Marranité et Lumières 

par Claude Corman

Lors du colloque sur la marranité contemporaine qui s’est tenu à Perpignan le 16 octobre 2010[1], je fus interrogé[2] sur le rôle de la Haskala (les Lumières juives) et singulièrement de Moïse Mendelssohn dans la transition historique du marranisme médiéval à la marranité moderne dont j’avais sommairement esquissé le tableau. J’avoue que la question me toucha par son évidente luminosité.

 

Certes, parmi les œuvres qui m’ont nourri, celles de Walter Benjamin ou Hannah Arendt, qui occupent la place qu’on leur connaît dans la philosophie politique contemporaine, ont bel et bien à voir avec les Lumières juives allemandes.

 

Mais, depuis quelques années, mon travail, avec quelques autres, s’est attelé à défricher puis dégager les traces d’un héritage diffus, celui des marranes. Aussi le premier repère se situa-t-il plutôt du côté des sombres tribunaux de l’Espagne médiévale pour se déplacer en Europe et vers le Nouveau Monde, avec une figure centrale, celle de Spinoza.

 

Mais, par cette question, le temps était venu en effet d’interroger peut-être plus largement le processus de mixité judéo-européenne en tenant compte de nos avancées du côté de la marranité moderne autant que du côté de la Haskala.

 

Supposer toutefois (et c’était le sens de la question) que la Haskala avait influencé la marranité contemporaine, n’allait pas de soi.

 

En effet, on pouvait arguer de prime abord des différences de classe, d’histoire et de langue entre les riches séfarades d’Amsterdam et les schnorrers ashkénazes de l’Europe orientale, ou laisser entendre que la marranité moderne naissant avec Spinoza et ses contemporains avait permis l’avènement des Lumières plus qu’elle n’en avait reçu le rayonnement en retour. Cependant, l’hypothèse d’un impact mineur des Lumières juives sur la marranité, qu’elle soit sociogéographique en postulant l’éloignement, ou l’imperméabilité des milieux juifs d’origine ibérique et des populations yiddishophones, ou d’ordre philosophique en affirmant la précession de Spinoza sur les philosophes de l’égalité, de la tolérance ou de la justice sociale, paraissait mince et sans doute fausse.

 

Même dans le haut Moyen Âge européen, voire dans l’Empire romain tardif, a-t-on jamais réussi à établir des frontières étanches à la circulation des idées ou réduit le génie et l’influence d’une pensée à sa stricte temporalité d’expression ? Qui plus est, les milieux juifs d’Europe centrale et orientale, rabbins en premier, n’avaient-ils pas suivi comme leurs coreligionnaires séfarades la folle équipée messianique de Sabatai Tsevi ? Pourquoi une telle convergence n’aurait-elle été possible que dans les fièvres mystiques et pas du tout dans les communications des grands lettrés et des érudits qui étaient courantes dans les milieux savants européens et plus encore chez les docteurs et décisionnaires juifs ? On sait que les rabbins du pourtour méditerranéen et ceux de l’Europe centrale et septentrionale entretenaient des correspondances fréquentes sur tous les sujets. De plus, des marranes fuyant ou quittant la péninsule ibérique sont bien « remontés » vers le nord et vers le nord-est. Si on en trouve aux Pays-Bas, on en trouve aussi trace en Angleterre, en Pologne, en Allemagne, dans les pays baltes…

Aussi bien, après avoir écarté ces premières objections, fallait-il creuser vraiment la question en explorant l’émergence de ces deux trajets, leur évolution contrastée et plus encore la nature des rapports manifestes ou cachés qu’ils ont pu entretenir ? Enfin, pouvait-on, en mettant en miroir ces deux expériences, en tirer des leçons pour notre temps ?

 

L’universalisme français et la petite porte prussienne

 

Au cours de la seconde moitié du xviiie siècle en Allemagne, à Berlin, comme on le verra, quelque chose de radicalement neuf s’était produit…

 

Les idées libérales sur l’émancipation des Juifs avaient certes poussé ailleurs et singulièrement en France, sous la pression des philosophes et des courants politiques opposés à l’immobilisme de l’Ancien Régime, mais la contribution singulière de la pensée juive à la grande culture européenne semblait en comparaison dérisoire ou naine. Pour le dire brièvement, c’est la culture républicaine nouvelle qui, s’affranchissant des lois et des codes usés et malades de l’Église et de la monarchie, tendait la main aux minorités persécutées et s’éveillait aux principes d’une justice et d’une égalité universelles. La formule de Sieyès « Il faut tout accorder aux Juifs comme personnes et ne rien leur céder comme Nation » soulignait sans ambiguïté cette vision. La république était généreuse envers les proscrits, les parias, les « handicapés » spirituels ou sociologiques, mais elle n’entendait pas sacrifier un pouce d’autorité morale ou politique à des populations qui, faute d’avoir renoncé à leurs atavismes religieux et à leurs solidarités tribales, auraient vite fait de planter le drapeau du communautarisme au cœur de l’espace public. L’émancipation des Juifs était la conséquence naturelle de l’universalité des principes républicains. Nulle xénophobie, nulle discrimination ethnique n’habitait alors l’esprit des révolutionnaires. Le pouvoir du peuple, contrairement à celui des rois et des despotes, était illimité et sans frontières et là où les monarques multipliaient les symboles de souveraineté territoriale, les républicains français manifestaient au contraire leur soif d’exporter, de délocaliser leurs productions idéologiques et politiques. Le bouillonnement révolutionnaire tranchait les têtes couronnées, menaçait les biens et le temps de l’Église et supprimait l’esclavage. Comment s’arrêterait-il à la porte des ghettos ?

L’émancipation des Juifs de la nation française fut prioritairement liée à la subversion révolutionnaire de l’organon politico-spirituel de l’Ancien Régime. L’égalité inconditionnelle de tous les hommes inscrite en lettres d’or dans le préambule à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 met fin au régime de cloisonnement religieux, social et racial indispensable à la reproduction des anciens privilèges. Hors des ghettos, le juif humant enfin librement l’air régénérant des Lumières deviendra un citoyen ordinaire, un égal. Mais une telle émancipation a une double portée : si elle libère effectivement le juif de l’ensemble des restrictions, interdits et arbitraires externes qui rythment la vie des communautés, elle suppose tout aussi nettement l’émancipation de chaque juif des coutumes, traditions et lois internes qui sont transmises et encouragées par ces mêmes communautés. Autrement dit, si le juif devient un citoyen comme les autres, le judaïsme communautaire, « national », attaché à une religion fossile n’a plus de raison d’être !

Dans le royaume prussien et les innombrables principautés allemandes de la seconde moitié du xviiie siècle, il en va très différemment ; la radicalité de la pensée révolutionnaire des Lumières est encore lointaine et inoffensive. Aussi bien, l’arrivée de Moïse Mendelssohn à Berlin est-elle au départ un événement anodin, mineur, invisible. Pourtant le jeune bossu qui entre à Berlin à l’âge de quatorze ans par la Rosenthaler Tor, seule porte d’entrée autorisée à l’époque pour les Juifs (et le bétail…)[3] va bouleverser de fond en comble le rapport judéo-allemand. En arrimant sa vision tolérante et raisonnée des religions à la pensée éclairée et généreuse de Lessing[4], alors considéré comme un maître de la littérature allemande, Mendelssohn établit des passerelles philosophiques entre la grande culture européenne et une identité juive débarrassée de ses connotations magiques et ténébreuses. Du coup, certains Allemands s’imaginèrent que l’énergumène avait perdu ses attributs juifs !

 

Mais à Johann Caspar Lavater, un protestant de Zurich qui le presse de se convertir au christianisme pour accélérer le processus de rédemption de l’humanité et le retour du Christ-Messie, Mendelssohn oppose une fin claire de non-recevoir. Il n’est nul besoin qu’un Juif se convertisse pour que l’humanité se porte mieux. Il suffit que ce Juif soit éclairé, c’est-à-dire localement qu’il soit tout à la fois juif et allemand. On sait que les proportions de germanité et de judéité évolueront par la suite de manière très instable et asymétrique, mais la mixité des deux sources demeure le principe fondateur d’une assimilation créatrice.

« L’Aufklärung allemande et la Haskala juive reconnaissent qu’elles appartiennent à la même histoire ; elles cherchent à déterminer de quel processus commun elles relèvent[5]. »

On devine aisément que dans ce processus commun, l’homme ne met plus sa foi dans les fois. C’est la raison humaine qui, forcée de s’accommoder autant de la multiplicité des religions que de leur relativité, mène et oriente la sortie de l’obscurantisme.

 

Pourtant, les effets pratiques de ces doubles Lumières tombèrent assez rapidement en panne. La pression de conversion croît en effet paradoxalement avec l’expansion de la pensée éclairée en Allemagne. Les Juifs sont d’autant plus soucieux de rentrer dans le giron de l’Allemagne à égalité de droits avec leurs voisins chrétiens que les sources vitales du judaïsme se tarissent dans leurs esprits tout en les maintenant par l’identité religieuse dans un statut marginal ou infirme. Tous les métiers publics, toutes les grandes charges politiques, juridiques ou universitaires restent barrés aux Juifs non convertis. Peu à peu, la curiosité bienveillante des contemporains de Lessing pour la famille des Juifs proscrits, nourrie par la découverte de leur riche patrimoine spirituel cède le pas à une offensive chrétienne en faveur de la conversion. Maintenir les Juifs comme communauté, tout en les déclarant civiquement égaux aux Allemands chrétiens entraînerait, aux yeux des forces conservatrices de la culture germaine, l’érosion inéluctable de l’être allemand au profit d’un cosmopolitisme débridé dont le juif, rejeton d’une « Nation » dispersée aux quatre vents, est familier.

 

Tout au long du xixe siècle, la conversion concerna un nombre croissant de juifs allemands. Quatre des six enfants de Moïse Mendelssohn dont Henriette, la salonnière, et Abraham, le père du compositeur Felix Mendelssohn-Bartholdy, passèrent dans le camp des luthériens.

 

C’est peu dire que le processus commun dont parle Michel Foucault à propos de la Haskala juive et de l’Aufklärung allemande fit long feu en une seule génération. La récente reconnaissance du talent intellectuel des Juifs dans les arts et les sciences profanes (leur expérience dans les affaires et les banques n’était déjà plus discutée), au lieu de leur valoir la paix et le respect de tous, les pressait maintenant unilatéralement de quitter le vieux fond misérable, fossile et chimérique de leur religion. Comme si le christianisme n’abondait pas lui-même en miracles absolument effarants pour un esprit éclairé des post-Lumières, le futur Reich allemand, qui se construisit sur la dévotion à Dieu et au Trône, voulait assimiler ses Juifs par leur conversion à la religion du Fils, autant que par leur créativité ou leur esprit d’entreprise.

 

La grande culture européenne, dont Goethe était l’un des plus éminents représentants et Kant, la vigie philosophique la plus haut perchée, ne discutait alors pas ses racines et ses dettes chrétiennes. Ou si elle s’y risquait timidement, c’était en toute logique et le cœur léger pour réfuter avec encore plus de fougue et de radicalité la religion confinée et archaïque des Juifs.

 

Baptême et conversion (Heine et Marx)

 

Parmi tous les Juifs baptisés du xixe siècle, les personnalités d’Heinrich Heine et de Karl Marx se détachent par leur génie littéraire et politique, mais aussi par leurs deux approches différentes et plus ou moins antithétiques de la conversion. À l’origine, sans doute, la conversion parut aux deux hommes aussi anodine et indifférente que le choix d’un vêtement dans une garde-robe encombrée de vieilles redingotes. Et si, dans le cas de Marx, ce fut certes le père qui se convertit au protestantisme et non Karl lui-même, le silence de l’auteur duCapital sur la décision paternelle révélait davantage son éloignement des choses religieuses qu’un quelconque embarras spirituel. Heine, de son côté, n’affichait pas initialement plus de respect pour les traditions et les fois ni ne crut bon de rendre publiques, s’il en avait, ses pensées tourmentées sur la rupture de serment ou la brisure généalogique que la conversion imposait. Bien au contraire. Ses quolibets et ses plaisanteries sur le baptême illustraient son dédain des sacrements et des cérémonies infantiles des religions[6].

 

C’est toutefois à Balzac qu’Heine confia sa plus intime conviction sur le sujet : « J’ai été baptisé, mais je ne me suis pas converti ». Le baptême n’est pas ou plus l’équivalent d’une conversion, d’une torsion spirituelle, d’un mouvement de l’âme[7], c’est une aspersion futile et insignifiante d’eau bénite sur la tête d’un Juif fâché contre toutes les religions. Un tel jugement était sans doute assez proche de celui de Marx, pesant la conversion au protestantisme de son père. Pourtant, s’il partage une source commune, une atmosphère historique et intellectuelle voisine tournée vers l’assimilation (qui est alors le seul futur imaginable d’une Europe émancipée), le changement officiel de foi aura sur les deux hommes des conséquences bien différentes.

 

Heine essaya de se convaincre que le baptême était en son temps le passeport d’entrée dans la Culture européenne, à vrai dire dans les institutions de cette Culture, et plus particulièrement dans les hautes fonctions juridiques auxquelles il tenait à accéder. Le symbolisme de la conversion lui semblait néanmoins une absurdité, tant il était convaincu de l’inexorable déclin des religions dans une Europe touchée par les Lumières. L’idée d’une apostasie lui était tout à fait étrangère. À vrai dire, la conversion établissait sur le mode sacramentel l’abandon de l’identité religieuse juive. Le deuxième terme, l’adoption de la foi chrétienne qui lui était en principe subordonnée, n’avait aucun sens. À l’un de ses correspondants, Heine avoua qu’il était « indifférent » à toutes les religions et que sa loyauté au judaïsme s’enracinait seulement dans une profonde antipathie vis-à-vis du christianisme.

Nonobstant ses doutes et railleries, Heine fut baptisé très secrètement par un de ses amis Gottlieb Grimm à Heiligenstadt, une petite paroisse prussienne. Cette conversion « à Edom[8] » ne lui apporta aucun avantage financier ou professionnel. Elle lui valut en revanche d’acerbes et méprisantes critiques à la fois des Juifs et des Chrétiens. Certes, dans le premier quart duxixe siècle, le soleil des fois et des croyances avait pâli et survivait tièdement à la ligne de l’horizon, attendant son coucher définitif. Mais du coup, la conversion se transformait en une sorte d’apostasie intéressée ou cynique, d’apostasie du parvenu. Le converti s’exposait de la sorte à être un personnage réputé immoral, ou à tout le moins de faible ou de mauvaise foi. Ce qu’il était du reste souvent, mais pas nécessairement[9]. C’est peut-être en partie en réaction à ce sentiment diffusément réprobateur que Heine formula sa distinction entre le baptême et la conversion.

 

Toutefois, Heine, en dépit de cette nuance thérapeutique, se mit à regretter également le baptême comme une forme d’abandon ou de négation illusoire du judaïsme et plus encore comme une séparation contractuelle forcée et aliénante d’avec le peuple juif. Sa conversion s’étant opérée pour des raisons de convenance sociale et nullement sous l’impulsion d’un chamboulement métaphysique, le christianisme d’Heine ne deviendrait jamais une religion de substitution ni même une religion tout court. Heine voulait être un poète, un critique et un essayiste dans une Europe transformée par le temps des révolutions et gagnée par l’esprit de la liberté. Mais il ne voulait pas être le prophète illuminé des temps nouveaux ni le chantre d’une épiphanie révolutionnaire. Il exprima clairement sa conviction en ces termes : « Quelle est la grande tâche de notre temps ? C’est l’émancipation. Pas seulement celle des Irlandais, des Grecs, des Juifs de Francfort, des Noirs d’Amérique et d’autres peuples opprimés. C’est l’émancipation du monde tout entier, et de l’Europe en particulier. Le temps est maintenant arrivé de desserrer les rênes de fer des privilégiés et de l’aristocratie. »

 

Mais si Heine et Marx convergeaient sur la certitude que leur temps sonnerait le glas des servitudes et des régimes despotiques, le premier se différencia du dernier par son inaptitude à échafauder ou à épouser une solution philosophique axée sur la « rédemption » matérialiste de l’humanité. La religion était certes pour les deux hommes l’opium du peuple, mais le dépassement de la religion n’avait pas la même saveur ni une égale force pour chacun d’eux. Dans l’esprit de Marx, le communisme agit comme un but aussi puissant et lumineux que le surgissement juif de l’ère messianique. Sans cette dimension, Marx serait resté un analyste remarquable du capitalisme, mais pas le penseur du communisme. Toutefois, comme dans la tradition juive, au sein de laquelle la raison, l’étude et la mesure ne sont jamais sacrifiées aux emballements mystiques de la foi, Marx planifia le communisme tout autant comme une nécessité ou une logique dérivant des propres contradictions du capitalisme, que comme la conquête majeure des luttes ouvrières. L’ardeur prolétarienne serait-elle moindre à liquider le processus d’aliénation des forces productives que la multiplication des crises cycliques du capitalisme finirait par avoir de toutes manières la peau de ce dernier !

 

L’idée communiste atténue ou efface les tourments du reniement ou de la conversion religieuse. C’est un antidote absolu à toutes les réminiscences et mélancolies de l’ancienne communauté qui est de toute manière vouée à disparaître dans le grand processus d’émancipation en cours. Les charges puissantes de Marx contre les ploutocrates et les capitalistes juifs[10], ce que l’on appelait alors les Juifs de cour, le débarrassent de toute anxiété personnelle sur la singularité du peuple juif. Les différences de classes occultent et périment les différences religieuses ou raciales. Les Juifs riches sont aussi capables que les autres d’exploiter les prolétaires de toutes origines. Pire. Ils en sont d’autant plus aptes que leur vieille pratique originairement contrainte de l’usure s’étant sous le capitalisme transformée en expertise bancaire, leur rapacité qui s’exerce avec art et habileté n’a plus lieu d’être ignorée ou pardonnée au nom des souffrances des ghettos.

 

Heinrich Heine, quoique acquis aux idées révolutionnaires de son époque, refusait l’idée que tracer pour l’humanité une feuille de route à la manière des anciennes théodicées apporterait à celle-ci bonheur et justice. Dans des termes presque prophétiques, il écrivit en 1842 que le communisme, bien qu’étant encore une jeune force en haillons aurait bientôt le souffle puissant d’une nouvelle foi. Le communisme sera le grand héros de la tragédie moderne, car il est en profondeur un réarrangement dans de nouveaux habits de la vieille tradition absolutiste. Et Heine, disant cela, avait sans doute à l’esprit les deux dimensions de l’absolutisme, celle des anciens régimes qui concentraient tout le pouvoir dans la personne unique d’un monarque infaillible, mais aussi celle de la puissance aveugle et dévastatrice de la « vérité » théologique, matrice de tous les absolutismes.

 

Heine fut bien, malgré sa conversion, le pivot du judaïsme allemand et plus encore européen. Il détesta la frénésie nationaliste qui couvait dans les cercles militaires et bureaucratiques de Berlin et, vivant ses dernières années à Paris, incarna l’homme de lettres européen dont le pays est la littérature.

 

Ayant tourné la page des religions antiques, convaincu de l’inévitable déclin du christianisme et de l’insignifiance des sacrements, Heine salua les promesses d’une émancipation qui bouleverserait non seulement la vieille hiérarchie des privilèges, mais aussi l’organisation politique et scientifique de l’Europe. Protagoniste majeur de la lutte contre tous les absolutismes, il ne fut pourtant pas naïf sur « les sombres temps qui s’annonçaient » au cœur même de l’œuvre de l’émancipation. Heine en définitive ne fut ni un bon juif, ni un bon Allemand ! Il se révéla à l’évidence beaucoup plus bancal que Mendelssohn. Et de ce point de vue, il fut peut-être le trait d’union principal entre les deux postérités du marranisme et de la Haskala.

 

Si on jette en effet un coup d’œil rétrospectif aux espérances de l’émancipation en Allemagne, de 1760 à la période du Printemps des nations (la révolution de 1848 se confondant avec la volonté politique d’unification de l’Allemagne), on voit bien que le dessein prioritaire de Mendelssohn et de ses disciples était l’assimilation honnête à la culture européenne, la coexistence réussie avec les Germains chrétiens, l’apprentissage de l’allemand et des sciences profanes, bref la fusion paisible, harmonieuse de l’être juif, dépoussiéré de la « vétusté » des ghettos et de l’être allemand. Mendelssohn paria sur la double contribution juive et allemande à une grande civilisation éclairée. Les Lumières sont à deux faces et elles rayonnent à partir (et vers) des univers binaires. Cette solide et droite conviction se transmit plus tard au jeune Marx qui déplaça simplement le curseur. De la fusion logique de l’être prolétarien et de la techno-science comme source de maîtrise universelle de la nature, peut enfin naître une société réellement et durablement émancipée de ses vieux démons. La résolution marxiste de la question juive est le fruit de cette fusion réussie. En déshabitant simultanément les Ciels juif et chrétien, la promesse communiste rend vaines et dérisoires les turpitudes ou les séductions de la conversion dans les milieux juifs allemands. En un sens inversé, Marx est bien le descendant de Mendelssohn. En radicalisant la critique conjointe de l’idéalisme allemand et de l’héritage monothéiste, Marx chamboule certes la synthèse judéo-allemande de Mendelssohn, il la retourne et la foule, mais d’une certaine manière, il la sauve. À aucun titre, le christianisme ne peut prétendre à une plus grande proximité avec le monde moderne que le judaïsme. Les Juifs allemands ont toutes les qualités ou toutes les absences de qualités pour devenir des penseurs matérialistes d’avant-garde !

 

L’assimilation patriotique et l’échec de l’émancipation

 

La lutte pour l’émancipation, pour l’égalité des droits des Juifs et des autres Germains côtoya pendant près de cent ans le combat pour une société libérale ou socialiste dans une Nation allemande unifiée. L’assimilation juive, après la victoire de Bismarck sur Napoléon III, fut certes confortée par des vagues successives de conversions. Mais au sein même de la minorité sioniste des Juifs allemands, à la veille du déclenchement de la Grande Guerre, le sentiment patriotique du devoir envers lafatherland emporta les solidarités tribales, balaya les aspirations transnationales, et ruina tout l’imaginaire du cosmopolitisme européen que les Juifs n’avaient pas été les derniers à incarner dans le vaste domaine des Arts et des Sciences.

Un leader sioniste, Siegfried Moses, appela ses camarades à se tenir sans hésitation derrière le Kaiser dans ce que l’on nommait alors « sa croisade pour la paix ». Il ne fallait pas hésiter à tirer sur un sioniste français ou russe ! Comme le note Amos Elon, la fièvre de la guerre se répandit comme une traînée de poudre en Allemagne et en Autriche. Martin Buber, l’artisan d’une renaissance culturelle juive axée sur la tradition hassidique, s’enthousiasma pour l’entrée en guerre de l’Allemagne. À l’image de Stefan Zweig, de Chaïm Weizmann, ou de Fritz Haber… et de bien d’autres intellectuels juifs.

Victor Klemperer, le futur auteur de Mes soldats de papier(1933-1946 ?) applaudit le poème de Ernst Lissauer[11] sur la haine de l’Angleterre. Il y eut des exceptions, parfois de taille, mais ce furent des exceptions. Karl Kraus, Freud, les socialistes Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, les jeunes Wermer et Gerhard Scholem, ou encore l’écrivain viennois Arthur Schnitzler boudèrent ou craignirent aussitôt l’enchantement patriotique. Mais il fallut attendre l’enlisement dans la guerre et la mort de centaines de milliers de jeunes hommes dans une interminable et stérile guerre de tranchées, avant que ne s’opère chez de nombreux juifs allemands la perception du désastre d’une guerre nationale menée par le Kaiser et une caste militaire ultraconservatrice[12] !

 

Que les Juifs allemands aient témoigné par les paroles et par les actes un attachement loyal et continu à la Nation allemande n’empêcha pas l’antisémitisme le plus vil, le plus violent et populaire de concentrer toutes les rancœurs et les humiliations des Allemands après la capitulation de 1918. Il n’est pas jusqu’à la révolution avortée de cette dernière année avec ses figures socialistes célèbres (Liebknecht ou Luxemburg) qui ne fortifia l’antisémitisme des ligues d’extrême droite prenant à partie les communistes enjuivés et les ploutocrates sionistes.

Mais, comment se regarder ou s’éprouver comme juif dans le panorama des railleries ou des accusations antisémites ? Quand tour à tour vous êtes traité de grand magnat de la banque suçant le sang des pauvres, de commis servile des princes et des forts, d’apatride subversif sans une once de foi patriotique, ou de patriote suspect qui mène en coulisse un combat clandestin pour les intérêts exclusifs de sa race, ou de rejeton d’une race veule et déprimée, ruminant sa peur à distance des lignes de front, ou encore de soudard rapace et sans cœur capable de crimes contre l’humanité, de champion de l’abstraction inintelligible, obsédé sexuel et textuel, ou de nationaliste à la nuque raide, enfant d’un peuple déicide, s’entêtant à réclamer des royalties pour son invention du monothéisme antique, ou encore fils d’un peuple sans foi ni loi n’obéissant qu’à des désirs bassement matérialistes, ou bien de colporteur de livres se moquant des frontières sacrées des Nations, inapte au noble labourage de la terre et au service armé, avant… un peu plus tard, de passer pour un remarquable paysan et un soldat expérimenté ayant tout simplement négligé ses devoirs envers l’humanité… Face à tous ces chefs d’accusation sans cesse réactualisés, qui serait assez fou pour s’éprouver en miroir comme juif, comme la somme de ces contradictions expansives et illimitées. Non, décidément, la proposition sartrienne que le Juif ne se révèle, n’existe et ne perdure que par la haine des antisémites, est une vérité inversée. Les juifs ne vivent pas par l’antisémitisme, en revanche ils peuvent plus certainement en mourir…

Pendant près de deux siècles en Allemagne, les Juifs n’ont pas soupçonné l’antisémitisme d’être au cœur de la culture allemande. Ils le considéraient comme un mal marginal, comme la relique d’un vieil antijudaïsme chrétien que les Lumières progressivement allaient lessiver, ou comme le préjugé « compréhensible » des milieux germaniques aisés et instruits contre la populace sale, misérable et superstitieuse des ghettos orientaux. Peut-être aussi, le nombre croissant de Juifs à occuper progressivement des fonctions autrefois réservées aux seuls Chrétiens dans le champ judiciaire et politique (jusqu’à l’assassinat de Walter Rathenau qui sonne le glas de la république lettrée de Weimar) avait-il attisé une jalousie déjà manifeste dans les milieux d’affaire et la banque, jalousie qui gagnait à s’anoblir d’une cause plus élevée. L’antisémitisme doctrinal fournissait sans trop de honte de solides alibis idéologiques aux plus médiocres ressentiments.

 

Le désastre se préparait en coulisse. Mais comment ne pas songer que l’antisémitisme, cette addition ahurissante de griefs et d’accusations inconciliables et aberrantes, ne pouvait que sonner faux dans la conscience des Juifs allemands ? Ce n’était pas au juif réel que la propagande antisémite s’en prenait, mais à un juif tout à fait imaginaire sorti du chapeau des illusionnistes revanchards et ignorants de l’Allemagne à genoux. Encore une fois, l’antisémitisme ne pouvait fixer ni l’identité ni la vie du Juif. Tout au contraire. La plupart des juifs de l’époque de Weimar, en dépit d’une odieuse propagande sur leur prétendue lâcheté pendant la guerre des tranchées (ce fut sans doute le seul grief, mensonger mais réaliste, qui les offensât et les rebellât en profondeur !), ne pouvaient absolument pas se reconnaître dans la stupide liturgie judéophobe[13] des Nazis et de leurs alliés. Le glossaire antisémite virait comme aujourd’hui au ridicule, à l’outrance, à l’hypostase infantile de tous les péchés et maux mêlés. Quel est le juif qui s’est jamais imaginé dans la peau d’un empoisonneur de puits ou de chewing-gum, d’un saigneur d’enfant chrétien ou palestinien, consacrant leurs innocents globules rouges à la fabrication des matsot de Pâques, ou d’un conspirateur machiavélique planifiant la domination de sa race sur l’humanité ? Non, tout cela ne peut en rien créer du juif, tout cela ne peut servir qu’à excuser le meurtre des juifs.

 

C’est la haine des Allemands et de leurs collaborateurs français, hongrois ou roumains, la haine de ces Européens convaincus que la décadence de l’Europe était issue davantage des sombres machinations de la juiverie mondiale que des folies nationalistes de leurs monarques et de leurs chefs militaires que les Juifs ont ressenti comme une haine aliène, étrangère, absurde et sidérante. S’il est vrai que la logique du pervers se reconnaît au simple fait qu’il empêche l’autre de penser, qu’il suspend sa libre réflexion personnelle, on peut imaginer que la litanie hallucinante des griefs les plus hétérogènes et dissemblables sur les Juifs allemands a malignement envoûté leur pensée et est venue à bout de leurs plus vieilles méfiances immunitaires. Et la tragédie survint alors que dans tous les domaines, de la littérature, des arts, des sciences physiques ou humaines, de la philosophie politique, la contribution juive à l’exceptionnelle créativité de la pensée européenne qui se fabriquait à Berlin ou à Vienne était considérable et forçait le respect. L’élimination radicale du judaïsme allemand précéda la mise en place de la solution finale.


La configuration optimiste de la Haskala

et la spectralité marrane

Si l’on tente maintenant de revenir à notre question initiale : établir la comparaison entre l’apport des Lumières juives et celui du marranisme dans la genèse politique et culturelle de la modernité entrevue sous l’angle d’une expansion indéfinie des savoirs discutables et des formes démocratiques de gouvernement, ou pour reprendre la formulation originaire, préciser l’impact de la Haskala sur la métamorphose du marranisme en marranité, l’exercice s’avère très périlleux.

Sans aucune hésitation, il faut mettre à l’actif des Juifs allemands d’après Mendelssohn un apport exceptionnel et inégalé à la somme des connaissances acquises dans presque tous les domaines et d’avoir parfois entièrement forgé les concepts de nouvelles disciplines.

Entre les Allemands d’origine juive et les Juifs allemands[14], une proportion exceptionnelle de découvreurs, d’inventeurs, de savants fit exploser toutes les statistiques démographiques ordinairement dévolues à des minorités au sein des grandes nations.

La part génétique du juif surpassa complètement dans les esprits la dimension théologique que du reste, nombre de Juifs allemands avaient délibérément mis eux-mêmes de côté ou laissaient végéter chichement. Leur extraordinaire fécondité dans les sciences dites profanes ne permettait plus au préjugé courant sur l’arriération mentale des juifs frappés de malédiction divine de courir dans les salons.

 

Au sein de cette atmosphère d’oubli du judaïsme, un Martin Buber proposant une renaissance de la tradition juive à travers les contes, mythes et apologues des courants hassidiques orientaux était un cas rare. Qui plus est, Buber ne mettait pas l’accent sur le dur corset de la loi juive, de la Halakah mais enseignait les histoires émouvantes, drôles et à bien des égards aimablement folkloriques des tsadiks polonais ou baltes.

Ce n’est donc pas l’affaiblissement du sentiment religieux commun aux marranes et aux Juifs allemands contemporains de Mendelssohn qui permet de préciser leur contribution singulière à la naissance de la modernité. Pour reprendre une image d’Hermann Broch, on peut presque dire que cette dégradation sensible et en un sens bouleversante de la piété religieuse ne fit que refléter pour les uns comme pour les autres la collision de l’esprit d’une époque en voie d’extinction avec celui d’une nouvelle ère en train de se construire et de s’affirmer. Passée la collision, les enjeux se trouvèrent définitivement ailleurs.

Alors que le Moyen Âge, encore dominé par le choc des cultures et des religions, morcelle son espace avec des quartiers réservés aux Juifs et aux Musulmans, l’époque moderne pense inversement l’inanité des confinements et provoque l’émancipation des ghettos.

De ce fait, la mixité, l’hybridation, le mélange des identités anciennement recluses ou bâillonnées avec les citoyennetés européennes, ce que l’on a appelé sous une forme ou une autre l’assimilation ou l’intégration, vont désormais aller de soi. Avec certes des fortunes diverses et quelques pannes brutales émanant alternativement de l’orthodoxie juive et de l’antijudaïsme européen. Mais en général, des deux côtés, s’opéra une ouverture croissante dont personne ne doute qu’avec le temps, elle déboucherait sur une normalisation, sur une banalisation du statut des Juifs en Europe.

 

Quand on compare la relative mansuétude dont a joui Marx dans le panorama des figures juives hérétiques ou converties[15], à la férocité de l’anathème qui vaut encore à Spinoza son bannissement de la Synagogue, on mesure le chemin parcouru.

 

Et, on peut conclure, en dépit de la tragédie finale qui volatilisa ce processus, que le judaïsme de la Haskala fut manifestement un judaïsme de l’émancipation. C’est à juste titre qu’Edgar Morin y puisa son modèle de l’hybridation judéo-gentille.

Pour la pensée issue à un degré ou à un autre du marranisme, l’enjeu fut sans doute plus complexe, plus délicat et certainement plus dramatique. Il suffisait à Mendelssohn de démontrer la compatibilité du judaïsme avec la grande culture européenne et de parier sur un éclairantisme des deux fractions pour espérer un avenir différent et joyeux. Il suffira plus tard au matérialiste de renverser la hiérarchie des mondes et d’aplatir le ciel sur la terre pour que la tension messianique se transforme assez fidèlement, et malgré le filtre idéologique, en téloshistorique pointé vers l’humanité communiste. Une fois le Ciel transformé en terre, tous les hommes de religion sont réduits au silence. La suspicion ou la trahison n’ont plus cours. Ce sont des monnaies définitivement dévaluées, tout juste bonnes à affoler les collectionneurs de vieilleries.

 

Pour le marrane, en revanche, marqué dès le début par une double défiance, une double crise frappant autant son identité que sa citoyenneté, plus rien ne va de soi. Ni la valeur intouchable de la tradition des aïeux ni la perfection admise du développement des sciences européennes, ni le site aménagé de leur collision.

 

En ce sens, le herem de Spinoza n’est pas la conséquence d’un mauvais mélange, en inadéquates proportions entre sa culture juive et l’appel de la grande connaissance profane. De cela, des penseurs juifs éminents comme Maïmonide ou Azarya dei Rossi, voire même le Maharal, qui s’y confronte à sa manière, en avaient fait antérieurement et à des titres différents l’expérience. La distance marrane à la tradition judaïque interne – distance qui n’est pas une édulcoration ou un oubli – indissociable d’une réflexion profonde et ardue sur les multiples types de connaissance ouvre une voie distincte de celle de l’hybridation judéo-gentille. Dans la Hollande du xviie siècle, Spinoza aurait pu choisir un chemin assez voisin de celui que parcourut Moïse Mendelssohn à Berlin, un siècle plus tard. Mais il ne le fit pas. Dans l’univers marrane, c’est l’écart qui se creuse (au départ de manière tout à fait externe, contrainte, puis de plus en plus interne et libre) avec les rituels, les fêtes, la langue hébraïque et en définitive la promesse messianique, c’est cet écart qui ne se referme pas, qui ne se rétrécit pas, qui « persévère dans son être ». Le marranisme n’est pas un judaïsme de l’émancipation comme le fut précisément le judaïsme de la Haskala pendant une courte période. Il est d’une certaine manière un judaïsme désespéré, sans promesse, sans eschatologie et probablement sans fidélité au temps patient et interminable des générations successives de Juifs.

 

Il ne s’agit pas pour autant de lessiver le corpus judaïque (philosophie, midrash, cabale, histoire…), de le passer au tamis des connaissances les plus avancées, ni du reste de cesser toute forme de réflexion sur la respectabilité du monde (le respect ayant à voir avec l’idée de la Création et non pas de l’Éternité), mais bien d’essayer de fonder une éthique délocalisée, raisonnée et partageable par le plus grand nombre, en dépit des sources et des traditions inévitablement plurielles et adverses des humains. Canetti qui dit que nous venons de trop loin et nous portons vers trop peu résume bien les enjeux de la pensée marrane ; personne n’échappe à l’esprit du temps, à la matrice d’une époque qui semble porter unanimement les humains vers des choses immédiatement accessibles et communes, mais personne n’échappe non plus à ce fin rayonnement des traditions et des cultures originaires qui passe les filtres successifs des époques historiques et irradie les pâles lueurs d’un temps ancien. Spinoza ne raille pas ce rayonnement ni ne le met au goût du jour. Il en déconstruit l’architecture de parole révélée afin d’épargner aux hommes qui viennent les terribles méfaits créés par une pensée de structure théocratique, religieuse ou irréligieuse. Les hommes doivent penser, vivre, se gouverner sans Bible, sans Livre intimidant et despotique. L’élaboration d’une telle éthique n’est pas dirigée contre sa communauté, ou seulement de manière contingente. Ce sont les rabbins d’Amsterdam qui se fâchent et voient noir sur la conduite et l’œuvre de Spinoza (lui-même n’a pas polémiqué avec la synagogue) parce qu’à leurs yeux la contestation puissante de la parole révélée (et de ses versions laïcisées) est plus dangereuse et destructrice que les préjugés raciaux ou les haines confessionnelles des goyim. On comprend qu’Heine se soit senti très proche de Spinoza, au point de l’appeler son frère d’incroyance, tout comme plus tard le fera Freud, en nommant Heine !

 

« Le ciel, nous le laissons / aux anges et aux moineaux »

 

Ce que le marranisme a inspiré donc d’original ne tient pas à nos yeux à un éloge de la mixité (c’est une banalité de dire que nous sommes tous des mélanges, les plus intégristes ou orthodoxes d’entre nous sont aussi, que cela leur plaise ou non, des mélanges) mais bien au creusement d’un écart, à l’épreuve d’une distance, d’une distorsion, d’une sorte d’éloignement de proximité à peine marqués, à peine visibles, mais dont les conséquences sur la personne ou le groupe sont sinon colossales, du moins très importantes et durables. Construit par une dualité, une scission, un intérieur et un extérieur qui ont perdu tous les deux leurs visibilités et leurs frontières claires, le marranisme ne débouche pas sur une résolution dialectique, sur un troisième terme. Il laisse en suspens dans un état de contrariété insurmontable les dimensions intempestives et politiques de l’individu, la source et le fleuve. La permanence de cette contrariété élimine l’hypostase d’un des deux termes autant que l’hypothétique victoire d’un troisième terme syncrétique. Est-ce une manière de conjurer l’épuisement répétitif des orthodoxies ou la prétention récurrente de l’homme nouveau à qui l’on promet le meilleur des mondes ? En tout cas, pour la marranité issue de la double défaillance du marranisme, ni l’identité ni la citoyenneté ne peuvent sortir solitairement victorieuses et débarrassées des soucis de l’autre. Par son irrésolution constituante, sa structure bancale, presque boiteuse, la marranité devient inévitablement un spectre ! Un spectre de conduites rebelle à tout effort de synthèse, à toute forme d’alliage transparent entre un judaïsme de l’ombre et une culture chrétienne ou humaniste hégémonique. Ce spectre est à la fois fantôme et lumière. Par le rire, la dérision, la subversion de ses propres fondements à travers l’exploration d’idéaux analogiques ou dérivés, par une sorte d’épicurisme inquiet, d’irréligion affirmée ou au contraire par les voies scandaleuses d’un mysticisme agnostique, bref par tous les effets bancals que la trituration et la coalescence des temps provoquent sur les sources et les fleuves, le spectre marrane s’entrevoit. Certains s’en gausseront ou ne verront dans cette nébuleuse électronique de plus en plus dispersée et éloignée du noyau que les premiers signes annonciateurs d’un renoncement, d’une rupture, d’une conversion. Pour ces esprits prompts à brandir leurs anathèmes, Spinoza, Heine ou Husserl n’ont plus rien à dire sur le peuple juif. Ils s’en sont extraits.

 

On peut franchir les douanes des époques soit en déclarant des biens antiques certes dévalués mais auxquels on tient par souci louable de la continuité familiale, et dans ce cas, on attend des douaniers la compassion qui délivrera le laissez-passer. On peut aussi tenter de franchir la barrière des époques en dynamitant le poste-frontière, et en étendant de la sorte le trouble des traditions défaillantes mais survivantes au temps présent supposé plus intelligent, plus abouti et clairvoyant. Dans le premier cas, on espère l’assimilation, l’indistinction, l’anonymat. Dans le second, c’est la citoyenneté assurée, légitime qui contrôle les postes-frontières des époques et veille à la bonne circulation des biens historiques que l’on met en danger.

Les sciences ont pour principal effet secondaire de disloquer les socles culturels sur lesquels elles s’échafaudent, de les périmer comme l’électricité rend caduque le temps des chandelles. Autrement dit, nous sommes peut-être les contemporains d’Homère, mais sans doute très peu de Galien. Avec les sciences, le temps semble s’accélérer ou se métamorphoser. Il n’est pas jusqu’aux formes de la contestation et de la révolte politiques qui ne portent l’empreinte des derniers outils techniques. Les cultures humaines sont au contraire des affaires de sédiments, de couches, de strates, de temps accumulés. La compénétration de cultures forcément locales, et à très vaste longueur d’onde et des connaissances et techniques de plus en plus universalisées et rapides qui caractérise la modernité et plus encore la post-modernité, ne ménage pas le travail des douaniers du Temps. La liquidation des vieilles cultures ou le chaos retentissant de leurs querelles infinies, le nihilisme compresseur du Marché ou la résistance spectrale marrane, tout se joue désormais dans la pesée des temps qui en termes sociologiques se manifeste dans la confrontation identité-source/citoyenneté-fleuve.

 

Notre civilisation globalement connectée, vouée à une intimidante contemporanéité, est secouée en profondeur sur une vaste échelle et dans le même temps, à la crise générale des cultures, non pas au choc des cultures qui n’en est que l’aspect le plus superficiel et le plus purulent, mais bien à la crise d’adaptation des cultures à l’univers accéléré des techno-sciences, au bout de laquelle pointe leur insignifiance.

La fin au début et la fin à la fin

 

L’autre grande différence entre les marranes et les Juifs allemands résulte de la différence de leurs temporalités tragiques. Les marranes sont originairement créés par les exécrations chrétiennes, par les monstruosités bouffonnes des accusations du Saint Office, par les supplices des crémations lors des autodafés. C’est au début de leur histoire que les marranes font face à leurs bourreaux. Il en va tout autrement des Juifs allemands qui vont rencontrer la pire des tragédies, la négation radicale de leur droit à l’existence, à la fin d’une époque qui avait vu, depuis l’arrivée de Mendelssohn à Berlin, leur influence croître dans tous les domaines.

 

Du côté de la vie, se sont tenus les marranes ayant expérimenté la haine inconditionnelle, monstrueuse, arbitraire de la société au tout début de leurs existences cryptojuives et non pas à la fin d’un brillant parcours d’émancipation et de reconnaissance comme leurs lointains frères de Germanie. Le marranisme fut d’emblée un acte de survie ! La malignité de l’Inquisition, la délégitimation raciale des nouveaux chrétiens qui en fit des sous-citoyens instables et menacés par la délation de tomber à tout instant dans les filets du Saint Office, la présentation publique de la foi chrétienne en impitoyable négation de la miséricorde ne permettaient aucune illusion. La vision instantanée, précoce du délire judéophobe inocula très tôt aux marranes le vaccin de la ruse, du quite, de la méconnaissabilité et, plus que tout, une perception critique de la citoyenneté chrétienne hégémonique en Europe. Tout en essayant de prouver sa bonne foi, sa sincère fidélité aux enseignements du Christ, et de temps en temps (mais rarement !) en œuvrant au rayonnement littéraire et artistique de l’Espagne impériale, le marrane cultiva l’art de survivre en milieu hostile, dans le chaudron de l’injure. Les mêmes quolibets et reproches antisémites qui s’abattaient autrefois sur les Juifs, où qu’ils soient, quoi qu’ils fassent, rebondissaient dorénavant sur les marranes forcés de mesurer et de détourner la prodigalité obscène des chefs d’accusation. Quand vos propres voisins dégainent à chaque occasion l’inventaire des reproches et vous font miroiter les fagots qui s’empilent sous vos pieds, l’heure n’est plus à la fierté nationale ni à la jewish-pride. Alors que les Juifs allemands cherchent à anticiper les promesses de l’émancipation et de l’égalité pleine et entière des droits civiques par une prolixité inouïe dans la plupart des activités autorisées, les marranes ne se leurrent pas sur la reconnaissance des mérites littéraires et des contributions savantes. Ils savent, dès le tout début de leur aventure, que le terrain de l’égalité est miné !

 

Qu’aujourd’hui des grands pays comme l’Angleterre, la France ou l’Allemagne confessent l’échec de leur modèle d’intégration multiculturelle, nous remet en mémoire que le marranisme naquit précisément dans un pays de l’Europe qui, pendant plusieurs siècles, vécut un modèle médiéval multiculturel par son tricotage original et unique des trois monothéismes. Or, l’Espagne, au temps des rois catholiques, a renoncé radicalement à son esprit multiculturel et s’est empoisonnée avec le venin de l’intolérance et de l’exclusion.

 

C’est en forgeant, on l’a assez dit, une identité spectrale, à la fois fantomale et sommatoire que le marrane échappa à la folle logique des identités ennemies à laquelle le conviait le catholicisme espagnol rendu fou par sa quête désaccordée d’une nouvelle unicité, d’une nouvelle intégrité. La fonction d’ondes de l’identité marrane intégra, à l’opposé de la rigidité réactionnaire, la déconfiture confessionnelle d’Uriel da Costa, l’humanisme de Montaigne, l’éthique de Spinoza, la cosmogonie de Isaac Louria, les pulsations messianiques de Tsevi, le désenchantement lucide de Juan de Prado. On peut nommer marrane celui qui parcourt cette spectralité de prime abord incohérente et confuse, et qui désarçonne et irrite tant les esprits autoritaires, doctes ou académiques.

Encore une fois, un tel effacement de l’identité nommable ne fut rendu possible que par la tragédie des communautés juives d’Espagne et du Portugal à la fin du Moyen Âge. Mais avec le temps, la haine anti-marrane s’épuisa et, d’une certaine manière, les enquêtes génétiques et religieuses perdirent leurs intérêts pour tout le monde, y compris pour les généalogistes infatigables du Saint Office. Les marranes s’étaient de fait rendus invisibles et, pendant près de trois siècles, l’Europe les oublia.

C’est précisément à la période où le marranisme s’estompait en Europe et que s’affirmait la domination économique des nations protestantes aux dépens de l’Espagne, que Moïse Mendelssohn pénétra dans Berlin par la porte réservée aux Juifs et aux troupeaux. Eût-il pu entrevoir dans un élan prophétique le terrible destin qui attendait ses coreligionnaires deux siècles plus tard qu’il aurait sans aucun doute retourné ses pas vers le ghetto. Mais Mendelssohn n’était pas doué du sens de la prophétie. Il ne disposait que de l’arme de la raison et cette arme lui paraissait bien supérieure à tous les boulets tirés depuis les forteresses de l’obscurantisme. Mendelssohn, comme, après lui, de nombreuses générations de Juifs allemands explorèrent sans relâche et parfois avec grand succès les chemins qui mènent à l’assimilation et à l’émancipation, mais aussi à l’élaboration d’une grande nation multiculturelle dans laquelle aucune tribu, aucune fraction ne devait rester inférieure ou assujettie aux autres. Les Juifs ne seraient au sein de ce grand Reich qu’un peuple parmi d’autres avec son génie propre mis au service d’une cause nationale commune. L’émancipation était inséparable du mérite. Ce n’était pas un jeu à somme nulle, ce n’était pas un jeu avec un gagnant et un perdant, c’était un jeu avec deux gagnants : on peut devenir de bons et de vrais Allemands sans troc religieux. Ce qui compte et comptera plus que tout pour les générations suivantes est de réussir la synthèse de l’être juif de naissance et de l’être allemand d’adoption, et de prouver que le judaïsme, malgré sa réputation de religion archaïque et obsessionnelle, est tout aussi capable de se confronter aux sciences modernes que ne le fut la chrétienté, pendant la Renaissance. Personne ne peut aujourd’hui douter de la réussite provisoire du projet de Mendelssohn. Ce n’est pas seulement en faisant jeu égal avec les savants chrétiens que les Juifs allemands confirmèrent sur le tard la validité du projet séminal de Mendelssohn, c’est bien souvent en les outrepassant (la physique d’Einstein) ou en construisant de nouvelles formes de science comme la psychanalyse freudienne ou la sexologie de Magnus Hirschfeld.

Dans le domaine de la philosophie politique, Horkheimer, Adorno, Marcuse ou Hannah Arendt ont fait une analyse critique des sociétés de masse modernes dans une perspective néo-marxiste, qui ne faisait plus la part belle aux bastions ethniques et aux dualités religieuses. Mais c’est aussi en travaillant la complexité du lien d’articulation entre la pensée juive et la culture politique et philosophique de l’Europe, à la sortie de la Première Guerre mondiale, que les Juifs allemands écrivirent des œuvres d’une rare fécondité. Pierre Bouretz leur a consacré un livre Témoins du futur, philosophie et messianisme. Hermann Cohen, Franz Rosenzweig, Martin Buber, Walter Benjamin, Leo Strauss, Ernst Bloch, Gershom Scholem, Emmanuel Levinas, Hans Jonas, chacun d’eux à sa manière se confronta non pas seulement à l’alliage prometteur du messianisme juif et de la culture européenne, mais bien à ce qui nourrissait la perplexité, les insuffisances, les impasses et les contradictions des deux sources autant que celles dérivant de leurs rencontres et de leurs frictions mutuelles. Certains d’entre eux pressentirent le désastre.

Les Nazis ne firent pas que condamner à la mort ou à l’exil la plupart de ces intellectuels. Ils ensevelirent avec eux, sous les décombres du Reich vaincu, l’importance majeure de la pensée juive allemande. Après Auschwitz, l’épicentre du monde juif se déplaça de l’Europe vers l’Amérique puis vers Israël. L’échec de la symbiose judéo-allemande ne fut plus commenté ou alors spasmodiquement dans « les rapides de la mélancolie[16]». Et c’est principalement par la fidélité plus ou moins inconditionnelle à Israël ou par la réactivation des traditions religieuses juives que la judéité si polysémique d’autrefois essaya désormais de se revitaliser, de se resserrer.

On ne peut ni méconnaître ni sous-estimer l’immense traumatisme du génocide juif par les Nazis. On ne peut ni méconnaître ni sous-estimer en parallèle l’importance d’Israël pour tous ceux et celles qui se sentent liés au monde juif. Mais la question à laquelle se sont confrontés tant de Juifs allemands n’a pas été portée en terre par les reconstructeurs de l’Europe d’après 1945, et pas davantage par les bâtisseurs sionistes d’un foyer national israélien. Et, d’une certaine manière, on peut dire que cette question hante l’Europe nouvelle dans sa conception chaotique, maladroite, embarrassée du dialogue des cultures et du respect des minorités dans ses cités cosmopolites.

Et c’est maintenant, forcément maintenant, que la marranité, après un long sommeil politique, une invisibilité de près de trois siècles, vient renouveler et poursuivre la logique brisée de l’émancipation.

 

La plupart des hommes et des femmes qui foulent aujourd’hui les pavés des villes européennes ne peuvent pas se bercer d’illusions sur le modèle de l’intégration républicaine à sens unique ou sur la genèse d’une grande société éclairée et solidaire traitant également les fractions de peuples qui la composent. Nulle part et probablement jamais plus ne connaîtrons-nous d’apport aussi concentré et multiple au rayonnement d’une culture prestigieuse[17] que celui venu de la petite population judéo-allemande de 1743 à 1933. Et pourtant, ce succès exceptionnel n’évita pas l’une sinon la pire des tragédies de l’humanité.

 

C’est la première raison pour laquelle la marranité revient aujourd’hui dans le champ des questions politiques contemporaines. Née dans un milieu de déclassés et de suspects, à la sortie d’une expérience multiculturelle exceptionnelle en son temps, la marranité peut devenir aujourd’hui familière à un grand nombre de déplacés, d’émigrés, d’exilés, de diasporés !

 

La deuxième raison est la suivante : nous sortons peu à peu du temps des mixités et des hybridations qui a caractérisé sur les plans démographiques et culturels la deuxième partie duxxe siècle, et nous en sortons, non pas parce que l’appel ou la tentation du métissage décroissent (bien au contraire !) mais parce qu’est revenu le temps des interrogations fortes : interrogation forte sur l’identité, sur toute identité, indissociable d’une exigeante interrogation sur l’avenir de l’humanité et des limites physico-chimiques du monde. En ce sens l’alliance judéo-gentille, quoique exprimant un sentiment optimiste de la fraternité et du mélange, est-elle le tardif écho du rêve mendelssohnien, son ultime enchantement. Car ni l’univers de la gentilité européenne (et de ses colonies américaines) ni l’univers juif de l’après-Shoah ne sont aujourd’hui des univers symbiotiques et encore moins fraternels.

 

Nous devons à nouveau faire un effort colossal pour ne pas nous enfermer d’un côté dans les ressassements et les fureurs de l’inimitié et de l’autre dans un cynisme qui menace de nous rendre indifférents et hostiles au futur du monde.

En Europe, la marranité qui s’efforce de penser par-delà les discordes communautaires modernes n’est pas pour autant le dernier avatar d’un universalisme abstrait, très hypothétiquement vertueux, qui arbitrerait toujours en faveur du vaste monde contre l’individu affecté par ses origines. Répétons-le encore : il ne s’agit pas pour le marrane de se décharger du fardeau très lourd de son appartenance à un groupe humain (ici, juif) pour maintenir dans leur intégrité et leur splendeur les plus nobles promesses chrétiennes de la Gentilité ou les plus séduisantes utopies d’un nouveau monde ; l’économie de la contrariété qui caractérise le marrane ne reste pas confinée aux tourments de la conscience personnelle, aux déchirements de son être intime, elle implique tout aussi fondamentalement une critique des institutions des sociétés européennes et de leur fragmentaire et souvent illusoire cosmopolitisme.

Aussi bien, au terme de cette réflexion sur les rapports de la marranité issue de la tragédie médiévale de l’Inquisition et de l’émancipation judéo-allemande qui se clôt avec la tragédie du génocide, avancerai-je l’hypothèse que la marranité contemporaine, en dépit de ses sources historiques ibériques a plus à voir avec la pensée juive allemande tardive qui se construisit au bord de l’abîme, qu’avec une stratégie séquellaire du secret (ce n’est pas ou plus la peur d’être juif qui fait le marrane) ou une quelconque tentative de sauver son âme de l’histoire frénétique et insaisissable dans laquelle nous sommes tous embarqués. C. C.

 

28 février 2011

 

 

[1] « Du marranisme à la marranité, une page tournée ».

[2] Par Jacques Queralt, personnalité érudite de la cité catalane.

 

[3] J’emprunte ce détail ainsi que bien d’autres au remarquable livre de Amos Elon, The pity of it all: a history of the Jews in Germany (1743-1933), New York, Metropolitan Books, 2002.

[4] Qui du reste le lui rendra en écrivant sa fameuse pièce de théâtre Nathan le sage, plaidoyer vibrant en faveur de la concorde des trois monothéismes.

 

[5] Michel Foucault.

[6] Il s’amusait à raconter « qu’il n’aurait jamais été converti si Napoléon n’avait pas perdu la bataille de Waterloo ou que c’était la faute du professeur de géographie de Napoléon qui avait omis de lui enseigner que les hivers moscovites étaient très froids ». Cette anecdote, comme beaucoup d’autres, est tirée de l’excellent livre d’Amos Elon.

[7] Il le redevint plus tard, de manière exceptionnelle. On songe ici à Simone Weil.

[8] C’est ainsi que l’on nommait la religion catholique, liée aux yeux des Juifs à la postérité d’Esaü.

[9] Felix Mendelssohn-Bartholdy, le petit-fils de Moïse, n’avait pas une faible foi !

[10] À l’image du banquier juif de Bismarck, Gerson Bleichröder.

[11] Poète juif allemand qui écrivit un réquisitoire contre le peuple et la culture britanniques.

[12]  Si le sionisme reste minoritaire chez les Juifs allemands à la veille de la Première Guerre mondiale, ce n’est pas parce que la middle class assimilée craignait l’épreuve du feu ou l’insalubrité exotique des conditions de vie en Palestine. Que ce soit dans les tranchées de la Grande Guerre ou lors du soulèvement révolutionnaire de 1918, une grande quantité de juifs perdirent la vie. L’engagement enthousiaste, aveugle, parfois héroïque, des Juifs allemands au début de la guerre de 14, ou l’ardent soutien de leurs intellectuels à la juste guerre du Kaiser en témoignent.

En réalité, la majorité des Juifs allemands ne peut se résoudre à troquer le nationalisme allemand et l’adhésion aux valeurs de la culture européenne, contre l’édification sur un bout de terre orientale et crasseuse d’un maigre et infirme foyer de nationalisme juif.

Le sionisme naissant tenta du reste de séduire les classes moyennes juives de l’Empire allemand en identifiant en partie Israël à l’avant-garde proche-orientale de la grande Culture allemande : une sorte d’essaimage de la philosophie de Kant et du génie littéraire de Goethe et de Lessing dans un réduit de la Méditerranée orientale…

Après la création de l’État d’Israël, le phénomène inverse se fit de plus en plus durement ressentir : l’orientalisation d’Israël, malgré la discorde persistante, parfois terrible avec les Arabes, et la longévité quelque peu stupéfiante de certaines communautés hassidiques perpétuant les traditions polonaises ou galiciennes, fut de plus en plus manifeste, tant dans le mode de vie, l’architecture, l’alimentation, qu’au sein de la classe politique qui se coupa des idéaux socialistes européens du Yshouv.

 

[13] Il nous semble que ce concept mis au goût du jour par Taguieff résume bien la double haine religieuse et raciale, la conjonction de l’antijudaïsme chrétien et de l’antisémitisme racial.

 

[14] Au sein de la nation allemande en voie d’unification, tout au long du xixe siècle, la différence est marginale et traduit du reste le peu de crédit que les religions possèdent désormais dans la pensée des dirigeants et des souverains. Nietzsche a entonné l’hallali, non pas celui de Dieu qui agonise depuis longtemps dans un épais fourré, désormais à l’abri des fidèles et des chasseurs, mais bien celui de son personnel au sol…

 

[15] On comptait dans la famille de Marx de nombreux rabbins et juifs pieux qui poursuivirent une relation cordiale et chaleureuse avec la branche de la famille convertie au protestantisme.

[16] L’expression est de Paul Celan.

[17] Il n’est pas ici question d’incompétence ou de manque de génie des étrangers contemporains issus pour la plupart des anciennes colonies. C’est tout simplement que l’Histoire ne repassera plus jamais par là, du moins à hauteur de vue d’homme.

 

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Sommaire numéro 14

Ouverture
Seul, l’atome habite en poète sur la terre...
Claude Corman

Le sourire du chat
Noëlle Combet

Mathématiques et Littérature
Alain Laraby

Odeur de glycine
Poème
Noëlle Combet

Shakespeare, le marrane du Théâtre
Gérard Huber

L’intervalle de l’interprétation
Noëlle Combet

Politique du Corps
Caterina Rea

Trolls
Poème
Noëlle Combet

Le Golem et le Dibbouk
Jean-Louis Mousset

Ouverture

Seul, l’atome habite en poète sur la terre…

par Claude Corman

L’hébétude, la stupeur, l’effroi. Le sentiment foudroyant de l’humanité-monde, le recouvrement de l’ego par l’espèce, la condition humaine offerte au malheur, à la désolation, la fin de la géographie terrienne, l’ultime dissolution des points cardinaux, de l’Orient et de l’Occident, sinon dans la discipline, la retenue, le refus d’exhiber la peur, le drame ou l’intérêt personnel. Peut-être encore la dernière manière de faire résonner l’Orient. Mais hors de ce trait de caractère, tout nous était devenu commun, le déluge dévastateur, la nappe cannibale de l’eau, l’amnios transformé en écrin de mort, une eau qui sème la sécheresse. Et la terre, soudainement inhospitalière à l’homme et qui secoue ses constructions, ses tours, ses gratte-ciel comme les rafales de vent, ployant, tordant, arrachant les arbres quand les tempêtes grondent. Et toujours, en commun, sans nulle trace d’étrangeté, comme si le cœur de l’intimité avait ouvert ses portes à l’étranger et l’avait incorporé, faisant cesser la distance et l’objectivité, nous avons vu ensemble, tous ensemble, les panaches de fumée monter des réacteurs de Fukushima, nous avons vu le souffle nucléaire, ensemble. Le souffle mortel des atomes radioactifs, brûlant et invisible venait vers tous les hommes. Personne ne pouvait s’en protéger. La tragédie occupait la scène du monde. Oui, vraiment, l’unité de lieu et de temps de la tragédie concernait désormais l’ensemble du monde, et cela, autrement que sous la forme accélérée, clinquante, impudique des marchandises parcourant en tout sens la circonférence terrestre. Un monde à la fois saccagé et interdit au regard concupiscent des voyeurs du mal fit disparaître la logorrhée médiatique qui d’ordinaire ne cesse de resurgir, plus forte, plus « carapaçonnée » après tous les événements dont elle s’empare afin d’afficher son cours des affaires du monde. Et bien là, un court moment, en mars 2011, l’humanité fit silence. Les humains parlaient, bien sûr, nous parlions tous ensemble, et faudrait-il être fou ou aveugle pour imaginer que la douleur mimétique et intime des humains avait soudainement arrêté la lave bavarde et suceuse qui coule hautainement à l’ombre des malheurs humains. Mais quelque chose de dense, de minéral, quelque chose du tohu-bohu originel, mêlant le chaos de la terre et la fureur des eaux, avait pétrifié l’instantané médiatique et coupé la langue agile des commentateurs. Nous faisions brutalement face à un monde incomplet, inaccompli et il nous était donné de voir en même temps, dans une rare conjugaison, l’inachèvement de la « Création divine » et les terribles insuffisances de la « créature ». Par le tsunami et la centrale de Fukushima, nous étions tous des sinistrés japonais ; l’humanité avait été chassée de la terre découpée en morceaux par les Nations dans des siècles d’Histoire. Soudainement expulsée de la terre et de ses rivages, sonnée par l’inhospitalité monstrueuse de ces arpents de paysage qui font les guerres et les paix, l’humanité, par-delà sa fraction nipponne, ne logeait plus fermement sur la terre des fils d’Adam. Elle habitait quelque chose de plus imaginaire, de plus inconsistant, de plus informel, de plus apatride. Les frontières s’étaient disloquées, les nuages gris et noirs des réacteurs tourbillonnaient au hasard des vents, chassant les poussières radioactives vers le large ou retombant sur les terres anciennement fertiles de l’archipel. Et puis, jour après jour, l’humanité a refait surface. La coalition internationale a décidé de châtier le Père Ubu lybien, Bachar El-Assad a fait tirer sur le peuple syrien, le Hamas a envoyé des roquettes sur le sud d’Israël, une bombe a explosé à Jérusalem, Netanyahu a promis des représailles sanglantes, le Front National s’est mis à roucouler dans la République malade de Voltaire, d’Hugo et de Zola. Et seul, l’atome instable, propulsé du ventre de Fukushima, a continué de visiter l’unique monde sans frontières qui soit, le sien… C.C.

Le sourire du chat

par Noëlle Combet

 

Fou et raisonnable, le chat de Chester

 

Dans Alice au pays des merveilles, Lewis Carroll, qui était, ne l’oublions pas, mathématicien, met plusieurs fois en scène un chat tigré, le chat de Chester. Ce chat, qui, philosophant, propose des énigmes à Alice, se montre parfois fou mais/et finit par apparaître comme l’un des seuls personnages raisonnables, dans son nihilisme et son opposition à la cruauté de la Dame de Pique. Il lui échappe en apparaissant/disparaissant à volonté. Cela fait partie des paradoxes d’Alice au pays des merveilles : les fous se pensent normaux alors que les rares qui soient sensés se croient fous. À la fin de l’histoire, le chat disparaît complètement mais laisse son sourire accroché au feuillage de l’arbre sur lequel il était perché.

Un sourire sans chat

 Cet épisode dont j’avais gardé un souvenir vif, perplexe et amusé me revint à l’esprit lorsque, découvrant Spinoza puis lisant les textes que lui consacre Deleuze, je compris que Spinoza, autre mathématicien, avait établi qu’un rapport entre des éléments pouvait survivre à la disparition des éléments qui l’ont créé.

Deleuze démontre cela à l’aide d’équations mathématiques et j’associai sa démonstration à l’image du « chat de Chester » : le sourire représenterait un rapport entre l’animal, un environnement et un spectateur, et survivrait à leur évanouissement. Sans doute Lewis Carroll le savait-il pertinemment quand il évoquait la remarque d’Alice : elle a « souvent vu un chat sans sourire mais jamais un sourire sans chat ». Découvrant peu à peu quelques éléments de la physique quantique, je supposais un lien.

Nous sommes des modes d’être

 On sait que Spinoza a beaucoup travaillé sur l’infiniment petit, et que le xviie siècle en général a reconceptualisé « l’infini actuel » : s’interrogeant sur la divisibilité des particules, il montre qu’elle n’est pas de l’ordre du fini (il y aurait un arrêt), ni de l’indéfini (il n’y aurait aucun arrêt), mais de l’infini dans un sens très particulier : les particules n’existeraient pas en tant que singulières mais comme appartenant à des « collections », elles-mêmes infinies. Il y a donc des infiniment petits qui ne peuvent appartenir qu’à des « collections » infinies d’infiniment petits. Spinoza nomme « mode » la façon dont s’en trouve affectée la matière qui les « collecte ». Les infiniment petits n’ont ni figure ni grandeur mais la « collection » en a une, et chaque individu est composé d’une infinité de « collections ». « Les collections » ont les unes par rapport aux autres une relation d’extériorité et Spinoza nomme « modale » l’interrelation entre ces « collections » et la matière qui s’en constitue. Cet ensemble infini appartient à chacun en tant qu’il effectue un rapport de mouvement et repos, une vibration de type pendulaire. C’est-à-dire que nous sommes, chacun, non des individus (une identité indivise) mais des modes, des « dividus », dirait Claude Corman dans une trouvaille poétique.

Et entre les infiniment petits, à l’intérieur de nos collections modales, il se constitue, selon Spinoza, des rapports différentiels c’est-à-dire que le rapport subsiste même quand les termes vont s’évanouissant. Découvrant cette théorie, je revis le sourire du chat de Chester.

 

Et voilà que Deleuze indique dans ses cours que la physique moderne serait en train de redécouvrir l’« infini actuel » longtemps abandonné aux oubliettes. Redécouvrir n’implique pas de réduire à un univers fini l’interaction entre les choses et un environnement ; l’existence de l’« infini actuel » n’entraîne pas la suppression de l’« infini potentiel », suppression qui nous assujettirait à un pur déterminisme. Pourtant, l’infini actuel ne contient-il pas l’idée d’un potentiel actualisable à côté des phases d’actualisation réalisée ?

 

« Je suis une onde… je suis une particule… »

 Je lus, quelque temps après, l’ouvrage de Thérèse Delpech L’Appel de l’ombre où elle évoque la « puissance de l’irrationnel » à travers des mythes antiques et la littérature, les plus saisissants de ses développements étant consacrés à la folie d’Ajax, aveuglé par l’injustice que lui font les dieux, et à la mélancolie d’Hamlet qui semble bien incapable de ne pas détruire ce qu’il aime. Son dernier chapitre est consacré aux « ondes et particules » et j’y vis, stupéfaite, surgir un chat quantique, celui de Schrödinger.

 

Pour mettre en évidence les paradoxes de la physique quantique, Schrödinger imagine un dispositif : un chat dans une boîte, un caillou radioactif, une fiole de poison, un marteau et un compteur Geiger. La boîte est fermée. Si un seul atome de la substance radioactive se désintègre pendant l’expérience, le compteur détecte une particule alpha, un mécanisme met en mouvement le marteau qui brise la fiole et le chat meurt. Il y a 50 % de possibilités qu’il meure, 50 % pour qu’il vive. Ceci ne peut se constater que si l’observateur, qui représente ici l’instrument de mesure, ouvre la boîte. L’issue dépend de la fonction ondulatoire de la particule qui est dans une superposition d’états, à la fois onde et particule, comme l’a découvert Heisenberg ; le chat lui-même, avant l’ouverture de la boîte, est dans une superposition : ni mort, ni vif ; c’est l’indétermination quantique : il n’y a pas de résultat sans mesure.

 

Thérèse Delpech évoque dans ses dernières lignes la possible adéquation de la physique quantique au monde moderne et aux contradictions qui en découlent dans notre intériorité, et elle rappelle le dialogue imaginé entre Heisenberg et Bohr par Michel Frayn après l’expérience de la bombe atomique dans sa pièce Copenhagen. Les deux physiciens, déflectés, se rencontrent dans l’espace :

Bohr : Vous raisonnez avec une si extraordinaire précision dans le petit monde de l’atome. Mais il se trouve maintenant que tout dépend de ces objets vraiment beaucoup plus volumineux sur nos épaules et ce qui se passe là est…

Heisenberg : Elseneur.

Bohr : Oui, Elseneur.

Heisenberg : Je suis votre ennemi ; je suis aussi votre ami… Je suis une particule, je suis aussi une onde.

Elseneur : la catastrophe en chaîne évoquée par Shakespeare dans Hamlet.

 

Bohr (1885-1962) avait collaboré avec Einstein dans ses travaux sur la structure atomique. Heisenberg (1901-1976) avait été son élève. Tous deux élaboraient déjà peu à peu la théorie quantique. L’explication quantique du monde pose bien des questions en particulier celle de l’instrument de mesure impliqué dans les expériences et modifié par elles et celle du passage possible du microscopique au macroscopique ; l’on peut évoquer ici à nouveau le chat de Schrödinger : dans le champ microscopique, il est vivant et mort. Dans le champ macroscopique, à l’ouverture de la boîte, il est, pour l’observateur, vivant ou mort. Qu’il soit déclaré « vivant ou mort » reste marqué par une conception positiviste au-delà de laquelle Héraclite se trouvait déjà lorsqu’il affirmait une identité des contraires qui anticipe la « superposition des états » découverte par la mécanique quantique, quand elle considère le chat comme « vivant et mort ». Dans le champ littéraire, c’est l’oxymore qui en rend compte.

Divergences théoriques

 Certains physiciens pensent que la théorie quantique n’explique pas la réalité. D’autres affirment que pour l’expliquer partiellement, il faudrait que cette théorie en passe par d’autres paramètres (intervention de la conscience, nouveaux principes, refonte totale). D’autres enfin pensent qu’elle l’explique complètement et font intervenir la « décohérence » (passage du chat mort-vif au chat mort ou vif) et, surtout, une conception d’« univers parallèles ». Et c’est à partir de cette théorisation des « univers parallèles » que s’est produit dans mon esprit un questionnement sur nos existences collectives. La conceptualisation des « univers parallèles » a dès lors représenté à mes yeux une réinterprétation de la mécanique quantique dans le désir de dépasser des problèmes conceptuels comme celui posé par l’expérience du chat de Schrödinger.

 

D’après cette théorie, le chat de Schrödinger ne se trouve pas dans une superposition d’états. Il y a en fait deux chats, l’un vivant, l’autre mort, qui font partie de deux univers différents. Ceci est possible car, lorsque nous lui imposons le choix entre un chat mort et un chat vivant, l’Univers se divise en deux. Naissent alors deux univers parallèles qui sont absolument identiques, si ce n’est que l’un contient un chat vivant et l’autre un chat mort. Dans chacun de ces univers, le chat est dans un état bien défini et le concept d’un animal ni mort ni vivant n’est plus nécessaire. Il est vivant et mort. Finalement, lorsque nous ouvrons la boîte et observons son contenu, nous sélectionnons l’un des deux univers qui devient alors notre monde usuel. À ce moment, les deux univers parallèles se découplent et deviennent totalement indépendants l’un de l’autre. Si nous découvrons que le chat est mort, nous pouvons imaginer cependant qu’il existe un univers parallèle où le chat est vivant.

 

À la source de ce raisonnement se trouve la démonstration de Pauli, qui lui valut le Nobel de physique en 1945 ; il découvrit que des particules telles que des électrons, des protons ou des neutrons ne peuvent pas se trouver au même endroit dans le même état quantique, c’est-à-dire que, dans le même espace, les aspects du système qu’ils constituent – et dont la mesure est aléatoire –, diffèrent.

« De l’intérieur du monde »

 Sans doute Héraclite aurait-il été de ceux qui pensent que la théorie quantique explique toute la réalité, tout comme le physicien Michel Bitbol quand il publia en 2010 De l’intérieur du monde. Son ouvrage m’est resté globalement obscur mais m’a ouvert quelques pistes, déjà par son sous-titre : Pour une philosophie et une science des relations. L’on peut dire, de façon très générale, qu’il récuse une tendance ancienne consistant à suspendre la temporalité de l’expérimentation pour inscrire celle-ci dans un lieu de contemplation (selon la conception de Parménide). Il affirme, se fondant sur l’explication quantique du monde, qu’aucune vision monadique, c’est-à-dire se réduisant à une structure fermée et achevée, n’est tenable. Par conséquent, l’on peut dire qu’il introduit, en même temps que la nécessité de prendre en compte la temporalité, l’importance du processus par opposition au concept bien défini ou à une linéarité causale. La seule option serait de se confier au temps de l’engagement, du contact et de l’intervention, à l’intérieur d’un monde se laissant anticiper par ceux qui l’habitent dans une suite ouverte aux relations conjecturées. Il cite en exergue à sa première partie une phrase extraite de la Psychologie générale de Paul Natorp : « Un subjectif et un objectif, dans une stricte unité corrélative, se conditionnent mutuellement. »

 

Voilà qui pourrait bien évoquer la psychanalyse, mais plutôt Jung et Ferenczi, très convaincus par les avancées de la physique quantique, que Freud qui tenait à des « paradigmes » scientifiques plus universellement reconnus et redoutait là une forme dévoyée du mysticisme. Pourtant, une orientation mystique ou spirituelle, à l’instar des mythes, ne représente-t-elle pas aussi un aspect du monde voire un pressentiment des découvertes à venir ? Du reste, Freud resta hésitant en ce qui concerne la télépathie que nous nommerions aujourd’hui phénomène de synchronicité. Lacan ne se serait-il pas souvenu de cette notion jungienne de la synchronicité pour théoriser la « communication d’inconscient à inconscient » ?

 

Mais il s’agit, pour Bitbol, d’élargir la notion d’interrelations à l’ensemble de l’univers et, pour étayer son point de vue, il en appelle souvent à Kant en ce que la méthode kantienne de la connaissance consiste seulement à retourner l’attention, habituellement hypnotisée par l’objet à connaître, vers les pré-conditions de la connaissance. Il fait aussi appel à Nagarjuna, penseur indien du iie siècle et adepte de l’école bouddhique de la « voie moyenne », c’est-à-dire une conception du monde, rejetant les extrêmes qui consistent tantôt à affirmer l’existence intrinsèque du réel, tantôt à la nier. Il n’y a que « vacuité », c’est-à-dire coproduction en dépendance. La voie moyenne s’affirme comme principe de connaissance, celle-ci étant entendue comme lucidité sur son propre aveuglement.

Le vide interstitiel

On ne s’étonnera donc pas de voir aussi apparaître chez Bitbol des références au Tao et à François Jullien, qui a particulièrement étudié les hexagrammes du Yi Jing en tant que « figures de l’immanence » ainsi que l’importance des transitions silencieuses dans les processus.

 

Et l’on peut aussi faire un lien avec ce que le Maharal de Prague, étudiant la Kabbale, appelle l’emtsa, l’entre, la diagonale du milieu qui repose, selon André Neher, sur une « paradoxale simultanéité des contraires ». Il est éclairant de lire sur ce sujet le texte d’une conférence prononcée à Perpignan par Paule Pérez et intitulée « Diagonales du milieu ». Ce texte est publié dans le n° 12/13 de la revue Temps Marranes.

Interrelations et spiritualité

 Bitbol suppose, et ce sera ma conclusion, que la théorie quantique pourrait être étendue à l’ensemble du monde et donc concerner parfois le champ macroscopique autant que le champ microscopique. Il s’agit d’une « option de l’en deçà du relativisme dans l’indéfiniment moiré des variations plutôt que de l’au-delà du relativisme dans le cristal de l’invariant ». Mais sans doute n’en sommes-nous pas globalement, tout à fait là.

 

Pourtant, il se dégage de cette hypothèse une éthique de la parole, non plus catégorique ni énonciatrice de généralités définitives, mais en phase et donc « hospitalière et instillatrice de dispositions affines aux circonstances ». Et, dans l’action, devrait intervenir un assentiment à un processus sans fin, « un processus battant dans une oscillation entre l’indifférenciation harmonisante et l’actualisation différenciante ». Alors se substitue à un individualisme fondé sur une essence propre : « je suis moi », une interdépendance, c’est-à-dire l’acceptation de n’être qu’un élément provisoire d’un réseau en évolution et révolution de phénomènes interconnectés. Cette façon d’être en relation dans un processus est bien l’indication que notre existence ne peut être que collective et active dans les processus de nos réseaux.

Mais, en ce qui concerne les physiciens, l’on pourrait penser que, dans leur désir disciplinaire de réduire la nature à des lois, ils voudraient obtenir des résultats de grandeur finis, éliminant par là même le non-calculable, ce qui nous enfermerait dans une détermination étroite faisant fi du méta-physique et de la spiritualité.

 

Aussi, il ne faudrait pas jeter le bébé avec l’eau du bain et renoncer à l’hypothèse des « univers parallèles » en substituant le seul infini actuel à deux ou plusieurs infinis (actuel et potentiel), dit autrement à un infini pouvant occasionnellement s’actualiser.

 

C’est pourquoi il est essentiel, à mes yeux, de rester fidèle à ce saut théorique, ce coup d’audace que représente l’idée des univers parallèles en explorant cette conceptualisation pour garder ouverte une voie de recherche. N. C.

Mathématiques et Littérature

par Alain Laraby

La mathématique et la littérature ont un goût commun : l’une et l’autre aiment raconter des histoires. Pour la littérature, c’est l’évidence même : il suffit, disent les romanciers, d’avoir un homme et une femme, plus une bicyclette pour qu’advienne… une rencontre éventuelle. Avec Euclide, c’est un peu pareil : dès les axiomes, on définit un point, une droite, un plan et, très vite, on envisage leur interaction, si féconde en surprises !

 

Deux ouvrages explorent plus avant le rapprochement. Dans son hors-série Mathématiques et littérature, la revue française Tangente évoque leur « fascination réciproque ». Dans Extraits littéraires et empreintes mathématiques, Marc Laura invite le lecteur à découvrir les notions mathématiques implicites dans les œuvres littéraires les plus classiques[1].

 

Des drames à n’en plus finir

Le féru de mathématiques est accro aux drames qui se jouent entre la droite, le cercle, la courbe, la rectification de cette dernière, les différentes façons d’exprimer le même (égalité, équivalence, similitude, bijection, isomorphisme)… Les mathématiques sont une machine à fabriquer des histoires qui ne se gênent pas non plus à en susciter d’autres en littérature même.

 

Au niveau le plus simple, elles offrent à la littérature des métaphores. Nous restons dans l’intrigue algébrique dont on cherche l’inconnue. Le script ? « L’abscisse, cruelle maîtresse de l’ordonnée, n’a de cesse de rencontrer une nouvelle ordonnée, plus jeune, plus belle, après avoir enfanté un point avec la première[2]… » L’histoire frise le scandale, car on ne sait si, comme en mathématiques, il en sortira des enfants interdits ou impossibles !

 

À ce niveau, on hésite à dire qui des mathématiques ou de la littérature est le mentor de l’autre ?

 

Pascal assimilait la géométrie à « l’art de découvrir des vérités inconnues », mais on doit reconnaître aussi que la littérature aiguise autant l’imagination dans cette direction. La révélation de la philosophie et de la science n’est-elle pas une suite du rêve que Descartes rapporte dans son Discours de la méthode ? La littérature, comme l’art en général, aime les énigmes, les labyrinthes, les belles formes, la rigueur, l’exactitude (ses modes de penser ne sont pas toujours de grossières perceptions, contrairement aux dires de Valéry !). Cela dit, il faut admettre que certains auteurs littéraires, en s’inspirant des mathématiques, ajoutent une couche de complexité narrative.

 

 

Le secret bien gardé des livres

 

Qui ne connaît l’œuvre de Poe dont les contes ou nouvelles cherchent à coder, décoder, cacher, déchiffrer ? Qui n’a lu (ou vu au cinéma) Sherlock Holmes, le héros de Conan Doyle ? Le détective accroît ses moyens d’investigation. Il résout des rébus compliqués en comptant le nombre d’apparition des signes, leur logique, leur raccourci. Hé ! le littérateur ne devient-il pas lui-même un découvreur de messages cryptés, à l’instar des mathématiciens comme François Viète et John Wallis qui prêtèrent autrefois leur talent à lire des dépêches ennemies ?

 

Même les pièges sont de l’arsenal. Avec Borges, les promesses d’infini sont légion, à commencer par croire que chaque homme doit pouvoir trouver son propre destin dans quelque livre… avec une probabilité nulle[3] ! Ne pullulent que des catalogues mensongers aussi déroutants que les ensembles infinis de Cantor.

 

La jubilation dans la difficulté

 

Pour épicer la chose, l’écrivain, fasciné par les mathématiques, recourt à ces dernières pour ajouter des contraintes supplémentaires.

 

Le jeu des contraintes est déjà en lui-même tout un roman. On fait appel à d’autres structures mathématiques pour définir des contraintes d’écriture transformant le texte (un sonnet de 15 vers recombiné à partir des mêmes expressions), les mots ou les lettres (cf. les anagrammes permutant les lettres, ou les lipogrammes les déplaçant, par une rotation de 180°, comme dans un miroir). La combinatoire n’est pas absente, avec Cent mille milliards de poèmes, engendré par une recombinaison incessante de 14 vers offrant 100 000 000 000 000 poèmes, soit 1014 possibilités). Son auteur, Raymond Queneau, fut le fondateur du groupe mathématico-littéraire OuLiPo, regroupant mathématiciens (dont Claude Berge et Jacques Roubaud) et écrivains célèbres (Italo Calvino et Georges Pérec entre autres). La vie de ce club est semblable à feu le séminaire Bourbaki, avec des séances de travail régulières et des rites de lecture en séance publique.

 

Les mathématiques offrent un vivier pour un cahier des charges des plus variés (nombres triangulaires, carrés magiques, pavages, calcul matriciel, topologie).

 

Dans la Vie mode d’emploi, George Pérec décrit la vie dans un immeuble dont on a enlevé la façade. Ce qui apparaît en coupe a la forme d’un échiquier 10×10. Chaque pièce est assimilée à une des cases. Le sel du roman est parcourir toutes les cases de l’échiquier vertical en empruntant le mode du déplacement du cavalier aux échecs. Le cavalier ne s’arrête qu’une fois sur chacune d’elles. Cette contrainte globale est enrichie de contraintes locales. Chaque pièce-case est un bicarré latin orthogonal. Le problème consiste à placer, au croisement d’une  ligne et d’une colonne, un couple d’objets appartenant chacun à une liste de dix objets (ex : d’objets : position, nombre, activité, sentiments, âge et sexe, etc., la position pouvant être : agenouillé, assis, debout, entrer, sortir, un bras en l’air, …). Aucun couple n’est répété. Loin de brider l’imagination, ces contraintes sont libératoires. L’immeuble fourmille d’histoires ! [4]

 

En voulez-vous plus ? On a conçu pour vous des palindromes (des phrases ou des nombres qui peuvent être lus dans le sens droite → gauche ou gauche → droite) qui ne sont pas seulement alignés, mais enroulés sur un cercle, une bande de Moebius[5]… Aussi étirée, la symétrie fait perdre l’équilibre ! Le théâtre n’est pas en reste. Celui de Ionesco participe à l’enivrement en concevant « un espace-temps torique puisque, après une progression linéaire de l’action, la pièce [La Cantatrice chauve] s’achève là où elle a commencé[6] ».

 

 

Un double détournement

 

La construction d’une œuvre littéraire ne saurait obéir au doigt et à l’œil aux mathématiques. « Prenez un cercle, caressez-le, il deviendra vicieux », susurre le même Ionesco. L’histoire recommence indéfiniment ou presque… car il ne faut pas ennuyer le spectateur ! La littérature demeure sous l’empire de la nécessité de varier l’architecture qui commence à être reconnue, de bousculer la fin trop (mathématiquement) attendue.

 

 

L’ironie ajoute l’acide ou la peau de banane

 

Dans les best-sellers d’Umberto Eco où figurent des détectives d’un autre âge, on découvre que « l’un des départements de la Faculté d’Insignifiance comparée » est maître dans « l’art de couper les cheveux en quatre ». On y enseigne « la théorie des ensembles séparés » (en complément de la théorie des ensembles). On consulte, non l’Encyclopédie, mais la Cacopédie, « cette somme négative du savoir, ou une somme du savoir négatif[7] ». On ne pourrait pas mieux décrire l’épistémologie de Karl Popper mettant l’accent sur la réfutation !

 

L’idée de Dieu n’est pas claire ? Allons donc ! Dans son Mémoire concernant le calcul numérique de Dieu par des méthodes simples ou fausses, Boris Vian s’efforce de répondre à la question : Dieu = D + i + e + u ou = D × i × e × u ? Grave question. L’écrivain, théologien à ses heures, introduit les imaginaires pour résoudre le problème insoluble en nombres réels. Plein d’espérance mathématique, Pascal pensait avoir démontré que Dieu existe. Faute d’avoir convaincu les libertins, il avait fait appel au cœur et à ses raisons (le bon cœur, peut-être). C’était avisé, car Vian conclura, au xxe siècle, que l’équation de Dieu admet « plusieurs valeurs ». « Dieu est surdéterminé : on dispose, pour le calculer, de trop d’équations[8] ». Cqfd.

 

À défaut d’ironie, le mathématicien qui demeure écrivain sème à tout hasard. Georges Pérec ne manque pas d’introduire un certain désordre en choisissant à dessein les permutations qui ne permettent plus de s’y retrouver. Comme dans Lucrèce, la combinatoire n’exclut pas le clinamen, cette inclinaison qui modifie le trajet des atomes.

 

Nous ne sommes plus à l’école. Les mathématiques doivent abandonner leur côté donneur de leçons. En bon logicien, Lewis Carroll corrige les imprécisions du langage d’Alice au pays des merveilles. Pour faire sentir la beauté formelle du Ve postulat d’Euclide, il va même jusqu’à poétiser comment deux droites non parallèles finissent par se rencontrer lorsque, coupées par une troisième, la somme des angles intérieurs est inférieure à deux droits :

« The elder of the two has by long practice acquired the art, so painful to young and impulsive loci, of lying evenly between his extreme points; but the younger, in her girlish impetuosity, was ever longing to diverge and become a hyperbola or some romantic and boundless curve. They have lived and loved: fate and the intervening superficies had hitherto kept them asunder, but this was no longer to be: a line has intersected them, making the two interior angles together less than two right angles » (The Dynamics of a Parti-cle, 1865).

 

L’érotisation est plus discrète que celle d’aujourd’hui. On regrette que Tangente n’ait pas mentionné ce texte. La place manquait sans doute, comme elle devait manquer pour rappeler qu’une telle approche séduisante masquait une incapacité à admettre les mathématiques non euclidiennes qui désacralisaient trop la vérité ancienne. Même en logique, Carroll ne se réfère pas à son compatriote et contemporain Boole qui est le premier à réformer en profondeur la discipline. Mais ne soyons pas sévères. Dans son œuvre littéraire, Carroll a eu l’audace de traverser le miroir pour aller aborder un anti-monde offrant à Alice son image à l’envers !

 

La littérature sauve son âme en retournant les mathématiques sens dessus dessous. Sinon, ne dirait-on pas : « Et l’art dans tout ça ? ». Les littérateurs ont conscience du danger. « Toute forme poétique trop polie dans le sens du poil trichométrique présente un vice de forme[9] ! » Jouer sur les mots et leur disposition, est-ce encore de la littérature ? Le rythme compte, certes, mais à trop imposer des contraintes métriques et algorithmiques, on court le risque de réduire la littérature comme la musique à une sorte de musique sérielle ou dodécaphonique. La série, pourquoi pas ? mais aussi peu finie soit-elle, elle épuise vite l’attention et le sujet…

 

Un tel procès des mathématiques en littérature est injuste. N’ont-elles pas le mérite d’en raviver la lecture ? Mieux : ne dissipent-elles pas l’écrivain trop studieux ? Ne vont-elles pas jusqu’à ébranler le « Dieu du Sens » ? Pourvoyeuses de contraintes originales, elles produisent un sens qui n’est pas déjà reçu, résumable et répertorié. « Ce n’est pas grave qu’il y ait ici si peu de sens. » Il y a du rythme (de la mesure). Il y a de la forme. Il y a des « moments de sens », de sens autre, partiel, incertain, inachevé. Tous les sens (à prendre dans tous les sens) sont débridés. Avec le concours nouveau de l’informatique, on peut générer en pastiche la « langue de bois » et… « quelques grammes de sagesse aléatoire dans ce monde de brutes[10]».

 

Le reportage de Tangente est rafraîchissant. Il révèle combien les mathématiques participent, à leur façon, à la transformation de la littérature. On ne se contente plus d’un homme, d’une femme… et d’une bicyclette. Le souffle des mathématiques incite la littérature à revoir ses fondements. En terre d’Euclide, le point est à l’origine de tout, tant de la droite (avec deux points) que du plan (avec trois points). Dans d’autres mathématiques, on remonte à d’autres origines à partir desquelles toute une histoire est construite. Sous leur influence, la littérature contemporaine est conviée à réinventer sa composition sans qu’il y ait la moindre obligation.

 

 

Redécouvrir les classiques au tableau noir

 

En dehors des expériences extrêmes, les mathématiques et la littérature font ménage sans qu’on y prête attention. Pour s’en rendre compte, il suffit de relever, avec Marc Laura, quelques traces de mathématiques dans les chefs-d’œuvre littéraires.

 

Par exemple, on voit dans Shakespeare comment, dans Roméo et Juliette, les invités de Capulet forme une « partition », comment, dans Cervantès, Don Quichotte confond les propriétés des relations d’égalité et d’inégalité, comment Rousseau compare dans l’Émile deux gaufres du point de vue isopérimétrique, comment Voltaire, dans L’Homme aux quarante écus, établit une fonction linéaire entre la surface cultivée et le rendement des impôts, comment Stendhal, qui avait obtenu à l’école un premier prix en mathématiques, transforme une équation du second degré (x2 – x – 1 = 0) en l’égalité d’un carré, (x-1/2)2, et d’un nombre indépendant de x.

 

Victor Hugo, qui parlait si bien du moi comme d’un point géométrique dans le monde, parle fort mal des systèmes d’équations qui permettent de comptabiliser les combattants de Waterloo. Le poète français était encore probablement sous le choc… Maupassant compare l’intensité de la pesanteur sur la Terre et sur Mars. Même Proust est cité quand, dans À la recherche du temps perdu, il réfléchit à des stratégies possibles en arrangeant des nombres.

 

Qu’importe qu’au tableau on signale des erreurs. C’est un plaisir pour le lecteur de les dénicher et de voir combien des œuvres littéraires connues peuvent se nourrir, et parfois s’étrangler, avec des mathématiques devenues ordinaires. A.L.

 

[1] Tangente, Hors-série Mathématiques et littérature, n° 28, 2006 ; Marc Laura, Extraits littéraires et empreintes mathématiques, Paris, Hermann, 2001.

[2] Mathématiques et littérature, op. cit., p. 23.

[3] Ibid.

[4] Ibid., p. 128-133.

[5] Ibid., p. 140.

[6] Ibid., p. 63.

[7] Ibid., p. 68-71.

[8] Ibid., p. 72-75.

[9] Ibid., p. 118.

[10] Ibid., p. 127

Odeur de glycine

par Noëlle Combet

 

Les étoiles glissent,

filant la nuit,

lissant mes rêves très très lentement…

à la mesure des coudées de mon cœur… qui va…

au gré des hippocampes et licornes obscures.

Des oiseaux prédateurs planent,

fondant d’un coup en leur disparition.

Tiens ! Ta silhouette elliptique

s’estompe et revient au loin…

Que fais-tu donc, abandonné

en ce recoin de mémoire oublieuse

où les araignées, traceuses de subtilités,

dentellières inlassables, sécrètent une duplicité nacrée ?

Tu me fais signe…

Je reviendrai bientôt, dis-je en passant,

agitant le mouchoir de mes chagrins mouillés…

 

Un cri d’enfant me rappelle à l’éveil…

Le chat… s’étire longuement… tout au bout d’un ronron.

Bientôt se déversera

la litanie des affaires du monde.

La terre, cette nuit comme toutes,

n’a cessé de tourner autour des paradoxes.

Laissons cela, pour l’heure…

Sentez-vous… là, dehors… cette odeur de glycine…

 

Noëlle Combet

Shakespeare, le marrane du Théâtre

Shakespeare, le marrane du Théâtre[1]

par Gérard Huber

Dans Spinoza et autres hérétiques[2], Yirmiyahu Yovel parle du marranisme sans faire la moindre référence à Shakespeare (1564-1616). Et lorsqu’il parle du marranisme d’un homme de théâtre espagnol, Fernando de Rojas (1465-1541), l’auteur de La Célestine, il parle d’un « marrane de la raison artistique[3] » et pas d’un « marrane du théâtre ». C’est tout à fait compréhensible, parce que l’existence d’une filiation paternelle juive marrane de William n’est aujourd’hui encore pas évidente. Par ailleurs, lorsqu’il parle des marranes auxquels Spinoza (1632-1677) appartenait, Yovel se réfère essentiellement aux Juifs d’Espagne et du Portugal, convertis au catholicisme, lesquels, à Amsterdam, avaient fait retour au judaïsme. Enfin, Rojas est l’auteur d’une seule pièce de théâtre, contrairement à Shakespeare qui en a écrit au moins 39. C’est pourquoi, il convient d’aller au-delà des développements de Yovel. En effet, ces trente dernières années, les recherches biographiques se sont multipliées et il apparaît nettement que William avait été influencé par les profondes controverses qui agitaient les marranes de Londres. C’est ce dont Le Marchand de Venise se fait l’écho. Pour autant, Le Marchand n’est pas qu’une pièce sur le marranisme, c’est une pièce qui pose la question du devenir marrane du lien social et qui, pour ce faire, installe le théâtre comme émanation marrane. Si bien qu’il est devenu raisonnable de qualifier Shakespeare de « marrane du théâtre ».
Les faits

Dans Shakespeare : la biographie[4], Peter Ackroyd écrit que le nom de la famille de Shakespeare avait plusieurs orthographes : « Sakspere, Schakosper, Schackspere, Saxpere, Schaftspere, Shakstaf, Chacsper, Shaaspeere… » Or, plus récemment, Ghislain Muller a montré que le père de Shakespeare, John, s’appelait « Shappere », nom qui se trouve dans la déclaration en justice d’un dénonciateur mécontent, James Langrake de Whittleburry, Northamptonshire, à la fin de l’année 1569[5]. Il y est appelé « Shappere alias Shakespeare ». « Alias », signe distinctif langagier du marrane juif qui ne peut se nommer selon son nom d’origine. Voici donc que John Shakespeare est un descendant de Juifs originaires de la ville de Speyer en Rhénanie-Palatinat où nombre d’entre eux s’étaient réfugiés, après leur expulsion d’Espagne (1492) ou du Portugal (1496). Il y a donc une branche marrane juive dans l’arbre généalogique paternel de William.

 

Pour autant, du côté de sa mère, William n’était pas un « marrane juif », mais un « marrane catholique ». En effet, elle faisait partie (et John aussi) de cette communauté catholique qui assistait aux offices protestants pour éviter la persécution, par souci de bienséance, tout en conservant les rituels et les fêtes de son ancienne foi.
Les traces dans Le Marchand de Venise

 

Le marranisme juif

Il se trouve principalement caché dans les deux noms « Shylock » et « Portia ».

 

« Shylock » veut dire « boucle timide[6] » et fait référence à la coutume biblique qui interdisait aux Juifs de raser les trois côtés du visage, et notamment leurs cheveux devant les oreilles. C’est une allusion à la communauté des marranes juifs qui vivait à Londres, à l’époque. Or, comme ces marranes ne pouvaient, par définition, afficher cette coutume, Shakespeare a convoqué un personnage juif vénitien qui, lui, le pouvait, puisque, depuis 1589, les Juifs avaient le droit d’afficher leurs coutumes à Venise. Shakespeare a voulu qu’à Londres un personnage dise et fasse sur la scène ce qu’un Juif ne pouvait dire ni faire dans la vie, et il n’a pu procéder qu’avec timidité, et non avec la témérité qu’il aurait souhaitée.

 

Quant à « Portia », elle est dite plus belle que « la fille de Cato ». Or, le nom complet de Cato est « Marcus Porcius Cato », « porcius » signifiant « porc », c’est-à-dire « marrane » en espagnol[7].

 

De manière générale, tout l’univers sémantique des noms propres du Marchand semble lié au marranisme et à la conversion des Juifs : « Bassano » est un nom porté par les Juifs d’Italie, « Graziano » aussi. « Antonio » est associé à « Anthony Bassano », un des musiciens juifs de l’entourage de la reine Élisabeth Ire.

 

Pour autant, si Le Marchand n’est pas qu’une pièce sur le marranisme, mais une pièce de marrane qui transforme le marranisme en théâtre, c’est parce que le marranisme n’est pas extérieur, mais bien intérieur à Shakespeare. C’est ce que démontre la logique du nom propre « Shylock ». Non seulement « le nom Shylock est lié à la notion de fermeture (en anglais, lock)[8] », mais si l’on travaille « Shy » et si on l’entend comme une association sonore entre « Sh » et « y », on se retrouve avec cette nouvelle lecture du nom « Shylock » que je propose : « Moi, Shakespeare, fermeture ». En disant « Shylock », Shakespeare nous dit qu’en matière de nomination de son nom propre, il y a, chez lui, quelque chose qui est sous serrure. Ainsi, « Shylock » signifie ce à propos de quoi il est question d’une fermeture qui concerne le propre de son nom propre et qui est donc destiné à n’être compris que dans un travail de déploiement du sens non du signifié (du concept), mais du signifiant (de l’image acoustique du nom). Son théâtre ne pose pas tant la question : qu’est-ce que le marranisme, que celle-ci : qu’est-ce qu’un Juif qui sort de son marranisme ? Que lui est-il infligé ? Que conserve-t-il ? Avec quoi rompt-il ? D’où la capacité de Shakespeare à mettre en scène la persécution que Shylock subit, mais aussi l’issue alternative et contradictoire de l’orthodoxie juive qui se referme sur elle-même, d’un côté, de la passion antijuive qui se veut ouverture au monde, de l’autre, mais au prix de la haine du Juif. Dans ce contexte, le théâtre qui est la vie, parce que la vie est théâtre, devient plus que l’outil de distanciation de cette mise en scène ; il transpose la question de la destruction des structures symboliques (dette, pardon) et celle de ce qui vient à leur place (sacrifice, parjure) dans une véritable manière nouvelle d’être et de penser.

 

Le marranisme catholique

Il se trouve dans la réponse de Portia au diktat prononcé, de son vivant, par son père et qui se poursuit de manière posthume, car c’est une référence faite à la vie même des parents de William : Robert Arden, le père de Mary, lui avait, en effet, interdit de se marier avec John, pendant un an après ses funérailles[9].

 

L’intrigue du choix du bon coffret répond à l’impératif de l’incarnation (thème théologique chrétien). Portia n’accepte pas le diktat de son père qui l’oblige à se sentir comme en deçà de la chair et du désir. Elle veut infléchir le cours des choses. C’est une manière d’opposer sa singularité à la répétition. Telle est, en effet, la raison d’être du désir. Désirer, c’est s’arracher à la pesanteur de la répétition et de la mort dans la représentation, mais aussi et surtout dans sa présentification. C’est pourquoi, dès le deuxième vers de l’acte III, scène 2, avant même que Bassanio s’exprime, elle lui livre la clé de la porte du bon coffret (le coffret de plomb sur lequel figure la mention du hasard), en lui disant : « avant d’hasarder ». Le premier effort de Portia est de s’arracher à l’objet d’amour qu’est son père et qui, par-delà sa mort, en fait une morte, et c’est pourquoi tout autre objet d’amour a d’abord à faire la preuve qu’il vit et qu’il la tient pour vivante, c’est-à-dire en chair, en os et en désir. Cet objet d’amour doit passer par l’incorporation, c’est-à-dire la présentification de l’incarnation, de la chair, cette chair à laquelle le signifiant « flesh » correspond, pour espérer être aimé et pour aimer.

 

De fait, c’est par l’incarnation qu’elle entre dans le processus de deuil. Il s’agit aussi et, peut-être surtout, dans un premier temps, d’une question d’accès à la chair en tant qu’elle est une preuve du vivant. Portia a besoin d’aller plus loin, tant elle est, elle-même, enfermée dans sa transgression. C’est pourquoi, elle ne se contente pas d’éliminer tous les autres prétendants que Bassanio ni de choisir ce dernier pour époux, mais elle saute sur l’occasion que celui-ci lui donne de mettre à genoux, sinon à mort, Shylock, le Juif (IV, 1, 358). Comme si, conformément au fantasme chrétien de tuer le Juif en soi, la mort du Juif était ce par quoi l’accès à la chair devenait possible. On le sait, Portia sera déçue de ne pas obtenir la mort de Shylock. Est-ce parce qu’il tyrannise Antonio et Bassanio, ou parce qu’il est Juif, ou les deux ? La question mérite d’être posée. Non seulement parce que c’est une manière pour Shakespeare de poursuivre son dialogue de marrane à marrane, de marrane juif à marrane catholique et inversement, mais parce que le Juif tient une place à part dans le paysage des étrangers qui sont les prétendants de Portia.

 

La mort du fils comme déclencheur de l’écriture du Marchand

 

Les traces autobiographiques du double marranisme originaire de Shakespeare sont une chose, mais la raison pour laquelle on les trouve, et qui plus est croisées, dans Le Marchand, en est une autre. Cela pose la question du déclencheur d’écriture. La biographie de Shakespeare apporte une réponse : peu avant qu’il écrive Le Marchand, son fils Hamnet meurt (en août 1596). C’est la mort d’Hamnet, son fils dont certains biographes pensent aujourd’hui qu’il avait été conçu (ainsi que sa sœur jumelle Judith) hors mariage par sa femme, et surtout la vue de son cadavre, qui déclenchent, en Shakespeare, l’urgence d’écrire Le Marchand. Il s’agit d’une réponse, par le théâtre, à son angoisse de paternité confrontée à la mort de son fils. Plus globalement parlant, étant donné qu’Hamnet meurt en 1596, et John en 1601, mon hypothèse est que Le Marchand (1596) est une réaction à l’affect provoqué par la mort du fils, et que Hamlet (1601) est une réaction à l’affect provoqué par la mort du père.

 

Car, dans Le Marchand, il est explicitement question de la mort d’un fils et qui plus est de sa non-reconnaissance par son père. Ce thème est développé par Lancelot qui est au service de Shylock et qui a honte de quitter le Juif pour entrer au service de Bassanio (II, 2, 54-73). Shakespeare choisit ici de parodier un mythe biblique, celui de la bénédiction donnée à Jacob et non à Ésaü par son père Isaac, au prix d’entourloupes dont il garde une trace, même s’il ne s’agit pas de commenter ce mythe contrairement, par exemple, à ce qui se passe lorsque Shylock et Antonio ont une discussion à propos de Jacob et de Laban. Ce dialogue indique assez clairement qu’il s’agit d’une controverse morale et religieuse entre Juifs d’origine, le premier étant demeuré juif, le second s’étant converti au christianisme. Je ne dirai pas que le ton est crypto-talmudique, mais il y a tout de même un esprit de la casuistique qui n’est pas sans donner le sentiment que Shylock et Antonio ont un jour partagé les mêmes références religieuses. Ainsi, lorsque Shylock traite Antonio de « publicain flagorneur » qu’il hait « parce qu’il est chrétien » (I, 3), renvoyant ainsi à un passage de l’Évangile de Luc, il pense : « parce qu’il est un Juif récemment converti au christianisme, qui de ce fait a le droit de se la ramener haut et fort[10]».

 

Mais, une autre question se pose : Lancelot ne parle pas seulement de la mort du fils (lui-même), mais d’un meurtre. Transposé dans la vie de Shakespeare, nous comprenons alors que celui-ci s’accuse non pas, certes, du meurtre réel de son fils, mais d’avoir jadis désiré le tuer, puisqu’il avait abandonné sa famille, peu après avoir découvert que ses jumeaux (Judith et Hamnet) étaient des bâtards, et qu’il se trouve confronté à la nécessité de « tuer le mort », c’est-à-dire de faire le deuil tout à la fois de son fils, mais aussi de son hypothétique désir de l’abandonner, s’il veut lui survivre. En outre, si Shakespeare était effectivement un « crypto-juif » par son père, et s’il comptait transmettre cette filiation à Hamnet, on comprend alors qu’il se soit désespéré de ne plus pouvoir le transmettre, étant donné qu’Hamnet est mort. C’est alors que son fils mort devient sa voix spectrale, celle qui, s’affirmant comme un élément essentiel de sa vie privée, va devenir l’objet de sa dissimulation marrane et le prétexte à la démultiplication de son marranisme par le théâtre, par quoi s’affirmera sa volonté d’ouverture vers l’universel. Nous avons là l’irruption de la voix spectrale dans Shakespeare et le maillon intermédiaire nécessaire pour établir un lien de continuité qui va de la voix spectrale dans Le Marchand à la voix spectrale dans Hamlet et au-delà. Nous mettons le doigt sur une étrange correspondance entre l’identification de Shakespeare avec Shylock et son deuil d’Hamnet. Pour le dire autrement, Hamnet est réellement décédé, mais, après en avoir pris conscience, un certain Shakespeare apparaît qui tient à faire savoir quelles questions de père il se pose par l’intermédiaire d’une pièce de théâtre.

 

Quel Shakespeare ?

Ma réponse est : un Shakespeare qui vit et pense le face-à-face avec le fantasme infanticide comme un Juif et un Catholique, un marrane judéo-chrétien qui se pose des questions au sujet du modèle de référence biblique qu’est le patriarche Abraham. La didascalie « Shylock tire un couteau de sa ceinture et s’agenouille pour l’aiguiser » (IV, 1, entre 113 et 114) me paraît l’indiquer clairement. Shakespeare cherche et trouve en lui-même une figure immanente et divine, celle du « professionnel de l’angoisse paternelle », à laquelle il peut se mesurer, mesure pour mesure, au moment de se confronter à l’angoisse qui l’envahit à la suite de la mort de son fils et c’est pourquoi il crée une pièce dans laquelle il s’identifie avec un Juif, auquel il donne le nom de « Shylock », qui dès lors signifie : « Moi, Shakespeare, pleurant mon fils sous serrure de Juif et Catholique marrane ».

 

Rétrospectivement, on comprend alors que, dans Le Marchand, Shakespeare n’ait pas exposé son rapport au judaïsme à ciel ouvert. D’abord, il pense et agit comme un marrane qui ne fait pas retour au judaïsme, mais qui maintient la richesse de cette pensée marrane, non sans travestir jusqu’à sa pensée intérieure, en ayant recours au subterfuge et à la dissimulation, ce qui lui permet, malgré tout, de s’adresser à des initiés de toute autre façon qu’au reste du monde[11]. Ensuite, pour le marrane, le temps n’est pas encore venu du traité philosophique comme ce sera le cas quelques décennies plus tard avec Spinoza, mais plutôt du théâtre, comme l’exemple de Fernando de Rojas l’a montré au tout début du xvie siècle. En outre, Shakespeare est sous l’emprise ambivalente de la dualité judaïsme / catholicisme et l’on peut même comprendre pourquoi l’intrigue est emportée par le parjure de Portia jusqu’à la défaite de Shylock. Enfin, au sein même de son marranisme, il est lui-même saisi par une étrangeté – une étrangeté à partir d’une double étrangeté, son identité de marrane ni juif ni catholique, non assimilé, « voué à une existence de bouillonnement et de bouleversement mental, voué à connaître le doute et la rupture avec soi-même, avec son passé et son futur[12]» – dont non seulement il n’est pas venu à bout, mais à propos de laquelle il ne se pose pas la question de venir à bout, ni dans sa vie, ni sur la scène de son théâtre. C’est pourquoi Le Marchand n’offre aucune catharsis qui puisse être parcourue dans sa complétude même. Le Marchand fonctionne comme une pièce qui ouvre au théâtre une autre voie que l’aristotélicienne[13].

 

 

Actualité marrane du Marchand

 

Philip Roth remarque que, si l’on se réfère au nombre de fois où Le Marchand a été joué à Londres, au cours de la première moitié du xxe siècle, cette pièce vient juste après Hamlet[14]. Sans doute ne le sait-il pas, mais il parvient de la sorte à indiquer que la fréquence des mises en scène de ces deux pièces est mue par l’intuition qu’un lien profond les associe au théâtre. De fait, quelque chose de commun – l’affect dépressif qui plane sur les deux pièces et sur le théâtre – les relie profondément. Mais, à peine en a-t-on repéré l’existence, qu’il faut découvrir à quels objets spécifiques cet affect se réfère. Mon idée est que si Hamlet est une réaction à l’affect provoqué par la mort du père, Le Marchand est une réaction à celui qui est provoqué par la mort du fils. Le Marchand est donc le discours d’un père qui se place du point de vue de son fils mort, alors qu’Hamlet est le discours d’un fils qui se place du point de vue de son père mort. C’est pourquoi, depuis 1945, et notamment la prise de conscience du rôle de l’infanticide comme but inconscient et absurde de la civilisation (un million et demi d’enfants juifs exterminés, d’innombrables enfants massacrés dans les guerres et les génocides), ces deux pièces ont pratiqué le grand écart. Au point que l’on peut affirmer, sans crainte de se tromper, que plus Hamlet est joué, moins Le Marchand l’est.

 

Pour le psychanalyste, la raison paraît simple : Hamlet rassure, là où Le Marchand trouble. En se pressant vers Hamlet, metteurs en scène et publics vont au-devant d’une lecture de leur doute identitaire, lecture somme toute sereine, car encadrée par la doctrine freudienne du « complexe d’Œdipe ». Metteurs en scène et publics se racontent alors qu’ils sont des Shakespeare qui se sont analysés[15]. Or, aujourd’hui, ce sentiment ne s’impose plus comme avant. En effet, l’interprétation psychanalytique est débordée par l’identification contre-œdipienne du père au fils, mais aussi par la conviction qu’il existe une autre dimension de la tragédie originelle de Sophocle – Œdipe-Roi – que la psychanalytique et que c’est cette autre dimension qui aurait rétroactivement donné un sens conscient ou inconscient à l’écriture ultérieure d’Hamlet par Shakespeare. Sous ce nouveau regard, William n’est, en effet, plus un Sophocle qui se serait mis en scène à un moment particulier du conflit d’un héros, auquel il s’est identifié, avec les dieux, car l’affirmer consisterait à déplacer de façon arbitraire l’inconscient de l’humain vers le divin. Ce qui serait encore une autre manière de considérer la tragédie comme une voie qui consiste à traiter le héros comme un être réel qui a affaire à son inconscient et de la réduire à la construction d’une lutte inconsciente d’un personnage avec les dieux, le tragique ayant été réduit au pathologique, et la lutte avec la fatalité au conflit familial[16].

 

Non, l’idée qui fait son chemin est que, au théâtre comme dans la vie, tout personnage révèle une dimension de transfert dont le rapport à l’auto-affirmation identitaire individuelle et collective est le moteur. Or, cette identité n’est plus réductible à celle du père, ce père qui est le « détenteur abusif du logos », et le théâtre n’est plus seulement fondé sur le parricide[17]. Désormais, si un meurtre est toujours à l’origine de la cruauté et du théâtre (pour reprendre les mots d’Artaud), ce n’est plus seulement du meurtre du père qu’il s’agit, car celui-ci est sorti de son refoulement, ce qui ne l’empêche pas de rendre fou. Il s’agit aussi et surtout du meurtre de l’enfant qui, lui, demeure, plus que jamais, refoulé. L’enfant ne dit plus seulement : où est l’agneau ? Il dit aussi : où est le futur ?

 

Je conclurai cet article sur une note personnelle.

Dans Spinoza et autres hérétiques, Yirmiyahu Yovel crée l’expression « marrane de la raison » pour rendre compte de la nouvelle foi que Spinoza avait promue, pour le docte, comme pour la multitude, après avoir dépassé sa critique, puis son éloignement définitif de son propre marranisme, lequel avait consisté, dans la période précédente, à tenter de préserver, par-devers soi, et dans la souffrance, puisque dans un climat de menace, quelque chose de la religion révélée juive, puis judéo-chrétienne. Dans son Traité des autorités théologiques et politiques, il avait, en effet, été le plus loin possible pour faire état de la profonde controverse intérieure de ces audacieux marranes juifs, d’origine hispanique, qui consistait à se demander, en dépit, ou plutôt en raison, de la persécution qui les frappait depuis l’Inquisition et l’expulsion des Juifs d’Espagne, si leur salut provenait bien de Moïse, plutôt que de Jésus, ou l’inverse[18]. (La question centrale consistait à comparer la connaissance de Dieu « face-à-face », selon Moïse, d’« esprit-à-esprit », selon Jésus). Puis, il s’était rendu compte que ce n’était pas dans une hypothétique « correction » de l’herméneutique orthodoxe (juive et chrétienne) de la Bible que se trouvaient les raisons d’espérer approcher de plus près la vérité de Dieu, d’autant que cette double orthodoxie était toute puissante, mais dans une nouvelle religion, celle de la raison. D’où son livre Éthique.

 

Or, je ne puis, moi-même, éviter de faire le bilan de mes différentes tentatives d’introduire, en toute modestie, un dialogue avec l’interprétation orthodoxe juive de l’alliance biblique avec Dieu telle qu’elle est formulée dans le mythe originaire et fondateur de la montée d’Abraham et d’Isaac sur le mont Moriah.

 

Dans « Autrui sans sacrifice », l’ultime chapitre de mon livre Ce quelque chose de juif qui résiste[19] et dans l’article « Le Judaïsme à la question », paru dans la revue Perspectives[20], j’ai montré que, contrairement à ce que le judaïsme rabbinique et post-rabbinique voulait avec insistance, le judaïsme originaire n’avait pas été habité par un Dieu dont la puissance se reconnaissait essentiellement au fait qu’il pouvait à la fois donner ordre à Abraham d’égorger et d’épargner son fils Isaac (Genèse, XXII, 1-18). Je me suis ainsi référé à Rachi, le maître des lecteurs et des interprètes du Tanakh, lequel a écrit, en commentaire de la Ligature d’Isaac : « Dieu ne lui dit pas : immole. Le Saint-Béni soit-Il ne voulait nullement cela, mais seulement le faire monter sur la montagne pour donner à la personne d’Isaac le caractère d’une offrande à Dieu. Et, une fois qu’il l’aura fait monter, Il lui dit : fais-le descendre ».

 

Or, j’ai sous les yeux un livre de Frank Alvarez-Pereyre et Aaron Eliacheff, L’Idolâtrie ou la question de la part[21], dans lequel on lit : « Devenu Abraham au nom de la promesse d’une nombreuse descendance et de l’alliance que représente la circoncision, Abraham se soumet sans discussion à un ordre qui paraît funeste et révoltant, au-delà de son apparence paradoxale. Paradoxe de celui à qui a été faite la promesse d’une descendance à travers Isaac, et qui reçoit l’ordre de sacrifier ce dernier[22]. » Voici donc comment, en 2011, des auteurs qui prétendent éviter l’idolâtrie de la lecture et porter remède, par l’étude, aux différents visages de l’idolâtrie, interprètent le mythe.

 

Tout indique leur évitement d’une lecture radicale de Rachi. Or, que Rachi l’ait voulu ou non, sa lecture met l’accent sur la responsabilité d’Abraham dans son interprétation de l’ordre divin et sur l’assujettissement de cette dernière à une psychopathologie de la régression due à l’hostilité meurtrière du père à l’endroit de son fils Isaac, cette hostilité étant elle-même un véritable après-coup radical de la cruelle mise à l’écart de son premier-né Ismaël. Tout indique aussi le refus obstiné d’admettre que c’est Isaac, le fils, et non Abraham, le père, qui, dans le récit mythique, détient quelque chose de la vérité du rapport à Dieu, en ce qu’il en ressent la présence comme excluant le sacrifice. C’est, en effet, Isaac qui, il faut le dire, sans poser une question dont l’objet serait, au nom d’un soupçon, de poser une autre question plus fondamentale, demande à son père Abraham où est l’agneau du sacrifice. Il est donc clair que pour Isaac les temps sacrificiels humains ont bel et bien été abolis depuis longtemps. Or, on assiste à un invraisemblable renversement interprétatif qui dure depuis des siècles, depuis que les rabbins ont refusé de tirer un enseignement de la question d’Isaac et du commentaire de Rachi, et qui consiste, pour l’orthodoxie herméneutique juive, à commencer par effacer la substitution du sacrifice animal au sacrifice humain comme condition d’intelligibilité du mythe lui-même, dans le but de faire comme si l’ordre divin consistait, au contraire, dans le discours mythique, à vérifier la validité de la foi d’Abraham dans sa capacité à rétablir le sacrifice humain que Dieu n’aurait donc jamais aboli. À moins que Dieu n’exige d’Abraham qu’il renie l’ordre qu’il donna aux hommes, avant qu’Abraham ne scelle son alliance avec son fils, de ne construire le récit de sa présence et de sa puissance que sur une alliance dans laquelle la trace même du sacrifice antérieur devait avoir disparu. Même le Grand Rabbin Gilles Bernheim, qui pourtant tient compte du commentaire de Rachi et qui traduit olah par « élévation » et non par « sacrifice », ne parvient pas à identifier ni donc à intégrer le sens historique de la question d’Isaac, ainsi que la séquence régressive d’Abraham dans son raisonnement[23].

 

J’ai montré, plus haut, la trace du questionnement du mythe biblique d’Abraham et d’Isaac dans Le Marchand. Eh bien, s’il est une controverse marrane juive puis judéo-chrétienne que, plusieurs décennies avant Spinoza, Shakespeare développe dans cette pièce, c’est bien celle qui porte sur la question de savoir pourquoi il faudrait nécessairement rappeler le sacrifice, fût-ce pour ne pas le commettre, lorsque l’on voudrait affirmer sa proximité, voire son alliance, avec Dieu et sa légitimité à parler en son nom[24]. Car, si Shylock a pu, des siècles durant, être considéré, par des lecteurs antijuifs, comme une caricature du Juif homicide et sanguinaire, prêt à commettre l’irréparable sur Antonio, il est clair qu’en lisant le texte, il est tout à fait impossible d’affirmer que tel était ce que Shakespeare pensait du Juif, de même qu’il est impensable qu’il puisse avoir écrit Le Marchand pour le dire. La question que Shakespeare pose n’est pas celle de la cruauté du Juif, mais, à propos d’un personnage juif – que d’autres personnages, qui font penser, pour certains, à des Juifs convertis, pour d’autres à des Chrétiens eux-mêmes traversés par le marranisme catholique et la bien-pensance réformée, tiennent comme tel –, celle de la cruauté d’un monothéisme qui refuse de mettre en doute le lien qui existerait de manière originaire entre Dieu et l’ordre de sacrifier son enfant[25].

 

En conclusion, Shakespeare ne voit aucune issue post-judéo-chrétienne et post-païenne à ce questionnement. C’est pourquoi, il construit le théâtre comme une source de vie immanente, ce qu’il est, d’ailleurs, pour lui depuis l’âge de quatre ans, où se déploie le questionnement marrane de l’impossibilité de poser la question de l’alliance père/fils (et plus généralement parents/enfants) sans évoquer le sacrifice, mais aussi celui de la compatibilité en chaque être humain de la bonté intérieure et de la cruauté extérieure, ainsi que celui de la possibilité ou de l’impossibilité de la catharsis.de la cruauté. Comment est-il possible que l’homme soit bon (c’est ce que Shylock dit d’Antonio, puis Antonio de Shylock, dans Le Marchand de Venise), alors qu’il est si cruel ? L’écriture du mythe biblique a tenté d’être cette catharsis de la cruauté, mais la justification divine de la cruauté empêche à tout jamais d’en faire une tragédie et de s’en libérer. Quant au passage à l’acte païen qu’est le parjure, il résulte bien d’une conception tragique de la vie, mais, étant donné qu’il dénie l’ordre de la bonté et de l’alliance, catharsiser la cruauté n’a, pour lui, absolument aucun sens. Il ne sait et ne veut que la reproduire.

 

Faut-il donc regretter que Shakespeare n’ait pu lire Rachi ? G. H.

 

[1] La décision d’écrire ce texte en vue de le publier dans Temps marranes doit beaucoup à la discussion que j’ai eue avec Paule Perez, le 22 février 2011. Le lecteur pourra considérer cet article comme une propédeutique à la lecture de Shylockespeare, un ouvrage que je publierai prochainement. Dans l’attente, www.gerardhuber.fr et le site du Centre national du théâtre, où je donne un séminaire sur Le Marchand de Venise.

[2] Yirmiyahu Yovel, Spinoza et autres hérétiques, Paris, Seuil, 1991.

[3] Une comparaison entre les discours finals de Pleberio et du roi Lear confirmerait cette mise en parallèle des deux hommes de théâtre.

[4] Peter Ackroyd, Shakespeare : la biographie, Paris, Philippe Rey, 2005, p. 303.

[5] Exchequer, King’s Rememberance, Memoranda Rolls, E159/359, Recorda, Hil., m. 237 in D. L. Thomas ; N. E. Evans, « John Shakespeare in the Exchequer », Shakespeare Quartely, vol. 35, n° 3, automne 1984, pp. 315-318, cité dans Ghislain Muller, Shakespeare était-il juif ?, Lewinston, The Edwin Mellen Press, 2010, p. 186.

[6] Yona Dureau, université de Saint-Étienne, Mme Haudry Perenchio, Relations intercommunautaires juives et chrétiennes, « Les traces du judaïsme dans Shakespeare », colloque, http://www1.alliancefr.com/traces-du-judaisme-dans-shakespeare-news0,32,598.html.

[7] Cecil Roth, dans Background of Shylock, Londres, Sidgwick & Jackson, 1933, cité dans www.shakespearefellowship.org/…/The_Merchant_of_Venice.

[8] « Préface », dans William Shakespeare, Le Marchand de Venise, Paris, Le Livre de poche, 2008, p. 24.

[9] G. Muller, op. cit., p. 56.

[10] Gisèle Venet, « Préface », dans W. Shakespeare, Le Marchand de Venise, Paris, Folio Théâtre, 2010, p. 21.

[11] Selon Y. Yovel, op. cit., p. 122.

[12] Ibid., p. 75.

[13] Dans Poétique, 1449b26, 28. Pour une étude de la catharsis chez Aristote, lire Jean Starobinski, Action et réaction, Paris, Seuil, 1999, p. 171.

[14] Philip Roth, Opération Shylock : une confession, Paris, Gallimard, Folio, 1995, p. 444.

[15] Cette formule est une adaptation de celle que Jean Starobinski a créée pour nommer le rapport de Freud à Shakespeare, lorsqu’il écrit : « Freud est un Shakespeare qui s’est analysé », « Préface », dans Ernest Jones, Hamlet et Œdipe, Paris, Gallimard, 1980. Dans sa préface « Brook et son double » à Peter Brook, Avec Shakespeare, Arles, Actes Sud, 1998, p. 10, Georges Banu met clairement en évidence cette relation significative « Œdipe – Freud » qu’il appelle « le cercle de l’interprétation ».

[16] Je reprends ici les termes même de Starobinski lequel, dans Trois fureurs (1974), relativise sa thèse selon laquelle « Freud est un Shakespeare qui s’est analysé ».

[17] Jacques Derrida, « Freud et la scène de l’écriture », dans L’Écriture et la Différence, Paris, Seuil, 1967, p. 350.

[18] Sur ce sujet, lire Jean Lacroix, Spinoza et le problème du salut, Paris, PUF, « Initiation philosophique », 1970. À noter que Lacroix ne réfère pas ce problème à la problématique marrane.

[19] Gérard Huber, Ce quelque chose de juif qui résiste, Paris, Éditions du bord de l’eau, 2008.

[20] G. Huber, « Le Judaïsme à la question », Perspectives, n° 16. 2010.

[21] Frank Alvarez-Pereyre et Aaron Eliacheff, L’Idolâtrie ou la question de la part, Paris, PUF, « Lectures du judaïsme », 2011.

[22] Ibid., p. 36.

[23] http://www.akadem.org/sommaire/themes/liturgie/2/1/module_2754.php.

[24] Je donne ici une précision qui explique pourquoi, dans « Le Judaïsme à la question » (op. cit.), je dis quelques mots sur Shakespeare (p. 223).

[25] Isaac est un enfant d’Abraham, mais, selon la tradition juive, à l’époque de la montée sur le mont Moriah, il est un adulte. De ce point de vue, Antonio est « l’enfant » de Shylock.

L’intervalle de l’interprétation

par Noëlle Combet

Nous vivons dans l’urgence, c’est-à-dire prisonniers d’injonctions qui appellent des réponses immédiates et nous plongent dans une impression de débordement : les nouvelles technologies, la messagerie électronique, la logique du marché, avec la diminution des effectifs exigent une hyper-réactivité dont nous nous faisons éventuellement complices quand ces injonctions répondent à une sorte d’addiction qui peut nous pousser à considérer le foisonnement de nos obligations soit comme une distinction honorifique, l’absence d’intervalles devenant l’indice de notre importance existentielle, soit, ce qui revient presque au même, comme un étayage du vide. De sorte qu’à défaut d’obligations, nous serions conduits à nous en fabriquer nous-mêmes. Serions-nous dans l’urgence pulsionnelle de tuer le temps ? Qui nous le rendrait bien car dès lors, hélas, nous voilà engagés dans un écrasement temporel, pris dans l’action à jet continu, ce qui nous empêche de distinguer l’accessoire de l’essentiel. Le champ de la pensée, avec ses émotions, ses choix, ses tris, s’en trouve altéré.

 

Dans L’Avenir des Humanités. Économie de la connaissance ou cultures de l’interprétation ?, Yves Citton propose un antidote : l’interprétation dont il analyse la fonction de distanciation indispensable au progrès du savoir et des cultures, non plus mis au service du seul profit économique, mais considérés au sens large de vecteurs d’humanité et d’invention. L’intérêt de cet essai est sa transversalité : il fait communiquer le champ des cultures et celui des réalités socioéconomiques dans la mesure où l’auteur se trouve personnellement placé à une croisée de ces domaines en tant qu’enseignant de littérature d’une part et chercheur au CNRS d’autre part.

On peut reprocher à cet essai son aspect « sociologiquement correct », une « bien pensance » qui le rend parfois irritant ainsi que stylistiquement lourd et « laborieux ». Il n’en offre pas moins des clés pour alimenter la « critique », c’est-à-dire affiner notre discernement et augmenter notre liberté d’action.

 

Aucune connaissance, il le démontre, ne se trouve à l’écart de l’interprétation dans la mesure où elle dépend du point de vue selon lequel on aborde la réalité à analyser. Ce point de vue est lui-même en lien avec le contexte dans lequel est impliqué aussi bien le chercheur que celui qui transmet ou celui qui apprend. La même réalité, au moment de sa découverte, comme au moment de sa divulgation, peut donc être perçue, connue, interprétée très différemment, voire contradictoirement, par plusieurs personnes impliquées dans des pratiques différentes.

 

Pourtant, ce rôle de l’interprétation est encore méconnu dans nos sociétés de production où la connaissance reste exploitée pour son efficacité dans le champ d’un profit, le plus immédiat possible, de sorte qu’est oublié le socle interprétatif qui la fonde. C’est en ce sens que Y. Citton peut écrire dans une formule concise : « la connaissance est un court-circuit de l’interprétation ». Cette méconnaissance du rôle de l’interprétation propre à toute connaissance conduit à une capitalisation pure et simple de la pensée, un stockage, annexé sans médiation à l’économie. Il s’ensuit dans le domaine de l’information, mais aussi dans d’autres champs, une manipulation du cerveau en tant que support que les gestionnaires des connaissances virginisent pour mieux le préparer à recevoir passivement ce dont ils ont intérêt à le marquer. On peut penser là au « bio-pouvoir » conceptualisé par Foucault et que d’aucuns utilisent de façon cynique :

« À la base, le métier de TF1, c’est d’aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit […]. Or pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible ».

Patrick Lelay, directeur général de TF1, 2004.

 

Ainsi la connaissance des impacts de la communication et, par suite, son utilisation au service du profit peuvent-elles être utilisées à nous décérébrer, pour nous faire cibles inconscientes du marché, c’est-à-dire nous transformer en produits de consommation. Ne parle-t-on pas de plus en plus de « capital cognitif » et n’associe-t-on pas l’immatériel à l’exploitable dans des formulations récurrentes telles que « économie de la connaissance et de l’immatériel » ? Les secteurs stratégiques, soumis aux exigences de la production, en sont l’éducation et la recherche, (l’innovation, les services, la culture, les industries créatives, internet…). L’objectif est une gestion des données censée favoriser la production de connaissances et de réponses en vue d’une efficacité économique immédiate. Ces visées ont l’inconvénient de concerner essentiellement des moyens et des résultats quantifiables plutôt que des objectifs qualitatifs. Ce faisant, elles limitent la pensée à des schèmes sensori-moteurs : selon tel stimulus, telle perception, il s’agit de répondre de la façon la plus rapide et efficace pour le marché (représentation de la bouteille de Coca-Cola : j’achète).

 

Nous voilà donc pris dans une sorte d’emballement temporel auquel fait défaut la parenthèse, le retrait de l’interprétation. Pour montrer comment l’on peut utiliser cette dernière comme un contrepoids, l’auteur prend l’exemple de la lecture. On peut lire un ouvrage comme un réservoir de données directement exploitables, un mode d’emploi en quelque sorte, ou alors, prenant le temps d’interpréter, questionner sa propre pensée à la lumière de cette lecture. L’interprétation, pas obligatoirement en opposition avec le premier mouvement, mais en complément, permet de réfléchir sur le code proposé, de percevoir des décalages entre les propositions d’un texte et sa propre perception, ou encore de mettre en question telle ou telle idée, tel ou tel concept. Ainsi sort-on de la précipitation.

 

Il y a lieu, dès lors, d’accepter de rencontrer sa fragilité, liée à ce que, dans l’interprétation, la part de l’intuition, du pressentiment est prépondérante et que la rigueur scientifique, reconnue collectivement comme valeur, récuse la subjectivité singulière. Par la formulation « cultures de l’interprétation », on peut penser que l’auteur propose une mise en commun des interprétations, un nouveau socle en quelque sorte mettant en jeu l’implication personnelle pour une communauté plus diverse, plus vivante et plus inventive. Le schéma de la lecture (ainsi que celui de l’art en général) peut en effet être étendu au monde du travail comme à l’ensemble de nos activités et c’est dans la perspective d’un tel déplacement que l’auteur, vers la fin de son essai, écrit :

« Les pratiques artistiques fournissent le modèle (idéal) de l’auto-formation nécessairement individuelle et collective […]. Il importe de reconnaître et de valoriser ce qui fait de chacun de nous l’artiste de sa propre vie et de son environnement, à travers la multiplicité des micro-inventions, d’improvisations quotidiennes, d’aspirations sublimes et d’énergie créatrice qui prennent forme au cours de toutes les existences humaines, même lorsqu’elles sont les plus éloignées du monde de l’art. Il importe cependant de mesurer également tout ce qui comprime et tout ce qui mutile ces élans artistiques au sein des contraintes quotidiennes qu’imposent nos formes d’organisation sociale. De même que chaque lecteur est (infinitésimalement, potentiellement) un interprète puisque toute lecture convoque nécessairement un minimum d’invention pour adapter et appliquer la signification encodée à l’histoire et à la situation singulière du lecteur, de même tout être humain est (infinitésimalement, potentiellement) un artiste puisqu’on ne saurait vivre sans sculpter les détails de son existence au fil de choix qui participent toujours de certains goûts esthétiques et qui impliquent toujours une certaine part de créativité. »

 

Ce sont ces potentialités propres à chacun que Y. Citton propose de cultiver et d’élargir à l’ensemble de notre contexte existentiel afin que le temps ne se referme pas sur nous comme un piège mais qu’il puisse gagner de l’ampleur dans la médiation de l’interprétation loin de toute immédiateté imposée ou subie.

 

Je termine cette approche, ou plutôt ce survol, avec le sentiment de n’avoir que partiellement et insuffisamment su mettre en valeur des points essentiels de cet ouvrage. Je voudrais pourtant, avant de conclure, évoquer plus précisément quelques voies ouvertes par Y. Citton quand il interroge : « Quelles conditions réunir pour interpréter ? » au chapitre 4 de son étude. Elles sont, selon lui, au nombre de cinq :

 

L’aménagement de vacuoles protectrices

L’interprétation se situe dans l’espace vide qui sépare une perception sensorielle d’une réponse motrice. Il s’agit donc de favoriser cet « espace » ; Y. Citton évoque à ce sujet Gilles Deleuze : « Le problème n’est plus que les gens s’expriment mais de leur ménager des vacuoles de solitude et de silence à partir desquelles ils auraient enfin quelque chose à dire. » Le temps, alors, pourrait se dilater plutôt que de se contracter, des sauts, des erreurs, des reprises et de nouveaux sauts deviendraient possibles. Les vacuoles seraient donc des espaces/temps de progression par ruptures, suspensions, ce que ne permet pas la course à la croissance qui uniformise, abrase toute singularité subjective.

 

La résistance à l’accélération effrénée des rythmes permettrait de se donner les moyens de ne pas vouloir participer inconditionnellement à ce qui est proposé, en choisissant, par exemple, d’écrire ou lire un poème, plutôt que de répondre à ses courriels… c’est-à-dire instituer un écart afin que la réaction puisse ne pas être automatique mais devenir imprévisible, innovante.

 

L’impératif de l’inaction

L’inaction, l’oisiveté, la « paresse » instaurent à leur tour un intervalle entre la perception et la réponse. L’action n’étant plus considérée comme absolument nécessaire, le schéma sensori-moteur dont nous sommes ordinairement captifs en vient à s’enrayer dans la suspension et le retrait. De nouvelles dispositions se présentent alors, porteuses d’autres perspectives, d’autres mises en acte. Y. Citton tire de ce point de vue une sorte de règle personnelle à respecter, fût-ce contre soi-même : « Tu te forceras à rester inactif afin de devenir interprète (c’est-à-dire potentiellement visionnaire). »

 

L’importance comme questionnement et sentiment

L’exacerbation de la consommation offre à notre convoitise des objets toujours plus nombreux et alléchants y compris dans le champ de la culture. La saturation consécutive du désir rend indispensable de se demander ce qui vaut vraiment la peine d’être recherché. Il s’agit de se questionner sur ce que l’on tente de prouver, dans quel but et en fonction de quel ordre de valeur.

Il va de soi qu’une telle question ne peut trouver de réponse définitivement satisfaisante et, dès lors, l’importance réside non dans des réponses mais dans les interrogations que construit l’interprète à partir de situations qui l’ont lui-même construit. Il faudrait alors écarter une disqualification de l’intuition et valoriser l’importance accordée par chacun à telle ou telle question.

 

La protection d’une énonciation indirecte

L’auteur reprend ici l’exemple de l’approche d’un texte. Lorsque l’on veut rendre compte de ce qu’un autre a écrit, l’on ne parle pas en son nom propre de sorte qu’il est parfois difficile de savoir à qui attribuer ce qui est énoncé. Mais même lorsqu’il ne fait que citer un auteur, c’est bien lui, l’interprète, qui a sélectionné tel ou tel passage. Quand il commente ce qu’un auteur a voulu dire, c’est lui qui choisit les mots, les nuances, les accentuations. Et il y a là un retrait qui consiste à relayer la parole d’un autre plutôt que d’affirmer de façon personnelle et catégorique. On ne présente alors qu’une interprétation ; on ne prétend pas posséder et imposer une connaissance. Cette énonciation indirecte permet d’instaurer au plan collectif un mode de débat évitant les prétentions individuelles à détenir la vérité. Ainsi s’entrecroisent, autour d’un texte devenu protecteur, en tant que garant d’une distance, des interprétations qui, s’échangeant, permettent à la pensée d’évoluer et de se transmettre, à d’autres personnes, à d’autres champs du savoir.

 

Libre circulation et libre accès au bien commun

Y. Citton emprunte à Gilbert Simondon le terme de « transduction » pour évoquer le passage produit par la pratique interprétative. Il écrit :

« Jouer le jeu de la transduction (littéraire ou autre), c’est accepter la condition de n’être que le porteur (traditor) passager, myope, tâtonnant et somnambule, d’un processus transindividuel de propagation et de trans formation, qui nous emporte selon ses dynamiques propres plutôt que selon nos visées intentionnelles. »

 

Pour que cette transduction puisse se réaliser, il y faut des espaces décloisonnés et ils sont le plus souvent à inventer dans la mesure où les conditions d’une libre circulation et d’un libre échange de la pensée ne sont presque jamais données par les espaces que nous habitons. Si nous parvenions à créer de tels espaces ou à y participer, il serait alors possible de passer d’une « captation privative » à un « inter-prêt participatif ».

 

En conclusion, il me paraît important de souligner à nouveau le rôle essentiel que peut jouer la littérature afin que la connaissance puisse dépasser le champ de l’économie et se déployer jusqu’à un multiculturalisme de l’interprétation, dans les situations aussi bien personnelles que collectives que nous sommes amenés à rencontrer :

« Le cas particulier de l’approche littéraire éclaire […] tout l’horizon des cultures de l’interprétation. C’est dans tous les domaines de nos activités que nous sommes appelés – avec de plus en plus d’insistance – à savoir croiser les perspectives, entre-féconder les approches, harmoniser les points de vue, démêler les différentes couches d’argumentaires, de motivations et de nécessités qui se superposent au sein de chaque événement. Cette agilité à sauter entre les nappes de souvenirs, à pressentir quels circuits peuvent intégrer une série d’indices apparemment déconnectés, à faire émerger leur facteur d’intégration d’un recoin négligé des champs du savoir, à se rendre réceptif à ce qu’occultent les clichés communs de nos schèmes sensori-moteurs, tous ces gestes que Gilles Deleuze plaçait au cœur de l’intelligence inventrice font des pratiques littéraires l’indiscipline-reine des cultures de l’interprétation. »

 

En quelque sorte, l’auteur invite à se lire et à lire les situations qui nous impliquent en les interprétant, et en croisant les interprétations afin que des processus nouveaux, rhizomiques, en découlent, mettant notre pensée et nos actes sur les chemins imprévisibles de l’invention. N. C.

Politique du Corps

De la dénaturalisation du corps à la politisation de l’ordre sexuel.

Une lecture inspirée par Butler

Caterina Rea


Dans la préface de son livre sur la matérialité normative des corps et du sexe, J. Butler souligne le caractère complexe et pluriel de son objet d’analyse. « J’ai commencé à écrire ce livre en essayant d’examiner la matérialité du corps, mais je me suis bientôt aperçu que la pensée de la matérialité me déportait invariablement vers d’autres domaines. Malgré tous les efforts de discipline, je ne parvenais pas à rester sur ce sujet ; je ne pouvais pas saisir les corps comme des objets de pensée simples. Non seulement ils tendaient à faire signe vers un monde au-delà d’eux-mêmes, mais ce mouvement au-delà de leur propres frontières, ce mouvement de la frontière elle-même, paraissait tout à fait central à ce qu’ils étaient […]. Inévitablement, j’en vins à me demander si cette résistance à fixer le sujet n’était pas en réalité essentielle à l’objet que je m’efforçais d’apprendre[1]. » C’est par ces mots que Butler introduit la thématique du corps dont elle saisit l’irréductibilité à toute immédiateté intime d’un vécu naturel. Le corps n’est donc jamais accessible comme tel, dans une prétendue naturalité pure et simple qui précéderait le jeu multiple et bariolé des médiations sociales, des évolutions historiques des usages et des pratiques par lesquelles les êtres humains se sont à chaque fois réappropriés leur matérialité corporelle. Le corps s’inscrit ainsi de part en part dans les dynamismes historiques et sociaux de sa constitution.

 

Or, si le corps n’est pas une essence naturellement donnée, notre identité se forme et se façonne à travers le social. Toute relation au soi corporel « passe par une norme, et donc, par une médiation sociale ; il n’y a pas de relation immédiate et transparente à soi[2]». Il faut donc garder à l’esprit la démarche indirecte de Butler pour comprendre sa conception de la matérialité corporelle et de son rapport avec la performativité.

 

Dans ce texte, nous voulons décrire le double mouvement de la pensée butlerienne (mais quelque part aussi de ma propre réflexion sur le corps) consistant à se démarquer de toute conception naturaliste et essentialiste, prétendant atteindre le sens direct et pur d’une intimité vécue et déjà pré-donnée, mais aussi de la tentation de réassigner notre corporéité à un ordre symbolique encore une fois pensé comme quelque chose de non questionnable, voire presque éternel. Nous pensons donc que le processus de dénaturalisation et dés-ontologisation du corps n’est guère mené à terme sans questionner l’ordre symbolique auquel le corps dénaturalisé est réassigné. Un tel ordre finit souvent par reproduire une structure enfermante, calquée sur des présumées lois naturelles qu’il viendrait ratifier. La notion de matérialité des corps en tant qu’effet du pouvoir et de la norme, développée par Butler, nous semble particulièrement féconde à ce propos, afin de déjouer et démasquer les effets de naturalisation qui se cachent encore derrière les questions qui concernent notre corporéité. Une telle notion montre en effet le caractère intrinsèquement politique des normes ainsi que de leur action productive à l’égard des corps. Il s’agit en effet de les penser comme des formes sociales et historiques, comme telles toujours contingentes et modifiables.

 

Dans le processus de matérialisation des corps comme effets du pouvoir, la dimension sexuelle joue un rôle central. Nous pourrions dire que le sexe est le premier lieu de rencontre entre corporéité et politique, car il est l’expression de la marque par la norme et par le pouvoir qui façonne et constitue les corps. En ce sens, précise Butler, « le sexe non seulement fonctionne comme une norme, mais fait partie d’une pratique régulatrice qui produit le corps qu’il régit[3] ».

 

Les paroles de Butler nous paraissent d’autant plus fécondes qu’elles illustrent, sur le plan philosophique, ce qui fait désormais partie de notre actualité. La sexualité est de plus en plus soustraite au domaine privé qui la reliait dans les sphères de l’intime pour devenir elle-même une question politique. Je me réfère ici particulièrement aux travaux du sociologue E. Fassin qui a largement montré les enjeux politiques des questions sexuelles qui s’agitent dans notre espace public. Je dirais même, en reprenant Fassin, que ces questions incarnent un nouveau défi pour notre modernité laïque, car elles inscrivent dans la sphère publique, dans la sphère de la confrontation voire de la délibération politique, ce qui avait presque toujours été pensé comme relevant d’une naturalité immuable ou du privé intime, en tout cas d’une dimension qui échappe au domaine modifiable et questionnable du politique. Je voudrais travailler ainsi la notion de « démocratie sexuelle[4] » que Fassin définit comme « l’extension du domaine démocratique, avec la politisation croissante des questions de genre et de sexualité qui révèlent et encouragent les multiples controverses publiques actuelles[5] », pour montrer qu’autour des politiques du corps et notamment des questions sexuelles (filiation et reproduction, mais aussi les revendications féministes portant sur le changement social des rapports de genre) se joue la définition même de la démocratie et de la laïcité. L’espace de la démocratie est désormais à entendre comme celui de la désacralisation de tout principe transcendant (Divin, Nature, Tradition se résumant dans une version de l’Ordre symbolique inquestionnable) qui voudrait fonder le champ public de la délibération sociale. Si, dès lors, la sphère sexuelle (équilibres entre les sexes et ordre familial) était conçue jusque-là – et elle l’est encore bien souvent aujourd’hui – comme le dernier rempart d’un ordre naturel, symbolique, voire théologique fondant la stabilité de l’ordre social, ne pourrait-on penser que la politisation et l’historicisation de l’ordre sexuel constituent le terrain d’épreuve de la démarche démocratique par laquelle l’homme parvient – selon l’expression de Castoriadis – à abandonner les trois béquilles de la divinité de l’ordre naturel et de la tradition[6] ? Cette tâche est, comme nous le savons, extrêmement difficile, car l’être humain a tendance à se prévaloir d’un principe universel, d’un fondement immuable qui viendrait assurer d’avance les directions et les chemins qu’il emprunte dans sa vie personnelle et sociale.

 

Le défi que nous visons ici à mettre en avant est celui qui passe par les politiques du corps comme la nouvelle frontière d’une vision dénaturalisée et historique des principes et des normes qui nous gouvernent. La question posée par Butler est la suivante : la place donnée au corps dans ces débats publics ne « peut-elle ouvrir à une autre conception de la politique[7]» qui fasse de la vulnérabilité des corps la condition d’une nouvelle occasion d’action sociale[8]? Butler propose ainsi même une redéfinition de l’autonomie dans le cadre d’une prise en compte politique de corps en tant qu’extériorité, « dimension publique[9] », voire « frontière poreuse[10]» par laquelle nous sommes en permanence offerts à autrui.

 

 

Matérialité des corps et performativité : sexualité, norme et institution

 

Depuis Gender Truble, la stratégie de la dénaturalisation du corps, irréductible à une essence fixe et universelle, accompagne la pensée de Butler. Le corps humain est ainsi depuis le début inscrit dans l’espace social des normes et des pratiques qui se sédimentent en lui en formant la matière dont il est constitué ou plus précisément le processus permanent de sa matérialisation. À la limite, toute conception naturalisée du corps n’est que l’effet d’un jeu politique et de pouvoir qui vise à garder certains équilibres immodifiés. Ce que Butler vient donc questionner c’est l’idée qu’il existe une nature corporelle toute faite précédant la dimension discursive, les processus normatifs sociaux et culturels se limitant à agir sur cette nature de l’extérieur. En effet, la nature, le corps sont déjà historiques. On ne peut pas accéder à la présumée intériorité pure et vierge, avant la construction normative. La présumée intériorité est installée de façon rétroactive en lieu prélinguistique auquel on ne peut pas accéder directement. « Il se pourrait que, nous efforçant de revenir à la matière, définie comme antérieure au discours, pour fonder nos affirmations sur la différence sexuelle, nous découvrions finalement que la matière est elle-même entièrement sédimentée par des discours sur le sexe et la sexualité qui préfigurent et limitent les usages auxquels on peut soumettre ce terme[11]. » Encore une fois, il ne s’agit pas de parvenir à une origine naturelle et vierge en deçà de ce qui est socialement produit et institué : nous n’avons accès à la réalité du corps qu’à travers un processus réitéré de médiations culturelles.

 

La question de la matérialité de corps n’est donc pas différente de celle de la performativité que Butler avait introduite depuis 1990[12]. Comme le genre, le sexe est aussi conçu comme une catégorie normative, comme une norme qui préside à la matérialisation des corps. Loin d’être un acte isolé ou le geste d’un sujet solitaire, la performativité est un processus social donnant lieu aux normes régulatrices qui constituent et façonnent la matérialité des corps à travers des pratiques réitératives. « La performativité n’est donc pas un acte singulier, elle est toujours la réitération d’une norme ou d’un ensemble de normes ; dans la mesure où elle acquiert un statut d’acte dans le présent, elle masque ou dissimule les conventions dont elle est la répétition[13]. » La notion de performativité exprime ainsi à la fois l’itération temporelle et historique de pratiques discursives et de conventions qui inscrivent les sujets dans l’institution sociale, et le dynamisme transformateur permettant aux sujets socialement fabriqués de se réapproprier l’ordre institué, de lui résister voire de le subvertir.

 

En recoupant matérialité et pouvoir performatif, Butler en vient ainsi à penser le corps et la sexualité comme institution. C’est ce que dit M. David-Ménard dans un article très riche où elle souligne justement le prolongement butlerien du « produire » foucaldien à un geste proprement instituant. M. David-Ménard met en avant la dimension temporelle et historique du processus de matérialisation ainsi que le fait qu’« il faut comprendre comment la matérialité même des corps est instituée, non seulement par des discours, mais par des contraintes normatives qui se déploient dans le temps[14] ».

 

En présentant la catégorie du sexe comme norme, Butler vient inscrire la performativité au cœur même de la matérialité corporelle. À savoir, la performativité n’exclut pas la contrainte (sociale, culturelle et politique), mais l’implique comme un facteur constituant et formateur des corps qui en sont investis. Elle incarne une façon d’être socialement assigné à une place ou interpellé par la norme. Il s’agit donc pour Butler de « déterminer la façon dont une norme peut effectivement matérialiser un corps[15] » en le rendant plus ou moins intelligible et viable.

 

En dépassant toute opposition frontale et naïve entre essentialisme et constructivisme, Butler suggère le caractère à la fois incontournable et contestable de ces contraintes qui constituent la sexualité. Pouvoir, norme et sexualité sont ainsi profondément liés, dans un entrelacement profond par lequel le système binaire de la différence sexuelle est produit. La norme n’est pourtant pas uniquement un facteur de répression et d’interdiction ou d’imposition disciplinaire, mais bien aussi ce qui engendre et rend possible l’espace du corps et de la sexualité. Dès lors, « la contrainte n’est pas nécessairement ce qui impose une limite à la performativité : elle est bien plutôt ce qui aiguillonne et soutient la performativité[16] ». Il n’y a pas de sexe ni de sexualité sans norme, ce qui implique le fait de renoncer au fantasme d’un corps qui ne serait pas produit par le pouvoir et qui pourrait faire abstraction des contraintes. Ce que Butler résume dans l’affirmation selon laquelle ce qui est supposé être le plus cru – le corps, le sexe – est « toujours déjà cuit[17] ».

 

Or, si le sexe est pensé comme norme, comme constitué par son action performative et réitérée qui en matérialise les effets de contrainte et de pouvoir, nous devons interroger le statut même de la norme. Butler identifie la performativité avec une pratique réitérative qui cite et re-cite la norme de façon à ce que le statut normatif de celle-ci dépend de sa répétition même. Toute loi est fortifiée en tant que telle dans et par le processus temporel de répétition et de citation qui ainsi la produit, voire l’institue en tant que loi. Il en résulte une conception profondément historique, sociale et politique de la loi ancrée dans les pratiques de codage et recodage de son expression. La loi n’est donc pas donnée sous une forme figée, avant qu’elle ne soit citée et par là produite en tant que loi. Ainsi, dire que la norme et les effets corporels qu’elle rend possibles sont institués signifie qu’ils ne sont pas éternels ni intouchables. « Non seulement la construction se déroule dans le temps – remarque Butler –, mais elle est elle-même un processus temporel qui opère par réitération des normes ; le sexe est ainsi à la fois produit et déstabilisé au cours de cette réitération[18]. »

 

Les conséquences d’une telle démarche nous paressent fécondes dans le cadre d’une lecture critique de toute position qui conçoit la loi – comme c’est encore souvent le cas dans une certaine lecture de l’ordre symbolique et sexuel – comme quelque chose de transcendant et de non soumis aux négociations et aux contestations dans lesquelles est prise toute perspective historico-politique. Nous ne pouvons donc pas identifier une origine métahistorique qui serait un point de départ et un fondement précédant le dynamisme de la matérialisation des corps et du sexe que la réitération rend possible. Un tel « principe » ne précéderait donc pas les processus de réitérations productives à travers lesquels les corps sont constitués, car tout présumé modèle ou paradigme n’est en revanche que l’effet toujours postérieur du dynamisme temporel par lequel il est institué. Plus radicalement, l’origine est ce dynamisme même de production, de reprise créative qui forme et institue le champ humain du corps et du sexe. Même l’ainsi nommée loi symbolique ne pourra pas se soustraire à cette logique attestant sa production historique qui la rend tout aussi contestable et modifiable.

 

Je voudrais suggérer que la conception butlerienne de la norme en termes de pouvoir performatif et ses effets de matérialisation des corps peuvent être approfondis selon la logique de l’institution telle que Castoriadis la définit, en tant qu’écart et décalage entre l’institué et l’instituant. La norme ne précède jamais le processus de son institution et les effets matérialisés de la productivité sociale et historique renvoient toujours au pouvoir actif qui les constitue et les matérialise. Castoriadis définit la dynamique de l’institution comme la tension entre « d’un côté, des structures données, des institutions et des œuvres “matérialisées”, qu’elles sont matérielles ou non ; et, de l’autre côté, ce qui structure, institue, matérialise. Bref, c’est l’union et la tension de la société instituante et de la société instituée, de l’histoire faite et de l’histoire se faisant[19] ».

 

Ce qui rapproche les positions de Castoriadis et de Butler me semble être l’idée d’un excès constant de la norme à l’égard d’elle-même, voire d’un dédoublement de celle-ci qui est ce qui permet de la questionner, de la retravailler et de la modifier. Toute occurrence normative doit donc pouvoir faire l’objet de critique et de révision. Les deux auteurs refusent toute vision rigide et naturalisée de l’ordre social en tant qu’effet d’un principe extérieur, d’une Loi extra-sociale qui lui fournirait un sens ultime, une orientation préétablie, voire des certitudes irréfutables. D’où leur commune critique de toute version du symbolique qui en ferait un principe qui se soustrait au devenir de l’histoire. Ainsi, pour Butler, la norme symbolique qui gouverne l’assomption du sexe n’a pas de statut ontologiquement différent et indépendant des pratiques de son assomption et de son institution produisant une série de matérialisations et de sédimentations instituées, ouvertes à la transformation et au changement. « En fait, la norme ne persiste en tant que norme que dans la mesure où elle est actualisée dans la pratique sociale, réidéalisée et réinstituée dans et au travers des rituels sociaux quotidiens de la vie corporelle[20]. » Ce passage montre bien comment, pour Butler, toute norme incarne un dédoublement interne par lequel elle « n’est pas identique à elle-même, mais elle est plutôt une norme contingente[21]» qui, dans les failles et les fissures de sa réitération, permet à de nouveaux possibles de surgir. L’institué a donc ses points d’instabilité, ses points d’échappement et d’excès ne se laissant pas figer dans le simple travail de la répétition.

 

Notre question est donc la suivante : la pensée butlerienne de la norme définissant le sexe ne se tiendrait-elle pas dans une logique paradoxale, mais incontournable, comparable à celle qui définit, selon Castoriadis, le cercle de la création ? Si l’institution présuppose toujours l’institution que des individus, déjà fabriqués et matérialisés par elle, font exister, c’est bien parce que nous ne pouvons pas remonter jusqu’à une origine métahistorique, naturelle ou symbolique qui contiendrait un critère universel de notre vie corporelle et sociale. De façon analogue, on pourrait dire peut-être que, pour Butler, le genre se précède toujours lui-même, car s’il « est construit, il n’est pas nécessairement construit par un “je” ou un “nous” qui existeraient avant cette construction, dans une quelconque antériorité, spatiale ou temporelle […]. Assujetti au genre, mais subjectivé par le genre, le “je” ne précède ni ne suit ce processus d’assomption du genre : il n’émerge qu’au sein de la matrice des relations de genre, et en même temps qu’elle[22] ».

 

Les termes « institution » et « instituer » reviennent assez souvent chez Butler à propos du pouvoir productif des pratiques itératives des normes et surtout de nouvelles possibilités de resignification de la loi sur le plan politique et démocratique. Ainsi, « les normes qui gouvernent les conceptualisations contemporaines de la réalité peuvent être interrogées et […] de nouveaux modes de réalité peuvent être institués[23] ». M. David-Ménard met en évidence le caractère actif et même performatif de l’institution au sens butlerien. Plus précisément, Butler transforme le « produire » de Foucault (les corps produits par la loi et le pouvoir) en un dynamisme permanent et créatif dans et par lequel la loi « se produit elle-même et produit sa propre intelligibilité, de telle manière qu’il n’y a rien avant elle[24] » qui puisse la réguler et la fonder comme une autorité surplombante. Lorsqu’elle affirme de manière très juste que « la notion de performatif chez Butler est celle d’un pouvoir instituant, instituant même les corps, parce que leur existence et ce qui la rend pensable sont produits par un même acte[25]», David-Ménard ne nous semble pas pour autant prendre toute la mesure de la valeur politique de cette affirmation et de ses conséquences sur le plan d’une praxis du changement voire d’une « pratique démocratique radicale[26] ». Or, une telle perspective présuppose – selon l’expression de Castoriadis – l’écart et le décalage de l’institué et de l’instituant comme la possibilité de l’émergence du nouveau, écart que Butler pense tout aussi dans la conception de la critical agency des pratiques de genre venant questionner les contraintes normatives d’existences toujours déjà genrées.

 

 

Matérialité, norme et exclusion

 

Néanmoins, à la différence de Castoriadis qui souligne de manière moins forte la relation entre institution et exclusion[27], Butler pense la norme, la matérialisation instituée des corps, comme ce qui vient marquer des sites d’exclusion ou même d’abjection : certains possibles de vie ne se conforment pas tout à fait aux normes qui matérialisent les corps et ils ne parviennent pas à les incarner. Toute occurrence normative produit ainsi son propre dehors, des vies et des corps qui échouent à être reconnus comme intelligibles ou vivables à son égard[28].

 

« Ces corps qui comptent » sont donc les corps qui se conforment aux normes et auxquels s’opposent les corps qui ne comptent pas et qui sont rejetés au-delà des frontières de la sphère sociale ; certes, ces vies et ces corps qui habitent les périphéries des cadres sociaux ne sont jamais complètement extérieurs à la norme puisqu’ils en sont le produit, l’effet de matérialisation. La question que Butler ne cesse de poser d’un bout à l’autre de son œuvre consiste à savoir comment il est possible de faire bouger les cadres de la reconnaissance, comment établir de nouveaux critères plus larges pour que de plus en plus de vies soient rendues reconnaissables. Or, même s’ils sont exclus par la loi, ces corps la hantent et en révèlent la faiblesse, les points de faille dans le processus de ses répétitions. Ils permettent ainsi de la signifier autrement. « Quel défi ce royaume d’exclusion et d’abjection présente-t-il pour l’hégémonie symbolique, qui pourrait imposer une réarticulation radicale de ce qui est reconnu comme des corps qui comptent, des manières de vivre qui comptent comme des vies, des vies dignes d’être protégées, d’être sauvées ou d’être pleurées[29]? »

 

Poser de telles questions implique, pour Butler, le fait de penser la vulnérabilité sociale des corps. La vulnérabilité rentre donc dans le processus de matérialisation et de production sociale des corps par le pouvoir et par les normes. « C’est donc la vulnérabilité sociale de nos corps qui nous définit politiquement[30]. » À travers la condition de vulnérable, la concrétude charnelle (« la peau et la chair ») passe dans la sphère sociale et politique en tant que matérialisation par la violence qui répartit de manière inégale la précarité dans les différents contextes socio-politiques[31].

 

Nous avons montré que, penser le corps dans les termes de la matérialisation et de la performativité normative signifie l’inscrire dans la sphère de l’institution ; donc, signifie le soustraire à la naturalité figée pour l’assigner à la sphère du changement et de l’histoire. « L’institution de nouveaux modes de réalité passe notamment par la corporalisation, pour laquelle le corps n’est pas compris comme un fait établi et statique, mais comme un processus de maturation, un devenir qui, en devenant autre, excède la norme, la retravaille et nous montre que les réalités auxquelles nous pensions être confinés ne sont pas gravées dans le marbre[32]. » Nous sommes sur la voie d’une historicisation et d’une institutionnalisation du corps qui le pense comme « le produit d’une histoire sociale incorporée[33]».

 

 

Corps et subversion

 

Or, c’est à partir des sites d’exclusion, de la condition de ces corps qui ne sont pas admis dans le champ d’intelligibilité et de la reconnaissance qu’est possible, pour Butler, la resignification et la reformulation des normes. Le défi butlerien ouvre une question politiquement nouvelle : qu’est-ce que « l’invivable », voire le « monstrueux », peut faire aux normes et à la sphère publique ? Et plus généralement, quelles sont les conditions d’une « lutte collective pour repenser la norme[34] » ? Ces questions sont tout autre que faciles à répondre, puisqu’elles nous confrontent au caractère paradoxal et circulaire qui unit, depuis le début de Ces corps qui comptent, assujettissement et action critique (critical agency). « En ce sens, la puissance d’agir signalée par la performativité du sexe sera radicalement opposée à toute idée d’un sujet volontariste qui existerait indépendamment des normes régulatrices auxquelles elle / il s’oppose. Le paradoxe de l’assujettissement est précisément que le sujet qui veut résister à ces normes est lui-même capable de le faire en vertu de ces normes[35]. » C’est-à-dire, comment est-il possible que les sujets institués et façonnés par les normes puissent être capables d’y résister ? Donc comment s’emparer de l’institution en tant qu’activité critique « capable de poser de nouvelles règles et de lever les anciennes interdictions[36] » ?

 

Ici j’identifie un point de divergence à l’égard de Castoriadis : pour Butler, en effet, c’est bien des vies rendues invivables, des exclus que s’ouvre la possibilité de la subversion des normes, comme le montre son analyse de la figure d’Antigone[37]. La stratégie qu’elle met en avant consiste dans la politisation de cet invivable, non viable, voire irreconnaissable en tant que possibilité critique de reterritorialisation des frontières définissant l’humain. « Ces sites d’exclusion viennent borner l’humain comme son dehors constitutif, et hanter ses frontières comme la possibilité persistante de leur perturbation et de leur réarticulation[38]. » Par ces zones d’exclusion, en effet, les normes échouent elles-mêmes à se répéter et se réitérer et elles présentent leur condition contingente et vulnérable. « Les normes elles-mêmes peuvent être ébranlées, trahir leur instabilité et s’ouvrir à la resignification[39]. » Il est ainsi possible de s’en emparer pour révéler leur effet de production, et pouvoir changer, modifier, formuler autrement les contraintes qu’elles véhiculent. Si toute identité corporelle est issue de la répétition d’actes et de normes qui tissent une trame temporelle et historique et qu’elle n’implique pas un fondement substantiel, alors tout échec itératif de la norme devient la condition du changement et vient montrer « combien l’effet fantasmatique de l’identité durable est une construction politiquement vulnérable[40]».

 

Malgré cette « périphérisation » de l’action critique et transformatrice des normes, Butler est explicite dans son affirmation que cette dynamique est toujours interne au pouvoir et que toute subversion est « une subversion de la loi par elle-même[41] ». La transformation de la loi est une possibilité de sa dynamique citationnelle, voire de la contingence historique de son processus d’institution. Ici on finit par retrouver Castoriadis et sa conception de l’institution comme mouvement social-historique capable de se remettre en question et de changer les règles de son organisation.

 

La subversion de la norme implique d’ailleurs toujours qu’il y ait loi, institution et pouvoir. Encore, il nous faut constater qu’il n’y a pas d’échappatoire possible vers un prétendu en deçà naturel et pré-discursif de la loi. Pour que la resignification soit effective, « il faut tenir compte de toute la complexité et la subtilité de la loi et revenir de l’illusion d’un corps vrai au-delà de la loi ; si la subversion est possible, elle se fera dans les termes de la loi, avec les possibilités qui s’ouvrent / apparaissent lorsque la loi se tourne contre elle-même en d’inattendues permutations[42]». Cette dernière précision nous permet d’approfondir notre propos sur la dénaturalisation et l’historicisation des processus de matérialisation des corps laissant ainsi ouvert l’espace à une pluralité de possibles culturels et humains. Elle nous montre que toute transformation, voire toute subversion de l’ordre existant, n’implique pas de fuite vers un état prétendument extérieur à la norme et au pouvoir, vers un mythique paradis perdu en deçà de l’institution sociale. Ce dont il est question, pour Butler comme pour Castoriadis, c’est la perpétuelle renégociation des normes instituées, l’effort d’une élucidation critique des cadres et des structures qui organisent tout ordre social donné.

 

La pratique subversive ne s’oppose donc pas à la répétition de la norme et de la signification rendant une identité corporelle intelligible, mais se l’approprie pour la modifier. Ceci comporte que l’identité même ne soit pas pansée comme un fondement naturalisé, mais comme l’effet de pratiques politiques créatrices. C’est ainsi que « le fait de considérer l’identité comme un effet, c’est-à-dire comme étant produit ou créé, ouvre des possibilités en ce qui concerne la “capacité d’agir”, qui étaient insidieusement forcloses par des positions tenant les catégories de l’identité pour fondatrices et fixes[43]».

 

La pensée de Butler nous met ainsi en garde contre toute posture de dénaturalisation derrière laquelle pourrait encore se cacher la forme nouvelle d’une ontologisation ou d’une « réidéalisation des normes » hégémoniques et dominantes, une forme d’appel à un ordre pensé comme métahistorique et immuable. C’est le cas de l’ordre symbolique souvent invoqué dans les débats actuels en matières sexuelles et de normes corporelles comme un ordre stable et non susceptible de modifications.

 

Soustrait à toute compréhension naturaliste qui le fige dans un être prédonné et immuable, le corps ne peut pas être assigné à la sphère des invariables anthropologiques qui constitueraient, selon une certaine lecture, l’ordre symbolique. Le paradigme de la dénaturalisation, que nous nous efforçons ici de mettre en place, implique alors l’articulation d’une politique du corps, qui, en soustrayant ce dernier à la dimension du privé, du pré-social voire de l’apolitique, l’inscrit dans le terrain de l’institution et de son perpétuel devenir.

 

Pour une démocratie sexuelle

 

En ce sens, nous voulons reprendre le défi de Fassin lorsqu’il met en avant l’enjeu de la politisation des questions sexuelles comme le terrain d’épreuve de la démocratie et de la laïcité. Le corps et le sexe ne représentent-ils pas encore le dernier rempart du naturalisme, ou du moins d’une vision statique et quasi ontologisée de l’humain que difficilement on assigne à la négociation démocratique et à la législation politique ? En effet, en matière des politiques du corps et de sexualité (famille, filiation, procréation), quelque chose semble soudainement se soustraire à la sphère proprement politique qui est celle de la délibération et de la négociation pour se voir assigner à une territorialité de l’intemporel et de l’intangible : celle de l’ordre symbolique ou de l’ordre sexuel censé définir la différence des sexes et des générations comme une constante universelle non sujette à modification et en tant que telle irréductible aux règles et aux lois instituées de la démocratie.

 

L’ordre symbolique marque selon une certaine version de l’anthropologie et de la psychanalyse (notamment lacanienne) l’accès à la Culture et à l’ordre de l’Humain. Tout en se présentant en tant qu’irréductible à la nature, il finit souvent par jouer comme une nouvelle forme de naturalisation. Dans maints débats actuels (des PMA à l’homoparentalité, du PACS aux nouvelles frontières de genre), l’ordre symbolique est invoqué comme la référence universelle et anhistorique supposée garantir tout bon fonctionnement psycho-sexuel et social. Fassin montre de manière extrêmement lucide comment derrière cet appel récurrent à l’expertise et au caractère prétendument scientifique du symbolique se cache la défense d’une sphère transcendant l’histoire, rempart d’une norme sexuelle qui ne soit pas affectée par la contingence des affaires politiques. L’ordre symbolique fige ainsi l’espace social dans le fonctionnement rigide et universel des structures du langage. M. Tort souligne que si la psychanalyse – ou l’anthropologie – touche certes à cet espace social des symbolisations propres au langage, ceci ne signifie aucunement qu’un tel espace soit transformé en une fonction transcendante et métahistorique. « Que l’on doive se représenter une “suprématie”, “autonomie” du fonctionnement d’un tel espace social, c’est tout autre chose. Pourquoi d’ailleurs un ordre ? Pourquoi ne suffirait-il pas qu’il existe, à un moment donné et dans un lien donné, une connexion de divers réseaux d’échange, modifiables et triviaux plutôt qu’idéaux[44]? »

 

On touche par là à la question épineuse, mais à notre avis cruciale, du statut des normes sexuelles que trop souvent encore on se résiste à penser comme relevant du terrain de l’histoire et de la politique. La tâche des politiques du corps, de sexualité et genre serait donc celle d’interroger de manière critique toute stratégie politique qui, se voulant démocratique, cache pourtant la défense d’un ordre intangible et figé dont les normes ne se laisseraient pas penser comme le produit constant et dynamique de la collectivité instituante. Loin d’être une question minoritaire, le débat autour de l’ordre sexuel concerne en profondeur les nerfs du système démocratique qu’aucun principe extra-social ne peut venir réguler ni orienter à travers des critères certains et pré-donnés. Dans les controverses actuelles en matière de corps, genre et sexualité, il y va bel et bien de la définition même de la société démocratique et des normes qui lui sont propres. « Aujourd’hui, se demande Fassin, les normes sont-elles jamais définies d’une manière qui transcende l’histoire, sur un principe tel que Dieu ou la Tradition, la Nature ou la Culture, voire la Science – ou bien sont-elles toujours immanentes à l’histoire, définies par la délibération démocratique et la négociation politique ? Les normes sont-elles jamais naturelles – ou bien est-ce toujours la société qui s’auto-définit ? Bref, dans une société démocratique, les normes peuvent-elles encore ne pas être appréhendées comme des normes sociales[45] ? » En effet – comme nous l’enseignait déjà Castoriadis – on ne saurait pas parler de démocratie tant qu’il y a appel à un principe de la norme qui soit externe à la créativité sociale et historique de la sphère collective, à un fondement qui prétend transcender le processus immanent de l’auto-institution : l’« origine, le fondement de la société est la société elle-même comme société instituante[46] », ce qui fait que toute question qui concerne la gestion de nos vies, les normes qui nous gouvernent – y compris celles de l’ainsi nommé « ordre symbolique » – relève de la dimension politique qui est celle du changement et de la contestation.

 

 

Conclusion

 

Si je privilégie les questions sexuelles dans ce contexte c’est bien parce qu’elles revêtent un caractère stratégique : elles sont un indicateur de la dimension historique, contingente de nos sociétés dont le champ politique est néanmoins encore trop souvent disputé par l’affirmation d’un ordre stable ou d’un fondement extra-politique. En approfondissant notre propos nous ne pouvons pas ne pas conclure que si le corps et le sexe sont objet de matérialisation par le pouvoir et par l’institution, ils se trouvent soustraits au règne stable de l’intemporel pour être loger dans la sphère du changement et de la négociation sociopolitique. Ici réside leur extrême actualité et leur importance dans la définition du politique comme cet espace où rien n’est défini d’avance, ni garanti par une origine préalable et préfixée : comme le répète encore Fassin, « on y découvre qu’en politique, ce ne sont pas seulement les réponses qui appartiennent aux sociétés, mais aussi les questions – nullement inscrites dans la nature des choses. Et ce n’est pas davantage un hasard si ce sont précisément des questions dont le statut politique est récusé, ou incertain, comme les questions sexuelles, qui en sont aujourd’hui le révélateur par excellence. Les questions ne se posent pas toutes seules : elles sont posées, par des acteurs sociaux qui se battent pour interroger l’évidence apolitique de l’ordre du monde[47] ».

 

En d’autres termes, ces questions nous permettent de redéfinir la frontière classique entre la phusis et le nomos en inscrivant la corporéité dans l’ordre de la normativité instituée et en montrant comment ce partage est lui-même produit d’institution. Et comment, par ailleurs, le symbolique peut-il prétendre au titre de loi dès lors qu’il se veut indépendant et antérieur au dynamisme temporel et contingent de la citation qui est le processus social de la production de la loi ?

 

C’est Butler elle-même qui souligne le défi des politiques sexuelles et des New Gender Politics à l’égard de la possibilité de penser autrement la sphère politique comme lieu du changement et de la resignification des normes par lesquelles les corps sont matérialisés, pris en compte comme viables ou rejetés comme invivables. « Si certains gauchistes pensaient que ces préoccupations ne relevaient pas proprement ou substantiellement de la politique, ils ont dû, sous la pression, réviser leur conception de la sphère politique relativement à ce que celle-ci suppose quant au genre et à la sexualité[48]. » Dans cette direction, le chemin reste encore à faire. C. R.

 

[1] J. Butler, Ces corps qui comptent ; de la matérialité et des limites discursives du sexe, Paris, Éditions Amsterdam, 2009, p. 11

[2] J. Butler, « Retour sur les corps et le pouvoir », Incidence, n° 4-5, Foucault et la psychanalyse, 2008-2009, pp. 103-116, p. 111.

[3] J. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 15.

[4] E. Fassin, « La démocratie sexuelle et le conflit des civilisations », Multitudes, n° 26, 2006.

[5] Ibid.

[6] Devra-t-on repenser ensemble la lecture castoriadienne et butlerienne de la démocratie radicale ? Nous ne pouvons pas suivre dans le détail cette confrontation, bien qu’elle nous paraisse bien féconde. Nous nous limitons à rappeler que Butler pense aussi la démocratie radicale à partir de la contingence des significations (elle dit – lacanianement – des signifiants) politiques dont l’articulation n’a rien de nécessaire et de non modifiable. La théorie de la démocratie radicale consiste, selon Butler, « en la réarticulation perpétuelle des signifiants politiques liés de façon contingente, dans le tissage d’une trame sociale qui n’a pas de fondations nécessaires, mais ne cesse de produire l’effet de sa propre nécessité à travers un processus de réarticulation », (J. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 196). Et il y a plus : la démocratie radicale comporte pour Butler une ouverture au futur et au surgissement de nouvelles possibilités et de nouveaux signifiants politiques. C’est ce qu’elle appelle « le régime temporel de la démocratie comme futur imprévisible, comme futur ouvrant la possibilité de la production de nouvelles positions subjectives, de nouveaux signifiants politiques et de nouvelles liaisons susceptibles de devenir des points de ralliement politiques » (ibid., pp. 196-197). La confrontation – encore inexplorée – de ces deux pensées de la démocratie radicale nous permettrait d’élaborer une théorie du social basée sur la critique incessante des formes sédimentées voire cristallisées de l’ordre institué dans laquelle la société renégocie incessamment les normes qu’elle produit.

[7] J. Butler, Défaire le genre, Paris, Éditions Amsterdam, 2006, p. 35.

[8] Ibid.

[9] Ibid. « Le corps a toujours une dimension publique ».

[10] Ibid., p. 39. L’autonomie dont il est ici question est avant tout celle qui est revendiquée dans le champ des luttes féministes portant sur la liberté reproductive ou sur le terrain de l’autodétermination et de la reconfiguration des normes genrées portées par les politiques sexuelles et de genre. Nous pourrions entendre pourtant plus en général la question de l’autonomie sociale voire du statut de la démocratie, toujours à concevoir, selon Butler, à partir des conditions sociales de corporalisation (embodiment) et de la vulnérabilité qui nous habite.

[11] Ces corps qui comptent, op. cit., p. 41.

[12] À partir de Ces corps qui comptent, Butler souligne à plusieurs reprises qu’il faut bien distinguer la performativité de la performance, car il faut prendre en compte le poids des contraintes sociales. Les deux dimensions sont toujours présentes dans sa réflexion qui à aucun moment n’oublie le fait que le système social agit sur nos corps par la répétition incessante de normes qui ainsi s’incorporent et se sédimentent en nous, mais que nous pouvons aussi remettre en question.

[13] Ibid., p. 27

[14] M. David-Ménard, « L’institution des corps vivant selon Judith Butler », dans Sexualités, genres et mélancolie. S’entretenir avec Judith Butler, Paris, Campagne Première, 2009, pp. 197-212, p. 205

[15] J. Butler, Humain, inhumain. Le travail critique des normes. Entretiens, Paris, Éditions Amsterdam, 2005, p. 15.

[16] J. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 105.

[17] J. Butler, Trouble dans le genre, Paris, La Découverte, 2005, p. 117.

[18] J. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 23.

[19] C. Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1975, p. 161.

[20] J. Butler, Défaire le genre, op. cit., p. 65.

[21] Ibid., p. 63.

[22] J. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 21.

 

[23] J. Butler, Défaire le genre, op. cit., p. 43.

[24] M. David-Ménard, « L’institution des corps vivants selon Judith Butler », op. cit., p. 208.

 

[25] Ibid., p. 209.

[26] J. Butler, Défaire le genre, op. cit., p. 254.

[27] A. Kalyvas a notamment souligné comment la pensée de Castoriadis « ne prend pas pleinement en compte les formes de domination et les relations asymétriques de pouvoir » et finit par minimiser les conditions matérielles de l’assujettissement de certains groupes sociaux marginaux. Selon Castoriadis, en effet, la politique concerne l’institution de toute la société et ce qui tombe aux marges de la norme lui apparaît être moins relevant.

[28] Bien que, dans les textes mentionnés, Butler fasse plus directement référence aux normes qui marquent la vie genrée, nous rappelons que le rapport vie, norme et exclusion traverse toute la pensée butlerienne et notamment ses réflexions sur la guerre et les violences de l’occupation militaire (en Irak ou en Palestine) ou encore sur les prisonniers de Guantanamo et sur les effets de la lutte contre le terrorisme. Dans tous ces cas, la question qui se pose est celle d’une analyse critique des frontières normatives qui viennent séparer l’humain de l’inhumain, des vies dignes d’être vécues et pleurées de celles qui ne sont pas reconnues comme telles. La tâche d’une politique démocratique est donc celle d’élargir et d’étendre les cadres normatifs qui permettent une vie viable pour ceux qui en étaient exclus.

[29] J. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 30.

[30] J. Butler, Défaire le genre, op. cit., p. 32.

[31] Cf. J. Butler, Vie précaire. Le pouvoir du deuil et la violence après le 11 septembre 2001, Paris, Éditions Amsterdam, 2005.

[32] J. Butler, Défaire le genre, op. cit., pp. 43-44.

 

[33] E. Fassin, « Trouble-genre », préface à l’édition française, dans J. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., pp. 5-19, p. 14.

[34] J. Butler, Humain, inhumain, op. cit., p. 20.

[35] J. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 30.

[36] C. Castoriadis, Figures du pensable. Les carrefours du labyrinthe VI, Paris, Seuil, 1999, p. 190.

[37] J. Butler, Antigone : la parenté entre vie et mort, Paris, EPEL, 2003.

[38] J. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 21.

[39] J. Butler, Défaire le genre, op. cit., p. 42.

[40] J. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 265.

[41] J. Butler, Ces corps qui comptent, op. cit., p. 119.

[42] J. Butler, Trouble dans le genre, op. cit., p. 198.

[43] Ibid., p. 273.

[44] M. Tort, « Quelques conséquences de la différence “psychanalytique” des sexes », Temps modernes, n° 609, juin-juillet-août 2000, pp. 176-215, p. 195.

[45] E. Fassin, L’Inversion de la question homosexuelle, Paris, Éditions Amsterdam, 2008, p. 15.

[46] C. Castoriadis, Domaines de l’homme. Les carrefours du labyrinthe II, Paris, Seuil, 1977, p. 476.

[47] E. Fassin, Le Sexe politique. Genre et sexualité au miroir transatlantique, Paris, Éditions de l’EHESS, 2009, p. 15.

[48] J. Butler, Défaire le genre, op. cit., p. 42.

Trolls

par Noëlle Combet
La rosée est si tendre ce matin !

Entends danser les trolls dans les feuilles du vent…

L’insurrection des geais rappelle des combats

que la tristesse étreint :

le sang des hommes s’est trop souvent perdu

noyant les herbes hautes

et les exils ;

le sang de la douleur

a si souvent voulu

la liberté, dedans, dehors,

dessinant

les galops de la vie loin de la servitude ;

Là-haut, la buse tourne en cercles suraigus

qui proclament la faim.

Le vent… le vent berceur d’oubli,

fait rémission des luttes…

m’invite à me blottir en mon corps désœuvré…

qui soudain s’abandonne… à la danse des trolls… implorant l’orient.

 

Noëlle Combet