Editorial
La troisième mort de celui qui ne voulait pas être prophète
Paule Pérez
Penser l’école, penser à l’école
Daniel Gostain
Editorial
La troisième mort de celui qui ne voulait pas être prophète
Paule Pérez
Penser l’école, penser à l’école
Daniel Gostain
Editorial
Après la sidération
Claude Corman et Paule Pérez
Lettre aux jeunes européens
Claude Corman
La Vache – Al-Baqara
Au nom de Dieu, le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux.
Nulle contrainte en religion ! Car le bon chemin s’est distingué de l’égarement. Donc, quiconque mécroit au Rebelle tandis qu’il croit en Dieu saisit l’anse la plus solide, qui ne peut se briser. Et Dieu est Audient et Omniscient.
Chapitre 2, verset 256
Traduction Muhammad Hamidullah
Jonas – Yûnus
Au nom de Dieu, le Miséricordieux, le Clément.
Si ton Seigneur le voulait, tous les habitants de la terre croiraient. Peux-tu, toi, contraindre les hommes à être croyants?
Chapitre 10, verset 99
Traduction Jean-Louis MICHON
« La souffrance humaine dérive de l’abus. Cet abus dérive de la croyance, c’est-à-dire de tout ce qu’on a bu, de tout ce qu’on a cru. »
Elsa Cayat cité par Delphine Horvilleur
Comme tous les hommes et toutes les femmes qui forment ce que l’on appelle la France, nous avons été sidérés, accablés, meurtris par le crime commis contre les journalistes de Charlie Hebdo, le meurtre d’une jeune policière et l’exécution de quatre personnes dans une épicerie casher.
La démocratie est devenue l’air qu’on respire, cet impalpable auquel on ne pense pas jusqu’à ce qu’il soit altéré par un évènement. Alors nous éprouvons le danger d’asphyxie. C’est ce qui s’est passé pendant cette tragédie en trois jours.
Comment vivre et retracer le coup, le contrecoup et l’après coup d’un tel évènement ?
Le temps des balles…
Comme tous ces Français, nous avons été émus aux larmes par les images qui ont suspendu le temps ordinaire pendant près de trois jours. Et comme eux, sans doute, nous avons été traversés par mille questions, mille angoisses, mille incertitudes.
En effet, comment dans ces trois jours, aurions nous pu ordonner le flot d’émotions, de stupeur, de colères, de pensées outrancières et expéditives qui monte en nous, malgré toutes les digues de la raison, comme une lave amère et vengeresse ?
Et comment sortir de la paralysie de l’esprit sans anathèmes contre la bêtise religieuse, ou sans dégoût du berceau culturel des assassins ?
En tout cas, loin que dans le temps du choc, l’appel à l’unité nationale des principales forces politiques et spirituelles françaises conjugué à la solidarité des européens nous ait choqué ou décontenancé : au contraire cela nous a fait du bien.
Cela nous a fait du bien de voir le peuple français rassemblé dans un vibrant et silencieux hommage aux victimes des trois tortionnaires.
Le temps second…
Cependant, nous savons ce que peut avoir de trompeur et de trop éminemment symbolique et coupé de la vie ordinaire, une telle unanimité.
Nous n’ignorons pas ce que l’idée d’unité nationale peut charrier de messages obscurs et de malentendus politiques. D’abord pour l’unité : tant l’histoire nous a appris à la fois la puissance et l’éphémère de l’émotion de masse. La psychanalyse qui peut y voir, même pour les meilleurs causes, (et c’est ici le cas) une manifestation de « jouissance » collective comme en réalisation d’une « pulsion », n’aurait pas tort : une telle dynamique procurant une satisfaction momentanée qui, certes apaise les tensions plutôt qu’un épanouissement durable.
Car sans renier le sentiment éprouvé ni l’impact du rassemblement par millions, à une foule unanime, fusionnelle, « comme – une », nous pouvons en effet préférer un peuple pluriel au sein duquel se noueraient des alliances – en tant qu’une alliance marque l’idée d’association concertée entre des partenaires différents.
Et pour ce qui est de la dimension nationale, nous irons même jusqu’à avancer que l’idée de Nation, fût-elle couplée à celle de République, est désormais très inconsistante, diffuse et très floue. Qu’on pense à l’étymologie de « Nation » qui se réfère à la naissance, donc à l’origine commune et même si le terme a évolué vers des référents plus culturels comme le « vivre ensemble », cette trace étymologique de l’origine suffirait, dans notre actualité, à nous en défier. Le trajet même de la manifestation populaire allant de la République à la Nation plutôt que de la Nation à la République peut aussi être questionné bien au-delà de la topographie. Idée très floue parce que de surcroît, la France est depuis la fin de la seconde guerre mondiale engagée dans une construction européenne qui en transcende désormais l’antique souveraineté et les frontières. Très inconsistante, parce que la société contemporaine, ici comme ailleurs, a transformé les anciens habitants de régions diverses et fortement originales de la France en citadins « anonymes » de grandes villes de plus en plus indifférents en effet à la souche, à l’origine, à l’accent, au « pays ». Très inconsistante aussi en ce sens que le cosmopolitisme urbain y est devenu la règle et que le communautarisme qui est un des caractères sociologiques les plus communs des mégapoles a liquidé ou remplacé les singularités régionales qui survivent à peine sur un mode folklorique.
Mais enfin, quoi qu’il en soit, nous sommes tous devenus un jour des Français d’aujourd’hui, des Charlie, des juifs, des musulmans, des républicains, des chrétiens, et des sans politique fixe. Bref, ce que l’on peut appeler les enfants d’un jour de l’unité nationale, cette Nation sublimée qui balaye magiquement les discordes confessionnelles ou politiques, et célèbre le droit au rire et à l’insolence.
Le soupçon et la culpabilité…
Certes, cet intermède silencieux, grave, émouvant, a suspendu la masse grise des dénigrements, des scandales, des ressassements, des polémiques, des culpabilités qui fait l’ordinaire de notre pays. Comment ne pas se sentir français en cette journée du 11 Janvier 2015 ? Et pourtant, quelque chose a rôdé autour de ce sentiment inouï de fraternisation intercommunautaire et de transgression des rôles sociaux et politiques des uns et des autres. Quelque chose qui en contamine l’atmosphère enjouée et miraculeusement enfantine. Et ce quelque chose se dédouble aussitôt, trace deux sillons profonds dans lesquels risquent de s’enliser et de se noyer les rêves trop éruptifs, trop denses d’une nation fraternelle et solidaire. Car comment pourrait durablement s’installer l’adhésion à une Nation dans laquelle chacun se sente alternativement ou ensemble Charlie, flic, juif, musulman, athée, où chacun, donc, fasse valoir son droit à la coexistence assumée de contraires, et accepte de « vivre debout » en marchant sur des paradoxes, ou grâce à des paradoxes ?
Et ce quelque chose, en voici la première face : le soupçon. Le soupçon que tout cela ne soit en vérité que théâtre et manipulation. Quand les invités des plateaux de télévision, musulmans ou non, jurent sur tous les tons que l’Islam est une religion de paix, une religion d’amour, que l’Islam n’a rien à voir avec la dérive criminelle et odieuse des Coulibaly ou des Kouachi, qu’il y a d’un côté l’Islam des fanatiques et des djihadistes et de l’autre, un Islam débonnaire, familial, ouvert et aimant, personne ne doute de leur sincère souci de trancher net toute forme d’amalgame. Mais le soupçon n’en est pas pour autant terrassé. Non pas le soupçon haineux qui fait vibrer en toutes circonstances son obsessionnel credo : la prétendue incompatibilité définitive et non amendable de l’Islam et de la République. Non pas ce soupçon ontologique qui offre aux partis populistes et xénophobes européens un bouc émissaire solide et constant. Sur cette forme de paranoïa qui prétend expliquer toutes les crises politiques, économiques, culturelles et sociales des démocraties occidentales par la présence hostile d’un étranger radical et posé comme ennemi de l’esprit européen. Que pourrions-nous dire qui n’ait été déjà dit et redit ? Et du reste, la journée « historique » du 11 Janvier 2015 peut être vu comme « une grosse baffe dans la gueule » des va-t-en guerre de l’identité nationale, de tous ces fantassins de la vengeance qui s’imaginent purifiés et grandis de brûler des mosquées ou d’insulter des musulmans dans la rue.
Nous voulons plutôt parler de ce soupçon moins formulable, moins aisé à clarifier sur la rupture incomplète, conditionnelle entre l’Islam et le djihad et sur la claire compréhension que la laïcité républicaine à la française et les religions, dont l’Islam, ont de leurs réciproques obligations. Pour l’Etat, celle de faire respecter le libre exercice des cultes et de lutter contre toute forme de discrimination confessionnelle, pour les religions, celle, impérative et tout aussi indispensable de ne jamais discuter la place marginale et privée du religieux dans le champ politique. Et encore moins, cela va de soi, de s’opposer à la libre expression des opinions irréligieuses voire de l’irrévérence envers les cultes. Cela vaut aussi pour ceux des pays européens dont la laïcité n’est pas constitutionnelle.
Si la constitutionnalité de la laïcité rend caduque en France la notion de blasphème et bien que l’Europe elle-même ne soit pas constitutionnellement laïque, il n’y a pas de place pour le blasphème dans la culture et l’esprit politique européens: si nous parlons ici d’esprit, c’est parce que cela nous paraît sur ce point beaucoup plus essentiel que le rappel d’une stricte considération légale. Et au moins jusqu’à la journée du 11 Janvier, où l’on vit des musulmans et des musulmanes se désigner spontanément comme cibles de la haine djihadiste et antisémite, en brandissant des pancartes « Je suis Charlie, je suis juif », le doute était présent. N’avait-on pas vu il y a quelques années s’enflammer l’esprit punitif et vengeur des croyants contre le journal danois qui avait publié les caricatures du prophète ? Et combien plus nombreux, avaient été alors les représentants de la communauté musulmane, à exiger la tête de Charlie Hebdo qui en avait reproduit les images, que ceux, rares et dispersés qui soutenaient le libre exercice de la presse, du rire et de la dérision, sans entonner l’air de la trahison ou du racisme islamophobe : On veut bien prôner ou reconnaître la tolérance, mais celle ci doit s’arrêter devant les portes du sacré et le Prophète est sacré !
Il est infiniment délicat d’admettre que la défense de la liberté de penser est dans notre pays plus sacrée que le respect des figures religieuses, c’est notre histoire européenne. Et ce n’est pas une mince ou négociable conquête !
De ce quelque chose qui rôde, et contamine l’atmosphère de l’unité républicaine, en voici la seconde face : la culpabilité.
Depuis 1978 et le soutien certes ambigu, mais par endroits exalté de Michel Foucault à la révolution iranienne, son regard étonné sur le retour d’une spiritualité politique oubliée de l’Occident et sa sympathie pour « le Saint homme exilé » qui l’incarnait, l’ayatollah Khomeiny, des intellectuels français souvent proches de l’extrême gauche ont noué des liens avec certains courants de l’Islam politique radical, sous divers prétextes : la cause palestinienne, l’existence d’un « racisme d’Etat » dans les pays européens anciennement colonisateurs, ou encore une alliance de « classe » contre les puissances financières du capitalisme mondialisé. Plus récemment, on se souvient de l’article de Badiou dans le Monde du 23 février 2005 contre la loi foulardière. « On y revient toujours : l’ennemi de la pensée, aujourd’hui, c’est la propriété, c’est le commerce, des choses comme des âmes, et non la foi » et plus loin, en forme d’épilogue : « On a les guerres qu’on mérite. Dans ce monde transi par la peur, les gros bandits bombardent sans pitié des pays exsangues. Les bandits intermédiaires pratiquent l’assassinat ciblé de ceux qui les gênent. Les tout petits bandits font des lois contre les foulards » Les ennemis de l’humanité commune sont clairement désignés : ce seraient les soldats de l’Empire, les barbouzes du Mossad et les laïques apeurés de la France qui légifèrent contre la foi musulmane.
Zygmunt Bauman dans son livre « La décadence des intellectuels : des Législateurs aux Interprètes » analyse la dégradation continue d’un statut. Philosophes inspirant directement la réforme des sociétés au temps des Lumières, encore assez puissants pour influencer l’opinion pendant l’affaire Dreyfus, les intellectuels d’aujourd’hui ont un rôle bien plus modeste et certainement assez marginal dans l’éveil de nouvelles Lumières dont les Européens, lassés et meurtris par la primauté des affaires économiques sur tous les autres territoires de l’homme, attendent le surgissement. Et que l’on soit ou pas d’accord avec les analyses économiques de Piketty, ou avec les propositions politiques de Podemos ou de Syriza, il serait bien malsain de moquer tous ceux qui, avec les armes théoriques dont ils disposent, essaient de secouer une civilisation technico-marchande qui multiplie les injustices, les corruptions, les égoïsmes sordides et parfois les crimes.
Mais de là à affirmer aujourd’hui, comme les auteurs de certains courriers électroniques que nous recevons, que les vrais coupables de la tragédie de ces derniers jours ne sont pas les assassins des journalistes de Charlie ou des juifs de l’hypercasher, mais la constellation des pouvoirs politiques successifs qui ont, à coup de discriminations, de racisme antimusulman, de mépris des roms et des immigrés, et sur fond de précarité sociale, encouragé et provoqué l’avènement de la violence terroriste, c’est pour nous une blessure profonde, un de ces chagrins politiques rares et fondamentaux qui nous révèle soudainement la possibilité du pire.
Cela est si absurde, si faussement lucide !
Que certains n’éprouvent aucune émotion particulière devant ces foules de français rassemblés par la tragédie et qu’au lieu d’y voir l’expression surprenante d’une fraternité que l’on croyait anéantie, on s’indigne déjà des pitoyables récupérations politiques d’un tel événement par les petits bandits qui gouvernent la nation, cela suffirait à nous troubler.
Mais faire sienne sans sourciller, sans se mordre la langue, la logique des causalités qui mène de la désespérance sociale et du déclassement culturel à la frénésie criminelle, à la liquidation d’humoristes, de policiers ou de simples juifs, cela nous ôte toute espérance, comme si nous nous retrouvions devant l’une des entrées de l’Enfer de Dante.
Car enfin , si l’on fait crédit à une telle logique, alors, nos amis gitans, experts en déclassements de tous ordres et en humiliations répétées devraient comme des loups affamés dépecer tous les « payos » du Comminges.
Et les juifs de 1940, après les lois antisémites de Vichy promulguées en Octobre qui ont été peu ou prou, avec zèle ou réticence, assimilées par la magistrature, auraient du faire des cartons sur les juges des Tribunaux français -ou bien n’auraient-ils pas du tirer à l’aveugle sur le million de spectateurs français du film nazi, Le Juif Süss qui payèrent sans contrainte leur entrée ! Non, tout cela nous mène sur des chemins que nous répugnons à emprunter. Et nous coupons court à ces pensées noires.
L’essence du religieux
L’hypothèse que les terroristes sont des terroristes sans religion, que les gens de Boko Haram, que les coupeurs de têtes de l’Etat islamique d’Irak et de Syrie, que les salafistes algériens, ou que les ayatollahs prompts à dégainer des fatwahs sont des gens qui n’ont rien à voir, ni de près ni de loin avec la religion, cette hypothèse n’est pas tenable. C’est aussi peu sensé que d’affirmer que Staline, Mao ou Pol Pot n’ont rien à voir avec le marxisme léninisme.
Et puis, la religion, ce n’est tout de même pas une tasse de thé que l’on boit poliment à cinq heures, un gentil et inoffensif élixir qui apaiserait les quintes de toux d’une civilisation démesurément matérialiste et technique. Qui connaît un peu l’âpreté et la férocité des guerres de religion en Europe, le sadisme bureaucratique de l’Inquisition dans l’Espagne médiévale ou la malignité des pogromistes cosaques ne peut pas entendre sans inquiétude résonner le credo : « Dieu est amour, notre religion est une religion d’amour et de paix et que s’envolent partout les colombes ». Comme si la dimension absolutiste et exclusive de la terreur religieuse était séparable à tout jamais du tronc de la vraie foi, de la simple et authentique spiritualité des croyants. Et si l’on ne veut pas se tourner vers le passé, il n’est qu’à mesurer la licence dans l’horreur qu’amène le fait religieux dans les guerres modernes, en ex-Yougoslavie, en République centrafricaine, en Palestine, en Israël, au Mali, en Tchétchénie.
Non, il n’y a pas de religion modérée que l’on pourrait opposer à une religion radicale. La religion modérée, ça ne peut pas exister, ce qui existe, c’est la modération externe de la religion par des philosophes, des juristes, des théologiens – et des citoyens particulièrement conscients et pacifistes, qui opposent à la pression de l’intégrisme et de l’austérité doctrinaire la subtilité, la nuance, l’ouverture d’esprit aux arts, aux musiques, aux sciences, le commentaire éclairé de la Tradition. C’est aussi la modération de la religion par de nouveaux pôles culturels qui en déminent l’orthodoxie ou l’extrêmisme et la souveraineté sur les consciences. Et si le christianisme de Savonarole dans la Florence des Medicis ne fut pas moins illuminé, fanatique, extrémiste que l’islamisme rigoriste, piétiste et guerrier des oulémas almohades qui poussèrent le calife d’Al-Andalus, Al-Mansur, à bannir comme hérétique le médecin et théologien Averroès, les choses ont aujourd’hui changé en France et en Europe.
Certains espèrent ardemment un Spinoza musulman. A notre sens, il en existe déjà un grand nombre, mais de même que l’auteur de l’Ethique et du Traité Théologicopolitique, fut chassé de la synagogue et maudit, des penseurs analogues musulmans peuvent-ils intervenir sur la question religieuse et la place de l’Islam en Europe ?
Assumer la contrariété
Ne serait-ce pas plutôt du côté de l’expérience marrane qu’une évolution créatrice peut advenir. Expérience de la contrariété, du déclassement, du secret, de la plaisanterie, de la mise en tension, qui n’annihile pas pour autant le lien aux sources et aux traditions. Une telle voie n’est pas communautariste, elle n’est pas même communautaire. Elle peut apparaître comme une voie fragile et solitaire, dans laquelle se perd la force liante de la parole collective… du re-ligieux.
L’expérience marrane, on le sait, fût à la fois douloureuse et salvatrice. Se cacher dans l’intimité domestique pour être fidèle à sa foi ne serait pas tenable aujourd’hui et n’est aucunement souhaitable. Pourtant, dans ce phénomène, certains d’entre nous ont pu voir une proto-laïcité non dite, non consciente, non visible. Rappelons que la croyance reste indéfectiblement le lot ou la part intime et subjective de chacun dans sa citoyenneté. Le meilleur moyen pour que l’intégrité de celle-ci soit respectée ne résiderait-il pas dans la préservation de cette intimité même ? Et le meilleur moyen d’éluder les actes de discrimination ne serait-il pas de s’abstenir d’arborer ou revendiquer des signaux d’appartenance ?
Etre ensemble en allant dans son statut de citoyen au contact des autres, permet d’ouvrir une relation d’humain à humain, notamment à l’école ou au travail. Dans un deuxième temps, si des affinités naissent, on peut se présenter dans ses spécificités, y compris religieuses. Ne serait-ce pas là une modalité sociale, propre à préserver de toutes stigmatisations. Elle requiert toutefois une dose de rétrocession sur la « jouissance identitaire », un léger retrait de soi pour justement faire place à l’autre, ce qui est un effort de chacun sur soi-même.
Mais nous savons que l’époque se veut celle des « fiertés, des prides et des parades » à fonction identitaire.
Voyons un peu. Quelle fierté y-a-t’il à être ceci ou cela : volapuk, mormon ou végétarien ? Chacun est né quelque part et si l’on songe à toutes les migrations de l’histoire, aux naufrages encore contemporains –que l’on pense ici au moins à Lampeduza-, aux déportations diverses, chacun aurait pu naître ailleurs, dans une autre identité.
Dans l’espace public, la citoyenneté prime nécessairement et c’est l’intérêt de chacun : rappelons le à ceux qui l’oublieraient !
L’Europe des alliances comme projet fédérateur
Il nous faut un avenir. L’étendue de la diversité peut être un facteur de relativisation des oppositions pour peu qu’on y travaille. Cet avenir est à portée de la main, c’est l’Europe. Une Europe qui développerait le champ social, la culture et l’instruction, les idées, les sciences, la recherche. L’Europe est un projet d’avenir de par son étendue et sa diversité. L’Europe n’est pas un continent isolé et même on peut se souvenir de son origine moyen-orientale dans la mythologie, au nom d’une princesse phénicienne venue en Grèce !
Réimaginer l’Europe, donner un autre souffle , une autre intensité à l’idée européenne suppose une atmosphère de confiance, d’honnêteté intellectuelle, de créativité, de partage et de joie. Or cela ne se peut que si le soupçon et la culpabilité dont nous avons à gros traits esquissé la nature et qui alimentent aujourd’hui les courants europhobes, nationalistes, démagogues sont vaincus par un nouvel esprit européen. En faisant de la figure de l’immigré la figure centrale du champ politique contemporain, que ce soit sous les traits de l’étranger indésirable, dangereux, responsable de tout ce qui ne va pas dans nos pays, ou que ce soit au contraire sous ceux d’un héros de substitution du prolétariat, aux avants-postes de la lutte contre le Capital, les courants politiques inspirés par le soupçon et la culpabilité s’oposent profondément à la renaissance de l’esprit européen.
Et c’est pourtant à la renaissance de cet esprit européen, dont il est si aisé, si immédiatement bénéfique de dénoncer les torpeurs et les paralysies, les infirmités technocratiques et la fragilité démocratique, qu’il faut consacrer l’essentiel de nos forces…
Claude Corman et Paule Pérez
Editorial
Pilate et l’Europe
Claude Corman
Edits, contre-édit et non-dits
Claude Corman et Paule Pérez
Paracha Michpatim, commentaire
Raphaël Kleinmann
Béliers
Le dialogue ininterrompu : entre deux infinis, le poème
Derrida à Gadamer
Noëlle Combet
Breveter l’abject
Alain Laraby
Est-ce la fin du salariat ?
Plaidoyer pour un Revenu d’existence
Patrice Gaudineau
par Claude Corman et Paule Pérez
Une double promulgation de loi ouvre aux descendants des juifs d’Espagne et du Portugal expulsés en 1492, en 1496 et à ceux qui quittèrent ces pays dans les années qui suivirent pour échapper aux persécutions, le droit à la nationalité espagnole ou portugaise. Les textes sont passés respectivement au Portugal en avril 2013[1], et en Espagne en février 2014[2] .
Recouvrer de la sorte une antique nationalité déchue paraît au premier coup d’œil un témoignage inédit et unique d’hospitalité « inconditionnelle ». Il est rare que des grands pays européens ouvrent les portes de leur nation à des minorités ou à des groupes humains entiers, surtout quand leur définition ressort uniquement de l’Histoire. C’est ce qu’ont fait les gouvernements portugais et espagnols
Et ainsi, qui n’a pas envie d’accueillir la bonne nouvelle apparaîtrait comme quelqu’un dont l’âme est empoisonnée par les malheurs et les tragédies médiévales, quelqu’un qui serait incapable de sauter hardiment vers un futur éclairant et réconciliateur. Car qui bouderait de principe la nouvelle ? Redonner après tant de générations de Juifs séfarades exilés, aux mille destinées si singulières, si distinctes, une citoyenneté espagnole ou portugaise pleine, entière, homogène, n’est-ce pas là une offre alléchante, un don qui ne se refuse pas ?
Même si cela paraît mal assuré, après tout, si l’ « identité nationale juive » a trouvé un accomplissement dans l’Etat d’Israël, chacun sait que les risques d’embrasement du Proche Orient sont forts, qu’aucune tranquillité géo-politique n’est perceptible à bref horizon. Le scénario insensé d’une apocalypse nucléaire, s’il concerne en définitive l’humanité entière, est moins inimaginable en Palestine qu’au Luxembourg.
Aussi bien, la réception à faibles frais, sans engagement idéologique, ni difficile passage d’épreuves, d’un passeport national de la Péninsule, serait dans l’état actuel des choses, une aubaine pour les Juifs dispersés de l’antique Séfarad. C’est ce dont sont convaincus les légistes espagnols et portugais qui ont rédigé le projet de loi et qui semblent persuadés de faire ici acte de largesse. Et qui plus est, cerise sur le gâteau, se disent-ils, non seulement nos lointains « compatriotes » juifs retrouvent une nationalité prestigieuse, au terme d’un parcours administratif ultra-simplifié, qui ferait pâlir de jalousie n’importe quel autre type de candidat à la « naturalisation », mais ils deviennent aussi dans le même mouvement des citoyens européens. « Une sacrée promotion ! ».
Alors à quoi bon faire grise mine ? Et pourtant, loin qu’il soulève un enthousiasme contagieux, et que les foules juives séfarades se rangent à l’unisson devant les guichets de la moderne Espagne, du moderne Portugal, afin d’obtenir leurs passeports péninsulaires, ce projet de loi suscite davantage de réserves et d’hésitations que d’adhésions vibrantes. En Israël, un clivage s’est aussitôt créé entre les partisans de la binationalité et ceux qui vouent cette offre aux gémonies. Les premiers y voient l’opportunité d’acquérir aisément une extension de leurs droits citoyens, de pouvoir visiter plus tranquillement certaines régions du monde, et d’une certaine manière de ne plus avoir les nerfs à vif, dès qu’ils parlent de leur pays. Les autres rejettent une proposition indigne et déplacée, quasiment antisémite, comme si les Juifs continuaient à errer sur terre, à chercher un refuge, un royaume accueillant, un prince bien disposé, alors qu’existe depuis 1948, un Etat pour les Juifs dans l’ancienne Palestine.
De notre côté, cette double promulgation de lois nous désarçonne, nous méduse. L’expulsion des juifs fidèles à la transmission qu’ils avaient reçue signait l’exclusion de ces non-chrétiens au sang de ce fait impur, opprobre que « laverait » l’octroi de la nationalité. Du statut de celle-ci à l’époque, pourrait-on se faire une idée à partir de l’Edit des souverains catholiques, dont le mot d’ordre se résume à un slogan avant l’heure : « une nation, une religion » ? Cinq siècles après. Les juifs ne sont plus apatrides, parias, ni « métèques » ! Alors vient la stupéfaction : Pourquoi cette loi? Pourquoi maintenant ?
Cet édit renversé, ou contre-édit fait battre la litanie des patronymes autrefois réprouvés, comme le rappel de citoyens de plein droit, des compatriotes. Voici qu’on réalise que ceux qui étaient nommés judios, juifs, en Péninsule, furent nommés Sefarad, mot hébreu qui désigne la Péninsule ibérique (souvent traduit par Espagne), et ses habitants, au pluriel hébreu sefardi, partout ailleurs. A moins que d’aucuns parmi eux fussent invectivés comme marranes, ces « porcs » faux-vrais-convertis haïs de tous, dont certains sont restés comme « nuevos cristianos », nouveaux chrétiens? Logiques de renversements, retournements, quel que soit le point de vue d’où on regarde ! Si bien qu’on se croirait dans une comédie de Shakespeare si on ne pensait aussitôt aux victimes des maltraitances, des bûchers et des inquisiteurs.
Ce geste constitue une nouvelle inscription dans le sillage historique de cette logique si particulière dont la trame est fournie par le phénomène marrane. Retournement du retournement à l’usage du quotidien des marranes, infréquentables eux aussi, juifs christianisant, chrétiens judaïsant, selon les bords de la mise à la question, au point qu’ils réagirent à l’injure, « marranos ! », par une autre inversion : en l’endossant.
Ils étaient des milliers…
Ainsi la ténébreuse proscription de ces innocents salis par les pouvoirs, s’inverse-t-elle au XXI ème siècle en lumineuse prescription à la greffe de voisins devenus fréquentables. Liste de Schindler d’un genre si spécial qu’il suffit d’un retournement de plus pour comprendre… qu’ils étaient encore ou déjà là, ou leurs cousins éloignés : sur les 5220 patronymes recensés, on trouve des noms tels Castro, Franco, Sampaio ou Soares ! Les juifs savaient depuis des siècles, que Sampaio, par exemple, est une déformation de Saint-Paul, désignant le juif converti… on le savait peut-être encore dans la Péninsule, ou juste un peu mais sans trop vouloir ou pouvoir en savoir. De même pour des noms comme Santamaria et tant d’autres, détournés, contournés.
On se demande donc ce que peuvent penser des citoyens espagnols et portugais d’aujourd’hui qui portent des noms de convertis à la conversion enfouie et se trouvent sur la liste des 5220 : certains vont-ils se sentir juifs ? Se reconvertir ? Auront-ils un grand sentiment de malaise à propos de leur « origine » ? Rageront-ils contre un vieil oubli ou non-dit qui les aurait laissés dans l’ignorance ou bien y verront-ils enfin un éclairage de ces intimes inconforts qu’instille en nous le défaut de transmission générationnelle ?
D’un autre côté, par cette liste, on peut aussi penser que la Péninsule escompte aussi rassurer ses ressortissants du dedans des frontières : eux, justement, juifs, ils ne le sont pas ! Eh quoi, avec le temps, le sang comme on dit, s’est « tellement dilué».
Un élément bien factuel vient donner un drôle de corps à notre questionnement : la discussion autour du nom d’une petite commune de 64 habitants près de Burgos[3]. Elle s’appelait Castrillo en 1035, et changea de nom au milieu du XIIème siècle, après un massacre de plus de 66 juifs par les habitants voisins de Castrojeriz. Ceux-ci forcèrent les autres juifs à se regrouper dans le quartier de Castrillo, qui est alors renommé « Mota de Judios », « Colline des juifs » jusqu’à l’expulsion des juifs d’Espagne à la fin du XVème siècle. Et le nom devint alors « Matajudios », « Tue Juifs », après l’expulsion jusqu’à aujourd’hui. Le maire, Lorenzo Rodriguez Perez, et certains habitants, souhaitent dans une vive controverse reprendre le nom antérieur « Castrillo Mota de Judios »…
Cette initiative partant d’un mouvement honorable veut effacer l’infamie, mais elle effacerait du même coup l’Histoire. On voit ici une illustration de ce qui ne cesse pas, chaîne de retournements portant sur ce que représente « le juif » en ces contrées. Dénommer, renommer, recommencer, n’est-ce pas le symptôme, qu’un autre travail reste en suspens, qui se trouve du côté d’un partage actif de la souvenance ?
Chez ces habitants, les traces qui restent ne doivent pas être faciles à dégager, car celles-ci, au-delà des bons et sincères sentiments, ne peuvent qu’être nouées à des conflits anciens de fidélités et compromis vitaux, alliances confuses et brouillage des identifications de chacun dans chaque famille. Il y a bien, en France, des Places des fusillés et des déportés, et un Mont-Valérien pour dire les ambivalences des populations. Dans ce registre nous n’avons pas eu connaissance d’un grand mouvement qui par exemple, à l’issue de concertations, donnerait des noms de places et d’avenues dans les grandes villes péninsulaires à des figures juives et ou marranes éminentes dont les œuvres ont traversé les siècles. Nous en évoquerons quelques unes plus loin. Et pourquoi pas un Hameau ou une Rambla des Marranes ?
Obscurs objets de désir
De ces retournements en tout genre pour sauver la face au propre pour les uns, au figuré pour d’autres, le présent exhibe combien l’affaire est dans le vif. Avec ce qui revient au jour, ces « futurs » revenants, « Judios ! », « Marranos ! » ne sont plus des mots de mépris. De sorte que ce qui apparaît là encore est bien ceci : le phénomène marrane est loin de se réduire à un épisode clos de l’Histoire judéo-ibérique médiévale et post-médiévale, à une chimère religieuse, ou à un « cas particulier » de formation identitaire hybride avec folklore et rituels étudiés dans les académies comme reliques de temps révolus.
La marranité comme contre-culture intégrée, opérante et vivace, la marranité comme art du retournement et du jeu des tensions, des alias à plusieurs entrées voire de la plaisanterie, dont on peut suivre la piste[4] plus au Nord en Europe, dans le Bassin méditerranéen et le Nouveau Monde, semble bien ressurgie ici-même comme en retour au point de départ. Sur les terres où émergea sa forme archaïque, le marranisme qui fut la réaction première et clandestine de survie dans la persécution.
Resurgie, mais au sens du retour du et des refoulés. Où viendrait se rejouer un événement traumatique à l’occasion d’événements nouveaux. Car le trauma n’atteignit pas seulement les juifs expulsés. L’événement a concerné aussi la population sur place, qui ne croisait plus ses voisins, ses fournisseurs, ses conseillers ou ses médecins. La Péninsule peine à trouver l’entrée pour élaborer ce qui lui est aussi arrivé, l’expulsion a bel et bien opéré en elle une amputation, comme dans chaque pays qui fit et vit partir ses juifs. Et vient un retour moderne faisant effet de répétition – qui de surcroît ramène indirectement des éléments rejetés.. ainsi des contre-coups des chutes des dictatures verrouillantes, l’effet de frappe de l’ouverture avec la Movida, le développement accéléré et le suréquipement, l’adhésion à l’Europe à laquelle la Péninsule s’est arrimée et amalgamée.
Et si les éléments non travaillés se répètent : de même qu’il y eut à un moment de l’Histoire les « nuevos cristianos », on se demande – non sans ironie, si la Pénisule n’est pas en train de se fabriquer des « nuevos nacionales »…
Certes on pourrait se réjouir d’une ouverture pour l’Espagne et le Portugal où cette loi a réuni quasi-unanimement les partis politiques, un député y a même souhaité la « bienvenue » à ceux qui pourraient revenir. Mais la lettre autant que l’esprit y suscitent davantage notre perplexité que notre souscription entière, comme nous l’exprimons au fil de ces pages.
L’inattendu et la densité de la nouvelle actualise et justifie d’un coup le travail de réflexion pour le présent que nous avons engagé voici des années, et qui a préludé à la création de notre revue temps marranes dès 2005. C’est pourquoi à la demande de lecteurs et amis qui nous accordent légitimité, nous proposons nos premiers commentaires dans ce numéro.
Découvreurs et conquérants
Pour un regard extérieur, non-impliqué, le texte est un exemple de sobriété et concision, il n’en va pas de même pour un lecteur plus averti.
Ce que ne fait pas l’Espagne, le Portugal de son côté s’y est efforcé avec un exposé des motifs. Un rabbin brésilien vivant à New York a découvert le pays de ses ancêtres et s’y est attaché. C’est à son récit que s’adosse la préparation de la loi. Lucian Lopes en s’accrochant, a réussi à convaincre des personnages politiques que sa famille, ses deux filles, rêvaient d’un retour ! L’introduction à la loi est majoritairement basée sur ses extensives déclarations enthousiastes. Il assure par exemple qu’il connaît « au moins cinquante personnes » partantes comme son « cousin en Israël », affirme que les juifs portugais ont gardé la « nostalgie » de leur séjour lusitanien. Il ajoute qu’il n’y a pas eu d’antisémitisme au Portugal ! M. Lopes invite à regarder vers le « futur » puisque sur le passé on ne peut rien… On s’interroge sur la représentativité du rabbin chez les juifs séfarades de par le monde et notamment chez ceux de la Méditerranée. On reste ébahi qu’un Etat comme le Portugal avance en liminaire d’une telle loi ce témoignage en fait de caution. Circuit court s’il en est, fonder cette loi sur l’aval d’une supposée autorité, clôture tout contentieux et de ce fait signe la « paix » avec les juifs !
En Espagne l’exposé des motifs s’attarde sur la fabrication d’une « théorie des liens » qui auraient perduré chez les descendants des juifs, éléments de langages, traditions culinaires ou musiques. Elle énumère quelques interventions conduites par ses diplomates pendant le nazisme en vue de protéger des Séfarades (Maroc) ou en sauver (Hongrie, Grèce…).
Chacun, soit dit en passant, reconnaît l’action du consul du Portugal à Bordeaux et les facilitations d’embarquement vers l’Amérique que les juifs sefarad ou non ont trouvées à Lisbonne.
L’évocation n’est pas dénuée d’une touche subtile de ce qui reste d’un sentiment de puissance et de gloire anciennes en particulier dans le texte espagnol. Avec le terme «liens » on se serait attendu au maintien de contacts humains, à des correspondances, voire à des échanges vivants. Il n’en est rien. C’est comme si on venait de montrer qu’il pouvait exister des « liens » sans qu’il y ait relation.
Les conditions d’obtention de la nationalité sont surtout dans le texte espagnol alignées dans le moindre détail, de sorte qu’il n’y soit rien laissé à l’imprévu d’une jurisprudence ultérieure. Aussi le lecteur un peu sensible éprouve-t-il une impression de déjà vu : il y retrouve la précision glaciale, sans appel, des instructions et minutes des tribunaux de l’Inquisition, dans une surprenante conjonction contemporaine entre rigueur dominicaine et casuistique jésuite. C’est objectif : neutralité intrinsèque aux textes de lois ? Voire. Dans la Déclaration universelle des Droits de l’Homme de 1948 chacun peut lire combien l’Humanité peut faire référence dans le cadre législateur mondial. En voici un exemple qui aurait pu figurer mot pour mot dans les attendus du texte local dont nous parlons :
« Considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde.
Considérant que la méconnaissance et le mépris des droits de l’homme ont conduit à des actes de barbarie qui révoltent la conscience de l’humanité et que l’avènement d’un monde où les êtres humains seront libres de parler et de croire, libérés de la terreur et de la misère, a été proclamé comme la plus haute aspiration de l’homme. »
Le Portugal évoque, très vite, le massacre des juifs à Lisbonne en 1506, cela ne va pas plus loin et s’inscrit en faux face aux dires du rabbin Lopes sur l’absence d’antisémitisme, on pourra toujours gloser sur le néologisme, mais… L’Espagne quant à elle ne fait aucune référence aux atteintes à la dignité et actes de barbarie commis sur son sol. On ne trouve pas dans ces textes ce qui pourrait indiquer la moindre empathie envers ceux qui durent partir en laissant tout derrière eux.
Plus sidérant encore : nulle part n’est mentionnée l’Inquisition ! C’est écrit et amené de telle manière, avec une telle entrée sur les conditions de mise en œuvre, que le lecteur ne s’aperçoit pas tout de suite de cet autre court-circuit, pirouette, ou censure délibérée.
L’ancienneté des actes et paroles inquisitoriales de haine absolue perpétrés sous les ordres des souverains, dispense-t-elle d’une évocation minimale des dols et souffrances infligés ? De ces vies brisées, les rédacteurs semblent dénués de toute notion, plaçant les pays comme donateurs non concernés parleur propre passé, auto-centrés, à deux doigts de susciter chez le lecteur l’impression que pour eux les victimes passées ne sont qu’une abstraction. On hésite entre la suspicion d’autisme et l’hypothèse que l’affaire relève pour eux de l’irreprésentable.
Malaises dans les mémoires
Après la stupéfaction nous viendrait l’idée de réparation. Mais non : Jugerait-on suffisantes les excuses d’un ministre portugais voici quelques années ou l’amicale visite de roi d’Espagne à une synagogue de Los Angeles en 1987, ou sa marque de remords national en 1992 au moment de l’Exposition universelle de Séville ? Actes et paroles qui certes honorent Juan Carlos. Il demeure que ce texte de loi n’évoque pas la réparation.
On pense alors au rachat. L’énumération des bonnes actions en faveur de juifs en allant chercher dans le détail, semble exprimer qu’ils voudraient s’accorder eux-mêmes rachat et rédemption. Ainsi les législateurs éludent la forme pronominale se racheter, au profit d’une forme active et transitive, acheter les juifs avec une monnaie papier d’identité.
Étonnant déséquilibre mémoriel. Les paroles du rabbin sont une aubaine, c’est un juif qui le dit, les Séfarades nourriraient encore une « nostalgie » envers la Péninsule. Pour un petit nombre peut-être ? Ce que les rédacteurs suggèrent assez benoîtement, à savoir que les juifs séfarades de par le monde « n’attendaient que ça », dérive d’une information sélective et restrictive ! Si comme l’évoque le rabbin Lopes, des familles juives en Afrique du Nord avaient transmis, nous précisons, aux fils aînés successifs, la clef d’une maison en Péninsule ibérique dont plus personne ne savait l’adresse, c’est surtout, insistons-nous, pour montrer que les ancêtres humiliés avaient su sauvegarder un peu de dignité : on n’avait pas laissé et la maison et la clef, que les spoliateurs aient du fil à retordre pour briser la serrure et s’installer chez nous! Il n’y a pas là-dedans que de la « nostalgie ».
Ils conservent des restes de judéo-espagnol, des chants ou des recettes de cuisine ? Soyons sérieux, la cuisine est à peu près la même dans le Bassin méditerranéen. Les clefs, chants et bribes parlées que les rédacteurs veulent voir comme l’expression de fidélité à un eldorado ancestral mythifié, témoignent bien plutôt de l’attachement à une triste histoire familiale transmise, mémoire symbolique, immatérielle, ce à rapprocher de ce que dans leurs exils les juifs emportaient dans la mesure du possible, les rouleaux de la Tora. Là, dans nombre de cas ces derniers avaient été brûlés dans les autodafés. C’est bien plutôt de cela que se fonde ce qu’on appelle souffrance du passé, nostalgie. Au reste, les ancêtres ont transmis à leurs enfants qu’au fond de la douleur, le dénuement et la colère, souvent sur les bateaux, ils avaient en partant maudit Séfarad. Comment faire avec des traces si divergentes ? Le renvoi des juifs aurait-il clivé à ce point le législateur ibérique ? Souvenirs désajustés, certes la mémoire fait ses tris, mais les documents existent et les législateurs peuvent y aller voir. Plutôt que d’une neutralité législative, ne parlerait-on donc pas de subjectivités barrées ou d’une amnésie collective ? Les temps ici sont bien disjoints dans une fracture irréductible.
D’étranges considérations nationales
Par delà les nombreuses discordes historiques entre les juifs de Séfarad et les deux pays qui les ont conduits à les maudire, escamotées ou tues dans ce projet de loi, la redécouverte féconde, vivante du lien entre la Peninsule et les juifs contemporains y passe presque exclusivement par le canal de l’idée nationale, du partage et de l’offre de nationalité.
Il est vrai que Gérone a été classée au Patrimoine mondial et qu’à côté de sa cathédrale, le quartier juif, le call, désormais bien restauré, en est un élément majeur. Le tourisme andalou en porte aussi fortement la marque et ce d’une manière plus mercantile puisque le quartier juif de Cordoue a été largement accaparé par des fonds privés qui en ont fait un hôtel de luxe introduisant ainsi une mémoire de façades à proprement parler. Et de surcroît au-delà de ladite mémoire des descendants d’exilés, voici que le monde s’invite et vient ramener des pans de mémoire commune. Du «juif » s’est donc installé très notoirement au-travers d’une industrie non négligeable et porteuse de rayonnement.
Ces réhabilitations et ces remises en scène des juderias et des calls sont parfois touchantes de mélancolie et inspirent ça et là un sincère sentiment de l’absence et du manque. Mais elles restent les témoignages d’un antique passé du royaume d’Espagne, avant l’heure de l’ivresse nationaliste des rois catholiques, avant l’heure de l’obsession de l’homogénéité religieuse.
Or, ce qui importe en définitive dans le projet de loi, ce qui y est scrupuleusement souligné et affirmé, c’est bien le principe de re-nationalisation des sefardi, l’invitation au retour dans la maison-mère. Ce n’est pas là œuvre d’historien !
Cet appel « national » est donc pour le moins troublant. Car si l’on avait voulu honnêtement célébrer le temps médiéval d’avant la persécution, d’avant l’installation sur les Terres d’Espagne puis du Portugal, de l’Inquisition, il n’était pas logique d’inscrire ce mouvement dans la seule perspective nationale. On peut parler très longtemps de Maïmonide – dont l’œuvre n’a rien à envier à celles d’un Augustin d’Hippone ou d’un Thomas d’Aquin – et de la riche tradition cabbaliste espagnole qui culmine dans les œuvres du cercle de Louria et de sa postérité de Safed, on peut aussi travailler l’énorme matériau historique du marranisme ibérique et les innombrables cheminements que ce dernier a produit, cela n’ouvre aucunement les portes de l’identité nationale. Qui plus est, si on aborde la cohabitation des trois monothéismes dans le Moyen Age espagnol, on ne saurait l’envisager sous l’angle de la nation. L’Espagne jusqu’à la reconquête de Grenade en 1492, fut pendant des siècles un pays « bi-national » avec les royaumes chrétiens du Nord et les califats musulmans du Sud.
Du reste, sous cet éclairage, on peut se demander pourquoi l’offre faite aux juifs séfarades n’est pas symétriquement adressée aux musulmans et aux morisques qui furent en masse chassés d’Andalousie et de Valence au début du 17e. siècle
Nous sommes en 2014. L’idée de nation ne va plus de soi, et encore moins celle d’identité nationale. En Europe, les nations se sont engagées depuis la seconde guerre mondiale sur la voie de la construction européenne. Que cette dernière soit elle-même mal en point et peine à trouver un second souffle, ne change rien à ce constat : personne en Europe ne voit plus ses voisins en étrangers et encore moins en ennemis. Cela suffit à déconstruire dans ses fondements la force de l’idée nationale. L’Europe ne manque pas de passé, elle chancelle davantage sur son avenir.
Qui peut imaginer que la Russie, la Pologne, la Moldavie , les pays baltes ou l’Ukraine, vont de concert proposer aux juifs survivants de l’ancien Yiddishland de retrouver leur ancienne condition nationale. Les populations de l’ancienne U.R.S.S. sont encore focalisées sur les souffrances endurées sous les Soviets et semblent encore loin de se questionner sur les incidences directes ou indirectes des pogroms tsaristes sur leur propre histoire au présent. Seuls des écrivains comme Philip Roth se sont amusés à concevoir une yeridah d’Israël vers les territoires de la résidence juive est-européenne d’avant la Shoah et les déportations staliniennes.
Regardons les choses en face : l’actualité de la crise ukrainienne ne fait nullement écho à une résurrection du Yiddishland, et pas davantage à une nation européenne précise qui aurait inspiré le mouvement insurrectionnel de Maidan. C’est l’idée vague et prometteuse d’un ralliement à l’ensemble européen qui a déclenché les émeutes de Kiev. L’idée nationale, en revanche, semble plus liée à la realpolitik cynique et violente de la Russie poutinienne.
Dans l’idée de civilisation européenne métanationale, davantage nourrie par une culture de la contrariété et de l’inquiétude, de nombreux déterminants culturels, historiques et politiques jouent, et sans doute aussi, bien sûr, une dimension juive, par toutes sortes de facteurs : les réseaux diasporiques, les échanges économiques mondialisés, le rôle important de l’intelligentsia juive européenne dans la construction de la modernité et même de nos jours le dépassement du clivage des identités ashkénazes et séfarades. On a en revanche beaucoup de peine à trouver dans le judaïsme européen[5] une célébration de l’idée nationale, une exaltation de la grandeur et de la gloire de la Nation. Henrich Heine parle d’entrée dans la culture européenne et non dans la culture germanique.
Mais alors, si du côté de l’Europe orientale, la question des anciens habitants ashkénazes et du renouveau du yiddish est loin d’être prioritaire, sinon sous une forme négative, par les rémanences de certains courants antisémites de l’Eglise orthodoxe, de quoi la proposition hispano-portugaise est-elle porteuse ?
Parle avec elle
La question se repose : un dialogue ouvert déplié et sincère, a-t-il eu lieu entre la Péninsule et les juifs séfarades, sur ce qui est arrivé aux deux parties? Pour le moment la réponse est non. On devine une muette réticence à l’engager si on s’en tient aux textes promulgués, et ce ne sont pas les dires « positifs » du rabbin qui nous convaincraient du contraire.
Certes les faits sont anciens et les coupables sont morts, aussi ce à quoi nous pensons ne saurait se calquer sur le travail engagé en Allemagne après le nazisme, bien que celui-ci ait bien puisé certains de ses modèles et procédures à la « créativité » inquisitoriale. Cinq siècles ont passé, existe-t-il en Péninsule, le désir et la possibilité après les conversions contraintes, d’engager une conversation libre ? Autrement dit d’inventer comment enfin se re-connaître ? Pour preuve, nous ne sommes pas opposés à l’idée d’y prendre notre part pour peu que des personnes se présentent avec une parole vivante en-deça et au-delà de la question des papiers[6].
Laissons de côté les grincheuses considérations sur l’état actuel de l’Espagne, son chômage massif, ses crises régionalistes dominées par le séparatisme catalan, les ennuis de succession de Juan Carlos, pour mettre en relief deux données qui semblent fondamentalement en contradiction avec la bienveillante « loi de retour » des séfarades :
Du point de vue religieux, les pressions de l’épiscopat espagnol pour obtenir la béatification d’Isabelle la Catholique, premier pas vers sa canonisation. Ainsi l’archevêque de Grenade, Javier Martinez a-t-il salué, dans une homélie,[7] la reine de Castille comme « s’étant distinguée par sa grandeur humaine dans une période de troubles et de violence ». Du côté civil, les pressions du gouvernement espagnol du PP contre l’avortement et l’enseignement obligatoire du catéchisme.
Ainsi une loi très réactionnaire sur les conditions légales de l’avortement a-t-elle passé le premier « cut » aux Cortès, le 12 février de cette année et la loi Wert[8] a rendu obligatoire l’enseignement religieux dans l’école publique. Le catéchisme est une matière indispensable pour passer le baccalauréat et pour intégrer un corpus universitaire.
Il semble d’ailleurs que, concernant ce dernier aspect comme de celui de la canonisation d’Isabel, les dirigeants n’aient pas pris la mesure de ceci : si les juifs reviennent en nombre pourquoi tarderaient-ils à faire jouer à plein leur citoyenneté et leur idée du politique ? Nul doute qu’ils ne tarderaient pas à s’élever et militer vivement contre ces deux points au nom d’un débat démocratique.
Ces deux aspects civique et religieux noués n’éclairent donc pas la « loi du retour » sous un jour franc et clair.
Ainsi, ni sous l’angle de la mémoire historique dont les aspects les plus corrosifs et hostiles au judaïsme ont été suspendus ou ignorés, ni du côté politique de la question nationale et européenne, qui mérite un autre approfondissement que la cession « patronymique » d’une nouvelle nationalité, ni encore sous le jour de l’environnement civico-religieux de la droite espagnole, le recouvrement d’une citoyenneté espagnole (ou portugaise) par les lointains descendants des juifs ibériques ne va de soi. A moins que…
C.C. et P.P.
Remerciements
Pour les avis éclairés, apports en documentation, information, ainsi que pour les traductions de textes à : Jean-Paul Karsenty, Michel Pérez, Alain Laraby, Jacques Moustrou, Vittoria Leitao, Pierre et Noëlle Combet, Patrice Gaudineau, Alain Julienne.
[1] Document public du Portugal : Loi n° 43/2013 (Diário da República, 1.ª série — N.º 126 — 3 de julho de 2013) . Article en accès libre trouvé sur le site de la revue Renascença (22-04-2013 11:32 por Filipe d’Avillez « Nova lei faz as pazes com judeus expulsos de Portugal »).
[2] Document public du Ministere de la Justice de l’Espagne ; Projet de Loi
[3] Source : http://www.fait-religieux.com/
[4] « Sur la piste des Marranes – De Sefarad à Seattle » de Claude Corman, Editions du Passant, 2000.
[5] Temps Marranes numéro hors série septembre 2012 « Notes sur l’assimilation » ; Claude Corman et Paule Pérez : http://www.temps-marranes.info/article21hors serie
[6] Et bien que nous n’ayons aucun besoin des nationalités, espagnoles et portugaises, auxquelles certains d’entre nous auraient droit.
[7] Le 28 novembre 2009
[8] Du nom du ministre de l’Education nationale du gouvernement Rajoy.
Editorial
Paule Pérez
Les Fantômes de Vienne
Claude Corman
Editorial
Surveiller l’ennui ?
Claude Corman
Vouloir la performance sans la formance ruine tout monde commun désirable !
Jean-Paul Karsenty
« L’Equivalence des catastrophes. Philosopher après Fukushima » selon Jean-Luc Nancy
Noëlle Combet
Considérations sur les NACO et la politique du médicament
Claude Corman
Exposition sculptures : Grimoires
Christiane Rousset
Ce que nous savons des Marranes de Belmonte
Max Arian
Diptyque sinologues
1- Sigmund Freud et la psychanalyse avec François Jullien en passant par la Chine
2- « Un paradigme » avec Jean-François Billeter
Noëlle Combet
Les mésaventures post mortem d’Euclide
Christian Velpry
L’hospitalité au coeur de la cure
Véronique Ménéghini
La psychanalyse est-elle une histoire juive?
Roland Meyer
Revivre l’appris (sur Poincaré)
Alain Laraby
Le yiddish comme un Golem
Jean-Louis Mousset
Notes sur l’assimilation
Claude Corman et Paule Pérez
A propos de Walter Benjamin,
Brève illustration de l’échec de la diaspora?
Claude Corman
Claude Corman et Paule Pérez
Prologue
Tenter une mise en regard des » assimilations » juives en Europe et en Afrique du Nord expose à de nombreux risques comme celui de voir l’aspiration historique par les cultures et les politiques dominantes, ici des nations européennes, là des pays arabes, annexer ou marginaliser l’histoire spécifique des communautés juives ou celui de faire resurgir des polémiques entre ashkénazes et séfarades sur la tragédie centrale de la Shoah et l’excellence » intellectuelle » des uns et des autres, d’un point de vue étroitement » occidental » .
Mais plus encore que le risque elliptique ou tronqué de la symétrisation, une telle mise en regard ne nous paraît pertinente qu’en regardant ce qui nous fait désormais face et qui concerne l’histoire juive contemporaine au sens très large. De sorte que ce qui nous intéresse dans le passé » assimilé » des juifs en Europe et dans l’aire turco-arabe est aussi, et prioritairement, ce qui pourrait inspirer un judaïsme à nouveau brassé par le monde et ouvert sur lui, au sens formulé par Montaigne dans ces termes » pour frotter et limer sa cervelle contre celle d’autruy « .
De plus, ces » assimilations » à l’Europe pour les uns et au monde ottoman et arabo-musulman, pour les autres, quoique dissemblables, se sont, on le sait, en grande partie brisées que ce soit là par la volonté d’extermination des nazis (et à un moindre degré des staliniens[1]) ou ici par le processus de la décolonisation en Afrique du Nord, la naissance problématique d’Israël au cœur de l’Islam et surtout la guerre des Six jours, trois évènements qui ont successivement précipité le départ des juifs du monde arabo-musulman.
De sorte que notre interrogation porte sur un phénomène qui, tout en étant absent du présent du monde, confronte des restes, imaginaires, mémoriels ou symboliques, à la collision des cultures et à l’accélération vertigineuse des échanges qu’implique désormais la mondialisation ; ce phénomène qu’il n’est pas faux de qualifier de spectral (dans l’acception qu’en propose Marx au début du Manifeste) constitue sans aucun doute un autre pôle du judaïsme contemporain, un judaïsme qui questionnerait non plus son extinction, ou sa persécution, mais la singularité de son apport à la culture européenne et méditerranéenne. Non pas contre, mais à côté du pilier religieux qui n’a jamais cessé d’être au cœur de l’alliance et du pilier politique qui se résume aujourd’hui au poids d’Israël, comme Etat des Juifs du monde entier, comme Etat de repli des juifs en cas d’échec de la diaspora, comme Etat » insulaire « , à l’avenir encore incertain…
Une raison supplémentaire de mettre en regard nos réflexions européennes et nord-africaines (ou méditerranéennes) est livrée par les développements actuels des révolutions arabes et la poussée d’un mouvement salafiste autoritaire, obscurantiste, de type néo-fasciste qui a des visées expansionnistes sur le continent africain, d’autant plus dangereuses que ce dernier est appelé à devenir dans les trente prochaines années le continent le plus peuplé de la planète.
De sorte que s’il était autrefois aisé de délimiter les expériences européennes et orientales des Juifs selon une appartenance majoritairement ashkénaze ou séfarade, on peut considérer aujourd’hui que le salafisme violent, sectaire et haineux qui tend à gouverner une partie des terres d’Islam, en étant d’une certaine manière l’héritier du nazisme européen, a conjoint ces deux histoires! Et il nous apparaît ainsi urgent de re-parcourir ces histoires amputées, parfois anéanties de l’ » assimilation » juive dans les Territoires de la Chrétienté et de l’Islam afin de penser une autre voie commune à l’Europe et à la Méditerranée que celle des nouvelles guerres religieuses qui s’y ébauchent déjà et peuvent déconstruire l’Europe et briser l’élan démocratique africain plus activement, plus rapidement que les crises financières…
Un temps du retour chez soi
Dans l’atmosphère polémique issue de l’insolvabilité du conflit israélo-palestinien, l’apartheid[2] réciproque des deux peuples s’est de bataille en bataille, d’attentats en représailles, imposé face à l’idée de confédération, désormais considérée comme une impasse, une utopie dangereuse ou inaccessible. A la défense d’un Etat juif, d’un Etat fait majoritairement pour les Juifs, correspond logiquement la revendication symétrique d’un Etat palestinien fait majoritairement pour les Palestiniens.
Rien n’est toutefois plus compliqué qu’un apartheid réussi, qu’un divorce à l’amiable. La non-continuité des territoires palestiniens, la création de blocs de colonies israéliennes au-delà de la ligne verte, l’hégémonie du Hamas sur Gaza, les questions de sécurité, de frontières et de souveraineté militaire de l’Etat hébreu sur l’ensemble Israël-Palestine, et le développement régional de pouvoirs issus de la mouvance islamiste sont autant d’obstacles à la création de deux Etats vivant en paix l’un à côté de l’autre.
Du coup, le déséquilibre persistant entre les deux peuples est si radical que seul l’Etat juif paraît en mesure de jouir de la situation de l’apartheid, préalablement consenti par les deux peuples, et il se trouve de la sorte assimilé à un régime néo-colonial interprétant à son unique avantage les problèmes de souveraineté et de frontières. Israël est de fait coupé du reste des Nations aux yeux desquelles la légitimité d’un Etat palestinien n’est plus depuis longtemps discutable. Mais comme Israël est de plus en plus isolé au Proche-Orient, un sentiment prévaut dans le monde juif : ce n’est pas celui que l’Etat hébreu exerce activement un apartheid ou à tout le moins tire seul avantage de la solution bloquée des deux Etats, mais tout au contraire qu’il subit un siège, un enfermement, une mise à part. Au kaddosh antique de la coupure du peuple élu répond aujourd’hui la nouvelle solitude d’Israël.
Le recul des perspectives de paix accroît la perception désenchantée d’une solitude non souhaitée mais vécue comme absolument nécessaire. Et par la durée interminable du conflit, cette » situation » de rupture, de séparation s’est élargie à la taille et a revêtu le sens d’une destinée : « l’Europe nous a menti, le monde arabe ne veut pas la paix, nos concessions nous minent et nous affaiblissent, nous sommes seuls, malgré nos alliés. Et qui plus est, on nous accuse d’être un Etat raciste, un Etat d’apartheid ». Et par analogies, par proximités, par hasardeuses mais sans doute inévitables identifications, voilà que cette solitude ressentie des Juifs d’Israël a gagné de nos jours une fraction importante du judaïsme diasporique. Etre Juif, c’est à nouveau devenu équivalent à être seul, être quoi que l’on fasse un banni de l’état naturel du monde, un non-frère en humanité. Autant s’y résigner et vivre intensément son judaïsme… Au moins, quelques lumières éclaireront-elles les ténèbres les soirs de Chabbat.
Cet état d’esprit s’est instauré comme un courant de fond au cours des dernières années. Pour ce judaïsme diasporique davantage nourri et travaillé aujourd’hui par les menaces qui pèsent sur la survie d’Israël que par les réminiscences du judaïsme exilique d’avant la Shoah en Europe, côté ashkénaze, et, côté séfarade, de la période coloniale avec l’influente présence européenne (surtout française) en Méditerranée, la voie ancienne de l’assimilation est bien plus désormais regardée comme un renoncement, une trahison, une défaite : une soustraction « amenuisante » des composantes juives, une acculturation sans processus reverse. Et pour nombre d’intellectuels israéliens, les juifs restés en Europe ont « baissé leur froc » dans une abdication félonne de leur judaïté. Cela se passe un peu comme s’il fallait choisir entre deux bords : d’un côté sa famille immémoriale, venue des quatre coins du monde rejoindre le foyer, et de l’autre, le monde des peuples avec l’abstraite condition humaine. Cette position est bien, peu à peu, devenue doxa.
L’assimilation ou le clivage, la séparation
Pour certains, l’alternative semble radicale, exclusive et indépassable, comme l’est encore bien davantage la claire définition des termes de l’alternative. Qui se risque à formuler des doutes sur la nature intrinsèque de ces termes en questionne la portée, l’horizon, le devenir, ruine selon eux l’essence inaliénable du peuple juif dont l’injonction biblique de l’élection (et l’histoire vécue de cette élection) a toujours été le point de clivage d’avec le reste des Nations qui composent la majorité de l’humanité. La solitude du Juif reste pour eux l’équation fondamentale du judaïsme, quand bien même Israël, peuple pasteur, espère placer un jour l’humanité globale sous le rayonnement de YHVH, le tétragramme. Cette élection, la plupart du temps comprise par les autres comme une arrogance plutôt que comme une charge, nourrit encore aujourd’hui une partie du discours antisémite occidental du monde chrétien, en identifiant la séparation du juif et du goy (l’humanité des sans-grade ni fonction religieuse) à un insoutenable processus de distinction du pur et de l’impur, et à la reproduction d’un apartheid devenu quasi-ontologique. Pour l’œil antisémite, les Juifs, par le kaddosh[3] de l’élection, de la mise à part, sont les principaux responsables de la haine qui les poursuit. Ce sont eux qui édifient les murs de leur confinement en refusant l’offre paulinienne de la Révélation au monde majoritaire des Païens. Le ghetto juif est leur création, leur vocation, comment pourraient-ils s’étonner de vivre plus tard dans des juiveries, quartiers assignés et villages isolés?
L’antijudaïsme musulman, quant à lui, n’est pas largement théorisé au fil des siècles comme l’antijudaïsme chrétien qui s’est alimenté d’exégèse dans l’effort séculaire programmé de l’Eglise à faire disparaître les signes de « l’ancienne religion » pour lui substituer la « nouvelle ». Cet antijudaïsme chrétien s’est, on le sait, continûment enrichi au fil du temps d’autres figures repoussantes comme celle, méprisable, de l’usurier Shylock ou celle, inquiétante et trouble, de l’apatride, du cosmopolite, de l’hérétique révolutionnaire, avant de rebondir avec la mise en accusation d’Israël comme Etat systématisant la distinction raciste des populations juives et arabes. Ce dernier point ne fait que souligner le choix initial fait par Israël, Etat juif, de la coupure, de la séparation, de la démarcation contenues « métaphysiquement » dans les principes fondamentaux du judaïsme des origines.
Mais du coup, comme les antisémites et les antisionistes ne désarment jamais sur leur vision univoque et partiale de l’apartheid, que ce soit à Durban ou dans les appels au boycott du cinéma, de la littérature ou de la science israéliens qui se multiplient en Europe, une grande proportion de juifs réfléchit cette atmosphère pour le moins hostile comme une invitation croissante à se couper, se circoncire du monde des Goyim, quand ce n’est pas les circoncire des prémices que le fait juif représente – ce qui revient à se définir superlativement comme Juifs.
Et ainsi, le juif « convenable » de notre époque serait celui qui surenchérit dans ses témoignages de fidélité à la Tradition et son attachement inconditionnel à Israël par crainte d’handicaper et de trahir sa judaïté ou de la mettre, en idiot utile, au service des antisémites aux yeux desquels la singularité juive est toujours une infamie, une insulte à l’universalisme dans son acception non-juive, et une menace. Or, si l’antisémite ne crée bien évidemment pas le Juif, c’est tout de même lui qui unifie et rassemble toutes les figures disparates du judaïsme en fantasmant sa radicale et homogène singularité. Unification grotesque et ignorante, parce que si les juifs et le judaïsme ont jusqu’ici survécu, c’est bien parce que le Juif authentique, le Juif achevé ou exemplaire, archétype, n’existe tout simplement pas.
Le Juif se décline toujours au pluriel, dans le nom du peuple et dans le mouvement permanent et chaotique qui lie le peuple, sa religion et son histoire dans le mouvement général des Nations : à Auschwitz, ce n’est pas Yom Kippour ou Pourim que l’on anéantit, mais des fractions très larges du peuple juif que les nazis et leurs hommes de main ont définies selon des critères raciaux validant leur projet d’extermination, des plus visibles et pauvres aux plus assimilés et riches.
Quelle assimilation pour qui?
Les dernières décennies en ont bien bousculé le concept. En Europe, l’horreur de la Shoah en a montré comme on sait la tragique butée, la part illusoire et les redoutables ambivalences, car chez un juif et chez un antisémite c’est pour des raisons opposées qu’elle s’avère chose éminemment paradoxale. Dans le monde ashkénaze, « Qu’ils s’assimilent! » cela pouvait signifier aussi bien : « Que ces gens-là disparaissent, qu’ils soient littéralement digérés! » et donc, partiellement éliminés en déchets, partiellement transformés en nutriments recyclés, dans les sociétés allemande, autrichienne, hongroise…, le corps social assurant cette supposée physiologie. Et pour les populations, cela fut diversement vécu au plan existentiel. Du chrétien au juif dit athée et à l’intellectuel resté juif et exerçant des fonctions académiques voire politiques. Pour les premiers comme pour les seconds, l’assimilation n’est jamais complète et ne peut l’être.
Chacun est d’une manière ou d’une autre rattrapé par les siècles d’histoire, les générations et les fantômes familiaux. Le premier reproche au juif même bien intégré de n’avoir pas réussi à disparaître en faisant oublier sa judaïté, ou alors de s’être fait oublier pour tromper et profiter d’une situation… Les seconds pourront se raconter être assimilés, mais pas longtemps, les circonstances les rappelant à eux-mêmes. Ils feront, d’une manière ou d’une autre dans leur terre natale et celle de leurs pères, l’objet d’un rejet venu de l’extérieur, quand ce n’est pas l’expérience intime d’une transmission irréductible voire une secousse les renvoyant à un exil, à une injonction ou à une différence fondateurs. Et, en effet, peut-on abolir par le volontarisme la transmission millénaire des générations, de part et d’autre? L’Histoire et la psychanalyse ne cessent d’en écrire des versions tragiques, brisées, inouïes. L’assimilation ne peut être que partielle. Mais c’est loin d’être une raison suffisante pour rejeter ce qu’elle représente d’ouverture, de coopération et de dialogue féconds entre les mondes.
Nous avons largement développé dans un précédent article, » Marranité et Lumières « [4] la prodigieuse contribution du judaïsme ashkénaze, de Mendelssohn à Einstein et Arendt, à la culture et à la science européennes, sur une période de près de deux siècles. Le diagnostic sioniste d’échec de la diaspora sur lequel nous revenons plus loin n’est pas loin d’escamoter et parfois d’oublier la part féconde de ce judaïsme » assimilé « . Ici, s’agissant d’Israël, nous voudrions y évoquer aussi la part séfarade, ou en tout cas amorcer l’intégration d’une réflexion sur cette composante dans la combinatoire complexe de l’Etat hébreu. Et comment cela pourrait-il se voir, se formuler et s’agencer dans des repères conceptuels qui sont à la fois semblables et différents, moins occidentaux, sur un contexte non chrétien, ou de biais ? A quelle période remonter dans les calls, mellahs et les haras[5], en « Terres d’islam »? Du fait des modes de diversité spécifiques du judaïsme séfarade, dans l’Empire Ottoman principalement, la question s’avère difficile à « établir » au sens de l’historien, car dans ce monde l’Archive et sa tenue, l’écrit, n’ont pas le même statut et destin qu’en Europe. A un pôle, certains Etats ne permettent pas l’accès aux archives qu’ils peuvent détenir, et quant aux populations elles-mêmes, à l’autre pôle, la conjugaison de leur conditions de vie et de la culture qu’elles ont pu développer ne pouvaient favoriser ni système ni esprit de « conservation muséale »[6]. De par sa démographie, son ethnologie, sa stratification socio-économique, son statut civil et judiciaire, son habitat, dans ses confrontations aux milieux et les ballottements ou maltraitances, le monde juif en terre d’Islam est segmenté voire émietté[7]. Outre le fait d’être « dhimmis », citoyens dits protégés, ce qui induit comme on le sait infériorité et minorité, ce que ces juifs avaient en partage était d’être fidèles à la tradition juive, avec de nombreux rabbins, exégètes, juges, lieux d’études et édifices religieux.
Ces juifs étaient intégrés localement et, si la propriété ou certaines charges[8] leur étaient inaccessibles, ils exerçaient de nombreux métiers au milieu des musulmans, notamment les artisanats et le commerce, dans les souks des médinas. Si les lettrés connaissaient bien l’hébreu, les populations, elles, parlaient les langues du crû, arabe, berbère, turc, et aussi en privé des parlers composés, tels le judéo-espagnol, le ladino, le judéo-arabe[9]. Et même si ces juifs étaient diversement traités, parfois véritablement victimes d’abus au gré des pouvoirs régnants ou des résultats des récoltes, il y eut assimilation. Mais qui de toute évidence ne fut pas émancipatrice[10].
Et cependant, notamment pour les citadins et certaines élites, ces communautés n’étaient pas pour autant complètement coupées de l’Europe, avec laquelle des échanges (commerciaux autant que religieux) sont avérés. Et pour cause, bien qu’étrangement on n’ait pas insisté sur ce que cela impliquait ou préfigurait, c’est d’Europe qu’étaient venus au fil des siècles un nombre significatif de juifs chassés par les chrétiens[11]. S’ils avaient voulu l’oublier, des traces variées le leur remémoraient, à commencer par un nombre important de leurs patronymes voire des toponymes des localités qu’ils avaient peuplées. Ces juifs s’étaient assez bien mélangés avec les populations juives plus anciennes ou « autochtones ».
C’est si nous perdions cela de vue qu’on trouverait étonnante la rapidité d’adaptation ultérieure des juifs « au Progrès » dans leur diversité et, pour une bonne part, au « modernisme », dans le contexte de ce que sera la domination coloniale française. Ce mouvement, cela non plus n’a pas été beaucoup considéré[12], suivit d’assez près celui des juifs d’Europe malgré une situation économique, sociale et industrielle inférieure. Le colonisateur ne s’y est d’ailleurs pas trompé en s’appuyant sur certains groupes juifs vus et désignés comme « européens ». Les juifs y ont gagné manifestement en principal la sortie de la dhimmitude avec son endémique maltraitance et la minorité qui lui est attachée, ainsi que certaines formes d’ostracisme comme celle liée aux droits de propriété.
Ce mouvement s’initia dans le premier tiers du XIXème siècle et se confirma par la suite (notamment pour l’Algérie avec le décret Adolphe Crémieux en 1870). Il eut un accélérateur de poids : l’Alliance israélite universelle (AIU)[13] fondée en France. On peut alléguer que, pour une bonne part d’entre eux, parmi les plus pauvres, cela créa un nouveau phénomène de bascule langagier, culturel et identitaire : cette fois ce fut un passage de l’Orient à l’Occident.
A cette époque, le mouvement sioniste et l’Alliance fonctionnaient en parallèle dans la vie juive, l’Alliance n’étant pas engagée dans le sionisme mais dans la protection et notamment l’instruction française des jeunes juifs, dans des régions où une majorité d’entre eux ne bénéficiaient d’aucune aide élémentaire. Le XX ème siècle a vu ainsi évoluer les juifs méditerranéens, notamment ceux d’Afrique du Nord, dans un mouvement qui fut une massive émancipation avec une forte promotion sociale et l’émergence de nouvelles élites[14]. C’est ainsi qu’en 1900, tandis qu’au Maghreb sous domination française les juifs occidentalisés se tourmentaient jour après jour du sort du capitaine Dreyfus en lisant les journaux français, les religieux constituaient des îlots de résistance à l’ouverture occidentale. Cette image dichotomique illustre deux manières d’être, toutes deux juives.
Ainsi, la question de « l’assimilation » des Séfarades, selon les époques et les lieux – l’espace et le temps – est marquée par diverses stratégies d’adaptation, de traversées langagières et culturelles : départ d’Europe et coupure d’avec son inhospitalière chrétienté, brassage durant plusieurs siècles dans une société turco-arabo-musulmane, mixité sociale plus ou moins prégnante avec l’Europe dans la France coloniale, avec un repli de certains religieux. Diversité ayant forcément constitué une série d’inscriptions mémorielles. On peut déceler dans chacune de ces strates les signes d’une forme de marranité mobilisable sous des formes différentes[15], comme dans un chaînage à la fois discontinu et pourtant dans son fonctionnement, continu.
Et cependant, en connaît-on vraiment autre chose que des idées reçues? A savoir que « les Séfarades » se réduiraient à deux composantes : d’abord, ils n’auraient rien connu de la Shoah. A cet égard l’histoire apporte aujourd’hui les correctifs minimaux qui s’imposaient en citant les juifs qui furent déportés de toutes les zones de la Méditerranée et ceux qui s’engagèrent dans la Résistance. Puis leur judaïsme lui-même, celui qualifié plus d’une fois de déliquescent, de « syncrétisme islamisé » dans une interprétation hâtive et fausse de la position des religieux face au modernisme. Ces juifs ont survécu – parfois grâce à des conduites subtiles d’esquive ou de défausse[16] – et se sont développés en milieu ouvert sans s’y fondre cependant, dans une forme d’intégration originale bien que peu glorieuse et non uniforme qui, au final, garda vivante une tradition, tour de force en milieu relativement ou partiellement réservé mais pas fermé… C’est comme juifs fidèles justement qu’ils s’y sont maintenus au point que, par une ironie de l’inconscient, nombre de ceux originaires d’Espagne ou du Portugal en avaient même conçu au fil des siècles une censure, un oubli ou un déni de leur période de marranisme. Une bonne part s’étaient convaincus que c’est volontairement que leurs ancêtres avaient quitté ces pays, parce qu’ils refusaient d’être marranes, en récusant vivement comme traîtres et réduisant l’appellation de marranes au sens de l’insulte initiale aux « vrais » convertis restés dans la Péninsule ibérique. Or, il ne leur était pas possible de l’affirmer aussi catégoriquement dans tous les cas de figures car un flou demeure sur la provenance exacte de nombre d’entre eux[17]. Ainsi ils furent doublement marranes. Sous cet angle, on peut dire que le marranisme puis un certain marranisme du marranisme ont bien été, dans ce cas de figure, autant de facteurs renforçateurs de fidélité au judaïsme.
Qu’on s’autorise ici comme ligne de fuite une notation adjacente de sociologie empirique. Les juifs d’Afrique du Nord eux-mêmes étaient assez peu conscients du talent si particulier qu’ils avaient déployé à se maintenir. Cette « société » sans trop le savoir était animée d’une sorte d’humour polyglotte et d’une auto-dérision reconnaissable dans le monde juif. Ils ne se prenaient pas au sérieux, ne se pensaient guère comme des éléments de la grande Histoire du monde, tournaient les tragédies en bruyante expansivité, et n’avaient pas beaucoup le sens de la conservation de quelconques traces matérielles, documentaires ou muséales de leur existence puisque, justement, ils ne considéraient pas que tout cela constituait une « culture » au sens occidental du terme. Ils avaient une identité de « gens ordinaires, sans Histoire » et la conviction que leur grandeur était derrière eux. Avec ce fait notable cependant, qu’en dépit de cela, il s’est trouvé dans le temps difficile que fut la Guerre de Six jours, des gens très ordinaires qui n’avaient pas une excellente opinion de leur judaïsme pour sauver les rouleaux de Tora et les livres des nombreuses petites synagogues afin de les mettre à l’abri, geste réflexe ancestral qui révélait là l’indélébilité du souvenir que le viatique premier du juif en partance réside dans ces racines de papier.
Cette société et ses descendants immigrés en Europe ou en Israël – n’a même pas eu besoin d’essuyer la supériorité des Ashkénazes pour se défaire d’une quelconque fierté : de fierté ils n’en avaient pas. Retour et signe d’un refoulé marrane? Quoiqu’il en soit, c’est bien comme juifs qu’ils y ont vécu jusqu’à leur départ définitif au milieu du XX ème siècle. Les derniers (ou presque) en sont partis[18] en effet un peu avant et après la Guerre de Six jours (1967) : c’est bel et bien en tant que juifs convaincus d’une fidélité à Eretz[19] Israël tant nommée aux veillées de Pessah qu’une fois de plus ils sont allés ailleurs dans une pression à quitter leur pays depuis des générations. Tout ceci gagnerait à être revisité dans l’Israël du XXI ème siècle.
Le mouvement sioniste
et l’échec anticipé de la diaspora
Dans le sionisme des origines, on rencontre des socialistes qui veulent faire alliance avec le mouvement communiste internationaliste et des zélateurs de l’idée nationale radicale à l’instar de Jabotinsky, des rénovateurs du judaïsme qui défendent la conception d’un Etat bi-national juif et arabe et une myriade de petits partis religieux qui aimeraient faire de la halakha la loi civile de la jeune nation. Aucune unité n’existe sinon sous la forme de la réaction » unitaire » à la menace ennemie qui peu à peu propulse la force armée à la tête de l’Etat, phénomène historique absolument neuf et sidérant après deux mille ans de néant politique et d’évanouissement de la violence d’Etat. La plupart des sionistes avant Auschwitz ont des liens forts avec la diaspora européenne, et si le sionisme a vocation à dépasser la diaspora juive dans tous les domaines, il ne serait venu à l’idée d’aucun d’entre eux d’imaginer un foyer juif coupé de l’histoire de l’Europe, de l’Amérique, de l’URSS ou du monde arabo-musulman.
Dans un entretien d’Alexandre Adler et de Denis Peschanski sur l’édition récente du journal de Ben Gourion[20], il est dit: » Au cœur du projet (sioniste) de Ben Gourion se trouve la preuve même de l’échec de la Diaspora. Pour lui, ce qui était en cours prouvait qu’un Etat juif était nécessaire pour que les juifs ne soient pas entre les mains de ceux qui les accueillent bon gré mal gré, et qui peuvent donc les accepter ou les persécuter… » En quelque sorte, la Shoah n’a certes pas créé le sionisme, mais elle a » validé » ce que certains voient comme l’échec de la vie en Diaspora, et qu’ils nomment de l’expression plus grossièrement elliptique : l’échec de la Diaspora.
Tout se passe comme si l’émancipation juive n’avait jamais existé et que l’on pouvait en Europe faire l’économie de la prise en compte du poids des rivalités nationales dans la construction et les succès de l’antisémitisme radical de la première moitié du XXe siècle. Or, l’affaire Dreyfus aurait-elle pu éclore avec toute son intensité dramatique si les haines, les rancœurs, les folies nationales n’avaient pas coulé à flots dans l’esprit des peuples allemand et français ? Le parti nazi eut-il pu parvenir au pouvoir si le Traité de Versailles n’avait pas humilié les vaincus de la Grande guerre ?
L’ainsi nommé échec de la Diaspora est tout aussi bien l’échec de la paix européenne. C’est la fécondité des conversations entre Jean Jaurès et Stefan Zweig, Sigmund Freud et Romain Rolland qui fut brisée par l’incorporation nationale des hommes à leurs patries respectives en guerre, telle que la décrit dans sa conclusion terrible de « la Montagne magique », Thomas Mann.
Cette logique et vision de « l’échec de la Diaspora » est réactivée par toutes les violences du Proche-Orient et les relances de boycott de certains universitaires européens. Et elle a fini par promouvoir sinon imposer la dimension traditionaliste, religieuse, » halakhique « , hébraïsante de l’être juif. Après chaque violence antisémite en Diaspora, les appels à l’aliya s’amplifient. Nous voilà donc confrontés à une situation difficile où non seulement le judaïsme est-européen a été presque entièrement détruit par le nazisme (et avec lui la langue hybride du yiddish), mais où il est de plus en plus » salutaire » d’oublier ou de sous-estimer le judaïsme diasporique multiséculaire qui a abouti parallèlement à l’assimilation et à l’extermination. Et peu après, dans la décolonisation, au départ éclaté des juifs du monde arabe (et avec lui la fin du judéo-arabe).
Le judaïsme européen assimilé des derniers siècles, entend-on de nos jours, par une rétrospective qui se voudrait explicative anticipait désastreusement la disparition interne du judaïsme par les mariages mixtes et l’abandon progressif des traditions avant d’être lui-même anéanti par l’ennemi hitlérien et stalinien. Benny Lévy a fait de la coupure avec l’Europe, l’Europe des criminels et des bourreaux, la condition initiale du salut juif, pas même du salut, de la simple existence juive !
Aussi bien, c’est sans grandes réserves ou nuances que l’histoire de l’assimilation a été confondue avec celle de la liquidation brutale ou par étapes de l’être juif européen. Rares sont ceux qui discutent aujourd’hui la profondeur, la densité, la force de transmission de ce judaïsme urbain et cultivé d’avant Auschwitz et 1948, peu ou pas religieux, plus ouvert aux sciences et aux arts de son temps quand il ne participait pas en priorité à leur édification… Judaïsme forcément moins pittoresque et » innocent » que celui des communautés juives villageoises russo-polonaises auxquelles est désormais réservé un traitement nostalgique et positif. Et pas seulement par la littérature d’Isaac Bashevis Singer !
Et comment s’étonner alors que ceux qui entendent se démarquer de cette double référence à la tradition religieuse et à l’Etat d’Israël qui imprime si fortement sa marque sur la conscience juive contemporaine endossent avec un déplaisir plus ou moins marqué les nominations aporétiques qu’au reste parfois ils s’attribuent eux-mêmes, comme juifs non Juifs (avec des orthographes variables et des tirets accessoires), Juifs spinozants, ou judéo-gentils, et commettent fréquemment les gaffes qui les précipitent, indignes et hébétés, dans les terres éclairées par le froid soleil antisémite ?
Comme dans l’opposition du christianisme et du paganisme, des Grecs et des Barbares, l’univers se coupe à nouveau radicalement entre le » eux » et le » nous « [21]. Peu à peu, comme toute eschatologie réglée sur l’heure du dénouement, les masques des faux amis tombent, les sourires hypocrites des alliés temporaires se muent en simagrées et en grimaces, la frontière des uns et des autres brûle sur la scène ardente de l’humanité. Toutes les intensités d’appartenance finissent par produire, quand l’heure est opportune, ces appels à la défection, au retrait, à la séparation d’avec le courant général du monde qui charrie le mal et l’oubli.
Quand un intellectuel de la diaspora rentré au bercail invite tous les juifs européens à se défaire et divorcer de l’Europe, à se défaire du mensonge séduisant de l’Europe, à se dés-apprivoiser de sa rationalité égalitariste et niveleuse, c’est peut-être parce que scintille à nouveau dans son esprit l’éclat de la rédemption messianique. Mais c’est plus sûrement parce que la lumière de Sion, même affaiblie, porte à ses yeux bien au-delà des Lumières européennes qui ont laissé les ténèbres du nazisme et du stalinisme recouvrir le Vieux Continent. Toutefois, un tel appel au retour à la Maison comporte de hauts risques d’autisme et de dégradation du message juif.
Diana Pinto souligne dans son livre » Israël a déménagé » la dangereuse alliance de l’ultra-technologie et de l’ultra-orthodoxie religieuse qui se répand en Israël, phénomène qui fortifie un courant ethno-nationaliste xénophobe et de plus en plus fermé aux autres. La tension entre le Buisson ardent et l’Agora, à ses yeux constitutive de l’universalisme juif et du sionisme originaire, tend de plus en plus à disparaître. Les liens entre l’Europe et Israël sont menacés.
L’auto-suffisance comme perspective ?
Des intellectuels juifs comme Schmuel Trigano soutiennent que le judaïsme comporte en lui tout ce qui fait une civilisation. Nul ne peut nier qu’Israël est riche de tout cela : une culture bouillonnante et qui ne craint aucune subversion, une proportion exceptionnelle d’érudits, un système politique, des artistes brillants, les plus grandes avancées technologiques, une science fondamentale et théorique exceptionnelle, une médecine de pointe et, de surcroît, des savants en matière de Tora, des rabbins prodigieux… Tout cela constituerait de quoi vivre en autarcie, alors que, dans le même temps, peut-être par opposition à leurs voisins, ils se disent décidément occidentaux. Mais cela est-il suffisant pour qu’il soit possible de vivre dans une telle autarcie symbolique? Peut-on parcourir indéfiniment l’orbe Brooklyn-Tel Aviv en sautant littéralement par-dessus le Vieux Continent? Fait renversant comme une chute d’histoire juive, géographiquement, Israël appartient à l’Asie. Peut-être lui est-il plus aisé de faire lien avec le sous-continent indien que de se souvenir qu’à peine une ou deux générations en montant, l’allemand, le polonais, le hongrois, le russe, le français ou l’arabe – et les langues composites qu’Israël a fait disparaître – se causaient en maisons juives[22]?
Le propos n’est pas d’évoquer une quelconque « dette » à l’égard du monde arabe ou de l’Europe, mais bien de traces forcément transmises par les générations. Le peuple juif, avec son lien à la lettre, pourrait-il croire l’oublier ? N’est-on pas ici à deux doigts d’une analogie avec un vieux syndrome psychotique du monde chrétien, à savoir le déni millénaire de la judéité de Jésus?
L’intégration à l’israélienne pourrait-elle y faire disparaitre « l’Europe » par une étrange symétrie avec l’assimilation en Europe qui devait en faire disparaître « le juif », ainsi que l’héritage complexe des Séfarades venus des pays arabo-musulmans – et ainsi après avoir fait disparaître la disparité des langues, et ce qui s’y attache, araser un énorme « immatériau »?
De son côté, Armand Abécassis[23], qui n’est pas réputé pour sa passion des polémiques, s’en prend à l’autisme ravageur d’une caste de rabbins français mal formés, stupidement imperméables à l’immense champ des savoirs profanes et qui provoquent d’énormes problèmes pour les mariages et les conversions. Il conclut ainsi son article : » Contrairement à la philosophie païenne, qui part de l’être pour en déduire la notion de relation, la révélation donne la relation en premier. Aux hommes de se débrouiller ensuite pour la faire perdurer dans l’existence. Voilà ce qu’on devrait garder à l’esprit si on veut éviter que le judaïsme ne se fige dans une supposée identité de l’être juif et ne se dégrade en une forme de paganisme « . Ou en une forme de néo-dogmatisme, dans le renoncement à toute la vitalité du questionnement et du sens de l’altérité qui constitua le Peuple!
Une part des jeunes juifs venus du Maghreb ont été enseignés par des rabbins ashkénazes, en France ou/puis en Israël. Une bonne part ne se sont pas contentés de les enseigner. Ils ont développé un mouvement violemment contempteur du judaïsme de leurs pères, traitant celui-ci d’arriéré, d’ignorant. La survivance et la subsistance du judaïsme séfarade, notamment en Afrique du Nord, dans une sorte de génie propre, aurait-il donc survécu et rejoint le foyer juif pour s’y faire vilipender?
Les Séfarades du Maghreb nourrissaient une certaine allégeance admirative envers les religieux d’Europe, et ils n’ont eu aucune révolte à encaisser la thèse de leur prétendu abâtardissement sous le joug arabo-ottoman. Il est même arrivé à certains de croire qu’ils étaient « en retard de 300 ans sur les juifs européens ». Ils n’avaient pas développé ce qu’on appelle aujourd’hui « l’estime de soi »!
Au reste, abasourdis et sidérés après la guerre par l’horreur absolue des camps et de la solution finale qui détruisit les co-religionnaires européens, ils ont pendant des décennies atténué ou quelque peu minoré leur propre vécu de guerre et le rôle de leurs propres résistants et déportés. Et ainsi, c’est tout récemment que les Juifs de Tunisie ont organisé une commémoration au Mémorial de la Shoah sur la grande rafle de Tunis en décembre 42, en mémoire de ceux qui furent sauvagement fusillés sur place au STO de Bizerte/Tabarka, ceux qui s’engagèrent dans les FFL, ceux qui se mirent à la disposition des émissaires Américains pour préparer le débarquement, et ceux qui furent déportés sans retour. Ne peut-on repérer ici aussi une expression limite et tardive de marranité, confinant à une sorte de discrétion sous des dehors joviaux, à un brouillage de l’histoire, témoignant d’une résistance masquée à tracer sa propre histoire en tant que groupe social, et ce dans un climat de « plaisanterie », une superficialité comme marque de fabrique? Mais la légèreté – voire la blague – n’a-t-elle pas souvent pour matrice, la pesanteur et la profondeur du sentiment d’avoir évité le pire?
Dans le mouvement d’immigration massif des juifs d’Afrique du Nord, arabophones et francophones, dans les années cinquante, partis rejoindre le rêve du retour, et dans les années soixante, pour échapper aux contrecoups des conflits israélo-égyptiens, les forces politiques au pouvoir en Israël, ashkénazes et globalement travaillistes, ont réservé à ces immigrants dans l’Alyia, un accueil souvent méprisant, dont rend compte le film de Yaël Bitton « Les douze enfants du rabbin ». Comment dès lors s’étonner que ces populations aient pu grossir les rangs d’une droite Israélienne dure, là où se sont forcément télescopés et potentialisés le sentiment de rejet, la déception, la honte, ou le déni en eux de la « part arabe », avec l’endoctrinement orthodoxe voire un intégrisme religieux plaqué, exogène à leur héritage générationnel, même le plus traditionnel?
N’ayons pas peur de supposer que cela a pu faire effet de « lavage de cerveau », c’est-à-dire, au bout du compte, de quelque chose ayant à voir avec de la dés-identification. Au lieu d’être valorisée, cette distance inhérente, « sociologique » que nous évoquions a été vue comme un phénomène sans signification ni valeur. Ce qui a été compté « comme rien » ne constituerait-il pas désormais un palimpseste, un matériau susceptible lui aussi de « faire retour »[24]?
Parallèlement à l’arasement organisé des particularismes par la généralisation autoritaire de l’hébreu, il semble s’être produit en soixante ans une certaine unification religieuse, plaçant Jérusalem dans une sorte de position d’autorité centrale de fait. Est-on en train d’assister à une vaticanisation du judaïsme accentuant d’autant la coupure d’avec l’esprit de l’assimilation? L’identité juive « à l’identique » reviendrait-elle donc à une vision paulinienne du judaïsme, dès lors que les particularismes téléologiques de la galiout[25] seraient dépassés ? Et comment le judaïsme, dans sa conception dynamique d’un universalisme apte à tenir compte des particularismes, pourrait-il abolir ses singularités constitutives? Ne serait-ce pas là exactement l’échec du message ? Si cela s’avère, alors oui, Israël déménage.
La faillite des promesses européennes
et la commémoration du Nom juif
Tout au long des deux siècles qui ont suivi l’avènement des Lumières, l’usage politique de la Raison moderne a aspiré l’ensemble du monde occidental avec des modèles universalistes qui n’ont laissé subsister la dimension religieuse qu’à leurs marges. L’affrontement au XX ème siècle des systèmes économiques d’inspiration libérale et marxiste-léniniste a refoulé dans une sorte d’arrière-monde les schémas théologo-politiques anciens. Cette lutte pour l’hégémonie mondiale des philosophies économiques les plus dynamiques a étouffé la question des civilisations et des religions qui les avaient forgées et incarnées. Avant d’être chrétien, musulman ou juif, on était communiste, socialiste humaniste ou libéral. Certes, l’antisémitisme n’était pas mort et se manifestait parfois sous des formes explosives comme pendant l’affaire Dreyfus. Tout comme la colonisation occidentale de l’Afrique et de l’Asie s’adossait à la conviction de la supériorité de la tradition chrétienne européenne sur l’hindouisme, l’animisme ou l’Islam. Néanmoins, ce qui comptait infiniment plus que les spiritualités héritées se concentrait dans le combat des différents courants du socialisme et du libéralisme. Guesde, l’intransigeant, était alors plus convaincant et écouté que Jaurès. Rosa Luxembourg et Trotsky, pourtant d’origine juive, méprisaient les aspirations nationales des Bundistes. Et, comme la lutte des classes avait placé le cœur de la défense du prolétariat en Russie bolchévique, on fit longtemps peu cas du nationalisme russe et de l’orthodoxie : de simples dépouilles de la Sainte Russie tsariste. Les Bundistes se voyaient traités de » sionistes qui avaient le mal de mer « , quand on conférait aux staliniens le prestigieux titre de révolutionnaires internationalistes !
Une fois que les doctrines raciales du nazisme eurent abouti après la prise de pouvoir de Hitler en Allemagne à l’extermination des juifs européens, le juif victime de la folie raciste fut grosso modo identifié à son ennemi radical. Les bourreaux nazis et les juifs gazés et brûlés de la Shoah formèrent un attelage symbolique si intime dans les consciences d’après-guerre que l’ensemble du judaïsme allemand et autrichien qui avait prospéré dans le sillage de Mendelssohn et de la Haskala[26] fut sur le champ abandonné.
L’intensité extrême du crime avait en un rien de temps effacé le souvenir de plusieurs générations de Juifs allemands » assimilés « . Et si la pensée de certains d’entre eux survécut à cette ruine, ce fut plus à la dimension spécifiquement européenne des concepts utilisés qu’à l’empreinte juive dans leurs œuvres qu’elle en fut redevable. Les juifs socialistes connurent pareille destinée avec la révélation tardive des crimes du communisme stalinien. Déjà largement marginalisés comme tenants d’une impossible symbiose entre la tradition juive est-européenne et les principes marxistes de l’universalisme prolétarien, les bundistes s’éteignirent dans le discrédit général qui frappa le marxisme soviétique. L’originalité de leurs aspirations politiques disparut presque complètement des mémoires. Les dictatures nazies et staliniennes avaient ainsi, d’une certaine manière, réussi l’effacement du Nom juif européen.
La place était vide !
Il ne restait plus qu’à pointer la faille monstrueuse de l’expérience politico-culturelle européenne qui avait laissé éclore au sein de sa partie la plus » éclairée » et moderniste la volonté d’extermination des juifs pour que le schisme entre l’humanisme rationnel des Lumières et la monstruosité totalitaire que ce dernier abritait à son insu surgisse dans sa radicalité. Ainsi, cinq siècles après le bannissement par Séfarad, l’Espagne, de ses juifs qui la maudirent, se défaire de l’Europe est donc devenu un appel audible, du moins énonçable pour les juifs contemporains. Ce qui revient à établir une association intelligible entre l’assimilation et la marranité, association péjorative, méprisante.
On admonesta d’ailleurs les naïfs qui s’accrochaient au rêve d’un judaïsme vivant en Europe. Soit vous vivez comme des marranes[27] en Europe, c’est-à-dire, soit l’on vous tolèrera si vous dites le plus grand mal d’Israël, soit vous vivez comme des Juifs en Israël, en revenant à la condition fondamentale de l’être juif qui est de lire et d’étudier les textes saints sur sa Terre donnée par le Bon Dieu.
Or, cet appel à se défaire des « illusions » européennes de la symbiose et de la coexistence de corpus intellectuels ou spirituels contradictoires est loin d’être propre au judaïsme. Si effectivement la contemporanéité de la Shoah et de la naissance de l’Etat d’Israël a ouvert aux juifs, par l’Aliya, la voie de la rupture avec l’Europe, la globalisation économique du monde, sous son aspect de grand Marché rudoyant les peuples et les frontières, a presque partout sonné le réveil des singularités ethnoculturelles et religieuses.
Et chacun peut trouver dans le passé matière à enrichir la discorde d’avec cet Occident des Lumières qui a abusé de ses logiques de domination et de déclassement sous l’auvent de la grande Raison. La traite des Noirs, la colonisation, le pillage des ressources naturelles, l’hégémonisme linguistique ou religieux, …, les prétextes à faire sécession avec l’esprit européen se sont multipliés. Et on peut désormais dire qu’il y a bien plus de » sionistes » dans le monde que de Juifs.
Un marché commun des identités
Malheureusement, quand le bien commun est délaissé, quand la voie de l’humanité est transformée en impasse, et que l’on s’en remet paresseusement au rêve d’un Marché régulateur des identités qui finirait toujours par imposer leur coexistence pacifique et raisonnable, on ajoute une nouvelle dimension au risque de la sécession et de la rupture : celle de la discorde bruyante, dangereuse, amère, compétitive des identités entre elles ! Sans doute parce que le modèle multiculturel qui est étroitement lié à un tel marché commun des identités est lui-même traversé par la cohabitation conflictuelle de cultures qui se chevauchent à la marge, cohabitent en tension et au fond s’opposent dans les coulisses, subissant provisoirement la préséance de celle qui est majoritaire ou puissante mais guettant l’instant du renversement, l’instant de la puissance entière retrouvée. Au mieux, s’agit-il de multiples cultures inoffensives formant la mosaïque d’une République à qui est reconnu le pouvoir de fixer les règles fondamentales du jeu politique, au pire est-ce l’armistice provisoire d’un vaste ensemble de populations hétérogènes contraintes de vivre ensemble dans ces grandes Cités concurrentes comme dans la mondialisation contemporaine.
Mais jamais il n’est question de ce qui, dans chaque culture construite et éprouvée sur un temps infiniment long, a fait droit aux autres, non pas, comme une extension généreuse de son propre génie religieux ou politique, mais bien comme le lieu mal défini mais essentiel où s’est éprouvée par cette déjà longue histoire l’expérience multiple du manque, de la faille, de l’incomplétude, de l’impureté, de la contradiction. Parce que c’est dans ce lieu sans gloire, ce lieu de modestie que se forge non pas l’échange culturel, mais la condition » inconditionnelle » de l’échange, du dialogue.
Le rayonnement d’une culture semble d’autant plus ample et fécond que son ouverture aux autres humains, à tous ces » autres » qui ne résident pas initialement dans sa sphère d’influence naturelle, est inscrite dans son programme, sous la forme de la promesse, du don ou de la conversion. Le don de la Loi aux Hébreux au Sinaï est par extension et croissance secondaire un don de la Loi à l’humanité entière, le Christianisme pense son universalité comme une mission d’évangélisation de l’humanité païenne, l’Islam fait du Djihad un devoir sacré du croyant, et jusque dans les formes profanes du politique, l’expansion d’un modèle politique est-elle associée à la force intrinsèque de son rayonnement, à son génie propre. Ainsi en est-il de la République française qui confère à sa Déclaration des droits de l’homme et du citoyen une vocation universelle ou bien de la matrice marxiste léniniste de la révolution communiste qui s’octroie dès sa conception une exemplarité internationale.
Sans doute, ces expansions, ces croissances, ces prosélytismes, ces assujettissements sont-ils marqués entre eux par une histoire chaotique de conquêtes fulgurantes et de stabilisation des lignes de front, tout comme ils sont secoués de l’intérieur par des courants hérétiques, schismatiques ou révisionnistes. Mais plus le temps passe, plus notre civilisation technique planétaire met en scène par des déplacements exponentiels de personnes et de marchandises les cultures des uns et des autres autant que leurs interfaces et leurs collisions, plus nous devenons les témoins ou les spectateurs de la relativité et de la faiblesse des cultures. Au point que certains en viennent à souhaiter à nouveau leur confrontation ou la définition claire de leur rang et de leur préséance dans l’ordre culturel fantasmatique du monde.
Quant au principe de l’égalité des cultures qui fonde le modèle multiculturel dans sa dimension anthropologique ou même utopique, il est lui-même, à peine né, déjà épuisé par l’érosion et la dégradation générale et accélérée de toutes les cultures dans le grand brassage techno-médiatique contemporain. A un bord, pointe la menace nihiliste de la confusion. A l’autre, l’expansion des cultures sans modestie souffle le venin guerrier de la discorde !
Mais alors, ce lieu de la modestie qui est à sa manière le lieu d’un tsimtsoum interne[28] à toute culture au sein de laquelle a germé et germe nécessairement encore une espérance de reconnaissance par l’humanité globale, comment le nommer, le définir, le comprendre ? Et tout d’abord, cette question serait-elle simplement possible sans penser à la possibilité d’une conversation hospitalière entre les diasporas, sans interroger la fécondité du marranisme et de la marranité, sans revenir sur les promesses et les déroutes de l’assimilation, sans déconstruire une fois pour toutes le nom « horrible » de l’assimilation par laquelle toutes les cultures viendraient les unes à la suite des autres signer l’édit de leur capitulation ?
Le lieu de la modestie
« La clé est perdue, mais il reste le désir de la chercher! », disait Kafka. Dans un sens premier, littéral, ce désir manifesterait sous une forme tardive et crépusculaire l’incapacité humaine à renoncer aux constructions et aux consolations métaphysiques. Face à la rationalité brutale et inhumaine de la bureaucratie comme banalisation extrême et triviale de la Parole et de la techno-science acharnée à dévoiler les multiples strates de l’Etant, la recherche de la clé perdue témoigne encore et toujours de la présence ineffable, enveloppante de l’Etre qui, il y a longtemps, fut révélée, dans sa plénitude. Cette recherche exprime à un degré de plus notre crainte de délaisser une Création dans laquelle l’homme est le partenaire de Dieu, le réparateur de l’œuvre inachevée de Dieu, l’être voué, destiné au tikun olam[29].
Comment respecter et aimer un monde réduit à sa dimension physique, composé au hasard d’atomes et de molécules dont le provisoire assemblage harmonieux ou cohérent laisse deviner le désordre fondamental de tohu-bohu, de brouillon de Dieu? Certes, le divin peut être masqué, la Shekhinah[30] invisible, la Loi contestable, mais en définitive, l’effort des hommes pour maintenir en vie le souffle divin est indispensable non pas à Dieu, non pas en la croyance en Dieu, pas même à la Loi de Dieu, mais à la volonté humaine de chercher la clé. Maintenir la contemporanéité du Sinaï, alors même qu’avec le passage du Temps et des générations la force de la Révélation décline inexorablement, est l’ultime devoir de l’homme pieux, de « l’être juif authentique ». Toutefois, cette volonté d’arracher au passé son intensité lumineuse afin d’en projeter son rayonnement sur la scène actualisée du monde ne va pas sans soucis ni difficultés. La traversée historique, de l’Antiquité vers le monde moderne, de la grande idée monothéiste, ne passe pas sans encombre les multiples tamis de l’histoire. Peu à peu, la clé du Pardes, du jardin d’Eden, du projet divin de la Création s’érode, se rouille, se désagrège jusqu’à ce qu’elle soit presque définitivement perdue à l’aube du XX ème siècle, quand Kafka écrit ses aphorismes. Kafka, un praguois comme le Maharal, le rabbi Loew, qui s’était déjà efforcé quatre siècles plus tôt de contester le pouvoir d’attraction des savoirs profanes chez ses coreligionnaires en intégrant la force de contradiction, de contrariété au cœur du message judaïque. Mais cela faisait déjà longtemps que les tamis de la raison avaient filtré les multiples grains de la révélation monothéiste. L’ésotérisme cabaliste était devenu, dès le haut Moyen Age, la planche de salut de la Tradition. Après l’expulsion des Juifs d’Espagne, la Cabale lourianique progressa dans l’imaginaire juif de la Renaissance dans le même temps que les idées nouvelles de la Renaissance, puis des Lumières atteignirent les communautés juives européennes. Et pour un Moïse Hayim Luzzato guerroyant à Padoue contre les idées philosophiques de son Temps en leur opposant le rempart de la Cabale, Science de la Vérité, nombre de cabalistes lourianiques et de rejetons du messianisme sabatéen adoptèrent les idées révolutionnaires des Lumières et militèrent pour une insurrection contre les anciens régimes monarchiques.
Les concepts cabalistes, les quatre sens de l’Ecriture, les quatre mondes du déploiement de l’En-Sof autant que les méthodes employées comme la guématria, les transferts consonantiques de la merkava ou la dynamique séfirotique, mathématisent le grand récit biblique de la Création et éloignent d’une perception claire, innocente, simple, fervente et univoque du service divin.
Et c’est assez naturellement que l’idéal de l’émancipation s’impose dès le XVIII ème siècle en France et en Allemagne et qu’en moins de cinquante ans la conception mendelssohnienne d’un judaïsme européen banalisé, assimilé, ayant trouvé sa place dans l’univers germanique, a pénétré une fraction importante des populations juives aisées et instruites de l’Europe. Car, faut-il le redire, l’assimilation est secondaire à l’émancipation, elle est une des conséquences de la poussée des Lumières dans l’Europe chrétienne et elle n’aurait pas pu voir le jour sans les progrès politiques de l’incorporation des minorités religieuses et ethniques au grand corps de la Nation et du Reich.
Sortir du ghetto, de la solitude de peuple paria s’impose évidemment comme une formidable délivrance ; ce n’est pas une trahison de la fonction pastorale élective du peuple hébreu, c’est la promesse d’un enrichissement réciproque. Nous sommes très loin de la réactivation moderne de la solitude juive. Il ne viendrait alors à l’idée de personne ou presque de proposer de se défaire de l’Europe. Au contraire ! Il s’agit urgemment d’entrer dans l’Europe ! C’est ce mouvement bipolaire de pénétration juive dans la vie européenne et d’adaptation du monde chrétien européen à cette ouverture marquée par des périodes alternatives d’hospitalité et de rejet que l’on nomme l’assimilation. Aujourd’hui, on regarde ces deux ou trois siècles qui précèdent la Shoah comme des temps de mensonges, de duperies, d’impostures et on projette sur l’assimilation toutes les idées les plus noires que le tragique dénouement totalitaire du XX ème siècle a fait surgir. Comme si la promesse de l’émancipation, une fois anéantie par la victoire électorale du Parti nazi, s’était elle-même liquidée et avait emporté dans sa tombe l’illusoire rêve de l’assimilation et comme si l’assimilation avait été un processus homogène d’acculturation à sens unique instruisant constamment à charge contre les traditions juives.
De nos jours, la techouvah, le retour vers les valeurs juives, relance des idées radicalement opposées à celles de l’émancipation, met l’accent sur la nécessaire solitude d’Israël et sur la vigueur de la religion juive et de ses fêtes. Le retour au judaïsme valorise intellectuellement la parole rabbinique et politiquement le service de l’Etat Juif. Les hybridations conceptuelles, les tensions de savoirs, les mixités conjugales, les fidélités critiques à Israël, les philosophies irréligieuses issues en partie du patrimoine juif européen apparaissent au mieux comme des naïvetés résiduelles, au pire comme d’indignes pactes avec l’Ennemi. Et plus personne ne semble vouloir commenter comme aussi éclairants et en définitive aussi juifs que les lectures talmudiques de Levinas toutes ces œuvres que l’on a déposées dans les rayonnages du temps suspendu de l’exil et de la confrontation féconde des pensées !
Et pourtant, n’avons-nous pas besoin aujourd’hui, plus que jamais, de ces penseurs juifs issus de l’assimilation : Heine, Marx, Freud, Husserl, Zweig, Walter Benjamin, Hannah Arendt, Bergson, Schnitzler, Werner et Gershom Scholem, Gustav Landauer, Martin Buber, Franz Rosenzwzeig, Max Brod, Franz Kafka, George Steiner, Hermann Broch, Joseph Roth, Philip Roth, et de dizaines et dizaines d’autres ?…
De fait, combien de temps peut durer ce rejet, cette assignation à mauvais objet? On peut certes décréter un dénigrement collectif, mais jusqu’à quel point et avec quel résultat, pour quelle métabolisation? Le peuple juif, de la mémoire, du Zakhor, ne peut pas ne pas garder la trace de son émancipation-assimilation en Europe et en Méditerranée, quelque soit le volontarisme idéologique ambiant et le poids du politico-religieux à un temps t. En 1992 avec l’Exposition de Séville, on se souvenait de la fécondité de la coopération des monothéismes au Moyen-Age, même si certains refusaient de l’idéaliser comme l' »Age d’or andalou ». Réduire et assigner l’assimilation et l’émancipation à une qualification unique, celle de « l’échec de la diaspora », est une tentative douteuse, ignorante des capacités de la mémoire générationnelle à ressurgir aléatoirement et dans l’inattendu, et à « demander reconnaissance ». La seule inconnue ici est le temps que mettront ces éléments décriés, poubellisés, à reprendre leur place dans un environnement. Il y aurait à prendre garde à ce que cela ne constitue pas pour les générations futures une sorte de nouveau process de marranisation, renvoyant certains Israéliens à taire par une auto-censure de politiquement correct leur intérêt pour ce dont le mouvement fut porteur, y compris pour Israël.
N’est-ce pas cela aussi, ce labyrinthe de pensées désajustées, préoccupées par des objets très différents, soutenues par des styles et des engagements aux saisissants contrastes qui créent cette possibilité de distance, de retrait, d’ironie, qui est la condition de l’ouverture aux autres ? N’est-ce pas tout cela aussi, ces morceaux pulvérisés de science et de pensée qui forge cet antidote à la suffisance, à l’autosuffisance que nous avons appelé plus haut la modestie ?
CC et PP
[1] L’épisode de la République socialiste autonome du Birobidjan ne pouvant pas effacer l’ensemble des exactions commises par le pouvoir soviétique contre les minorités juives de l’ancienne zone de résidence des juifs sous le tsarisme, avec la claire volonté de russifier ces zones et d’en effacer la mémoire des anciens habitants.
[2] Le terme apartheid nous est venu en son sens premier de séparation radicale, partition, comme entre Inde et Pakistan en 1947. Le mot renvoie il est vrai presque automatiquement à l’ancienne partition raciale et donc raciste de l’Afrique du Sud. La charge symbolique du vocable est du reste si saturée de ces références raciales qu’il en perd son contenu initial fort: la séparation, le cloisonnement, la partition. Bien que nous ne soyons pas focalisés sur le sens racial associé, après réflexion, nous souhaitons le maintenir. Nous avons plutôt en tête que l’Histoire ici a mis en présence deux peuples séparés, comme face à face devant un mur. Pour l’un, voici un mur qui l’isole au dehors, le tient à distance de ses voisins, lui rend difficile l’accès à des visites familiales, lui signifie qu’il est à la fois craint et indésirable. Pour l’autre, s’ il fut nécessaire pour assurer sa sécurité, ce mur l’isole aussi, le met en quarantaine pas seulement des proches mais de tous les autres peuples alentour dans la région, et non amicaux…chacun ayant son ressenti et sa position subjective en cette situation, sans forcément passer par une connotation raciale. Et chacun de ces ressentis est à entendre, à prendre en compte. C’est en ce sens que nous aimerions être lus, en espérant que chaque bord pourrait ainsi se représenter la part de l’autre bord. Mais bien sûr on peut penser que la part de l’autre relève de l’irreprésentable.
[3] Sacré, sainteté, impliquant la notion de séparé, de mise à part.
[4] Article de Claude Corman, in temps-marranes, N°3 en version papier et N°15, avril 2011, in www.temps-marranes.info – en version électronique.
[5] différents noms des rues et quartiers juifs
[6] Malgré des ouvrages remarquables à divers titres (telle l’oeuvre exceptionnelle de Benjamin Stora, mais aussi celles de Chouraqui, Tapia, Taïeb, Haddad…), il reste une friche de recherche énorme, des chantiers à ouvrir. Il faudrait se mettre dans les pas d’Ibn Khaldoun comme référence ancienne et, parmi les plus récentes, adopter l’approche « transdisciplinaire et comparative » de Marc Bloch en recourant à la diversité de matériaux « artistiques, archéologiques, numismatiques, linguistiques, » etc .
[7] On y trouve Berbères, Espagnols, Portugais, Italiens, Bédouins… Il en va de même pour la plupart des communautés juives de l’Empire ottoman (Salonique, Egypte…).
[8] régaliennes, honorifiques.
[9] en faible proportion l’italien.
[10] En Tunisie et au Maroc, les juifs ont parlé judéo-espagnol, judéo-arabe et arabe jusqu’à l’immédiat après-guerre (années 50/60).
[11] Ceux d’origine probablement portugaise, venus d’Italie au début du XVIII ème siècle, comme ceux venus d’Andalousie avec les Arabes éjectés du dernier califat cordouan tombé en 1610. Ils s’étaient alliés avec nombre de juifs « autochtones » vraisemblablement Berbères dans l’Atlas et peut-être Bédouins au Sud.
[12] et particulièrement pas par les Israéliens chargés d’accueillir les migrants
[13] dont Crémieux était fondateur. Elle se dédia à l’enseignement des programmes de l’école française, mais aussi à une socialisation occidentale pour les garçons et les filles des quartiers pauvres, du cours préparatoire jusqu’au Brevet et dans l’enseignement professionnel. Celle-ci, qui avait commencé à s’installer à Tétouan, arriva rapidement à Tunis couvrant rapidement le Maghreb d’Ouest en Est vers les années 1880. Alors que l’historien des juifs de l’Afrique du Nord présente sur certains points des versions contradictoires, le poids de l’Alliance israélite universelle comme levier principal rallie les commentateurs dans une louangeuse unanimité. (Mais les enseignants de l’institution, tous ou presque ashkénazes, venant secourir les co-religionnaires en difficulté avaient des attitudes diverses, allant de la sollicitude à une certaine condescendance… Mais c’est là un autre aspect que certains ont relevé, tel l’historien Georges Bensoussan dans ses travaux sur « les Juifs en pays arabes, le grand déracinement, 1850-1975 »).
[14] Rappelons, dès 1953, à peine sept décennies après la signature du Protectorat en Tunisie, le retentissement du roman autobiographique et critique d’Albert Memmi, « La statue de sel », qui prenait justement le risque d’aborder la question des identités complexes.
[15] cf notre travail sur la spectralité marrane, in « Contre-culture marrane », hors-série de la revue temps marranes, 2010 (version papier).
[16] On peut évoquer ici des familles juives qui quittaient leurs villages du « bled » pour ne pas s’exposer à refuser leurs filles en mariage à des musulmans dans une stratégie de « sauvegarde » du judaïsme..
[17] On peut admettre que certains venus d’Andalousie musulmane n’avaient pas eu à abjurer le judaïsme mais les mouvements de populations étaient nombreux (l’Andalousie a été diversement et partiellement reconquise, reperdue, etc.). Sachant que nombre d’entre eux sont entrés en Afrique du Nord avec un « vrai-faux » certificat de baptême, l’incertitude demeure donc et avec elle l’hypothèse de leur marranisme.
[18] Notamment de Tunisie (et partiellement du Maroc), dans une situation et un climat comparables à celle des juifs d’Egypte en 1956 lors de l’affaire de Suez.
[19] Terre
[20] L’Arche, n° 637
[21] Deux anecdotes liées à nos cousins respectifs d’Israël peuvent illustrer cela. Claude : Après la sidérante exécution des soldats de Toulouse et de Montauban ainsi que des enfants juifs de l’école Ozar-Hatorah, mes cousins qui habitent Rishon-Le Zion près de Tel-Aviv m’ont adressé un courrier horrifié sur la virée criminelle de Mohammed Merah. Mais, si je comprends bien que l’émotion suscitée par la mort des enfants juifs passe au premier plan de leur indignation, le silence sur les autres victimes de Merah, ces jeunes soldats musulmans exécutés par le djihadiste détraqué, trahit, je crois, l’intensité de la coupure désormais ressentie entre les juifs et les autres. Paule : Autre coupure, ma cousine de Tel Aviv venue me retrouver à quarante ans de distance, au décès de son père, cherchait, disait-elle, à renouer avec nos études classiques communes dans les Lycées français en Tunisie. Lorsque j’évoquais en incidente que nous avions beaucoup perdu de l’arabe parlé par les parents et grands-parents et appris à lire et à écrire chaque matin en classes primaires (elle avait donc appris à lire l’arabe avant l’hébreu), elle soutint mordicus: « Toi peut-être pas moi! ». Pourtant, nous avions été assises sur le même banc du cours préparatoire au BEPC!
[22] On songe ici aux films de Nurit Aviv, notamment à son film « Mi safa le safa » (en particulier, « D’une langue à l’autre »).
[23] l’Arche n°637
[24] On a vu se créer assez récemment des petites éditions pour ressortir de l’oubli et de la friche le matériau séfarade.
[25] L’exil historique, mais aussi comme épreuve spirituelle du peuple juif.
[26] Le courant des Lumières juives.
[27] Il faut noter que le terme de marrane a recouvré – non pas de la part des chrétiens – en Israël et auprès des juifs pieux sa teneur insultante d’origine.
[28] retrait, comme lorsque Dieu, selon la mystique juive, se retire pour créer le monde afin de lui faire place.
[29] réparation du monde
[30] présence perceptible de Dieu