme analyste.

De surcroît marquer que la subjectivité du psychanalyste se trouve davantage requise, n’implique pas pour autant qu’il se départît de l’objectivité du praticien, ni d’une capacité d’objectivation en temps réel de la consultation. Dans son écoute, il est sans cesse entre les deux, ou dans les deux à la fois, ou tantôt l’un et tantôt l’autre, d’une manière propre à la Psychanalyse, où convergent et se nouent l’écoute flottante, la spécificité relationnelle singulière du transfert, les éléments de la méthode analytique qui accordent un sens majeur aux faits ailleurs menus tels que le rêve, le lapsus, l’acte manqué, etc.

Ainsi une interprétation du psychanalyste, souvent proposée d’ailleurs comme hypothèse reconductible autant que réfutable, procède comme une modalité de proposition et de relance, elle peut être rejetée, déniée elle n’en demeure pas moins un élément opératoire souvent fécond du transfert.

 

Quelques approfondissements :
entre Benoît et Castoriadis

Pierre Benoît (1916-2001), médecin et psychanalyste, fait partie des analystes de la troisième génération qui, inscrits à la Société française de Psychanalyse (SFP), ont suivi Jacques Lacan, en 1964, pour constituer le premier noyau de l’Ecole Freudienne de Paris (EFP). Dans un article de 1972[1], il développe un point de vue, qu’il étaie sur des exposés cliniques audacieux, après avoir posé comme Freud, que la psychanalyse est un rejeton de la médecine. Pour P. Benoît, cette dernière fonctionne avec un objectif de savoir (diagnostic), et avec le « fantasme d’un objet sauveur » (guérisseur) fondateur de la thérapeutique. Il  met en avant le fait que la finalité de la guérison est pour la médecine, un fait plutôt récent, né « avec les thérapeutiques…modernes » par lesquelles des maladies autrefois mortelles ne tuent plus. Pour cet auteur cela « a radicalement changé le statut du médecin et a fait de l’homme de savoir…qu’il était, un guérisseur se voulant scientifique ». Et il poursuit avec l’idée que cette mutation « l’a enfermé dans des contradictions logiques souvent insolubles », et même que « l’appel de la médecine à la psychanalyse peut être considéré comme un symptôme de ces contradictions. »

Référant son raisonnement à l’itinéraire personnel de Freud, il pose que si le jeune Sigmund démarre par une démarche imprégnée d’un certain positivisme, il en est néanmoins venu à opérer « entre médecine et psychanalyse une coupure béante », en ce que son appétit de comprendre « fut en effet très vite dirigé vers lui-même…. en tant que lui Sigmund Freud » (son auto-analyse), mais…« aussi en tant que chercheur scientifique ». Ce qui amena par la suite Freud à édicter l’exigence d’une démarche analytique pour tous les impétrants. Pour Pierre Benoît, le fondateur « sortit ainsi de la médecine…qui assignait au médecin une place d’observateur objectif des phénomènes morbides »[2]. En d’autres termes, « le renversement copernicien, selon Cornélius Castoriadis, consistait ici à ne plus poser toute la raison du côté du médecin, et toute la déraison du côté du malade, mais de voir dans celle-ci, la manifestation d’une autre raison, dont celle du médecin ne serait, à certains égards, qu’un rejeton. Que le rejeton puisse comprendre que ce dans quoi il est compris n’est qu’un des paradoxes de la dialectique ainsi dévoilée. Ce renversement, à l’immense portée théorique, ne s’origine pas dans une théorie. Il ne procède pas d’une décision heuristique de Freud, qui aurait choisi soudain de prendre le contre-pied de l’hypothèse jusqu’alors admise…préparé sourdement par les rapports avec les patients, il ne s’accomplit pleinement que lorsque Freud entre dans le projet de son auto-analyse, projet consistant à se comprendre pour se former… Activité d’un sujet comme sujet à un sujet comme sujet.[3] »

 

L’irréductible distinction des auxiliaires,
Etre un corps et avoir un corps

Partant de ce qu’il appelle le « fantasme de l’objet sauveur » auquel il articule la conception de la guérison, Pierre Benoît pose l’hypothèse que « toute tentative de travail logique sur ce qui est en jeu dans la thérapeutique, ce formidable piège à fantasmes, doit passer par la reconnaissance de ce fait que, dans tout homme, et ce sans doute depuis toujours, s’affrontent deux idées l’une à l’autre hétérogènes concernant ce qu’on appelle le corps. » Ces deux idées sont : d’une part celle des médecins, avec ses normes anatomiques et fonctionnelles, et l’idée que la guérison est la restitutio ad integrum, pour un « organisme » qui s’est fondé pendant les études du médecin, sur l’examen du cadavre, corps mort. D’autre part celle des psychanalystes, qui considère le corps d’abord dans son érogénéïté (Freud), ou comme un « organe de jouissance » (Lacan). Conception anthropologique, « inséparable de la problématique de l’Oedipe et de la castration depuis, sans doute, que la conjonction mort-procréation a fait irruption, avec le langage, dans la conscience des hommes. » Aussi, pour Benoît, « Il est donc clair qu’ils ne peuvent soutenir simultanément une seule et unique praxis. Il est une praxis soutenue par l’idéal du corps…la psychanalyse, et une autre soutenue par le corps idéal… la médecine. ».

Grammaticalement, les deux auxiliaires verbalisent avec le corps : avoir un corps, et ne pas être qu’un corps, « comme le montre bien l’usage, auquel même le plus endurci des matérialistes ne peut échapper, qui fait tout un chacun parler de son corps comme n’étant pas tout à fait soi… la seule référence scientifique qui existe à ce qui est indiqué ainsi comme n’en faisant pas partie est à situer dans le registre symbolique. Le nom que je porte, la langue que je parle, la place que j’occupe, tant dans les lignées de la rencontre desquelles témoigne ma naissance que dans le corps social auquel j’appartiens, les fonctions qui sont les miennes. »

Et ce, même si, comme le développe C. Castoriadis, ceci entraîne l’aléatoire de la manière dont oeuvre la psychanalyse : « Il n’y a pas  moyen en effet de dire quel procédé de symbolisation sera chaque fois utilisé, sur quoi il va être appliqué ou vers quoi il va entraîner. Dans le magma de la représentation du départ, la causation symbolique peut révéler une partie réelle ou un élément formel et passer de là à des éléments formels ou des parties réelles d’une autre représentation par des procédés assimilatifs (métaphoriques ou métonymiques), oppositifs (antiphrasiques ou ironiques) ou autres[4] ».

Ces auteurs montrent différemment ce qu’ils conçoivent comme la radicalité distinctive entre la médecine et la psychanalyse, la position respective des deux types de praticiens, face à la demande dont ils sont l’un et l’autre l’objet. Mais cela n’exclut pas toute propriété thérapeutique à la psychanalyse[5]. A quel point une politique de santé peut-elle en tenir compte, jusqu’à faire reconsidérer par ses experts leur acception de la « guérison » ? Castoriadis poursuit en consacrant la rupture : «…il faudra attendre 1939 et cet « Abrégé » interrompu par la mort, pour lire sous la plume du plus grand psychologue de tous les temps qu’une relation directe entre la vie psychique et le système nerveux, existerait-elle, ne fournirait, dans le meilleur des cas, qu’une localisation précise des processus de conscience, et ne contribuerait en rien à leur compréhension »[6]

Paule Pérez

 

[1] Pierre Benoît, « Médecine et coupure », Revue des sciences médicales, Psychanalyse et Médecine n° 204, octobre 1972.

[2] Il le crédite même d’une capacité anticipatrice, sans le savoir, sur ce qu’allait devenir la position des savants dans les sciences fondamentales : « le physicien Werner Heisenberg et son principe d’incertitude par exemple – devaient montrer que cette position ne pouvait être occupée que dans la méconnaissance de certaines lois fondamentales de la matière. »

[3] « Epilégomènes à une théorie de l’âme », publié dans « l’Inconscient n°8, octobre 1968. Réédité dans « Les carrefours du labyrinthe », article déjà cité Seuil, 1977

[4] C. Castoriadis, ibid.

[5] D’autant que Benoît, dans ses exposés cliniques, évoque qu’il a traité un patient avec des piqûres d’un soluté « bromo-calcique », acte médical s’il en est, qu’on n’envisage pas venant d’un psychanalyste non médecin !

[6] Ibid.

Sommaire numéro 27

Editorial
Dix ans !
Claude Corman et Paule Pérez

« Trois petites notes de musique »… Fuyante, fragile et indispensable, la réminiscence
Noëlle Combet

Les bifurcations à l’Âge pré-moderne et moderne
Claude Corman

Le principe espérance. Slogans meurtriers et formules salutaires
Paule Pérez

Kouznetsov, Soljenitsyne, deux aspects d’une même révolte
Paule Pérez

Editorial : Dix ans !

par Claude Corman et Paule Pérez

Cela fait maintenant dix ans que « Temps marranes » existe. Dix ans pendant lesquels nous avons tenté d’éclaircir sous différents angles l’originalité et la valeur d’un concept, la marranité, si profondément instable et modeste qu’il pourrait être nommé un quasi-concept, à l’instar de ces espèces virales en mutation permanente que l’on appelle en biologie les quasi-espèces.

Dix ans aussi où, il faut bien le reconnaître, nous avons du prendre acte des limites de diffusion de ce concept dans l’espace politique contemporain, sans que nous en ayons clairement la compréhension.

Les identités que les auteurs ont diversement appelées hybrides, en archipel, les identités croisées, ou encore les identités diasporiques, tout cela a peuplé plus ou moins l’imaginaire contemporain de la philosophie politique.

Claude Corman : Mais où est le juste milieu nom de dieu ? – 2011- Huile sur toile 125 x 105 cm
Claude Corman : Mais où est le juste milieu nom de dieu ? – 2011- Huile sur toile 125 x 105 cm


Notre quasi-concept de marranité

Dans le contexte de terreur, entretenu par l’absolutisme monarchique, la tragédie ibérique a constitué avant la lettre une véritable contre culture de résistance dans le secret. En cette contrainte vitale, celle-ci s’est formée sur une étrange et douteuse collusion-collision « judéo-chrétienne ». Le marranisme de survie y avait généré des conduites et des représentations entre deux pôles, références considérés comme incompatibles. Ils ont dans cet écartèlement été amenés à apprivoiser la contradiction, jusqu’à la rendre familière, dégageant au fil des temps une infinité de positions. Ils ont ainsi réussi à trouver une manière d’être spectrale.

Après l’exil, le marranisme qui avait été la seule voie de salut, n’avait plus cette nécessité. Pourtant on comprend que la fin des dangers ne se passa pas dans un retour docile à l’état antérieur. Les traumas, les conduites, les représentations, la trace des déclassements, avaient perduré. Variables, labiles, insaisissables et singuliers, ils s’étaient en effet transmis aux générations.

Ainsi au cours de nos travaux, nos avons pu y repérer cette familiarité avec la contradiction, un certain sens de la plaisanterie, une distance avec les logiques bien tranchées qu’on voit tant aujourd’hui dans les drames identitaires.

Ce que nous avons appelé « marranité » correspond à un mode d’être qui n’est plus en lien avec ces affaires de religion et qui s’avère un mode d’être profondément laïc. Et il n’est pas anodin que ce numéro « Dix ans » soit daté du 9 Décembre 2015, rappel de la date de promulgation de la Loi de séparation de l’Eglise et de l’Etat, affirmant le choix de la laïcité.

Nous pensons davantage aussi à ces états intermédiaires des entre-deux, ce spectre de positions qui apportent une plasticité et une capacité d’adaptation si précieux pour exister au cœur de la complexité contemporaine.

C’est à la postérité de cet héritage des troubles, des déclassements, des déplacements de populations, des ballottements, que nous songeons en particulier.

Et comment l’évènement marrane n’aurait-il pas de postérité non seulement après ces moments, mais aussi après le bannissement et l’exil, autant que dans les multiples installations dans des contrées moins intolérantes -plus au nord en Europe, comme en Méditerranée- et après cette élision partielle de la religion des Pères, qu’on y retourne pleinement, ou modérément ?

Aujourd’hui de nombreux travaux de sciences humaines se penchent sur les traumas de guerre, de mouvements de populations, d’exil, autant de violences qui marquent les personnes, les populations et les pays. On parle ici et là de guerre transmise sur les générations.

Et curieusement, pour une certaine pensée académique les identités marranes ont été assignées à rester coincées dans un temps historique antérieur, celui de la création de la modernité économique et culturelle européenne. Celle de la période  correspondant à la fin du Moyen-âge et allant en gros jusqu’aux Lumières, ou, celui où l’Inquisition fut redoutable ou tout au moins puissante.

Pour nombre de ces chercheurs, en effet, l’ «évènement marrane» est révolu, renvoyé à une tragédie de l’Histoire, qui selon certains serait même d’autant plus périmée que les Juifs ont aujourd’hui retrouvé leur foyer promis au Moyen-Orient, comme une quasi-preuve de la plausibilité du retour à l’origine.

Quant à nous, nous maintenons le propos que nous avons développé dans un autre ouvrage[1] en 2010. En effet, de même que nombre d’auteurs contemporains explorent avec ou sans l’étai de la sociologie et de la psychanalyse voire la Médecine, la transmission effective des drames historiques et politiques, leurs multiples retentissements sur les générations ultérieures ; c’est sur cette forme insolite et disons-le, mystérieuse, mais bien repérable, entre les traces familiales, individuelles et collectives, que nous nous situons.

En cela, nous ne renions pas non plus la parole biblique sur ces fameux raisins verts qui agacèrent les dents des descendants lointains de ceux qui les mangèrent !

La transmission opère comme le ruissellement et l’infiltration de l’eau, et cette mécanique des fluides est ce qui la rend si insaisissable.

La formation du phénomène marrane est constitutivement nouée au secret nécessaire à la vie-même, au clivage spatial et temporel des psychés entre la vie intime au-dedans des maisons et la vie publique extime, notoire. De plus, si, une fois exilés, certains marranes deviennent capables de plaisanter sur le Religieux, dont la sainteté a été bousculée, c’est que la singularité du marranisme par rapport à toutes les dimensions fécondes des identités plurielles est bien qu’il touche aussi le cœur de la transmission d’une source, d’une tradition, d’une histoire, d’une racine, d’une croyance, d’une religion, bref tout ce qui fonde solidement la notion si universellement admise d’identité. Ce n’est pas en se mélangeant en proportions variables avec d’autres types d’identités que la marranité entend désamorcer la violence et la rigidité des identités de définition. Cela, on pouvait l’espérer de toutes les conceptions issues des Lumières qui en configurant les individus sous des multiples variables et en déconstruisant la préséance du religieux, pensaient débarrasser l’espace politique commun, la citoyenneté, de ses affrontements ethniques, culturels et métaphysiques. Sans distinction de race, de couleur ou de foi, voilà le programme des Lumières traduit dans la langue de la modernité politique qu’incarna exemplairement la Révolution française.

Mais l’indistinction ne va pas sans problèmes, car les humains pour la plupart veulent être précisément distingués. Non qu’ils s’honorent tant que cela, mais enfin, ils ne se déshonorent pas au point de vouloir glisser dans l’anonymat, la confusion ou l’errance des apatrides. Et les Etats, encore moins que les individus !

Nous appartenons tous à des aires culturelles plus ou moins vastes, à des peuples ayant des histoires plus ou moins intriquées ou au contraire solitaires, à des traditions philosophiques et politiques propres, à des héritages métaphysiques différents. Et de ces appartenances diverses, nous en tirons naturellement la conviction que nous sommes tous plus ou moins originaux et différents ! Mais pas au point de nous prendre pour des êtres supérieurs !

Face au risque de dérapage raciste ou d’hégémonisme culturel, et aux identités meurtrières monolithiques, nous avons développé de nombreux outils, ceux que nous avons cités plus haut, les identités composites ou multiples qui forment par leurs jeux et leurs interactions ce que nous tenons pour notre milieu désormais naturel : le multiculturalisme.

Et nous nous précipitons en un bel ensemble contre l’ennemi qui attente de nos jours à la diversité, au multiculturalisme et qui s’incarne de façon si caricaturale, si grossière dans les mouvements islamistes radicaux comme Daesh. Après les attentats de Janvier à Paris, la foule a scandé : nous sommes tous Charlie, nous sommes tous juifs, policiers, français, européens, musulmans etc. Le barbare est celui qui ne sait pas crier la pluralité, celui qui est dominé par la haine chauvine.

Mais enfin, regardons-nous suffisamment en arrière ?

Au tournant du vingtième siècle, le vieil empire austro-hongrois a raisonnablement cru inventer le multiculturalisme. Il a accordé, non sans hésitations ni perplexité politico-juridique, des droits culturels et linguistiques et des statuts de large autonomie à la mosaïque de peuples qui le composaient. Bien qu’elle ne considérât pas le yiddish comme une langue, mais comme un jargon (Herzl ne disait pas autre chose), la monarchie bicéphale ne sépara pas pour autant les juifs des autres citoyens, ils étaient des allemands, des tchèques, des polonais, des roumains, selon la langue qu’ils utilisaient…

Quand la monarchie habsbourgeoise s’effondra lors de la première guerre mondiale, le cosmopolitisme viennois largement inspiré par les intellectuels juifs éclata sous les pressions nationalistes, et bien que les juifs aient en nombre adhéré à un programme avancé d’assimilation à la culture allemande, ils devinrent les premiers ennemis des courants politiques furieux qui vantaient le génie ancestral des peuples et leur nécessaire cloisonnement.

Ce fut la première et la plus vive débâcle du multiculturalisme.

Et cela nous regarde aujourd’hui, car nous dansons sur les mêmes volcans.

L’idée européenne, cosmopolite, est malade et dévalorisée et les flux de réfugiés qui frappent désespérément à la porte de l’Europe réveillent les égoïsmes nationaux, les peurs, les rejets, les crispations qu’un chômage de masse et une précarité croissante ont à nouveau tiré de leur néant spirituel et politique. Au mieux  ces réfugiés et ces apatrides inspirent-ils quelque compassion, mais de là à imaginer qu’ils puissent être un jour créatifs !…

De son côté, le multiculturalisme contemporain n’est pas davantage éducatif. Cherchant coûte que coûte la voie de l’apaisement, du « vivre ensemble » dans une déconstruction virulente de la laïcité, jugée incapable de penser et de fortifier le sacro-saint principe de l’égalité des cultures, il ébranle tout aussi sûrement l’idée européenne forgée, qu’on le veuille ou non, sur la supériorité explicite de la philosophie politique de l’émancipation (l’universel partagé) sur le particulier culturel.

Or c’est dans cette interface critique, complexe, saturée de contrariétés et de tensions, que le concept de marranité s’avère le plus original. Car il attaque les malentendus des deux côtés : d’une part, comme nous le rappelions plus haut, en faisant de l’identité une figure nécessairement spectrale, extrêmement hétérogène et qui ne peut pas être réduite au combat interne de l’orthodoxie et des hérésies ; et d’autre part en redonnant à la philosophie politique laïque un caractère ouvrant et hospitalier, terriblement mis à mal par les méchancetés innombrables et non univoques de notre temps.

Dix ans que, tout en remerciant nos lecteurs de leur fidélité, nous attendons des alliés…

C.C. et P.P.

[1] Contre-culture marrane par Claude Corman et Paule Pérez, éditions Temps Marranes

Claude Corman : Le gentleman de la quatrième cave – 2014 - Huile sur toile 127 x 114 cm
Claude Corman : Le gentleman de la quatrième cave – 2014 – Huile sur toile 127 x 114 cm

« Trois petites notes de musique »…

Fuyante, fragile et indispensable, la réminiscence

par Noëlle Combet

Trois petites notes de musique
Ont plié boutique
Au creux du souvenir
C’en est fini de leur tapage
Elles tournent la page
Et vont s’endormir

Mais un jour sans crier gare
Elles vous reviennent en mémoire…

Trois petites notes de musique
Qui vous font la nique
Du fond des souvenirs
Lèvent un cruel rideau de scène
Sur mille et une peines
Qui n’veulent pas mourir
« Une  aussi longue absence », le film réalisé en 1960 par  Henri Colpi  d’après un scénario de  Marguerite Duras, donne à éprouver l’histoire d’une amnésie que vient traverser, bribe de mémoire, la chanson poétique « Trois petites notes de musique ». Chaque fois que je pense à ce film, dans lequel l’amour d’une femme tente patiemment de ramener l’homme à ses souvenirs, je me rappelle le « Ménon ».

 

L ἀρετή, -l’excellence, la vertu-, est, dit Socrate, d’essence irrationnelle

Dans ce  dialogue de Platon, Ménon, à la demande de Socrate, cherche à définir, avec lui, l’«ἀρετή  »  terme que l’on traduit en général par « excellence ». Il s’agit, à mes yeux, de qualité personnelle, proche de ce que Spinoza définit comme « conatus », « effort pour persévérer dans son être », une sorte de dignité propre à chacun, au moins potentiellement ou par intermittences car c’est au terme de chutes ou rechutes que se re produit le mouvement ascendant.

Chacune de ses définitions étant refusée, Ménon, irrité, souligne l’aporie contenue dans la question de Socrate : soit ce dernier n’aurait jamais rencontré l’ ἀρετή et alors il ne la chercherait pas, soit il la connaîtrait et alors son hésitation sur une définition serait un piège tendu à Ménon. S’ensuit alors l’un des plus riches passages des dialogues de Platon. Socrate, acquiesçant après un moment de surprise à ce que lui oppose  Ménon, en vient à énoncer que l’on ne peut définir l’ ἀρετή par le raisonnement ordinaire, par le logos et sa rationalité (logos deviendra  la ratio latine). On ne peut y avoir accès qu’en se tournant vers les devins, les poètes, les sibylles afin de s’initier aux mystères, car l’ ἀρετή ne se trouve, de même que la connaissance, (ici sous la forme de la géométrie en particulier), que dans une mémoire profonde qui n’est pas immédiatement accessible, qu’il faut re trouver. Il y aurait donc en chacun quelque chose d’indéfinissable, une sorte de fonds pré individuel hérité et insu, une mémoire antérieure oubliée et  obscurément connue en même temps, de sorte qu’elle peut être re connue. Mais elle fait partie de la sphère irrationnelle  éloignée du raisonnement. Elle appartient au monde des visionnaires  et des poètes. C’est donc Perséphone qui pourrait mener Ménon à l’ ἀρετή. C’est une invitation faite à Ménon  d’aller participer au culte rendu à Déméter et Perséphone dans le temple qui leur était consacré à Eleusis, ville située à une vingtaine de kilomètres au nord-ouest d’Athènes. On y célébrait les « Mystères d’Eleusis », c’est-à-dire des rites du printemps dont Perséphone nommée dans le dialogue par l’intermédiaire d’un poème de Pindare, est l’initiatrice. Elle revient en effet de l’Hadès, chaque année à cette saison.

 

Mémoire, poésie et Eros au service de l’ἀρετή

Une autre femme est présentée par Socrate dans « Le Banquet » comme une poétesse et prophétesse étrangère, Diotime de Mantinée. Platon n’évoque aucun « maître » de Socrate dans les « Dialogues » hormis Diotime. En fut-elle un ? Ou une maîtr…. ? Il est tentant de faire là preuve de mauvais esprit ou, pour le moins, d’énoncer un grief à l’endroit de la langue et donc de la culture française. Quoiqu’il en soit,  Socrate présente Diotime comme celle qui l’a initié au mystère d’Eros. Ce dernier, dit-elle, n’est pas un dieu mais un « daimon » médiateur entre les hommes et les dieux. Eros ouvre, lui aussi,  un accès à l’ ἀρετή dans la mesure où, ce que l’on aime dans un corps, n’est pas tant telle forme, telle carnation, tel regard, qu’une lumière intérieure qui illumine ce corps ; on accède ainsi à la beauté en l’autre et, progressivement, à la connaissance et la beauté en soi, donc à une  forme de l’ ἀρετή. C’est pourquoi ce ne sera pas la fusion avec le corps de l’autre qui serait  féconde, mais une sorte de captation de sa lumière intérieure.

Dans « Le Ménon» et «Le Banquet »,  le thème de la poésie forme avec celui du mystère de la mémoire à laquelle elle initie, puis avec celui de l’amour dont elle est l’expression, donc de la « possession » par un daimon  (pas de poésie, pas d’amour ni d’accès aux mystères, sans  prédisposition à un état second), un insistant triptyque

Dans « Une aussi longue absence », les thèmes de l’amour, de la poésie et de la mémoire, s’entrelacent aussi. C’est une femme amoureuse qui désire ramener vers sa vie ce clochard en qui elle a cru reconnaître son mari déporté. Elle tente donc de le rappeler à sa mémoire. Sans doute peut-on aussi parler de « vie », de dignité, d’ ἀρετή, si la mémoire fait défaut. Mais comment et jusqu’à quel point ? Il y faut tout au moins l’appui d’un autre. Pensons aux amnésies dues aux détériorations du cerveau que décrit Sachs dans « L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau »  ou encore à la maladie d’Alzheimer… Dans le film de Colpi, La chanson poétique, des « trois petites notes » semble, à plusieurs reprises, éclairer le visage de l’homme, et résonner en lui comme un écho familier revenu de plus loin que très loin.

Avec Platon, avec « Une aussi longue absence », nous sommes dans le voisinage du mythe grec de Mnémosyne, déesse de la mémoire, une titanide, fille du ciel et de la terre. Selon Hésiode, (poète du VIIIème siècle avant notre ère, auteur d’une « Théogonie »). Mnémosyne aurait inventé les mots qui permettent de nommer  les choses. Elle serait la mère des neuf muses et le mythe ne cesse d’insister sur les liens de la mémoire et de la poésie.

 

Quand la pensée « perd » la mémoire

L’accent mis sur la nécessité de l’anamnèse et de la réminiscence en vue de l’ ἀρετή disparaît dans les dialogues ultérieurs de Platon à partir de l’écriture de  « La  République » où l’allégorie de la caverne donne le sentiment que Platon veut tout unifier en favorisant l’Idée, les idéalités, la raison, le logos. Il y décrète indispensable dans une République idéale, de mettre les devins et les aèdes hors de la cité. On ne retrouve plus le même Socrate que dans les dialogues antérieurs, comme si Platon se substituait à lui, le faisant parler à sa guise. Le philosophe Bernard Stiegler insiste beaucoup sur ce renversement et ses dommages. Derrida, déjà, avait éclairé  les ambiguïtés du couple Plato/Socrates dans « La Carte postale », posant la question de savoir qui écrit, car Platon fait écrire Socrate, en quelque sorte.  Il le façonne donc quelque peu à son image. Et Derrida va jusqu’à évoquer le revirement de Platon faisant soudain surgir dans  « La République » un  Socrate inattendu, comme un désastre pour les siècles à venir, et donc pour nous, « Cette catastrophe, écrit-il, tout près du commencement, ce renversement que je n’arrive pas encore à penser, fut la condition de tout, n’est-ce pas, la nôtre, notre condition même, la condition de tout ce qui nous fut donné »

Alors, l ἀρετή, ayant évolué au fil de l’œuvre de Platon deviendra  la « virtus » latine, en laquelle subsiste encore une idée de courage, mais différemment orienté : il ne s’agira plus de remonter vers sa source pour progresser. Il s’agira, avec les Stoïciens, de rechercher une valeur morale non plus en soi mais au-dessus de soi. Quant à la vertu chrétienne, même si on lui reconnaît une fonction civilisatrice, elle (sur)plombera à son tour ses adeptes dans l’exigence de l’amour de Dieu.

 

Mémoire retrouvée

La mémoire, avec la poésie, avec le passionnel, avec l’irrationnel tombera désormais dans les dessous, lieu des accessoires usés au théâtre. Il faudra des siècles pour qu’elle retrouve, en particulier avec Proust sa fonction d’accès à la connaissance, qui est re connaissance, dans un lien avec la poésie et l’idéalisation amoureuse, que celle-ci se dirige vers un(e) autre (ici le personnage d’Albertine), une musique, (la « sonate de Vinteuil»),  une couleur, (le « petit pan de mur jaune » de Vermeer.)

La philosophie, de son côté, retrouve l’importance de la mémoire avec Nietzsche, puis Husserl qui met l’accent sur sa contribution essentielle à la constitution de l’être et du « je ». Husserl insiste sur le rôle de la rétention : on est impressionné, au sens littéral, par un objet et on le retient en ce qu’il représente une épaisseur du présent ; après cette première rétention, interviendra une rétention seconde sous la forme du re souvenir. Ainsi la mémoire retrouve-t-elle, en philosophie, un rôle fondateur.

Cette réhabilitation de la mémoire est aussi le fruit de la psychanalyse. Elle y retrouve un lien avec le daimon amoureux : Lacan a fait du « Banquet » une représentation du transfert. Mais avec la poésie ? C’est plus douteux en ce qui concerne Freud et Lacan. C’est comme si en chacun des deux, les deux images de Socrate, celui d’avant « La République », et celui d’après, restaient irréconciliables. Celui d’après, en partie inventé par Platon, à partir du dialogue « La République », leur soufflait que la psychanalyse devait  s’ancrer dans une rationalité scientifique ; celui d’avant les tirait vers la poésie et le mystère. Freud fit œuvre poétique en 1907 avec son texte « Le délire et le rêve dans la  Gradiva  de Jensen».  Ce titre évoque le daimon (le délire), la poésie (le rêve) et  dans le nom même de Gradiva résonne l’aspect divin et divinatoire des aèdes et prophètes(ses).

La « Gradiva » écrite par Jensen en 1903 a inspiré (Voir Wikipédia) les peintres surréalistes, dont Salvador Dali, le philosophe Roland Barthes qui lui a consacré un chapitre de ses « Fragments d’un discours amoureux » et  l’écrivain Robbe Grillet qui en a réalisé une œuvre cinématographique : « C’est Gradiva qui vous appelle »…vous rappelle ?

Comme Freud, Lacan resta partagé entre ambition scientifique, celle des mathèmes, et appel poétique. Mathématiques (géométrie) et poésie sont pourtant en lien dans le « Ménon », du temps du Socrate antérieur à « La République ». Mais Lacan n’alla pas jusqu’à les associer, ce qui  peut éclairer le sentiment d’insuffisance poétique qu’il éprouva, déclarant les derniers temps  « dans ma technique, à ce qu’elle tienne : je ne suis pas assez pouâte, je ne suis pas pouatassé. »

D’autres psychanalystes ont pu mettre en lumière le lien  entre mémoire, poésie et connaissance scientifique. Yung, grâce à ses recherches avec le physicien Pauli a associé psychanalyse, mythes et  physique quantique. Bion, avec sa théorisation de la « capacité de rêverie » dans l’écoute montre que, par cette médiation, technique d’essence poétique,  la « barrière de contact » qui a manqué au bébé, peut acquérir une consistance. Dans le même esprit Winnicott, du doudou aux « espaces transitionnels », décrit le mouvement vers la création et l’invention. Tout près de nous, J.B. Pontalis fonde une collection littéraire : « L’un et l’autre » (L’un est l’autre ?) et termine son dernier ouvrage « L’ultime été » par  « La vie s’éloigne mais elle revient »…comme la réminiscence.

 

Mémoire, écritures

Si dans un passé qui ne cesse de nous concerner, le dialogue, puis la lettre, puis l’imprimerie purent être des supports de notre mémoire, si dans une période plus récente, l’on a pu se re souvenir du lien de la mémoire de la poésie et de l’éros, qu’en est-il dans notre actualité ? La mémoire s’inscrit désormais autant dans le silicium, devenant écriture numérique, que sur le papier. Et de même que Platon voulut enfermer l’écriture dans une orthodoxie, au risque de  la museler, de même que l’on se récria quand l’imprimerie fut inventée – l’on risquait  de ne plus vouloir retenir l’essentiel qui allait s’envoler  avec les feuillets- de même voit-on s’exprimer aujourd’hui une défiance à l’égard de ce qui est pourtant une extraordinaire réserve de mémoire.  Mais justement, le souci est bien là, dans l’usage qui en est fait, car des experts réunis  en gigantesques dispositifs comme le GAFA ont un objectif économique, et pour y atteindre, utilisent  les internautes en se servant des data qu’ils fournissent. Ils cherchent, par des procédés automatiques de court-circuit, à favoriser,  par le  neuromarketing, une avidité consumériste, une pulsion menant, dans son aveugle immédiateté, à un assèchement du désir et de l’éros. La mémoire et l’attention qui ont besoin de circuits longs s’en trouvent affectés, ce qui engendre les souffrances que nous connaissons : dépressions, violences… Il faudrait donc que d’autres citoyens, conscients de ces dangers et désirant les renverser puissent proposer des alternatives, à la manière de Bernard Stiegler avec son site « Ars industrialis »  et ses réalisations dans le cadre de l’IRI. Sinon, nous deviendrions objets d’un totalitarisme soft mais dommageable au même titre que toute oppression, et plus dangereux parce que moins visible qu’une pure tyrannie. Pour jouer contre une force hostile, il faut en avoir une image précise ;  or Le fonctionnement du marché reste mystérieux le plus souvent, alors qu’il  gouverne nos vies car, même si nous vivons à l’écart d’Internet, les DATA récoltées sur le web servent à cibler et manipuler tout éventuel consommateur. L’objet nous est dès lors imposé, fût-ce à notre insu. Quand l’objet acquis n’est plus objet du désir mais produit par une injonction déguisée au service de l’avidité, il perd sa dignité d’objet en même temps que nous cédons sur la nôtre.

L’hégémonie du consumérisme est déjà  évidente et l’on voit les Etats y adhérer, quittant les objectifs politiques et d’humanité,  pour des objectifs de profit. La culture même est assimilée à un produit, ce qui décourage l’invention. L’amour devient objet de consommation, sur des sites sélectifs « pour célibataires exigeants » (dont la publicité se fait harcelante), et jusque dans nos assiettes : « puits d’amour » est une marque de melon  Au-delà de ces détails significatifs, l’élan poétique, autrefois expression privilégiée du sentiment, est  souvent, méprisé et la mémoire abîmée dans son long terme. Dans un tel monde, pris au piège d’une  crise  civilisationnelle  profonde que masque la problématique de la croissance (sur laquelle, pourtant, il est déraisonnable de compter), si n’intervient pas un sursaut, qu’en sera-t-il de nos mémoires, nos poèmes, nos dignités,  nos liens, nos « petites notes de musiques » ?

 

Un mince fil d’Ariane : le sourire de Georges Wilson et le concept de pharmakon

Dans le film de Colpi, sous l’influence de la musique, un sourire fugitif et vivant éclaire, tout à coup le visage jusque là impassible de l’homme, fabuleux Georges Wilson, comme une vague soudaine revenue du plus loin de lui-même et permettant de croire en un retour de sa mémoire. Pour ne pas perdre la nôtre, ne faut-il pas retourner à Eleusis, aux mystères de l’Hadès, de Perséphone et Déméter, de Mnémosyne, c’est à dire au Socrate d’avant « la République », en déplorant que ce soit ce texte-là, avec l’allégorie de la caverne, très belle et subtile, il est vrai, qui ait été privilégié, jusque, de nos jours, dans l’enseignement ? N’est-il pas essentiel de comprendre que, prenant source dans un logos unificateur exalté par les conceptions politiques de Platon qui voulait que la Cité soit gouvernée par des « gardiens », adeptes d’une orthodoxie, c’est une hyper rationalité  qui  peut, au terme d’un cheminement séculaire dans la pensée, avoir contribué, de nos jours, à un déclin de civilisation ? Pourtant, la pensée de Platon est riche et si on ne s’en tient pas au seul texte « La République », on constatera, avec Derrida, qu’il a esquissé une théorie du pharmakon, l’appliquant, en particulier dans le « Phèdre », à l’écriture, suggérant  qu’un remède peut se renverser en poison, et que, dans une même logique, un poison peut engendrer son contraire. Alors, pour fabriquer des antidotes à la toxicité de notre époque, n’est-il pas indispensable de prêter l’oreille à nos réminiscences, de les laisser se nourrir du mystère de nos imaginaires personnels et collectifs qui, poétiquement, se souviennent du passé, des grands mythes, de leur sagesse, et nous ouvrent un accès à notre dignité ?

N.C.

 

Les bifurcations à l’Âge pré-moderne et moderne

par Claude Corman

L’humanité européenne et le peuple juif

Dans sa conférence viennoise sur la crise de l’humanité européenne, en 1935, Husserl dépeint une Europe minée par un mal étrange et redoutable, la lassitude. Et face à ce mal insidieux, rampant qui annihile et ronge les plus petites et grandes ardeurs, Husserl oppose l’héroïsme de la raison. Cet héroïsme de la raison est toujours fécondé, selon lui, par la Tâche philosophique initiée par les Grecs. La fonction rectrice de la philosophie est le contrepoint nécessaire à l’envol des sciences vers un naturalisme sauvage et un scientisme borné, le frein nécessaire à leur assujettissement à de futures machines nihilistes et totalitaires. L’esprit de l’Europe n’est pas celui des Dieux, mais cette sommation renouvelée depuis l’antiquité grecque à penser lucidement et avec allégresse l’univers et l’humanité, l’humanité dans l’univers. Et cette tâche héroïque incombe à l’Europe.

De nos jours, en pleine crise de la construction européenne, ces mots de Husserl semblent presque naïfs, en tout cas démodés. Et pourtant, qui ne ressent pas intimement cet appel de Husserl à lutter contre la lassitude en Europe risque de se méprendre sur l’atmosphère des temps. Des vents contraires soufflent sur notre vieux continent et les Européens dans leur ensemble sont impuissants à faire naviguer leur barque au milieu des bourrasques. Ils se déchirent entre deux grands camps, celui de ceux qui prônent l’adaptation à un monde multipolaire et excentrique, et celui de ceux qui se cramponnent aux patries et aux frontières.

Mais qu’entendent-ils, les uns et les autres par civilisation ou humanité européenne ? Silence !  La conférence de Vienne n’a pas eu de postérité et Heidegger a aisément triomphé de Husserl, malgré ses notoires sympathies pour le régime national-socialiste.

Ou plutôt, si, l’Europe a été pensée, mais pas à partir du modèle philosophique grec. Elle l’a été, dans les années euphoriques de sa construction technocratique et politique, qui culmine lors de la destruction du mur de Berlin, par des penseurs et hommes d’Etat comme Bronislaw Geremek.

Geremek fondait l’unité européenne sur deux sources principales, la source chrétienne, qui s’est plus ou moins identifiée à la racine monothéiste judéo-chrétienne, et la source humaniste, lettrée qui s’affirme pendant et après la Renaissance.

Ces piliers de l’Europe ont une double mission universelle :

par la propagation de la foi chrétienne, il s’agit d’élargir l’Eglise de Rome à la taille du monde après la découverte de nouvelles terres et continents.

Et par l’élaboration d’une connaissance encyclopédique du monde, les savants et les lettrés de l’humanisme de la Renaissance complètent la foi chrétienne par les mille aventures d’une Connaissance qui se forme loin des couvents et monastères.

On sait que foi et connaissance, croyance et expérimentation ne font pas naturellement bon ménage et assez vite les accusations d’obscurantisme et d’hérésie vont fuser de part et d’autre, jusqu’au divorce des années pré-révolutionnaires entre l’esprit réformateur et entreprenant des intellectuels et le raidissement craintif des hommes d’Eglise. Les intellectuels du 18e sont alors des législateurs, ils n’ont pas rétrogradé au statut actuel d’interprètes, comme l’a fait remarquer Zygmunt Bauman. La Révolution française qui germe sur ces disputes dissociera l’Europe moderne des idéaux républicains de leur ancrage chrétien et pendant près de deux siècles, les sources jumelles de l’Europe avancées par Geremek furent souvent violemment étrangères ou ennemies l’une à l’autre.

Mais comme il s’agit de penser l’aujourd’hui de l’Europe, sa nature, sa sève, son unité, l’Europe chrétienne rejoint dans la vision panoramique de l’historien polonais l’Europe des Rabelais, des Montaigne, des Erasme et un peu plus tard celle des Diderot et des Rousseau. D’une certaine manière, Geremek sans le formuler ainsi, illustre ce que nous avons appelé la christo-laïcité[1], cette synthèse de la créativité artistique chrétienne et de la pensée moderne non religieuse qui fit la grandeur passée de l’Europe.

De son côté, le peuple juif des ghettos et des juderias du Moyen Âge, cantonné à l’étude approfondie des livres sacrés ou se livrant parfois à des spéculations mystiques hardies, reste un peuple solitaire et marginal. Si certains de ses sages percent les murs spirituels du ghetto et trouvent chez quelques érudits et kabalistes chrétiens des complices insolites, la dimension publique, politique du judaïsme est notoirement infirme et vulnérable jusqu’à la fin du 17e siècle. Mais cette solitude suffit à nourrir les pires fantasmes sur les pratiques et rites des  petites communautés  juives disséminées en Europe et parfois à déclencher les massacres et les pogroms. Le judaïsme européen est alors presque totalement méconnu et réduit dans l’imaginaire chrétien à une théologie du reste, du famélique, du juif errant, témoin de son irrémédiable déchéance divine. Seule la croissance rapide des Savoirs profanes sur l’ensemble des territoires européens bousculera cet état d’ignorance et de mépris et de même que les Indiens du Nouveau Monde trouvèrent leurs avocats dans les Cours espagnoles pour défendre leur dignité humaine,  d’honnêtes et convaincants défenseurs des droits civiques plaidèrent l’ouverture de la société aux Juifs et leur accès à d’autres activités que celles tenues pour infâmantes et cupides de l’usure et du prêt.

Les Réformateurs de la condition juive ghettoïque, sentant le vent tourner, vont nourrir leur propres Lumières et orchestrer leur propre sortie de l’univers rabbinique quelque peu bouché. A la suite de Mendelssohn, les Juifs allemands s’engouffrent dans la Haskala, ce mouvement ambigu d’assimilation et de conversion à l’Europe chrétienne mais aussi de dissémination du génie juif qui trépignait d’apporter sa contribution au façonnement de l’Europe moderne.

Les partisans des lumières juives ( qui ne sont pas loin de penser que la tradition rabbinique partage avec la foi chrétienne une forme d’aveuglement et de fermeture de l’esprit) rejoignent les idéaux émancipateurs de la nouvelle Europe. Fuyant la condition de parias pour celle de citoyens respectables et égaux, les Juifs d’après la Révolution française et la Haskala allemande n’imaginent plus leur destinée comme une solitude éternellement recommencée. Le peuple juif, cet étonnant survivant d’une longue histoire auquel Spinoza a consacré une longue méditation dans son TTP, est prêt à renoncer à sa singularité archétypique, à sa destinée unique de peuple séparé, à l’origine dans la bénédiction de l’Alliance, puis dans la malédiction des autres Nations. Israël est à alors à deux doigts de se fondre dans l’histoire mouvementée de l’Europe, cornaquée par les princes d’un christianisme réfutant l’Inquisition et d’une élite culturelle qui s’est débarrassée de la commode préséance de la fortune, du rang, de la naissance.

Toutefois, ce mouvement d’assimilation partagée et qui s’étoffe de part et d’autre des anciennes frontières religieuses concerne avant tout les savants et les franges instruites et aisées des peuples, et pas du tout le peuple juif des shtetls, des bourgades misérables de l’Europe centrale, considéré alors avec un mépris voisin de celui qui nous fait regarder de nos jours les communautés misérables et archaïques de tziganes.

La combinatoire impériale du christianisme romain et de la nouvelle puissance encyclopédique et militaire de l’Europe moderne produit un sentiment général de supériorité de l’Europe sur le reste du monde. Ce mélange mal défini, toujours trouble et contradictoire de foi et de savoir gouverne les entreprises coloniales européennes et plante la domination des étrangers sous la tente de la civilisation européenne, rassurante par l’image du Christ frère des hommes, explosive par la dynamique de ses découvertes scientifiques et techniques.

Toutefois, à l’aube du 20e siècle, quand les forces sociales prolétarisées par la concentration industrielle s’organisent derrière des avant-gardes politiques qui reprennent le flambeau encyclopédique et scientifique des Lumières, mais désormais sous l’égide de la laïcité, l’Europe chrétienne se disloque et se déchire entre deux camps politiques ennemis, les partis bourgeois et les partis socialistes.

L’Eglise catholique et l’humanisme européen avaient creusé leur dissension, leur étrangeté jusqu’à la rupture. Balivernes, supercheries et impostures des prêtres, cela suffisait ! Certes l’humanité redescendait sur terre, mais avec le ciel des idées en tête. Toutes sortes de projets, d’utopies, d’expériences, de recherches devaient rendre le séjour des humains sur terre bien plus prometteur et excitant que les exercices de contention morale et spirituelle des prêtres.

La dynamique de la connaissance s’éloigna de plus en plus des cercles chrétiens éclairés. La compétition avec l’idéologie socialiste qui lâche la rédemption et le salut de l’âme pour la révolution et la vie ici bas s’enrichit d’une lutte au sein de la classe des intellectuels entre les hommes de progrès tournés vers la défense du peuple et les nostalgiques de l’ancien Ordre qui flairent à l’instar de Chateaubriand la naissance d’un nouveau despotisme dans les alléchantes promesses de l’égalité.

Qu’importe alors la réserve de l’auteur du génie du christianisme ! Le modèle universel, expansif, missionnaire de la science européenne est dorénavant associé à l’idéal socialiste. Qui n’ a pas lu l’apologie que fait Engels des sciences de la nature dans l’anti-Dühring ne mesure pas à quel point le prestige du matérialisme dialectique dans le mouvement socialiste est en grande partie lié à cette heureuse proximité…

 

De sorte que c’est en sens inverse qu’ont avancé les aiguilles du temps chrétien et juif dans la longue période qui va de la Renaissance à la fin de la modernité.

Les Juifs des Lumières voulaient entrer dans une Europe où la puissance des savoirs tiendrait en laisse la religion dominante. Le christianisme des Empires jusqu’à la première guerre mondiale et la victoire du parti bolchevique en Russie entendait faire rentrer le monde dans une Europe guidée par l’ordre moral chrétien.

La suite fut catastrophique.

Le cosmopolitisme bourgeois des juifs viennois, de Freud à Zweig ou à Schnitzler, entra en collision avec la bouffée nationaliste des élites allemandes après l’humiliation du traité de Versailles. Et les mouvements ouvriers insurrectionnels en Allemagne et dans les pays slaves comptèrent rapidement un grand nombre de militants et de leaders d’origine juive dans leurs rangs. La fusion du cosmopolitisme bourgeois juif et de l’ardeur révolutionnaire socialiste dopa l’antisémitisme européen après les désastres de la grande guerre. Et ce qui pouvait encore passer lors de l’affaire Dreyfus pour un reliquaire de l’antijudaïsme médiéval ou un fruit pourri tombant de l’arbre de l’aigreur patriotique, prit un visage autrement plus menaçant avec la victoire des partis fascistes antisémites. Après la prise de pouvoir de Hitler en Allemagne, les Juifs, globalement, dans leur ensemble, sous une forme indiscriminée ( et c’est ce qu’ils tardèrent à comprendre tant était grande l’hétérogénéité de leurs situations matérielles ou sociales) redevinrent malgré eux un peuple séparé, solitaire, retranché, suspect.

Le peuple juif fut renvoyé par la haine antisémite moderne à la solitude des anciens temps. Le sionisme, comme idéologie politique de la solitude juive, consomma sa rupture avec les illusions mais aussi avec les élans féconds de l’humanisme européen, et n’eut plus comme seul objectif que de renforcer la jeune patrie juive ressuscitée en Palestine.

Le silence de l’Eglise[2] sur la période noire de l’antisémitisme européen de l’entre deux guerres prit fin après la découverte des horreurs nazies. Mais le Yiddishland bundiste et cultivé de l’Europe centrale avait été presque complètement rayé des cartes, autant que cette forme non nationale de culture juive et européenne qu’avaient portée si haut les penseurs viennois.

De sorte que la bifurcation moderne du judaïsme et du christianisme se creusa à nouveau, malgré la réforme de Vatican II et la reconnaissance de la dette spirituelle des Chrétiens envers leurs aînés juifs. Le dialogue œcuménique interreligieux se consolidait certes, en éliminant les plus anciens malentendus de l’enseignement du mépris, mais plus que jamais était escamotée et impensée l’histoire du judaïsme européen. Israël est à nouveau situé à l’Orient, enfermé dans sa solitude proche-orientale, et la Communauté européenne bafoue les unes après les autres les grandes espérances méta-nationales de l’après-guerre.

Car la culture européenne contemporaine que soutient Geremek avec sa double matrice chrétienne et humaniste certes prestigieuse, mais un peu décrépite et vieillissante, est-elle vraiment capable de penser une civilisation de masse démocratique et de questionner encore comme le fit Husserl en 1935 l’originalité, la singularité, la fonction de l’esprit européen ? Rien n’est moins sûr !

Et nous voudrions ici pour conclure ce prologue en donner deux exemples.

 

Le nouvel alliage de la post-modernité.

Dans le christianisme contemporain, chacun de nous est invité à rencontrer directement Jésus-Christ, comme si notre provenance, nos origines, notre passé, nos anciennes familles avaient au fond très peu d’importance. C’est un phénomène inverse à celui que connut le catholicisme ibérique médiéval dans lequel l’ancienneté du baptême tenait lieu d’authentique brevet de foi. De nos jours, plus récente est la conversion à l’enseignement de Jésus, et plus sincère, plus vraie, plus brute en sera pour les nouveaux catéchumènes la lumière intérieure. Le renouvellement de la foi chrétienne emprunte à l’idéologie communiste du siècle passé ses accents prophétiques de rupture radicale avec le passé. Mais à la différence de cette dernière qui effaçait le je derrière le nous révolutionnaire, l’individu du néo-christianisme n’est pas brouillé, ou du moins pas initialement brouillé par la conscience commune d’une communauté. Chacun, répétons-le, est invité à se faire intimement et sans contrainte trop lourde, une expérience de la foi. Un tel appel peut paraître étrange, d’abord parce que l’Institution catholique  a pendant des siècles bétonné et encadré les rituels, la pratique, et jusqu’à l’imaginaire des croyants (grâce à l’iconographie et à la statuaire religieuses, ou par l’architecture des temples), mais surtout parce qu’une telle proposition ( les prêtres ont repris ce terme à la mode dans les milieux qui s’occupent d’art et de théâtre) brutalise le sens commun. Car que veut dire rencontrer Dieu ou Jésus, à l’écart des sanctuaires et des lieux de prière traditionnels, quand bien même ces derniers ont depuis longtemps été profanés par la raison et les dures déconvenues de l’Histoire ? La foi simple, roborative, authentique n’a-t-elle pas été terriblement rudoyée par les anéantissements répétés de la Providence et à moins de se refermer dans sa coquille de piété afin de se mettre à l’abri de toutes les bonnes et mauvaises nouvelles de la connaissance humaine, n’a-t-elle pas une fois pour toutes été terrassée par la dissémination, fût-elle fragmentaire et confuse, de notre viatique intellectuel commun ? Comment recréer aujourd’hui le bain de jouvence d’un néo-christianisme frais et presque virginal, sauf à multiplier les sectes et les tensions entre ces dernières,  brevetant de la sorte, par les conflits d’interprétation de la vie et de la parole de Jésus, la valeur unique de chacune d’entre elles ?

L’expansion  des petites communautés de croyants s’agrégeant autour de prêtres capables d’adapter la foi aux attentes de leurs audiences semble se faire à contre sens de l’Institution romaine, coupable d’avoir vieilli, et d’avoir décoloré et blanchi les pages exaltantes et juvéniles du christianisme des origines. Engoncée dans ses habits hiérarchiques, étrangère aux évolutions sexuelles et sociologiques des temps modernes, Rome semble laisser filer les dernières pépites chrétiennes dans ces mille ruisseaux que sondent avec énergie les nouveaux aventuriers spirituels. Toutefois, si le Vatican n’est ni le dernier Bunker d’un Reich religieux ni le Moscou de la foi catholique d’avant l’effondrement du Mur, il reste tout de même le dernier gardien des lois religieuses édifiées pendant des siècles par l’entreprise chrétienne. Quand, à côté de lui et presque à sa place, prolifèrent dans la foulée des résurrections protestantes du message évangélique, toutes sortes d’appels à la rencontre non médiatisée de Jésus, on pourrait croire la messe dite et conjecturer la fin du christianisme européen. La démission du pape n’en sonne-t-elle pas l’hallali ?

Or, il n’en est rien !

La piété sans objectifs, sans relais savants ou institutionnels, et privée de vénérables sanctuaires peut, en perdant ses attaches historiques, retourner modestement dans la grande plaine des humains déboussolés et y installer ses tentes nomades. Et c’est ce qu’elle fait. Nul projet de sainteté ou de transformation mystique de l’être n’anime ces courants anarchiques du christianisme tardif. Il suffit que l’on parte en quête d’une parole thérapeutique nous délivrant des fins triviales et sèches, véhiculées par l’humanité consumériste post-moderne.

On se réchauffe le cœur dans les Evangiles, on prend sa part du profus et infini amour divin qui s’épanche par la grâce du Fils. Et cet amour possède la plus séduisante propriété : Il n’est ni sélectif ni compétitif. Les laids, les idiots, les assoiffés de vengeance, les malades et les vaincus ne sont pas assis sur des strapontins ni sur les places d’angles aux banquets de la « nouvelle » Foi. Et comme nous sommes presque toujours, à un moment ou à un autre de notre vie, en état de laideur ou d’idiotie, ou d’infirmité ou de faiblesse, ce néo-christianisme qui devait se briser comme une pauvre et chancelante vague sur les récifs armés de la Connaissance a trouvé un nouvel emploi dans la société : regagner par la marge, et peu à peu, le terrain des esprits et des cœurs populaires  qu’avait ravi à l’Eglise, dès la seconde moitié du 19e siècle, le fertile levain de l’espérance socialiste.

Et ce n’est pas un paradoxe, mais une suite logique si les prêtres de l’Eglise romaine se sont faits à leur tour sociologues. Un de ces prêtres sociologues, interviewé sur France Inter, se montra d’accord avec le journaliste sur le déclin de la foi catholique statistiquement établi par la fréquentation en baisse des grandes messes dominicales, mais pour ajouter aussitôt, sans être saisi par l’incongruité de sa démonstration hérétique, que le vrai message évangélique circulait désormais dans les rencontres et les évènements. Des individus ou des familles vivent leur spiritualité chrétienne grâce à des évènements « off », chargés de plaisirs et de tendresses humbles. Il donna l’exemple de l’organisation festive et entraînante d’une Marche des rameaux, comme si les participants à cette marche avaient retrouvé la ferveur spirituelle des disciples de Jésus accueillant leur messie à Jérusalem aux cris de Hosannah, Ben David !

Mais alors, qu’est-ce qui sépare l’Eglise de la prolifération confuse des sectes néo-chrétiennes, qu’il est absurde d’appeler protestantes, en porteraient-elles les noms d’emprunt, tant elles sont aussi éloignées du protestantisme européen généré par la Réforme que de l’Institution vaticane ? Pas grand chose, semble-t-il, car la renaissance du christianisme, ici ou là, est très largement tributaire de l’épuisement de l’énergie technico-marchande, de la croissance des effectifs des exclus et du déclin des alternatives laïques socialement bénéfiques au grand nombre. C’est réactivement que le christianisme moderne survit et non pas sous la forme d’une Renaissance spirituelle. Mais cette réactivité chrétienne, celle de l’Eglise ou celle des sectes ( c’est aujourd’hui très proche) est effectivement dopée par la pullulation des désespoirs individuels et des déclassements sociaux que la logique prévalente et sans pitié du Marché sème à tous vents. Concurrente comme autrefois de l’idéologie communiste qui lui vola longtemps sa vocation universaliste à installer un Temps nouveau de l’humanité, la nouvelle foi chrétienne s’est profondément rapprochée de celle ci, au point d’en devenir sa principale alliée.

Des fragments dépareillés de foi chrétienne et d’idéologie communiste, ont fusionné dans le creuset d’un mutuel désenchantement. Certes dans ce creuset, aucun vigoureux et précieux alliage n’a vu le jour, mais un racoleur et agressif esprit de fronde contre l’Occident capitaliste s’en est échappé. Curieusement, cet esprit du creuset ne s’intéresse pas ou très peu au vaste monde capitaliste oriental qui, de l’Indonésie à la Chine, de la Corée du Sud à l’Inde nous plonge de plus en plus violemment dans l’Océan de l’économie planétarisée, comme si les limites d’influence politique et culturelle du Christianisme en restreignaient en coulisses, mais de facto, l’ambition critique.

Qui plus est, loin de concentrer ses tirs sur un système  économique à court d’imagination, contraint à produire sans cesse du neuf et du toc, sans originalité ni style, système épuisant de productivité et d’adaptation, et dont l’âme agitée ne permet plus les longues et riches maturations de la pensée, l’esprit du creuset a permis et parfois encouragé des rapprochements idéologiques et des sympathies vénéneuses pour la pensée laïque, républicaine, héritière du socialisme. Convaincu de la vénalité abjecte et générale des entrepreneurs, obsédé par la conspiration des fortunés contre l’humanité ordinaire, cet esprit a tout simplement oublié de penser ! Il a cru qu’il lui suffisait de postures morales, de coléreuses compassions, d’appels honnêtes à l’indignation pour mener une insurrection gagnante contre les banquiers et les multinationales. Et alors que l’autre grand monothéisme prosélyte, l’Islam, vivait une double crise majeure, par ses dérives fanatiques et criminelles d’un côté et les aspirations démocratiques et extra religieuses des peuples musulmans de l’autre, la nouvelle foi hybride a davantage transigé avec l’obscurantisme islamiste comme ennemi radical de l’Occident que fertilisé une ébauche de laïcité musulmane proche de celle que nous connaissons en Europe.

Le fossé semble ici gigantesque avec l’évolution du judaïsme. Non pas qu’il n’y ait pas eu de juifs communistes ! Au contraire ! Est-il besoin de rappeler les noms de Moses Hess, de Rosa Luxemburg, de Trotsky, de Zinoviev et de tant d’autres ? Et nombreux sont les auteurs qui ont commenté la dimension messianique et non étroitement matérialiste du communisme. L’eschatologie communiste : la société sans classes, sans frontières de la phase ultime du communisme, ce que l’on pourrait appeler la commune humanité, réconciliée et juste, n’est pas sans rappeler la perspective futuriste des temps messianiques, du moins dans l’approche apocalyptique de certains mystiques juifs. Mais là s’arrête le processus d’hybridation. Quand les régimes communistes se sont révélés sans exception des régimes bureaucratiques et répressifs, minés par le mensonge, truffés de paranoïa (la Corée du Nord) ou ménageant des formes économiques ultra-capitalistiques (la Chine), le judéo-communisme, si fertile et prometteur d’autrefois, s’est de lui-même dissous, sans forme visible de postérité. La rupture de Benny Lévy avec l’Europe, après son passage de la Gauche prolétarienne à l’étude talmudique en Israël en est un exemple certes extrême, mais l’extrême ou l’excessif sont bien plus symptomatiques d’une époque que ne le juge le proverbe. Car, comment aurait-il pu en être autrement ? Si le chrétien peut au prix de minces ajustements, transférer tout ou partie de sa foi dans le champ attrape-tout de l’indignation, en s’appuyant sur l’amour du prochain et la condamnation des richesses matérielles et des désirs aliénants, le juif n’a pas de telles ressources.

Imagine-t-on rencontrer le judaïsme comme on rencontre Jésus-Christ ?

Fait-on l’expérience directe et salvatrice d’une foi juive en lisant le Deutéronome, les Proverbes ou le Zohar ? Le judaïsme est un océan de questions, plus propice à la noyade qu’à une tranquille partie de pêche, quand on ose s’y aventurer sur de fragiles barques[3]. Et que dire des acrobaties intellectuelles et des contorsions éthiques dont fait usage chaque juif, pieux ou non, sioniste ou non, quand il s’efforce de défendre Israël, tout en critiquant la politique de ses dirigeants ?

Après avoir douloureusement connu l’ostracisme antisémite européen et son apocalypse hitlérienne, le soupçon de traîtrise et de dissidence en URSS, les juifs[4] de la diaspora (mais aussi une grande part de ceux qui résident en Israël) font depuis la guerre des six jours et l’occupation des territoires palestiniens l’expérience d’une condition politique symboliquement renversée : Les Juifs exercent une souveraineté humiliante et génératrice de haine sur une population étrangère mais qui est tout aussi bien une fraction de la population de leur Etat. L’enfermement sécuritaire et psychologique du peuple israélien qui n’a pas cessé de croître après la mort de Rabin et qui a pulvérisé le rêve sioniste induit des effets de paranoïa, ou à tout le moins un sentiment de solitude et d’incompréhension chez la plupart des juifs.

Or, si le juif peut de mille manières tourner le dos au judaïsme, à la synagogue, aux fêtes juives, au mariage juif, s’il peut s’assimiler à la culture du pays où il vit en oubliant tous les rituels et toutes les traditions, il ne peut pas se couper radicalement de la vie de son peuple. Inventerait-on comme aujourd’hui différents noms pour souligner et creuser la distance, juifs non-Juifs, judéo-gentils, marranes, spinozants, etc, que la voie d’accès à la fraternité immédiate, cette fraternité idéale et supérieure qui gomme les singularités, efface les discriminations, abolit le statut bancal des minorités n’en serait en rien facilitée. La dimension ethnique du judaïsme n’est jamais supprimée ou abolie, fût-ce au prix du reniement, de l’oubli, de la conversion. Aucun transfert aisé et naturel vers la vaste Communauté des Frères indignés ne s’accomplit tel quel. C’est toujours par le biais de la pensée, d’une pensée mesurée et complexe, que le juif émancipé du judaïsme rabbinique, se met en route vers les autres.  Le raccourci chaleureux et sommaire de l’anonymat lui est barré…

 

La confusion des différences
et  la voie de la singularité ouvrante.

Un des phénomènes les plus spectaculaires et distinctifs de notre époque, au moins dans la partie occidentale que nous habitons, est que se conjuguent sur un mode absolument inédit l’exhibition des différences et leur contemporaine neutralisation.

Plus se rendent visibles sur la place publique les singularités de tous ordres des individus, plus s’affirment les droits des minorités ethniques, sexuelles, religieuses à vivre au grand jour ce qui précisément leur confère un statut de minorité, et plus la raison politico-juridique dominante rejoint la volonté des minorités d’entrer désormais dans l’Age de l’in-discrimination. Ce qui hier encore relevait de la lutte contre les discriminations ( contre le racisme, l’antisémitisme, l’homophobie, le mépris des pratiques cultuelles non chrétiennes, etc) s’est mué en un programme ambitieux et claironnant d’in-distinction. Le droit égal pour tous recouvre et périme le droit à vivre une « identité » non exposée à l’hostilité et au rejet. Cela semble presque la même chose et pourtant tout est différent.

Cette ascension vertigineuse des revendications égalitaires des minorités dont les plus visibles et commentées sont de nos jours celles qui traitent du mariage pour tous, de l’adoption, de la procréation médicalement assistée a pour effet secondaire d’induire une perte de profondeur et d’originalité de ces minorités[5]. D’une certaine manière, le droit n’abolit pas les différences mais les banalise au point d’en faire de simples variables de la citoyenneté présupposée indivise.

Une telle volonté d’égaliser la condition de toutes les minorités ne provient cependant pas, selon nous, d’une extension du principe de l’égalité républicaine à des sous-populations marginales ou forcément ignorées des débuts de la République. Elle renvoie bien davantage à la conception paulinienne de la sublimation des différences dans la voie tracée par Jésus-Christ : ni juifs, ni grecs, ni hommes ni femmes, ni maîtres, ni esclaves….

Cioran disait que l’air du temps était irrespirable parce qu’il était chargé de victoires. Aujourd’hui, il est chargé d’une obsédante volonté d’égaliser et de confondre ! Non qu’il ne faille pas rendre justice à des fragments de populations qui avaient été tenus jusque là dans l’ombre ou l’opprobre ! De cela, les combats féministes, gays, antiracistes des années 70 s’en étaient correctement acquittés. Mais ce qui s’annonce maintenant dans les nouvelles lois familiales est une recherche pathétique  et stupide de conservatisme pour tous, de béate unanimité. Ce que nous avons perdu en humanité partagée quand le grand ciel étoilé des idées communistes s’est couvert des sombres brumes staliniennes, nous essayons d’en récupérer le lointain écho universaliste par la transformation juridique et symbolique du statut des minorités. Les minorités assemblées, incorporées à une citoyenneté nécessairement floue dans ses fondements politiques tentent de constituer une majorité virtuelle.

Et la souffrance « passée » des minorités, accablées par les regards et les actes hostiles ou méprisants de ce qui formait encore hier l’organon majoritaire du peuple en Europe, est à point nommé chargée de forcer le respect et vaincre les réserves du crépusculaire esprit républicain.

On s’égarerait toutefois en pensant que c’est le modèle multiculturel, qui fait retour en Europe après avoir démontré sa relative efficacité outre-Atlantique.  Le multiculturalisme est inscrit dans le code génétique de l’économie libérale,  de ce que Marx nommait la reproduction élargie du Capital, et ne solde en aucune manière la logique ancienne, compétitive et territoriale des identités.

Ce qui est ici en jeu est bien plus bouleversant : il s’agit du progressif effacement de la marginalité, de la clandestinité, du secret, du déclassement de certains groupes humains, autrefois considérés comme suspects, anormaux ou inférieurs. Bouleversant, car à ce prix,  par l’accession de la minorité au rang de majorité virtuelle (par l’équivalence officielle des statuts) s’opère la disparition totale de la condition marrane qui avait largement contribué à façonner le monde moderne.

D’une certaine manière, cette volonté de transparence totale qui est revendiquée comme une forme d’ultime arrachement aux ténèbres de la vie marginale ou inférieure, en vidant de sens la séparation de l’intime et du public, est une victoire tardive et inattendue de la confession publique des fautes à laquelle étaient autrefois soumis les dissidents des régimes totalitaires. En se défaussant de la complexité de la personne par l’exhibition d’une variable ou d’une dimension certes importante mais nullement suffisante, le non-marrane moderne remplace son intégrale d’être par au mieux quelques segments de droites. C’est faire, à peu de comptes, le travail de classement de la police ! Car il ne suffit pas qu’une confession soit spontanée et libre, et non pas arrachée sous la menace et l’intimidation, pour qu’elle perde toute  forme de liaison avec la logique de la culpabilité inscrite dans tous les confessionnaux de l’Histoire.

Sans doute,  ce passage de l’ancienne discrimination créatrice jusque dans ses douleurs et ses exclusions à la confortable reconnaissance générale,  sans entraves, sans infirmité juridique ou sociale, est pensé de nos jours comme étant le nec plus ultra de la démocratisation. Mais n’est-ce pas une très éphémère et dangereuse illusion ? L’organon majoritaire ébranlé ou assoupi des peuples européens ne se réveille-t-il pas partout en Europe, à la faveur de l’actuelle crise économique, dure et cruelle,  et ne pose-t-il pas des gages de loyauté nationale ou culturelle à ces minorités qui tout en goûtant aux joies d’une pleine émancipation sont désormais mal à l’abri derrière leur paravent de « majorité virtuelle ».

Et réciproquement ces minorités, ayant troqué une part de leur liberté, de leur puissance marginale, contre l’idée séduisante d’obtenir leur entière part de reconnaissance publique sont-elles encore en état de pénétrer et de modifier l’esprit public de la société, autrement dit la dynamique interne, vivante, révolutionnaire de la République sans laquelle précisément il n’est pas de République ?

Dans le judaïsme, mais aussi par longue survie du peuple juif qui en témoigne, la conception fusionnelle et catholique des minorités apparaît impertinente sinon insensée. La séparation, le retranchement, le manque, la coupure, la distinction sont au cœur de la sagesse juive. Rien n’est plus étranger au judaïsme que la confusion destructrice de la génération babélienne ou le nihilisme fusionnel et amorphe de la Cité de Sodome. L’esprit juif formule  toutes les séparations : Dieu créateur- homme créature, Adam masculin-Eve féminine, Caïn-Abel, Isaac-Esaü, Hébreux-Egyptiens- Temps ordinaire-Temps sacré, travail-shabbat,  Israël-Nations, sans parler des dualités et des tensions à l’œuvre au sein de la métaphysique juive : hessed-guevourah (bonté-rigueur) binah-kokmah (intelligence-sagesse) pureté-impureté, bien-mal qui se fractalisent à l’infini.

Est-ce à dire que les minorités sont vouées, dès qu’elles tentent de s’agréger dans un espace politique pacificateur, à perdre ou à ruiner les éléments créateurs qu’elles possédaient au temps de leur marginalité, tout comme la singularité juive serait condamnée, comme semble l’indiquer l’Histoire, à redevenir sans cesse une solitude ?

Afin de s’extirper d’une telle impasse propre à notre temps, ne faut-il pas penser différemment la singularité ? La penser comme ouvrante et non pas comme égale  ou isolée ? Mais ouvrante vers quoi ou vers qui ?

Nous avons déjà exploré une partie des chemins qui mène vers cette singularité ouvrante : La marranité moderne dérivée du marranisme ibérique médiéval, l’expérience européenne d’une assimilation incomplète et en tension, la créativité propre du yiddish, comme langue judéo-allemande.

Mais peut-être faut-il essayer de mieux comprendre et mesurer toutes les bifurcations du judaïsme et du christianisme, en saisir les matrices logiques compatibles et incompatibles, pour avancer plus loin dans cette voie originale …

C’est sans nul doute un lourd chantier pour Temps Marranes !
C.C.

[1] La contre-culture marrane

[2] Nous restons volontairement schématiques. Il y eut de fameuses et notables exceptions.

[3] Shmuel Trigano, dans son livre «  le Judaïsme et l’esprit du monde « , somme considérable de réflexions sur l’éthique, l’ethos, l’ethnikos du judaïsme rappelle que Dieu s’est reposé après sa Création, qu’Il a fait shabbat et qu’après ce retrait, ce retranchement, plus rien ne sera connu de Lui sinon par le truchement de ses créatures. Cette limitation implique, presque par nécessité, une théologie très développée. Ce Dieu dont si peu de sa vie intrinsèque, en deçà de l’acte de  la création et de sa personne créatrice, nous est dit, reste une énigme qui s’étend nécessairement aussi à la créature, « à son image ». Le discours à son propos est par conséquent très complexe puisque Dieu ne peut être connu que dans le prisme de sa créature ( « à son image ») alors qu’il relève de l’irreprésentable (et donc de l’absence d’image).

[4] Nous n’usons pas ici d’une définition restrictive et pointilleuse du juif. Dans notre esprit, est juif celui qui se sent tel, qui prend pour soi une part de la généalogie, de l’histoire et de la culture disparate du peuple juif

[5] Harold Rosenberg , dans «  La tradition du Nouveau » publiée en 1962 par les Editions de Minuit, soulignait déjà cet apparent paradoxe : Si l’on veut mesurer ce qu’il y a de comédie dans ce prétendu conservatisme, destiné à consterner la galerie, il suffit de voir la participation enthousiaste des homosexuels au mouvement de Reconstruction de la Famille ; il est de fait que ce furent les folles, ou les presque folles, qui se placèrent à l’avant-garde de ce nouveau domesticisme – voir l’épidémie de mariages chez les homosexuels.

Claude Corman: L'insurrection de Varsovie (2012)
Claude Corman: L’insurrection de Varsovie (2012)

Le principe espérance

Slogans meurtriers et formules salutaires

par Paule Pérez

On se souvient de l’imprécation proférée en 1936 en Espagne par un général franquiste qui vouait ses concitoyens républicains aux enfers :”Viva la muerte”, slogan funeste d’un totalitarisme, appel univoque à la destruction de toute différence, de tout écart, de la  démocratie. D’autant qu’il fut répété et amplifié quelques semaines plus tard dans l’invective insultante au poète Miguel de Unamuno, certes conservateur très catholique, mais surtout penseur et érudit : “A mort l’Intelligence”.

 

Claude Corman : Triptyque de Unamuno – 2015 - Huile sur toile 3* 80 x 86 cm
Claude Corman : Triptyque de Unamuno – 2015 – Huile sur toile 3* 80 x 86 cm

“Viva la muerte”, “A mort l’Intelligence”, comment dans  une  secousse  ne  pas  y entendre l’écho tonitruant  des “Allah akbar”,  aux images  sanglantes des attentats de 2015, son synonyme et son équivalent logique.

En d’autres temps,  années 60 Wladimir Jankélévitch, balançant par-dessus les moulins la supposée sagesse doctorale, à la pensée du silence des disparus de ce qu’on n’appelait pas encore la Shoah,  hurlait dans son amphithéâtre à la Sorbonne : “Plus jamais ça”. Ca, l’arbitraire, le fanatisme, l’horreur, l’appel au meurtre de l’autre parce qu’il est autre. Cinquante ans plus tard sa stridence résonne comme l’appel à respecter la vie parce  qu’elle est la vie…

Certains s’engagent dans une grande ambition, projettent  de changer le monde, sauver des espèces, innover.

« La conscience utopique veut voir très loin, mais en fin de compte, ce n’est que pour mieux pénétrer l’obscurité toute proche du vécu-dans-l’instant, au sein duquel tout ce qui existe est un mouvement tout en étant encore caché à soi-même.» écrit Ernst Bloch dans son œuvre magistrale  sur l’Utopie qu’il considère  comme un  facteur puissant. A  l’utopie Ernst Bloch accrochait comme son nécessaire vecteur, “Le principe espérance”.

Aucune  de nos aspirations, qui nous lient à l’instinct de vie  ne saurait se manifester sans cette perception subtile qui nous soutient presqu’à notre insu, faisant que nous nous tenons chaque jour pour que le matin advienne et renouvelle en chacun notre potentiel d’agir, de sentir, penser, créer, rêver, notre vouloir être, le conatus de Spinoza, l’instinct de vie ou l’Eros de Freud, l’élan vital chez Bergson, le désir chez tant d’autres…Nul besoin de religieux qui est le choix de chacun, nous parlons et en appelons à une espérance toute laïque.

Ceux qui sont sortis d’un coma ont ce savoir inscrit en eux. De même les peuples de tant de pays qui ont survécu à des tragédies d’anéantissement. Et parmi eux souvent d’autres  encore souhaitent plus simplement avoir une vie paisible. Naïve ou calculée, ambitieuse ou modeste, à chacun son utopie.

Face aux  “Viva la muerte” de tous ordres, nous sommes convaincus que ce principe espérance nous est inaliénable. Pour Bloch,  « je suis, nous sommes. Il n’en faut pas davantage. A nous de commencer. C’est entre nos mains qu’est la vie ».
Et certains se souviennent aussi de ce grand maître talmudiste qui après les pogroms les plus incendiaires et meurtriers affichait à l’entrée de sa maison d’étude : “Interdit aux désespérés”.

P.P.

Claude Corman : Triptyque de Unamuno-1 – 2015 - Huile sur toile 80 x 86 cm
Claude Corman : Triptyque de Unamuno-1 – 2015 – Huile sur toile 80 x 86 cm
Claude Corman : Triptyque de Unamuno-2 – 2015 - Huile sur toile 80 x 86 cm
Claude Corman : Triptyque de Unamuno-2 – 2015 – Huile sur toile 80 x 86 cm

Claude Corman : Triptyque de Unamuno-3 – 2015 - Huile sur toile 80 x 86 cm
Claude Corman : Triptyque de Unamuno-3 – 2015 – Huile sur toile 80 x 86 cm

Kouznetsov, Soljenitsyne, deux aspects d’une même révolte

par Paule Pérez

Dans la logique de notre titre, temps-marranes, de son “u-chronie”, constitutive, et sous la pesanteur des évènements de cette année 2015, je propose à nos lecteurs un article paru en mars 1971 qui m’avait été demandé par la Revu des Deux-Mondes.

Anatole Kouznetzov, l’auteur du très grand livre récit et document Babi Yar, paru en 1970 en France, avait réussi à fuir l’URSS au risque de sa vie en 1969 et à obtenir l’asile politique en Grande-Bretagne. Il avait pu sortir avec lui les éléments de son livre monument qui avait été publié caviardé en Union soviétique.

Dans les mêmes années, Alexandre Soljenitsyne immense écrivain et charismatique figure, dont les livres rendaient compte du goulag et autres oppressions soviétiques, avait choisi dans sa ferveur orthodoxe de rester en mère Russie.

Je travaillais chez Julliard qui publiait les deux écrivains et venait de sortir Babi Yar, j’ai emmené quelques journalistes à Londres y rencontrer Kouznetzov au dernier étage d’un grand quotidien sous surveillance.

Pour la majorité de la presse française à l’époque, l’héroïsme, voire la sainteté, étaient du côté de l’auteur de “L’archipel du goulag”, tandis que Kouznetzov, l’autre dissident et  témoin enfant d’horreurs nazies qui s’étaient passées en Ukraine, n’était qu’un homme pour ainsi dire ordinaire : la presse le bouda. A  la même période, mon vieil ami communiste et lucide, Vladimir Pozner publiait un roman d’amour puissant au titre shakespearien, qui se passait sous l’Occupation, “Le temps est hors des gonds”.

Plus tard, lorsqu’en 1974 les Soviets expulsèrent Soljenitsyne de sa propre patrie, et qu’il passa quelques années en Occident, celui-ci hypertrophia sa piété, voire son piétisme orthodoxe. Le  prix Nobel 1970, si proche des conceptions de la pureté identitaire!… Quelques journaux, non sans attendrissement, mirent cela au compte de son âge et de sa lassitude.

“Temps hors des gonds” ? Très bientôt sera inaugurée sur le Quai Branly, à la place du Pavillon de la Météo, à quelques  pas de l’Eglise américaine, sur commande à Jean-Michel Wilmotte, une cathédrale orthodoxe à cinq dômes filetés d’or, nous dit-on : le passant n’y voit encore que des échafaudages.

Comme nous y enjoint un autre ami, Baruch Spinoza, “ne pas critiquer, ne pas déplorer, ne pas maudire, mais comprendre”. Nous nous y efforçons. P.P.

Kouznetsov, Soljenitsyne, deux aspects d’une même révolte
A la fin du mois de juillet 1969 les téléscripteurs flous apprennent la fuite d’Anatole Kouznetsov, l’une de personnalités russes les plus représentatives du génie de son pays. La nouvelle fit la une de tous les quotidiens et passa sur toutes les longueurs d’ondes Anatole Kouznetsov avait, selon les tendances, «opté pour l’Occident», ou «abandonné son pays».

Immédiatement les spécialistes des principaux journaux partirent à sa recherche pour tenter de lui faire expliquer son acte. Découvert dans une petite maison de Londres, L’écrivain se justifia avec éclat et ne se montra pas avare d’explications.

Pourtant, ce que l’on pouvait prendre alors pour un goût du scandale et de la publicité, participait d’un tout autre projet. Plus il se montrait dur envers l’U.R.S.S., plus il prenait des précautions pour protéger ses jours qu’il avait de sérieuses raisons de croire en danger. A la suite de son geste, beaucoup de journalistes lui reprochèrent sa violence. Maintenant on comprend mieux ce qui avait motivé sa réaction. Non seulement l’écrivain si longtemps muselé voulait parler, mais il s’était surtout employé à créer autour de lui un intérêt qui eût découragé les vengeances.

Son départ s’était du reste effectué dans de curieuses circonstances. Pour se dédouaner auprès des autorités soviétiques, et afin de les mettre en confiance, Kouznetsov avait accepté en 1968 d’écrire un ouvrage sur Lénine. Pour retrouver les traces du révolutionnaire, on lui accorda son visa pour Londres. Kouznetsov avait décidé que ce voyage seraitsa dernière chance. L’opération n’était pas facile, car le K.G.B. qui se méfiait lui avait adjoint un guide plus ou moins secrétaire, chargé surtout de veiller sur lui. Jouant le tout pour le tout, l’écrivain lui faussa compagnie (1).

Depuis, le petit homme aux yeux très bleus vit en Grande-Bretagne, où le droit d’asile lui a été accordé. L’auteur a entrepris le travail pénélopéen de récrire toute son œuvre, qui n’était à son sens « que celle d’un malhonnête ». Il signe désormais Anatoli. « Kouznetsov n’est plus, affirme-t-il. Ce n’était pas un homme, mais un individu manipulé. » En novembre 1970, en effet, les éditions Julliard publiaient un gros livre intitulé Babi Iar. Le livre est déjà paru, il y a trois ans, aux Editeurs Français Réunis, sous le même titre. Mais il comporte cette fois tous les passages supprimés alors par la censure soviétique.

Babi Iar est le récit des atrocités commises à Kiev pendant la guerre. Kouznetsov avait alors douze ans et il notait tout ce qui se passait. Plus tard, sa mère découvrit ce journal, et lui demanda de faire un livre. Aujourd’hui, la presse se méfie : que doit-on penser de celui qui a trahi son pays et qui a de coupables amitiés du côté d’une presse très conservatrice? Pourtant, certains réagissent. Ce sont ceux qui ont connu les camps de la mort, l’invasion ou la torture. C’est à tout cela que Kouznetsov-Anatoli a voulu échapper. Peut-on reprocher à celui qui n vu son œuvre mutilée, tronquée, sa vie surveillée à tous les instants, de trahir ceux là même qui voulurent transformer le sens de son message?

Et peut-on reprocher à l’enfant qui vécut et connut l’horreur de Babi Iar de fuir devant une dictature et une répression qui lui rappellent l’enfer d’un autrefois tout proche?

Ceux qui blâment sont, de la droite à la gauche, les théoriciens dangereux qui veulent nier l’importance de la souffrance et du souvenir clans nos comportements politiques.

A Kouznetsov, ils opposent Soljenitsyne, fidèle à la Russie éternelle. Soljenitsyne qui, le mois même de la parution de Babi Jar, obtint le Prix Nobel. Soljenitsyne ne veut pas quitter l’U.R.S.S. Citoyen soviétique, il a décidé d’écrire pour les siens. Ses compatriotes ne connaissent ses dernières œuvres que par les samizdats, ces manuscrits ronéotés qui circulent sous le manteau. Ils sont quelques milliers. Le peuple ignore bien entendu l’existence de ces œuvres clandestines. A l’étranger, l’auteur du Pavillon des Cancéreux ne reconnaît pas son œuvre sortie d’U.RS.S. et publiée malgré lui. Il préfère être reconnu par les siens — ou écrire pour ses fonds de tiroirs. Et ainsi il est peut-être, dans son martyre, le re mords vivant des autorités soviétiques.

Mais pourquoi préférer le reproche silencieux de l’un à la lutte ouverte de l’autre? Ne sont-ce pas les deux aspects d’une même révolte? Il s’agit là de conduites individuelles, car l’un comme l’autre, Anatoli comme Soljenitsyne, ont choisi. Et si l’on ne peut qu’admirer ta sourde résignation et l’abnégation patriote d’un Soljenitsyne, on ne doit que rendre hommage au turbulent Anatoli.

J’ai rencontré, il y a un mois, Anatoli dans les bureaux d’un grand quotidien londonien. L’homme portait les stigmates d’une profonde solitude.

Ainsi il vit, revit. Malgré la douleur de l’exil, il peut parler, il se sent écouté, et reconnu. Car la solitude de l’écrivain ne serait-elle pas pure aberration de la vie si elle se limitait à l’écriture, non transmise, au message impublié.

Son plus grand désir est aujourd’hui d’apprendre l’anglais, peut-être le français.

— Croyez-tous qu’un jour, lui demandai-je, vous écrirez un roman dont l’intrigue se passera en Europe occidentale ?

— C’est certain. Il n’y a aujourd’hui en U.R.S.S., et de l’U.R.S.S., qu’un écrivain. C’est Alexandre Soljenitsyne, l’égal de Dostoïevski.

Libéré, Kouznetsov est-il gagné pour notre littérature, mais perdu pour la littérature slave? Rien n’est moins sûr. Car si l’écriture est une aventure incertaine, quoi de plus ambigu qu’un écrivain? Quoi de plus mystérieux que sa démarche intérieure ?

P.P.

(1) II prétexta en plaisantant qu’il voulait voir les filles.

 

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La troisième mort de celui qui ne voulait pas être prophète

Editorial

par Paule Pérez
Après le saccage du Musée de  de Mossoul / Ninive, en Irak, voici que les armes lourdes ont détruit Nimrud. Détruirait-on Carthage en Tunisie, Persépolis en Iran, Karnak en Egypte et Carnac en France?… Cela relève de l’impensable.
Selon Paul Valéry, “nous autres, civilisations, nous savons que nous sommes mortelles”. Et pourtant!  Quoi que fassent les porteurs de mort et de feu, indélébile, la trace en revit en nos cultures, nos livres d’Histoire – et en nous-mêmes.

La transmission humaine  prend les chemins qui justement nous échappent. Si les statues disparaissent, leur souvenir inexpugnable perdure, à la mesure de notre chagrin et de notre colère, dans les replis immatériels des ruisseaux souterrains de nos mémoires.

De par son côté civilisé, le monde des années trente a vu grandir un courant qui voulait sa mort, sans réagir. Certes l’histoire ne se répète pas….Aujourd’hui est-il possible de trouver les ressorts afin de ne pas répondre symétriquement à la violence par la violence ? La paix pourra-t-elle en advenir ?

 

La troisième mort de celui qui ne voulait pas être prophète

L’aurait-on oublié ? Quelques mois avant les évènements de Mossoul et de Ninive, c’est  la sépulture du prophète Jonas qui a été détruite à l’explosif.

 

On a tout récemment été informés des actes de destructions au musée archéologique de Mossoul, ville bâtie sur l’ancienne Ninive. Cet évènement a été précédé (juillet 2014), par une autre dans la même ville : celle de, qui fait l’objet d’un livre de la Bible.

Dès lors, comment ne pas revenir à l’évocation de cet homme de paix, dont le nom signifie « colombe »…

En voici le résumé : Dieu est mécontent des conduites des habitants de Ninive et ordonne à Jonas d’aller y remédier. Jonas est un homme discret il ne veut pas être investi d’une telle mission, il prend peur et s’enfuit sur un bateau qui essuie une violente tempête. Il ne fait pas mystère à l’équipage de sa fuite devant Dieu, et s’en trouve jeté à la mer qui aussitôt se calme. Il est avalé par un mastodonte marin, qui sur ordre divin finit par le vomir sur la terre. Sur une nouvelle injonction, il part à Ninive et accomplit sa mission. Les habitants reviennent de leur « mauvaise voie », Dieu ne les puni pas, Jonas s’en irrite. Dieu semble ne pas bien traiter son porte-parole, et Jonas est désespéré. Dans un trait vif, où l’on peut saisir pourtant une tendre ironie, Dieu l’invite à peser les situations…

Au début Jonas ne veut pas être prophète, ne veut pas être l’ambassadeur de Dieu. Il ne brigue rien. Lorsqu’il exerce sont libre arbitre, il est rattrapé et lorsqu’il finit par accomplir les ordres dictés, il se sent lâché par Dieu, qui de surcroît ne lui a témoigné aucune gratitude.

La sépulture qui a été violemment profanée, détruite est celle d’un homme qui apparait dans le texte comme un homme du commun, « actuel » en quelque sorte. Quelqu’un de « normal », plutôt réservé, modéré, qui connaîtrait ses limites et ne s’embarquerait pas dans de folles entreprises. Qui n’est pas attiré par l’honneur que lui fait Dieu en le choisissant. Certes Jonas peut être aussi bien à considérer comme un égoïste indifférent, que comme un gars honnête : La seule chose que le texte nous révèle, est que son père se nomme Amitaï, nom qui contient le mot « vérité ».

Jonas serait en quelque sorte pour le lecteur d’aujourd’hui un composite de l’honnête homme de l’âge classique, un « homme sans qualité » et un peu aussi un « Bartleby » qui préfèrerait s’abstenir. On n’est pas loin non plus des figures de l’absurde d’Albert Camus.

Jonas est une personne complexe, et sans doute un type tolérant. C’est sa tombe qu’on a détruite.

Le fanatisme ne connaît pas l’équivoque, la complexité, le paradoxe, l’insaisissable, le contradictoire qui sont au cœur de nos existences. S’il les croise, ils font l’objet de ses plus grandes craintes et lui inspirent ses pires vindictes.

C’est là la première pensée qui nous viendrait à l’annonce de l’attaque contre le symbole et les restes, de l’homme Jonas qui, s’il fut prophète, le fut sous la pression des évènements et sans gloire. S’il ne s’agissait que de ceci, cela nous suffirait à prendre acte de l’horreur.

Ninive se trouve en Mésopotamie, comme Ur, la ville de Tharé et d’Abraham son fils. Abraham le fondateur, le père des multitudes à la descendance « aussi nombreuse que les étoiles dans le ciel ». Abraham le père d’Isaac, qui se dit aussi Ibrahim: père également d’Ismaël, ancêtre lointain de l’islam. Oui cela nous suffirait de nous en souvenir.

Mais Jonas, qui est aussi prophète en islam (Nebi Yunès) dans ses composantes modernes, dans ses doutes, son retrait, ses trouilles, ses hésitations, sa justesse et sa distance d’homme non engagé, devient justement l’homme à abattre.

Naturellement sobre dans sa piété, il semble sans ferveur et fuirait le prosélytisme. Mais tout de même, bien qu’il ait obéi et se soit plié à la volonté divine quand il a vu avec réalisme qu’il n’avait pas le choix, il a le courage de montrer sa peine et de demander des comptes à Dieu.

Un tel homme attire la haine des fanatiques. Oui comprendre cela nous suffit amplement.

Abraham accomplit l’injonction divine que des siècles de commentaires tentent de traduire avec la plus grande justesse et dont la moins mauvaise expression serait « va vers toi ». S’arrachant au berceau avec un petit groupe, il quitte père et mère. Il ne s’en va pas dans le projet de semer la terreur, mais pour fonder un monde en apportant la révélation du monothéisme.

Oui cela nous aurait suffi.

Bien que Jonas, sous le nom de Nebi Yunès, soit aussi prophète en Islam, et que son nom signifie tout autant « colombe » en arabe, il connote forcément encore « quelque chose de juif ». Dans la Mésopotamie, que les juifs ont quittée en masse au milieu du 20ème siècle, le tombeau de Jonas était peut-être en somme la dernière trace du passage des juifs en ces contrées. La voici désormais détruite.

En codicille, oserions-nous ici une dose de paranoïa : il nous est difficile de ne pas voir en effet la part de « juif » dans les récentes atteintes du fanatisme religieux ou de la simple stupidité alterophobe récurrente dans nos vieux terroirs.

Et ce, que l’on tue des êtres humains vivants ou morts. C’est à croire que pour les fous de Dieu comme pour les crétins : mêmes morts, ce qui est juif dérange encore.

28 février 2015
Paule Pérez

 

Commentaire de Claude Corman

Ce texte sur la sépulture de Jonas et sur la brisure des liens avec le passé des peuples, que les maboules de l’EI tentent d’instituer par leurs actes en prétendant s’attaquer aux antiques idoles, nous cause de mort, mais c’est à la vie qu’il invite.

Que Jonas incarne le prophète timide, indécis, bouleversé par des forces opaques et insaisissables, est la dernière préoccupation de ces semeurs de désastres. Pour eux, Dieu n’est pas la source de vie, mais le Char triomphant de la Mort. Thanatos est leur héros, leur inspiration, leur souffle. Et d’une certaine manière, leur haine méprisable et spectaculaire nous fait haïr par ricochet la part d’humanité qui est forcément en eux. Par leurs abominations, l’humanité se révèle détestable et c’est là leur plus grande, leur plus stupide victoire…

Quant à l’élimination du juif dans les mémoires des peuples de la Mésopotamie, c’est une folie criminelle, mais c’est aussi un précieux atout militant, dans leur configuration idéologique où le Coran ne doit pas discuter avec la Bible. Mais l’effacer.

Cet effacement du juif n’est pas de surcroît l’apanage de Daesh. On peut disserter à l’infini sur la différence entre Israël et la diaspora juive, considérer celle ci comme la conséquence lointaine de l’histoire européenne et celle là comme le fruit d’une occupation illégitime et insupportable d’un bout de terre d’Islam. Mais chacun sait qu’ en Israël, vivent des juifs issus de tous les pays de la diaspora et que ces juifs ne sont pas les descendants de troglodytes cachés pendant deux mille ans dans les grottes de Qumran !

Aussi bien quand la propagande iranienne, ou celle du Hamas et du Hezbollah appelle à détruire l’entité sioniste, c’est aussi à l’effacement du juif des mémoires arabes et de l’histoire de la Palestine et du Proche Orient qu’elle aspire !

Selon la source ci-dessous, le Hamas, largement accepté dans le monde comme interlocuteur légitime à la table des négociations de paix, maintient dans ses statuts des incitations à l’élimination d’Israël[1]

Face à cette logique de mort, et sans rien partager des positions et du désespoir agressif  des droites israéliennes, force est de constater que l’Etat Hébreu est, dans la région, une solitaire enclave contre la pensée unique et pourrait être paradoxalement, tant on lui fait le reproche inverse, un rempart contre l’apartheid ethnique et culturel des peuples…

 

[1] (source CNRS : http://iremam.cnrs.fr/legrain/voix15.htm) : Extrait du Préambule de la Charte du Mouvement de la Résistance Islamique – Palestine (Hamâs) Palestine : 1 Muharram 1409 Hégirienne 18 Août [âb] 1988 Chrétienne : …/… « Israël existe et continuera à exister jusqu’à ce que l’islam l’abroge comme il a abrogé ce qui l’a précédé ».