Kraus et Daesh

Je n’ai aucune idée de Hitler. C’est ainsi que Karl Kraus débutait sa troisième nuit de la Walpurgis en Mai 1933.

Eh bien, aujourd’hui je n’ai aucune idée de Daesh, de l’islamisme noir, des commanditaires et des exécutants des tueries de Paris. Car, comme le notait Kraus à propos du nazisme, l’esprit est en quelque sorte sidéré, anéanti par tant de monumentale, de prodigieuse bêtise. A quoi cela sert-il, d’avoir de l’esprit, de mesurer, de peser, de comprendre, quand l’idiotie, se mêlant de flirter avec la gloire, s’en va répandre, avec obstination et professionnalisme, la mort ? Et tout comme le troisième Reich ne pouvait être admiré, compris ou servi que par l’alliance de la plus grande déconfiture de l’esprit et l’emballement dionysiaque lié à cette même déconfiture, on ne peut guère comprendre Daesh, ce monstre produit par le sommeil de la raison. Je n’ai aucune idée de Daesh et cela me rend malade, car on me dit que nous sommes en guerre. Et pour me croire en guerre, pour faire front ou sentir en moi couler la grande colère qui nomme l’ennemi, cette divine haine qui anime les Troyens et les Atrides dans l’Iliade, j’ai besoin de connaître l’ennemi. Non pas que je sois devenu si naïf, si aveugle, cela m’arrive, mais enfin là, aujourd’hui, l’ennemi s’exprime tant à découvert et si vaniteusement fort que seuls les sourds et les êtres ruinés des asiles ne l’entendent pas. J’entends donc ou crois entendre. Mais qu’est-ce que j’entends ?

Comme tous les idiots, les islamistes raffolent du cinéma ! Ils adorent les pathétiques scènes d’hystérie collective et les montages tapageurs et apocalyptiques dans lesquels ils s’emploient à rendre le monde semblable au petit coin de désert où ils logent ! Et afin de réduire l’univers aux maigres proportions de leur paysage, ils rêvent en grandes séquences colorisées, que la chaleur et le feu suffoquent et brûlent les mécréants et les apostats, que les villes flambent, que les fleuves s’embrasent, que les montagnes sont abrasées par le souffle sismique du Prophète. Comment pourrait-on avoir une idée de Daesh, du djihadisme incandescent ? Tout cela n’est que farce, kitsch et songe de corbeau ! Et, à l’instar de Goebbels qui, s’imaginant qu’il allait métamorphoser le monde germain, lui insuffler un nouveau génie, une nouvelle inspiration artistique véritablement prométhéenne ne parvint au bout du compte qu’à retirer aux Juifs le droit à la parole, vociférant à l’unisson des autres frénétiques du parti nazi : Réveille toi, Allemagne ! Crève, juiverie ! les bâtisseurs d’un autre monde islamiste peinent à dire autre chose que « Dieu est grand ! Crève, vieille Europe enjuivée, dépravée, inutile, alcoolique». Crève, c’est là tout leur lexique, leur mot le plus saint et vénérable. Pour cela, ils se filment comme des crétins et des aliénés, entassés dans des camions militaires, mitraillettes levées au Ciel, promenant dans les airs leur fanion noir, étendard de leurs nouvelles Lumières, et puis aussitôt après, baisant la terre de leurs prières, agenouillés devant l’Eternel, leur Gourou céleste se délectant de sacrifices humains, de décapitations, de crémations, buvant à pleines gorgées la sueur effrayée des victimes.

Mais comment diable pourrais-je avoir une idée d’un tel ennemi ? Il n’est rien, une absurdité criminelle qui suspend le cours de la pensée, la sidère, la broie. Car enfin, peuple de France, humanité européenne, vous n’êtes pas nés d’hier, vous avez connu des guerres et des guerres, et des atrocités, et des divisions, vous vous êtes sabordés un nombre incalculable de fois, vous avez poussé dans les abattoirs géants de la grande guerre la jeunesse dont aujourd’hui et à raison vous portez partout le deuil, un deuil tricolore, un deuil sans crêpes noirs.

Vous n’êtes pas nés d’hier, écrivains, philosophes, savants, hommes politiques, ouvriers et fonctionnaires de l’Europe, vous avez labouré les terres chrétiennes et semé des Renaissances, vous avez mis au Ciel, en plus belle place, la connaissance humaine, la raison humaine, vous avez proclamé le droit des peuples à la souveraineté , vous avez dit la fraternité, vous avez dit la liberté, vous avez dit l’égalité, vous vous êtes déchirés, vous avez coupé l’Europe en deux systèmes ennemis, se faisant face et se menaçant, pareillement héritiers de Goethe, de Shakespeare et de Tolstoï, mais vous avez su démonter pierre après pierre le mur de Berlin et façonné une maison commune. O une maison bien imparfaite, dont les architectes les plus subtils et capés se gaussent, éblouis par leur intelligence, relevant les mille malfaçons, des fondations à la toiture ! On t’accuse même, ô, vieille humanité européenne, dans tes propres rangs, par la bouche de tes propres enfants de servir les intérêts du grand Satan, d’être devenue la putain du Capital, la catin flambeuse et délurée qui se vautre dans la consommation, dans ses frontières, égoïste, confinée, frileuse, offrant son corps aux hommes de Schengen et repoussant les apatrides qui la désirent pourtant si ardemment. On t’accuse d’avoir tourné le dos à tes idéaux universels, d’être devenue boutiquière et avaricieuse, de savoir compter et de ne plus savoir ni aimer ni rêver, d’être si vieille et pourtant si bêtement ingénue et capricieuse.

Mais enfin, quoiqu’en pensent ces procureurs aux mains pures, malgré tes insuffisances, malgré tes bassesses, o vieille humanité européenne, tu mérites tout de même un peu plus de tendresse, un peu plus de considération que cet ennemi sans tête au fanion noir, cet ennemi dont nous ne voulons rien savoir, car il n’y a rien à savoir qui ne nous rapetisse aussitôt, qui ne nous éveille sans délai au seul désir de la vengeance, qui ne nous enrôle honteusement dans sa passion abjecte de la mort, dans la jouissance et la délectation de sa future extermination. Tu as autre chose à faire qu’abîmer ce qui te reste de vision dans la lecture des subtilités théologiques et des affrontements sectaires que d’érudits exégètes des religions déploient sous tes yeux fatigués et incurieux. Car enfin, nul n’est besoin d’être versé dans la science des Ecritures pour saisir que l’islamisme contemporain n’a pas choisi la voie mystique et musicale du soufisme pour se rapprocher de Dieu mais bien celle du cinéma pétaradant et de la plus abjecte complaisance envers un Dieu encagoulé, ceint d’explosifs, adorateur de vierges à poil qu’il garde dans son Harem céleste, à la disposition des futurs sacrifiés. Le pape François, pour une fois le plus martial et viril des chrétiens, il en faut tout de même un par les temps qui courent , tant on voit généralement ceux-ci effrayés de dire un mot de trop, un mot maladroit, une formule qui blesserait la religion historiquement rivale, mais religion sœur depuis que le socialisme du siècle passé a dangereusement concurrencé le culte marial chez les prolétaires, le pape lui-même a résumé le point de vue de ceux qui peuvent encore croire honnêtement en Dieu en quelques mots : Quiconque se sert du nom de Dieu pour accomplir de tels crimes, commet un terrible blasphème.

On espère que les recteurs des mosquées et la majorité des imams français et européens vont saisir au bon les recommandations lucides du chef de la Chrétienté et excommunier jusqu’à la fin des temps les tueurs du Bataclan ou de la rue de Charonne. Ne sont-ils pas les mieux placés et les seuls fondés à rejeter hors de leur Communauté ces brutes sanguinaires armées de Kalachnikov, s’imaginant tuer par fraternité et par foi, fauchant les unes après les autres les vies de tant de jeunes hommes, de tant de jeunes femmes ?
Nous voilà donc en guerre, en état d’urgence, avec le sentiment étrange de devoir mener la guerre à un ennemi grotesque à l’extérieur, je sais déjà que les livres d’Histoire futurs feront à peine mention du Califat de Messieurs Zarkaoui et Abou Bakr Bagdadi, mais insaisissable et volatile à l’intérieur, prêt à transformer en délinquants célestes les plus pâles et maladives des crapules. Et de grâce, cessez de pleurnicher sur les injustices de l’Histoire, les horreurs de la colonisation ou les crimes de Napoléon. Oui, nous avons tout cela en partage, dorénavant, comme l’Église a dans ses bagages l’Inquisition et l’Allemagne son Führer, tout comme l’humanité entière, vous comme moi, ne peut s’innocenter ou tout au moins oublier les bombes atomiques d’Iroshima et de Nagasaki ni recouvrir Auschwitz d’un linceul d’amnésie. Vous êtes ridicules et indécents à imaginer que tous ces morts du Boulevard Voltaire dont vous pleurez à la va-vite la triste destinée servent opportunément les intérêts des nantis et des exploiteurs qui n’auraient pas trouvé d’autre alternative à la poursuite de leur règne que d’attiser l’islamophobie populaire. Consternant suicide de la pensée!

Ce qui nous déchire aujourd’hui, nous coupe presque le souffle, c’est encore une fois l’ineffable indigence de l’ennemi, non pas son obscurantisme, non pas sa superstition, cela encore on pourrait au regard des tristesses du spectacle contemporain en prendre une petite part, non ce qui paralyse notre propre réactivité politique et humaine, c’est que nous avons affaire au néant, au néant de la parole, au néant spirituel, à un néant certes gesticulateur et morbide, à un néant assurément dangereux, haineux, et vide au point d’en devenir héroïque, mais qui n’en reste pas moins, s’exposât-il rageusement à la publicité, un néant tout court. Et cette triste prose du néant, cette calamiteuse prose faite de deux à trois mots, répétés sur tous les tons, déclamés, criés, hurlés, nous éloigne du monde , nous donne une furieuse envie de quitter le monde. Quand le monde devient l’espace presque exclusif de la confrontation avec une aussi indicible connerie, comment les plus jeunes d’entre nous y trouveraient-ils leurs places ? N’est-il pas vrai que l’on prend peu à peu le visage de l’adversaire et tout comme Hector puise dans le courage d’Achille sa force et son énergie guerrière, ne risquons nous pas de nous transformer symétriquement en chiens de garde d’une civilisation aveuglée par son esprit de vengeance, oubliant ses nuances et ses subtilités et se rapprochant en cela de la barbarie qu’elle combat.

Mais enfin, nous n’avons plus vraiment le choix aujourd’hui.
Sauf à attendre, tels les benêts et les illuminés qui confondent l’orage de grêle et le jet d’une douche, que de nouveaux matamores en tailleur noir et à la chevelure blonde, brandissant le glaive de l’Occident vers leur ciel national, offrent aux désespérances et aux impatiences populaires des cibles à haïr et jettent indifféremment dans la commune fosse des réprouvés le fanatique et l’apatride, l’islamiste et le musulman, le fou d’Allah et le clandestin, nous n’avons pas d’autre choix que d’équilibrer aujourd’hui la générosité par la rigueur, l’hospitalité par la fermeté et soutenir l’impitoyable réponse promise dont l’exécutif français remplit aujourd’hui ses discours et ses condoléances au pays endeuillé.
Vite, qu’une génération passe et rendons-nous à autre chose ! De grâce, vite et fût-ce après notre mort !..

Claude Corman
Le 16/11/2015

Le réel de l’image du corps

Le réel de l’image du corps
De Cézanne à Bacon

« La nature est la passion que connut la véhémence de “Je suis“ impossible. » 1
Pascal Quignard

Prologue

Ce que la peinture nous apprend de l’espace, c’est son réel.

Du moins est-ce la thèse que je vais tenter de soutenir devant vous ce soir, en remerciant Marie-Jeanne Sala pour la confiance qu’elle me fait en m’invitant à intervenir dans le cadre de l’enseignement d’accueil de notre école qui, cette année, porte le titre de « S’orienter avec le réel, de l’art prendre de la graine ». C’est à la recherche de cette graine-là que je suis parti.

Je tiens au préalable à préciser les deux écueils à éviter.
Il ne s’agira nullement ici, premier écueil, de quelque chose qui, de près ou de loin, pourrait ressembler à une psychobiographie des deux peintres qui vont m’occuper, Cézanne et Bacon ; et encore moins, second écueil, d’une “psycho-analyse“ des tableaux sur lesquels, à l’occasion, je serai amené à prendre appui. Au contraire, choisir de me laisser faire, de me laisser questionner par ces œuvres d’art, ce n’est pas prétendre à un savoir quelconque sur elles, mais c’est au contraire me mettre à l’écoute de ce qu’elles peuvent me dire. C’est donc bien occuper une place d’analyste — mais en tant que, dans le savoir, tout analyste est fondamentalement un analysant.

Le chemin que je vous propose de parcourir commencera par un bref rappel des appuis précédemment élaborés. Je tâcherai, ensuite, d’aborder la subversion cézanienne, que Picasso qualifiait d’“inquiétude“2 — cette inquiétude qui, selon les dires de Picasso lui-même, aura fait de Cézanne son unique maître. Et c’est cette inquiétude que je suivrai jusque dans sa reprise baconienne, aussi dissemblables que peuvent apparaître ces deux peintres. Je terminerai en proposant quelques petites trouvailles que cet art m’aura peut-être donné l’occasion de faire.

I. Appuis antérieurs

Mes appuis sont au nombre de trois.

a) Le Fort-Da3, pour commencer, en ce qu’il nous offre une porte d’entrée évidente vers ce que pourrait être la topologie en attente chez Freud.
Chacun le sait, il s’agit d’un jeu inventé par le petit-fils de Freud en réaction au départ de sa mère. Il utilise une bobine qu’il lance par-dessus son berceau ; il lâche alors un de ses premiers signifiants : “O.O.O.“, qui est entendu comme “Fort“, ce qui veut dire “partie“ et, lorsque le jeu est complet et que la bobine réapparaît, il dit “Da“, ce qui veut dire “là, revenue“. Il y a dans le texte de Freud un point que les innombrables commentateurs de ce jeu ne reprennent que très rarement. Ce point modifie la topologie implicite à ce jeu. En effet, lorsque cet enfant joue, il se trouve non pas à l’intérieur du berceau, comme lorsque sa mère est là, mais bien à l’extérieur, à l’endroit qu’occuperait sa mère si elle était “là“. Et lorsqu’il lance la bobine en disant “partie“, il la lance de l’extérieur, où il se trouve, dans le berceau — et non pas du berceau au dehors. Ce n’est pas difficile à interpréter. Lorsque la mère s’absente, c’est l’enfant lui-même qui est “parti“ ! Extraordinaire topologie où l’enfant n’est que de là où il est vu.
Ce n’est pas tout. À peu près au même moment, et comme par hasard, cet enfant a un autre jeu à sa disposition. En se plaçant devant un miroir et en se baissant pour faire disparaître son image, il dit là aussi “Fort“ — parti. Avec son image, c’est lui qui est parti comme lors du départ de sa mère. Ce qui relie très fortement l’image de soi du petit enfant à la présence de cet Autre qu’est la “mère à l’occasion“, comme s’exprime Lacan.

b) Mon second point d’appui sera évidemment le fameux “Stade du miroir“4 de Jacques Lacan que tout le monde connaît. Je rappellerai très succinctement le dispositif de ce que j’appelle plutôt un “moment“ pour tenter d’y insérer ensuite deux ajouts, qui nous seront utiles lorsque nous aborderons plus directement la peinture.
L’enfant mis au miroir par Henri Wallon a le même âge que le petit fils de Freud, ils ont tous deux entre 6 et 18 mois. Porté par un adulte tutélaire et mis face à son image au miroir, l’enfant jubile : il anticipe l’unification de son corps en s’y reconnaissant. Mais, pour avoir la confirmation de cette reconnaissance, il doit se retourner vers l’adulte.

Nous avons donc à faire, là aussi, à une topologie subjective, qu’il est tout à fait essentiel de dégager dès le moment de son apparition. Car c’est précisément à ce “moment“ que se met en place la structure borroméenne de l’espace, structure qui n’est en rien naturelle. Dans la situation décrite par Wallon et Lacan, on trouve évidemment la dimension imaginaire, avec une image spéculaire que le plan du miroir offre en arrière dans un espace virtuel. Il y a aussi la dimension symbolique avec ce lieu de l’Autre vers lequel se retourne l’enfant, dimension symbolique parce que c’est de ce lieu-là que lui provient la nomination, condition de sa propre reconnaissance ; mais, comme on l’a vu avec le Fort-Da, c’est un acquis encore bien fragile, l’enfant disparaissant avec le départ de la mère. Il est donc possible de discerner dès ce moment les dimensions imaginaire et symbolique. Mais on peut tout aussi facilement y repérer une dimension supplémentaire, souvent omise, la dimension réelle. Au moment où l’enfant se retourne vers l’adulte, il cesse de voir son image et, sans pour autant pouvoir encore regarder l’adulte, il séjourne dans un lieu qui peut donner le vertige. Aussi fugace que soit cet instant, il est essentiel, car il structure la pulsion scopique autour de ce que j’appelle la “macula“5, cet instant de cécité qui ferme l’œil, si j’ose dire, le bordant ainsi comme zone érogène. Cette fermeture de la zone érogène, par retour de la pulsion, imprime sur le corps propre les premiers signifiants qui, comme le dit Lacan, “sont effacement de la trace“6 laissée par la chute de l’objet pulsionnel, dit objet (a). Fermeture qui peut ne pas se produire. J’en donnerai ici une première et rapide illustration : que sont, en effet, ces ampoules qui pendent dans les toiles de Bacon, si ce n’est justement des « yeux sans paupières »7 ?

À ces premières remarques il faut en ajouter deux autres.
Tout d’abord, le lieu de la nomination se dédouble entre celui qui nomme, la mère à l’occasion, et le lieu d’où celui-là nomme. Cette distinction structurale est importante, car elle distingue entre ce qui sera l’impact de la nomination sur l’enfant, comme fonction phallique de la langue, c’est-à-dire cette fonction qui reconnaît à l’enfant une valeur désirable pour l’autre, et le trou dans l’Autre qui le fonde à prendre la parole pour nommer l’enfant. C’est ce trou qui correspond au Nom-du-Père. Mine de rien, et dès le miroir, on retrouve ce que Lacan a théorisé, bien plus tard, dans son schéma8, à propos de la psychose de Schreber.

Ensuite, et d’une façon tout à fait éclairante pour ce qui en est de la peinture, il faut adjoindre à cette structuration borroméenne du stade du miroir ce que D. W. Winnicott9 a dégagé comme premier miroir : ce premier miroir de l’enfant, non spéculaire, c’est le visage de la mère. Ce qu’il regarde en voyant sa mère, c’est une première image de lui ; cette première image est certes sans reconnaissance, mais elle assure la présence de quelque chose qui en peinture s’appelle le fond. Or, cette question des rapports entre la figure et le fond est justement une de ces questions qui font l’inquiétude que partagent Cézanne et Bacon.

c) À ces deux points d’appui, il faut en ajouter un troisième, c’est-à-dire la perspective linéaire ou centrale théorisée au XVe siècle dans l’Italie de la Renaissance.

J’en rappellerai très rapidement ici les principaux traits.
La perspective, qui règnera en maître absolu dans la peinture occidentale jusqu’à Cézanne précisément, consiste à organiser, sur une surface à deux dimensions, l’espace subjectif, qui lui en a trois. L’espace subjectif, en effet, ajoute aux deux dimensions concrètes de la toile un plan virtuel, à l’arrière de la toile, dont la mesure exacte sera déterminée par la distance du regardeur à la toile. Ce dispositif définira trois points essentiels. Nous avons, d’une part, le point à l’infini dans la dimension symbolique de l’au-delà du miroir ; nous avons, d’autre part, le point marquant l’intersection de la ligne, reliant le regardeur à ce point à l’infini, avec la surface de la toile. Ce nouveau point inscrit le sujet au niveau même de la toile. Ce point de fuite, je l’appelle point du sujet. Enfin, nous avons le point de distance qui marque la distance réelle qui sépare le regardeur de la toile. Ces trois points reprennent la même structure que celle dégagée au miroir, mais en y modifiant quelque chose d’absolument essentiel. Alors qu’au miroir, il n’y a pas de point de fuite parce qu’il n’y a pas de point à l’infini, et que le sujet pour s’inscrire doit se retourner, dans une toile perspective, au contraire, le sujet est représenté sur la toile par le point du sujet, et n’a plus besoin de se retourner ; ainsi, l’espace change d’orientation, le lieu de la nomination ne provient plus de derrière, comme ce que Pascal appelait ces « pensées de derrière la tête »10, mais d’un point situé à la fois face au regardeur, mais en arrière du plan de la toile : sur le fond, justement. Ainsi, la figure apparaît pour un sujet sur le fondement de ce qu’il y a derrière elle, si et seulement si, le sujet a pu acquiescer pour son compte à ce que le miroir, dans ses trois moments, inscrit.

Il y a autre chose encore à souligner dans ce qui fût la révolution picturale apportée par la Renaissance.
La perspective succède aux images médiévales. Ces images étaient caractérisées par la présence de divers objets ayant chacun son lieu propre sur une même toile mais sans unification de l’espace d’inscription qu’ils partageaient. Le regardeur se trouvait en présence d’objets simplement contiguës, c’est-à-dire d’une succession d’énoncés sans sujet de l’énonciation, si ce n’est, sans doute, la présence divine elle-même. Cette présence extérieure au tableau réduisait celui-ci à une simple succession de métonymies.

À ce dispositif, la perspective en substituera un autre, dans lequel tous les objets ont maintenant leur lieu dans un espace, unifié et homogène. L’ensemble des énoncés constituent toujours un axe, l’axe métonymique des énoncés, parallèle au plan du tableau. Mais cette unification de l’espace permet à l’homme moderne de prendre directement sa place sur la toile ; et c’est précisément l’axe métaphorique de l’énonciation, perpendiculaire cette fois à la toile et représenté par la ligne de fuite. L’adresse est dès lors incluse dans le récit.
Ce dispositif remplace ainsi un espace médiéval, qu’on pourrait définir comme agrégatif, par un nouvel espace qu’on pourrait à son tour définir comme narratif.

Ajoutons une dernière remarque concernant ce nouvel espace. Sa structuration, par ce qu’on pourrait appeler, par un petit coup de force, les “coordonnées cartésiennes“ du plan, permettra l’accession à une singulière opération, fondamentale, et qui sera ce qu’aussi bien Cézanne que Bacon ne cesseront d’interroger. En effet, leur passion à tous deux était de questionner, avec inquiétude, les rapports entre la figure et le fond. Cette inquiétude apporte avec elle un questionnement notable : l’harmonie entre figure et fond ne serait-elle possible que grâce à un oubli ? L’oubli par le regard de la surface matérielle de la toile, comme l’enfant oublie l’espace réel où il se trouve, lorsqu’il se retourne ? Et si toute la peinture moderne, après l’apparition du sujet moderne, celui de l’énonciation, restait préoccupée par le réel de la toile, une fois que son oubli serait tout d’un coup devenu impossible ?

II. La subversion de Cézanne

En peinture, le réel de l’espace se donne à percevoir dans toute sa violence ; ainsi la toile semble tout d’un coup si fragile, qu’il s’avère impossible de l’oublier alors qu’elle aurait dû au contraire soutenir le sujet.
Ainsi est-ce ce réel-là, et son impossible oubli, qui constitue, à mon sens, la passion de la peinture à partir du XIXe siècle, en commençant bien sûr par Cézanne.

Cézanne quitte l’espace narratif issu de la perspective. C’est même le seul point qui intéressait Bacon chez Cézanne, en particulier dans les “Baigneuses“. Il quitte cet espace pour le questionner. N’oublions pas qu’il est le contemporain du Freud de la Traumdeutung. Comme lui, peut-être, il cherchait les conditions de la narrativité. Comme s’il avait tenu, évidemment sans le savoir, à répondre par avance à l’injonction freudienne, caractéristique de l’homme moderne : “Soll Ich war, soll Ich werden“11, soit “là où c’était que j’advienne“.

Cézanne ne nous dit-il pas : « Je vous dois la vérité en peinture et je vous la dirai »12 ?

Quitter l’espace narratif, c’est quitter l’ordre qu’assurait, depuis la Renaissance, les coordonnées cartésiennes des deux axes sémiotiques ; c’est aussi renoncer à l’appui d’un fond duquel surgissait tranquillement le motif.
Quitter l’espace narratif signifie que toute l’attention se concentrera dorénavant, non plus sur le récit, mais sur ce que Cézanne lui-même appelait “le motif“ : ce devant quoi se trouve mis le peintre. C’est le surgissement de ce motif dans l’espace de la toile qui constitue l’événement. Comme le dit un peintre contemporain, Gérard Garrouste, c’est la peinture qui fait le peintre13.
C’est cela la subversion cézanienne : la figure, dans l’événement de son surgissement, fonde le fond duquel elle se détache. Le fond se relève alors derrière un motif dont seule la structure assurera à l’ensemble une relative consistance. Mais, avec le fond se relevant à l’arrière, se produit aussi l’abandon de l’horizon comme point d’appui du sujet ; le motif est projeté vers l’avant ; et, en unifiant non plus l’espace, mais le matériau concret de la toile avec le matériau du motif, ce motif semble inclure, d’un même mouvement, l’espace où se trouve le regardeur. Ce qui est vrai tant pour les portraits que pour la nature dans les fameuses “Montagnes Sainte Victoire“.

a) Étudions un moment l’autoportrait intitulé “Portrait de Paul Cézanne“ (1862-1864, New-York, collection particulière).  CLIQUER ICI SVP

Deux points tout à fait remarquables nous arrêtent.

Premièrement, si l’œil gauche est torve, je ne considère pas, contrairement à Derrida14, que cela renvoie à la mort, mais au contraire à l’espace entre la vue et l’ouïe, puisque c’est à cet œil-là, et pas à l’autre, qu’est appendu la seule oreille représentée, la gauche : il n’y a pas d’oreille du côté droit ! Comme si Cézanne cherchait à peindre l’espace entre l’oreille et l’œil, entre le regard et la voix : c’est, me semble-t-il, à cet endroit qu’on peut repérer chez Cézanne ce qui sera aussi la passion de Bacon : le cri.

Deuxièmement, le regard semble bigler. Or ce n’est absolument pas vrai. Si l’on accepte, non de regarder le personnage droit dans les yeux, mais au contraire de se laisser regarder par lui, alors surgit cette inoubliable sensation de regarder, activement, mais par derrière nos propres yeux, comme si notre regard ne trouvait son appui que dans ce qui se trouve derrière nous, ce lieu qui nous est connu maintenant, le lieu symbolique de la nomination qu’à mis en place le stade du miroir.

Et si on tente d’établir un lien, même ténu et fragile, entre ces deux considérations, entre ce que Cézanne appelle avant Bacon des “sensations“, alors cette toile, où l’on est regardant de derrière, est aussi porteuse d’un cri, qui est un appel à la nomination : “Père, ne vois-tu pas que je brûle ?“15.

b) Considérons maintenant une autre toile consacrée cette fois à un paysage, par exemple n’importe laquelle des nombreuses “Montagne Sainte Victoire“.

La Montagne Sainte-Victoire vue des Lauves (1902-1904),
(Philadelphia, Museum of Art, Philadelphie).   CLIQUER ICI SVP

Paysage somptueux, mais dépourvu de traces humaines, sauf peut-être quelques cabanons, cette œuvre démontre bien que c’est la mise au jour de la structure de la montagne qui fait surgir le fond duquel elle émerge pourtant. Cette structure est faite, non de traits ou de contours, mais du contraste de valeur entre les couleurs.
« Quand la couleur est à sa richesse, nous dit Cézanne, la forme est à sa plénitude. »16.

Ces couleurs, en fonctionnant comme traits différentiels, forment une sorte de grammaire. À la place des énoncés, antécédant toute narration possible, il y a une quête : au-delà de toute assise géologique, en effet, c’est le regardeur qui est assigné comme seul soutien du paysage. Et il y est assigné en “corps propre“, si je peux dire, tant ce sont les articulations signifiantes de son corps qui seront mobilisées pour que puisse exister, dans son événement, la Montagne.

Cette identification du matériau (les couleurs) et du motif entraîne des conséquences qui seront ce que Bacon continuera de questionner.

D’abord, le fond est fondé par le surgissement de la forme du motif. Du coup, au lieu d’être repoussé à l’arrière de la toile dans un espace virtuel, comme dans une toile véritablement perspective, le motif est poussé au-devant de la toile de telle sorte que le regardeur, à son tour, est convié à venir à sa rencontre ; il plonge alors précisément dans cet espace qui le sépare de la toile, espace que le miroir nous a appris à reconnaître comme réel. Un réel d’autant plus inquiétant que, dorénavant, aucune nomination symbolique, venant de l’extérieur, ne peut plus surmonter ce que montre la toile, puisqu’il n’y a plus aucun point de fuite ou point du sujet.

Ensuite, cette entrée dans l’espace réel demande au regardeur (peintre ou spectateur) de mettre en jeu ses propres articulations signifiantes, c’est-à-dire la façon dont il a pu se bâtir un corps par l’usage que les signifiants auront fait de lui. C’est cela l’inquiétude de Cézanne, c’est cela la fragilité du motif. Même lorsque ce motif, on l’a vu, est un autoportrait.

Rilke y a été sensible et a su le dire : « il s’est représenté lui-même, {…} avec une humble objectivité, avec la foi et la curiosité impartiale d’un chien qui se voit dans une glace et se dit : “Tiens, un autre chien !“. »17.
Et aussi curieux que cela puisse paraître, c’est cela qui nous atteint, c’est cela qui nous regarde ; il nous fait partager ses sensations — et ses interrogations : “qui est donc ce “je“, au moment où il s’identifie ?“.
C’est ce point qui constitue sans doute le cœur de mon intervention : la peinture ne nous mène-t-elle pas dans ses parages archaïques de l’identification, du corps et de son image ?

III. La reprise par Bacon

Bacon n’appréciait pas plus que ça Cézanne. Il était cependant cézanien, nous dit Deleuze dans sa « Logique de la sensation »18. Bacon était cézanien. Pourquoi ? Par l’abandon de toute narrativité — même les « Baigneuses » se taisent.
Bacon avait, en effet, repris l’enseignement de Cézanne (à travers en particulier sa découverte de Picasso) parce que Cézanne, je le répète, avait délaissé toute narration. Il avait délaissé l’axe des énoncés, pour se consacrer aux conditions même de l’énonciation. Et, malgré le désespoir qui a pu envahir Cézanne dans sa solitude, lorsqu’il croyait : « reste(r) le primitif sur la voie qu’il a(vait) découverte » 19, c’est en empruntant précisément ce chemin que toute la peinture peut à bon droit se dire “moderne“. Et cela pour une raison déterminante, qui rapproche la peinture de la psychanalyse : avant toute narration, il y faut un sujet — qui se dédouble d’ailleurs, entre le locuteur et l’adresse. Et qui ne surgit qu’après coup.

Résumons-nous. La structure borroméenne du miroir a permis d’établir la structuration de l’espace qu’avait déjà théorisé la perspective. Mais une fois cette tâche accomplie, une nouvelle question ne pouvait manquer de surgir : car si « c’est le regardeur qui fait le tableau »20, comme s’exprime Marcel Duchamp, de quoi est-il donc fait, ce regardeur ?
Cézanne a ouvert la voie. Il a assigné au regardeur la responsabilité de soutenir la toile, celle-ci étant du même coup dépossédée de tout autre point d’appui extérieur.

Et venons-en à Bacon, en choisissant d’étudier, cette fois encore, deux de ses toiles. Ou plus exactement un tableau et le panneau d’un triptyque.

Considérons d’abord le tableau intitulé « Figure écrivant réfléchie par un miroir » datant de 1976 (collection particulière, Paris).   CLIQUER ICI SVP

Malgré le refus catégorique de Bacon de toute narration et de toute illustration, qu’il considère comme étant les deux pièges où peut s’égarer l’art pictural, cette toile est admirablement illustrative de ce qui peut se produire au miroir dès lors qu’un élément essentiel vient à y manquer, en l’occurrence, le regard extérieur de l’adulte qui, au miroir, vient à nommer le sujet. Son absence nous offrira l’occasion de quelques considérations intéressantes qui nous mènerons vers la conclusion.

Dans l’angle d’une pièce à la “profondeur maigre“21, un homme nu est assis, de dos, au côté d’un miroir qui est censé le refléter. Pourtant, il n’en est rien ; le miroir ne reflète pas, il montre une image qui, en l’absence de tout espace virtuel, ne se distingue pas du miroir lui-même : l’image est dans le miroir. Elle est, à un angle près, exactement ce qu’un observateur, justement absent de la scène, verrait du personnage : son dos.
Ce personnage écrit.
C’est saisissant ! Cette toile, sans aucun regard, met sous nos yeux le destin d’un personnage qui ne rencontre réellement pas son image au miroir, qui n’est vu que de dos, et qui, pour remédier à cette situation désubjectivante, tente d’écrire quelques lettres qui, de la table, glisseront au sol et ne renverront au personnage que son ombre — illisible.

Et ce n’est pas tout ! Entre le personnage et le miroir, au lieu même où la perspective inscrirait la distance entre la toile et le regardeur, on trouve une “forme informe“ qui relie entre eux les espaces, qui les agglutine ; et cela est d’autant plus net qu’à cette forme fait écho un cercle jaune, cercle qui fait partie de l’ensemble de ces signes souvent présents chez Bacon (flèches, cercle, barre, verre, cage, ampoule, parapluie) et que j’appelle les “signes diacritiques“. Ces signes ont pour tâche — on peut le constater sur cette seule toile — de représenter ce qui serait un signifiant si jamais il y avait eu l’autre signifiant d’un regardeur. Une preuve supplémentaire est clairement apportée par un autre fait, rarement rapporté : lorsque Bacon signe ses toiles, ce qui n’est pas toujours le cas, c’est par contre toujours …au dos de la toile.

L’absence, comme chez Cézanne, de point de vue extérieur, semble imposer à Bacon un fond fait d’aplats auxquels rien, absolument rien, ne peut s’accrocher. Dans la profondeur maigre, un voile passe, soit entre la figure et le fond (comme c’est souvent le cas, par exemple dans les toiles dites du “Pape Innocent X“), soit en arrière du personnage, ce qui a pour effet de le projeter en avant dans un espace si fluide qu’un regardeur y est convoqué, là aussi, en “corps propre“, comme étayage de ce qui est désespérément recherché : une surface pour la seule chose qui demeure encore des signifiants errants : des lettres.
En l’absence de ce nouage des dimensions par le regard de l’Autre du nom, et lorsque le corps est seul à sa présence, il l’est avec cette cruauté du réel, c’est-à-dire comme “corps sans organisme“, comme s’exprime en toute connaissance de cause Antonin Artaud22. Et, n’ayant pas été nommé, il “fuit“ au travers d’organes qui n’ont pu se fermer.

Venons-en maintenant à la seconde toile de Bacon. Il s’agit du panneau droit du triptyque appelé « Triptyque – À la mémoire de George Dyer », (1971, Collection Beyeler, Bâle).   CLIQUER ICI SVP

Nous nous trouvons ici mis en présence d’une structure absolument confondante d’évidence. Deux plans sont accolés ; ils peuvent être considérés tous deux comme des miroirs : l’un serait vertical et l’autre horizontal ; cependant, quelque chose vient démentir cette première impression : les deux images sont latéralement inverses l’une par rapport à l’autre et non pas par rapport à une figure dont, si elle n’était pas absente, on aurait pu voir deux reflets différents.

Dans l’une de ces images, le regard part vers la droite, alors que dans l’autre il va vers la gauche, divergence qui a comme conséquence d’annuler l’inversion spéculaire en nous montrant toujours le même profil : dans les deux cas, en effet, le profil aperçu est toujours celui de droite.
Deux autres points encore permettent de vérifier cette annulation du miroir et de ses conséquences.
Étrangement, les deux images sont comme adhérentes l’une à l’autre, à l’endroit précis où, en perspective, devrait se trouver la ligne, qu’on appelle “ligne de sol“, et qui assure justement la jonction des deux dimensions, verticale et horizontale. À la place de cette ligne, on retrouve ici aussi une “forme informe“ qui relie ce qui reste du corps commun aux deux images. Cette forme informe est une masse corporelle indistincte. Elle se répand là où, au miroir, se tiendrait celui qui, se retournant vers l’Autre, pourrait oublier cet espace au moment de se constituer comme sujet. Ce serait d’ailleurs une façon de lire une des toutes dernières notes que Freud a écrites : « La Psyché est étendue, ne le sait pas. »23. Ainsi, avec le retournement qui ne se produit pas, c’est l’oubli qui devient impossible. Pour y remédier, à la même hauteur, au niveau de la ligne de sol, court une sorte de rampe, étai, barre, subterfuge inévitable pour que les corps puissent se maintenir dans l’espace.

On pourrait dire de cette barre qu’elle serait la trace de ce que la fonction phallique n’aurait pas réussi à inscrire. Trace non effaçable, rendant inerte le signifiant. Alors que la barre saussurienne du signe rend la narration possible pour un sujet en lui faisant place au niveau de la chaîne des signifiants, elle est ici réduite à une simple barre sans métaphore. Et, si l’on considère le triptyque dans son ensemble, il apparaît que dans le panneau central des lettres sont, là aussi, convoquées pour former l’ombre du sujet ; alors que, dans le panneau de gauche, cette même barre ne supporte plus qu’un personnage couché, qui ressemble à un boxeur, et qui disparaît dans les deux autres parties du triptyque : son amant est décédé.

IV. Ce que la psychanalyse a à prendre comme graine de ce réel-là.

En l’absence d’un certain signifiant extérieur à la scène, c’est donc tout autre chose qui est appelé à prendre la responsabilité du rapport du réel du corps avec son image. Quoi ? L’espace comme parcours ? Peut-être. Ce moment où la trace ne s’est pas encore effacée dans le signifiant… Question difficile que j’essaierai d’aborder ultérieurement.
En tout cas, c’est ce que Bacon nous aide à questionner.

J’en veux pour preuve une notation, très rarement soulignée. Elle n’a probablement pas encore trouvé sa véritable signification. C’est quelque chose que Rilke, avec humour, avait déjà relevée chez Cézanne. Elle se retrouve aussi chez Bacon. Affrontés à leur image au miroir, ils semblent tous deux étonnés. Ils ne renoncent pas, ils cherchent. Ils cherchent, avec la plus grande simplicité, à exprimer les difficultés auxquelles un corps se trouve confronté si, bien qu’ayant acquiescé à la langue, ne leur provient pourtant rien de ce lieu du trésor des signifiants qui pourrait nommer leur image. Je cite Bacon : « Si je vais chez un boucher, je trouve toujours surprenant de ne pas être là, à la place de l’animal. »24.
Il s’agirait là de ce que je me risquerai à appeler, à l’aide d’un oxymore, une “identification asubjective“. Si jamais cela veut dire quelque chose, eh bien, cela proviendrait de cette stase où l’oubli de la surface support s’avère impossible. Il ne s’agirait pas de forclusion, puisque le Nom-du-Père a fonctionné, mais d’une identification à une image de corps qui n’aura pas été reconnue du lieu de l’Autre : identification singulière, sans sujet. Ou préalable au sujet. Ce qui peut se retrouver cliniquement dans certaines situations, les unes à l’issue d’une cure, les autres plus banales.

Ainsi, ce qu’on appelle la traversée du fantasme fondamental, obtenue en fin de cure, n’est-ce pas le retour à ce lieu d’avant le fantasme, là où l’image du corps est livrée à un réel innommable avant tout miroir ?

Ainsi, et plus banalement, cet oubli impossible de la surface, ou de l’écran, n’est-ce pas ce qui est d’expérience commune dans les rêves où apparaissent diverses scènes, s’emboîtant l’une dans l’autre, mais séparées par des sortes de verre ? Et ne retrouvons-nous pas cet impossible oubli, chez un rêveur qui, percevant qu’il rêve, reste cependant séparé du personnage le représentant dans ce qui est la narration du rêve ?

Et si ces images oniriques de traversée impossible étaient ce qu’avait trouvé le rêve pour figurer le réel comme impossible ?

Et puis encore, l’oubli du rêve, qui intervient si rapidement au réveil, n’est-ce, pas là aussi, une nouvelle rencontre avec cette barre, cette barrière de l’impossible ?

Survivre précocement à ces « grandes épreuves de l’esprit »25 et du corps, n’est-ce pas l’expérience commune au psychanalyste et au peintre ?
N’est-ce pas ce que Bacon appelle « son désespoir joyeux »26 ? Ce que je nommerai pour ma part, m’inspirant de Mélanie Klein, une « posture mélancolique »27 ?

« Là où un homme existe au péril de l’espace »28, dit justement Henri Maldiney : n’est-ce pas cela le péril de la psychanalyse ?

*****

Laissez-moi, pour conclure, apporter un témoignage.

Arrivé au bout d’une longue journée de travail, après avoir écouté les analysants confrontés dans la rencontre analytique au réel de leur espace psychique, eh bien, je me sens, moi, comme ayant été incorporé et aspiré dans une toile de Nicolas de Staël, par exemple.
Appelons-la : “Agrigente“.

Roland J. MEYER
01.04.2018
Paris

NOTES

1. Pascal QUIGNARD : Sur le Jadis, Gallimard, Folio, p. 40.
2. Pablo PICASSO : « Conversation avec Picasso », dialogue avec Christian Zervos, Cahiers d’art, 10e année, nos 7-10, 1935,
cité par John Elderfield, in, “Lecture du monde“, Catalogue de l’exposition “Portraits“ de Cézanne, Paris, Gallimard, pp.13-39.
3. Sigmund FREUD : « Au-delà du principe de plaisir », traduction française, Essais de Psychanalyse, Paris, Payot, 1967, pp.
13-20 et nouvelle traduction, 1981, pp. 49-56.
4. Jacques LACAN : « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », Écrits, Paris, Seuil,1966, pp.93-100.
5. J’emploi ce terme dans un sens opposé à son usage classique en ophtalmologie où il désigne au contraire un lieu de concentration des cônes (et particulièrement son centre nommé fovéa) permettant une acuité maximale de la vision en éclairage diurne. Ne serait-ce pas là le sens des derniers mots de Goethe : « Mehr Licht », plus de lumière ? Je remercie Pauline Fourcaut d’avoir attiré mon attention sur ce point.
6. Jacques LACAN : Séminaire XIII, « L’objet de la psychanalyse », leçon du 20 Avril 1966.
7. Fabrice HERGOTT : « La chambre de verre », in Catalogue de l’exposition Bacon au Centre Georges Pompidou, Paris,
1996, p. 61.
8. Jacques LACAN : « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.
571.
9. Donald W. WINNICOTT : « Le rôle du miroir de la mère et de la famille dans le développement de l’enfant », traduction
française, Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975, pp.153-162.
10. Blaise PASCAL : Pensées (310), Paris, Flammarion, 2008, p. 127.
11. Sigmund FREUD : Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, XXXI, traduction française modifiée, Paris,
PUF, 1984.
12. Paul CÉZANNE : in, Émile Bernard, Souvenirs de Paul Cézanne et lettres, lettre du 23, Octobre 1905, p. 114 de la version
accessible sur le site Gallica (Internet).
13. Gérard GARROUSTE : “Ma peinture, c’est de l’étude“, interview sur le site Le Magazine d’Akadem, 28 Mars 2018.
14. Jacques DERRIDA : Mémoires d’aveugle, l’autoportrait et autres ruines, Paris RMN/musée du Louvre, 1990, p. 61, cité
par Xavier Rey, in Catalogue de l’exposition “Portraits“ de Cézanne, Paris, Gallimard, pp.44-46.
15. Sigmund FREUD : L’interprétation des rêves, traduction française, Paris, PUF, 1967.
16. Paul CÉZANNE : in, Souvenirs de Paul Cézanne et lettres, p. 161, de la version accessible sur le site Gallica (Internet).
17. Rainer Maria RILKE : Lettres sur Cézanne, Paris, Seuil, 1991, pp. 74-75, cité par John Elderfield, op.cit.
18. Gilles DELEUZE : La logique de la sensation, Paris, Seuil, 2002.
19. Paul CÉZANNE : in, Souvenirs de Paul Cézanne et lettres, op. cit. p. 114.
20. Marcel DUCHAMP : référencé dans L’ingénieur du temps perdu, Paris, Belfond, p. 122.
21. Gilles DELEUZE : op.cit., par exemple p. 59.
22. Antonin ARTAUD : Œuvres complètes, Paris, Gallimard.
23. Sigmund FREUD : Résultats, idées, problèmes, Paris, PUF, 1985, p. 288.
24. Francis BACON : in, David Sylvester, Francis Bacon, Entretiens, traduction française, Paris, Flammarion, 2013, p. 60.
25. Henri MICHAUD : Les Grandes Épreuves de l’Esprit, Paris, Gallimard, 1966.
26. Francis BACON : in, David Sylvester, op.cit. p. 10.
27. Roland MEYER : « Le miroir revisité », communication orale donnée au Colloque de l’EPSF, intitulé « L’étoffe d’un
corps », qui s’est tenu à Paris les 18 et 19 Mars 2017.
28. Henri MALDINEY : Regard Parole Espace, Paris, Cerf, 2012, p. 169.

BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE

Didier ANZIEU : Le corps de l’œuvre. Paris, Gallimard, 1981.

Michel ARCHIMBAUD : Entretiens (avec Francis Bacon), Paris, Gallimard, Folio, 1996.

Émile BERNARD : Souvenirs de Paul Cézanne et lettres, version accessible sur le site de Gallica.

Gilles DELEUZE : Francis Bacon – Logique de la sensation, Paris, Seuil, 2002.

Sigmund FREUD : ° L’interprétation des rêves, traduction française, Paris, PUF, 1967.
° Essais de Psychanalyse, traduction française, Paris, Payot, 1967, et nouvelle traduction, 1981.

Peter HANDKE : La leçon de la Sainte-Victoire, traduction française, Paris, Gallimard, Arcades, 1985.

Jacques LACAN : Écrits, Paris, Seuil, 1966.

Henri MALDINEY : Regard Parole Espace, Paris, Cerf, 2012.

David SYLVESTER : Entretiens avec Francis Bacon, traduction française, Paris, Flammarion, 2013.

Donald D. WINNICOTT : Jeu et réalité, traduction française, Paris, Gallimard, 1971.

Mémoire et Psychanalyse

Mémoire et Psychanalyse
Entretien Paule Pérez et Daniel Gostain

Daniel Gostain est professeur des écoles, qui se définit comme instituteur, militant en pédagogie Freinet et clown de théâtre. Auteur de plusieurs livres, il œuvre à « enseigner autrement » sur scène, comme sur son blog : http://pedagost.over-blog.com/

Il interroge Paule Pérez sur la fonction « mémoire » au travers de la psychanalyse…

Charade : Une page musicale

Charade : une page musicale.

Vitaphone est un projet musical d’inspiration pop, rock et psychédélique. Issu d’une scène ou gravitent plusieurs projets menés majoritairement par des artistes, Vitaphone en est depuis plusieurs années l’une des figures de proue, se produisant au Centre Pompidou, au Supersonic (2016) ou encore au Bus Palladium (2017).

Autour d’une base instrumentale classique des formations pop rock (basse, guitare, batterie, chant) la musique de Vitaphone s’enrichit de sonorités électroniques provenant aussi bien de téléphones portables que d’instruments véritables. Ce melting-pot de sons est un écrin pour une voix singulière et des textes composés en majorité par la poétesse Madeleine Aktypi. Abstraits, légers, ils posent un ensemble joyeux, parfois distordu, animé par une soif de renouvellement permanent.

Vincent Israel-Jost est guitariste, il compose, écrit et fait accessoirement des claviers et des chœurs. Il est également philosophe, auteur d’un ouvrage sur l’observation scientifique (Classiques Garnier 2015), co-auteur de plusieurs ouvrages collectifs et de nombreux articles scientifiques. Il a notamment contribué à Temps Marranes (« L’Amérique articulée d’Obama » TM-5 janvier/février 2009).

Pierre Ryngaert est chanteur et créateur de solos aléatoires au clavier et à la guitare. Il est également auteur, écrivain et performer.

Julien Tibéri, batteur percussionniste, est aussi artiste plasticien, représenté par la Galerie Sémiose à Paris.

Ils jouent ensemble depuis 2013.

Après un premier album sorti en 2016, Vitaphone propose Charade, un long morceau épique d’une vingtaine de minutes. C’est un voyage à la Lewis Carroll en flux continu, passant de morceaux pop à des plages contemplatives, spatiales ou galopantes. Comme chez l’écrivain, la cohérence n’est pas à chercher dans ces diverses parties mais dans un tout construit, une certaine manière d’enchâsser les chansons. Cette construction en huit mouvements peut d’ailleurs se résumer à la charade suivante :

Mon premier est une salade,
Mon deuxième est une salade,
Mon troisième est une salade,
Mon quatrième est une salade,
Mon cinquième est une salade,
Mon sixième est une salade,
Mon septième est une salade,
Mon huitième est une salade,

Mon tout est un auteur anglais.

Ce morceau sortira d’ici quelques semaines en face B d’un vinyle partagé avec le groupe rémois Feu Robertson (label Partycul System).

Vincent Israël-Jost

Les frères de Kichinev

Quelques mots sur le roman « Les frères de Kichinev » et la signification de son sous-titre : Malgré tout.

(NDLR : Roman de Claude Corman, paru aux éditions L’Harmattan, collection Amarante.)

En 1897, trois évènements porteurs de vastes ondes historiques, marquent l’entrée dans le vingtième siècle : l’affaire Dreyfus en France qui atteint cette année là son seuil de plus haute intensité, le premier congrès sioniste à Bâle sous la direction de Theodor Herzl et enfin la naissance du parti ouvrier juif dans la zone de résidence de l’Empire russe, le Bund.
Notre récit court sur les cinq années qui séparent la formation du Bund de son retrait de la social-démocratie russe, en 1903, après le massacre de Kichinev, en Bessarabie.
Si la plupart des conversations qui y sont relatées ont un sens politique et moral manifeste, si le double thème du judaïsme et du communisme est récurrent tout au long du roman, et qu’abondent les réflexions croisées sur l’assimilation et la dissonance culturelle, le nationalisme et le fédéralisme européen (déjà bien malade du moins sous sa forme impériale austro-hongroise), je n’ai jamais eu l’ambition d’écrire un texte sur la situation hétérogène des Juifs d’Europe avant la révolution russe et la première guerre mondiale. Je me suis plus sagement borné à raconter quelques fragments de vie et de pensée de trois frères nés en Russie et résident désormais en France et en Autriche.
La famille Roth est originaire de Kichinev, actuellement Chisinau, la capitale de la République indépendante de Moldavie et c’est ce point d’ancrage géographique qui me relie intimement à l’histoire de ces trois frères.
Mon père est en effet né au nord de Kichinev, à Balti. Avec son frère aîné Aron, ils sont partis faire leurs études supérieures en France en 1927. Il n’est pas aisé d’intégrer précisément la Bessarabie dans la carte géographique actuelle de la Moldavie. Quand on se rend de nos jours dans la région, on mesure à quel point la Moldavie est un territoire controversé, sans unité historique. A l’Ouest, à Iasi, on est en Moldavie roumaine, puis on passe la frontière de la République indépendante de Moldavie, dans laquelle se trouvent les villes de Balti et de Chisinau, et de l’autre côté du Dniestr, on foule le sol de la petite République de Transnistrie, qui n’a pas d’existence légale internationale, mais qui défend inconditionnellement les intérêts de Moscou. Plus au Sud, le district autonome de Gagaouzie est peuplé de chrétiens orthodoxes turcophones. Aux anciens brassages et échanges de populations entre les empires russes et ottomans, se sont ajoutés les transferts de populations russophones dans l’après-guerre, quand Staline voulut reforger l’ancienne Bessarabie des tsars. Les antagonismes culturels, linguistiques et politiques entre les populations tournées vers la grande Russie et celles qui regardent vers l’Europe s’illustrent dans le passage des frontières. Franchir les quelques mètres qui séparent la Moldavie roumaine de la République indépendante de Moldavie, était il y a quelques années plus compliqué que changer de continent ! Chaque douanier, chaque policier des frontières semblait exercer à lui tout seul un droit de vie ou de mort sur nos papiers. Sans doute, quelques dessous de table étaient-ils de nature à saper les obscurs principes d’une telle dictature, encore fallait-il savoir à qui les remettre afin de ne pas envenimer la concurrence âpre et glacée que se livraient de chaque côté de la frontière les contrôleurs galonnés de l’identité !
Toutefois, avec de la patience, on passe la frontière à Ungheni et on est en république moldave indépendante. Sur les routes qui amènent à Balti, les charrettes de paysans rappellent la contrée syldave du « Sceptre d’Ottokar » de Hergé. Mais, à Balti, l’atmosphère est beaucoup plus étrange. La population majoritairement russophone semble étrangement intemporelle comme si, n’ayant plus de passé, elle n’avait pas davantage d’avenir. Un char de l’armée rouge sur la vaste esplanade centrale de la ville et les effigies sculptées de Marx, de Lénine et de Staline au sommet du plus grand immeuble de la place rappellent les heures glorieuses de l’Union soviétique. Mais il ne reste rien, absolument rien de la Balti juive. Les bombardements allemands pendant la guerre ont détruit la ville, les déportations et les exécutions par les nazis et leurs supplétifs ukrainiens et roumains, et enfin l’exode d’après-guerre ont quasiment éliminé toute trace de judaicité bessarabienne.
Ma grand-mère Sara n’imaginait pas un avenir à ses deux fils aînés dans la Bessarabie devenue roumaine en 1919 et elle avait trouvé le courage de les envoyer faire leurs études en France, un pays prestigieux, libre, cultivé, le pays de Hugo, de Voltaire et de Zola, ajoutait-elle. C’est comme si la France antidreyfusarde et antisémite des Drumont, des Barrès, des Maurras, des Déroulède et des assassins de Jaurès n’existait tout bonnement pas. Ce qui comptait à ses yeux, c’était l’âme d’un pays et l’âme de la France était ailleurs, dans les Lumières et la République libre et fraternelle. Sans doute faut-il regarder un pays de très loin pour en ignorer aussi délibérément les insuffisances, les étroitesses, les lâchetés, tout ce qui en pourrit la grandeur ou en trahit l’âme profonde. Et en écrivant ces mots aujourd’hui, j’en mesure le caractère emphatique et un tantinet ridicule : qu’est ce que l’âme d’un pays, qu’est-ce qui en caractérise la grandeur ? Dirait-on qu’à jamais la Grèce antique de Homère et de Platon coule dans le sang de tous les hellènes, des Caramanlis et des Papandreou, ou que le génie des artistes de la Renaissance italienne n’est pas absent des cénacles politiques de la Ligue lombarde ou du Forza Italia de Berlusconi ? Et pourtant, c’est ainsi que ma grand-mère Sara regardait la France, comme un pays qui avait su dire au monde des choses essentielles sur la liberté, l’égalité, la fraternité. La France valait toujours mieux que ses indignes serviteurs d’un temps ou que les mauvais interprètes de son génie qui en barricadaient l’accès aux métèques. J’ignore sous quelle forme Sara a transmis cette vision des choses à ses fils mais j’avoue que ce regard délibérément positif et optimiste sur la société française a été celui de mon père presque toute sa vie. A l’occasion des fêtes familiales, il avait l’habitude de lever son verre à tous ceux qui, présents ou absents, avaient peuplé sa vie, ce qui est assez commun, mais aussi d’introduire la soirée, ce qui l’est moins, par un « malgré tout » ! « Malgré tout, disait-il, malgré toutes les déceptions et les tristesses, malgré tout ce qui peut vous paraître bas, médiocre, insignifiant ou hors d’à propos (cet hors d’à-propos rassemblait sans doute dans son esprit toutes les mesquineries claironnées à haute voix de l’époque) nous devons saluer le fait de nous retrouver ici, ensemble. C’est une grande joie. ». Jamais il n’entamait une conversation en se plaignant de la France, ou en vantant les mérites de l’Amérique, de Londres ou d’Israël.
Sara avait conclu une sorte de pacte secret avec mon père : « Vis ta nouvelle vie en France et détourne ton regard de la Roumanie ! » Il ne nous a jamais ou si peu parlé de Balti que j’ignore tout des paysages, du climat, des senteurs, des cultures, des jeux entre frères, des musiques, de la cuisine de son pays de naissance. Il ne nous raconta jamais rien sur sa vie en Bessarabie et j’ai longtemps cru que mon père était né adulte. Si la plupart des gens contraints à l’exil par la guerre, la misère, les discriminations gardent dans leur cœur la mémoire secrète de leur enfance et manifestent à l’occasion une nostalgie du pays où leur conscience et leurs sens se sont éveillés au monde, je crois que mon père avait, selon l’une de ses expressions favorites, tourné radicalement la page. Le choix fort de Sara avait endigué pour longtemps, sans doute pour toujours, les réminiscences de l’enfance et jusqu’à leurs inconscients et anecdotiques jaillissements dans une émotion ou une conversation. Sauf sur un point : la distinction, sur laquelle il se montrait intransigeant, entre la Russie et la Roumanie. Mon père avait été un sujet russe, avant d’être français et s’il nous encourageait à lire les œuvres des grands maîtres de la littérature russe, il n’avait aucune connaissance du folklore transylvanien et subcarpathique qui nous fascinait avec ses vampires et ses chaumières remplies de tresses d’ail. Avait-il lu Mihail Sebastian, Paul Celan ou Benjamin Fondane ? Je l’ignore. Le seul écrivain roumain dont il parlait avec un peu de chaleur était Ionesco. Il lut tardivement Cioran.
Il adopta le même parti pris d’amnésie volontaire ou plus exactement de silence ou d’évitement sur la période de la seconde guerre mondiale.
Déjà peu loquace sur l’atmosphère politique de la France des années trente, (il nous parlait plus volontiers des bistrots et des académies de billard de la place Wilson à Toulouse), il resta toute sa vie évasif sur les années de guerre, qu’il passa la majeure partie du temps dans la clandestinité. Peut-être l’indécente et hystérique clameur des « libérateurs » qu’il découvrit en 1945, alors qu’il “siégeait” comme médecin israélite dans le comité d’épuration, avait-elle fermé sa conscience à une pédagogie claire, transparente et avantageuse des évènements. Je crois aussi que sa « tendresse de pitié » pour les perdants et les minables, expression qu’il emprunta plus tard à Albert Cohen, lui faisait percevoir douloureusement les attitudes bouffonnes des vainqueurs de la dernière heure et leur passion trouble des règlements de comptes. Mais enfin, s’il n’avait pas pu être un épurateur heureux, il avait été néanmoins un proscrit du régime de Vichy, un déclassé, un déchu. N’y avait-il là dessus rien à raconter, rien à transmettre ? Le pacte secret avec Sara : tu tournes la page ! balayait les atermoiements, les ressassements, les complaisances, les revendications. Il faut tourner la page, une fois de plus, et avancer. C’est douloureux, bien sûr, de ne pas se mettre en scène, mais c’est le prix à payer pour que la vie continue, ouverte aux lendemains.
Pendant ses années d’étudiant à la faculté de médecine de Toulouse, il avait appris à être français. Peut-être eût-il ressenti plus vivement son affiliation au « parti des métèques » s’il avait opté pour la faculté de droit ou de lettres, mais la médecine était un de ces rares métiers où les Juifs avaient acquis une excellente renommée depuis les temps les plus anciens. Maïmonide avait publié ses œuvres médicales, à Cordoue, au douzième siècle, et le serment d’Hippocrate, dans toutes ses versions corrigées, qui régit le code moral de la profession ne fait jamais référence à un classement ethnique ou social des humains.
Le pire antisémite n’hésitera pas à boycotter les commerces tenus par des Juifs, à propager les plus ridicules calomnies sur les meurtres rituels, à rendre les Juifs responsables de tout, qu’ils soient Rothschild ou Trostki, mais, atteint d’une maladie qui met en jeu sa propre vie, il ignorera délibérément le patronyme du médecin dont la réputation lui fait scintiller l’espoir d’une guérison. Mon père s’installa sur les conseils de ses maîtres de la faculté de médecine de Toulouse dans une petite ville du Piémont pyrénéen, dans le sud du département de la Haute Garonne.
Mais après la débâcle de l’armée français en 1940, l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement de « restauration » nationale conduit par le maréchal Pétain et la promulgation des premiers décrets anti-juifs d’Octobre, je suppose que quelque chose s’est brisé, au moins pour un temps, dans son univers mental. Sa confiance « naturelle » dans le génie français, dans la tradition de liberté et de justice de la République, cette foi qu’il avait puisée dans l’amour de sa mère Sara pour la France, ont été ébranlées, et sans doute provisoirement anéanties par la soumission du régime de Vichy aux ordres de l’occupant nazi. L’écrivain roumain Mikhail Sebastian, dans son journal des années de guerre, évoque la défaite de la France en 1940 comme si toute la civilisation éclairée de l’Europe avait disparu le jour de l’armistice signé par Pétain. La chute de la France signait à ses yeux l’entrée dans un univers barbare, et elle était intimement ressentie comme une véritable catastrophe personnelle.
A l’instar de tant d’autres français, mon père vécut une guerre courte. Fait prisonnier à Germiny, il fut rapatrié par un heureux concours de circonstances en France en Octobre 1940. Son frère aîné Aron, moins chanceux, fut interné à Dachau.
Ayant regagné Saint-Gaudens, mon père fit partie des médecins juifs du département privés d’exercer leur profession après la énième publication d’un décret vichyste régissant les professions médicales. Il tenta en vain de faire valoir ses droits, il supplia, il s’abaissa, il mendia une indulgence, une considération, une compassion. J’ai retrouvé la lettre qu’il écrivit à « Monsieur le Président et membre du Conseil supérieur de l’Ordre des Médecins :
Je soussigné Lazare Corman, docteur en médecine domicilié 9, boulevard Bepmale a l’honneur d’interjeter appel de la décision du conseil de l’ordre des médecins de la Haute Garonne en date du 13 Mai 1942, me notifiant que je ne suis plus porté sur la liste des médecins juifs autorisés à exercer et que dans le délai de deux mois après la présente notification, il ne sera plus possible de me maintenir sur le tableau de l’Ordre. Né le 3 Mai 1910 à Balti (Roumanie) et naturalisé français depuis l’année 1935, je suis depuis 1927 en France où j’ai fait toutes mes études médicales à la faculté de Toulouse. Depuis 1937, j’exerce ma profession à Saint-Gaudens.
J’ai été mobilisé comme médecin de bataillon au 11eme régiment d’infanterie le 2 Septembre 1939 et je n’ai quitté cette unité que pour être affecté au 14eme Régiment d’Artillerie de la même division en qualité de médecin du 1er groupe.
J’ai fait ainsi toute la guerre aux Armées.
J’ai été fait prisonnier le 21 Juin 1940 à Germiny (Marne) et ai été rapatrié comme médecin le 29 Octobre 1940.
J’ai repris l’exercice de ma profession le 7 Novembre 1941 en vertu d’une décision de monsieur le Médecin-Inspecteur de la Santé conformément au décret du 11 Août 1941.
J’ai été décoré de la croix de guerre et cette décoration a été homologuée par décision ministérielle du 9 Juin 1941.
La décision du Conseil de l’Ordre des médecins du 13 Mai courant dont est appel souligne la contradiction d’interprétation des lois et règlements en la matière entre Monsieur le Directeur régional du Service de l’aryanisation économique et monsieur le médecin inspecteur de la Santé.
C’est cette divergence que j’ai l’honneur de soumettre en toute confiance à votre sanction.
Si en exercice de l’article I (paragraphes 1 et 2) du décret du 11 Août 1941, il est peut-être légitime de limiter à 6 le nombre de médecins juifs autorisés à exercer dans le département (bien que l’effectif total des médecins non juifs exerçant dans le département soit de 538) je crois devoir rappeler que je suis du nombre des six médecins juifs installés dans le département avant les hostilités.
D’autre part et surtout le directeur régional du Service de l’aryanisation économique me paraît avoir méconnu les dispositions de l’article I (paragraphe 4) du décret du 11 Août 1941.
Ce texte stipule que « seront maintenus par priorité même si leur nombre dépasse la proportion fixée au paragraphe 1, ci-dessus, les médecins en exercice avant la publication du présent décret qui satisfont à l’une des quatre conditions prévues à l’article 3 de la loi du 3 Juin 1941 en faveur des anciens combattants et victimes de guerre. »
Or il n’est que de se reporter à cet article 3 pour constater que son paragraphe B « vise ceux qui ont fait l’objet au cours de la campagne 1939-1940 d’une citation donnant droit au port de la croix de guerre, instituée par le décret du 28 Mars 1941 ».
En outre de cette discussion de pur droit, je me permets de signaler que mon frère Corman Aron qui est aussi médecin est prisonnier de guerre en Allemagne et a fait l’objet d’une citation à l’ordre de la division homologuée par décision ministérielle du 12 Juillet 1941, j’ajoute aussi que ma profession de médecin est la seule source de revenus dont je dispose pour assurer ma subsistance et aider ma belle-sœur, femme de mon frère prisonnier.
En conséquence, j’ai l’honneur de conclure à ce qu’il plaise au Conseil supérieur de l’Ordre, réformant la décision entreprise,
Me maintenir au tableau de l’ordre des médecins de la Haute Garonne.
Je joins au présent acte d’appel la copie certifiée conforme par la mairie de Saint Gaudens des 3 évènements suivants :
1) La décision de monsieur le Méd. Insp. de la Santé en date du 7 Novembre 1941
2) La décision de l’Ordre des méd. de la Hte Gar. en date du 13 Mai 1942
3) La copie de ma citation. »
Je suppose que mon père a écrit cette lettre avec l’aide d’un ami, sans doute un avocat. Les tournures de phrase sont celles d’un professionnel du barreau qui tombent plus ou moins bien au milieu d’un développement et les transitions ne sont pas toujours bien maîtrisées. Il me semble que manquent certains mots. Mais cela n’a pas d’importance. Le but est d’apparaître plus français, plus familier des destinataires, en usant des tournures de style propres à la langue judiciaire qui par bien des aspects est ce qui se fait de plus singulier et de plus intraduisible dans la langue d’un autre peuple.
Ce qui me frappe davantage est la lassitude qui saisit mon père quand il parvient à la fin de sa lettre manuscrite. Les abréviations fleurissent soudainement, comme si tout le contenu de cette dictée était soudainement devenu absurde et indigne de la langue de Hugo et de Zola. Il est temps d’en finir avec la rédaction d’une lettre bourrée de « j’ai l’honneur de », adressée à une administration totalement déshonorée, pénétrée par l’esprit nazi de l’aryanisation économique. Par l’avalanche de lois, de décrets et de paragraphes de lois indiqués dans cette lettre, on mesure à quel point le gouvernement vichyste croyait exhiber sa souveraineté, alors que ce maquis grotesque de décisions juridico-administratives prouve la totale servilité de Vichy à l’occupant hitlérien.
Quoi qu’il en soit, cette requête est restée lettre morte et mon père fut forcé de renoncer à son activité de médecin, du moins en pleine lumière et dans un cabinet officiel. Car il travailla clandestinement à Saint-Gaudens, pouvant compter sur l’aide de quelques amis fidèles, la bienveillance d’une bonne fraction de la population commingeoise et parfois le silence de ceux qui, s’étant aventurés sur la voie collaboratrice de la milice, n’en avaient pas moins besoin d’un médecin, dans les heures incertaines de l’existence.

Mon père enfin ne nous enseigna à peu près rien sur le judaïsme. Il n’était pas religieux, et les quelques conversations que j’eus plus tard avec ses frères le confirma. La Haskala, le mouvement des Lumières juives, avait prospéré en plus d’un siècle. Aron et Lev, mes oncles, me racontèrent succinctement que leur famille, à Balti, n’avait aucune sorte de tradition religieuse. Dans la Moldavie de leur enfance, du moins dans leur environnement proche, on considérait les rabbins comme des gens superstitieux et obscurs, qui ne pouvaient apporter aucun bien au peuple juif. On peut aisément concevoir un tel sentiment par symétrie : au début du vingtième siècle, en France, la lutte contre les Congrégations animait les courants politiques radicaux et républicains et le mépris des curés n’était ni rare ni honteux. Mon père mangeait bien du pain azyme pendant la Pâque, mais sans jamais en évoquer la signification symbolique et c’était à peu près tout. Quand bien plus tard, je l’interrogeais sur ses attachements, ses références, ses empreintes juives, il restait tout aussi laconique et mystérieux. Nous pouvions parler des heures de Kafka, de Steiner, de Freud, de Zweig, de Soutine et même de Schönberg, mais à chaque fois que je forçais une réponse plus précise sur sa vision du judaïsme, il me répétait grosso modo la même chose : « Ce qui est universel ! » Paradoxale réponse, quand on mesure la singularité radicale du phénomène juif, que ce soit sous l’angle historique ou textuel ! Peut-être sonnait-elle juste il y a plus de trente ans, mais combien semble-t-elle déconcertante de nos jours marqués par l’expansion des appels identitaires! Que n’ai-je vu moi-même dans des centres communautaires juifs des gens conspuer les noms de Heine et de Husserl, non pas pour leurs défauts littéraires ou leur manque de clarté philosophique, mais parce qu’il s’agissait de convertis et que par ce seul fait, ils étaient devenus infréquentables ! Et que dire du traitement réservé à Spinoza ? Sa seule évocation fait encore trembler ces juifs studieux, un peu naïfs qui s’efforcent de corriger leurs lacunes théologiques et leur ignorance de l’hébreu auprès de maîtres plus ou moins prestigieux. Spinoza, le traître, le parjure, le pendant juif du Judas des Chrétiens ! Et je suis resté sidéré par le réquisitoire outrancier (une sorte de nouvel herem, ou du moins sa parodie, sa réplique contemporaine) de Jean-Claude Milner contre l’auteur de l’Ethique, dans son livre, Le sage trompeur. Spinoza, précurseur des nazis et des islamistes radicaux ? Zygmunt Bauman avait traité de la décadence des intellectuels, en étudiant l’évolution historique de leur statut de législateurs à l’âge des Lumières à celui d’interprètes dans la modernité. L’art de l’interprète, chez Milner, est devenu si subtil, si inquisiteur, si microscopique qu’il ne reste rien de la fresque générale d’une pensée. Le scalpel de l’intelligence tardive a disséqué le texte, dans tous ses plans et en a révélé ces petites tumeurs qui le transforment en un organisme malade. Quel texte d’importance résisterait-il aujourd’hui à une telle passion des coupes tomographiques ? La philosophie de Socrate serait-elle autre chose in fine qu’une admirable séduction de pédophile ? Quand l’art des interprètes a atteint une aussi vertigineuse et ludique maestria, on peut subodorer que la pensée est en voie d’anéantissement.
Alors, universel ? Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire, de nos jours ? L’universel n’est-il pas ce qui est audible de tous, ce qui est réellement ouvrant, accueillant, ce qui s’efforce de comprendre et ne s’empresse pas de réduire, de bafouer, de mettre à l’index?

Benny Levy disait dans la Confusion des temps qu’il fallait pousser le plus loin possible l’intensité d’une lecture, dans son cas, celle de la Torah et du Talmud, pour rendre service à l’humanité entière. Au fond tout l’inverse du cosmopolitisme viennois d’un Stefan Zweig qui pensait beaucoup plus l’humanité dans l’esprit de la synthèse, du compromis et de la supranationalité. Si un Benny Levy avait existé à l’époque de Zweig, il aurait professé des idées radicalement différentes de celles de l’écrivain autrichien, qui, à l’instar de Robert Musil ou de Joseph Roth louaient l’esprit anti-nationaliste de la monarchie impériale. C’est en étant intensément juif, ruthène, polonais, slovène ou autrichien catholique que l’on pouvait rendre d’appréciables services à l’humanité commune ! se serait-il écrié.
La question de l’intensité n’est pas aisément escamotable. Mais en définitive, c’est je crois, une voie religieuse, réservée aux croyants. On doit se plonger entièrement dans le texte biblique afin d’en saisir la vérité essentielle qui, abordée superficiellement nous fuit, et sans plus accorder foi à la pensée européenne qui se débat dans ses confusions, ses relativités, ses syncrétismes. A ce prix, on peut devenir plus humain, plus digne de l’humanité. C’est accepter dans le même mouvement une certaine forme de solitude et d’universalisme des séparations ! La force incomparable d’un riche corpus linguistique et spirituel peut nous affranchir des absurdes contingences de l’Histoire. Quelque chose de plus accompli, de plus éternel transcende les hasards, les futilités, les masques et jusqu’aux malheurs de l’existence dans nos sociétés de masse, déboussolées par l’empilement de cultures et le bavardage médiatique.
Cette question de l’intensité se heurte néanmoins à une objection de poids. Si l’on peut admettre que les cultures juive, amérindienne, germanique, catholique intégriste, sunnite orthodoxe ou gitane, peuvent enrichir, chacune à leur manière, le patrimoine spirituel de l’humanité, en aucun cas, aucune d’entre elles, séparément, ne peut œuvrer à la concorde des peuples, à la paix, sauf à puiser dans chacune d’entre elles ce qu’elle recèle d’universellement partageable. Et je reviens ici, après ce long détour, à la réponse troublante de mon père : « Ce qui compte dans le judaïsme, c’est son universalité ». L’explication qui me vient à l’esprit est la suivante : partout où ils ont vécu en diaspora, aux quatre coins du monde, les Juifs ont en règle fait la double expérience d’être des minorités, non souveraines, exposées à l’arbitraire des autorités politiques et théologiques locales, et de pouvoir néanmoins mettre en tension leur culture, leur langue, leur vision « ondulatoire » de l’univers et du temps, avec leurs respectifs environnements. Ce fut certainement un évènement unique, en tout cas très rare par la durée et la fécondité de ses arborescences et de ses développements. Ce qui en a résulté est peut-être ce quelque chose d’universel qui, je crois, nous fait aujourd’hui défaut.

Cela explique sans doute qu’à mes yeux, le judaïsme est riche de mille choses, de mille lectures souvent contradictoires, peut-être irréconciliables. Je ne saurais pour autant en fixer une hiérarchie ou un ordre d’importance. Je distingue mal en quoi la lecture de Kafka, de Joseph Roth, de Canetti, de Steiner, de Benjamin ou d’Arendt est « moins juive » que celle d’Adin Steinsaltz, d’André Neher, du rabbi Loeb, de Rabbi Naham de Braslav, de Buber ou de Franz Rosenzweig.
De nos jours, toutefois, la seconde liste emporte largement les suffrages de la « majorité ». La renaissance d’Israël en Terre sainte, deux mille ans après la destruction du second Temple, et surtout depuis l’enfer d’Auschwitz, a polarisé à l’extrême l’existence juive. C’est comme si une sorte de cohérence, d’unité du peuple juif, retrouvant tout à la fois sa souveraineté, son pays et sa langue avait déclassé les multiples facettes de l’être de la Galout, le judaïsme assimilé et européen des Viennois , la culture hassidique non sioniste des juifs orientaux, le judezmo du monde séfarade, les rêves socialistes des bundistes.
Ma grand-mère Sara, qui faisait partie des Ostjüden, des Juifs de l’Est, et vivait dans l’aire géographique de la Bucovine et de la Bessarabie n’était pas moins éloignée des milieux juifs religieux que ne pouvaient l’être Freud, Schnitzler, Zweig ou même Herzl au tournant du siècle dernier, dans la capitale des Habsbourg. Quand les Juifs « libéraux » de Vienne, dans les années 1880 virent débarquer leurs coreligionnaires chassés de Galicie, de Bucovine ou d’Ukraine par la misère ou les pogroms, ils n’imaginaient pas faire partie du même monde, encore moins du même peuple. Un patron de la presse viennoise, du temps de la Neue Freie Presse ou du Neus Wiener tagblatt considérait ces Juifs de l’Est parlant un mauvais allemand, saturé de mots yiddish, accoutrés bizarrement, et aux manières si peu distinguées, comme des étrangers plus ou moins repoussants. Herzl, le théoricien du sionisme méprisait le yiddish qu’il tenait pour un jargon de ghetto. La prétendue unicité de l’être juif moderne, définie par une fidélité plus ou moins charpentée à la Tradition, une pratique cultuelle élémentaire, la fréquentation des centres communautaires et la solidarité inconditionnelle avec Israël est à bien des égards forcée et on se demande pourquoi un Edgar Morin ou un Daniel Bensaïd ont cru devoir recourir à des contorsions sémantiques telles que « juif non Juif » ou « spinozant », pour s’auto-définir, sauf à prendre au sérieux et à la lettre cette unicité imaginaire.

Par l’impératif de mémoire, ce qui mérite d’être gardé et transmis se faufile dans le temps chaotique des générations. Quelque chose de primordial, qui échappe aux lois matérialistes de l’entropie historique, est mis en lieu sûr et chaque nouvelle génération doit étudier ce quelque chose, cette parole à part. Or, l’éloignement du temps de la Révélation sinaïtique concerne honnêtement chacun d’entre nous. L’approfondissement de nos connaissances, de la paléontologie à la biologie moléculaire, de l’histoire du monothéisme à l’astrophysique nous masque désormais, du moins à la plupart d’entre nous, la pleine lumière de la scène.
D’une certaine manière, nous ne sommes déjà plus assez naïfs pour adhérer au sens littéral des Ecritures, mais nous sommes encore beaucoup trop ignorants pour prendre la mesure du monde, de la vie, de l’Univers, dans leurs affolantes et énigmatiques dimensions. Nous sommes au milieu du gué, incapables de lâcher prise à nos traditions, à nos géniaux textes culturels et religieux de l’Antiquité tardive, et nous n’avons pas acquis une connaissance suffisamment aboutie pour résider dans la joie et la béatitude, comme l’avait espéré Spinoza.
En ce sens, le désenchantement du monde est autant le fruit de nos connaissances que de notre immense ignorance résiduelle.
Un jour que je citai mal et sans doute de façon erronée les propos de Levinas sur la paternité et l’éternité, suggérant que par la paternité, nous accédions à un face à face avec un autrui radical, le fils ou la fille, qui est néanmoins aussi soi-même, et que j’en concluais à une forme tangible et réconfortante d’éternité, Geneviève, mon épouse, réfuta aussitôt un tel point de vue. Les gènes ne font rien à l’affaire. Ce que représente un être dans le temps est peu de chose. Qui se souvient de nous à la troisième ou quatrième génération ? On compte beaucoup pour ses enfants, sans doute encore pour ses petits enfants et puis au-delà, tout devient vite très flou, très vaporeux. Chacun d’entre nous en a fait l’expérience. A part les chevronnés de la généalogie qui parlent de leurs aïeux comme des familiers, la mémoire personnelle passe rarement la barre du siècle. Bien sûr, Freud nous aide à imaginer que des tas de choses plus anciennes, et dont nous ignorons tout, sont transmises dans l’inconscient, où elles forment un tissu interstitiel de goûts, d’affects, d’émotions et peut-être d’inclinations. Mais enfin, l’argument de Geneviève est sans appel. Notre mémoire a une faible longueur d’ondes ! Nous sommes rapidement dissipés dans la conscience de ceux qui arrivent.
Les géniaux trésors culturels et religieux de l’Antiquité tardive offrent par contraste aux hommes une autre durée, une forme durable de sens. Certes, comme le rappelle Daniel Boyarin , ces trésors sont en fait des monuments de barbarie, d’exclusion barbare, de répression des femmes et des minorités sexuelles, d’exclusion et de répression de ceux qui sont taxés d’«hérétiques» mais ils peuvent être lus à contre-courant et nous aider malgré tout à vivre et à comprendre aussi certaines choses de notre temps. Comme les chefs d’œuvre d’Homère et de Dante.
Salomon Roth, le plus jeune des trois frères du roman est un ouvrier bundiste et par ce seul fait son identité et ses aspirations politiques sont soumises à des forces antagonistes. D’un côté, comme les prolétaires des autres nations, il souhaite ardemment la victoire du communisme et adopte le principal outil théorique de son temps, le marxisme, qui d’une certaine manière a réglé son compte à la « question juive » et place de fait l’internationalisme prolétarien au dessus des préoccupations et des attachements « nationaux ». Sous un autre angle, Salomon est attaché à la vie juive, il défend le principe d’une autonomie culturelle et linguistique des Juifs du Rayon. Le Bund est au centre d’une constellation malaisée à définir, d’une nébuleuse de préoccupations que l’on peut schématiquement réduire à trois forces essentielles : l’attachement à une judaïcité d’exil, yiddishophone, résolument opposée à l’option sioniste d’une souveraineté territoriale en Palestine, la recherche active d’une solidarité socialiste des peuples, la défense d’une culture, d’une langue, d’une identité que ne vient pas coiffer l’élément religieux. Le choix de l’enracinement « national » dans l’exil, d’un judaïsme déconfessionnalisé , d’un communisme associatif, fédéral et non centralisé peut aujourd’hui sembler étrange, mais dans le premier quart du vingtième siècle, le Bund attira beaucoup d’ouvriers et d’intellectuels en Pologne et en Russie.
Dans la thèse 123 de la « Société du spectacle », Guy Debord écrit : « La révolution prolétarienne est entièrement suspendue à cette nécessité que, pour la première fois, c’est la théorie, en tant qu’intelligence de la pratique humaine qui doit être reconnue et vécue par les masses. Elle exige que les ouvriers deviennent dialecticiens et inscrivent leur pensée dans la pratique ; ainsi elle demande aux hommes sans qualité bien plus que la révolution bourgeoise ne demandait aux hommes qualifiés qu’elle déléguait à sa mise en œuvre… » Dans une lettre à Henri Simon, que rapporte Stephane Zagdanski , Debord ajoute : « Vous me direz que c’est difficile. Nous répondrons que, le problème dût-il rester posé pendant trois siècles, il n’y a pas d’autre voie pour sortir de notre triste période préhistorique.» La plupart des ouvriers du Bund étaient des théoriciens.
Les frères de Salomon, Gabriel et Jacob qui vivent à Paris et à Vienne sont confrontés à un tout autre problème. La menace d’une guerre entre la Triple-Entente et la Triplice les transforme potentiellement en ennemis, alors qu’ils sont tous deux persuadés d’être des citoyens européens, appartenant à la même civilisation.
Ce roman qui s’intitulait initialement « Nous ne nous sommes pas rassemblés pour mourir » parcourt ces multiples dimensions à une époque charnière, la fin du dix-neuvième siècle, dans laquelle les espoirs révolutionnaires, les utopies, la quête d’universalité par le savoir et le progrès social s’équilibrent avec les passions nationalistes, les haines, les découragements et les peurs. La répartition de la richesse préoccupe alors bien plus les humains que les limites ou les folies de la richesse, malgré les vues prophétiques de Marx sur le fétichisme de la marchandise. Et pourtant dans le miroir de cette époque se lisent déjà les angoisses, les perplexités, les impasses politiques qui sont aujourd’hui les nôtres. Notre incapacité à penser tout à la fois la mesure de la richesse, l’hétérochronie du temps, la civilisation de masse, le bien commun, les interfaces culturelles, le dépassement des Etats-nations, la fin du salariat, le malheur des réfugiés et des apatrides, tout cela était déjà inscrit dans cette « belle époque » des années 1900. Cette courte période a vu s’effondrer le fédéralisme européen du vieil empire austro-hongrois et découvert l’impuissance parallèle de la pensée communiste à en incarner un renouveau prometteur et original. La défaite des bundistes au congrès du POSDR en 1903 annonce, quoiqu’on en pense alors, la transformation dogmatique de l’idéal révolutionnaire.
J’ai essayé de ne pas abuser d’images dialectiques inversées, c’est-à-dire de ces images de pensée qui naissent de la collision aventureuse du présent et du passé. Quand on éclaire le passé avec d’arrogantes réflexions contemporaines, on fait l’exact inverse de ce que Benjamin attendait de la rencontre fulgurante de l’Autrefois et du Maintenant, la naissance d’une image dialectique chargée de sens, explosive. Cette constellation des temps, chère à l’auteur des Passages devait révéler dans le présent des choses qui n’avaient pas été lisibles dans le passé, elle livrait un accès étroit mais décisif à une véritable connaissance historique. J’avais il y a bien longtemps tenté de comprendre ce que donnerait le processus inverse du Maintenant de la Connaissabilité et cela débouchait sur un Tikkun du passé, une sorte de réparation, de transformation interne de l’Autrefois par les connaissances abouties du Maintenant. Il est évidemment périlleux de se livrer à ces interactions du Temps sans retenue. Car là où l’historien nous réveille des légendes et des mythes historiques par un travail d’enquête minutieux, par le recoupement des sources et la consultation décalée des Archives, et tente de donner aux faits historiques une certaine objectivité, celui qui pratique le Tikkun du passé plonge les protagonistes de son histoire dans une atmosphère à bien des égards irréaliste. Il ne fait pas qu’opérer des anachronismes, il dote ses personnages d’une connaissance quasi-prophétique. Aussi ai-je tenté de ne pas accumuler ces images dialectiques inversées, mais je ne me suis jamais interdit cet exercice, quand il permettait à une conversation de gagner en pertinence ou en intensité au regard de nos perplexités contemporaines.

C.C.

Déponence

Déponence

Pour H.

« Déponence » est un mot qui manque à la langue française alors que les verbes déponents latins donnent tant à penser. La langue anglaise accorde pourtant à l’adjectif « déponent » une substantivation donc une substance, une pulpe : « deponency ». La « déponence » ferait signe d’une déposition (deponere latin). Les verbes déponents sont ceux dont la forme est passive et le sens actif. Serait-ce une part d’actif qui serait, en cette forme, déposée en un mouvement de délestage ?
Certains d’entre eux attirent particulièrement l’attention et l’intérêt. Ainsi « meditari » (meditor) dit à la fois « méditer » dans son sens et « être médité » dans sa forme. De même pour « fari » (for), forme poétique de « parler » et « loqui » (loquor) forme plus usuelle de « parler »

Quand l’on considère le socle passif de l’acte tel que ces verbes le donnent à percevoir, l’on apprécie la nuance : en même temps que je « médite », je « suis médité » ; ainsi quand Cézanne «médite » la montagne Sainte Victoire, est-il tout autant médité par elle en une sorte de renversement, sa passivité se faisant réception pour laisser la montagne prendre vie et possession de lui dans l’acte de la peindre, expérience qui se renouvellera pour lui à de nombreuses reprises : « Regardez cette Sainte-Victoire. Quel élan quelle soif impérieuse de soleil, et quelle mélancolie, le soir, quand toute cette pesanteur retombe !… Ces blocs étaient de feu. Il y a du feu encore en eux. L’ombre, le jour, a l’air de reculer en frissonnant, d’avoir peur d’eux […] ; quand de grands nuages passent, l’ombre qui en tombe frémit sur les rochers, comme brûlée, bue tout de suite par une bouche de feu ». Et « Longtemps je suis resté sans pouvoir, sans savoir peindre la Sainte-Victoire » Situation déponente en quelque sorte : le peintre fait l’épreuve d’une sorte de dépossession qui laisse place à l’emprise de l’objet. Par l’intermédiaire d’une phase de passivité il peut, aspiré puis inspiré par elle, peindre toutes ces merveilleuses apparitions, ces épiphanies de La Montagne.
« loquor », « fari » ; je suis parlé et je parle. C’est le destin de tout sujet : être parlé, puis parlé. L’« infans » absorbe tout d’abord passivement le langage de l’Autre. Il arrive, qu’adulte il soit comme arrêté au passif de la « déponence ». Il « est parlé » dira-t-on de tel halluciné ou tel prophète courant les rues.
Il arrive que consciemment, il répugne à l’acte. Ainsi Bartleby. Copiste à Wall Street, il refuse un jour d’exécuter un travail puis tout travail, puis toute action, opposant chaque fois à la demande, la même réponse réitérée « I would prefer not to », « je préfèrerais ne pas » et ce, jusqu’à la mort. L’utilisation ici du conditionnel, indécis, indique une sorte de piège entre passif et actif, à l’avantage du passif. Ne peut-on y voir une forme de résistance à cette injonction à produire, piège des temps modernes ?

L’impuissance peut apparaître comme le paroxysme d’un état de passivité empêchant pour Batleby jusqu’à l’acte de vivre. Pourtant, le mourir comme protestation contre une forme d’oppression est encore une forme d’acte. Et ce verbe est aussi déponent en latin : mori (morior).
Le poète Mallarmé nous détrompe d’une autre façon : il interroge l’impuissance en tant que condition d’une poésie autre, quasi hors langage, protégeant le mystère de l’existence ; c’est qu’à cette époque, déjà, il percevait la démesure de la science et la technique. C’est à l’aide de la poésie qu’il voulait faire pièce à cette évolution, une poésie qui deviendrait « bibelot d’inanité ». Il paya ce projet d’une grave crise existentielle à la suite de l’écriture d’ « Hérodiade » : « En écrivant un poème consacré à une femme, à Hérodiade (« grenade ouverte », « chair de la femme », « rose cruelle », dit-il ailleurs), à l’Autre sexe, sexe insymbolisable, la Femme associée à la décollation, il fait l’épreuve de « l’Abîme », du « Néant », du « vide » et de l’impuissance. Il écrit : « En creusant le vers à ce point, j’ai rencontré deux abîmes dont l’un est le Néant auquel je suis arrivé et je suis encore trop désolé pour pouvoir croire à ma poésie et me remettre au travail ». Il s’y remettra mais en privilégiant le « vierge », cette blancheur de la page blanche à corrompre. Cette fascination du virginal est déjà sensible dans « Hérodiade » :
« J’aime l’horreur d’être vierge et je veux
Vivre parmi l’effroi que me font mes cheveux
Pour, le soir, retirée en ma couche, reptile
Inviolée, sentir en la chair inutile
Le froid scintillement de ta pâle clarté ».

« Impuissance » dit-on et écrit-on communément pour caractériser le désarroi de Mallarmé devant la blancheur obstinée d’une page. Ce terme est-il pertinent et la souffrance du poète reste-t-elle désespérée ? Si l’on se penche de près sur le sonnet consacré au cygne prisonnier du glacier dont on a fait métaphore de cette « impuissance » on voit bien que le premier quatrain ouvre une perspective :
« Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui
Va-t-il nous déchirer avec un coup d’aile ivre
Ce lac dur oublié que hante sous le givre
Le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui ! »

Ici, « le vierge » associé au « vivace » devient source de vie et l’espoir d’une ivresse fracturant le glacier s’exprime fortement, d’autant plus que c’est un point d’exclamation qui ponctue la question en une sorte d’essor des vols libérés. D’autant que « givre » rime en richesse avec « ivre ».
En réalité, c’est l’impuissance du langage qui est interrogée et la perspective éthique du poète est de préserver l’indicible en se démarquant d’une forme langagière trop descriptive ou technique prisonnière de la représentation ; et donc : « À quoi bon la merveille de transposer un fait de nature en sa presque disparition vibratoire selon le jeu de la parole, cependant : si ce n’est pour qu’en émane, sans la gêne d’un proche ou concret rappel, la notion pure ? Je dis : une fleur ! Et hors de l’oubli où ma voix relègue aucune couleur, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement ne se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets. »
L’« absente » ne vient-elle pas là représenter le socle passif de la « déponence » ? L’innommé, porteur d’un « nommer autrement » ?

Ce « non agir » (forme passive) pour un « agir » (sens actif), la langue chinoise l’exprime en une seule formule : « wu wei ». Dans cette langue et cette pensée, le non agir est un acte. Pas besoin de forme déponente, tout est dit dans cette expression. Ne pas agir, ne pas donner forme : « La grande image n’a pas de forme » ; cette phrase de Lao Tseu, François Jullien en fait le titre de son éblouissant essai sur la peinture, s’intéressant entre autres à Cézanne et à la Montagne Sainte Victoire. Dans la pensée taoïste, le vide n’est pas rien. Il apparaît comme le « fonds indifférencié des choses » une sorte d’ « infini potentiel » pour emprunter un concept physico mathématique. Pour François Jullien, ce fond indifférencié dont procèderont les formes est invisible et ne peut être nommé comme l’indique le début du « Laozi » : « Sans nom est l’origine du ciel et de la terre »
C’est de ce foncier que Le philosophe rapproche le « wu » de l’intraduisible « wu wei ». Le « wu » serait le latent, le « wei » dit l’invisibilité, l’intangibilité juste avant l’actualisation de la forme, ce que laisse entendre le chapitre 14 du « Laozi » :
« On l’appelle une forme sans forme une image sans image.
On l’appelle vague, indéterminé. »
Et, chapitre 40 :
« Dans le monde, tous les existants naissent de l’il y a
et l’il y a naît de l’il n’y a pas »
Comme dans les verbes déponents l’actif naît du passif.

C’est de ce passif que Mallarmé souffrit, s’en vivant comme épisodiquement prisonnier, sentant bien pourtant que la langue poétique devait traverser les ères glaciaires pour avoir une portée éthique (pour que vienne à nous, dans la même pure présence elliptique (évoquée ici en 2016 dans « Chusa et l’orchidée non créée ») que la calligraphie de Chusa saisissant entre « il n’y a pas »et « il y a » cette orchidée, elle aussi « absente de tous bouquets ».

L’épreuve de ce que l’on a nommé « impuissance », Mallarmé la subit, par vocation éthique en quelque sorte pour tenter d’éviter que la langue se fourvoie en excès de représentation ou en technicité car Mallarmé se méfiait à son époque, de l’évolution de la science ; mais de ce qu’il a, lui, nommé néant, se sont vocalisées, naissant de la blancheur, engendrées par elle, des formes témoignant d’un puissant désir, désir d’essence animale comme celui du faune ne sachant plus s’il a rêvé ou vu ces nymphes qu’il décrit :
« Si clair
leur incarnat léger qu’il voltige dans l’air »

Que l’on se rappelle aussi la chair féminine évoquée plus haut, associée à une « grenade ouverte » dans le poème dédié à la vierge Hérodiade.
N’oublions pas non plus l’hommage rendu à Manet et à son tableau « Le linge » : « …une dame en bleu lave, par jeu, ce qui de son linge ne sèche pas encore dans l’air transparent et tiède (…) Le corps de la jeune femme est entièrement baigné et comme absorbé par la lumière qui ne laisse d’elle qu’un aspect à la fois solide et vaporeux (…) ce phénomène se produit principalement à l’égard des chairs, taches roses mobiles et fondues dans l’espace ambiant ».
Mallarmé a aussi créé une revue : « La Dernière Mode » à propos de laquelle il écrit à Verlaine :
« … j’ai, après quelques articles colportés d’ici et de là, tenté de rédiger tout seul, toilettes, bijoux, mobilier, et jusqu’aux théâtres et aux menus de dîner, un journal : La Dernière Mode (…) et il ajoute :
Les huit numéros parus servent encore quand je les dévêts de leur poussière à me faire longtemps rêver. » Et aussi « Si les tissus classiques de bal se plaisent à nous envelopper comme d’une brume envolée et faite de toutes les blancheurs, la robe elle-même, au contraire, corsage et jupe, moule plus que jamais la personne : opposition délicieuse entre le vague et ce qui doit s’accuser » … et plus loin : « La femme mieux que jamais se fait voir sous le voile même de ses étoffes »
Que nous voilà loin de la supposée impuissance. Nous accostons ici au continent du désir.

Un objet cher à Mallarmé, et j’en finis là, pourrait évoquer cette idée de « déponence » qui m’occupe de façon générale et plus particulièrement en ce qui concerne ce poète. C’est un éventail. Il a offert à sa fille un éventail blanc sur lequel il a écrit :

O rêveuse, pour que je plonge
Au pur délice sans chemin,
Sache, par un subtil mensonge,
Garder mon aile dans la main.

Une fraîcheur de crépuscule
Te vient à chaque battement
Dont le coup prisonnier recule
L’horizon délicatement.

Chaste jeu voici que frissonne
L’espace comme un grand baiser
Qui, de n’être éclos pour personne,
Ne peut jaillir ni s’apaiser.

Sens-tu le paradis farouche,
Ainsi qu’un rire enseveli,
Se couler du coin de ta bouche
Au fond de l’unanime pli !

Le sceptre des rivages roses
Stagnants sur les soirs d’or ! Ce l’est,
Ce blanc vol fermé que tu poses
Contre le feu d’un bracelet.

Battement entre l’« il n’y a pas » de l’éventail fermé d’un trait et le « il y a » du déploiement des plis ; entre le « passif » et l’ « actif », naît et se maintient le désir, palpitant au creux de la main, ou au pli de la bouche comme en l’éventail.

N.C.

 

Le miroir revisité

LE MIROIR REVISITÉ 1

“Comme ce trou au centre de la phrase, le dos reste un obstacle.“ 2
Claude ROYET-JOURNOUD

I. INTRODUCTION

Pour commencer d’aborder ce qu’il en est de l’ « étoffe d’un corps », ce très joli thème qui nous rassemble ce week-end par la grâce de l’EPSF, je vous propose d’entamer cette matinée par une promenade sur le chemin d’un « Miroir revisité ».

Je ne convoquerai pas Gaëtan de Clérambault et sa passion des étoffes, ou plutôt pour les “voiles“, ce qui est quand même d’une certaine actualité ; je ne convoquerai pas non plus Simon Hantaï, le peintre des pliages.

Je m’avancerai sur ce curieux “praticable“ que constitue la cure analytique.
Curieux, il l’est, car il se présente comme étant à la fois immédiatement clinique et théorique ; curieux, il l’est aussi, parce que c’est sur ce praticable que deux corps viennent à se rencontrer, alors qu’on n’y trouve mystérieusement qu’un (sujet de l’) inconscient. Comment cela peut-il se faire ? À quoi répond cette singularité ?

*

Il est possible de rendre compte de ce cheminement par où se trouvent convoqués deux corps mais un seul inconscient. C’est même pour un analyste une manière de rendre compte de son acte — c’est-à-dire une manière de rendre compte de la façon dont il s’inscrit lui-même dans ce praticable, ou en d’autres termes, de rendre compte de la façon dont il s’y compte : on pourrait dire : « corps et parole », comme on dit “corps et âme“.
Notre point de départ sera donc ce corps de l’infans qui, du fait de sa prématuration, est plongé pour survivre dans un espace déterminé par les lois du langage. Ces lois munissent le sujet d’une structure topologique, ce qui lui permet d’exister.
Et c’est exactement cette topologie que le dispositif analytique permet de parcourir.

Pour effectuer ce rapide survol du dispositif analytique, je vous propose :
°de commencer par une lecture renouvelée du Fort-Da, ce moment que Freud a su génialement isoler en observant son petit-fils, Ernst (qui de façon assez intéressante pour notre propos, sera son seul descendant mâle à devenir psychanalyste3) ;
°de continuer par une lecture borroméenne du « stade du miroir », cette “balayette“ qui a permis à Jacques Lacan de rentrer et de sauver la psychanalyse ;
°de considérer, ensuite, les conséquences, pour un corps vivant, d’être pris avec un autre corps dans le champ de la langue ;
°ce qui nous permettra dans un quatrième temps, d’éclairer ce champ du grand Autre comme champ du transfert dans la rencontre avec un analyste et son corps.
°On pourra alors conclure provisoirement sur ce que peut être l’étoffe d’un corps.

II. LE FORT-DA

En 1920, Freud publie « Au-delà du principe de plaisir »4 dont le second chapitre est consacré à une difficulté d’ordre économique : comment comprendre que des névroses traumatiques, aussi bien que le jeu de l’enfant — deux cas apparemment si antithétiques — puissent avoir en commun une sorte d’anomalie : de mettre le principe de plaisir en défaut ?
Plus précisément, comment expliquer que l’enfant puisse trouver du plaisir à rejouer, et à rejouer encore, la scène où sa mère s’absente, et de surcroît en se contentant le plus souvent de la première partie de son jeu, omettant la seconde, qui est plus rarement jouée et qui, pourtant, est plus facile à comprendre puisqu’elle met en scène le retour de la mère ?

Est-ce que l’accès à une certaine maîtrise par l’activité, ou encore l’expression d’une certaine agressivité de rétorsion, suffisent à définir le gain qu’un tel jeu ne peut manquer de produire ?

À la lecture attentive du texte de Freud, certes consulté en français, mais dans les deux traductions différentes publiées chez Payot5, on découvre que la topographie de ce jeu y est essentielle.
Car, contrairement à ce qui est le plus souvent implicitement inféré par une lecture rapide, l’enfant lorsqu’il joue au Fort-Da ne se trouve pas dans son berceau mais bien au-dehors, et la bobine qu’il lance, ce n’est pas à l’extérieur de son berceau qu’il la lance — mais au contraire à l’intérieur. C’est à l’intérieur du berceau que la bobine disparaît, et c’est alors que le « o-o-o-o » — “parti“ — riche de sens apparaît.
Qu’est-ce que représente la bobine ?
Si elle représente la mère, la bobine disparaît (et la mère avec) précisément à l’endroit où l’enfant se trouve… là quand la mère est présente ! Délicieux croisement du là et du quand.
Si elle représente au contraire l’enfant, alors c’est à son tour de disparaître là où pourtant il se trouve bien lorsque la mère est revenue. Voilà en quoi l’on peut dire que la bobine appartient à cette classe d’objets que Lacan appelle « ambocepteurs ». Dans son jeu, la bobine passe de l’un à l’autre des deux personnages sans rencontrer de bord : on y reconnaît la propriété unilatère d’une bande de Mœbius.

Mais à parcourir cette topographie, ce qu’on pourrait aussi appeler une « corps et graphie », cela nous confronte à une difficulté, déjà soulignée : quel peut être le gain de plaisir clairement obtenu ?
On peut faire l’hypothèse que ce qui est acquis, c’est l’incorporation du symbolique par l’absence, puisque ce qui s’absente — “parti“ — n’en demeure pas moins localisable dans un espace identifiable et bordé, celui du berceau. Le signifiant « o-o-o-o » peut apparaître et le trou bordé de l’absence peut organiser la topologie du sujet. Ce premier signifiant “représente le sujet auprès d’un autre signifiant“, ce fameux : « da », marquant gaiement le retour de la mère avec la bobine. C’est cette “paire ordonnée“ que met en place le jeu, s’il est considéré dans son ensemble.

Lorsque la bobine est retirée du berceau, elle est ramenée à l’endroit qu’occupe la mère lorsqu’elle est présente et que l’enfant se trouve dans son berceau ; mais, au moment où l’enfant joue, c’est lui qui occupe la place de la mère et qu’il peut lâcher son « Da », comme s’il disait : “voilà où je suis !“
Ainsi, le jeu du Fort-Da borde l’absence, structure l’espace et situe le sujet dans son désir.

À un an et demi, précise Freud, ce jeu décrit le moment structural où l’enfant se conquière comme sujet en conquérant une organisation proprement topologique de l’espace où s’articulent le corps propre et les signifiants. En effet, il n’est pas difficile de reconnaître
– dans « oo » et « da », deux signifiants primaires, S1 et S2
– dans la barre du berceau qui sépare les lieux, la barre saussurienne du signe
– et même l’objet (a) dans la bobine, qui deviendra l’objet cause du désir.

On peut alors en conclure que le jeu du Fort-Da correspond au plongement d’une bande de Mœbius, complétée de son objet bobine, dans l’espace trivial. En quoi, il participe à la naissance du sujet par la mise en place de S◊a, la structure du fantasme.

Mais ce n’est pas tout. Dans une note de bas de page6, rarement commentée me semble-t-il, Freud ajoute que l’absence peut venir frapper l’enfant lui-même ! Et cela, je vous le donne en mille : au miroir ! Texto. C’est en s’observant au miroir que l’enfant découvre qu’il peut aussi se faire disparaître, et questionner par là sa propre absence au regard de la mère, sans pour autant s’absenter à lui-même, ce qui est un acquis essentiel. Remarquons que ce sont ces même phonèmes qui surgissent, tout en s’appliquant cette fois non à sa mère mais à lui-même, c’est-à-dire à un autre objet, ce qui prouve que l’opposition phonématique, embryon du signifiant, fonctionne déjà de façon métonymique.
Ainsi, en mœbianisant l’espace, le jeu du Fort-Da assure l’accès au symbolique et permet l’apparition du signifiant dans ses deux fonctions : métonymique et métaphorique.

Le jeu du Fort-Da, complété du miroir, comporte déjà les diverses dimensions qui se révèleront être celles de l’Imaginaire, du Symbolique et du Réel.
C’est ce que nous allons considérer en nous tournant maintenant vers le miroir du stade lacanien.

III. LE STADE DU MIROIR

Écrit en 1936 pour le premier Congrès de psychanalyse auquel participa Lacan, celui de Marienbad, où il fut d’ailleurs interrompu par Jones, remanié, intégré dans l’édition de 1938 des « Complexes familiaux dans la formation de l’individu »7, puis à nouveau exposé au Congrès international de Zürich en 1949, « le stade du miroir »8 a une longue histoire qui va de Henri Wallon9 jusqu’à son développement ultérieur chez Lacan dans ce qui s’appelle le « schéma optique »10.

Considérons ici seulement la version simple dite du « stade du miroir » publiée dans les « Écrits »11, sans omettre pour le comprendre d’y adjoindre le complément que Lacan lui apporte dans « De nos antécédents »12 de ces même « Écrits ».
Ce moment « d’insight configurant »13, je le considère personnellement bien plus comme un moment que comme un stade :
« le stade du miroir est un drame, nous dit Lacan, dont la poussée interne se précipite de l’insuffisance à l’anticipation »14.

C’est le moment où le jeune enfant âgé de 6 à 18 mois — c’est-à-dire au même âge que le petit Ernst lors du Fort-Da — fait cette expérience jubilatoire de percevoir son image au miroir et de s’y reconnaître selon des modalités dont la description nous intéresse toujours 70 ans plus tard.

L’enfant, encore soumis à l’incoordination motrice, se trouve mis par un adulte en face d’un miroir qui le capte par son image. Contrairement aux animaux, même aux mammifères supérieurs, il s’y arrête. Il s’y suspend.
Il est nécessaire de souligner que cette image, aussi importante soit-elle, n’est pas le tout de ce “stade“. Dans ce que j’appellerai un “moment“, trois phases sont à distinguer, qui ont chacune leur importance et leur particularité. Tout d’abord, l’enfant perçoit une image unifiée d’un corps qui est le sien mais dont il n’a pas encore la maîtrise, et c’est la jubilation ; ensuite, délaissant l’image qui le constitue comme objet au regard de l’autre, l’enfant se retourne vers cet Autre qui vient de cautionner cette perception par une nomination.
Souvent, on s’arrête là ; pourtant il y a une troisième phase, le plus souvent éludée — mais non pas par Wallon15. Cette phase est tout à fait essentielle car elle s’insère entre la dimension imaginaire de l’espace spéculaire et la dimension symbolique de l’Autre, c’est la troisième dimension : au moment du retournement, l’enfant n’observe déjà plus son image au miroir mais ne rencontre pas encore cet Autre qui vient d’intervenir par une nomination, il y a un instant d’aveuglement. C’est la dimension impossible propre au réel — le fameux “fading“.
De plus, une fois retourné, l’enfant tel qu’il est regardé, est alors parfaitement homéomorphe à son image : il peut s’identifier à la façon dont il est vu par l’autre.
On peut dire de ce “stade“ exactement la même chose que du « temps logique et (de) l’assertion de certitude anticipée »16, puisqu’on y retrouve les même scansions : il y a le temps de (se) voir, le moment de recevoir (de l’Autre) et, entre les deux, l’instant de fading. Instant où, entre l’image et la nomination, l’enfant ne voit absolument rien. C’est cet instant de cécité qui, inscrivant une béance au niveau du regard, lui confère son dynamisme pulsionnel.
Mais il y a plus encore. De la même façon que dans le jeu du Fort-Da se met en place la topologie mœbienne nécessaire à l’intégration du corps dans l’espace organisé par les signifiants, de même les trois registres du nœud lacanien sont repérables dans ce dispositif au miroir : l’imaginaire de la reconnaissance spéculaire, le symbolique de la nomination par l’Autre et le réel du rien qui suspend le regard dans le retournement.

Il n’est certainement pas fortuit que ces deux expériences précoces se situent au même âge. Il s’agit au contraire d’une donnée structurale où se vérifie ce dire de Lacan :
« la topologie n’est pas faite “pour nous guider“ dans la structure. Cette structure, elle l’est »17

et il ajoute aussitôt :
— comme rétroaction de l’ordre de chaîne dont consiste le langage. »18

C’est ce qui nous incombe de déplier maintenant.

IV. L’ÉTOFFE D’UN CORPS

Partons de nos acquis.
Par cette “méthode de réduction topologique“19, nous en arrivons enfin à la question que pose le titre de notre colloque : « L’étoffe d’un corps ».
Cette question est d’autant plus intéressante que, dans la cure, on l’a vu, c’est non pas à un corps que nous avons à faire, mais à deux.

L’étoffe au sens topologique se définit comme l’ensemble des propriétés intrinsèques d’une surface :
« L’étoffe correspond à la surface topologique intrinsèque »20.

Le corps d’un sujet est déterminé par le lieu de l’Autre, autrement dit par la langue. Il est comparable à une surface immergée dans un espace.
C’est exactement ce que nous dit Freud dans une de ses dernières réflexions, en 1938 :
« La psyché est étendue, n’en sait rien »21.

L’étoffe du corps d’un sujet est donc définie par ses propriétés intrinsèques, c’est-à-dire sans considération d’aucune anomalie qui pourrait surgir du fait d’être immergée dans un espace qui lui est extrinsèque.
Ce qui est remarquable, c’est que se produisent alors des “singularités“, ce qui veut dire des ruptures dans la continuité d’une fonction. Ces singularités sont même nécessaires pour une organisation subjective de l’espace…

La topographie rigoureuse du jeu de l’enfant, comme la topologie du moment au miroir, nous ont enseigné que le corps d’un sujet n’atteint à son étoffe, pourtant intrinsèque, qu’en étant immergé dans un espace qui lui est cependant extrinsèque : cet espace est celui qui est défini par la dimension supplémentaire qu’est le lieu de l’Autre.

Au moment où le jeu donne à l’enfant accès au signifiant, l’épreuve du miroir instaure le lieu de l’Autre. Quand le jeu mœbianise l’espace, le miroir le borroméanise. Deux modalités topologiques différentes s’avèrent ici nécessaires, qui correspondent à deux types d’objet différents : les surfaces et les nœuds, ces deux moments de l’enseignement topologique de Lacan. Étudier le passage des unes aux autres serait intéressant, mais déborderait considérablement mon propos.

Quoiqu’il en soit, l’infans et son corps se trouvent plongés dans cet espace spécifié d’une dimension supplémentaire : l’espace de l’Autre en tant que lieu de la langue. L’espace de la langue est à deux dimensions, disons : l’axe métaphorique et l’axe métonymique. Il détermine les liens que le sujet entretient avec son corps en l’insérant pourtant dans un espace qui, lui, est à trois dimensions. Il y a donc passage d’un espace à deux dimensions à un espace à trois dimensions. Il y a acquis d’une dimension. Ce qui présente une première difficulté.
La question n’est pas commode — et se complique. On l’a vu, dans le Fort-Da, l’enfant se constitue un espace en complémentant une bande de Mœbius d’une sorte de rondelle qui est représentée par la bobine. C’est la définition même du Cross-Cap. Mais le Cross-Cap est précisément un de ces objets dans lequel “la 4ème dimension est déjà impliquée nécessairement“22 et dont le plongement dans notre espace à 3 dimensions s’avère impossible. Comment s’y prendre, alors ? Il y a une façon d’y remédier, c’est ce que les topologues appellent “l’immersion“ en la distinguant du “plongement“.
Cette immersion produit une cascade de conséquences.

Ce qui est important de souligner, c’est que ces propriétés ne sont repérables qu’à partir d’une dimension autre : ainsi, la fourmi bien connue se promenant sur la bande de Mœbius ne se rend compte de rien, contrairement à un analyste… Immerger un corps avec ses propriétés intrinsèques dans un espace supplémenté, ou diminué, d’une dimension, cela produit des singularités qu’on appelle extrinsèques. Pour le Cross-Cap, il s’agit de la ligne d’autotraversée, dite aussi “ligne sans point“, supplémentée d’un point dit “hors ligne“. Il est tentant de comparer la barre du berceau dans le jeu de l’enfant à cette ligne sans point, derrière laquelle chute le point bobine.

Cette dimension est soit supplémentaire, soit oubliée, mais elle reste propre à l’espace d’immersion, l’Autre. Cet Autre nécessaire à un corps parlé pour être vivant.

Maintenant, une nouvelle question se pose : quelles sont les singularités exigibles, non pas au niveau du sujet, cette fois, mais au niveau de cet Autre incarné que le miroir met en place, pour que le sujet puisse être immergé dans un tel espace ? Soulignons au passage l’importance de cette question, de cette rencontre, pour ce qui concerne le temps des entretiens préliminaires.

V. LE CHAMP TRANSFÉRENTIEL

Ces singularités sont facilement repérables aussi bien au niveau de l’espace du Fort-Da qu’au moment du miroir. Elles semblent être au nombre de 3.
Reprenons l’algèbre lacanienne et appelons-les : S(A), ƒ() et NdP.

Muni de ces opérateurs nous pouvons revenir, une fois encore, au Fort-Da. La barre du berceau, déjà comparée à la ligne sans point du Cross-Cap, offre aussi une certaine consistance à la barre saussurienne qui, entre le signifiant et le signifié, laisse filer indéfiniment l’objet, rendant inatteignable le savoir hégélien : c’est ce qui s’écrit S(A).
Le lieu où se situe l’enfant pendant qu’il joue est celui-là même que la mère a laissé vacant par son absence, absence qui pour n’être pas néantifiante doit être bordée par le Nom-du-Père.
Quant au berceau lui-même, c’est le lieu où retournera l’enfant, retrouvant son éclat phallique d’objet du désir de sa mère retrouvée.
Opérons de la même façon pour le stade du miroir. L’image spéculaire, moment partiel de l’épreuve au miroir, brille du même éclat phallique pour l’enfant — qui jubile ; sa nomination par l’Autre l’intégrera dans « le champ de la parole et du langage », ce lieu Autre est soutenu par l’oubli du dire qu’est le Nom-du-Père :
« Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans ce qui s’entend »23 ;

quant à l’instant de cécité, de fading, c’est la trace du signifiant qui manque.

Nous avons là un espace spécifique qui comporte les singularités produites par l’immersion de deux corps. Cet espace, c’est l’espace du transfert. C’est-à-dire ce lieu où le praticable de l’analyse se met en place et, du même mouvement, crée l’espace pour qu’un sujet, devenant analysant, puisse parcourir à nouveaux frais l’ensemble de ses singularités. Ce en quoi consiste précisément une cure analytique.

Un inconscient, donc, mais deux corps. Il y faut une rencontre avec un analyste, muni lui aussi de son corps. Ce corps dont on ne parle jamais.

VI. LE CORPS DE L’ANALYSTE

Les trois singularités repérées comme étant produites par l’immersion d’un corps dans l’espace de l’Autre s’appliquent bien évidemment tout autant à l’analyste, tel qu’il se trouve engagé dans chaque cure.
Ce que j’avance, c’est que ces singularités sont exigibles pour tout sujet venant en place d’analyste.
« l’analyste doit payer quelque chose pour tenir sa fonction. Il paie de mots — ses interprétations. Il paie de sa personne, en ceci que, par le transfert, il en est littéralement possédé. Toute l’évolution présente, nous dit Lacan en 1960, de l’analyse en est la méconnaissance. »24

Pour permettre un maniement correct de la cure, ce sont ces singularités qui sont opérantes dans l’espace transférentiel, équivalent à l’espace de l’Autre. Ce sont elles qui éclairent la question du désir de l’analyste et de la passe.
On pourrait dire, paraphrasant et inversant, non pas Simone de Beauvoir, mais l’empereur romain Constantin : “On ne devient pas analyste, on l’a toujours été.“ Mais comment ?

Ce que la cure de l’analyste lui aura permis de parcourir, ce sont précisément ces trois singularités que nous avons dégagées tant dans le jeu qu’au miroir.
En ne pouvant faire autrement que de demeurer suspendu au miroir à cet instant de cécité, à ce moment de manque de signifiant, du fait peut-être d’un décalage entre le lieu de l’Autre et l’origine de la nomination, le sujet qui se révèlera être analyste, une fois effectuée son analyse, sera en “état“ — sans se soutenir d’aucun “être“ — de tenir ouvert l’empan qui étale les trois points singuliers que nous avons décrits :
° le Nom-du-Père, devenant cette question : “de quoi l’analyste est-il le nom ?“
° la fonction phallique, comme organisateur des liens entre le corps et la langue
° et le signifiant du manque de signifiant.

VII. CONCLUSION

C’est seulement à la condition de demeurer dans cet espace, en y étant comme assigné dans son fauteuil, que l’analyste pourra se laisser traverser par les signifiants qui, quoique lui venant de l’analysant, ne se sourcent, à sa grande surprise, que dans le champ de son non-savoir à lui. Insu qui est le complément nécessaire, dans le champ transférentiel, au “sujet supposé savoir“.

Et condition absolue pour obéir à cet impératif :
« l’interprétation doit être preste pour satisfaire à l’entreprêt »25,

permettant au dire de rester oublié, comme acte, derrière ce qui se dit, même s’il ne s’entend pas.

Pour conclure, je proposerai sous forme de Witz une définition de ce que serait “l’étoffe d’un analyste“ : ne serait-il pas en effet un “demeuré“26 — au miroir ?

De cette position au sens kleinien du terme, et précisons-le, non spéculaire, il en tire ce que l’on pourrait appeler une gaie mélancolie, marquée non pas par l’ombre de l’objet, mais par celle de la barre du signifiant manquant. Toujours advenant.

Roland J. MEYER
Paris, 2017.

NOTES

1. Ce texte a servi de support à la communication orale donnée au Colloque de l’EPSF intitulé « L’étoffe d’un corps » qui s’est tenu à Paris les 18 et 19 Mars 2017.
2. Claude ROYET-JOURNOUD, La Finitude des corps simples, Paris, P.O.L. 2016, p. 17.
3. Indication donnée par Élisabeth ROUDINESCO, Sigmund FREUD, en son temps et dans le nôtre, Paris, Seuil, 2014, Collection Points, p. 574.
4. Sigmund FREUD, « Au-delà du principe de plaisir », Essais de Psychanalyse, Paris, Payot, 1981, pp. 49-56.
5. Sigmund FREUD, « Au-delà du principe de plaisir », Essais de Psychanalyse, Paris, Payot, 1967, pp. 13-20 et nouvelle traduction, 1981, pp. 49-56.
6. Id. p. 53 de la nouvelle traduction.
7. Jacques LACAN, « Complexes familiaux dans la formation de l’individu », Autres Écrits, Paris, Seuil, 2001, pp.23-84.
8. Jacques LACAN, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je », Écrits, Paris, Seuil,1966, pp.93-100.
9. Henri WALLON, Les origines du caractère chez l’enfant, Paris, PUF, 1949.
10. Jacques LACAN, « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache », Écrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 647-684.
11. Jacques LACAN, Écrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 647-684.
12. Jacques LACAN, « De nos antécédents », Écrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 647-684.
13. Jacques LACAN, id, p. 69.
14. Jacques LACAN, « Le stade du miroir », id. p. 97.
15. Henri WALLON, id. pp. 223-224.
16. Jacques LACAN, « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée », id, pp. 197-213.
17. Jacques LACAN, « L’Étourdit », Autres Écrits, id. p. 483.
18. Jacques LACAN, « L’Étourdit », id.
19. Jacques LACAN, « Le stade du miroir », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 98.
20. Jean-Michel VAPPEREAU, Étoffe, accessible sur le site Internet “Gaogoa.free.fr“, p. 47.
21. Sigmund FREUD, Résultats, idées, problèmes, Paris, PUF, 1985, p. 288.
22. Jacques LACAN, Séminaire IX, L’identification, leçon du 16 Mai 1962.
23. Jacques LACAN, Autres Écrits, id, p. 449.
24. Jacques LACAN, Séminaire VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p. 337.
25. Jacques LACAN, « Télévision », id, p. 545.
26. Expression dont je suis redevable à Marc-Léopold LÉVY.

Marranisme et Marranité

Marranisme et Marranité
Pensée d’entre deux – Lieux du sujet
Entretien Paule Pérez et Anatole Kelif

Anatole Kelif est un mathématicien particulièrement reconnu par ses pairs, dont les travaux se situent entre l’apport des mathématiques quantiques en topologie comme le « Lieu du Sujet », et la vulgarisation humoristique comme ses films avec Emma la clown(1).

Il interroge Paule Pérez sur la signification du concept de Marranité proposé voici quelques années par elle-même et Claude Corman.
« …le marranisme est fini, c’est la marranité, là où elle est, qui n’est pas finie… »

_______
(1) Lien vers Les degrés Ludiques 2, un film d’Anatole Kelif et d’Emma la clown.