Editorial
Veillée d’armes
Claude Corman
La question du masque
Paule Pérez
La question des « Instit’s »
Paule Pérez
Désarrois
Paule Pérez
Un sachant sachant chasser les autres sachants
Vincent Israël-Jost
Editorial
Veillée d’armes
Claude Corman
La question du masque
Paule Pérez
La question des « Instit’s »
Paule Pérez
Désarrois
Paule Pérez
Un sachant sachant chasser les autres sachants
Vincent Israël-Jost
Nous pressentons déjà que nous allons tous perdre quelque chose que nous aimions. Je ne parle pas ici des malheurs personnels, des chagrins, des pertes inconsolables que vivent ou vivront de nombreux êtres humains en ces temps épidémiques. Je songe à autre chose de beaucoup moins brutal mais de tout aussi irrémédiable que la mort, un sentiment insidieux, tenace de fin de civilisation. Et dans ce sentiment étrange de la perte d’un monde, il en va aussi de notre complicité plus ou moins grande avec lui, avec quelque chose ou des choses, plus ou moins nombreuses que nous aimions par lui et en lui. Nous pressentons déjà que ce qui s’est ruiné en quelques semaines, c’est notre présence insouciante au monde et l’ensemble des appuis et des harnachements par lesquels nous rendions cette présence plus complice qu’étrangère. Nous avons tous perdu une part de notre complicité avec la civilisation.
O bien sûr, nous ne pleurons pas l’effondrement de la société spectaculaire-marchande, mettant en scène par tous les moyens techniques possibles, son narcissisme, sa frénétique boulimie de neuf, son rêve infantile de village planétaire. Cette société-là avait, si l’on y regarde bien, sombré depuis bien des années. Plus personne ne rêvait d’Amérique, ou du moins de cette Amérique façonnée par une certaine idée de la démocratie et du progrès, forgée après la défaite des fascismes européens. A l’instant même où le mur de Berlin s’était effondré en 1989, emportant dans ses gravats le communisme soviétique, la société américaine désormais sans rivale, sans ennemie, n’avait pas tardé à se mutiler et à renier ses ferments d’utopie. Mais avons-nous fait mieux en Europe, après 89 ? Avons-nous pensé une autre civilisation, un autre rapport au progrès, aux sciences, à la richesse, à la justice sociale ? Non. Nous avons suivi, en traînant parfois les pieds, mais nous avons suivi. Quelque chose que nous aimions dans notre monde, indissociable de ce que nous détestions en lui, nous y faisait prendre appui. Ce n’est pas le plus petit effet apocalyptique de cette pandémie virale : Nous retrouvant brutalement sans nos plus chers étais, sans nos plus intimes appuis, il devient au-dessus de nos forces d’accorder encore un appui amical, ne serait-ce que lointain, à ce monde. Comment prendrions-nous une fois de plus au sérieux la triomphale marche du progrès dont on nous martèle sur tous les écrans, sur toutes les ondes, que s’il n’est pas interdit d’en contester certaines injustices marginales, il est absolument déraisonnable d’en nier l’impérieuse nécessité ?
En si peu de temps que cela nous suffoque, le sentiment de la présence insouciante au monde s’est volatilisé et pas seulement sous l’effet contagieux de la peur. Nos modes de pensée, nos échelles d’évaluation de ce qui compte, notre plus ou moins grande clairvoyance dialectique ont été affectés tout uniment. Nous avons perdu dans la tourmente nos guides et nos experts, ceux en petit nombre qui bornaient la pensée à la philosophie et ceux qui, en bien plus grande quantité étaient convaincus de pouvoir s’en passer par les seuls miracles de la technologie. D’une certaine manière, l’humanité ordinaire pressent qu’elle est livrée à elle-même.
Aussi bien, le monde n’est pas devenu seulement plus dangereux, il s’est entièrement révélé en quelques semaines comme un monde authentiquement kafkaïen. Et dans un tel monde, comme l’a dit Kafka, il va nous falloir apprendre à penser et à agir, sans appuis, sans ces appuis que nous aimions et dont nous commençons tout juste à pressentir la perte. Et d’abord et en premier lieu, ce que nous avons découvert et dont nous confessons avec trouble, avec tristesse l’impact dévastateur, c’est une certaine forme de paralysie ou d’impuissance de la science médicale. La mise en sécurité de l’humanité globale par la médecine qui était un des piliers de notre civilisation a failli. Cette pandémie mortelle succède à trois lourdes alertes virales, heureusement avortées, qui se sont succédées en une dizaine d’années. Et on ne peut pas ne pas songer aux prochaines. Soyons clairs ! Pour l’heure, et avant qu’un collège international de chercheurs, de médecins, de virologues ne jette de véritables lumières sur les épidémies virales ou sur leur traitement, il n’est pas excessif de dire que l’appui médical serein à ce monde a sauté !
Il est aujourd’hui une autre évidence que nous osons à peine formuler, tant elle est écrasante, tant elle pèse sur nos vies, tant elle nous fait ressentir la perte de ce que nous aimions si naïvement hier : la proximité du monde lointain est ajournée pour une durée indéfinie. La distance s’éprouve à nouveau dans toute sa rigueur, et pas seulement sous l’espèce des mesures de distanciation entre les hommes conçues à titre prophylactique contre la propagation virale.
Ce qui a été brisé, plus essentiellement, c’est l’articulation prolifique de la science, de la technique et de l’économie qui a gouverné la pensée politique et la vie du plus grand nombre depuis l’après-guerre. Ce qui a été enseveli en un rien de temps, c’est le fantasme d’une économie-monde unifiant à grande vitesse l’humanité tout en la soumettant à un frénétique mouvement de délocalisation des hommes et des productions.
Et nous commençons à pressentir vraiment certaines choses qui restaient jusque-là des hypothèses marginales :
– Plus hautes seront demain nos exigences scientifiques, et plus modeste devra être notre « train de vie ».
– Plus ardentes seront nos recherches dans tous les domaines du savoir, plus partageables le seront-elles grâce aux satellites et aux fibres, et plus nous aurons à réapprendre à vivre dans des économies proches.
– Plus excentriques et puissants seront nos échanges intellectuels par-delà les frontières, et plus nous aurons à penser dans toutes ses conséquences humaines et politiques l’enracinement.
Il nous faut considérer que le repos forcé qui est le nôtre, pour cause de confinement, n’est pas une simple parenthèse ou un avant-goût de retraite, mais une veillée d’armes !
Claude Corman le 04/04/2020
Au tout début du confinement nous faisions « le tour des quatre rues » dont la mieux nommée est le boulevard de l’Hôpital, celui de la Pitié, où les sirènes des ambulances semblent, en effet un petit peu moins fréquentes depuis hier… Chacune d’elles me serre le cœur : nous connaissons tous aujourd’hui des personnes qui y ont perdu quelqu’un.
Au bout de cinq jours de ce confinement je me suis sentie, malgré la gentillesse des agents des forces de l’ordre (notamment avec les sans-abris), enfermée dehors.
Depuis je ne suis plus ressortie, moi la marcheuse, qui avais repéré dans mes promenades solitaires à mon arrivée en France, d’innombrables trésors dans les cours de Paris : ici un grand arbre caché à deux pas du boulevard St-Germain, là un puits dans le Marais, des parcelles de potagers près du Père Lachaise, un minuscule cimetière oublié du XVIIIe siècle avenue de Flandres… On pouvait pousser les porches avant l’usage des codes.
Mon chien-guide, étonnamment résilient, s’est habitué à des micro-sorties. Rester chez moi, cela me dispense justement du « masque », « chirurgical », ou non, au propre comme au figuré.
Les patients ont demandé des séances par téléphone, autre masque matériel vite oublié dans la profonde véracité de leur parole. Ils font, comme beaucoup d’entre nous, des cauchemars qu’on n’a pas de mal à décrypter ensemble tant la violence primaire, vie et mort, en est limpide.
Le port du masque me fait penser à ce proverbe espagnol : « En boca cerrada non entran moscas », dans une bouche fermée, les mouches n’entrent pas. Version, comme vulgarisée, de celui plus distingué selon lequel « le silence est d’or ». Mais est-ce l’or que nous cherchons, ou bien plutôt, avec Paul Valéry devant son cimetière marin au lever du jour, juste à « tenter de vivre » ? Car ici nous ne voulons sûrement pas dire, après Cocteau : « puisque ces mystères nous dépassent, feignons d’en être les instigateurs ». Ce que nous sommes bel et bien, pourtant.
Je reste perplexe sur la manière dont s’introduit en nous le virus, nous rappelant en un surgissement les fonctions de la bouche, liée au monde, aux éléments : Terre par ce que nous mangeons, Eau des « gouttelettes » à éviter et des pollutions dispersées sur le globe, Air de la respiration qui nous fait songer aux alvéoles pulmonaires que cible le virus, et à la parole, Feu de la fièvre, et métaphoriquement, de nos cris de chagrin et de peur primaires… C’est bien cette bouche, porte d’entrée que le virus a « trouvée ». Mais que signifie ici « trouvée » ? Cela nous renvoie à la force de ce qu’on ne sait pas bien nommer : selon les références de chacun, Nature, instinct, hasard, nécessité, destin, ou tout « simplement », processus de vie.
Il y a aussi que « la psychanalyste » rêve de l’après : que la vie, surtout en ville, trouve une vraie sociabilité. Que perdure celle qui n’existe que fugacement dans les situations limites et disparaît le jour d’après, dans une sorte d’oubli de l’autre.
Et il y a aussi, paradoxalement, que je suis perplexe face à cette adaptabilité au confinement. Cela me fait songer aux expériences de Milgram qui plaçait les sujets dans des situations inconfortables ou douloureuses, situations auxquelles ils se soumettaient à mesure qu’elles se faisaient extrêmes, repoussant la frontière de l’insupportable…, Montrant la résistance de l’homme autant que son étrange capacité à accepter sur ordre, désagrément, contrainte, voire servitude : plasticité psychique souhaitable ou aboulie misérable ? Bien qu’ici nous nous interrogions au nom de la vie et non pas pour la destruction, je songe à la compliance d’un Eichmann à s’être soumis sans faille à l’autorité nazie, pas même traversé du moindre questionnement. Exempt de toute forme de « penser ». J’y entends juste ce qui nous fait prendre la « mesure » d’une situation, car penser vient du latin peser.
Il demeure fondamental, tout en nous conformant aux injonctions sanitaires, que nous restions attentifs à ce qui se joue dans ces contraintes et privations de l’élémentaire liberté de nos mouvements : juste rester éveillés sur la singularité de la circonstance du moment, cet éveil étant notre unique résistance au nom de l’instinct de vie.
Ce qui nous reste aussi, c’est de « rêver » à une forme de « réparation du monde » comme disent les kabbalistes, afin que par nos actes et nos paroles, elle puisse avoir lieu.
Le monde s’est là comme retourné. En extrayant le pangolin, la chauve-souris, le serpent et le moustique, de leur « milieu », pour les amener sur un marché chinois, on a juste renversé un ordre. Un peu comme une Apocalypse, mais pas avec la même intention. Les virus des steppes ou des montagnes sont venus en ville avec leurs hôtes.
Il nous faut imaginer autre chose. Dans cette déréliction nous pouvons relever que, même si les erreurs humaines sont de flagrantes atteintes à l’environnement, nous pouvons rêver à un monde meilleur en somme. Que nous invoquons, chacun à sa manière en cette attente de l’après. Justice sociale, solidarités respect des éléments naturels des Pôles aux Equateurs…
J’ai pourtant entendu il y a trois jours un politique déclarer qu’il fallait « se réunir pour anticiper l’après » en évoquant l’économie, les places boursières, la relance, sans la moindre différence avec l’avant épidémie, sans une modification minime du langage technocratique. Avant c’était source d’agacement pour moi, maintenant cela me fait l’effet bizarre du discours plutôt psychotique d’acteurs que la tourmente de la planète n’aurait pas traversés, au point que leurs cadres, à défaut de voler en éclat, soient réfractaires au moindre ébranlement intérieur…
J’espère que tout en veillant aux réalités, les politiques dans leur ensemble auront compris que ce qui s’est passé, quoiqu’il en soit, aura comme l’ont dit certains commentateurs, « un avant et un après ». Le masque nous cache la bouche et le nez mais « néanmoins » ne nous les obture pas.
Paule Pérez
Cet article a été publié le 9 avril 2020 dans UP’Magazine.
Les questions d’actualité voici quelques années, comme le harcèlement, concernaient le secteur privé. Aujourd’hui, malgré la « modernisation » de certains services publics, on s’aperçoit que pour une bonne part c’est là que se trouve un comportement autoritaire de principe, dépassé, qui malmène les fonctionnaires – qu’on appelle d’ailleurs « les agents », un peu comme des « agents » chimiques…
Dans ce secteur du service public qu’est l’Education Nationale, j’ai découvert que les règlements (qui jouent le rôle de quasi convention collective) n’ont pas fait instaurer la « clause de conscience ». Or le Président en appelle à la solidarité, après avoir déclaré que « nous sommes en guerre ». Justement, et on peut en être surpris, s’il est une institution où cette clause existe depuis longtemps, c’est bien l’Armée française. Notre président, Chef des Armées, aurait-il oublié ce « détail » ?
Davantage qu’une bizarrerie, c’est pour moi un « point aveugle », bien paradoxal en Démocratie. Cet archaïsme, on a tendance à l’oublier, répond à la règle de l’obéissance due à l’institution. Le terme est écrasant, il ne s’agit pas seulement d’une autorité hiérarchique mais d’un principe bien plus puissant, proche du « sacré ». En cela il ne supporte pas l’exception et encore moins les aménagements. Dans l’Education Nationale, le terme d’obéissance est justement utilisé assez couramment comme si c’était banal. On pourrait qualifier certains enseignants d’opposants, voire à la rigueur de « rebelles », mais certains d’entre eux, pourtant ni réfractaires à tout pouvoir, ni extrémistes, sont ou se sont qualifiés de « désobéisseurs ». Ce qui a quelque chose d’ambivalent en dépit du sens frondeur de la situation. Cela ne les met-il pas vis-à-vis de leur ministère de « tutelle » en position-miroir de celle de leurs élèves ?
Dans une société qui n’aime pas le risque, qui nous masque, nous confine, nous assigne à résidence, nous faisant songer à la Boëtie qui au XVIe siècle pointait notre propension à la « servitude volontaire», comment se fait-il qu’on n’ait pas même pris en compte tout l’aléatoire des mouvements des élèves très jeunes de CP, CE1, peut-être CE2, qui sont à haut risque et naturellement imprévisibles, même à quinze par classe ? D’autant plus qu’il ne leur serait pas imposé de porter des masques. A six-huit ans, peut-on vraiment tenir en place ?
Dans les injonctions ministérielles toutes récentes sur la supposée reprise du travail des enseignants, il n’y a pas, par exemple, un « droit de retrait » pour les enseignants les plus âgés à partir de 55 ans et X années de services.
Brassant des kilos d’octets à la verticale, avec quantités d’ordres descendants, la machine n’a appliqué aucun des deux dictons cousins bien français : le Politique « gouverner c’est prévoir » et son homologue médical, « mieux vaut prévenir que guérir ». On espère très fort que le modèle idéal inconscient des décisions n’est pas encore celui d’un certain haut fonctionnaire, qui dédia son action à la conformité aux procédures voici huit décennies…
Après des débuts erratiques, il semble que l’Etat essaie de se rattraper maintenant, et c’est bien. Dans ce cas, il pourrait donc a minima appliquer le « principe de précaution » vis-à-vis d’un corps de métier qui lui est directement relié (pour mémoire, le principe de précaution est entré dans notre Constitution en 1995). Car si ce corps lui doit obéissance, alors l’institution, elle, lui doit protection. Mais, si dans les jours qui viennent, un enseignant décide de ne pas reprendre son poste, en exerçant « le droit de retrait », ce droit présente des contraintes : il lui faudra des raisons médicales sérieuses, cataloguées et certifiées (comme si l’Etat était certain que cette liste était exhaustive. De surcroît, il y a vraisemblablement des enseignants qui ne connaissent pas toutes les pathologies dont ils sont porteurs). Pour les pouvoirs publics, fatigue et fragilité inhérentes à l’âge n’y suffisent pas. Ou alors, ils doivent justifier cela par exemple par des manquements concrets, tels que, trivialement, le manque de savon, de gel, etc…
On est bien là dans une machine, par définition, rigide qui, même en cette épidémie, n’a pas trouvé d’acteurs pour y prendre aussi en compte l’essentiel : le vivant. Un enseignant aimant ouvertement son métier et se sentant intimement fragile devrait donc produire des certificats médicaux précis… Dans les commentaires autours de la reprise de l’école, je n’ai pas entendu faire cas du risque de contagion qu’ils encourent.
On ne parle de risques que pour les élèves. Ces enseignants n’ont pourtant pas chômé pendant le confinement ; ils ont déployé en temps record un talent à faire travailler à distance même des petits de CP…et peuvent continuer sur ce mode. La parole d’un fonctionnaire correct, estimé, bien noté au fil de dizaines d’années, mais fatigué…ne serait donc rien ? Un serment sur l’honneur n’y suffit pas ? La confiance ? Les loyaux services ? Pour l’institution, chose aveugle, face à des personnes, ce qui prime même en cette cruelle épidémie… c’est le règlementaire, donc ?
Le Syndicat Sud Education semble être le tout premier à avoir réagi fermement, par un appel aux personnels de l’Education Nationale, à ne pas reprendre les cours le 11 mai, dans le cadre de leur droit de retrait ou de leur droit de grève, au détriment de leur santé. Et en effet, le « calcul » bénéfice-risque ici n’a pas lieu d’être, s’agissant d’un risque sérieux pour certains enseignants, même s’ils n’ont pas de pathologie avérée à prouver.
Paule Pérez
Cet article a été publié le 27 avril 2020 dans UP’Magazine.
« J’en atteste sur vous, en ce jour, le Ciel et la Terre :
j’ai placé devant toi la vie et la mort le bonheur et la calamité ;
Choisis la vie ! Et tu vivras alors, toi et ta postérité. »
Deutéronome, 30, 19.
« Sois avare de tes paroles,
et les choses s’arrangeront d’elles-mêmes. »
Lao Tseu
Prologue
Je commencerai par un détour historique où l’on pourrait voir une sorte de prémices archaïques des circonstances actuelles. En 1973, Alain Peyrefitte avait eu un exceptionnel succès de librairie avec son livre « Quand la Chine s’éveillera », qui avait, pour sous-titre, « le monde tremblera ».
Le bruit a couru alors que le titre de Peyrefitte avait été inspiré par une réplique du film-culte de Nicholas Ray, « Les 55 jours de Pékin », sorti dix ans plus tôt, évoquant la Ville impériale au tournant du XXe siècle, avec une distribution brillante autour de la splendide Ava Gardner. Le film retraçait l’épisode de la Révolte des Boxers, symbole d’un précédent réveil national de la Chine, contre les influences des nations occidentales qui avaient installé des légations diplomatiques dans la ville du Palais d’Eté. Film paradoxal, tout en contrepoints, entre fastes de la production hollywoodienne et sens politique anticonformiste du réalisateur du premier western subtilement féministe, « Johnny Guitar » et du film culte sur la jeunesse qu’est encore « La Fureur de Vivre ». J’ai eu la chance de rencontrer Nicholas Ray, comme assistante et interprète de son premier biographe, François Truchaud, peu après la sortie des « 55 jours », ce qui m’a doublement marquée.
La Chine s’est-elle « éveillée »? Elle a en tout cas depuis, changé de régime en un bouleversement considérable, contribuant en acteur majeur à ce que désormais l’épicentre du monde semble s’être déplacé vers l’Est, s’éloignant de l’Europe, ébranlant l’hégémonie américaine.
En ce sens la Chine s’est bien éveillée et le décor y a bien changé : qui aurait oublié ces films des années 2000 sur la transformation des villes, comme Pékin, éventrée par les travaux qui ont reconfiguré l’ancienne Cité impériale puis révolutionnaire, passée à vue d’œil de l’horizontalité de ses vieilles maisons à la verticalité contemporaine ?
Wu Han
Récemment, c’est d’une autre grande agglomération chinoise qu’ont pris source les événements qui scellent pour l’humanité un avant et un après, une catastrophe. Wu Han, traversée par le fleuve Yang-Tsé, se trouve en Chine centrale, dans une large plaine alluviale. Le climat y est humide, plutôt maussade. C’est un centre économique, allant de l’Industrie à la Recherche dite de pointe.
Je me réfère ici au remarquable travail, très documenté, du Monde du 25 avril, réalisé par Raphaëlle Bacqué et Brice Pedroletti, et qui fait un peu froid dans le dos. On y relève que nombre de sociétés françaises s’y sont implantées ou se sont employées à y transférer des savoirs faire. Telle l’entreprise Mérieux, qui s’est retirée « dès la remise du labo aux autorités chinoises », ainsi que Alain Mérieux l’a déclaré à la Presse.
Diverses gloses ont été émises à ce sujet : s’agissait-il d’une éviction ou d’un départ volontaire des Français face à des pratiques qu’ils réprouvent, d’une incompréhension venant de divergences culturelles, éthiques ou stratégiques irréductibles sur les finalités du projet et modalités de la coopération ? Et en tout cas presqu’à l’évidence, divergence sur le positionnement, la conception et les finalités de la « Recherche ». Notons aussi qu’on compte dans la même aire, des installations militaires. Voilà pour le portrait de Wu Han en métropole « moderne ».
On avait appris aussi aux débuts de l’histoire que dans ses marchés perdurent des usages anciens. Ainsi trouve-t-on alentour des animaux sauvages, tel le pangolin – qui serait un mets de choix. Ces animaux vivent dans le biotope de la campagne et des roches, avec d’autres espèces, et en particulier des chauve-souris, hébergeuses de quantités d’hôtes parasites, tels des virus, qui sont justement objet d’études au sein des centres de recherche…
C’est par là que semblent s’interpénétrer hypermodernité et vie sauvage. Voisinage insolite et, cependant, scientifiquement compréhensible. Au fil des événements et de l’invasion pandémique, le couple dissociatif du début de l’histoire – recherche en pointe et gastronomie ancestrale -, a donc réapparu grâce à cette enquête du Monde sous un autre éclairage. On peut à l’aune de cette ambigüité situer l’épidémie planétaire. Pour peu qu’on s’y attarde, en soubassement de la catastrophe, on voit se nouer serrés des éléments de pointe à caractère diplomatique international avec de profonds éléments de tradition.
Ce qui a eu de quoi m’inciter à aller plus loin. Ainsi, le psychanalyste Alain Julienne qui connaît bien la Chine pour y avoir travaillé et vécu, m’a fourni une information majeure, selon laquelle la chauve-souris que nous, Occidentaux, n’aimons pas et dont nous avons peur, est vénérée en Chine. Vue comme un symbole taoïste « porte bonheur », en lien avec l’immortalité.
Justement parce qu’elle charrie ce que nous réprouvons, des notions de mystère, d’inconnu, choses cachées, d’une aptitude à vivre dans des biotopes arides…
Il me paraît important d’aborder aussi ces questions, qui probablement ne sont marginales que pour nous ! Elles sont un apport métaphorique renversant. Ainsi dans cette si forte teneur symbolique et traditionnelle se dévoilerait un pan très heuristique en cet accident. La chauve-souris peut alors ne plus être regardée seulement comme un animal détesté mais comme un vivant recelant mystères et « pouvoirs ».
On peut donc faire l’hypothèse que la chercheuse elle-même ait été traversée, par cette dimension de sacré. Et de fait, la chauve-souris, à la différence de l’espèce humaine reste une « porteuse saine ». Il devient alors plausible d’imaginer que cette grande chercheuse ait choisi d’aller elle-même, comme en respect ancestrale, faire des prélèvements dans les anfractuosités des roches alentour, se chargeant ainsi du travail au niveau de la vénération de cet étrange mammifère volant.
Et de là, on peut supposer qu’une erreur due à un impondérable absolu ait pu se produire, avec cet animal « magique » et qui a pu du coup en sidérer la Chine elle-même. Ce qui rendrait compte de l’étrangeté de la situation au niveau de la planète !
Made in China
En français, on appelle la Chine l’Empire du milieu, elle-même se nomme « pays du milieu », on pourrait donc prendre en considération que la position de Wu Han, au « Centre-du-Milieu » est particulièrement stratégique, comme au point de croisement des tensions… Sachant aussi que Wu, selon A. Julienne, connote un caractère « guerrier » et comme on le sait, Han rappelle la dynastie fondatrice. Certes en 1900 on pouvait comprendre la Révolte des Boxers contre un Occident décadent, sûr de lui et dominateur. Mais aujourd’hui, c’est d’une Chine ultra-souveraine et en plein essor que nous est venue la meurtrière pandémie, Covid 19. Et, à l’aéroport de Pékin, dans les débuts de l’épidémie aux Etats-Unis, des témoins ahuris ont vu des mandataires américains surpayer en cash et détourner des quantités de masques destinés à un pays européen, tant est vive la détresse occidentale.
La Chine a drainé ce dont nous ne voulions plus, les activités de trop faible rentabilité. De produits dérisoires, elle a institué des marchés… Ainsi pour l’heure, la Chine revêt une partie de notre visage d’un vital petit « masque », autant qu’elle nous habille depuis des années en total look portant les « marques » des géants européens de l’habillement bon marché, qui ont trouvé là sous-traitants raisonnables et main-d’œuvre diligente. Si ce n’étaient les deuils et la gravité sanitaire, il y aurait de quoi sourire ou en être déroutés. Voire, pour beaucoup d’entre nous, en être admiratifs, fût-ce à contre-cœur.
On se demande quelles seront les suites internationales, après l’urgence et la gravité que connote l’objet indispensable, tandis qu’Outre-Atlantique on entend rugir un président imprécateur qui ne cesse de pointer la « nationalité » du virus.
Espèce humaine
Pour l’heure, dans d’étranges basculements, voici la France de Charlemagne, Montesquieu, Pasteur, les Curie, Charles Nicolle, Yersin à la merci d’un immense pays, d’où nous vient un microscopique agent tueur. Pays qui de la bouche de ses dirigeants, n’a pas, sauf erreur de ma part, exprimé ouvertement, verbalisé un minimum d’empathie. Que peut-on en penser ? Quand on croise dans la Littérature ou au Cinéma chinois des histoires d’humaine sensibilité, on ne peut pas décréter unilatéralement que les Chinois ne sont qu’affairistes cyniques, comme les qualifient certains Occidentaux… N’y aurait-il pas encore en dépit des facilités actuelles de rapprochement, un malentendu sur les différences de nos représentations et nos formulations de ce que nous appelons : don, civilité, sens de l’humain, et même politesse ? Malentendu de notre part ? Des deux parties ? S’il faut travailler à la « réparation du monde » au cœur de la globalisation, sommes-nous aptes à partager nos arcanes à ces sujets dans la vie concrète ? Je parle de solidarité au sein de notre espèce plongée dans le deuil, l’impuissance et la déréliction.
Peut-être que tout simplement, à partir des nombreux dons de masques faits en Europe par des personnalités chinoises et par l’Etat chinois, pourrions-nous repérer un langage : l’expression chinoise d’une humanité solidaire, après la sidération ? Ainsi pour n’évoquer qu’un exemple, et il y a bien plus, les récents dons de masques aux villes françaises de Dijon et Chamonix. Or, sur toutes les informations relatant ces contributions, les commentaires français sont presque grinçants, insinuant plus ou moins finement que ces démarches chinoises ne sont qu’ « intéressée ». Ils donneraient « pour leur projet Route de la Soie, où pour faciliter leurs divers investissements ». Soit. Mais on ne présente pas toujours ainsi les dons des nababs occidentaux : on leur accorde un certain quantum de goût et de charisme, on leur attribue le qualificatif prestigieux de « mécènes ».
Certes on a tant dit que la notion de « personne » différait entre Occident et Extrême-Orient. Celui-ci est tout sauf individualiste. Mais qu’en est-il depuis la mondialisation elle-même, et depuis les nombreux mouvements de population, où tant de descendants de migrants chinois vivent en Occident dont un bon nombre aux Etats-Unis ? Même s’ils restent attachés à leurs racines comme la plupart des immigrés, ils n’en sont pas moins désormais avec leur descendance des citoyens occidentaux. N’en serions-nous restés qu’aux « 55 jours de Pékin » ? Et la Chine, où existe encore la peine de mort, se posent-elle la question, ou n’est-ce encore ici qu’une question typiquement occidentale ?
Egarements
Quoi qu’il en soit, en Occident, plus précisément en France, les personnes impliquées à quelque titre que ce soit, se trouvent ballottées entre avis / contre-avis, consignes / annulations, protocole / anti-protocole, et ressentent les ambivalences pesantes propres aux doubles discours.
Qui parmi les personnes d’âge adulte aujourd’hui aurait oublié que lorsque nous allions dans les pays chauds, en Afrique par exemple, dans les années 80, nous prenions à titre préventif des comprimés de quinine ? Il y en avait dans le placard de nombreuses familles dans les années 50 ou 60, en Afrique du Nord qui était une des résidences des moustique porteurs du paludisme. On sait depuis longtemps qu’il n’est pas bénéfique à des personnes souffrant de certaines affections chroniques. Les gens atteints savent se gérer. Pourquoi tout d’un coup ce vénérable médicament, passé dans le domaine public qui était aussi en vente libre, se voit désormais réservé à l’Hôpital ? Sommes-nous devenus aussi infantiles qu’il faille prendre une telle mesure ? Est-ce pour cela qu’a été inventé le principe de précaution ? Et quel médicament, par définition, ne présenterait à coup sûr aucun danger ? Le paracétamol, l’aspirine seront-ils bientôt « confinés » à l’hôpital ?
« Nous sommes en guerre », a dit le Président français. On peut y adjoindre une autre des expressions qui ont marqué notre Histoire : nous nous sentons aussi dans une « étrange défaite », ainsi sans doute que nos voisins d’Italie, de Grande-Bretagne et d’ailleurs.
Nous formons tous les vœux pour que ce temps de guerre, où des proches disparaissent au nom d’aucune cause, cesse rapidement. Que cela ne nous empêche pas de nous poser pour réfléchir.
La part traditionnelle de la Chine, qui mange des animaux sauvages, la Chine post-maoïste dont, malgré les transformations considérables, le parti unique du pouvoir s’appelle toujours depuis 1949, Parti Communiste Chinois, la Chine des hautes technologies, a souffert la première du Covid 19. Celui-ci nous a envahi à notre tour dans une pandémie. « Nous sommes en guerre », mais de quelle guerre cela est-il le nom ?
Des masques de quinze centimètres de côté devenus comme la nouvelle image du monde. Que dire de cette surface de non-réparation tandis que certains de nos aînés ont disparu sans même revoir leurs proches ?
Comment penser en cette déréliction ? Nous voici confinés, c’est-à-dire, autre paradoxe, enfermés chez nous et pour notre survie. Après avoir été assistés pour notre bien, version flicage, voici le « déconfinement » partiel, sachant que peu de gens respectent les consignes, raisonnables ou déraisonnables, nous serons peut-être désormais contaminés. Mais en toute responsabilité, « comme des grands ».
Qu’est-ce qui nous aura promu du citoyen infantilisé à l’adulte, sinon la nécessité de retour au travail pour une économie défaillante ?
Epilogue
Les pouvoirs publics semblent jouer sur une société traumatisée, assistée, endeuillée pour certains, glissant ainsi sur du velours pour jouer du chaud et du froid entre trois outils que les éducateurs d’enfants ont abandonné depuis longtemps : peur, flatterie, sanction. On a beaucoup parlé à très juste titre des personnes âgées exposées, à qui le confinement est encore recommandé. Et peu des enfants nés en cette période, qui, comme Olga, n’ont pas encore pu entrer pleinement dans la communauté familiale et sociale.
Il est bien dommage que tous ces éléments, qui concourent à une déliaison invalidante, aient convergé en ces temps déjà difficiles. Dans ce désarroi aux motifs multiples, on attendrait bien une petite lueur…
A Olga, née en mars, et aux nouveaux nés de ce printemps.
Paule Pérez
Cet article a été publié le 10 mai 2020 dans UP’Magazine.
Avec les quelques mois de recul dont nous disposons maintenant et les nombreux rebondissements auxquels nous avons assisté sur l’hydroxychloroquine (HCQ), le temps semble venu d’entreprendre une analyse de ce qui s’est passé. Nous ne disposons certes toujours pas d’un dénouement sur cette controverse publique qui permettrait de reprendre toute l’histoire à la lumière d’une réponse claire à la question « Est-ce que, oui ou non, l’HCQ est un traitement au Covid-19 ? », mais c’est justement une bonne chose pour l’analyse. Il serait en effet difficile, si nous disposions d’une telle réponse ferme, de reprendre les contributions des uns et des autres autrement qu’en attribuant bons et mauvais points en fonction du résultat désormais connu. Dans le cas présent, l’incertitude planant toujours, c’est à une analyse plus circonspecte qu’il convient encore de se livrer, ignorante de l’issue d’une controverse encore en cours, mais par là-même plus réceptive aux arguments des uns et des autres qui doivent encore être considérés sur un pied d’égalité.
Pour aborder les problèmes soulevés par cette controverse publique, c’est-à-dire cette dispute scientifique qui a été largement suivie, commentée et influencée par le public, le terme même de controverse ne peut être prononcé sans évoquer son personnage principal, celui dont on peut dire qu’il a le plus contribué à faire d’une question scientifique une controverse, le professeur Didier Raoult.
Figure dominante du domaine des maladies infectieuses en France, spécialiste mondialement reconnu, directeur de l’IHU Méditerranée, le professeur Raoult allie à cette reconnaissance et ce pouvoir institutionnel une facilité déconcertante à prendre la parole pour exposer ses vues d’une manière qui a beaucoup séduit et en tout cas laissé peu indifférent.
Le ton est généralement posé, un mélange de sérieux, de badinage et d’âpreté parfois ; les arguments scientifiques sont la plupart du temps compréhensibles et le décryptage des jeux de pouvoir et d’argent, des dynamiques institutionnelles ou des travaux faits par d’autres équipes apporte une touche de nouveauté par rapport aux communications scientifiques souvent plus austères et centrées sur une seule et même question. Mais ce qui domine et qui fait vraiment le succès de ses interventions, c’est la liberté de ton, l’absence totale de concessions par rapport à ses convictions qui semblent pouvoir être exposées sans aucun filtre. Il peut quitter un plateau quand il veut, accabler les plus hauts décisionnaires scientifiques, se saisir pleinement de la liberté académique qu’il revendique pour s’exprimer en restant toujours au plus près de qui il est et ce en quoi il croit. Les résultats sont assez prévisibles : tout le monde n’est pas derrière lui, notamment dans sa propre communauté scientifique, mais le soutien populaire, dans les médias et chez bon nombre de personnalités ne se dément pas, faisant du professeur Raoult la star incontestée de la crise en France.
Or de cet état de chose découle une question un peu embarrassante. Puisque nous avons affaire à un homme qui jouit à la fois d’une position scientifique, institutionnelle et médiatique ultradominante, et que cet homme a pris fait et cause pour l’HCQ, comment se fait-il que la question ne soit pas tranchée ? Comment se fait-il que les travaux menés par l’IHU Méditerranée qui, selon les dires du professeur Raoult, démontrent une claire utilité de l’HCQ dans la prise en charge des patients atteints de Covid-19, ne closent pas la question ?
Tous les ingrédients sont pourtant réunis : un leader et leader d’opinion doté d’une véritable aura, qui pilote le fleuron français des instituts de recherche en maladies infectieuses, animé d’une conviction forte et ayant agi en conséquence, traitant plusieurs milliers de personnes et publiant plusieurs articles. Et pourtant, après plusieurs mois, et sans présumer de ce qu’il adviendra lorsque de nouveaux éléments paraîtront encore sur la question, l’HCQ est toujours loin de faire l’unanimité et la tendance est même plutôt défavorable dans le milieu scientifique.
D’où cette situation inconfortable dans laquelle nous nous trouvons, entre la parole d’autorité et qui semble pleine de bon sens du professeur Raoult et l’image plus large que propose la science : comment nous situer et en vertu de quoi ? Le public, forcément touché par une question des traitements au Covid-19 qui le concerne, et obligé depuis le début de faire son chemin au milieu de sources discordantes, n’a d’autre choix que de soupeser à la fois les arguments des uns et des autres, mais aussi leur crédibilité, celle de leurs commentateurs, etc. Chacun est ainsi amené à appréhender cet épisode en épistémologue, s’interrogeant sur le chemin qui mène à la connaissance, dont on redécouvre avec cette controverse combien il est semé d’embûches !
L’ambition de ce texte est donc d’accompagner une réflexion épistémologique populaire et de mettre au jour les éléments qui expliquent pourquoi, en dépit d’une situation hyper-favorable au professeur Raoult, celui-ci peine à convaincre sur le plan scientifique.
Le sachant de Marseille
Un terme s’est graduellement imposé dans les interventions du professeur Raoult : celui de « sachant ». Préféré à celui de spécialiste ou d’expert, il désigne évidemment une personne qualifiée pour se prononcer sur un domaine particulier en vertu d’un savoir. Mais contrairement au « savant », terme éculé, à l’étymologie semblable, mais qui désignerait un scientifique doté d’une culture vaste et d’une grande sagacité, le sachant semble beaucoup plus directement en prise avec le savoir.
Le terme ne renvoie ainsi plus tellement à une capacité à acquérir le savoir, mais plutôt à un savoir qui, chez le sachant, serait déjà là. L’importance de ce terme chez le professeur Raoult (lors de son audition à l’Assemblée nationale par exemple, à 1:04:25 ou 1:07:15) serait anecdotique si le mot ne donnait pas l’impression qu’une connaissance possible, potentielle, est, chez le sachant, présente dès le départ.
Ce mot semble ainsi synthétiser toute une manière de concevoir la science, une véritable philosophie des sciences propre à Didier Raoult, qu’il nous est désormais possible de reconstruire, et qui pourrait bien jeter un éclairage nouveau sur notre manière de comprendre la controverse de l’HCQ.
Rembobinons jusqu’au début de l’affaire, soit la publication qui a lancé la controverse : une étude menée à l’IHU Méditerranée [1] qui prétendait mettre en évidence des effets bénéfiques de l’HCQ et surtout de la combinaison HCQ + Azithromycine contre le Covid-19.
Beaucoup de choses ont été reprochées à cette étude. Scientifiquement tout d’abord, sa méthodologie laissait à désirer selon de nombreux spécialistes puisqu’une cohorte d’une vingtaine de patients servait de base pour tirer ces conclusions, ce qui est statistiquement très faible, mais aussi parce que les patients n’ayant pas pu suivre le traitement (dont un mort) n’avaient pas été pris en compte.
D’autres réserves étaient également exprimées sur un processus de publication ayant lieu du jour au lendemain, qui laissait entendre qu’il n’y avait pas eu de véritable processus d’évaluation par des pairs, dans un journal dont l’éditeur en chef, Jean-Marc Rolain, est aussi co-auteur de l’étude [2].
La première question que chacun doit se poser est donc celle-ci : cette première étude de l’IHU Méditerranée a-t-elle permis de poser les bases d’une connaissance scientifique en faveur de l’HCQ ? Au vu des critiques qui ont véritablement plu sur cette étude, la réponse est non.
Il ne s’agit pas ici de soulever les problèmes de cette étude, ni de donner un avis sur les problèmes les plus sérieux ou ceux qui n’en sont pas. Il faut simplement observer que la réception de cette étude a été pour le moins glaciale et que le monde scientifique, à quelque niveau qu’on le considère (la science en général, ses journalistes, ses commentateurs, la science de la virologie et des maladies infectieuses, en France ou à l’international…) ne s’est pas déclaré convaincu par cette étude.
Or la connaissance scientifique se distingue de la conviction personnelle en ceci qu’elle exige une validation par les autres. Ce qui fait le caractère véritablement scientifique d’une connaissance, c’est un certain nombre de mécanismes (peer-reviewing, communications lors de colloques, reproduction d’expériences par d’autres équipes, etc.) par lesquels d’autres que vous peuvent s’emparer de ce que vous affirmez et se convaincre à leur tour, à l’aide de ce que vous leur fournissez comme preuves et explications, de ce dont vous étiez convaincu.
Ce qui s’est enrayé dès ce premier essai rapporté par l’IHU Méditerranée, c’est le mécanisme d’adhésion aux croyances partagées au sein de cet institut. Que l’on trouve les critiques sur ce travail justifiées ou pas est une autre affaire, que je ne traite pas ici. Il s’agit seulement pour nous tous qui ne sommes ni micro-biologistes, ni virologues, ni spécialistes de maladies infectieuses, de reconnaître au moins cette chose qui me semble indiscutable : les scientifiques n’ont, pour une large majorité, pas été convaincus par ce travail.
Pour couper court à un possible malentendu, insistons bien sur la distinction entre soin et recherche et précisons que la controverse qui nous préoccupe ne porte aucunement sur la manière de soigner les gens. Personne n’a rien trouvé à redire aux actions menées à l’IHU Méditerranée pour tester puis soigner les gens, y compris avec le protocole HCQ + Azithromycine et même en étant dans l’incertitude quant aux effets de ces médicaments.
Les actions menées sur place ont dans l’ensemble été plutôt saluées ; donc le problème qui est soulevé ici ne porte pas sur le « faire », mais sur le « dire ». Qu’il ait fallu prendre des risques pour soigner comme on peut, sans pouvoir s’assurer qu’on fait le meilleur choix de médicament, c’est une évidence, vécue par tous les soignants. Ce qui est contesté, c’est cette idée qui a été cultivée par le professeur Raoult, selon laquelle on était d’ores et déjà sûr de faire au mieux avec le fameux protocole puisqu’on disposait de preuves que ça marchait.
En somme, tout le monde s’accordait pour prendre des risques face à l’incertitude, mais pas pour dire en même temps qu’on n’en prenait pas et qu’on avait déjà toute la connaissance nécessaire. C’est donc là le point sur lequel se concentre la polémique : peut-on parler d’une véritable connaissance scientifique sur laquelle pourraient s’appuyer les autres scientifiques et soignants, ou bien les efforts menés à Marseille du côté de la recherche (le versant du soin étant, je le répète une dernière fois, applaudi) n’ont-ils pas abouti ?
L’épistémologie du sachant
Il n’y a évidemment pas eu qu’une première et courte étude issue des travaux de recherche de l’IHU Méditerranée mais il est important d’admettre, comme point de départ, que cette étude était nulle et non avenue sur le plan de la connaissance scientifique, à en juger par la reconnaissance qu’elle a reçue des pairs. Comme un inspecteur qui, après collecte d’indices et de témoignages sur la scène d’un crime, se fait sa propre opinion et soumet cet ensemble d’indices et la mise en récit qu’il en fait à un tribunal, le scientifique doit se mettre en devoir de convaincre, sans garantie que cela fonctionne, mais en mettant toutes les chances de son côté pour que les preuves apportées soient aussi percutantes que possible. En dernière instance, c’est bien au jury de se déclarer convaincu par cet ensemble et ce n’est que dans ces conditions que le verdict s’aligne sur l’hypothèse de l’inspecteur, la transformant en vérité judiciaire. Un scientifique doit donc jouer le jeu de la même manière et tenter d’apporter une preuve qui facilite autant que possible la conviction des autres scientifiques, leur ralliement à l’hypothèse proposée (ici : « l’HCQ + Azythromycine fonctionne comme médicament contre le Covid-19 »), condition nécessaire à l’établissement d’une connaissance scientifique. La question porte donc ici sur la qualité de la preuve apportée par le professeur Raoult.
Or, ici, intervient l’élément qui va à l’encontre de tous les avantages que possède Didier Raoult (son prestige académique, son charisme et le pouvoir qu’il détient déjà) : il se comporte en « sachant », se qualifie de « sachant » et à cause de cela, parle et agit en homme qui a déjà fait ses preuves, et qui ne doit donc plus apporter tellement de soin à en fournir. Ce registre de la preuve des données, de l’argumentation, de la justification, est au fondement de l’épistémologie classique. Mais ce n’est pas exactement de cette manière que le professeur Raoult envisage l’établissement de la connaissance.
Revenons donc sur le rôle-clé de cette étude initiale dont la qualité a été décriée. Cette étude se distingue de celles qui ont suivi, en ce que le professeur Raoult entend s’appuyer sur ce qu’elle révèle d’effets positifs de l’HCQ pour considérer comme acquis le bénéfice associé au fameux protocole. Dès cette première étude, il est donc entendu du côté de l’IHU Méditerranée que, sur le plan de la connaissance, les lignes ont bougé dans le bon sens. Dans cette logique, si l’on sait que l’HCQ est bénéfique, il n’est plus question de ne pas traiter tout le monde ainsi. Les études suivantes seront donc purement observationnelles, sans l’élément de comparaison du groupe-témoin.
Comment voulez-vous dire à quelqu’un qu’on dispose d’un traitement mais qu’on ne va pas le lui administrer pour que cette personne puisse servir de point de comparaison ? La rhétorique est imparable, mais elle rendra difficile l’exploitation des études de taille plus importante (80, puis 1061 et enfin 3737 patients) puisqu’avec des effets bénéfiques de l’HCQ qui, au mieux, sont très faibles (d’autres études l’auraient détecté sinon, il y en a des dizaines de par le monde), l’absence de groupe-témoin donne peu d’espoir pour pouvoir y lire quelque chose de concluant.
Cette première étude sur une vingtaine de patients, qui a servi de point de bascule pour soutenir la stratégie de soin et de recherche de l’IHU Méditerranée, et joue donc un rôle crucial dans la conception raoultienne de la connaissance sur les traitements au Covid-19, ne peut-on pourtant pas dire qu’elle est suffisante pour initier la connaissance sur le sujet ? Comment le professeur Raoult la défend-il ?
Interrogé en fin d’audition de la commission d’enquête à l’Assemblée nationale par le député Philippe Berta (3:02:20) qui soulève précisément la question d’une réception de cette étude par les scientifiques qui ne pouvait être que mauvaise, Didier Raoult répond : « C’est de l’éthique basale […] quand on a la preuve que quelque chose marche, on arrête l’essai. Et donc, je suis désolé que vous n’aimiez pas mon essai, moi je l’aime beaucoup, et je trouve qu’il a toutes les bases d’un essai, de la seule manière de faire des essais qui est de faire des essais comparatifs et d’avoir une différence significative. »
La mauvaise réception globale de cet essai est donc reportée sur le seul Philippe Berta à qui cet essai ne plairait pas, et un mouvement argumentatif est mis en marche : quand on a la preuve que quelque chose marche, on n’est plus dans l’essai. Mais justement, la question est que cette première étude n’a pas été reçue comme démontrant que quelque chose marche !
Après quelques phrases visant à défendre l’idée que cette première étude tient la route méthodologiquement (un argumentaire dont la bizarrerie est discutée ici ), l’argument se conclut par un mouvement que l’on retrouve souvent chez le professeur Raoult : « Je vous assure que je suis un très grand méthodologiste » avant de poursuivre : « Je suis un grand scientifique, je sais ce qu’est un essai, et je peux vous dire, il y a une dizaine des traitements que j’ai inventés qui sont dans tous les livres de référence médicaux. Et celui-là y sera aussi » et de conclure « J’étais avant un grand scientifique et je suis resté un grand scientifique après avoir publié ça. »
C’est une chose rare, en science, de voir quelqu’un s’appuyer à ce point sur les succès passés pour justifier de la fiabilité des travaux présents. Le prestige acquis d’une personne dit bien sûr quelque chose de ce dont cette personne est capable et cela compte pour apprécier sa crédibilité, mais ce que nous voyons ici, c’est le développement d’une épistémologie du prestige, puisque c’est le premier geste qui est accompli pour venir en soutien aux études décriées : réaffirmer sa propre grandeur scientifique.
On trouve d’innombrables cas de ce même schéma, par exemple sur BFM-TV le 30 avril [3] « Moi je suis un vrai scientifique et en plus je suis un épistémologiste, j’étudie l’histoire des sciences et je fais des cours d’épistémologie depuis 25 ans » (7:30).
Mais le meilleur témoignage de l’établissement de cette stratégie consciente ou inconsciente est sans doute procuré par une autre vidéo, datée du 28 février [4], dans laquelle le Pr. Raoult répond à la question qui lui est posée sur les débats entre scientifiques et médecins quant à l’utilité et l’efficacité de l’HCQ de la manière suivante. Se dirigeant vers son ordinateur, il pointe la difficulté pour les non-initiés à s’y retrouver parmi les avis d’experts mais présente un outil de recherche en ligne très simple, qui va nous permettre de mieux comprendre ce qu’est un expert : expertscape.com. Vous rentrez le domaine d’expertise (par exemple ici « maladies infectieuses » c’est-à-dire « communicable diseases »), vous appuyez sur « show experts » et vous voyez : « Je suis le premier expert (mondial) et non seulement ça mais si vous regardez les endroits dans lesquels ça se passe […] vous trouvez que les seuls experts mondiaux qui soient lisibles en France […] sont ceux de Marseille ». Voici donc réaffirmée par une source externe, internationale, objective (la séquence s’achève sur quelques secondes de plan fixe sur le site expertscape.com avec le slogan Fast. Easy. Free. Objective) l’autorité scientifique du Pr. Raoult, qui sera donc le mécanisme fondamental qui nous sera offert pour adhérer à ses thèses.
On pourrait parler d’une « épistémologie du sachant », de celui qui sait, dès le départ. Ce sachant, lorsqu’il pense quelque chose, sa qualité de sachant agit comme un coup de tampon qui valide sa pensée et la transmute en connaissance scientifique. Dès lors, aussi médiocre soit la forme donnée à la preuve, on comprend que ce registre de la preuve telle qu’on l’exige habituellement en science ou au tribunal n’est pas central. La preuve ici est accessoire, comme le vestige d’une tradition à laquelle on consent encore à participer par sens du protocole, mais dont la valeur épistémologique est tout à fait symbolique. Ce qui fait preuve ici, c’est bien la qualité de sachant qui est régulièrement rappelée par le principal intéressé.
L’enfer, c’est les autres
Le schéma d’établissement de la connaissance raoultienne, après quelques mois de mise en œuvre, aboutit très clairement à deux types de populations. D’un côté, ses soutiens, ceux qui s’inclinent devant son autorité et reçoivent la parole du professeur dans un rapport parfaitement vertical.
Et puis de l’autre, sans être forcément hostiles au professeur ni au traitement ou aux stratégies qu’il prône, il y a ceux pour qui la parole de Didier Raoult est considérée avec attention, mais comme une parole scientifique qu’il est possible de critiquer, à laquelle on peut répondre ou dont on peut douter, cette fois dans un rapport horizontal. C’est dans cette deuxième catégorie que l’on trouve une altérité, c’est-à-dire de véritables consciences avec lesquelles il s’agit de composer : les convaincre, débattre avec eux, échanger idées et arguments, etc.
Or force est de constater que si la première catégorie de personnes ne pose pas de problème à Didier Raoult – les collaborateurs, les soutiens et tous ceux qui l’écoutent – il n’en est pas de même avec les seconds, les autres, ceux qui ne sont pas blottis sous son aile. Pour ceux qui n’ont pas été convaincus pas l’épistémologie du sachant, c’est-à-dire par le ton assuré, les titres honorifiques et les rappels de sa grandeur scientifique, et qui donc demandent de meilleurs arguments scientifiques, le professeur Raoult a une réponse toute faite : « Je m’en fous », « Ça m’indiffère ».
L’une des choses tout à fait frappantes d’ailleurs, étant donné l’importance qu’a pris le personnage et les avis qu’il peut donner sur à peu près tous les aspects de la crise, est qu’on ne l’a jamais vu se mettre en situation d’horizontalité et participer à un quelconque conseil dans lequel il figurerait au même titre que d’autres.
Le récit de son bref passage dans le conseil scientifique de la crise Covid-19 est éloquent. Se qualifiant lui-même d’OVNI ou d’extra-terrestre dans ce conseil lors de son audition à l’Assemblée nationale (1:11:00), on se demande ce qui a rendu la situation intenable. Il répond : « C’était pas possible. C’était un groupe qui se connaissait entre eux, qui travaillait depuis des années ensemble, c’était le groupe REACTing de l’INSERM et donc je suis arrivé là-dedans – je pense que c’est le Président qui a souhaité que je fasse partie de ce groupe – donc je suis arrivé secondairement dans un groupe de gens qui avaient l’habitude de travailler ensemble, qui avaient des idées très précises, qui avaient déterminé ce qu’il fallait faire avant que j’arrive et j’étais pas d’accord ».
Est-ce là tout ce dont ce groupe s’est rendu coupable ? D’avoir l’habitude de travailler ensemble, d’avoir des idées précises (on n’imagine pas tellement Didier Raoult arriver là en ayant les idées floues) et d’avoir probablement attendu pour en bouger d’être convaincu par autre chose qu’une note d’autorité de la part du professeur Raoult ? L’idée de siéger avec des pairs et de participer à l’élaboration d’une stratégie discutée était à ce point insupportable ? Un peu plus tôt, déjà interrogé sur ce conseil scientifique, il répond (49:10) : « C’est pas un conseil scientifique ! Je sais pas ce que c’est. Moi, le premier conseil scientifique que j’ai dirigé c’était en 1989, je m’excuse, hein, ça fait longtemps. Et j’en ai dirigé dans ma fac, au ministère de la recherche en 1993, donc je sais ce que c’est… C’est pas ça. » Et l’on comprend mieux alors qu’un conseil scientifique digne de ce nom, c’est un conseil qui a l’immense mérite d’être dirigé par le professeur Raoult, c’est-à-dire où l’on retrouve la verticalité qui lui est indispensable.
Les autres, donc.
Les scientifiques qui ne sont pas convaincus par les travaux de l’IHU Méditerranée ? Tous en conflit d’intérêt avec Gilead. Les journalistes ? Incapables de prendre la mesure d’un champ trop compliqué pour eux, déformant toujours la connaissance, le professeur Raoult leur préfère le canal direct, la chaîne YouTube de l’IHU dont une série s’intitule « On a le droit d’être intelligents » face au crétinisme qui règne en dehors de l’IHU. Les politiques ? Mal entourés quand il n’est pas là.
Les autres, c’est aussi la folie qui s’est emparée d’une société apeurée, la déraison qui, selon lui, pousse certains à considérer que l’HCQ est « un poison mortel » (BFM-TV Apolline 12:50 et 13:25) ou à s’en détourner parce que Trump ou Bolsonaro l’ont soutenue. L’IHU Méditerranée comme havre de paix, de rationalité, un lieu raisonnable face à la démesure, la démence et l’obscurité. Tous les ingrédients sont désormais là pour relire la controverse de l’HCQ à la lumière de ce paysage épistémologique pittoresque.
Le savoir sur l’hydroxychloroquine
On l’a vu, les scientifiques dans leur ensemble donnent des avis qui ne permettent pas de conclure sur le fait que l’HCQ est un traitement efficace du Covid-19. Nous étions donc et demeurons dans l’incertitude, ce qui n’est au fond pas si grave, aussi bien pour nous, le public, qui n’est pas obligé de prendre parti, que pour les soignants qui peuvent administrer un médicament sans certitude, en fonction de leur expérience, savoir ou intuition. Seulement, l’incertitude se mêle aussi à une autre impression, celle que cette incertitude est elle-même incertaine… Il y a un sentiment qui plane au-dessus de nous et qui nous donne l’impression que le stade de l’incertitude est dépassé. Et pourtant, à ce sujet, nous avons vu :
– qu’au niveau purement scientifique, celui des publications, preprints et communications de l’IHU Méditerranée, le monde scientifique n’était pas convaincu ;
– que les arguments d’autorité régulièrement distillés par le professeur Raoult dans le cadre de son épistémologie du sachant convenaient bien pour remporter la bataille médiatique, beaucoup moins pour s’imposer sur la scène scientifique.
Restent alors à considérer les chiffres de l’IHU Méditerranée qui témoignent, eux, d’une réussite certaine. Mais c’est une réussite qui porte sur une stratégie beaucoup plus large que la stratégie thérapeutique puisqu’elle inclut des tests systématiques et une prise en charge à un niveau qui n’a peut-être pas été celui de la plupart des autres centres. De quoi témoigne alors la faible mortalité ? D’une réussite d’ensemble, mais dont on ne peut pas exclure qu’elle soit indépendante des effets bénéfiques du fameux protocole. Quant à l’usage massif qui a été fait de l’HCQ, en France et dans le monde, ce n’est malheureusement pas non plus un indicateur fiable de ses effets bénéfiques. Il fallait bien traiter les gens avec ce qui était disponible, mais puisque le professeur Raoult tente de renforcer son argumentaire en parlant de cet usage massif, tandis que cet usage massif a eu lieu en raison du buzz engendré par le professeur Raoult sur l’HCQ, et non de preuves, on ne fait que tourner en rond.
Au final, dans un plaidoyer qui relève désormais plus d’une mise en accusation systématique des autres, de leur incompétence, de leur mauvaise foi ou carrément de leurs conflits d’intérêt, le professeur Raoult n’a réussi qu’une chose : faire en sorte qu’on s’embrouille.
À qui profite alors la confusion, le conflit sans grande volonté de résolution, la fragmentation d’un paysage de la connaissance auquel on ne comprend plus rien ? À celui qui passe son temps à dire : « Je m’en fous, j’ai pas besoin d’être d’accord avec vous », c’est-à-dire celui qui peut jouir de sa position de leader à la fois scientifique et médiatique. En définitive, le public se trouvera au moins devant une option lisible, et saura toujours vers qui se tourner.
Deux modèles de science
Cet épisode de l’HCQ nous incite à penser la science sous l’angle politique, et plus précisément à nous poser la question du rôle que joue autrui dans l’établissement d’une connaissance à caractère scientifique. Alors que dans la conception habituelle de la science, autrui intervient de manière déterminante comme une réceptivité différente qu’il faut être capable de rallier, et dont le ralliement va participer d’une validation qui donne son caractère scientifique à la connaissance, le mécanisme mis en œuvre chez Didier Raoult est bien distinct. Il renvoie autrui au rôle de pur récipiendaire d’une connaissance dont la validité scientifique est déjà acquise puisque seule compte l’origine de la connaissance : le sachant.
À quoi servent alors les autres, ceux qui sur expertscape.com ne pointent qu’à la 10e, la 100e ou la 1000e place ? Dans le modèle classique de la science, les travaux qu’ils mènent, leurs communications et leurs retours critiques sur les travaux des autres contribuent à une science qui, parce qu’elle s’est ouverte à ces altérités, peut finir (et finit souvent) par faire consensus, c’est-à-dire par créer du commun. C’est l’un des enjeux majeurs, pour la science, que de prétendre à l’établissement d’une culture, d’une rationalité et de valeurs communes et cela n’empêche en rien certains scientifiques de sortir du lot par des contributions originales et fécondes, voire révolutionnaires. C’est ainsi d’ailleurs que les contenus scientifiques valides sont passés de génération en génération et que nous pouvons encore nous les approprier aujourd’hui.
À l’inverse, lorsqu’une contribution auto-proclamée renversante n’est pas reçue comme telle, mais que les sachants de 2e, 3e et Ne ordres (selon des critères qu’un autre article devrait être réservé à tailler en pièces) sont renvoyés à une illégitimité pour intervenir dans ce qu’est la connaissance scientifique, il ne faut pas donner cher de la pérennité de cette contribution. À chacun alors de se saisir de cette controverse publique et de ses enjeux pour mener une réflexion salutaire autour de ces problématiques fondamentales qui mêlent science et démocratie.
Vincent Israël-Jost
Cet article a été publié le 23 juillet 2020 dans UP’Magazine.
Les peintures politiques de Claude Corman
Présentation de Paule Pérez
Projet d’exposition sur le communisme et l’idée européenne
Claude Corman
Cardiologue et homme du cœur, Claude Corman conjugue les talents de peintre, de médecin, d’écrivain, et de penseur politique, dans la lignée de certaines figures du passé européen.
Dans son roman tout récemment paru « Les Frères de Kichinev », Claude Corman présente une fresque sur les cinq années qui séparent la formation du Bund jusqu’à son retrait de la social-démocratie russe, en 1903, après le massacre de Kichinev, en Bessarabie. Outre qu’on peut y découvrir des liens à l’histoire familiale de l’auteur, c’est à partir de ces évènements, tragiques et décisifs du 20ème siècle, que Claude Corman a réalisé ces « Peintures politiques » qu’il accompagne de textes.
Traversée par les grands courants de la peinture pour se métaboliser sous une forme singulière, la sienne propre, la peinture de Corman nous fait forcément y associer d’autres temps troublés et tragiques. Comment ne pas songer aux dangers, aux déchirements consécutifs à d’autres violences, aux traversées et aux exils du peuple juif et d’autres aux quatre points cardinaux.
Pour la revue que nous avons fondée ensemble en 2005, l’écho est criant, avec les fanatismes, les exils, la nécessité, mais aussi les multiples formes d’espérances et d’adaptation du Peuple juif pour la perpétuation d’une alliance et la possibilité d’une descendance. Outre la fidélité, quelque chose s’y grave en chacun. Car la trace demeure et se transforme en des suites diverses, qui sont autant de formes de survivance, dans des combinatoires aléatoires, telle celle que nous avons appelée « marranité », mouvement pendulaire des interstices, des conjonctions, des ambivalences, des conflits dans l’identité et du spectre dans les positions intermédiaires.
Positions, qui dans leur diversité témoignent cependant d’une motion commune : la tentative de vie de l’humanité dans l’épreuve venant d’une part même de cette humanité.
P.P.
Congrès international des écrivains, pour la défense de la Culture. Paris du 21 au 25 Juin 1935.
A l’exception de Julien Benda, tous les écrivains occidentaux présents (Guéhenno, Gide, Malraux, Nizan…) imaginent et saluent la naissance d’une nouvelle littérature en URSS.
Pour Benda, il y a cependant une différence radicale entre la conception occidentale de l’art littéraire et la conception communiste. La première est l’héritière d’une longue et disparate tradition qui intègre à des degrés variables la philosophie grecque, la théologie chrétienne, les jésuites, l’université, l’humanisme européen, elle en est comme l’élargissement et l’approfondissement. Cette littérature, au sens large, puisqu’elle implique de nombreuses œuvres de l’esprit, du roman à l’essai, de la poésie au théâtre, n’est pas le reflet de l’activité économique des hommes, elle en est même radicalement indépendante et cette liberté de création situe l’art occidental en opposition à l’art communiste qui doit servir l’objectif révolutionnaire du prolétariat et liquider le formalisme esthétique bourgeois.
En Juin 1935, toutefois, et malgré quelques réserves liées au poids de la bureaucratie bolchevique dans l’expérience révolutionnaire russe, cette opposition d’essence entre la culture occidentale et la culture communiste passe au second plan derrière l’urgence du combat antifasciste et antinationaliste. Stefan Zweig, dans son Monde d’hier, écrit quelques années après ce Congrès, placera la folie nationaliste au cœur des Ténèbres qui recouvrent l’Europe. Le communisme soviétique est alors encore un allié, un puissant allié contre la Terreur hitlérienne.
Guehenno, dans sa réponse à Benda réfute la coupure entre la culture humaniste occidentale et la culture marxiste. « Il n’est question que d’humanisme, la révolution russe n’est qu’un cas d’une immense, longue et patiente révolution humaniste qui est en route depuis que l’histoire de l’homme a commencé. Je ne pense pas le moins du monde qu’il y ait lieu d’opposer le marxisme soviétique à l’humanisme…»
André Gide commence son discours en enjambant la controverse. Au lieu de rester captif d’un côté de la rivière, il décide de prendre de la hauteur. Il n’y a pas d’un côté la littérature individualiste, séparée du peuple, nourrie aux sources de l’érudition et de l’histoire occidentales et de l’autre une littérature propagandiste, utilitaire, collectiviste, obscurément matérialiste. « Tout comme je prétends rester profondément individualiste, en plein assentiment communiste et à l’aide même du communisme. Car la thèse a toujours été celle ci : c’est en étant le plus particulier que chaque être sert le mieux la communauté. Il s’y ajoute aujourd’hui cette autre thèse, pendant ou corollaire de la première : c’est dans une société communiste que chaque individu, que la particularité de chaque individu, peut le plus parfaitement s’épanouir ; ou comme le dit Malraux, dans une préface toute récente et déjà célèbre : « Le communisme restitue à l’individu sa fertilité. »
A son retour d’URSS, on sait que Gide se fera beaucoup plus critique sur le régime communiste et ses mensonges. Mais dans son discours de Juin 1935, il n’a pas encore foulé le sol de la Russie soviétique. Répondant à un chroniqueur de l’Action française qui concluait qu’ : « entre la civilisation et la sincérité, il faut choisir », Gide s’emporte : « Et bien, non! Je n’admets pas que la civilisation soit nécessairement insincère… Cette notion de sincérité me paraît d’une extrême importance, car je me refuse à la cantonner à l’individu. Je dis que la société même est insincère, lorsqu’elle prétend étouffer la voix du peuple, lui enlever l’occasion, la possibilité même de parler ; lorsqu’elle maintient le peuple dans un tel état d’abêtissement et d’ignorance qu’il ne sache même plus ce qu’il aurait à nous dire, ce que la culture aurait si grand profit à entendre de lui…. L’URSS nous offre actuellement un spectacle sans précédent, d’une importance immense, inespérée et j’ose ajouter : exemplaire. Celui d’un pays où l’écrivain peut entrer en communion directe avec ses lecteurs. »
Autrement dit, ancêtre de Castoriadis et de Lefort, anticipant aussi la pensée de Debord sur le prolétariat dialecticien, Gide imagine un peuple pensant, un peuple de lecteurs, nourri d’art et de littérature ; non pas une masse amorphe, servile, engraissée de slogans, mais un peuple fait d’individus pensants, mettant en commun non pas une réflexion minimale et sommaire, celle là même qui forge l’univers insincère de la bureaucratie, mais ce qu’ils ont chacun, en propre, de caractère, de particularité, de désirs, de pensée.
Un an plus tard, Gide, après sa confrontation à la réalité soviétique, n’aura pas de mots assez forts pour condamner une société qui a trahi et défiguré les idéaux communistes, ses propres idéaux en quelque sorte : « Du haut en bas de l’échelle sociale reformée, les mieux notés sont les plus serviles, les plus lâches, les plus inclinés, les plus vils. Tous ceux dont le front se redresse sont fauchés ou déportés l’un après l’autre. Peut-être l’armée rouge reste-t-elle un peu à l’abri ? Espérons-le ; car bientôt, de cet héroïque et admirable peuple qui méritait si bien notre amour, il ne restera plus que des bourreaux, des profiteurs et des victimes. »
Le pressentiment de l’écrivain deviendra hélas si réel, si palpable, si vrai en définitive que les archives du communisme léguées aux enfants du 21e siècle seront pour l’essentiel celles du Goulag. La dissidence russe, dans le sillage de Soljenitsyne, n’en finira pas de commenter, de Pliouchtch à Zinoviev, l’ampleur du désastre bureaucratique et le caractère illusoire et funeste du rêve communiste.
Mais la parole de Gide, fût-elle brutalement et amèrement déniaisée par son voyage en URSS, garde toute son actualité. C’est quand la civilisation cultive en son sein l’insincérité que le peuple s’abandonne aux imposteurs et aux trafiquants d’idéologie, aux derniers maîtres du mensonge. Là les secrets despotes de la bureaucratie, ici, les orchestrateurs zélés du spectacle, de la transe. Le peuple dans les deux cas est renvoyé à l’ignorance et soumis à des cures répétées d’abêtissement.
Aldous Huxley, analysant les rapports entre écrivains et public, et distinguant à cette fin la littérature propagandiste qui tente d’influencer politiquement la conscience commune des citoyens et la littérature d’imagination qui essaie de toucher directement les individus, livre dans ce Congrès une opinion personnelle qui vaut, je crois pour toutes les formes de constructions idéologiques totalitaires : « Dans la propagande totalitaire, le facteur décisif n’est pas constitué par ce qui est écrit, mais par ce qui ne l’est pas. L’opinion publique est moins affectée par les discours, les articles et les livres des propagandistes officiels que par le silence complet fait autour de catégories entières de faits et d’idées. »
Ce qui veut dire que les Maîtres de l’insincérité, pour reprendre le mot de Gide, partout où ils exercent ou prétendent exercer une fonction souveraine sélectionnent les faits et les idées à leur convenance, en adéquation à leurs thèmes et solutions favorites. Ce n’est pas tant qu’ils usent et abusent de la censure car si celle ci soustrait tel ou tel texte à la connaissance publique, elle demeure encore une forme de lecture. Que l’on songe aux mises à l’index de milliers d’ouvrages scientifiques et philosophiques par l’Inquisition ou les Jésuites au 17e et 18e siècle! Une telle censure ne visait nullement à installer un ordre nouveau, une humanité nouvelle, mais bien au contraire à préserver la cohésion et l’harmonie spirituelle et sociale de l’ancien Régime. La rétractation de Galilée en 1632 devant le Tribunal du Saint Office en est la plus manifeste illustration.
La censure totalitaire est d’une autre espèce. Le silence complet fait autour de catégories entières de faits et d’idées est le silence qui s’est lui même fortement établi dans les consciences des propagandistes. C’est parce que de telles consciences ont éliminé de leur horizon ces choses multiples à penser, ces objecteurs du réel, qu’elles peuvent élaborer une charte des littératures et arts constructifs et serviles. Les Jésuites dissimulaient les objecteurs du réel à la connaissance du public, les esprits totalitaires se bornent à les ignorer et à les mépriser, à les méconnaître…
Les écrivains soviétiques entrèrent alors dans le concert des échanges.
Michel Koltsov, Ilya Ehrenburg, Boris Pasternak et Nikolaï Tikhonov confirmèrent, chacun dans un style plus ou moins militant, la naissance d’une autre littérature en URSS, une littérature faite enfin pour le peuple et sur le peuple, ajoutant au souffle épique de la saga prolétarienne l’exigence révolutionnaire de l’éducation.
Ilya Ehrenburg :
« Il n’y a pas de cloison chez nous entre le travail et le loisir. Le travail n’est pas la répétition automatique de certains gestes et le loisir n’est pas le désœuvrement. Quand dans nos kolkhozes des acteurs jouent Shakespeare, les kolkhoziens, le rideau tombé, promettent d’augmenter la récolte. N’ont-ils pas compris Othello, ou les acteurs ont-ils introduit au cours de la tragédie un couplet de propagande ? Non : les spectateurs ont été remués par le spectacle, ils se sont senti croître miraculeusement. Reconnaissants envers les acteurs, ils parlent avec pudeur de cette croissance. Ils offrent en échange leur création, car ce sont des créateurs, eux aussi ; leur création, c’est le blé ou le seigle. »
Michel Koltsov :
« L’écrivain satirique de la société nouvelle par sa création même change de thème et de ton… Les thèmes et les objets du rire changent, son ton aussi devient nouveau. La supériorité morale a cessé d’être un privilège d’hommes physiquement faibles et peu nombreux. Ce n’est pas le désespoir, c’est la fierté qui inspire la satire, son rire n’est pas fielleux , mais sain et joyeux »
Nicolas Tikhonov :
« La poésie soviétique a d’abord apporté au monde en premier lieu des forces nouvelles, des voix nouvelles, de nouveaux genres, de nouveaux mots. Maïakovsky ! Le Maître de l’ode soviétique, de la satire, du théâtre bouffon, de la comédie en vers ! Pour la première fois, la voix d’un poète prolétarien a rivalisé avec les voix ancestrales des vieux écrivains d’odes, et elle les a vaincus…
Nos lecteurs n’ont pas assez de livres. Nous venons de commencer, mais nous avons déjà fait beaucoup. Nous tenons notre poudre lyrique au sec. Nous ne craignons aucun ennemi. »
Boris Pasternak :
« … et plus il y aura d’hommes heureux, plus il sera facile d’être artiste. »
De ces quatre écrivains soviétiques d’avant la Grande Terreur, trois ont connu des destinées mouvementées et l’un d’eux une fin tragique. Michel Koltsov fut exécuté par les sbires de Beria, on ne sait pas trop quand, en 1940 ou 1942, à l’époque des grandes Purges. Les chefs d’accusation se cumulèrent dans une consternante incohérence : intellectuel juif, espion allemand (du fait de son mariage avec une allemande), ami d’André Malraux…
Pourtant Michel Koltsov incarnait plus que tout autre le metteur en scène stalinien des devoirs de la littérature révolutionnaire. Fils d’un pauvre cordonnier juif, il devint rapidement une figure du journalisme de propagande des Izvestia à la Pravda. Il fut un si bon apologète du régime communiste qu’on le nomma directeur du service culturel du ministère des affaires étrangères. C’est d’ailleurs à ce titre qu’il dirigea la délégation soviétique au Congrès international pour la défense de la Culture qui se tint à Paris en 1935 et à Barcelone en 1937.
Entièrement dévoué à la politique stalinienne pendant la guerre d’Espagne, il combattit le POUM et les anarchistes avec la même vigueur que les franquistes.
Et, bien qu’en cette année 1935, il se fit l’avocat parfaitement docile d’une satire joyeuse, saine et fière, et fustigea ces littérateurs aux physiques malingres, ceux là même de sa propre race, grâce au génie révolutionnaire qui lui avait fait accomplir sa mue intime, sa métamorphose en héros de la geste communiste, Michel Koltsov fut exécuté sur ordre de Staline quelques années plus tard.
André Malraux se chargea du premier discours de clôture : « Camarades soviétiques…. Mille différences jouent sous notre volonté commune. Mais cette volonté est, et lorsque nous ne serons plus qu’un des aspects de notre temps, lorsque toutes ces différences seront conciliées au fond fraternel de la mort, nous voulons que ce soit ce qui nous a réunis ici, malgré toutes les faiblesses et les combats de notre réunion, qui impose une fois de plus à la figure du passé sa métamorphose. »
C’est en feuilletant les interventions des écrivains à ce Congrès de 1935 (et je n’ai pas évoqué ici les plus acquises à la pensée marxiste du Parti Communiste français, celles de Nizan, d’Aragon ou de Vaillant-Couturier, en attendant la germination de la pensée sartrienne sur l’engagement) que l’on mesure la toute puissance des idées communistes à la veille de la seconde guerre mondiale. Les autres ! Ils avaient basculé dans le camp honni de la Réaction, Maurras, Drieu, s’étaient empêtré dans les marécages chrétiens ou humanistes, Bernanos, Rolland, d’autres allaient dans un proche futur trahir l’idéal révolutionnaire, faute de pouvoir se hisser à une vision dialectique et prolétarienne de l’Histoire en cours, Camus !
Soixante dix ans après, c’est comme si l’idée communiste avait été ensevelie, recouverte de gravats par les pelleteuses de l’Histoire.
Et c’est ce recouvrement, à la fois légitime et absurde qu’il s’agit aujourd’hui de questionner, alors que l’idée européenne, elle même, qui s’était largement fondée sur la résistance à la division politique de l’Europe, est aujourd’hui tout aussi menacée de sidération et d’impuissance que l’idée communiste, hier…
Parler de nos jours de l’idée communiste est un défi, et presque une provocation pour la pensée, tant le communisme, qui hantait autrefois la planète est lui-même hanté de nos jours par ces milliers et milliers de spectres qui s’accrochent à ses vêtements et lui demandent justice.
Et du coup, les témoins à charge ne manquent pas. Certains, toutefois, ont eu, dans les temps où l’éloge l’emportait sur l’opprobre, des considérations très « inactuelles » sur l’absurdité du régime soviétique, à l’instar de Joseph Roth, qui liait la nazification de l’Allemagne à la trahison de l’idée communiste.
Dans sa correspondance avec Stefan Zweig qui court sur une dizaine d’années, de 1927 à 1938, il écrit le 30 Novembre 1933 : « Le communisme n’a pas du tout « transformé toute une partie du monde ». Rien du tout ! Il a engendré le fascisme et le national-socialisme et la haine contre la liberté de l’esprit . Qui approuve la Russie approuve de ce fait le IIIe Reich »
Ce jugement, grosso modo contemporain du Congrès des intellectuels pour la défense de la Culture contredit totalement les points de vue de la majorité des écrivains présents. C’est un jugement sombre autant qu’expéditif.
Roth est un juif autrichien et allemand, il écrit dans des journaux viennois et berlinois, il tente à sa manière d’être un écrivain européen de langue allemande, jusqu’à ce que l’Allemagne s’abandonne à la barbarie du troisième Reich.
« L’Allemagne est morte. Pour nous, elle est morte. On ne peut plus compter sur elle. Ni sur sa bassesse ni sur sa grandeur. Ce fut un rêve. » (lettre à Zweig du 29 Novembre 1933).
On comprend que Roth, exaspéré par l’impudique bêtise des patriotes allemands, en soit venu à rejeter tous les nationalismes, dont celui qui séduit son propre peuple, dans la fosse commune des conneries humaines, mais il pousse plus loin sa fureur. Il confond nazisme et communisme, et rend même ce dernier en partie responsable de la croissance du premier. C’est qu’à ses yeux, les deux régimes partagent une haine semblable contre la liberté de l’esprit, malgré des idéologies radicalement inverses, l’assomption des mythologies raciales ici, la victoire universelle de la classe opprimée là. Ce fut aussi, plus tardivement il est vrai, le sentiment exprimé par Vassili Grossman dans son livre « Vie et Destin ».
Mais quelle est donc la nature profonde de cette parenté, une fois écarté l’argument de l’opportunisme géopolitique, que le pacte Ribbentrop-Molotov illustra spectaculairement quelques années plus tard ?
Il nous serait aisé de répondre en héritiers d’Hannah Arendt : le système totalitaire. Mais outre que le stalinisme en 1933, n’a pas encore développé à une échelle de masse son archipel du Goulag, nous ferions fausse route. Le livre d’Hannah Arendt « Les origines du totalitarisme » date de 1951. Certes, un certain nombre d’éléments sont communs aux deux dictatures : les camps de concentration, le goût de la propagande, le règne de l’intimidation, le mépris de la démocratie, mais les logiques économiques sont très différentes tout autant que leurs conceptions de la race ou de la fraternité des peuples. Le marxisme léninisme force encore le respect des consciences modernes déboussolées par la grande guerre de 14-18, ne serait-ce qu’en entretenant l’idée d’une solidarité transnationale des opprimés quand le nazisme débite ses hallucinations aryennes sur les races supérieures et inférieures.
En vérité, j’aurais été incapable de comprendre en profondeur ce que voulait dire Roth, son histoire d’équivalence des nazis et des communistes, si je n’avais pas lu ce petit passage d’un livre de Imre Kertész : « En revanche, nous avons connu des empires fondés sur des idéologies qui se sont avérées dans la pratique n’être que de simples jeux de mots, et c’est justement leur nature de jeu de mots qui les rendait si utilisables, c’est-à-dire en faisait des instruments de terreur efficaces. Nous savons par expérience que l’assassin et la victime avaient pertinemment conscience du fait que ces ordres idéologiques étaient vides et dépourvus de sens : et c’est cette conscience qui a conféré leur bassesse particulière et unique aux horreurs commises au nom de ces idéologies, c’est cela qui a causé la perversion radicale des sociétés qui leur étaient soumises.[1]»
La parenté indicible découlerait de l’usage massif et massivement criminel d’un jeu de mots !
Cela semble stupéfiant, à prime abord, mais comment comprendre autrement, sans la puissance formidablement perverse du jeu de mots, que les grandes purges staliniennes aient été, malgré leurs ignominies et leur méchanceté, et sans que la société entière piaffe de rire, de la base au sommet, exposées comme des étapes nécessaires dans la construction d’une société sans classes et sans Etat, une étape indispensable dans la marche vers le paradis communiste ?
Kafka a dit quelque chose d’assez voisin des mots de Kertész : Les chaînes de l’humanité torturée sont en papier de bureau ! Pas en fer, pas en acier inoxydable, pas en matériau incorruptible, non, du simple papier de bureau qui peut s’empiler ou s’envoler sans qu’en apparence le sort des hommes change. Sauf si l’on a décidé d’accorder foi à certaines feuilles en papier de bureau qui dès lors vont être répliquées, traduites, distribuées, honorées, fétichisées, placardées. Et c’est le sort que leur réserve l’humanité qui décide finalement de leur statut historique. Mais au départ, ce ne sont que jeux de mots et papier de bureau. Quoi de plus imbécile que les théories nazies sur les races supérieures et inférieures, mais aussi quoi de plus absurde que la dictature d’un parti exercée au nom du prolétariat ? Si le prolétariat, où qu’il se soit trouvé, dans quelque pays de ce vaste monde, avait pu réellement et directement exercer une dictature, il aurait sur le champ changé de nom, de rang et de classe !
Toutefois, quand Roth écrit à Zweig, dans les années 1934, 1935, les nazis mènent déjà le bal en Allemagne, ils poussent leurs pions en Autriche et sont de fait les inspirateurs de la nouvelle politique européenne occidentale. La révolution spartakiste a été balayée en Allemagne, Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg sont morts en 1919, les communistes allemands sont cantonnés dans des actions de résistance à l’ « Adolferie ». Et en France, le Congrès international des écrivains pour la défense de la Culture qui se déroule en Juin 1935, à Paris, s’efforce par tous les moyens, en se bandant les yeux s’il le faut , de trouver dans la littérature soviétique le contrepoint nécessaire à la littérature nationaliste hystérique qui submerge par vagues croissantes la bonne pensée libérale, l’esprit cosmopolite européen, la pondération humaniste des passions chauvines.
Un parti, un régime, un mouvement sont forts, non pas parce qu’ils disposent d’atouts idéologiques en plus grand nombre, de disciples plus zélés ou féroces, de mensonges plus séduisants, de solutions politiques plus convaincantes, mais parce qu’ils parviennent à fixer les obsessions d’une époque, à saturer de leurs slogans l’atmosphère du temps, à tourner en leur faveur le champ des questionnements. Et ils ne peuvent préempter l’esprit politique d’un temps que dans la mesure où la vitalité, l’énergie, la véhémence de leurs multiples adversaires se sont peu à peu délitées dans l’ordinaire grisâtre des jours ou se sont fractionnées à l’infini.
En Europe, toujours en 1935, à Vienne, Husserl donne sa fameuse conférence sur la crise de l’humanité européenne et, on l’a sans doute oublié, sur le risque parallèle ou mieux, consubstantiel à cette crise, du « naturalisme » scientifique, c’est-à-dire de la spécialisation et de l’autonomisation croissante des différents savoirs humains. La crise de l’humanité européenne est aussi, peut-être avant tout une démission de l’esprit européen devant le gigantesque travail qui attend la pensée au XXe siècle : créer le tissu interstitiel philosophique qui puisse maîtriser l’indépendance croissante des sciences et leur tendance à l’ultra spécialisation. On sait ce qu’il en est advenu. La philosophie a été séduite par une dénonciation de la Technique travestie dans un lumineux projet de réhabilitation de l’Etre ou s’est mise à courir derrière les sciences sans jamais être en mesure de les rattraper.
En 1935, malgré cet appel pressant à l’humanité européenne du réputé illisible Husserl au Kulturbund de Vienne, Heidegger a déjà triomphé de son maître, il a installé pour de nombreuses années au firmament de la philosophie européenne ses concepts et son style. L’adhésion d’Heidegger au parti nazi n’est pas un épisode malheureux, l’expression contingente d’une lâcheté, elle est très étroitement liée à son rejet des travaux colossaux dont Husserl charge la raison humaine : penser le tissu conjonctif de la pensée, à l’âge d’autonomisation accélérée et extrêmement efficace des sciences de la nature. Incorporer à la philosophie, à l’art, à la littérature, à la sagesse la multitude des concepts scientifiques novateurs, devait être le véritable enjeu de l’humanité européenne. En s’y dérobant, elle a laissé la place aux communicants, aux médiateurs, aux intermédiaires[2], qui font circuler les connaissances humaines selon un mode désormais publicitaire et anti- politique. Dans les années d’avant-guerre, ce dérobement favorise la victoire des partis politiques aveugles à la dilapidation de la complexité européenne et ardents promoteurs d’une pensée sommaire mais fusionnelle. Loin d’interroger les risques de nihilisme liés à une technique libérée des contrariétés de la pensée, les partis fascistes vont assujettir et mobiliser la technique à la seule fin d’édifier des régimes entièrement stupides qui ont remplacé la pensée par la transe.
Cette mobilisation colossale, effrénée, exaltée par toutes les techniques de la propagande et de l’intimidation grossière deviendra le critère le plus distinctif des sociétés totalitaires. La bêtise exerçant toujours un effet de sidération sur les « âmes nobles », les grands intellectuels allemands et autrichiens, Thomas Mann ou Stefan Zweig réagirent au désastre quand il fut trop tard et en France, rares furent ceux qui flairèrent le parfum « totalitaire »[3] chez les staliniens. Le Congrès international des écrivains pour la défense de la Culture joue clairement Staline contre Hitler avec une bonne foi qui nous déconcerte aujourd’hui.
Joseph Roth ne parle pas en homme de lettres, en écrivain, en auteur, du communisme. Pas plus qu’il ne ferraille avec la médiocrité de la pensée petite bourgeoise, craintive et affairée qui l’entoure dans ses années d’exil en France ou en Belgique, il ne cherche pas à se hisser à la hauteur de l’idéal communiste afin d’en capter quelques rayons de noblesse et de gloire. Non. Il a en tête cette « dictature du prolétariat » qui a amené au pouvoir une espèce d’hommes comme Staline faisant la fête au Kremlin quand la misère noie l’Ukraine, ce type nouveau et étrange de petit père des peuples, despote adulé, vénéré comme un Saint, comme un Starets (aurait dit Dostoïevski) qui a chassé la barbarie des propriétaires et des banquiers, mais organise rudement, à la manière d’un tsar, les colonies pénitentiaires de la nouvelle Russie ! Et un type de régime dans lequel les mieux notés sont les plus serviles, les plus lâches, les plus inclinés, les plus vils !
De ce communisme marxiste léniniste brillant de l’éclat auroral de l’étoile rouge, mais enfoncé peu à peu dans les désastres de la paranoïa stalinienne, plantant symboliquement les masses sur le trône, mais amenant de fait une couche de bureaucrates serviles au pouvoir, oui , de cela , de ce communisme nationaliste, antisémite, chauvin, brutal, il ne reste que la parenté établie dans les livres d’Histoire entre stalinisme et nazisme, tous deux voués à ériger des règles d’obéissance générale à leur criminel despotisme de race ou de classe.[4]
Mais où est alors l’alternative politique en Europe ? En quel lieu, en quelle université, dans quel parti peut-on défendre la liberté et la Culture en 1935 ?
André Malraux, Aldous Huxley, André Gide, Jean Guehenno sont aujourd’hui connus pour tout autre chose que leur participation au Congrès de 1935 des intellectuels pour la défense de la Culture, il ne viendrait d’ailleurs à l’esprit de personne aujourd’hui de les considérer comme des proches de la troisième Internationale. Et si Pasternak est encore célèbre, il le doit à son roman « Le docteur Jivago » et pas du tout à sa défense d’une littérature soviétique rompant avec les canons de la littérature bourgeoise.
Et d’autre part, je me pose moi-même la question :
A quoi bon nourrir une réflexion contemporaine sur l’idée communiste à partir d’écrits et de correspondances datant des années trente ? N’est-ce pas là ressassement ou mélancolie ou impuissance à imaginer et à entendre le mouvement de notre temps, sa musicalité, ses drames, ses impasses, ses promesses, ses fureurs?
Par l’énumération des nombreuses analogies politiques et angoisses sociales qui en soulignent la similitude, n’établit-on pas au moindre frais la carte des correspondances de cette époque et de la nôtre et ne risque-t-on pas de s’octroyer le beau rôle, en expurgeant l’idée communiste de ses démons, de ses mensonges, de ses jeux de mots criminels, à la lumière de ce qui advint plus tard ?
La question se repose néanmoins en notre temps comme en 1935 : En quel lieu, en quelle université, dans quel parti, peut-on défendre la liberté et la culture en Europe ? Où et comment penser la crise multiforme de l’humanité européenne ? Peut-on rediscuter l’idée communiste ?
Certes, l’Europe, après la seconde guerre mondiale, s’est dotée d’instruments politiques et d’institutions communes qui, quoique souvent critiqués comme étant en définitive des outils technocratiques ne facilitant pas la vie des peuples, ont au moins contribué à fortifier un sentiment d’appartenance à un ensemble commun.
Mais, au lieu que l’effondrement du mur de Berlin en 1989 et l’entrée dans l’Union de nombreux pays de l’Europe de l’Est aient créé une nouvelle dynamique européenne, ce sont au contraire les partis nationalistes, populistes et souvent xénophobes, qui ont le vent en poupe. Leur volonté de rétablir les frontières, de renforcer les identités nationales au détriment des cultures hybrides et métissées, leur rejet du pouvoir « illégitime » de Bruxelles, leur mise en cause de la monnaie unique, emportent l’adhésion d’une fraction croissante des populations qui vivent de nos jours des déclassements de tous ordres.
Après tout, n’est-ce pas la conséquence tardive de ces innombrables déracinements techniques, économiques et culturels dont Simone Weil avait fait un inventaire tranchant et prophétique dans son plaidoyer pour une civilisation nouvelle, écrit à Londres en 1943[5]?
Et du coup, la résurgence de ces partis nationalistes captant toute l’attention des défenseurs de l’Union européenne, marginalise comme désuètes ou archaïques les positions des gauches européennes héritières de la pensée communiste et en cela très opposées à la coloration fortement libérale du projet économique européen.
C’est comme si l’idée communiste était devenue l’impensé de la conscience politique européenne, qu’elle était désormais tout bonnement impensable ! Contrairement aux idées nationalistes, souverainistes ou xénophobes auxquelles ont consent une certaine forme de modernité (le FN pose souvent de vraies questions mais y apporte de mauvaises solutions, avait dit Laurent Fabius), toute attitude qui, de près ou de loin revendique une parenté avec les idées communistes est jugée ringarde, liberticide et affabulatrice…
Le constat semble manifeste : Depuis la décomposition de la troisième Internationale, jamais les idées communisantes ou révolutionnaires n’ont retrouvé la vigueur et la santé de leurs aînées. Des milliers de fantômes à la vie prématurément fauchée grignotent à chaque moisson le cœur de ces idées résurgentes, à la manière des noirs corbeaux picorant la céréale fraîchement coupée. Et ces idées du coup, ne pouvant se défaire de leurs spectres, ne font que participer à la ruine de la pensée communiste…
Recouverte et ensevelie par les salissures staliniennes, l’idée communiste repousse dans nos pays par misérables touffes, comme une mauvaise herbe. Même la Ligue communiste révolutionnaire a préféré s’appeler Nouveau Parti anticapitaliste, tant il semble aujourd’hui plus aisé et profitable d’exprimer sa grogne contre le Capital que de ressusciter un spectre, comme le moins « marxiste » des philosophes contemporains s’est efforcé, solitairement, d’y œuvrer.
Le schisme en Europe, comme l’avait dit Raymond Aron, c’était Berlin Ouest et Berlin Est. Dans la Berlin réunifiée, se sont envolées pour toujours les chimères communistes. Sans doute ! Mais n’est-ce pas ignorer le cœur du vrai schisme qui menace encore de nos jours l’Europe : la perte du lien (si tant est qu’il ait jamais existé !) entre les populations qui subissent le primat de l’économie de marché sur toutes les autres dimensions de l’activité humaine et le cosmopolitisme éclairé des élites artistiques, intellectuelles et savantes de l’Europe. Or, c’est bien la recherche d’un tel lien que le communisme, du moins sous la forme que lui prêtaient les écrivains du Congrès pour la défense de la Culture en 1935, s’était efforcé sans y parvenir, d’animer, de rendre consistant. Ce n’est pas une mince chose, car, il en va, avec ce lien, de l’avenir de l’humanité européenne…
Si la dictature du prolétariat s’est éloignée de notre horizon politique, c’est pour avoir cédé aisément la place à une autre dictature, infiniment plus fluide, plus impalpable, la dictature de la contemporanéité.
Par cette dictature, sont congédiés aussi bien les pratiques, cultures, modes de vie du passé que les métamorphoses, révolutions, utopies qui pourraient advenir dans le futur.
La seule utopie façonnée par la soumission générale au temps présent est d’ordre technique : elle consiste à traduire en termes bio-médicaux ou marchands, toutes les insuffisances, faiblesses, manques, défaillances grâce auxquelles s’est construit pendant des siècles ce que l’on pourrait nommer l’esprit humaniste ; cet esprit qui sans avoir marginalisé les tensions philosophiques ou théologiques les plus vives, avait réussi néanmoins à façonner une idée de l’homme et de la société qui ne leur devait pas tout. On peut dire que Montaigne ou Spinoza incarnèrent en leur temps cet esprit humaniste, aussi étranger au mimétisme sublime et surhumain du christianisme qu’à ses multiples avatars politiques. On composait dorénavant avec l’humain, imparfait, malade et partiellement sociable.
Et il n’est pas insensé d’avancer que la civilisation techno-économique qui s’est déployée dans tout l’univers habitable a réalisé concrètement, de nos jours, le programme anti-humaniste le plus conséquent jamais entrevu. Tout ce qui aux yeux de Montaigne exprimait l’humanité infirme et boiteuse de l’homme, accablée des maux croissants que l’âge fait subir à l’individu autant que par l’ignorance des vérités ultimes qui lui sont à jamais soustraites, est en passe d’être surmonté :
« Dieu fait grâce à ceux, à qui il soustrait la vie par le menu. C’est le seul bénéfice de la vieillesse. La dernière mort en sera d’autant moins pleine et nuisible : elle ne tuera plus qu’un demi, ou un quart d’homme. Voilà une dent qui me vient de choir, sans douleur, sans effort : c’était le terme naturel de sa durée. Et cette partie de mon être, et plusieurs autres, sont déjà mortes, autres demi-mortes, des plus actives, et qui tenaient le premier rang pendant la vigueur de mon âge. C’est ainsi que je fonds et échappe à moi ».
Désormais, la chute d’une dent n’est plus un phénomène naturel, le signe d’une décrépitude qui nous mène à la mort en morceaux, en être pas complètement entier, en demi ou quart d’homme. Les dentistes comme les sexologues remédient à nos lacunes, à nos trous d’être dans lesquels s’engouffre la vie qui dure trop. Nous n’en sommes qu’à l’aube de ce vaste programme médical : les pace-makers et les dialyses rénales auront des enfants infiniment plus performants et efficaces. L’assistance aux vieillards dépendants sera confiée à des robots.
Et alors que Montaigne, s’interrogeant sur la nature du nouveau Monde dans son chapitre sur les cannibales, arbitrait en faveur de l’innocence des Indiens contre les mille hypocrisies, vanités, artifices et injustices de notre propre monde, la civilisation contemporaine a rendu tout le monde complice et témoin de ses développements et de ses fabrications. Les Inuits, les habitants des îles Salomon ou les Himalayens ont des portables et des télévisions satellitaires. Il sont enrôlés dans le grand théâtre planétaire, et furent-ils encore assis sur des strapontins, ils ont de toute manière perdu innocence, naïveté, autonomie.
Quand l’humanisme avançait des compensations à l’infortune physique du mal ou de l’âge, et pouvait encore conforter ses sagesses par l’ignorance des sociétés exotiques ou des planètes inconnues, notre monde ne jure à l’inverse que par la volonté de guérison de la plupart des maux et la connexion généralisée de tous les habitants du monde.
De sorte que l’humanisme de Montaigne, de Spinoza ou des philosophes des Lumières s’est dissous dans l’immense mer de la technologie qui propose non pas des compensations et des sagesses, mais des solutions, des thérapeutiques efficaces à l’usure du temps et à l’éloignement physique des humains. Le principe quelque peu sommaire de la réponse marchande à tout besoin ou désir s’exalte dans le mouvement unidimensionnel du dernier né. De sorte que mettant sur le même pied la fusée et le micro-ondes, l’ordinateur et la console de jeux, notre civilisation avance d’un seul tenant et ne sait plus, par cécité ou mauvaise évaluation des différents temps qui tissent tout à la fois le monde et l’humain, développer une véritable théorie de la richesse.
Incapable de concevoir une société où l’on fait les choses lentement et où l’on envoie des fusées vers les lointaines planètes, croyant que si l’on cuit la viande dans des fours d’ancienne facture, on propulse forcément dans l’espace des brouettes, la société marchande moderne crée un état de synchronie généralisée, source d’agitation inépuisable mais aussi de lassitude croissante. Car le Marché reste un niveleur-né !
Mais qu’on s’en attriste la plupart du temps ou que l’on s’en réjouisse, que l’on en tire d’avantageux dividendes ou que l’on s’emploie avec zèle et talent à en consolider coûte que coûte les multiples étais, la dictature de la contemporanéité comme fruit de notre civilisation techno-marchande post-humaniste est devenue l’horizon commun de l’humanité .
Nous sommes plus frères par tweeter, facebook, google ou fly emirates que par nos idées et nos rêves. Et pourtant, si nous sommes submergés par les abominations (toujours les mêmes) des guerres modernes, par les apathies ou les engagements pareillement discutables, pareillement ambigus des démocraties occidentales, nous ne pouvons nous résoudre à accepter l’état délabré du monde. C’est comme si nous gardions en nous la secrète espérance d’un Age d’or de l’avenir. Nous sommes incapables de fermer la porte à la peste.
C’est peut-être au fond ce sentiment accablant de la vanité du monde dès lors que l’on ne se préoccupe plus de bien commun, de commune humanité, de justice sociale qui a été le moteur de cette idée d’exposition. J’avais aussi en tête d’associer à mes toiles et aux textes qui les illustrent d’autres œuvres d’artistes, qu’ils soient graphistes, peintres, vidéastes ou musiciens. Je m’étais enfin imaginé que dans chaque ville qui accueillerait cette expo, les participants seraient en général différents, et que de cette masse de rencontres et de contributions artistiques ou littéraires, pourrait se former un regard vraiment original sur l’idée communiste et européenne.
Une dernière chose ! Il est toujours plus aisé de célébrer que de résister. Aussi bien, celui qui pense pouvoir faire l’économie des folies et des absurdités criminelles du collectivisme ancien afin de se propulser sans entraves dans la seule critique du libéralisme, celui-là, le même qui n’est pas ému par la résistance tragique des poètes russes comme Ossip Mandelstam à la logique bureaucratique, n’a à mon sens rien compris à l’idéal communiste et ne pourra jamais en dire quelque chose de sincère ou de créatif par les mots, les images ou les sons. C’est la seule limite que je fixerais à ce projet d’exposition.
Claude Corman
Septembre 2018
[1] Un autre , Imre Kertész, Actes Sud
[2] Il faut relire la Tradition du Nouveau de Harold Rosenberg.
[3] On a vu plus haut dans quel sens nous entendions la parenté totalitaire
[4] C’est peut-être la plus forte objection que l’on peut adresser à Joseph Roth et à toute forme de raisonnement sur la symétrie et l’équivalence des crimes fascistes et communistes. Car si les cadavres se valent bien sûr, si le sang versé est toujours celui des hommes, les criminels communistes comme Béria, Staline, Mao ou Pol Pot l’ont été doublement, par la terreur exercée sur leurs peuples et par la légitimation de leurs crimes au nom du service rendu à l’humanité. On ne s’attend généralement pas à ce qu’une dictature militaire ouvre un horizon original et enthousiasmant au peuple qu’elle a mis sous sa coupe et encore moins aux peuples voisins. Tous les systèmes dictatoriaux classiques ne font qu’utiliser les ingrédients traditionnels de la domination : la torture, la peur, la délation, l’enfermement, la disparition. Et si la dictature survit grâce à la terreur, son idéologie, ses valeurs ne sont en revanche ni respectées ni magnifiées. Quand les vicissitudes de l’Histoire renvoient les militaires dans les casernes, les chefs fascistes dans leurs derniers bunkers, il ne reste plus rien ou presque de leur tintamarre, de leurs oriflammes, de leurs saluts à l’unisson, de leurs défilés. La dictature des colonels en Grèce de 1967 à 1974, celle de la junte en Argentine de 1976 à 1983, de Pinochet au Chili, ou encore celle de Park Chung Hee en Corée du Sud font des milliers de morts, de disparus. Mais quand leur temps est passé, si la mémoire douloureuse de leurs crimes et abominations continue de hanter les victimes, les historiens et les hommes de lettres, aucune valeur transcendante n’est enterrée ou foulée aux pieds. La chute des dictatures fascistes n’entraîne pas dans sa tombe la chute d’une idée, d’une espérance de valeur universelle. Quand les régimes communistes s’effondrent, ils emportent avec eux « une part de l’horizon indépassable de notre temps ». Autrement dit, ils nous laissent un monde sans horizon utopique.C
[5] « L’enracinement » ,
Le signal d’alarme (La révolution selon W. Benjamin)
La pendaison de Zavis Kalandra
La création des malakhim et des qelipot______ (guerre et guerre)