Passages

Penser, disait ce poète
C’est « chercher une phrase ».
Les phrases ouvrent des passages,
Mais il arrive qu’elles se perdent
Et leur absence fait table rase
Et dérision
Lorsque l’amour déchoit et que la pensée meurt
Au pied des murs
Infaillibles.
Halt ! Papiere !
Incarcérations
Retranchements
Prisons asiles camps
Suffocation…
Et puis…
« Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas »
Ecrivit Imre Kertész…
Révolte d’écriture.
Lâchers d’oiseaux libérés
Dispersant la barbarie
A la chute des murs,
Elles reviennent les phrases,
Avec les mots mêlés des lettres en attente
Avec l’amour vécu-rêvé
Et le parfum des orangers
Dans les nuits bleues.

Noëlle Combet.

Histoire de Juliette

par Noëlle Combet

« Histoire de Juliette »  selon Sade :   
Assurément ! Mais quand même…

Les lignes qui suivent sont le résultat d’une sorte d’expropriation. Un choc, qui s’est produit lorsque la lecture du « Récit de soi » de Judith Butler et la découverte de ses propos lors de son intervention au colloque de Poitiers en mars 2008, m’ont ouvert les yeux sur mes « fermetures » et, me projetant hors de moi, m’ont conduite à un autre regard sur des textes que je considérais jusqu’alors comme de l’ordre de mon indépassable, mon « fonds » personnel d’existence et de sauvegarde, qui était déjà volontiers orienté vers les paradoxes et favorable à la polysémie. Or, voilà que s’ouvraient d’autres voies, encore plus déstabilisantes, me mettant en déséquilibre et en questionnement in-quiet quant à nos images les plus convenues. Il m’a fallu, tâtonnante, à l’aveugle, sortir de mon confort, perdre des contours identitaires et rencontrer, chemin faisant, plus d’hésitations que de certitudes.

Assurément
Un versant masculin

Annie Le Brun, poétesse et essayiste, a publié[1] un recueil de ses conférences consacrées à Sade. Dans celle qui s’intitule « Pourquoi Juliette est-elle une femme ? », elle approche les images du « féminin », en lien avec l’écriture et la liberté telles que Sade les propose dans « Histoire de Juliette ». Elle les met en perspective avec d’autres points de vue masculins.

Celui de Sade. Dans « Histoire de Juliette », Juliette révèle son secret à la comtesse de Donis qui  trouve ses désirs supérieurs aux moyens de les satisfaire : « Voici mon secret, explique Juliette, soyez quinze jours sans vous occuper de luxures, distrayez-vous, amusez-vous d’autres choses; mais jusqu’au quinzième ne vous laissez pas même d’accès aux idées libertines ». Au terme de cette abstinence, expose-t-elle, il faudra, dans un endroit calme et obscur se livrer « mollement et avec nonchalance à [une] pollution légère » puis laisser libre cours à l’imagination, dans tous les détails et égarements possibles, y compris la possibilité de « mutiler, détruire, bouleverser tous les êtres que bon vous semblera ».

Il s’agira ensuite, entre des tableaux variés, de se fixer à celui qui aura le plus de force  afin de réaliser le passage à l’écriture : «Le délire s’emparera de vos sens, et vous croyant déjà à l’œuvre, vous déchargerez comme une Messaline. Dès que cela sera fait, rallumez vos bougies, et transcrivez sur vos tablettes l’espèce d’égarement qui vient de vous enflammer sans oublier aucune des circonstances qui peuvent en avoir aggravé les détails; endormez-vous sur cela, relisez vos notes le lendemain, et en recommençant votre opération, ajoutez tout ce que votre imagination un peu blasée sur une idée qui vous a déjà coûté du foutre, pourra vous suggérer de capable d’en augmenter l’irritation. Formez maintenant un corps de cette idée, et, en la mettant au net, ajoutez-y de nouveau tous les épisodes que vous conseillera votre tête. Commettez ensuite, et vous éprouverez que tel est l’écart qui vous convient le mieux, et que vous exécuterez avec le plus de délices. Mon secret, je le sens, est un peu scélérat, mais il est sûr et je ne vous le conseillerais pas si je n’en avais éprouvé le succès »

Celui de Rimbaud. « Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, l’homme – jusqu’ici abominable – lui ayant donné son renvoi, elle sera poète elle aussi! La femme trouvera de l’inconnu! Ses mondes d’idées diffèreront-ils des nôtres ? Elle trouvera des choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses ; nous les prendrons, nous les comprendrons.»

Celui de Jarry, dans une confidence à son amie Rachilde. « Nous n’aimons pas les femmes, mais si jamais nous en aimions une, nous la voudrions notre égale, ce qui ne serait pas rien ».

et aussi…
Un versant féminin

Quelques commentaires d’Annie Le Brun sur les auteurs évoqués : « Pourquoi Juliette est-elle une femme ? »

Ainsi : « Juliette a recours à cet incroyable subterfuge pour prouver que tout le bonheur de l’homme est dans son imagination. En effet, de quoi s’agit-il sinon d’utiliser le défaut de l’objet comme fondement d’une nouvelle érotique, consistant à affirmer physiquement la solitude qui en résulte, pour donner corps à une rêverie sexuelle inédite. C’est ainsi qu’à vide, pour elle-même, au ralenti, sans parole, Juliette s’exerce à accomplir le passage à l’excès imaginaire…Extraordinaire travail entre l’écriture automatique et le rêve dirigé au cours duquel Juliette s’aventure au plus profond des coulisses de la solitude pour affronter un arbitraire érotique dont la détermination ne semble d’ailleurs différer en rien de l’arbitraire poétique ».

Ayant ainsi souligné les  passages, de l’érotisme à l’imaginaire, puis de l’imaginaire à l’écriture, Annie Le Brun évoque ce qui, dans les fantasmes masculins, idéalise la  forme féminine  jusqu’à en faire une métaphore de la liberté. Elle poursuit : « Quel est donc le sens de cette forme féminine qui va induire les pensées les plus agitantes de notre modernité? N’est-il pas surprenant que Sade, Rimbaud, Jarry, s’étant eux-mêmes tenus quelque peu éloignés des femmes, se retrouvent à miser sur le devenir de la forme féminine? Qu’a-t-elle donc à voir avec la liberté? Je répondrai : tout, ne serait-ce qu’à devenir le théâtre le plus inattendu, où la liberté se conquiert contre toutes les déterminations naturelles. En effet, enracinée dans la vie organique et destinée à la perpétuer, la forme féminine aura été le creuset de toutes les fatalités – physiques, sentimentales, sociales – que la liberté doit combattre. »

Quant à Chantal Thomas, romancière et essayiste, elle a consacré elle aussi un livre à Sade. L’ayant rappelé  dans une série d’entretiens[2], elle indique l’importance qu’elle accorde à cet écrivain qu’elle place au fondement de son propre processus d’écriture : « L’envie d’écrire m’est venue en lisant l’Histoire de Juliette. Je n’avais rien écrit avant cette lecture de Sade. C’est véritablement ce texte qui m’en a donné l’envie. Sade me produit un effet survoltant par son phrasé, par son détachement supérieur, par son ironie. J’ai eu le sentiment très net de commencer à me mettre à l’écriture avec mon livre sur Sade…Si cette envie d’écrire m’est venue avec cet écrivain, c’est, je crois, parce que sa manière de fantasmer le plaisir est au-delà de tout ce qu’on peut concevoir et qu’il est stupéfiant qu’il ait réussi à l’écrire ».

Elle évoque ensuite ce qu’il en est pour elle du lien écriture/lecture et sado /masochisme :

« Plus obscurément encore (et c’est cela qui pour moi a été décisif) j’ai découvert grâce à lui que m’en tenir à ma position de lectrice relevait du masochisme. J’ai pensé alors que se contenter de lire, c’était indéfiniment se laisser marquer, traverser par les mots des autres. Et que ne connaître que cet aspect du plaisir, c’était s’interdire son côté actif…

Et plus loin :
…L’écriture me rendait active dans le plaisir. En écrivant, on reprend certes les mots des autres mais pour les transformer. Si Sade m’a fait découvrir cette intuition de fond, décisive, s’il m’a fait toucher cette dimension, c’est parce qu’il va extrêmement loin dans cette exploration du plaisir imposé – jusqu’à la mise à mort de la victime. C’est, je le sais, une représentation simpliste et fausse que de ramener la lecture à une attitude masochiste et l’écriture à la liberté de mise en scène du libertin, mais ce schéma m’a servi pour quitter les domaines purement fantasmatiques de la lecture et le temps du rêve pour arrêter de discourir sur le Texte et m’affronter à une pratique concrète. Désormais, m’installer quelque part et me mettre à écrire fait partie des gestes du jour. »

Mais quand même
Du féminin, de la liberté et de l’excès

A la fin de son texte, à propos de la liberté de penser dans l’univers de Sade, Annie Le Brun évoque « La philosophie dans le boudoir » et « l’inqualifiable outrage de la fille sur la mère, l’espiègle Eugénie de Mistival ne se contentant pas de faire violer par un valet vérolé celle qui l’enfanta dans la douleur mais lui recousant le sexe avec un solide et élégant fil rouge pour s’assurer de la remontée du poison vers le mystère des origines. »
Le « rire » que peut susciter l’outrance théâtrale de la scène et une sorte de désinvolture du style, pour l’évoquer à la manière de Sade, n’interdit pas la réflexion sur cette question.

Je crois qu’à vouloir ainsi « véroler » la mère, loin de la réduire ou de la supprimer, on l’augmente, que cet acharnement de haine tel que le donne à voir « La philosophie dans le boudoir » renvoie à un absolu de la « fusion »  dont ce corps à corps n’est qu’une doublure. On ne se libère pas, on s’assujettit davantage.

L’obscène ne vient pas tant d’un scénario si caricatural qu’il peut  en devenir comique. Il vient surtout de cette phobie de l’ouvert que met en scène cette suture. Cette « couture », on peut la voir défaite dans le tableau de Courbet : « L’origine du monde » sans que l’ouverture paraisse réalisée. Est-ce que la quête de l’obscène et celle du sublime[3] se rejoindraient là dans une sorte de surexposition de la représentation (et de la précision du détail, qui, en matière d’ouverture, n’en laisse plus même à l’imaginaire)?

L’Ouvert, ainsi que les « Elégies de Duino » de Rilke ou le tableau « Carré blanc sur fond blanc » de Malevitch nous le donnent à penser, a des affinités avec le Rien. Or, détruisant l’objet en le torturant jusqu’à l’inscrire dans une mort éternisée,  le monde du « divin marquis » le multiplie au lieu de s’en libérer.
Soit je me fais l’objet de l’autre, soit je fais de lui mon objet : certes, c’est une réalité sexuelle mais elle ne tourne à la cruauté que si des effets de l’amour et du plaisir ne viennent pas amender l’identification du sujet et de l’objet dont sont l’indice, dans le sadomasochisme, les excès d’une pulsion réciproque de domination et de souffrance.

Dans cet amendement et non ailleurs serait la liberté, dans cette « qualité » de l’amour en lien avec la joie et générateur d’un accroissement de la puissance d’agir. Là, j’appuie ma pensée sur celle de Spinoza qui a trouvé une autre manière que celle de Juliette, de s’accommoder du défaut de l’objet!

La puissance d’agir devrait-elle être rabattue sur le sadisme? On pourrait le penser, à lire ce que Chantal Thomas évoque de son expérience, ou lorsqu’on voit Annie Le Brun terminer son texte par le trait de Duchamp : « A titre de revanche, verge de rechange ». Evidemment, au terme d’une conférence, cette chute a un certain panache, autre objet d’érection…mais dans le texte écrit? Faudrait-il se dire alors que, selon l’auteur, pour qui « le désir n’a pas de sexe », l’écriture en aurait un …viril ? Il serait donc bien malaisé de « (dé)faire le genre » dans le sens que donne Judith Butler à cette formule : produire des formes de vie plus vivables en tant que moins soumises aux normes qui gouvernent le « genre ».

Certes Sade reste notre « prochain » chaque fois que l’on regarde, ici et là, les pratiques de la violence, mais je me refuse à penser que le sado-masochisme, même s’il y participe, soit l’essentiel de l’érotisme et de  l’écriture.

Aussi, je préfère écouter ces deux femmes dans leurs interstices.
 Annie Le Brun : « Il faudra un jour revenir sur la violence que Sade fait subir à la féminité en choisissant justement sa forme pour dénier son essence procréatrice. A ce prix quelque peu scélérat (quand même !), se conquiert pour lui la liberté de penser, à ce prix quelque peu criminel se découvre pour lui la matérialité de la liberté…La voilà, la première figure de la liberté, libre comme le serait une « fille née sans mère », et cela – il faut s’en souvenir – (circonstances atténuantes donc ?) au moment où les révolutionnaires de 1789 rêvent mère- patrie et liberté-matrone ».

Chantal Thomas, rappelons-le : « Désormais, m’installer quelque part et me mettre à écrire fait partie des gestes du jour ». Oui, il arrive que, comme en Auvergne, les volcans, se minéralisant, sédimentent et je me plais à penser que les « chemins de sable » de Chantal Thomas nous font aller glissant vers d’autres paysages, des espaces d’eau.

La vastitude de ces autres espaces me fait interroger ce que dit Annie Le Brun, de la liberté qui aurait à combattre les fatalités physiques, sentimentales, sociales, inscrites dans ce creuset de la forme féminine en tant qu’« enracinée dans la vie organique et destinée à la perpétuer… C’est pourquoi elle aura tant fasciné ceux qui ont été jusqu’à éprouver leur passion de la liberté comme une affaire physique…car en elle s’incarne non seulement l’irréductible rivalité de la nature et de la pensée. Mieux, en elle, figurant le double défi de la nature à la pensée et de la pensée à la nature, s’inscrit dans sa violence essentielle l’énigme de la liberté humaine ».

Tout cela sonne très « occidental », dans l’esprit des « Lumières », en ce qui nous en serait resté comme une autre forme de l’affrontement nature culture, au nom de la Raison. Notre modernité aurait beaucoup et peut-être tout à perdre à se « chroniciser » dans cette conception si irréductiblement duelle. Et cependant, je reste très touchée par le lien passionnel de Sade et de l’écriture comme acte de résistance, d’abord à son aristocrate de belle-mère, ensuite à la Terreur; jamais il n’aura cessé d’écrire, ni à Charenton au milieu des cris, ni quand on lui volait ses manuscrits, ni quand on lui interdisait papier et crayons. Il aura persisté dans l’éruption-irruption esthétique si prenante, parfois, (même si, d’autres fois, l’on s’enlise dans l’ennui de la répétition), de ce style insurrectionnel qui lui est particulier. Commotion, révulsion : il arrive qu’on en soit ébloui et stupéfié. Sade représente sans nul doute un  moment de la langue.

Mais une question reste inscrite en moi au-delà de cette émouvante et éprouvante réalité : entre réserves et fascination où se situe Annie Le Brun en ce qui concerne l’identification entre une image de la forme féminine et une figure ultra transgressive, (jusqu’à la folie, jusqu’à la terreur), de la liberté ? 

Car si le « secret » de Juliette a entraîné mon adhésion en tant qu’illustration de ce que l’écriture doit à l’érotisme, au fantasme et à leurs élans irrépressibles, voire accessoirement violents, je me défie de cet accent mis exclusivement sur le versant actif agressif  (« verge de rechange ») et de la pro-fusion qui en découle. L’écriture, en particulier l’écriture poétique, m’apparaît surtout comme expérience du vide sur les frontières de l’indicible, un abandon à la béance, à la simple é-vidence de l’ex-istence, de l’ex-cursion  et de l’errance, un vagabondage, avec ses ellipses, ses allées venues, ses absences, d’une pensée à l’autre, d’une fiction à l’autre, d’une sensation à l’autre. Je suis là, autre part, et des arbres bruissent.

Et puis aussi…
D’un élargissement de la fonction maternelle

Alors que je travaillais à ce texte, le 3 Juillet, l’annonce et les premières images de la libération des otages des FARC  me sont parvenues. En lien avec mon propos, j’ai retenu un cri et deux remarques d’Ingrid Betancourt, remarques en réponse à des questions qui lui étaient posées.

Le cri, celui adressé à sa mère, en tout premier lieu, juste après sa libération, résonne comme un démenti radical opposé par une réalité à l’imaginaire sadien de la mise à mort de la mère via Eugénie de Mistival…Un cri mouillé de pleurs : « Maman ! Je suis en vie et je suis libre ! ». Nous savons, bien sûr, désormais, que le « maternel » ne se résume pas à la reproduction, et que, dans ce champ même, la mère n’est plus aussi « certissima » qu’en son temps, Freud pouvait l’avancer. Ce cri concerne surtout la reconnaissance d’une fonction d’invitation à la vie et à la liberté. Quand un « je » l’adresse à un « tu » quel qu’il soit, il le place par là même, dans un champ maternel et désigne une personne qui a rendu sa vie digne d’être vécue en opposition à ces vies, qui, pour avoir été reproduites, n’en sont pas pour autant, « vivables », celle de Sade, par exemple.

Les deux remarques de l’ex-otage sont d’un poids et d’un prix très rares. La première : « Quand on te traite comme un chien, tu deviens un chien », donc impossibilité d’échapper à la « non vie » qu’infligent les traitements sadiques et, me suis-je dit, ne pas y échapper assure la survie, l’injure étant endossée, comme y furent contraints les marranes, voire en s’assujettissant aux injonctions sadiques, seule voie de survie, parfois, selon leur témoignage pour des déportés qui ne voulaient pas devenir des « musulmans », c’est-à-dire se résoudre à la mort.

La deuxième : elle concerne cette sorte de réflexe conduisant, malgré des montées de haine ponctuellement inévitables, à ne pas fixer durablement la négativité de cet affect, ce qui produirait un nouvel assujettissement : donc, l’affect ayant marqué le corps, laisser l’inscription « travailler » jusqu’à ce qu’elle s’inverse et se laisser « éprouver » cet avers, aimer pour être libre, ce qui fait écho à la définition spinozienne de l’amour, définition à la fois restrictive et immense à l’infini : « L’amour dis-je n’est autre chose qu’une joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure » (« Ethique », Partie III, Proposition XIII, scolie). Et ce serait faire erreur d’imaginer qu’il n’y a là qu’abstraction puisque la Proposition X énonce : « Une idée qui exclut l’existence de notre corps, ne peut être donnée dans l’âme, mais lui est contraire ». Donc  l’amour s’inscrit et s’étend du  noyau corporel jusqu’à la périphérie du corps, son enveloppe dont Spinoza nous dit que c’est « l’âme » (certains traducteurs préfèrent le mot «esprit », qui paraît en effet plus adéquat à celui de « mens » utilisé par Spinoza).

Je regrette pourtant que Spinoza, ainsi qu’il apparaît au chapitre XI de son « Traité politique », « Sur la démocratie », n’ait pu se démarquer d’un préjugé commun (nous sommes, rappelons le, au XVIIème siècle) mais il était déjà possible de s’en défaire à son époque.  Ne séparant pas de l’oppression des hommes la position inférieure alors attribuée aux femmes, conscient donc que celle-ci ne dépend pas de la seule nature féminine, il la présente néanmoins comme un phénomène universel, indépassable sur lequel il n’y a pas lieu de revenir, donnée confirmée selon lui par l’expérience (il en oublie, par exemple, l’histoire de Sparte au VIIIème siècle avant J.C. et le rôle politique accordé aux femmes selon la constitution de Lycurgue).

Loin de se résigner à une inéluctable supériorité des hommes, n’y a-t-il pas lieu d’accueillir une évolution qui, de fait, intervient ponctuellement peu à peu dans ce champ des « genres » et dans sa théorisation, telle celle qu’en produit Judith Butler? Et accepter l’image de sa propre réduction à la « chiennerie » par nécessité de survie, sans pour autant rester marqué de haine, n’est-il pas l’indice d’une aptitude au « féminin » qui pourrait être là comme un autre nom de la  vacuité, l’absence, le dé-tour et l’abandon au vide, que quelques personnes d’exception mais peut-être aussi tous les humains, peu importe leur « genre » peuvent en des moments très particuliers manifester ? « Le Corps peut, par les seules lois de sa nature, beaucoup de choses qui causent à son Ame de l’étonnement » (Spinoza, Ethique III, proposition II, scolie).

Et enfin
Vies visibles ou in visibles, vivables ou invivables.

C’est lorsqu’une telle pensée m’a « touchée », celle de Judith Butler toujours si souple, toujours si sensible aux questions de domination et d’oppression, ainsi qu’à la plasticité possible ou non des théories et des normes, que je me suis penchée à nouveau sur des textes et des questions laissées en friche; je m’en suis trouvée « remaniée ».

Ecrire ce qui précède manque de prudence et tente une cohabitation à laquelle je tiens, entre le « littéraire » le « philosophique » et le « sociopolitique » ; je fais mienne cette interrogation de Judith Butler sur ce qui fait les vies « vivables » ou « invivables », considérées comme dignes ou non d’être pleurées ou vécues, interrogation qui sous tend ce que je connais déjà (très peu) d’elle et me semble ouvrir des perspectives considérables dans le champ aussi bien personnel que sociopolitique international, car il n’y a pas de « je » sans « tu »[4]. En cela, toute expérience personnelle est aussi « sociale ».

A la lire, j’ai aussi approuvé, sa proposition d’une relative « (dé)construction » de la psychanalyse dont elle dit qu’il n’y a pas meilleur outil pour explorer l’inconscient et le fantasme en tant que constitutifs du sujet, mais dont elle conteste la « fixité » dans la théorisation lacanienne du Symbolique entendu exclusivement comme Loi du Père. En effet elle écrit : « Dans ce qui suit, j’espère montrer comment la notion de culture, devenue le « symbolique » dans la psychanalyse lacanienne, est très différente de la notion de culture dans le champ contemporain des « cultural studies », à tel point que ces deux entreprises sont comprises comme irrémédiablement opposées. »

Pour Judith Butler, les « cultural studies » mettent en évidence dans le champ socio anthropologique, en s’appuyant notamment sur une analyse sémiologique des créations artistiques et des images médiatiques, ainsi que du discours scientifique, une évolution du « genre » qui questionne les normes lorsque celles-ci s’appuient sur le seul modèle patriarcal.

Elle ajoute, en ce qui concerne le champ lacanien : « je défendrai aussi l’idée que toute affirmation visant à établir des règles qui « régulent », le désir dans un royaume de loi inaltérable et éternelle, a un usage très limité pour une théorie qui tente de comprendre les conditions de possibilité de transformation  sociale du genre ». Elle met donc en cause l’éventuelle étroitesse de conceptions (le Symbolique, tel que Lacan à certaines périodes le surestime, ou même le modèle oedipien si l’on en fait une valeur exclusive et universelle) qui se prétendraient seules aptes à rendre compte du sujet et de la culture. On peut voir là une parenté avec les conceptions de Gilles Deleuze et Félix Guattari dans leur « Anti-Œdipe »[5].

Est-ce parce qu’il prit conscience de cette rigidité que Lacan s’engagea aussi sur une théorisation du Réel ? Le  Réel  serait une butée (éthique selon Wittgenstein), faisant  limite au symbolique. Prolongeant ce point, Lacan accorda la même fonction à la poésie se considérant lui-même, tardivement, comme pas « pohâtassé » et concluant qu’il lui fallait continuer de « potasser »  [6].  D’autre part, il y a, dans la pensée lacanienne, bien des éléments, en particulier dans le Séminaire « Encore », ouvrant de possibles lignes de fuite par rapport à ce qui serait une norme phallocentrique et un modèle hétérosexuel exclusif. Il énonce en particulier que « quand on aime, il ne s’agit pas de « sexe » ( séance du 19 décembre 1972).

Possibilité de transformation sociale par la prise en considération et l’approche du « genre » énonce  Judith Butler mettant donc en cause le symbolique lorsqu’associé à une conception patriarcale, il débouche sur le choix binaire de l’hétérosexualité et donc un modèle exclusif du « genre ».  De la même manière, elle conteste, par rapport au genre dominant, toute « extraterritorialité » qui imposerait de  nouvelles normes.  Ce n’est pas un souci de « modification » comme valeur en soi, qui l’anime.

Peut-être, un souci de « conceptualiser le genre » pourrait-il nous conduire, par une extension, voire une généralisation, à l’envisager au sens fort, comme une « catégorie » de l’esprit. Certes, ceci ferait l’objet d’un autre travail d’approfondissement. Pourtant cette « Catégorie », s’il en est, serait restée invisible pour Kant, Hegel et successeurs. Et pour « cause », peut-être, cause qui justement pourrait valoir de preuve a contrario, à la mise en lumière freudienne de l’occultation ou de l’évacuation du sexuel dans le discours scientifique, incluant la philosophie de l’esprit : cet oubli constituerait un indice hautement significatif pour expliquer que le genre ne soit pas apparu en tant que tel à tous ceux qui ont cherché à explorer, voire définir, l’esprit. S’agit-il pour l’heure, chez les tenants des cultural studies de faire acte de philosophes de l’esprit, ce n’est pas je suppose leur enjeu, qui lui, est plus dans le sensible, l’existentiel, « social » voire le politique. En tout cas chez Judith Butler, il s’agit d’un souci de faire bouger les représentations communes, en réponse à l’urgence d’inscrire dans le « vivre ensemble » les minorités sexuelles sociales, raciales, ethniques, auxquelles est refusée une dignité existentielle et même une appartenance à l’humain, ce qu’elle désigne par « vies invisibles ». C’est pourquoi « défaire le genre » est aussi  un moyen de le « faire » de façon à ce que le maximum possible de vies humaines  puisse accéder à la visibilité.
Noëlle Combet

 

[1] « On n’enchaîne pas les volcans », Gallimard, octobre 2006

[2] « Chemins de sable », Bayard, mai 2006

[3] Qu’on songe ici au rapprochement qu’on peut en lire chez Kant…

[4] « Je et tu », de Martin Buber Aubier-Montaigne, Paris, 1992 (édition allemande 1923).

[5] Minuit, 1972

[6] « L’astuce de l’homme c’est de bourrer tout cela, je vous l’ai dit avec de la poésie qui est effet de sens, mais aussi bien effet de trou. Il n’y a que la poésie, vous ai-je dit, qui permette l’interprétation, et c’est en cela que je n’arrive plus, dans ma technique, à ce qu’elle tienne. Je ne suis pas assez « pohâte »,  » Je ne suis pas pohâtassé « . J. Lacan, Sém. XXIV, L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre, 17 mai 1977.

Le rêve architecte

par Bernard Roland

L’architecture et le rêve sont en situation de proximité. D’un côté parce que les hommes projettent leurs rêves en bâtissant, en édifiant des monuments et des bâtiments, d’un autre côté, parce que dans les rêves, au cours de leur sommeil, les éléments architecturaux prennent une grande place. De plus, on sait combien l’architecture est présente dans l’art en général, qu’il s’agisse d’œuvres littéraires, ou plastiques. La psychanalyse s’y est diversement mais fortement appuyée pour développer ses théories, et aussi pour en étayer leur bien-fondé.

Dans les rêves d’architecture on peut placer toutes les constructions qui dépassent l’imagination ou qui en marquent les limites à une époque donnée, constructions toujours utopiques avant d’être réelles (cathédrales, pyramides, temples mayas, grande muraille de Chine, etc.) et aussi toutes les architectures utopiques liées à une philosophie particulière, véritables projets de société et de changement des rapports humains – telles les architectures issues de la philosophie de Fourier, les réalisations  de Ledoux, etc. Il y a en tout cas toujours quelque chose de possiblement visionnaire dans la position de l’architecte.

Utopie et lieu, il s’agit de l’espace

 L’espace réel et l’espace imaginaire du rêve ont leurs points de concordances et de radicale différence.

Ainsi dans le roman de Francesco Colonna écrit en 1467, Le songe de Poliphile, trouve-t-on une description des jardins de Cythère dont les données architecturales et florales seront largement diffusées au 16ème siècle, et serviront de référence à l’aménagement des villas italiennes de la Renaissance.

C’est du côté du rêve tel que Freud l’a  traité dans sa Traumdeutung, ou Sciences des Rêves, que nous aborderons la question des éléments architecturaux dans le rêve, elle servira de fil conducteur.

Sigmund Freud à travers les rêves qu’il cite se réfère souvent à des lieux, la figurabilité du rêve y amène souvent des images de lieux, dont les tableaux d’artistes comme De Chirico, Dali, Delvaux, Magritte etc., constitueront comme une illustration de la surréalité liée à l’espace.

Freud développe cette caractéristique du rêve à faire passer les pensées du rêve sous forme d’images dans le rêve et il en note la facilitation du travail de condensation et la possibilité de création de liens nouveaux[1]: « De tous les raccords possibles aux pensées essentielles du rêve, ceux qui permettent une représentation visuelle sont toujours préférés, et le travail du rêve ne recule pas devant l’effort nécessaire pour faire passer les pensées toutes sèches dans une autre forme verbale, celle-ci fût-elle très peu habituelle, pourvu qu’elle facilite la représentation et mette fin à la pression psychologique exercée par la pensée contrainte. »

Les métaphores architecturales de Freud :

Ces images représentent souvent des lieux ou des éléments architecturaux. En même temps que cet aspect figuratif des éléments architecturaux peuvent insister chez Freud par le biais du « signifiant ». Ainsi dans le rêve des trois Parques[2], ce signifiant se rapporte à une référence fréquente à Brücke, son professeur… « Il semble que la nécessité d’établir des relations entre les mots ne respecte rien, puisque le cher nom de Brücke (Brücke= pont ; wortbrücke = mot-pont, mot de liaison) ne sert, on vient de le voir, qu’à me rappeler l’Institut d’Université … ».

Freud a souvent utilisé des métaphores architecturales pour parler de la psychanalyse, dans son texte Construction dans l’analyse[3] et aussi dans le chapitre sur l’élaboration secondaire de la Traumdeutung[4] : « il y a même un cas où l’effort de construire, pour ainsi dire, une façade au rêve lui est en grande partie épargné, c’est lorsque celle-ci est toute prête dans le matériel des pensées du rêve et n’attend plus que d’être utilisée…
…A propos du fantasme :…Ils sont (les fantasmes) à l’égard des souvenirs d’enfance sur lesquels ils se fondent à peu près dans le même rapport que maint palais romain de style baroque à l’égard des ruines antiques : les moellons et les colonnes des édifices anciens ont fourni le matériel pour la construction des palais modernes. »

Le corps et la maison

Au début du livre à propos de la littérature consacrée au rêve Freud discute des thèses de Scherner affirmant que l’activité artistique du rêve est fournie par les stimuli somatiques : «Scherner croit même…que notre imagination a dans le rêve une figure de prédilection pour représenter l’organisme entier : ce serait la maison. Heureusement pour ses représentations, elle ne s’en tient pas à cela; elle peut au contraire représenter par des séries de maisons un seul organe, par exemple de longues rues figureront une excitation intestinale. D’autres fois, des parties de maisons représenteront réellement des parties du corps. Ainsi dans un rêve de migraine, le plafond d’une chambre (que l’on voit couvert d’ignobles araignées pareilles à des crapauds) représentera la tête.»[5]

Les éléments architecturaux  peuvent donc symboliser des organes : « …l’intervalle entre les cuisses serrées peut-être symbolisé par une cour étroite entourée de maisons, le vagin par un sentier très étroit et très moelleux qui conduit à travers la cour »…[6]

On retrouve cette métaphore dans « Les monologues du vagin », pièce de théâtre d’Eve Ensler[7] : « …Je ne peux pas vous parler de ça, là en bas. On sait que c’est là, point. Comme la cave. Quelquefois ça gargouille. On entend des bruits de tuyauterie et il y a des trucs qui ont du mal à passer, des petites bêtes, des machins, c’est tout mouillé, alors vous faites réparer les fuites. A part ça la porte est toujours fermée et on l’oublie. Je veux dire ça fait partie de la maison, mais on ne le voit pas, on n’y pense pas. Mais faut que ça y soit, parce que toutes les maisons ont besoin d’une cave, sinon ce serait la chambre qui serait au sous sol. »

Freud revient plus loin sur les hypothèses de Scherner indiquant que « l’imagination du rêve représente le corps humain entier comme une maison, chaque organe comme une partie de la maison[8] pour poser que l’état général de notre corps est assurément au nombre des stimuli somatiques directeurs du rêve, mais qu’il ne peut en déterminer le contenu, il fournit à ses pensées du matériel qu’elles devront utiliser [9]».

Freud cite encore plus loin les travaux de Scherner et Volkelt pour souligner avec eux que la maison n’est pas le seul cercle de représentations qui serve à symboliser la vie corporelle : « Je connais des malades qui ont conservé la symbolique architectonique du corps et des organes génitaux (l’intérêt sexuel ne porte pas seulement sur les organes externes), chez qui les piliers et les colonnes représentent les jambes (comme dans le Cantique des Cantiques), chez qui chaque porte symbolise un orifice du corps (« trou »), que toute conduite d’eau faire penser à l’appareil urinaire, etc. Mais la sphère de représentation de la vie des plantes peut également être choisie pour dissimuler des images sexuelles[10] ». Il reprend à cet endroit l’analyse du « rêve de fleurs » où le jardin de la jeune fille, comme dans le Cantique des Cantiques, désigne de façon métaphorique des lieux du corps.

La Villa italienne avec son jardin, ses plans d’eaux et ses rocailles fait de la demeure un lieu intégrant les forces naturelles obscures (eau, cascades, grottes) le tout enclos dans des murs protecteurs unifiants. Le rêve de Poliphile cité plus haut rejoint le thème littéraire du jardin d’amour que l’on retrouve dans de nombreuses poésies du début de la Renaissance, du Moyen-Age et même de l’Antiquité[11]. De même à l’intérieur de la maison, ses différents niveaux renvoient à des « lieux » psychiques différents : les espaces de vie au quotidien, la cave au monde souterrain, le grenier aux choses du passé.

L’ habitat », le bâtisseur, dedans dehors, vide et ouvert

Cette pensée de localiser dans la maison des fonctions corporelles et psychiques contribue à l’organisation architecturale et spatiale de la maison, elle a débouché sur la construction de maisons privilégiant certains aspects du fonctionnement tant pour des habitations individuelles, on peut citer ici la conception d’architecte thérapeute de Neutra (1892-1970), ami de Freud, se référant à la psychanalyse pour sa conception de l’espace[12], que pour des projets collectifs tels que des réalisations comme le familistère de Guise[13], dans le fil des idées fouriéristes.

Cette façon de personnaliser la maison, d’en faire un prolongement de son propre corps et de son psychique, se retrouve dans une façon contemporaine de poser l’habitat.

Ce peut être aussi une façon d’exprimer une monumentale mégalomanie du moi par la construction d’édifices hors du commun, qu’on songe aux constructions de Ceaucescu à Bucarest ou à la citadelle du roi Christophe en Haïti, délire de toute puissance. Mais aussi à toutes sortes de « délires architecturaux » comme le palais idéal du facteur Cheval, la maison de Picassiette à Chartres[14]…Bref quelque chose comme le « délire » du bâtisseur, cette mise en place d’une construction là où il n’y avait rien.

Lacan dans ses nombreuses références à l’architecture a souvent évoqué cette importance du vide dans l’architecture[15]. La maison  bien plus que de représenter le moi, marque un certain type de relation du sujet au monde, au-delà de la relation moi, non-moi, intérieur-extérieur, dont l’espace « moebien » est plus apte à rendre compte que l’espace euclidien auquel nous sommes habitués. Le rapport de l’intérieur à l’extérieur n’est pas celui d’un espace clos à un espace extérieur, mais par la présence des ouvertures, portes, fenêtres, cheminées, de la présence de lieux de circulation, d’activité, de désir, autour de ces trous. D’où l’impression d’étrangeté qui émane de murs sans ouverture.

On a en tête ces enfants appelés autistes qui tentent de fermer les ouvertures de leur corps avec leur mains, souvent les oreilles. Certains artistes ont pris la maison comme objet de transformation, comme Grégor Shneider (remodelage de la maison, isolation phonique, lieu d’effroi), allant jusqu’à la détruire comme Jean-Pierre Raynaud[16] (carrelage, fermeture, destruction). Georges Pérec aussi, avec son travail sur l’espace et la maison « mode d’emploi ».

Anselm Kiefer également dans son exposition Monumenta 2007 chute d’étoiles, au Grand Palais avec ces vastes maisons qu’il nous invite à découvrir dans leur matérialité, il ne suggère pas, il invite à sentir et à toucher.

Les ouvertures comme celles du corps sont des zones concernées par la pulsion. Rêve d’une jeune femme qu’on doit ramener à la maison, « par la fenêtre on lui jette un grand panier plein de choses lourdes… »[17]. La fenêtre ici comme lieu du regard, de ce qui passe ou pas (einen Korb geben=donner un panier=repousser une déclaration d’amour). La poire sur l’appui de la fenêtre interprété par Freud comme la poitrine maternelle, le balcon[18]de la maison, allant dans le même sens que l’expression familière française « y-a du monde au balcon ». Dans le rêve fameux de l’homme aux loups, les loups sur l’arbre apparaissent dans la fenêtre qui s’ouvre brutalement, cette fenêtre qui permet le cadrage de la scène ne figure pas dans le dessin et les peintures qu’en a fait le rêveur. Dans le rêve intitulé Chose bien étrange, le nom de Brücke est présent ainsi que divers lieux de passages, portes cochère, maison, fenêtre ouverte, pont, s’inscrivant dans un parcours mouvementé.[19]

Cet espace, non linéaire, que Freud pressent et qu’il exprime à plusieurs reprises sans en avoir l’outil conceptuel, dans le schéma de l’appareil psychique[20], où, dans la note (1), il dit que « le développement ultérieur de ce schéma déroulé linéairement devra tenir compte de notre supposition que le système succédant au préconscient est celui à qui nous devons attribuer la conscience et qu’ainsi P = C », ce qui suppose un bouclage de P et C; dans l’homme aux loups il note que « ce travail…trouve une limite naturelle là où il s’agit d’enfermer une configuration multi dimensionnelle dans lasurface plane de la description. »[21]

Les techniques médicales d’endoscopie, empruntant des voies anatomiques, comme celles de nos vaisseaux sanguins, ont aussi apporté une connaissance de l’intérieur du corps sous la forme de conduits « toriques », dans un mouvement qui n’est pas sans rappeler certaines successions d’espaces dans le rêve : couloirs, chambres, places etc. comme dans le rêve du Comte Thun[22] où se succèdent dans une indication de mouvement des lieux de passage : chambres, couloirs, escalier, sentier, fiacre, gare. Freud indique : « la série des chambres (Zimmer) traversées dans le rêve provient du wagon-salon de son Excellence où j’avais pu jeter un coup d’œil; elle évoque aussi, comme si souvent dans le rêve, des femmes (Frauenzimmer), ici des filles publiques ». Il y revient plus loin (p.302), « les Français qui n’ont pas l’expression Frauenzimmer pour désigner la femme, se servent cependant dans leurs rêves de la chambre pour représenter symboliquement la femme ».

Le symbolisme

Dans le chapitre consacré aux symboles[23] nous retiendrons ceux qui se réfèrent à des notations architecturales non sans rappeler les réserves de Freud à propos de l’interprétation des symboles qui ne peut se faire en dehors de leur contexte et des associations du rêveur.

Ainsi, il reprend le symbolisme des chambres comme représentant les femmes (Frauenzimmer), avec leurs entrées et sorties, le fait d’être ouvertes ou fermées. Le rêve de fuite à travers des chambres est un rêve de maison close ou de harem, il peut aussi être utilisé pour symboliser le mariage (Sachs). Les rêves de deux chambres peut être en rapport avec l’appareil génital féminin. Les sentiers escarpés, les échelles, les escaliers, le fait de s’y trouver, soit que l’on monte, soit que l’on descende, sont des représentations symboliques de l’acte sexuel. Les murs unis auxquels on grimpe, les façades le long desquelles on se laisse glisser (souvent avec une grande angoisse),  représentent des corps d’hommes debout. Ils renouvellent probablement des souvenirs d’enfants qui ont « grimpé » sur leur parents…

De même, on reconnaît sans peine que dans le rêve beaucoup de paysages, ceux en particulier qui présentent des ponts ou des montagnes boisées, sont des descriptions d’organes génitaux.

« Il y a des rêves de paysages ou de localités qui sont accompagnés de la certitude exprimée dans le rêve même : j’ai déjà été là. Mais ce déjà vu a dans le rêve un sens particulier. Cette localité est toujours l’organe génital de la mère ; il n’est point d’autre lieu dont on puisse dire avec autant de certitude qu’on y a déjà été.[24] », interprétation qu’il reprend dans son texte das Unheimliche, l’Inquiétante étrangeté[25]. Une partie de ce chapitre consacré au symbolisme est d’ailleurs intitulée : « Représentation des organes génitaux par des bâtiments, des sentiers, des fosses [26]», une autre aux rêves d’escaliers.

Objets composites architecturaux 

« La possibilité de former des images composites est au premier plan des faits qui donnent si souvent au rêve un cachet fantastique; elles y introduisent, en effet, des éléments qui n’ont jamais pu être objet de perception[27] ».

C’est là un procédé qui a été largement utilisé par les peintres surréalistes : « Une malade voit en rêve un objet composite qui participe de la cabine de bain au bord de la mer, du W.C. de village et de la mansarde de maison de ville. Les deux premiers éléments se rapportent tous deux à la nudité des gens et au fait de se déshabiller. On peut en conclure de leur liaison avec le troisième que (dans son enfance) une mansarde a été pour elle la scène d’un déshabillage.[28] ». Voir aussi le lieu formé d’un mélange d’une maison de santé privée et de plusieurs autres locaux (p. 289) et plus loin dans un rêve à l’Opéra, l’image de la tour désignée comme image composite par Freud (p. 295).

Les éléments architecturaux comme décor du rêve           

Au-delà du thème de la maison en tant que tel de nombreux rêves cités dans la Traumdeutung se situent dans un espace architectural, espace qui constitue souvent un des décors du rêve, de « l’autre scène », ce qu’expriment aussi de nombreux tableaux surréalistes.

A propos de cette autre scène, Freud renvoie à Fechner, qui émet, dans sa psychophysique, l’hypothèse que la scène où le rêve se meut est peut-être bien autre que celle de la représentation de la vie éveillée…L’idée qui nous est ainsi offerte est celle d’un lieu psychique[29]. Ce lieu psychique n’est pas pour Freud un lieu anatomique, il se sert pour le définir d’une comparaison avec un appareil optique.

Comme le décor théâtral disposé sur le vide de la scène, le décor du rêve est souvent une image architecturale ou un paysage, le théâtre de Palladio à Vicenza en est une illustration, ce que note Lacan dans son séminaire « l’Ethique de la psychanalyse »[30].

Dans le célèbre rêve dit l’injection faite à Irma [31], le décor est posé dès le début du rêve : « un grand hall-beaucoup d’invités, nous recevons ». Ce décor supporte les signifiants du rêve qui ont un rapport avec la circulation dans un cercle d’amis de préoccupations médicales concernant une jeune veuve. Ce rêve va constituer la première pierre et la fondation de la construction freudienne du rêve dans la Traumdeutung.

Certains rêves se passent de décor, comme celui de la monographie botanique, l’objet du rêve, le livre est ouvert à une certaine page…[32]ou le rêve on est prié de fermer les yeux[33]

La ville

Comme le fait remarquer Jacques Lacan dans le séminaire « l’identification », « question encore jamais posée qui concerne le signifiant; un signifiant n’a-t-il pas toujours pour lieu une surface[34]…Avant d’être des volumes, l’architecture s’est faite à mobiliser, à arranger des surfaces autour d’un vide ».

On peut reprendre l’intérêt de Freud pour la ville de Rome dans le fil de cette remarque de Lacan, Rome et « le souhait d’aller à Rome est devenu dans la vie du rêve le voile et le symbole de plusieurs autres souhaits très ardents… »[35], il y associe dans ce passage le souvenir du récit par son père de l’humiliation qui lui fut infligée par un chrétien qui jeta son bonnet neuf dans la boue[36]

Ici et Ailleurs

Cet aspect du rêve créateur d’images architecturales, du rêve architecte, est le résultat du travail du rêve, cette ouverture sur une autre scène : « C’est comme si dans le monde extérieur s’ouvrait un autre espace, comparable à la scène théâtrale, au terrain de jeu, à la surface de l’œuvre littéraire – et tout cela en fin compte consiste en un certain usage du langage et de la négation qu’il comporte – et la fonction de l’autre scène, on peut dire  aussi bien que c’est d’échapper au principe de réalité que de lui obéir.[37] »

C’est ce que souligne Lacan à partir du théâtre de Palladio à Vicenza : « L’architecture néoclassique consiste à faire une architecture qui se soumet à des lois de la perspective, qui joue avec elles, qui fait d’elles sa propre règle, c’est-à-dire qui les met à l’intérieur de quelque chose qui a été fait dans la peinture pour retrouver le vide de la primitive architecture…Il s’agit d’une façon analogique, anamorphique, de retrouver, de réindiquer que ce que nous cherchons dans l’illusion est quelque chose où l’illusion elle-même en quelque sorte se transcende, se détruit en montrant qu’elle n’est là qu’en tant que signifiante. C’est ce qui rend et qui redonne éminemment la primauté au domaine comme tel, du langage, où nous n’avons affaire en tous les cas, et bel et bien, qu’au langage. C’est ce qui rend sa primauté dans l’ordre des arts, pour tout dire à la poésie. »[38]

Ce qu’il reprend dans le séminaire « l’identification » : « J’ai déjà remarqué qu’apparemment il n’y a que du signifiant, toute surface où il s’inscrit lui étant supposée. Mais ce fait est en quelque sorte imagé par tout le système des Beaux-Arts qui éclaire quelque chose qui vous introduit à interroger l’architecture par exemple, sous ce biais qui vous fait apparaître ce pourquoi elle est irrémédiablement trompe-l’œil, perspective. »[39]

La production d’images et particulièrement d’images spatiales et architecturales ne concerne ni le bâtiment ni l’échafaudage, mais cet effet de trompe-l’œil, de décor d’une architecture structurée qui est celle du sujet et de la mise en scène de son désir, pendant le sommeil, dans cet espace du rêve.

Le travail du rêve est une élaboration, une écriture, un rébus, dit Freud et non un dessin[40], il y faut un lecteur pour transcrire la mise en figure, par le rêveur, des pensées du rêve. C’est à partir de là, dans l’analyse, qu’on pourra parler de construction ou de reconstruction. Néanmoins, on peut s’autoriser à parler du rêve architecte, comme de l’amour médecin, tant les architectures du rêve et les projets architecturaux ont multiplié leurs points de rencontre.

Bernard Roland

 

[1] Sigmund Freud, La Traumdeutung,  traduction Meyerson,  PUF, 1972, p. .296

[2] op.cit. p. 183

[3] S. Freud, , Constructions dans l’analyse Résultats, idées, problèmes, PUF.

[4] op.cit p. 418

[5] Sigmund Freud, La Traumdeutung,  traduction Meyerson,  PUF, 1972, p.  81

[6] op. cit.p. 82

[7] Eve Ensler,  Les monologues du vagin,  Denoël, p..36

[8] op. cit. p. 198

[9] op. cit. p. 208

[10] op.cit p. 298

[11] Günter Mader, Laila Neubert-Mader, Jardins Italiens, Office du livre p. 20

[12] Sylvia Lavin, Form Follows Libido. Architecture and Richard Neutra in a Psychoanalysis Culture, Cambridge (MA), The MIT Press, 2004

[13] Thierry Paquot, Marc Bedarida, Habiter l’utopie, le familistère Godin à Guise

[14] Massin, Ragon, Picassiette, Hooebeke.

[15] Jacques Lacan, L’Ethique de la psychanalyse

[16] Jean-Pierre Raynaud, Catalogue Christies, octobre 2006

[17] op.cit. p. 179

[18] op.cit.p. 319

[19] op.cit.p. 386

[20] Ibidem p. 460

[21] In Muriel Gardiner, L’homme aux loups par ses psychanalystes, Freud, extraits de l’histoire d’une névrose infantile, p.226, Gallimard

[22] op. cit. p. 186

[23] op.cit. p. 300

[24] op. cit.p. 342

[25] S.Freud, Essais de psychanalyse appliquée, p.199, Idées Gallimard, 1973

[26] op.cit. p..312

[27] op.cit. p. 279

[28] op cit. p. 280

[29] op.cit.p. 455

[30] Jacques Lacan, L’ Ethique de la psychanalyse, Seuil, séance du 3 février 1960

[31] Op. cit. p. 99

[32] op. cit. p. 245

[33] op.cit. p. 274

[34] Jacques Lacan, L’Ethique, séance du 3 février 1960, Seuil

[35] La traumdeutung, p. 174

[36] op. cit. p. 175

[37] Octave Mannoni, Clefs pour l’imaginaire, l’Autre scène, p. 97, Seuil

[38] J. Lacan, L’Ethique, séance du 3 février 1960, Seuil

[39] J.Lacan, l’Identification, séance du 30 mai 1962

[40] La Traumdeutung,p. 242

Brève rencontre avec le philosophe Imré Toth

par Caterina Rea
« La capacité du langage à formuler des récits sur des objets qui n’existent pas »…

 Le philosophe Imre Toth, est né en 1921 dans la Transylvanie hongroise attribuée à la Roumanie par le Traité de Versailles[1]. Il vit actuellement en France. Sa carrière académique préfigure celle des universitaires et chercheurs d’aujourd’hui : il a enseigné dans de nombreux pays d’Europe ainsi qu’aux Etats-Unis[2]. Imré Toth est plutôt connu aujourd’hui comme tenant et ardent défenseur de la « philosophie continentale » face à celui de la « philosophie analytique ». Mais cet auteur, infatigable érudit, en connaît autant sur chacun de ces courants philosophiques, et davantage. Ma rencontre avec lui a été l’occasion de mieux situer son riche parcours dans le paysage philosophique contemporain, et d’explorer sa relation, profonde et quelque peu cachée, à ses sources juives.

Une multiple non-appartenance

Esprit libertaire et réfractaire à tout communautarisme et à toute revendication identitaire, il a toujours recherché cette richesse propre à la culture, la différence et la plurivocité de l’humain, à travers la littérature et tout mouvement de la vie de l’esprit. Etre juif, pour Toth, « ce n’est pas avoir un particulier lien de sang, ni même appartenir à une religion ». Le judaïsme et « particulièrement celui de la Diaspora », marque pour lui une « modalité de vie, la possibilité d’une transgression permanente de ses propres frontières ». Une forme de déracinement ? Pas vraiment, le philosophe ne semble pas adopter ce terme, il déclare ne jamais avoir eu de problème de déracinement, en dépit de ses installations en des lieux divers et variés – peut-être même que la facilité avec laquelle il a pu bouger en est la preuve.

« Etre juif ce n’est pas se sentir étranger », nous dit-il, mais plutôt « reconnaître une forme d’appartenance à la vie de la culture ». Il rappelle combien les juifs de l’Est se caractérisaient par leur attachement à la lecture, par leur lien à la vie culturelle en général : de Thomas Mann à Marinetti, de Montaigne à Dante, « la lecture comme facteur unificateur », la vraie valeur de la culture juive. C’est-à-dire que, remarque Toth avec un langage qui ne masque pas bien longtemps son héritage hégélien, l’appartenance passe davantage ici par la vie spirituelle. Sa  manière de confirmer le refus de tout lien de sang, de tout « enracinement qui clôture et ferme à l’intérieur d’une prétendue pureté du propre ».

Une telle richesse d’expériences, de rencontres et de brassage de cultures a marqué, au fond, pour Toth, la vie de la Diaspora, qu’il ne faut dès lors pas confondre avec une simple panne de l’histoire, ou bien encore un épisode tragique que viendrait à réparer le retour en Israël. La Diaspora a incarné plutôt « une modalité unique de l’histoire qui a produit une contribution unique à la culture ». Toth rappelle le cas des juifs allemands et hongrois dont l’effort d’intégration a énormément contribué au développement culturel et social de l’Europe. Kafka et Freud, Hannah Arendt et Einstein, sont des exemples remarquables de cette « symbiose spirituelle, de ce brassage de cultures » – sans doute  incomplet et précaire, mais combien fécond.

La formation et l’Histoire

C’est ainsi que notre civilisation occidentale s’est formée comme un climat, avec beaucoup d’éléments qui gardent pourtant une certaine unité, celle qui en fait une atmosphère, un monde… une civilisation. Le mélange, la pluralité sont donc quelque part « originaires dans l’histoire. Il s’agit de les reconnaître et de les valoriser comme ce facteur premier et positif qui permet au changement et au dynamisme de se produire ».

Quels sont alors les philosophes qui ont d’avantage marqué la réflexion et le travail de Imre Toth ? Héraclite et Platon, Nicolas de Cues et surtout Hegel et Marx. Mais aussi les classiques de la littérature française, italienne et russe. Husserl et le mouvement phénoménologique n’y figurent pas. Ils ne sont pas partie du noyau, du « fond » de ses lectures et de ses interrogations au cours de ses années de formation.

Sa rencontre avec Husserl, Heidegger et le courant phénoménologique est plus tardive. Ayant d’abord baigné dans un monde philosophique largement dominé par l’empirisme logique[3], Toth s’en éloigne assez rapidement, « sans perdre pour autant la passion qui depuis le début l’attire vers le domaine des mathématiques ». Dans les moments les plus durs, notamment lorsqu’il était prisonnier pendant la deuxième guerre mondiale, il s’était consacré à l’étude des mathématiques d’Archimède. Mais « peut-on se concentrer sur de telles problématiques tandis que autant de gens sont tués? » Cette question le traverse encore et néanmoins il mesure que « ce travail lui a psychologiquement sauvé la vie ».

Ainsi il aime à dire que sa biographie, sa vie d’intellectuel, couvrent désormais presque un siècle. Oui, car il se sent « héritier direct de la vie de son père qui a traversé et vécu la Grande Guerre en tant qu’officier de la Division 12 d’Artillerie à Cheval de l’Armée Impériale et Royale de la Monarchie austro-hongroise ». Un père qui lui a transmis « toute son expérience de la guerre », avec une telle profondeur et vivacité que, depuis son enfance, il a eu la « sensation intense d’avoir participé et vécu personnellement les mêmes événements », de même qu’il s’en est «  approprié sans hésitation et sans réserves la profonde conviction antimilitariste et pacifiste ».

Son effort a été de réaliser « une conjonction entre la lecture, assidue et constante, l’élaboration culturelle et le vécu d’un homme de son temps ». Il répète, non sans une pointe de fierté, qu’il a été le « contemporain de son époque », « participant à tout ce qui s’est passé », a vécu, assumé ce moment historique avec ses luttes émancipatrices, mais aussi avec ses contradictions.

L’Europe

Toth a adhéré au marxisme, dans lequel il voit « le courant spirituel de notre temps, incarnant l’espoir, les luttes sociales, qui durant presque cent cinquante ans ont permis à l’Europe moderne de se constituer ». Marx et Hegel forment la base et la référence de la réflexion de Toth, autant quand il s’en approche que quand il s’en éloigne, et ce, simultanément. De Marx , il reprend l’idée que l’histoire européenne (Toth souligne cette précision par rapport à l’expression marxienne) a été depuis toujours « histoire de luttes de classes », de conflits et d’oppositions sociales qui ont donné lieu au visage de notre monde occidental, le seul à développer le pouvoir auto-critique de la conscience.

La particularité que Toth attribue à l’Europe et à la culture occidentale n’est que le fruit des rencontres et de mélanges qui l’ont marqué jusqu’au tréfonds. D’ailleurs, pour lui, « toute notre histoire, l’histoire humaine incarne le processus d’émergence de l’esprit, de la subjectivité. Elle comporte le développement d’une nature domestiquée, d’une nature qui se connaît soi-même ». Entre nature et histoire, le rapport serait à la fois de continuité et de discontinuité. L’apparition du moi, marque une discontinuité, une rupture au sein même de la nature, à savoir celle de l’apparition, dans le monde, d’un sujet, capable de conscience, de revenir à son passé, domaine d’être autonome du savoir.

L’aventure philosophique

Ce qui fait la spécificité de l’humain c’est précisément, pour Toth, « l’autonomisation de son langage, dans sa capacité à formuler des expressions, des récits, qui portent sur des objets qui n’existent pas ». Et de fait, qu’est ce que ce qui imprime à l’organe de la vue la spécificité d’œil humain? Du point de vue de ses capacités optiques, l’œil de l’homme est de loin inférieur à celui de l’aigle, du chat, du lynx ou de la mouche. Certes, mais l’œil humain voit l’invisible, tandis que l’œil animal ne voit que ce qui est visible ». La poésie, le mythe, la littérature, mais même la philosophie ou les mathématiques, relèvent de cette capacité. Sur une tonalité ici presque merleau-pontienne, il affirme que « l’œil humain est donc l’organe de la vue de l’invisible. L’être humain est ainsi capable de réflexion et de liberté ». Pour conclure, j’aimerais souligner que s’il existe bien un « esprit marrane », et si celui-ci constitue une forme d’existence, modalité d’être, qui consisterait à assumer, de manière consciente et responsable, les contrastes et la richesse de la condition humaine, alors l’expérience de Imré Toth pourrait en être une éloquente illustration.
Caterina Rea

Eléments biographiques

Imré Toth a enseigné en Roumanie (Bucarest) de 1949 à 1968 et en Allemagne (Frankfort, Bochum et Regensburg) de 1969 à 1972.

Il a été professeur invité en Italie, et notamment à l’Istituto di Studi Filosofici de Naples où il donne des cours depuis 1984. En 1975 il a donné des cours à Paris au séminaire de Philosophie et d’Histoire des Mathématiques sous la direction de Maurice Loi, Jean Dieudonné et René Thom à l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm. En 1976-77 il a été invité comme visiting fellow à l’Université de Princeton, N.J., en 1980-81 il était Member de l’Institute for Advanced Study, Princeton N.J. En 1984 il est visiting professor à l’Université de Enschede, P.-B.

Bibliographie (très) abrégée

Revue Diogène n°216 (octobre 2006), où nous signalons en particulier l’article : La philosophie et son lieu dans l’espace de la spiritualité occidentale. Une apologie. Nous remercions Luca Maria Scarantino directeur de la rédaction, qui nous a mis en contact avec Imré Toth.

Essere ebreo dopo l’olocausto, trad. Maria-Bianca d’Ippolito, Cadmo, 2002

I paradossi di Zenone nel Parmenide di Platone, Bibliopolis, Napoli, 2006.

Le problème de la mesure dans la perspective de l’être et du non-être. Zénon et Platon, Eudoxe et Dedekind, in Mathématiques et philosophie de l’Antiquité à l’âge classique. Hommage à Jules Vuillemin, éd. Roshi Rashed, p. 21-99, Éditions du CNRS, Paris, 1997.

La philosophie mathématique de Frege et la « moderne Mathematik » de Dedekind, Cantor e Hilbert, in : Logic and Philosophy in Italy, ed. Edoardo Ballo, Miriam Franchella, p. 267-308, Polimetrica, Milano, 2006.

La révolution non euclidienne, in : La Recherche en histoire des sciences, p. 240-292, Seuil, Paris, 1983.

 

[1] en 1919
[2] voir quelques éléments biographiques et bibliographiques à la fin de cet article

[3] courant philosophique qui s’est développé au début du vingtième siècle en Allemagne, illustrée entre autres par le Cercle de Vienne (Carnap, Ayer, Schlick, etc.).

Une approche relative et relativiste en biologie

par Paule Pérez
« Et pourquoi une explication unifiée
serait-elle préférable à une explication plurielle ? »

« Making sense of life » dans son imparfaite traduction, « Expliquer la vie », le livre d’Evelyn Fox Keller[1], nous intéresse à plusieurs titres. Pour la personnalité rare de son auteur d’abord, qui dans le monde spécialisé des grand universitaires, a su regarder sur les bords de son domaine, et au-delà, vers les sciences humaines. Pour son apport au féminisme, dès le début des années 80, dans sa façon de faire apparaître, par l’imprégnation terminologique, la marque masculines du discours scientifique, travaux précurseurs de ceux sur la question du genre (gender) et préfigurattion des avancées des « science and cultural studies ».

Enfin elle nous intéresse plus particulièrement encore pour ses postures épistémologiques, dans la double thématique essentielle qu’elle aborde et qui fait l’essentiel de cet article : les tentatives pour expliquer la vie et l’élaboration autour de la notion d’explication.

Evelyn Fox Keller[2] a commencé sa carrière chez les physiciens  qui « dit-on souvent, cherchent à étendre les limites de la connaissance jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien d’inexpliqué, du moins rien dans l’univers physique » (p.11 de son livre). Puis elle a été confrontée à l’auditoire de la biologie et de la médecine, qui lui a renvoyé « que les arguments fondés sur les mathématiques sont loin d’être en mesure d’apporter réponse à l’interrogation : quelle place un raisonnement purement déductif réserve-t-il aux surprises que la nature pouvait avoir à offrir, à des mécanismes qui s’écarteraient totalement de ceux que nous avions imaginés dans nos hypothèses de départ » ?

«Qu’est-ce que la vie ? » La question est récente, elle ne s’est pas posée avant le dix-huitième siècle. Pour l’Encyclopédie, la vie est présentée comme l’opposé de la mort. La première quête à ce sujet apparaît lorsque dans sa taxinomie Jean-Baptiste Lamarck[3] oppose le vivant à l’inorganique, et non au mort. C’est à partir de ce saut conceptuel qu’il est considéré comme le père de la biologie (p.317).

Aussi Fox Keller questionne-t-elle : « Ne vaudrait-il pas mieux considérer comme l’a affirmé Foucault… que la limite entre le vivant et le non vivant est le produit d’une histoire humaine, plus qu’évolutive ? »…« Cela signifie simplement que la question : qu’est-ce que la vie, est une question historique à laquelle on ne peut répondre que dans le cadre de catégories auxquelles, en tant qu’acteurs humains, nous choisissons de rester fidèles… et non en des termes logiques, scientifiques ou techniques » (p.320). Elle en infère : « c’est dans ce sens que la vie est une catégorie humaine, plutôt que naturelle. Tout comme l’explication.

Le rappel d’une curiosité expérimentale 

« Expliquer la vie » comporte trois parties, décrivant chacune une étape historique du discours de la biologie du développement. A chacune ont correspondu des types de tentative d’explication du développement, et de conceptions de l’explication. Ce qu’elle élabore au moyen du premier exemple de la première partie et qui concerne la période avant 1953, est particulièrement représentatif de son travail. Elle y traite des essais d’explication par les « modèles » physiques chimiques et mathématiques. Nous nous sommes focalisés en particulier sur son exposé de la « biologie synthétique » de Stéphane Leduc, à partir des expériences que celui-ci tenta en France entre 1905 et 1928, visant la « synthèse d’organismes artificiels sur le niveau cellulaire », organismes créés « grâce aux propriétés osmotiques de précipités chimiques » (pp.36-37).  

Stéphane Leduc[4], physicien et professeur à l’Ecole de Médecine de Nantes, qui  s’était déjà construit une réputation internationale jusqu’aux Etats-Unis pour ses recherches antérieures, était convaincu[5] que « la chaîne des êtres ne saurait être brisée nulle part …[qu’elle était] certainement une chaîne continue, depuis le minéral jusqu’à l’être le plus perfectionné… la théorie de l’évolution doit admettre la nature physico-chimique de la vie et les générations spontanées (p.53) »… « [La théorie de l’évolution] ne peut pas, ne doit pas laisser la chaîne brisée entre le monde vivant et le monde minéral…la chaîne est continue, le passage est graduel, il ne peut y avoir, il n’y a pas de solution de continuité » (p. 54)[6] … Leduc dans son travail d’expérimentation démonstrative, cherchait donc le « chaînon manquant » entre l’inerte et le vivant, s’efforçant par là d’administrer la preuve qu’on peut créer des organismes intermédiaires entre matière inerte et vivante.

Leduc avait ainsi réussi à créer des « formes en développement » dans un milieu aménagé spécialement où s’exerçait l’osmose[7], et soutenait que « c’était dans les forces de la pression osmotique qu’il avait découvert les bases physiques fondamentales de toutes les propriétés les plus essentielles de la vie ». Il plaçait des minéraux dans des bacs selon certains procédés et certaines associations de produits dans un milieu osmotique, « masse grossière de matière brute » qu’au bout de quelque temps on pouvait observer « en train de produire un bourgeon, une tige, une racine…sans même la présence de matière organique[8] ». Les croissances osmotiques de Leduc présentaient selon lui « toutes les propriétés qu’on attribue aux êtres vivants : croissance, reproduction, assimilation, élimination » (p.39). Sans aménité, ses détracteurs fustigèrent ce chercheur à qui on reprochait en quelque sorte de « feindre » la vie. Ses créations étaient fragiles, instables. En tout état de cause, elles n’étaient pas vivantes. L’ambiguïté sur leur statut, « la résistance qu’elles opposent à toute localisation définitive » dans le domaine du vivant ou du non vivant mettaient une limite à la portée de l’expérience, de même l’incertitude qui s’y attache (relevée par Loeb, p.24), « sur la proximité épistémologique entre les origines de la vie individuelle et les origines de la vie sur Terre ».

Contextualisation

Alors, pourquoi reconvoquer Stéphane Leduc, avec ses expériences surannées ? Sous d’autres points de vue, tel celui de Gradenwitz, la valeur de ce travail était indéniable, justement dans la mesure où il contribuait à « la découverte de stades intermédiaires entre la matière inerte et les êtres vivants. » (p.41).

Fox Keller développe dans cet esprit comment, si ces travaux ont été abandonnés[9], ils n’en ont pas moins correspondu à des interrogations. La revendication de Leduc était imprégnée de son désir de faire reconnaître les thèses de son « maître », Jean-Baptiste Lamarck, trop vite évincé selon lui par Darwin. Ce travail avait pour background les polémiques entre « vitalisme » et « mécanisme », ainsi que sur la « génération spontanée », dans l’hypothèse de son lien avec la théorie de l’évolution.

Fox Keller procède selon la même méthode d’analyse avec les travaux du Britannique d’Arcy Thompson, contemporain de Leduc, dans le deuxième exemple de cette première partie. Chercheur qui se préoccupe des « formes » qui, selon lui, apparaissent selon des schémas physiques, il est considéré comme précurseur de la « biologie mathématique ». De même, elle passe en revue les travaux d’Alan Turing dans sa recherche à inventer une machine alliant mécanique et chimie, machine imaginaire pour modéliser par une chaîne de calculs d’états successifs la formation de l’embryon, envisagé comme une « fonction d’état ».

Faisant un effort semblable pour se démarquer du « vitalisme », ces trois auteurs ont surtout partagé le souci de rapprochement entre biologie d’une part, et d’autre part, chimie et physique (Leduc), physique et mathématique (d’Arcy Thompson) et mathématique (Turing), dans un rêve, pourrait-on dire, de la « plus grande osmose possible » au sens figuré, entre ces disciplines. Fox Keller montre que ces travaux ont eu l’avantage de « combler un vide conceptuel causé…par le manque d’information » (p.17) sur le développement, et d’apporter des éléments expérimentaux.

La culture épistémologique, du « besoin » au « politique »

Fox Keller pointe aussi l’importance du climat dans lequel les travaux sont reçus, y incluant les ingrédients sociaux voire médiatiques qui s’y attachent. Ainsi par exemple elle oppose le ton récriminatoire de Leduc, blessé pour son maître Lamarck , qui lui valut l’hostilité des salons, au charme de la culture littéraire de d’Arcy Thompson, charme auquel elle affecte un rôle dans l’accueil fait à sa recherche.

Elle se réclame (p.329) du courant dit de « l’épistémologie historique »[10]. Car si dans le courant des années 90, pour certains[11], « l’expression culture épistémologique vise une description sociologique et anthropologique des cultures de la connaissance en sciences », faisant deux problèmes différents de « cultures épistémiques » d’une part, et de « sociologie de la connaissance » de l’autre, Fox Keller, elle, opte pour « déterminer les hypothèses épistémologiques de ces cultures… » et rapproche « culture épistémologique » de « style de raisonnement »[12] ou de « styles de pensée scientifique »[13]. Elle affirme qu’« il faut considérer les conventions explicatives qui sont opérationnelles à des moments et dans des domaines donnés de la recherche scientifique ».

Mais, plus profondément, elle affirme un lien théorique entre la réflexion scientifique envisagée dans le contexte spatio-temporel de la recherche, insiste sur la notion de « besoin » (p.15) et, écrit-elle plus loin : « … je prétends que la spécificité temporelle, disciplinaire et culturelle des besoins est à l’origine de la spécificité de ce que j’appelle une culture épistémologique » (p.15). Elle relie à la notion de besoin celle de « satisfaction explicative » à laquelle elle confère une place.

« Besoin » et « satisfaction explicative », ces deux facteurs inscrivent d’emblée les acteurs et leur milieu dans la question et dans la quête de résolution, ce qui conduit Evelyn Fox Keller à affirmer ceci : « la description d’un phénomène a valeur d’explication si, et seulement si, elle répond aux besoins d’un individu ou d’une communauté » (p.15). Et la satisfaction explicative « est analogue à la satisfaction narrative : les explications qui satisfont notre besoin de comprendre, les histoires que nous aimons entendre sont celles qui comblent les attentes… Ces attentes se forment à partir d’un réservoir d’expériences qui ne sont pas seulement technique et scientifiques, mais aussi sociales et politique. » (p.119).

Ainsi, l’approche épistémologique est relative aux domaines et aux moments, elle s’inscrit en fonction de certains besoins dans champ donné et dans une historicité. Comparant ainsi les travaux de Leduc, et les tentatives modernes de vie artificielle, Fox Keller se questionne sur « les types de satisfaction cognitives qu’ont à offrir ces deux entreprises de biologie synthétique » à des époques différentes. Chaque hypothèse viendrait sédimenter comme une strate dans l’histoire d’un champ scientifique et qu’à ces titre et place, même si elle n’a plus cours, elle continue à avoir une valeur explicative, comme en une phylogénèse dans la discipline.

Elle renouvelle à sa manière la réflexion sur la doxa comme ensemble de connaissances, et de représentations ou d’opinions liés à une communauté concernée, qui orientent la recherche, les questionnements, le rapport au savoir, et de son inscription historique : autre forme de son historicité. On ne peut plus poser un savoir comme indépassable dès lors que le propre d’un savoir est d’être réfutable. On peut extrapoler que chez Fox Keller si le propre de l’explication scientifique est d’être périmable, cela tient particulièrement à son historicité-même. Cela rejoindrait par des voies différentes la notion de réfutabilité popperienne, en ce qu’elle confère aux processus de la connaissance, et aux hypothèses épistémologiques un statut de péremption.

L’explication 

S’attardant précisément sur la teneur explicative, Fox Keller évoque que « l’opinion commune… est que la fonction primordiale d’une explication scientifique est de rendre compte de manière causale d’un phénomène… Pour beaucoup de gens, la notion de cause implique une force motrice émanant soit d’une ou de plusieurs entités matérielles pré existantes…soit d’un quelconque événement déclencheur… En conséquence, espérer rendre compte de manière causale revient à vouloir identifier l’agent ou l’événement responsable de l’effet » (p.117)…Mais pour d’autres, c’est le fait d’attribuer une responsabilité causale à des entités ou à des événements particuliers qui apparaît souvent comme insatisfaisant, même pour poser la question – notamment lorsque le rôle (voire la présence) de ces entités ou de ces événements semble réclamer lui-même une explication… (p.118). Elle récuse cette manière de poser la question en biologie du développement car « pour ceux qui attendent d’une explication qu’elle identifie des causes spécifiques, un tel discours est à priori insatisfaisant ».

Plus largement, cette question renvoie au thème récurrent dans le milieu scientifique, « à savoir la dichotomie entre des stratégies d’explication qualifiées de différentes manières, ascendantes par opposition à descendante, réductionniste par opposition à holiste, ou analytique par opposition à synthétique » (p.309).

Ainsi se construit une approche relative et relativiste de la biologie du développement, et de l’explication en elle-même.

Et on en vient à prendre acte que, décidément, Fox Keller ne cherche pas à parvenir à une définition délimitée, univoque, de l’explication. Elle préfère l’envisager moins comme à définir, que sous sa teneur de « valeur », de potentiel, de « vertu » à apporter des éclairages éclairer des faits ou des résultats dans le champ de la connaissance, ainsi que les théories de la connaissance, sous-jacentes ou patentes qui s’attachent à ces faits et à ces résultats. C’est implicite dans sa question initiale : « Qu’est-ce qui a valeur de connaissance? d’explication? et de théorie? ». Son travail est traversé par cette quête dans un souci « opératoire », d’un en puissance d’expliquer.

En d’autres passages, elle approche l’explication par une méthode de « voisinage » ou de « parenté », en confrontant l’explication à des notions issues de la discipline biologie elle-même, ou de l’épistémologie. Pour cela elle s’attarde d’une part, sur la non-définition de « la  vie », et d’autre part, sur la proximité avec les notions de « compréhension » et de « preuve ». Pour ce qui est de la « compréhension » : «…qu’est-ce que cela signifierait que de comprendre le développement ? comprendre est un verbe notoirement instable…dans certains contextes, comprendre signifie donner une explication réductionniste qui ne fasse appel qu’à des entités d’ordre inférieur. Dans d’autres cas, cela signifie donner un programme (ou un algorithme) permettant de calculer l’embryon, et parfois cela signifie les deux choses en même temps (p.322) ». Pour ce qui est de la « preuve » (evidence, en anglais), elle en évoque l’importance dans la formation des étudiants à la méthode scientifique : « la relation entre la preuve et l’explication est généralement interprétée comme une confirmation ou une infirmation, c’est à dire que la preuve est pour ou contre une théorie ou une explication proposée (p.225) ».

La notion de « modèle »

Une notion importante se dégage, celle de modèle, et plus particulièrement pour penser la biologie. Mais l’auteur démarque la conception de modèle pour la biologie de celle des mathématiques et de la physique : « la principale signification que les biologistes du développement actuels ont l’habitude d’attribuer au terme « modèle » n’est ni celle d’un modèle mécanique, ni d’un modèle chimique, ni d’un ensemble d’équations, mais celles d’un organisme » (p.64).

De même elle avance un autre argument : « les organismes modèles correspondent à une acception… totalement différente de celles des modèles en sciences physiques : ils représentent non pas une classe de phénomènes, mais une classe d’organismes ». Cela s’explique par le fait empirique que « les organismes modèles sont des modèles exemplaires ou naturels non pas construits artificiellement, mais sélectionnés dans l’atelier de la nature elle-même » (p.65)…Insistant sur la dimension empirique, elle précise que « comme tels, ils sont beaucoup plus proches des représentants politiques, et d’ailleurs, ils sont utilisés de la même manière comme un moyen de déduire les propriétés, ou le comportement d’autres organismes, c’est précisément pour cette raison que la modélisation biologique a parfois été écrite comme procédant par homologie plutôt  que par analogie[14]».

A cet égard, Fox Keller montre que l’on parle tantôt de « model of » et tantôt de « model for ». Les modèles « de », familiers aux sciences physiques, « ont l’ambition de représenter des propriétés authentiquement générales des phénomènes dont ils sont les modèles »[15]. Ils fonctionnent dans l’analogie. Les modèles « pour » sont familiers dans les sciences biologiques « c’est leur caractère instrumental plutôt que leur stricte généralité qui fait leur intérêt » (ibid.). Ils fonctionnent dans l’homologie. Les organismes modèles sont « plutôt des médiateurs efficaces qui suggèrent d’explorer des hypothèses éventuellement intéressantes au sujet des autres organismes, ou de réaliser des interventions pratiques sur eux » (ibid.).

Elle ne s’attarde pas sur une taxinomie[16] (p.16), pour laisser ouverte la possibilité permanente d’une diversité qui seule peut rendre compte du corpus-même auquel elle s’attache. Car la question « comment sont formées les entités vivantes ? » en charrie deux, distinctes : celle de l’émergence de la vie sur terre et celle du développement d’un « organisme individuel » à partir d’une reproduction sexuée. La diversité de la vie s’étant imposée davantage que son unité aux yeux des spécialistes, il convient pour Fox Keller que l’épistémologie correspondante soit à son tour conçue selon ce mode. Pour elle, il est aussi important de se reporter à la diversité des « pratiques » scientifiques, qu’à celle des significations des critères explicatifs. Ce qui vient corroborer à quel point dans la discipline, les critères choisis par et pour une épistémologie, peuvent (ou doivent) « être souples », souplesse faisant pendant à la diversité inhérente au corpus.

Métaphores et calculs

Evelyn Fox Keller insiste sur l’importance qu’il y a à accorder une attention aux termes utilisés, ainsi qu’aux « dimensions linguistique et narrative de l’explication … la majeure partie du travail théorique…repose sur une exploitation fructueuse des tensions cognitives engendrées par l’ambiguïté et la polysémie, ainsi que par l’introduction de nouvelles métaphores » (p.17). Quand on a changé de métaphore, on « voit » les choses autrement. Elle souligne par là l’importance de la « vision » : lorsqu’on dit « je vois », on signale métaphoriquement « je comprends », dans une « interdépendance » entre l’esprit et le regard[17] qui, lui, est « incrusté dans notre appareil cognitif ».

Ainsi, en passant par la notion de « l’imitation » au lieu de celle  de « synthèse », on peut considérer sous un autre regard les travaux  de Leduc. Fox Keller, les citant à nouveau (chap. 9), les rapproche cette fois de la simulation informatique : depuis sont apparus les programmes d’instruction des pilotes par simulateur de vol, conférant à la simulation un sens productif, positif. La dévalorisation de Leduc, par les « idées de tromperie, de fausseté et de feinte », s’en inverse du même coup (pp.289-290).

David Hull accepte l’hypothèse « fondamentale » émise par Fox Keller des limites de l’humaine compréhension[18]. Il accepte l’idée que les chercheurs dans l’avenir, aient à opter pour du « good enough ». Cette expression fait une allusion directe au conseil de Bruno Bettelheim au parents, dans les années 1970-80 : « Don’t try to be perfect, be good enough ». Le célèbre psychanalyste recommandait de prendre de la distance.

« L’œuf sera-t-il calculable ? », se demandait Lewis Wolpert[19]. Certes, on en sourit… Et l’on pourrait faire répondre Fox Keller : « Je ne vois rien de contraire, écrit-elle, à l’intuition dans la possibilité qu’il existe dans le monde naturel des phénomènes qui sont hors de portée de la compréhension humaine, ne serait-ce qu’en raison de leur complexité même, le développement embryonnaire pourrait très bien être l’un d’eux » (p.322).

Le travail de Fox Keller donne les moyens de poser des limites à ce qui serait au nom de l’exigence épistémique, une conception « englobante » ou totalisante, d’une vérité une, qui voudrait « embrasser l’univers ». En cela elle fait partie de ceux qui se sont éloignés de la classique croyance des chercheurs dans l’unité, voire l’unicité de la science.

Il y aura, dit-elle, à renoncer à ce « sentiment de maîtrise cognitive » (p.325). Pourtant, si on reste sans réponse « en des termes absolus » (p.328), quant à sa double interrogation princeps : « Expliquer la vie. Qu’est-ce qui a valeur de connaissance? d’explication?.. celle-ci s’en trouve néanmoins considérablement élaborée. Et ajoute-t-elle : « Cette incertitude laisse le problème ouvert à la négociation » (p.328). Cela nous convient !

Paule Pérez

Evelyn Fox Keller est née à  New York en 1936.
Diplôme en Physique de Brandeis (B.A., 1957), puis à Harvard (Ph. D., 1963). Travaille longtemps dans l’interface entre physique et biologie.
Professeur à l’Université de Californie (Berkeley), dpt Rhétorique, Histoire et Etudes féministes (1988-1992), puis en Histoire et Philosophie des sciences au M.I.T, programmes Sciences, Technologie et Société. Elle a aussi enseigné à l’Université du Nord-Est (S.U.N.N.Y) et à l’Université de New York.
Ses travaux portent sur l’histoire et la philosophie de la biologie moderne, et les rapports entre le genre et la science. “Reflexions on Gender and Science”, 1985, “Critical Silences in Scientific Discourses : Problems of Form and Re-form”, 1992, “The Century of the Gene”, 2000. Refiguring life : metaphors of twentieth century biology, 1995.

 

[1] « Expliquer la vie, modèles, métaphores et machines en biologie du développement », Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, Paris 2004, ouvrage traduit de l’anglais par Stéphane Schmitt. L’édition originale, intitulée « Making Sense of Life. Explaining biological development with models, metaphors and machines”, a paru en avril 2002, Harvard University Press, copyright President and Fellows of Harvard College

[2] Voir quelques éléments biographiques à la fin de cet article

[3] 1744-1829

[4] 1853-1939

[5] Son livre principal : « La biologie synthétique, étude de biophysique », Poinat, 1912.

[6] Conception paradoxale qui ne peut se comprendre que parce que Leduc adopte la « génération spontanée » lamarckienne, qui s’opèrerait dans une continuité, gradualité, des phénomènes physico-chimiques et où la génération spontanée qui fait rupture entre organique et inorganique, de par l’apparition de la vie, est cependant située dans une dynamique de l’évolution.

[7] Osmose : (gr. osmos, poussée).Transfert du solvant d’une solution diluée vers une solution concentrée, au travers d’une membrane dite permsélective…Osmose inverse :  procédé de séparation consistant en un transfert inverses de l’osmose normale, utilisé pour traiter ou dessaler l’eau, concentrer des jus de fruits, etc. Figuré : influence réciproque, interpénétration (entre deux civilisations, par exemple) – Petit Larousse gr. format, 1997.

[8] « Théorie physico-chimique de la vie et la génération spontanée », Poinat, 1919

[9] Quoique …Pour l’étrangeté de la chose, sans doute, des chercheurs de l’Ecole normale supérieure et de l’Université de Pau ont récemment refait ces expériences, on peut consulter des images sur le site « Les jardins chimiques ». Richard-Emmanuel Esates et Clovis Darrigan, avec des photos de Stéphane Querbes.
[10] Comme Lorraine Daston, 1991, ou Tiles and Tiles,1993

[11] Comme Lorraine Daston, 1991, ou Tiles and Tiles,1993

[12] Hacking, 1992

[13] A.C. Crombie, 1994

[14] C’est nous qui mettons en italique – p. 65

[15] Jean Gayon, « les organismes modèles en biologie et en médecine », p.15-16

[16] Par exemple : prédiction – contrôle – cohérence, ou encore cognitifs – instrumentaux -socio-psychologiques

[17] Interdépendance renforcée par l’importance quotidienne des instruments et des travaux sur écrans, et de l’importance prise par l’imagerie en général.

[18] « Explanatory styles In Science » (article paru dans Northwestern University)

[19] Né en 1929

 

Vous voulez nous écrire, réagir à cet (un?) article
Ecrivez-nous
nous transmettrons vos réactions à son auteur

Sommaire du numéro 3

A la recherche de nouvelles lumières
Claude Corman

Des raisons de la colère
Noëlle Combet

A propos de Baruch Spinoza, encore…
Désir, raison, poésie
Noëlle Combet

« Entre » Kant et Spinoza
Yves Rocher

Interstices (marranes?) chez Freud
Ou le ternaire mis au travail
Paule Pérez

A la recherche de nouvelles lumières

par Claude Corman

Dans une note explicative sur son projet d’encyclopédie de la pensée critique moderne, Thomas Lacoste cite la phrase du critique d’art, Daniel Arasse : On n’y voit rien! On n’y voit rien, mais cela empêche-t-il d’essayer d’y voir plus clair ? La clé est perdue, disait Kafka, dans un autre domaine, mais cela n’empêche pas de la chercher!

Que le monde soit infiniment difficile à déchiffrer est encore plus évident de nos jours, car nous avons le sentiment que de nombreuses clés ont été perdues, de sorte que quand nous avons décidé avec Paule Pérez de fonder la revue électronique « Temps marranes », nous pensions un peu la même chose que Daniel Arasse : on n’y voit rien.

Car, en parlant de temps marranes, nous évoquons d’une certaine manière des temps obscurs et illisibles. Qui parle de temps marranes, au moins dans l’acception la plus répandue et connue du marranisme, met tout d’abord en scène des temps troubles de secrets, de travestissements et d’errances. Avant tout autre approche plus positive et créatrice du terme, c’est bien cette dimension sombre d’une identité suspectée et traquée qui s’impose au premier regard. Et ce premier regard, parce qu’il est d’essence historique et traite exclusivement de la condition des juifs hispano-portugais convertis au catholicisme à la fin du Moyen Age ne peut pas éclairer ni construire une figure marrane de nos temps. A tous les sens du terme, ce regard reste cryptique et ténébreux.

C’est pourquoi nous avons tenté de donner un autre sens plus ouvert et vivant au marranisme, dont nous pourrions peut-être résumer la genèse ainsi : le dialogue des cultures est une impasse si la conversation avec sa propre culture héritée ou élue n’a pas été préalablement menée avec toutes les conséquences que la globalité des savoirs humains fait peser sur elle.

Dans cette perspective, l’identité et l’universalité ne sont plus face à face avec leurs logiques politiques dérivées, le communautarisme et le républicanisme, le local et le global. Le marranisme se situe depuis toujours dans une triangulation plus ouverte : identité-personne-monde. Ce que nous ressentons comme personnel et d’une certaine manière inaliénable, ne relève pas d’un arbitrage plus ou moins juste, plus ou moins bien ficelé entre l’identité qui nous prédétermine et le monde. Ce « personnel » est presque toujours une mosaïque provisoire, inachevée, troublante de sentiments, d’expériences et de pensées alors que ce qui fait de nous des individus identifiables ou des porteurs d’identité nous renvoie à une histoire peu ou non partageable et parfois retranchée du monde environnant.

De ce point de vue, les marranes modernes, en cela héritiers des marranes historiques ne peuvent pas s’individualiser dans une lignée identitaire. Ce sont des personnes ( dans la pleine ambiguïté du mot qui fait autant référence à l’infracassable noyau du sujet qu’au néant de l’être) des personnes à l’intérieur desquelles le monde et l’identité (que l’on peut aussi mettre au pluriel) conversent en dialectique, mais sans certitude de solution dialectique, dans la tentation récurrente, mais sans risque durable de régression unipolaire. Il ne saurait y avoir dans cette conversation, de vainqueur. Si ce n’est comme l’a formulé Spinoza, et mieux encore Kafka, que le monde a toujours une dimension plus vaste, plus illimitée que nos personnes et qu’en dernier ressort, sommés de choisir ou d’arbitrer entre nous-mêmes et le monde, nous devrons arbitrer en faveur du monde.

Mais cette bataille inégale ne ruine nullement les efforts de médiation de la personne entre l’identité et le monde. Comme nous l’avons dit plus haut, ce qui est personnel ne se borne pas à être le simple reflet ou l’écho (mimétique) d’une identité dominante et rigoureusement transmise, mais à tout moment le produit fragile, incertain de la conversation entre cette (ces) identité(s) et le monde dans lequel nous vivons.

A contrario, on ne saurait mieux définir l’essence du totalitarisme que comme le produit d’une victoire sans conditions, malveillante et criminelle du monde sur la personne. L’effacement bureaucratique de la personne est plus encore que l’anéantissement des minorités, la finalité inavouable des régimes totalitaires !

En bref, les temps sont marranes quand ils sont tout à la fois des temps obscurs, difficiles à déchiffrer et à vivre et néanmoins des temps personnels…

Depuis la chute de rideau sur l’aventure communiste européenne, symbolisée par l’écroulement du mur de Berlin en 1989, nous vivons une période de rejet et de discrédit de toutes les idéologies, doctrines et systématisations théoriques qui de près ou de loin ont eu partie liée avec le communisme ou ont été contemporaines de son éclosion ( comme la psychanalyse)

Pressés de célébrer la chute du totalitarisme soviétique et la réunification allemande, on confondit dans la même mélasse noire le communisme et la bureaucratie. Des penseurs originaux comme Claude Lefort et Cornélius Castoriadis qui avaient insisté sur la nature non exclusivement communiste de la bureaucratie et sur son caractère « exportable » dans des sociétés libérales et prospères n’ont pas été entendus. On aurait pu pourtant se douter que leur travail critique n’avait pas pour unique ambition de commenter un fait déjà avéré dans les années 70 : la victoire du camp capitaliste occidental sur la société soviétique. Et, depuis plus de trente années, l’alliance efficace des techno-sciences et du capitalisme a généré une atmosphère globale d’illimitation du Marché : un makif, diraient les cabalistes, en se référant à une force fluide, diffuse, souveraine qui enveloppe toutes les activités d’une époque et façonne son esprit. On peut dire que cette force, cette enveloppe dont nous n’avons pas pleinement conscience (qu’est-ce que l’esprit d’une époque ?) réside dans la mise en équivalence, la convertibilité, au sens monétaire, de toute forme élémentaire de pensée, de rêve, de lien, de culture en marchandise. Cette conversion n’est en soi ni utopique ni progressiste. Elle est le makif indiscuté du temps, son élémentaire paradigme. Face à cette atmosphère globale qui enrôle tous les peuples dans une sorte de « compétition solidaire », la critique moderne apparaît désarmée et fragile : privée de toute forme de complicité avec une idéologie forte, populaire et transnationale (comme le fut l’idéologie communiste), elle ne dispose plus que des armes modestes de la lucidité, de l’échange d’idées, et d’une confiance déniaisée et mesurée dans les savoirs humains. Aussi, les grosses machines de guerre contre le makif de l’illimitation marchande, se retrouvent-elles plutôt du côté des idéologies religieuses, archaïques et violentes qui veulent recréer artificiellement du sacré dans un monde qui a ex-orbité par la raison (et non par la colonisation) la présence divine. Du coup, la pensée critique est comme retranchée de son temps, tant la lutte phénoménale de ces deux makifs, de ces deux atmosphères infiltre l’esprit de l’époque.

L’Europe, craignant de retomber dans les souffrances idéologiques criminelles de son passé, tente de gérer une sorte de juste milieu, à égale distance d’un libéralisme trop cynique et nihiliste et d’une religiosité fruste, agressive et anomique. Le résultat en est une espèce de culture vague, confuse, syncrétique, centriste qui certes ne tranche rien, ne coupe plus des têtes mais qui ne les éclaire pas davantage. Cette culture syncrétique fait tout à la fois l’éloge successif et impartial de la sédentarité et du nomadisme, de la famille et de l’émancipation des désirs, de la roulette génétique et du libre-arbitre, de la Cité géante et de la nature locale, d’un athéisme chevronné et d’un christianisme doux, etc. Ce n’est là que l’honnête constat des contradictions multiples de notre temps, souligneront certains ! Oui, sans doute, sauf que du mélange bavard des contradictions, il ne ressort plus aucun point de vue, aucune possibilité pour la fonction organisatrice de la pensée. On se borne à mettre en scène un monde foncièrement aporétique et surchargé de lassitude (comme l’avait craint Husserl), à la merci des idéologies furieuses et totalitaires dont l’Europe, par le biais de ce syncrétisme postulé, croit précisément s’être mise à l’abri.

Il est donc assez logique que les rhétoriciens de la grande confusion post-moderne, gaillardement instruits du désastre des idéologies politiques tiennent aujourd’hui le haut du pavé dans les médias et les cercles intimes du pouvoir. On ne comprend pas autrement l’aura d’un Henri Guaino dont tout l’art faussement dialectique est de puiser sans vergogne à gauche et à droite des fragments, des termes connotés et des motifs idéologiquesdécidément contradictoires et aporétiques.

On n’y voit rien! Cette cécité si douloureuse pour ceux qui n’ont pas renoncé à penser, (ou à transformer) le monde, devient une aubaine pour de tels esprits.

Car, ce n’est pas l’insignifiance ou la pauvreté de la pensée politique moderne qui conforte aujourd’hui les rhétoriciens de la fin des idéologies, mais bien l’absence inédite dans l’histoire européenne d’alternative à la « compétition solidaire » du grand Marché

Toute forme de lutte contre ce makif des équivalences (la marchandise organisant les parités, comme un niveau de maçon fait de l’horizontale!) est coupable d’être sectaire, archaïque et insuffisante.

A un degré de plus, la totalité étant désormais reconnue comme illisible, seules les pensées expertes, érudites, cloisonnées acquièrent de la valeur, à condition qu’elles ne s’émancipent pas de leurs champs d’investigation pour converser entre elles, comme l’avait par exemple tenté Foucault à travers son regard affûté sur les liens épistémologiques.

L’écart entre la pensée experte et la pensée complexe ne tient pas à autre chose. Quand celle-ci s’efforce de remettre en perspective les savoirs (sciences humaines, bio-sciences, sciences physiques, littératures et arts) celle-là se borne à organiser tout à la fois leur indépendance, leur efficacité et leur silence.

Tout l’intérêt d’une cartographie élargie et ambitieuse des concepts et des percepts de notre temps est bien de (re)mettre en perspective, en tension, en conversation, des savoirs qui se disjoignent, s’écartent, s’autonomisent et qui, par un mouvement d’expansion accélérée, « épuisent » tout autant notre rationalité que notre imaginaire.

Notre réflexion actuelle (analyse et méditation) sur la marranité s’inscrit modestement dans cette nécessaire recherche de nouvelles lumières.

PS : En lisant le Monde des livres, ce matin (23 février 2008), je suis tombé sur l’appel au boycottage de la foire du livre de Turin sous prétexte que l’invité d’honneur est cette année Israël. Du coup, les colères, les condamnations pleuvent sur cet événement littéraire. Tariq Ramadan rameute de nombreux alliés dans les cercles de la gauche « radicale » italienne. David Grossman a beau rappeler que «  culture et boycottage sont incompatibles », nos défenseurs de la cause palestinienne n’en démordent pas. Tout ce qui vient d’Israël abrite une propagande sioniste et légitime un Etat illégal et qu’il convient d’effacer du monde « civilisé ». Car il s’agit bien de cela : En refusant aux auteurs israéliens de faire partie de la communauté universelle et civilisée des écrivains et des artistes, l’appel au boycott de la foire de Turin fait des lecteurs d’Amos Oz, de David Grossman et d’Avraham Yehoshua des barbares…

Le chagrin politique de David Grossman doit aujourd’hui être infini ! Comme le nôtre…

C. C.

Depuis que ce texte a été écrit, des événements violents se sont encore produits en Israël et Palestine côté Gaza, victimes civiles de l’armée et attentat contre yeshiva…Parité, équivalence, décompte à l’infini des vengeances ? Et le Salon du Livre s’est ouvert dans l’ambiance que l’on sait. On n’y voit rien (mi- mars 2008)…

Des raisons de la colère

par Noëlle Combet

…Tout a commencé par la colère d’Achille : « La colère  d’Achille, de ce fils de Pélée, chante-la-nous, Déesse ». …« Tout commença par un jour de violence ».

Mais l’on peut aussi penser que l’on s’imprègne tant des rencontres que l’on fait sur le chemin de ses recherches, que, dans le travail d’appropriation qui se produit à partir d’autres œuvres, l’on ne sait plus ce que l’on a acquis de l’autre, tant on en a fait son propre bien. Comme le dit Montaigne à propos de  l’amitié, la couture qui  joint  l’un à l’autre s’efface.

 

Que la violence fasse rage depuis le second conflit mondial, a un caractère d’évidence et, même si cela ne nous convient guère, celui qui a donné au XXème siècle sa langue, faisant passer ce siècle au suivant, est Céline. Voici ce qu’écrit à son sujet Philippe Muray : « Il va se faire le transporteur d’une apothéose guerrière. Et le plus stupéfiant est que cette apothéose, où il a été du mauvais côté du côté de ceux qui y auront incarné le Mal, il va pourtant, lui, Céline, être presque le seul à en écrire la langue. ».

Ecoutons Céline lui-même dans « Nord » alors qu’il anticipe sur ce troisième conflit mondial dans lequel nous nous trouvons désormais : « Grande révolution ! Vous savez ? La Peste est devenue toute petite…la Famine aussi…toute petite…la Mort, la Guerre, tout à fait énormes ! Plus les proportions de Dürer !…tout a changé… [… ]. Cette guerre sous Dürer serait terminée depuis deux ans. Celle-ci ne peut jamais finir. » Et puis : « Combat d’espèces implacables. Fourmis contre chenilles. Entreprise de mort. »

La métaphore animalière met en relief l’aspect grégaire, voire massif des mouvements sociaux contemporains, réalité à laquelle un autre écrivain : Paul Virilio, analysant « la ville en guerre » se montrera sensible, en particulier dans son ouvrage « Ville panique ».

Dans ce contexte, annoncé par Céline, trois auteurs aussi différents que l’écrivain Alessandro Baricco (« Homère, Iliade », 2005), le philosophePeter Sloterdijk (« Colère et temps », 2006), et l’anthropologue René Girard (« Achever Clausewitz » 2007) s’intéressent à la question des violences conflictuelles, arrimant leur pensée à Homère Hegel et Nietzsche entre autres, et ouvrant, chacun avec sa singularité, des pistes grâce auxquelles la réflexion peut s’exercer et survivre peut-être, à ces rages que, le plus souvent impuissants, nous voyons, de tous côtés exploser.

Dans aucun de ces titres, le mot guerre n’est prononcé car les violences modernes ne rentrent plus dans cette catégorie, dans la mesure où, dérégulés, les conflits se démarquent désormais des guerres classiques qui obéissaient à un code. C’est pourquoi Barrico, dans sa « postille » indique que ce terme ne peut plus être utilisé que par « commodité ».

Peter Sloterdijk, dès le premier sous-titre de son introduction : « Le premier mot de l’Europe », annonce ce qu’il développe ensuite : tout a commencé par la colère d’Achille : « La colère d’Achille, de ce fils de Pélée, chante-la-nous, Déesse ».

Cette colère, ce « thymos », et tout au long de son texte, il emploiera ce terme ainsi que l’adjectif « thymotique », qu’il en fait dériver, mène à la guerre, mais nous autres modernes, indique-t-il, ne pouvons pas concevoir la nature du « thymos » homérique : il est en effet valeureux, affirmation de dignité, énergie vitale. Comment, en effet, pourrions-nous ressentir cette sorte de joie qui irrigue la colère homérique ? Même si le récitant en souligne l’aspect néfaste, « colère détestable », dit-il, il en indique aussi, invoquant la Déesse, le caractère d’« apparition » l’aspect quasi épiphanique. Il demande aux forces surnaturelles de « chanter » la colère, de la glorifier en quelque sorte.

Baricco, lui aussi, dès la première page, évoque ce « thymos » : « Tout commença par un jour de violence ». Mais, ce propos, il le met dans la bouche d’une femme, Chryséis, enlevée lors d’un saccage de Thèbes, par les Grecs et attribuée, comme butin, à Agamemnon. C’est le refus de ce dernier, de la rendre à son père, sauf si Achille, en contrepartie, lui cède sa captive Briséis, -ce que Achille fera, par souci de la dignité des Grecs-, qui déclenchera la seconde colère d’Achille et sa brouille avec Agamemnon.

Que Baricco, en ouverture, donne la parole à une femme captive indique bien son projet d’une transcription renversée de l’« Iliade », nous verrons ultérieurement à quelle fin.

La violence, René Girard indique dans son introduction, que le livre qu’il lui consacre est « apocalyptique ». Après la lecture du traité « De la Guerre », de Carl Von Clausewitz (1780-1831), officier prussien qui a ressenti comme un désastre la défaite de Frédéric-Guillaume II à Iéna, et vécu dans la fascination exercée sur lui par Napoléon Bonaparte, Girardaffirme que nous devons « changer notre interprétation des événements, cesser de penser en hommes des Lumières, envisager la radicalité de la violence et avec elle constituer un tout autre type de rationalité » ; c’est ce qu’il s’efforcera de faire au cours d’entretiens avec Benoît Chantre dans « Achever Clausewitz ».

Ce titre suggère ce que Girard ne cessera ensuite de montrer et de mener jusqu’à des conséquences devant lesquelles Clausewitz a, selon lui, reculé : l’auteur de « De la guerre » a perçu combien les conflits et les relations humaines en général, fonctionnent selon un mécanisme d’imitation, d’ « action réciproque », menant au duel et à la « montée des extrêmes »

Le thymos, Sloterdijk s’emploie à éclairer que, pris dans nos ornières conceptuelles, chrétiennes et psychanalytiques, nous ne sommes pas parvenus à le détricoter de l’éros. Lacan, pourtant, remarque-t-il, avait fait un pas dans ce sens, s’appuyant en particulier sur sa lecture de Hegel : « Le cœur de son entreprise est constitué par un mélange de corsaire entre le Wunsch, le désir freudien et le combat hégélien pour la reconnaissance […] L’intégration d’un élément thymotique dans la théorie psychanalytique fondamentale désignait sans aucun doute la bonne direction ». Mais la psychanalyse persistant à s’évaluer elle- même, sans recours à un outil extérieur d’approche, on reste, dans ce champ dans une confusion durable et le thymos demeure collé à l’éros. Sloterdijks’emploie à les séparer. Faisant retour à Hegel et à sa dialectique du maître et de l’esclave, il indique que la colère naît d’un désir d’être reconnu par l’autre « doté de valeur » plus que d’une convoitise dirigée vers des objets, qui caractérise l’éros. A partir de là, il réalise une approche à la fois contextuelle et économique. Il nous fait aller des époques, de la colère de Dieu dans les périodes bibliques à celle des révolutions prolétariennes pour s’interroger enfin sur l’Islam.

Chemin faisant, d’un point de vue marqué par l’économie, il montre que la colère est manipulable, capitalisable, que les petits porteurs transforment leurs colères individuelles en actions centralisées dans une sorte de banque de la vengeance qu’ils chargent de les laver de leurs humiliations et de faire justice

Ainsi, pour les «  banques »  religieuses, justice sera faite au-delà ; pour les « banques »  révolutionnaires, justice devrait s’accomplir ici-bas. Ces « banques » fonctionnent comme des collecteurs de la colère. Sloterdijkmontre donc comment le thymos homérique s’est inscrit, selon le contexte, dans ces deux grandes « banques de la colère » qu’ont été, l’Eglise chrétienne et l’Internationale communiste et il effectue, de ces phénomènes, une analyse très précise et minutieuse.

Pour René Girard, il s’agit, lisant Clausewitz contre Hegel, de montrer la supériorité théorique du premier. Il considère Clausewitz comme un théoricien de génie qui a su, dans sa douloureuse réflexion sur la bataille de Iéna, comprendre que le mimétisme, « l’action réciproque » d’où découlent le « duel » et la « montée aux extrêmes », s’impose, mécanique implacable, dans les liens humains ; mais, selon Girard, effrayé par ce qu’il découvre, Clausewitz s’est arrêté en chemin. Il s’agit donc de l’ « achever », et, dans cette perspective, de travailler sur la question de l’imitation. Selon lui, ce que voit Clausewitz et que ne voit pas Hegel, c’est que « l’oscillation des positions contraires devenues équivalentes peut très bien monter aux extrêmes » parce que, le désir du regard de l’autre tel que Hegel l’énonce «  n’a que peu de choses à voir avec le désir mimétique, qui est désir d’objet, désir de s’approprier ce que l’autre possède.  C’est ce désir d’appropriation, beaucoup plus que de reconnaissance, qui dégénère très vite dans ce que j’appelle le désir métaphysique où le sujet cherche à s’approprier l’être de son modèle ».

Donc, comme Sloterdijk, il lit dans Hegel le désir de reconnaissance, il en dissocie l’éros en tant que désir d’objet, mais pour donner la priorité à ce dernier dans le champ du « duel ».

Les temps modernes seront donc approchés par Sloterdijk avec la boussole du thymos et du désir de reconnaissance alors que Girardtravaillera la question de l’objet dans l’imitation qui mène au « duel » tel que Clausewitz a su le déterminer. Ces deux pensées sont, sur ce point, si symétriquement opposées que l’on peut supposer que Girard a luSloterdijk.

De même, quand il parle de « modèle mimétique », et, à ce sujet, «  d’hypnose » comment ne pas penser à Freud, d’autant plus qu’il évoque « la possibilité de penser autrement cette identité, de la penser comme un mimétisme retourné, une imitation positive » ? Or, Freud, quand il théorise l’identification dans « Psychologie des foules et analyse du moi », indique clairement que l’identification à une personne copiée (« kopierte Person ») est une sorte d’ « infection psychique » et que, pour qu’une communauté soit significative (« bedeutsam »), il faut que cette identification là reste partielle. Partielle, l’identification est donc distinguée par Freud d’une identification purement mimétique.

Girard parle, lui, à propos de Clausewitz fasciné par Napoléon, d’une « imitation absolue », d’une «  identification qui régresse à une imitation ». Nous sommes là dans le champ freudien. Il évoque, à plusieurs reprises une imitation intelligente, une réciprocité paisible, comme façons d’aller au-delà de Clausewitz. Il s’agirait donc, au-delà de l’achèvement, de le dépasser.

Faut-il voir dans les silences de Girard quant à Freud ou Sloterdijk, un pas de côté lié à son tropisme vers une pensée apocalyptique, une eschatologie, et à sa conviction que pour, achever Clausewitz, il s’agit « de revenir à cette sortie du religieux qui ne peut s’opérer qu’au sein du religieux démystifié, c’est-à-dire du christianisme ? », pas de côté par rapport à deux penseurs qui se démarquent du religieux ?

Mais l’on peut aussi penser que l’on s’imprègne tant des rencontres que l’on fait sur le chemin de ses recherches, que, dans le travail d’appropriation qui se produit à partir d’autres œuvres, l’on ne sait plus ce que l’on a acquis de l’autre, tant on en a fait son propre bien. Comme le dit Montaigne à propos de l’amitié, la couture qui joint l’un à l’autre s’efface.

On peut tenir le même raisonnement en ce qui concerne Sloterdijk quand, à propos du ressentiment,- notion qu’il emprunte à Nietzsche, soulignant tout l’intérêt du travail de ce dernier quant à l’esprit de « vengeance », ce qui permet « de mettre à l’ordre du jour une réflexion aux racines encore plus profondes sur les semis et les récoltes de la colère dans les temps modernes »,- il souligne en même temps que Nietzsche a fait erreur quant à l’adversaire principal en situant cet esprit de vengeance dans le christianisme et en particulier dans la figure du prêtre.

On ne peut que supposer qu’il se nourrit à ce moment-là du travail deGirard qui s’intéresse depuis longtemps au ressentiment conceptualisé par Nietzsche : Sloterdijk a exprimé dans la passé tout son intérêt pour la théorie girardienne des passions humaines. Mais alors que Sloterdijks’appuie sur la notion de ressentiment et la nécessité de son dépassement selon Nietzsche, Girard s’est employé à montrer en quoi Nietzsche était lui-même la proie du ressentiment.

En qui concerne l’actualité de ces deux penseurs, un dossier du « Monde », consécutif à une rencontre à Paris et à Vienne, apporte quelques précisions, soulignant d’abord ce qui les rapproche : « comprendre le monde où nous vivons, ses dérèglements et sa férocité, affirment-ils, c’est décrire le logique propre à la violence humaine, l’infinie spirale du ressentiment et de la colère, bref, le désordre qui vient», écrit Jean Birnbaum, auteur de l’article. Mais, comme il l’indique ensuite, leurs sources d’inspiration diffèrent : chrétienne et freudienne, on l’a vu, pour l’anthropologue, hégélienne, nietzschéenne et heideggérienne pour le philosophe avec l’intention polémique qu’indique le titre « Colère et temps » quant à Heidegger (la colère, le thymos, vient ici réfuter l’Être).

Sloterdijk se sépare donc de Girard sur deux points qu’il énonce lui-même et qui apparaissent à la lecture de leurs deux ouvrages : « Girard est un grand naturaliste de la fierté, mais il s’est laissé prendre par l’érotisme de la psychanalyse. Pour lui, la rivalité mimétique est un érotisme dégénéré, une expression du vouloir avoir, bref du péché originel. Dans sa conception de la psyché humaine, il n’y a pas de place pour la dynamique de la colère, du « thymos » grec, qu’il ne faut pas confondre avec le désir érotique. Il ne prend pas en compte cette bipolarité platonicienne entre érotisme et thymotisme. Or, même si toutes les questions sociales étaient résolues, la dimension de l’orgueil et de l’ambition demeurerait ».

Pour clarifier, avant d’envisager les pistes que ces chercheurs nous ouvrent, disons qu’ils lisent de façon différente Hegel et Nietzsche.

Pour Girard, il s’agit de dégager l’éros en tant que désir d’objet de ce que Hegel a théorisé comme désir de reconnaissance et de considérer le premier comme moteur essentiel des actions humaines ; Sloterdijk opère la même distinction, mais pour donner l’avantage au thymos dont le désir de reconnaissance est la suite, d’où la colère de ceux qui, individuellement ou socialement -l’on pourrait ajouter mondialement-, se sentent humiliés. Chacun des deux chercheurs progresse ensuite avec son outil : rivalité mimétique pour l’un, collectes de la colère pour l’autre.

Du mimétisme, selon Girard, l’on pourrait s’extraire par une forme positive d’identification, un renversement donc.

D’un renversement de cette nature, l’ « Iliade » de Baricco nous propose l’image. En effet, son œuvre fait « apparaître » les protagonistes comme sujets

de leur énonciation puisque chacun présente sa version des faits en disant « je », façon subtile pour l’auteur de «devenir » son personnage et d’entraîner son lecteur dans ce mouvement. Bonheur de la littérature qui peut jouer dans ses fictions de multiples identifications contre une identité monolithique.

Donnons la parole à Beckett au début de « L’Innommable » : « Où maintenant ? Quand maintenant ? Qui maintenant ? Sans me le demander. Dire je ? Sans le penser. » : Parole au-delà de l’Identité catégoriquement affirmée, parole d’un auteur qui a eu accès à la psychanalyse par l’intermédiaire de ce praticien et théoricien, injustement méconnu en France, que fut Wilfred Bion.

Pour Girard, penser autrement l’identité, c’est « la penser comme un mimétisme retourné, une imitation positive » mais « la mimesis paisible n’est rendue possible que dans le cadre d’une institution déjà établie, déjà fondée depuis longtemps : elle a comme base l’apprentissage et le maintien des codes culturels ». Le cadre possible de ce renversement est, selon lui, à chercher du côté du christianisme, à l’opposé de la théorisation de la guerre élaborée par Clausewitz : « je doute, évidemment, qu’il y ait chez Clausewitz un appel du Royaume de Dieu, un dépassement de la haine pour Napoléon ». […] « Achever ce qu’il n’a fait qu’entrevoir, c’est retrouver ce qu’il y a de plus profond dans le christianisme ». Et, pourGirard, il y a lieu de reconnaître que nous ne sommes pas autonomes et que notre identité doit donc, pour ne pas entraîner de la violence, cesser de s’affirmer comme indépendante de l’autre.

Cette question d’une Identité pure et de ses liens avec la violence conduit à s’interroger sur les excès de l’Islam dont Girard fait remarquer : « Il est sourdement miné par le ressentiment. Il y reste un élément de cet archaïsme qui n’a pas été défait par le biblique et le christianisme. En ce sens, l’Islam fait plus que remplacer le communisme qui était déjà un succédané de religion sacrificielle ».

Sloterdijk, pose à ce sujet la question suivante : «  L’Islam politique, -qu’il se présente ou non avec une composante terroriste- peut-il se déployer pour devenir une banque mondiale alternative de la colère ? Deviendra-t-il un centre de collecte des énergies antisystémiques ou postcapitalistes doté d’un pouvoir d’attraction global ? »

Explorons les pistes ouvertes par les trois auteurs et les outils qu’ils nous proposent pour contribuer à un progrès personnel et social :

René Girard, penseur de l’apocalypse, balance, ainsi que le lui fait remarquer Benoît Chantre au cours de leurs entretiens entre le chaos et le Royaume. Il faudrait, selon lui, se situer résolument après l’archaïsme religieux et entendre le message du Christ, du côté d’une réconciliation qui serait l’envers de la violence. Mais les hommes dit-il, restent sourds et il est donc improbable que cette réconciliation advienne. Il envisage donc l’apocalypse : « Le neuf absolu, c’est la Parousie, c’est-à-dire l’apocalypse. Le triomphe du Christ aura lieu dans un au-delà dont nous ne pouvons définir ni le lieu ni le temps. » Il n’abdique pas pour autant toute espérance. « Mais celle-ci doit se mesurer à l’aune d’une alternative qui ne laisse d’autre possibilité que la destruction totale ou la réalisation du royaume ».

Peter Sloterdijk, constate que la colère est loin d’être épuisée Par contre, ce qui arrive à son terme « c’est la constellation psycho-historique de la pensée de la vengeance, rehaussée par la religion et la politique, qui a marqué l’espace processuel christo-socialo-communiste ». Alors ? Il faudrait revenir à la visée de Nietzsche et quitter le ressentiment, remplacer « cette figure toxique qu’est « l’humilité vengeresse » par une intelligence qui s’assure de nouveau de ses motifs thymotiques. »[…] « Les enjeux de ce programme de formation sont élevés. Il s’agit de la création d’un code of conduct pour des complexes culturels multiples ». Un équilibre est, pour lui à maintenir par des relations de force à force. «  La grande politique ne se fait que sur le mode d’exercices d’équilibre […] Le mot exercice ne doit pas faire oublier que l’on s’exerce toujours en vue d’un danger réel pour éviter que le pire survienne. […] Si les exercices vont bon train, il pourrait se constituer un set interculturel de disciplines de rigueur, que l’on pourrait, pour la première fois, qualifier d’une expression que l’on a jusqu’ici toujours employée trop tôt : « la civilisation mondiale ».

Pour finir, allons là où nous invite Alessandro Baricco dans la postille de son « Homère, Iliade. ».Il justifie son travail de transcription : « Ce ne sont pas n’importe quelles années, les années où nous sommes pour lire l’ « Iliade ». Ou pour la « réécrire » comme je me suis trouvé à le faire. Ce sont des années de guerre » ; et il complète après avoir énoncé que le mot « guerre », même s’il est devenu erroné, sera conservé par commodité : « ce sont en tout cas des années où une certaine barbarie orgueilleuse, liée pendant des millénaires à l’expérience de la guerre, est redevenue une expérience quotidienne. » Il dégage ensuite, dans l’œuvre une sorte de seconde « Iliade », entre les lignes de la première. L’on peut y discerner « la force, la compassion, même, avec laquelle sont rapportées les raisons des vaincus. », ce qui fait signe d’un « amour obstiné pour la paix. Au premier regard, tu ne le vois pas, l’éclat des armes et des héros t’aveugle. Mais dans la pénombre de la réflexion apparaît une « Iliade » à laquelle tu ne t’attendais pas. Je veux dire : le côté féminin de l’« Iliade ». Ce sont souvent les femmes qui énoncent, de façon directe, le désir de paix »

L’on comprend maintenant pourquoi c’est une femme, Chryséis », qui ouvre le récit de Baricco qui poursuit : « C’est par leur voix qu’on le comprend, ce côté féminin de l’ « Iliade » : mais quand on l’a compris, on le retrouve, ensuite, partout. Nuancé, imperceptible, mais incroyablement tenace. Je le perçois très fort dans les innombrables sections de l’ « Iliade » où les héros, au lieu de combattre, parlent. Ce sont des assemblées sans fin, des discussions interminables, et on ne cesse de les exécrer que lorsqu’on commence à les prendre pour ce qu’elles sont, en fait : un moyen pour eux de reporter la bataille le plus possible. »

l y a selon Baricco, dans cette épopée, l’intuition d’une civilisation dont le ressort ne serait pas la guerre et donc « amener cette intuition à se réaliser, c’est peut-être ce qui nous est proposé par l’ « Iliade » en héritage ».

Comment y parvenir ?

Après avoir montré que cette histoire présente la guerre comme un « débouché quasi-naturel de la cohésion sociale » il ajoute : « Mais elle ne fait pas que cela : elle fait autre chose de bien plus important et, d’une certaine manière, insupportable : elle chante la beauté de la guerre et elle la chante avec une force et une passion inoubliables ».

Voilà qui nous ramène à la fascination exercée sur Clausewitz par Napoléon et ses victorieuses campagnes…mais pas seulement sur Clausewitz. Il n’est que de se remémorer les nombreuses fresques cinématographiques consacrées à l’empereur et, en ce qui concerne l’esthétisation de la guerre, les films cultes comme « Un long dimanche de fiançailles» ou, sur fond de musique classique « Apocalypse now ».

Alors ?

Ce que suggère peut-être l’ « Iliade », c’est qu’aucun pacifisme aujourd’hui ne doit oublier ou nier cette beauté. […] Aussi atroce que cela paraisse, il est nécessaire de se rappeler que la guerre est un enfer, oui :mais beau. Depuis toujours, les hommes s’y jettent comme des phalènes attirées par la lumière mortelle du feu. Aucune peur, aucune horreur de soi n’a pu les tenir éloignés des flammes : parce qu’ils y ont trouvé la seule possibilité de racheter la pénombre de la vie. Aussi la tâche d’un vrai pacifisme, aujourd’hui, devrait être non tant de diaboliser la guerre à l’extrême, que de comprendre que c’est uniquement quand nous serons capables d’une autre beauté que nous pourrons nous passer de celle que la guerre depuis toujours, nous offre. Construire une autre beauté, c’est peut-être la seule voie vers une paix vraie. […] Donner un sens fort, aux choses, sans devoir les amener sous la lumière aveuglante de la mort. Pouvoir changer notre propre destin sans devoir nous emparer de celui d’un autre ; réussir à mettre en mouvement l’argent et la richesse sans recourir à la violence ; trouver une dimension éthique, y compris très haute sans devoir aller la chercher dans les marges de la mort ; nous confronter à nous-mêmes dans l’intensité d’un lieu et d’un moment qui ne soit pas une tranchée ; connaître l’émotion, même la plus vertigineuse, sans devoir recourir au dopage de la guerre ou à la méthadone des petites violences quotidiennes. Une autre beauté »

Et Baricco termine son œuvre dans la perspective que nous réussirons un jour à soustraire Achille à une guerre meurtrière. « Et ce ne sera pas la peur ou l’horreur qui le ramèneront chez lui. Ce sera une certaine beauté, une beauté différente, infiniment plus douce ».

Trois propositions nous sont donc faites :

Pour René Girard, il s’agit d’aller, pour éviter le Chaos, vers le Royaume, c’est à dire une réconciliation qui passe par l’accueil du message du Christ.

Pour Peter Sloterdijk, il importe de s’exercer à maintenir un équilibre des forces sans qu’aucun des partenaires n’ait à renoncer à son thymos, c’est-à-dire à l’exigence légitime d’être reconnu par l’autre. Cet «exercice» nécessite, précise-t-il, la médiation de tiers, ou d’instances tierces qui auraient la forme, en politique, de collectifs institutionnels.

Pour Alessandro Baricco, l’objectif est d’inscrire une beauté nouvelle dans une dimension éthique élevée, source d’émotions éventuellement vertigineuses.

Un fil peut être tiré, là, entre cet espoir et ce qu’énonce dans son séminaire « Streben», Maria- Letizia Cravetto. Elle évoque des « visions brisées, visions dénuées, visions inouïes » pour qualifier respectivement le meurtrier, le psychotique et l’artiste. Or l’on peut voir, en s’appuyant sur Lacan, que l’écriture poétique a permis à Joyce un saut de la deuxième à la troisième série de ces images. Peut-on, lisant Baricco, envisager que la « poésie » dans son sens le plus large, celui qui prend sa source dans l’éthique, pourrait susciter le même saut, de la première à la troisième série, du meurtre à l’inouï ?

A chacun d’entre nous de nous inscrire ici et/ ou là, voire à inventer encore d’autres voies. On peut, en particulier, privilégier tout ce qui, s’inter-posant, fait tiers et suscite une réalité nouvelle, comme dans l’oxymore, car, « l’obscure clarté » n’est ni l’obscurité ni la clarté pures. Dans l’espace intermédiaire, l’ombre portée de chacun des termes ouvre un espace qui, même imperceptiblement, a fonction d’altération (dans le sens de « rendre autre »).

De la même manière, aussi bien dans les relations interpersonnelles que dans le champ politique, tout espace interstitiel peut faire signe de ce qui, au-delà des antagonismes, trace, nouveaux vecteurs, des « diagonales du milieu ».  N. C.

 

A propos de Baruch Spinoza, encore…

Désir, raison, poésie

par Noëlle Combet

Dans les « Scolies » qui font partie de son « Ethique », Baruch Spinoza utilise un régime d’écriture qui se distingue du reste de son texte, en ce que s’y exprime une sorte de ferveur de la pensée.

 

Dans l’une d’elles, sa définition de la Raison nous propose une large ouverture : « Elle (la Raison) demande que chacun s’aime lui- même, cherche l’utile propre, ce qui est réellement utile pour lui…et, absolument parlant, que chacun s’efforce de conserver son être autant qu’il est en lui ». Cet effort pour  « conserver son être », effort de raison, il le nomme Désir dont le corollaire est la puissance d’agir ou vertu. Raison et Désir appartenant à la nature même de l’homme, lui sont immanentes. Déraison, donc, impuissance et folie, si je me dirige vers ce qui me serait contraire; nécessité d’être attentif à mon Désir.

« Personne donc n’omet d’appéter ce qui lui est utile ou de conserver son être, sinon vaincu par des causes extérieures et contraires à sa nature. Ce n’est jamais, dis-je, par une nécessité de sa nature, c’est toujours contraint par des causes extérieures qu’on a la nourriture en aversion ou qu’on se donne la mort. »

Notre époque a, bien sûr, la possibilité d’approcher, avec d’autres outils conceptuels, ce que Spinoza nomme « causes extérieures et contraires » à [la nature de l’homme]. Sa conception de la Raison n’en demeure pas moins très innovante et efficace dans cette invitation à ne pas se faire esclave, de quelque autre ou d’une « cause » à laquelle nous nous assujettirions. Suivre le commandement de la Raison est, en effet, la condition de la liberté : « Dans un homme libre, donc, la fuite opportune et le combat témoignent d’une égale Fermeté d’âme. Autrement dit, l’homme libre choisit la fuite avec la même Fermeté d’âme, ou présence d’esprit que le combat. »

Application : Spinoza qui, en 1674-1675, était prêt à publier sa rédaction définitive de l’ « Ethique », y renonça : « Quelques théologiens [ont résolu] de déposer une plainte contre moi auprès du prince [d’Orange] et des magistrats; d’imbéciles cartésiens, en outre, qui passaient pour m’être favorables, ne cessent, afin de se laver de tout soupçon, de dire en tout lieu, tout le mal possible de mes opinions et de mes écrits. L’ayant appris de personnes dignes de foi, qui me prévenaient en même temps des manœuvres insidieuses des théologiens contre moi, j’ai résolu de surseoir à la publication que je préparais jusqu’à ce que la situation fût plus claire mais elle semble empirer tous les jours, et je suis incertain de ce que je ferai. » Il restait à Spinoza, au terme d’un combat constant pour offrir aux hommes la lumière de sa vérité, à l’encontre de l’obscurantisme et des acharnements dogmatiques, deux années à vivre.

Baruch Spinoza, qui, persécuté de toutes parts, avait dû quitter Amsterdam pour La Haye, nous invite à une souplesse fondée en « Raison », héritage, peut-on penser, de sa « condition » marrane. Il nous indique, par là même, les enseignements que les marranes tirèrent de la « duplicité » leur permettant de survivre dans des Etats qui, soit les toléraient à grand peine, soit les pourchassaient. Les enseignements issus des abjurations forcées, de la clandestinité, des exils et des renoncements, pourraient nous inciter à détacher la « marranité » de la seule conjoncture historique pour en faire une clé à ouvrir autrement notre monde où s’affrontent particularismes et identités revendiquées.

Une oscillation advient alors, l’injure contenue dans le mot « marrane », se faisant source de lumière, dans le sens d’une possible élucidation, sur les pistes enchevêtrées de la pensée.

 

Passages

Penser, disait ce poète
C’est « chercher une phrase ».
Les phrases ouvrent des passages,
Mais il arrive qu’elles se perdent
Et leur absence fait table rase
Et dérision
Lorsque l’amour déchoit et que la pensée meurt
Au pied des murs
Infaillibles.
Halt ! Papiere !
Incarcérations
Retranchements
Prisons asiles camps
Suffocation…
Et puis…
« Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas »
Ecrivit Imre Kertesz…
Révolte d’écriture.
Lâchers d’oiseaux libérés
Dispersant la barbarie
A la chute des murs,
Elles reviennent les phrases,
Avec les mots mêlés des lettres en attente
Avec l’amour vécu-rêvé
Et le parfums des orangers
Dans les nuits bleues.

N. C.

 

Interstices (marranes?) chez Freud

Ou le ternaire mis au travail
par Paule Pérez

Langage, style, pensée analytiques procèdent d’une façon particulière. Abondance de détails et de précisions, qui sont maniés, non pour fixer le sens en un instantané ou le rapprocher comme en effet de loupe, mais pour, soit en montrer la subtilité et le déroulé, soit montrer la concomitance révéler-masquer, en laissant au patient, ainsi qu’à l’analyste, au rêve, à la séance, quelque chose de l’«ombilic», du « reste », inanalysable…

Des mois de l’année 1875 où il suivit l’enseignement de Franz Brentano (1838-1917), Freud a retenu les réflexions de ce dernier sur « le trajet de la perception à la conscience », selon lesquelles rien ne peut être jugé qui ne soit au préalable une représentation, Vorstellung. A partir de cette approche du psychisme, Freud invente à-côté de la Vorstellung le terme de « Repräsentanz » (représentant, émanation, manifestation, comme entité qui ne parvient pas à la conscience), de la pulsion (qui serait à la base, somatique, avec un « quantum affectif »). Etant refoulée une première fois, l’entité créée par la pulsion cherchera une autre façon de se manifester. Elle le fera par une image, une scène, un désir. Ce qui dans l’édifice freudien relie la pulsion à la représentation, conférant à la pulsion son caractère psychique, réduisant la fracture entre pulsion et représentation, établissant un fil continu entre les deux, voire, posant les prémices d’uneco-substantialité.

On peut induire de ce caractère radicalement non-naturaliste de la psychanalyse qu’il exclut d’office le propos (plus ou moins avancé par certains, proches de la culture médicale) consistant à la faire entrer dans un certain « Réel » : non pas de celui des représentations, propre à l’analyse ou sa « chose » à étudier, mais de ce supposé « réel » de ce que l’on appellerait le factuel – qui reviendrait à ce que Freud définit précisément dans l’« Abrégé de psychanalyse », comme ce qui « restera toujours l’inconnaissable ».

Cornélius Castoriadis soutient dans ses « Epilégomènes à une théorie de l’âme », qu’en psychanalyse « cette impossibilité est élevée…à une puissance supérieure, car ici il s’agit de significations incarnées, à savoir : de représentations portées par des intentions et solidaires d’affects. » …Intentions et représentations inter-réagissent. L’individu s’instaure alors comme un « surgissement  ininterrompu de représentations », en enchaînement, « mode unique d’un flux représentatif ». Flux se déroulant de post hoc (après cela) à propter hoc (pour cela).

Castoriadis conçoit l’association libre et la plupart des symptômes (qui eux sont des effets, et non une simple manière de s’exprimer) comme une « causation symbolique », de surcroît sui generis irréductible à des relations bi-univoques et ne constituant pas un déterminisme définissable, c’est une « création » qui s’organise dans les symptômes comme le formule Pierre-Henri Castel dans « A quoi résiste la psychanalyse ? », en « …déficits visant sélectivement des fonctions du corps, de l’esprit ou de la sexualité », en «stratégies très élaborées ».

De plus, selon Castoriadis, « la trajectoire de l’intention inconsciente dans l’espace des représentations ne satisfait pas au principe de Fermat ». C’est dire en cela qu’elle ne passe pas par le plus court chemin.
De la représentance au tiers, un ternaire bien particulier

Ce chaînage s’inscrit dans une logique de la « relation », et le lieu des opérations, en tant que « topos » de la psychanalyse, se situerait « entre », de manière interstitielle : entre pulsion et représentation, entre représentation post hoc et représentation propter hoc. Mais également entre conscient et inconscient.

Plus encore dans cet interstitiel : entre rêve et veille ou rêve et fantasme, entre passé et futur, avec un passé bien présent entre les mots, etc. Au point qu’on en « substantiverait » la préposition « entre », selon la définition du « nom » importée d’un territoire grammatical, décrit par Spinoza, dans une œuvre posthume, son « Abrégé de grammaire hébraïque »: « J’entends par nom un mot par lequel nous signifions ou indiquons quelque chose qui tombe sous l’entendement. Et, ce qui tombe sous l’entendement étant soit des choses, leurs attributs, leurs modes et leurs relations, soit des actions ainsi que leurs modes, et leurs relations… » (On comprend au passage que cette grammaire est un éminent travail philologique avant la lettre, issu du génie de Spinoza. Restée épuisée de longues années, elle a été rééditée récemment par les Editions Vrin, dans la traduction des Joëlle et Jocelyne Askenazi, qu’avait suscitée le philosophe Ferdinand Alquié en 1953. Que le lecteur excuse cette digression.)

La psychanalyse ainsi échappe en partie, et à sa manière, au principe de non-contradiction. Il s’y passe des opérations que l’on peut ranger sous le terme de « ternarisation », figurée de multiples manières : médiation, mise en tension, triangulation, travail de la négation, interprétation, assimilation : permettant l’accès à une transformation comme des figures du fonctionnement de cet « entre » pluriel qui prend la consistance d’un « tiers ».

Sigmund Freud connaissait-il les travaux du logicien américain Charles Sanders Pierce (1839-1914)? Ou bien le fait qu’il furent contemporains les a-t-il faits vecteurs de concepts dans l’air de leur temps? Quoiqu’il en fût, leurs travaux se font écho. Pierce, dans son ambition de fonder sa logique, voulant « dépasser » la dyade, et se plaçant au-delà de la « relation » au sens duel, invente la tiercéité, catégorie au même titre que priméïté – à laquelle Deleuze affectera la conscience immédiate – et la secondéïté à laquelle il affecte l’expérience comme passage. A la différence, la tiercéité étant ce qui est trois par soi-même, relève de la signification. Elle se constitue de deux éléments en relation et la loi qui régit leur relation leur est indissociable, est cause de la tiercéité qui s’y fonde. La loi fait la signification. C’est ce qui fait dire à Deleuze que la tiercéité est catégorie du mental. (Séminaire à Paris 8 au 14 décembre 1982, Paris 8).

Pierce, ainsi que le montre par ailleurs Pierre-Henri Castel (« A quoi résiste la psychanalyse ? », PUF), développe toute une conception autour du « signe » et « l’idée que tout signe n’est pas seu­lement signe de quelque chose mais requiert à son tour un autre signe qui l’interprète, un ‘’interprétant’’ : il est donc signe pour un autre signe. » Appliqué à l’analyse, « l’interprétant en tiers, ainsi, règle le transfert ». Et, «  l’affinité est manifeste entre un tel ‘’interprétant’’ et le ‘’contenant’’ grâce auquel les relations duelles entre affects et représentations sont intégrées et, au sens fort, symbolisées ».

La tiercéité étant nouée à la loi et à la signification, «… ce tiers opère au joint exact de ce qui fait psychiquement « loi » (la prohibition de l’inceste, l’interdit du meurtre du père) et de ce qui fonde le monde humain des règles. De plus,  le mouvement piercien s’opère dans « une ouverture que rien a priori  ne sature ». Aussi fait observer Castel, est-on « … à deux doigts … de saisir un des sens possibles de la formule tant citée de Lacan, selon laquelle : un sujet, c’est ce que représente un signifiant pour ·un autre signifiant »…
La diagonale du milieu

Sigmund Freud naquit dans la ville de Freiberg-Pribor, en Moravie (aujourd’hui en Tchéquie), berceau de sa famille paternelle, non loin de la ville de Nikolburg-Mikulov où enseigna longtemps Juda Loeb ben Bezalel, aussi appelé le « Maharal de Prague » (1512-1609). Celui-ci fut célèbre dans la communauté juive, mais aussi au-dehors : mathématicien, érudit, il fut l’ami du savant Tycho Brahe, qui lui dépêcha comme assistant le meilleur de ses élèves, David Ganz. Talmudiste, mystique, il fut le « créateur » du Golem devenu légendaire, et l’auteur de nombreux écrits inspirés par la Kabbale – traduits notamment en français par Beno Gross. Il n’est pas indifférent que de nos jours, sa statue en majesté orne la façade de l’Hôtel de Ville de Prague.

Sachant que chez Freud, le grand-père et l’arrière-grand-père paternels étaient rabbins, est-il imaginable que l’héritage spirituel du Maharal, élevé en son temps à un tel degré de célébrité, n’ait pas traversé la communauté juive, pour irriguer a minima par capillarité, la pensée et les représentations religieuses locales jusqu’au dix-neuvième siècle ? Ou même, pour se transmettre, méthodiquement, dans l’enceinte de la maison d’étude ?

Et, au cœur de cette transmission, fût-elle consistante ou diffuse, c’est au  concept de « l’emtsa » que nous pensons, pierre de touche de l’œuvre du Maharal. Comme l’expose André Néher, dans la monographie qu’il lui a consacrée (« Le puits de l’exil », Cerf,1991), Juda Loeb a « fait de la dualité la charpente de sa réflexion ». Mais en cette apparente dualité, réside en fait une conception ternaire du monde : Néher expose comment selon le Maharlal, celui-ci est constitué de l’ensemble formé par des couples terminologiques bipolarisés et de leur espace intermédiaire. Il échappe aux catégories physiques : « en dehors du temps, il est en dehors de l’espace il est en dehors de la matière ».

Dans un tableau comparatif d’où il extrait des relations binaires de plusieurs conceptions logiques de l’Antiquité, le Maharal indique que certains binômes relèvent de registres complémentaires (cause, effet), d’autres sont antithétiques (essence, accident), d’autres encore sont contradictoires (être, néant). Entre les deux registres l’espace intermédiaire de l’emtsa caractériserait leur inter-réaction. Entre verticale et horizontale, l’emtsa correspondrait en géométrie à la médiatrice, à la bissectrice, ou à la diagonale : Loeb évoque aussi « le troisième côté du triangle qui, postérieur aux deux premiers, organise la figure et lui donne son sens » : le terme « moyen », c’est le trois qui n’apparaît que lorsque la figure est posée.

Projetée aux domaines théologique ou métaphysique, selon les cas, l’emtsa est un arbitre de la contradiction à l’œuvre, vide, lieu du possible, élément organisateur, facteur de lien ou de compromis, voire de dépassement. Le troisième terme chronologique est considéré comme la figure de l’accomplissement par le Maharal : Jacob venant après Abraham et Isaac, Moïse venant après Aron et Myriam.
Disjonction, conjonction, inflexion, l’opération de l’emtsa s’exprime par des expressions telles : « en mouvement, tendant vers, destiné à, préparé pour, adapté à, digne de, se rattachant à, s’unissant à »… Littéralement « emtsa » se traduit par « milieu ». Pour toutes ces raisons,  André Neher le renomme « diagonale du milieu » : il y voit comme l’ébauche d’une théorie décrivant une variabilité à la fois directionnelle et intentionnelle.
Projeté entre théorie de la connaissance et dimension « existentielle », ce concept aurait pu fonctionner dans la pensée freudienne, comme une « empreinte »,  un morphe « primitif » de la tiercéité, toujours à l’œuvre dans son esprit. La neutralité bienveillante pourrait en être une figuration.

L’ « entre » de la neutralité bienveillante

Entre neutralité et bienveillance : l’une des expressions les plus heuristiques de la psychanalyse pour illustrer la dynamique interstitielle est peut-être celle-ci : les deux termes, qui n’auraient pas été pensés ensemble par quiconque avant Freud, se mettent à fonctionner dans l’espace de la séance, en un oxymore qui justement n’en est pas « tout à fait » un, mais « presque » ! L’un avec l’autre ne sont pas polarisés, ne sont pas contraires, même si on peut penser que qualitativement la neutralité contredit la bienveillance, et cependant, l’amarrage des « deux ensemble » n’implique pas nécessairement qu’ils en soient quantitativement « inversement proportionnels ». Plus de bienveillance et un peu moins de neutralité, ou l’inverse, ou tantôt l’une et tantôt l’autre, selon l’interlocuteur.
Mais on peut y voir aussi que le « tout bienveillant » ne peut cohabiter avec le « tout neutre ». Ainsi la psychanalyse elle-même se propose comme une sorte de «fonction d’onde» d’être, proportionnable par le sujet de l’analyse, le psychanalyste, la relation entre les deux, le travail du transfert et le transfert de travail. Je pense qu’on peut développer le même type de réflexion avec l’expression « attention flottante ».

Langage, style, pensée analytiques procèdent d’une façon particulière. Abondance de détails et de précisions, qui sont maniés, non pour fixer le sens en un instantané ou le rapprocher comme en effet de loupe, mais pour, soit en montrer la subtilité et le déroulé, soit montrer la concomitance révéler-masquer, en laissant au patient, ainsi qu’à l’analyste, au rêve, à la séance, quelque chose de l’«ombilic», du « reste », in-analysable.

Les psychanalystes nourrissent une méfiance à l’égard de ce que la pensée aurait à « boucler », à « clôturer » un concept. Le sens est ouvert dans la chaîne de ses « représentances ».

Aporétique, contradictoire, incohérente ? La psychanalyse l’assumerait, n’ayant pas vocation à illustrer un dogme ni à se constituer en système, et d’une séance à une autre dans une même analyse, d’un patient à un autre, d’un analyste à un autre, elle développera et suivra les circonlocutions de sa position hypothétique, si l’on peut dire reconductible, mais non reproduisible, et cependant opérante, aléatoirement, dans sa « suspension » au cœur de la logique intersubjective. La notion d’emtsa, diagonale du milieu, fonction ternaire, constituerait-elle donc pour Freud un héritage-crypte?

Ainsi peut-être y subsisterait en flottaison quelque chose de l’énigmatique penseur, qui aurait insufflé, peut-être pas la vie au pantin que fut le golem, mais un peu de l’esprit d’une « autre scène » à l’inventeur de la psychanalyse : une « autre manière », peut-être, de dépister, chez Freud…une généalogie symbolique marrane.  P. P.

 

Vous voulez nous écrire, réagir à cet (un?) article
Ecrivez-nous
nous transmettrons vos réactions à son auteur