Congrès international des écrivains, pour la défense de la Culture.
Paris du 21 au 25 Juin 1935.
A l’exception de Julien Benda,
tous les écrivains occidentaux présents (Guéhenno, Gide, Malraux, Nizan…)
imaginent et saluent la naissance d’une
nouvelle littérature en URSS.
Pour Benda, il y a cependant une
différence radicale entre la conception occidentale de l’art littéraire et la conception
communiste. La première est l’héritière d’une longue et disparate tradition qui
intègre à des degrés variables la philosophie grecque, la théologie chrétienne,
les jésuites, l’université, l’humanisme européen, elle en est comme
l’élargissement et l’approfondissement. Cette littérature, au sens large, puisqu’elle
implique de nombreuses œuvres de l’esprit, du roman à l’essai, de la poésie au
théâtre, n’est pas le reflet de l’activité économique des hommes, elle en est
même radicalement indépendante et cette liberté de création situe l’art
occidental en opposition à l’art communiste qui doit servir l’objectif
révolutionnaire du prolétariat et liquider le formalisme esthétique bourgeois.
En Juin 1935, toutefois, et malgré
quelques réserves liées au poids de la bureaucratie bolchevique dans
l’expérience révolutionnaire russe, cette opposition d’essence entre la culture
occidentale et la culture communiste passe au second plan derrière l’urgence du
combat antifasciste et antinationaliste. Stefan Zweig, dans son Monde
d’hier, écrit quelques années après ce Congrès, placera la folie
nationaliste au cœur des Ténèbres qui recouvrent l’Europe. Le communisme
soviétique est alors encore un allié, un puissant allié contre la Terreur
hitlérienne.
Guehenno, dans sa réponse à Benda réfute la coupure entre la culture humaniste occidentale et la culture marxiste. « Il n’est question que d’humanisme, la révolution russe n’est qu’un cas d’une immense, longue et patiente révolution humaniste qui est en route depuis que l’histoire de l’homme a commencé. Je ne pense pas le moins du monde qu’il y ait lieu d’opposer le marxisme soviétique à l’humanisme…»
André Gide commence son discours en enjambant la controverse. Au lieu de rester captif d’un côté de la rivière, il décide de prendre de la hauteur. Il n’y a pas d’un côté la littérature individualiste, séparée du peuple, nourrie aux sources de l’érudition et de l’histoire occidentales et de l’autre une littérature propagandiste, utilitaire, collectiviste, obscurément matérialiste. « Tout comme je prétends rester profondément individualiste, en plein assentiment communiste et à l’aide même du communisme. Car la thèse a toujours été celle ci : c’est en étant le plus particulier que chaque être sert le mieux la communauté. Il s’y ajoute aujourd’hui cette autre thèse, pendant ou corollaire de la première : c’est dans une société communiste que chaque individu, que la particularité de chaque individu, peut le plus parfaitement s’épanouir ; ou comme le dit Malraux, dans une préface toute récente et déjà célèbre : « Le communisme restitue à l’individu sa fertilité. »
A son retour d’URSS, on sait que Gide se fera beaucoup plus critique sur le régime communiste et ses mensonges. Mais dans son discours de Juin 1935, il n’a pas encore foulé le sol de la Russie soviétique. Répondant à un chroniqueur de l’Action française qui concluait qu’ : « entre la civilisation et la sincérité, il faut choisir », Gide s’emporte : « Et bien, non! Je n’admets pas que la civilisation soit nécessairement insincère… Cette notion de sincérité me paraît d’une extrême importance, car je me refuse à la cantonner à l’individu. Je dis que la société même est insincère, lorsqu’elle prétend étouffer la voix du peuple, lui enlever l’occasion, la possibilité même de parler ; lorsqu’elle maintient le peuple dans un tel état d’abêtissement et d’ignorance qu’il ne sache même plus ce qu’il aurait à nous dire, ce que la culture aurait si grand profit à entendre de lui…. L’URSS nous offre actuellement un spectacle sans précédent, d’une importance immense, inespérée et j’ose ajouter : exemplaire. Celui d’un pays où l’écrivain peut entrer en communion directe avec ses lecteurs. »
Autrement dit, ancêtre de
Castoriadis et de Lefort, anticipant aussi la pensée de Debord sur le
prolétariat dialecticien, Gide imagine un peuple pensant, un peuple de
lecteurs, nourri d’art et de littérature ; non pas une masse amorphe,
servile, engraissée de slogans, mais un peuple fait d’individus pensants, mettant en commun non pas une réflexion
minimale et sommaire, celle là même qui forge l’univers insincère de la
bureaucratie, mais ce qu’ils ont chacun, en propre, de caractère, de
particularité, de désirs, de pensée.
Un an plus tard, Gide, après sa confrontation à la réalité soviétique, n’aura pas de mots assez forts pour condamner une société qui a trahi et défiguré les idéaux communistes, ses propres idéaux en quelque sorte : « Du haut en bas de l’échelle sociale reformée, les mieux notés sont les plus serviles, les plus lâches, les plus inclinés, les plus vils. Tous ceux dont le front se redresse sont fauchés ou déportés l’un après l’autre. Peut-être l’armée rouge reste-t-elle un peu à l’abri ? Espérons-le ; car bientôt, de cet héroïque et admirable peuple qui méritait si bien notre amour, il ne restera plus que des bourreaux, des profiteurs et des victimes. »
Le pressentiment de l’écrivain
deviendra hélas si réel, si palpable, si vrai en définitive que les archives du
communisme léguées aux enfants du 21e siècle seront pour l’essentiel
celles du Goulag. La dissidence russe, dans le sillage de Soljenitsyne, n’en
finira pas de commenter, de Pliouchtch à Zinoviev, l’ampleur du désastre
bureaucratique et le caractère illusoire et funeste du rêve communiste.
Mais la parole de Gide, fût-elle
brutalement et amèrement déniaisée par son voyage en URSS, garde toute son
actualité. C’est quand la civilisation cultive en son sein l’insincérité que le
peuple s’abandonne aux imposteurs et aux trafiquants d’idéologie, aux derniers
maîtres du mensonge. Là les secrets despotes de la bureaucratie, ici, les
orchestrateurs zélés du spectacle, de la transe. Le peuple dans les deux cas est renvoyé à
l’ignorance et soumis à des cures répétées d’abêtissement.
Aldous Huxley, analysant les rapports entre écrivains et public, et distinguant à cette fin la littérature propagandiste qui tente d’influencer politiquement la conscience commune des citoyens et la littérature d’imagination qui essaie de toucher directement les individus, livre dans ce Congrès une opinion personnelle qui vaut, je crois pour toutes les formes de constructions idéologiques totalitaires : « Dans la propagande totalitaire, le facteur décisif n’est pas constitué par ce qui est écrit, mais par ce qui ne l’est pas. L’opinion publique est moins affectée par les discours, les articles et les livres des propagandistes officiels que par le silence complet fait autour de catégories entières de faits et d’idées. »
Ce qui veut dire que les Maîtres
de l’insincérité, pour reprendre le mot de Gide, partout où ils exercent ou
prétendent exercer une fonction souveraine sélectionnent les faits et les idées
à leur convenance, en adéquation à leurs thèmes et solutions favorites. Ce
n’est pas tant qu’ils usent et abusent de la censure car si celle ci soustrait
tel ou tel texte à la connaissance publique, elle demeure encore une forme de
lecture. Que l’on songe aux mises à l’index de milliers d’ouvrages
scientifiques et philosophiques par l’Inquisition ou les Jésuites au 17e
et 18e siècle! Une telle censure ne visait nullement à installer un
ordre nouveau, une humanité nouvelle, mais bien au contraire à préserver la
cohésion et l’harmonie spirituelle et sociale de l’ancien Régime. La
rétractation de Galilée en 1632 devant le Tribunal du Saint Office en est la
plus manifeste illustration.
La censure totalitaire est d’une
autre espèce. Le silence complet fait autour de catégories entières de faits et
d’idées est le silence qui s’est lui
même fortement établi dans les consciences des propagandistes. C’est parce que
de telles consciences ont éliminé de leur horizon ces choses multiples à penser,
ces objecteurs du réel, qu’elles
peuvent élaborer une charte des littératures et arts constructifs et serviles.
Les Jésuites dissimulaient les objecteurs
du réel à la connaissance du public, les esprits totalitaires se bornent à
les ignorer et à les mépriser, à les méconnaître…
Les écrivains soviétiques
entrèrent alors dans le concert des échanges.
Michel Koltsov, Ilya Ehrenburg,
Boris Pasternak et Nikolaï Tikhonov confirmèrent, chacun dans un style plus ou
moins militant, la naissance d’une autre littérature en URSS, une littérature
faite enfin pour le peuple et sur le peuple, ajoutant au souffle épique de la
saga prolétarienne l’exigence révolutionnaire de l’éducation.
Ilya Ehrenburg :
« Il n’y a pas de cloison chez nous entre le travail et le loisir. Le travail n’est pas la répétition automatique de certains gestes et le loisir n’est pas le désœuvrement. Quand dans nos kolkhozes des acteurs jouent Shakespeare, les kolkhoziens, le rideau tombé, promettent d’augmenter la récolte. N’ont-ils pas compris Othello, ou les acteurs ont-ils introduit au cours de la tragédie un couplet de propagande ? Non : les spectateurs ont été remués par le spectacle, ils se sont senti croître miraculeusement. Reconnaissants envers les acteurs, ils parlent avec pudeur de cette croissance. Ils offrent en échange leur création, car ce sont des créateurs, eux aussi ; leur création, c’est le blé ou le seigle. »
Michel Koltsov :
« L’écrivain satirique de la société nouvelle par sa création même change de thème et de ton… Les thèmes et les objets du rire changent, son ton aussi devient nouveau. La supériorité morale a cessé d’être un privilège d’hommes physiquement faibles et peu nombreux. Ce n’est pas le désespoir, c’est la fierté qui inspire la satire, son rire n’est pas fielleux , mais sain et joyeux »
Nicolas Tikhonov :
« La poésie soviétique a d’abord apporté au monde en premier lieu des forces nouvelles, des voix nouvelles, de nouveaux genres, de nouveaux mots. Maïakovsky ! Le Maître de l’ode soviétique, de la satire, du théâtre bouffon, de la comédie en vers ! Pour la première fois, la voix d’un poète prolétarien a rivalisé avec les voix ancestrales des vieux écrivains d’odes, et elle les a vaincus…
Nos lecteurs n’ont pas assez de livres. Nous venons de commencer, mais nous avons déjà fait beaucoup. Nous tenons notre poudre lyrique au sec. Nous ne craignons aucun ennemi. »
Boris Pasternak :
« … et plus il y aura d’hommes heureux, plus il sera facile d’être artiste. »
De ces quatre écrivains soviétiques d’avant la Grande Terreur, trois ont connu des destinées mouvementées et l’un d’eux une fin tragique. Michel Koltsov fut exécuté par les sbires de Beria, on ne sait pas trop quand, en 1940 ou 1942, à l’époque des grandes Purges. Les chefs d’accusation se cumulèrent dans une consternante incohérence : intellectuel juif, espion allemand (du fait de son mariage avec une allemande), ami d’André Malraux…
Pourtant Michel Koltsov incarnait
plus que tout autre le metteur en scène stalinien des devoirs de la littérature
révolutionnaire. Fils d’un pauvre cordonnier juif, il devint rapidement une
figure du journalisme de propagande des Izvestia à la Pravda. Il fut un si
bon apologète du régime communiste qu’on le nomma directeur du service culturel du ministère
des affaires étrangères. C’est d’ailleurs à ce titre qu’il dirigea la
délégation soviétique au Congrès international pour la défense de la Culture
qui se tint à Paris en 1935 et à Barcelone
en 1937.
Entièrement dévoué à la politique
stalinienne pendant la guerre d’Espagne, il combattit le POUM et les
anarchistes avec la même vigueur que les franquistes.
Et, bien qu’en cette année 1935,
il se fit l’avocat parfaitement docile d’une satire joyeuse, saine et fière, et fustigea ces littérateurs aux
physiques malingres, ceux là même de sa propre race, grâce au génie révolutionnaire qui lui avait fait
accomplir sa mue intime, sa métamorphose en héros de la geste communiste,
Michel Koltsov fut exécuté sur ordre de Staline quelques années plus tard.
André Malraux se chargea du premier discours de clôture : « Camarades soviétiques…. Mille différences jouent sous notre volonté commune. Mais cette volonté est, et lorsque nous ne serons plus qu’un des aspects de notre temps, lorsque toutes ces différences seront conciliées au fond fraternel de la mort, nous voulons que ce soit ce qui nous a réunis ici, malgré toutes les faiblesses et les combats de notre réunion, qui impose une fois de plus à la figure du passé sa métamorphose. »
C’est en feuilletant les interventions des écrivains à ce Congrès de 1935 (et je n’ai pas évoqué ici les plus acquises à la pensée marxiste du Parti Communiste français, celles de Nizan, d’Aragon ou de Vaillant-Couturier, en attendant la germination de la pensée sartrienne sur l’engagement) que l’on mesure la toute puissance des idées communistes à la veille de la seconde guerre mondiale. Les autres ! Ils avaient basculé dans le camp honni de la Réaction, Maurras, Drieu, s’étaient empêtré dans les marécages chrétiens ou humanistes, Bernanos, Rolland, d’autres allaient dans un proche futur trahir l’idéal révolutionnaire, faute de pouvoir se hisser à une vision dialectique et prolétarienne de l’Histoire en cours, Camus !
Soixante dix ans après, c’est
comme si l’idée communiste avait été
ensevelie, recouverte de gravats par les pelleteuses de l’Histoire.
Et c’est ce recouvrement, à
la fois légitime et absurde qu’il s’agit aujourd’hui de questionner, alors que
l’idée européenne, elle même, qui s’était largement fondée sur la résistance à
la division politique de l’Europe, est aujourd’hui tout aussi menacée de
sidération et d’impuissance que l’idée communiste, hier…
Parler de nos jours de l’idée
communiste est un défi, et presque une provocation pour la pensée, tant le
communisme, qui hantait autrefois la planète est lui-même hanté de nos jours
par ces milliers et milliers de spectres qui s’accrochent à ses vêtements et
lui demandent justice.
Et du coup, les témoins à charge
ne manquent pas. Certains, toutefois,
ont eu, dans les temps où l’éloge l’emportait sur l’opprobre, des
considérations très « inactuelles » sur l’absurdité du régime
soviétique, à l’instar de Joseph Roth, qui liait la nazification de l’Allemagne
à la trahison de l’idée communiste.
Dans sa correspondance avec Stefan Zweig qui court sur une dizaine d’années, de 1927 à 1938, il écrit le 30 Novembre 1933 : « Le communisme n’a pas du tout « transformé toute une partie du monde ». Rien du tout ! Il a engendré le fascisme et le national-socialisme et la haine contre la liberté de l’esprit . Qui approuve la Russie approuve de ce fait le IIIe Reich »
Ce jugement, grosso modo
contemporain du Congrès des intellectuels pour la défense de la Culture
contredit totalement les points de vue de la majorité des écrivains présents.
C’est un jugement sombre autant qu’expéditif.
Roth est un juif autrichien et
allemand, il écrit dans des journaux viennois et berlinois, il tente à sa
manière d’être un écrivain européen de langue allemande, jusqu’à ce que
l’Allemagne s’abandonne à la barbarie du troisième Reich.
« L’Allemagne est morte. Pour nous, elle est morte. On ne peut plus compter sur elle. Ni sur sa bassesse ni sur sa grandeur. Ce fut un rêve. » (lettre à Zweig du 29 Novembre 1933).
On comprend que Roth, exaspéré par
l’impudique bêtise des patriotes allemands, en soit venu à rejeter tous les
nationalismes, dont celui qui séduit son propre peuple, dans la fosse commune
des conneries humaines, mais il pousse plus loin sa fureur. Il confond nazisme et communisme, et rend même ce dernier en partie responsable de la croissance
du premier. C’est qu’à ses yeux, les deux régimes partagent une haine semblable
contre la liberté de l’esprit, malgré des idéologies radicalement inverses,
l’assomption des mythologies raciales ici, la victoire universelle de la classe
opprimée là. Ce fut aussi, plus tardivement il est vrai, le sentiment exprimé
par Vassili Grossman dans son livre « Vie et Destin ».
Mais quelle est donc la nature profonde de cette parenté, une fois
écarté l’argument de l’opportunisme géopolitique, que le pacte Ribbentrop-Molotov
illustra spectaculairement quelques années plus tard ?
Il nous serait aisé de répondre en héritiers d’Hannah Arendt : le système totalitaire. Mais outre que le stalinisme en 1933, n’a pas encore développé à une échelle de masse son archipel du Goulag, nous ferions fausse route. Le livre d’Hannah Arendt « Les origines du totalitarisme » date de 1951. Certes, un certain nombre d’éléments sont communs aux deux dictatures : les camps de concentration, le goût de la propagande, le règne de l’intimidation, le mépris de la démocratie, mais les logiques économiques sont très différentes tout autant que leurs conceptions de la race ou de la fraternité des peuples. Le marxisme léninisme force encore le respect des consciences modernes déboussolées par la grande guerre de 14-18, ne serait-ce qu’en entretenant l’idée d’une solidarité transnationale des opprimés quand le nazisme débite ses hallucinations aryennes sur les races supérieures et inférieures.
En vérité, j’aurais été incapable de comprendre en profondeur ce que voulait dire Roth, son histoire d’équivalence des nazis et des communistes, si je n’avais pas lu ce petit passage d’un livre de Imre Kertész : « En revanche, nous avons connu des empires fondés sur des idéologies qui se sont avérées dans la pratique n’être que de simples jeux de mots, et c’est justement leur nature de jeu de mots qui les rendait si utilisables, c’est-à-dire en faisait des instruments de terreur efficaces. Nous savons par expérience que l’assassin et la victime avaient pertinemment conscience du fait que ces ordres idéologiques étaient vides et dépourvus de sens : et c’est cette conscience qui a conféré leur bassesse particulière et unique aux horreurs commises au nom de ces idéologies, c’est cela qui a causé la perversion radicale des sociétés qui leur étaient soumises.[1]»
La parenté indicible découlerait
de l’usage massif et massivement criminel d’un jeu de mots !
Cela semble stupéfiant, à prime
abord, mais comment comprendre autrement, sans la puissance formidablement perverse
du jeu de mots, que les grandes purges staliniennes aient été, malgré leurs
ignominies et leur méchanceté, et sans que la société entière piaffe de rire,
de la base au sommet, exposées comme des étapes nécessaires dans la
construction d’une société sans classes et sans Etat, une étape indispensable
dans la marche vers le paradis communiste ?
Kafka a dit quelque chose d’assez voisin des mots de Kertész : Les chaînes de l’humanité torturée sont en papier de bureau ! Pas en fer, pas en acier inoxydable, pas en matériau incorruptible, non, du simple papier de bureau qui peut s’empiler ou s’envoler sans qu’en apparence le sort des hommes change. Sauf si l’on a décidé d’accorder foi à certaines feuilles en papier de bureau qui dès lors vont être répliquées, traduites, distribuées, honorées, fétichisées, placardées. Et c’est le sort que leur réserve l’humanité qui décide finalement de leur statut historique. Mais au départ, ce ne sont que jeux de mots et papier de bureau. Quoi de plus imbécile que les théories nazies sur les races supérieures et inférieures, mais aussi quoi de plus absurde que la dictature d’un parti exercée au nom du prolétariat ? Si le prolétariat, où qu’il se soit trouvé, dans quelque pays de ce vaste monde, avait pu réellement et directement exercer une dictature, il aurait sur le champ changé de nom, de rang et de classe !
Toutefois, quand Roth écrit à
Zweig, dans les années 1934, 1935, les nazis mènent déjà le bal en Allemagne,
ils poussent leurs pions en Autriche et sont de fait les inspirateurs de la
nouvelle politique européenne occidentale. La révolution spartakiste a été
balayée en Allemagne, Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg sont morts en 1919, les
communistes allemands sont cantonnés dans des actions de résistance à l’ « Adolferie ».
Et en France, le Congrès international des écrivains pour la défense de la
Culture qui se déroule en Juin 1935, à Paris, s’efforce par tous les moyens, en
se bandant les yeux s’il le faut , de trouver dans la littérature soviétique le
contrepoint nécessaire à la littérature nationaliste hystérique qui submerge
par vagues croissantes la bonne pensée libérale, l’esprit cosmopolite européen,
la pondération humaniste des passions chauvines.
Un parti, un régime, un mouvement
sont forts, non pas parce qu’ils disposent d’atouts idéologiques en plus grand
nombre, de disciples plus zélés ou féroces, de mensonges plus séduisants, de
solutions politiques plus convaincantes, mais parce qu’ils parviennent à fixer
les obsessions d’une époque, à saturer de leurs slogans l’atmosphère du temps,
à tourner en leur faveur le champ des questionnements. Et ils ne peuvent
préempter l’esprit politique d’un temps que dans la mesure où la vitalité,
l’énergie, la véhémence de leurs multiples adversaires se sont peu à peu
délitées dans l’ordinaire grisâtre des jours ou se sont fractionnées à
l’infini.
En Europe, toujours en 1935, à
Vienne, Husserl donne sa fameuse conférence sur la crise de l’humanité
européenne et, on l’a sans doute oublié, sur le risque parallèle ou mieux,
consubstantiel à cette crise, du « naturalisme » scientifique,
c’est-à-dire de la spécialisation et de l’autonomisation croissante des
différents savoirs humains. La crise de l’humanité européenne est aussi,
peut-être avant tout une démission de l’esprit européen devant le gigantesque
travail qui attend la pensée au XXe
siècle : créer le tissu interstitiel philosophique qui puisse maîtriser
l’indépendance croissante des sciences et leur tendance à l’ultra
spécialisation. On sait ce qu’il en est
advenu. La philosophie a été séduite par une dénonciation de la Technique
travestie dans un lumineux projet de réhabilitation de l’Etre ou s’est mise à courir derrière les sciences
sans jamais être en mesure de les rattraper.
En 1935, malgré cet appel pressant
à l’humanité européenne du réputé illisible Husserl au Kulturbund de Vienne,
Heidegger a déjà triomphé de son maître, il a installé pour de nombreuses
années au firmament de la philosophie européenne ses concepts et son style.
L’adhésion d’Heidegger au parti nazi n’est pas un épisode malheureux,
l’expression contingente d’une lâcheté, elle est très étroitement liée à son
rejet des travaux colossaux dont Husserl charge la raison humaine : penser
le tissu conjonctif de la pensée, à l’âge d’autonomisation accélérée et extrêmement
efficace des sciences de la nature. Incorporer à la philosophie, à l’art, à la
littérature, à la sagesse la multitude des concepts scientifiques novateurs,
devait être le véritable enjeu de l’humanité européenne. En s’y dérobant, elle
a laissé la place aux communicants, aux médiateurs, aux intermédiaires[2],
qui font circuler les connaissances humaines selon un mode désormais
publicitaire et anti- politique. Dans
les années d’avant-guerre, ce dérobement favorise la victoire des partis
politiques aveugles à la dilapidation de la complexité européenne et ardents
promoteurs d’une pensée sommaire mais fusionnelle. Loin d’interroger les
risques de nihilisme liés à une technique libérée des contrariétés de la
pensée, les partis fascistes vont assujettir et mobiliser la technique à la
seule fin d’édifier des régimes entièrement stupides qui ont remplacé la pensée
par la transe.
Cette mobilisation colossale,
effrénée, exaltée par toutes les techniques de la propagande et de
l’intimidation grossière deviendra le critère le plus distinctif des sociétés
totalitaires. La bêtise exerçant toujours un effet de sidération sur les
« âmes nobles », les grands intellectuels allemands et autrichiens,
Thomas Mann ou Stefan Zweig réagirent au désastre quand il fut trop tard et en
France, rares furent ceux qui flairèrent le parfum « totalitaire »[3]
chez les staliniens. Le Congrès international des écrivains pour la défense de
la Culture joue clairement Staline contre Hitler avec une bonne foi qui nous
déconcerte aujourd’hui.
Joseph Roth ne parle pas en homme de lettres, en écrivain, en auteur, du communisme. Pas plus qu’il ne ferraille avec la médiocrité de la pensée petite bourgeoise, craintive et affairée qui l’entoure dans ses années d’exil en France ou en Belgique, il ne cherche pas à se hisser à la hauteur de l’idéal communiste afin d’en capter quelques rayons de noblesse et de gloire. Non. Il a en tête cette « dictature du prolétariat » qui a amené au pouvoir une espèce d’hommes comme Staline faisant la fête au Kremlin quand la misère noie l’Ukraine, ce type nouveau et étrange de petit père des peuples, despote adulé, vénéré comme un Saint, comme un Starets (aurait dit Dostoïevski) qui a chassé la barbarie des propriétaires et des banquiers, mais organise rudement, à la manière d’un tsar, les colonies pénitentiaires de la nouvelle Russie ! Et un type de régime dans lequel les mieux notés sont les plus serviles, les plus lâches, les plus inclinés, les plus vils !
De ce communisme marxiste
léniniste brillant de l’éclat auroral de l’étoile rouge, mais enfoncé peu à peu
dans les désastres de la paranoïa stalinienne, plantant symboliquement les
masses sur le trône, mais amenant de fait une couche de bureaucrates serviles
au pouvoir, oui , de cela , de ce communisme nationaliste, antisémite, chauvin,
brutal, il ne reste que la parenté établie dans les livres d’Histoire entre
stalinisme et nazisme, tous deux voués à ériger des règles d’obéissance
générale à leur criminel despotisme de race ou de classe.[4]
Mais où est alors l’alternative
politique en Europe ? En quel lieu, en quelle université, dans quel parti
peut-on défendre la liberté et la Culture en 1935 ?
André Malraux, Aldous Huxley,
André Gide, Jean Guehenno sont aujourd’hui connus pour tout autre chose que
leur participation au Congrès de 1935 des intellectuels pour la défense de la
Culture, il ne viendrait d’ailleurs à l’esprit de personne aujourd’hui de les
considérer comme des proches de la troisième Internationale. Et si Pasternak
est encore célèbre, il le doit à son roman « Le docteur Jivago » et
pas du tout à sa défense d’une littérature soviétique rompant avec les canons
de la littérature bourgeoise.
Et d’autre part, je me pose
moi-même la question :
A quoi bon nourrir une réflexion
contemporaine sur l’idée communiste à partir d’écrits et de correspondances
datant des années trente ? N’est-ce pas là ressassement ou mélancolie ou
impuissance à imaginer et à entendre le mouvement de notre temps, sa
musicalité, ses drames, ses impasses, ses promesses, ses fureurs?
Par l’énumération des nombreuses
analogies politiques et angoisses sociales qui en soulignent la similitude,
n’établit-on pas au moindre frais la carte des correspondances de cette époque
et de la nôtre et ne risque-t-on pas de s’octroyer le beau rôle, en expurgeant
l’idée communiste de ses démons, de ses mensonges, de ses jeux de mots
criminels, à la lumière de ce qui advint plus tard ?
La question se repose néanmoins en
notre temps comme en 1935 : En quel lieu, en quelle université, dans quel
parti, peut-on défendre la liberté et la culture en Europe ? Où et comment
penser la crise multiforme de l’humanité européenne ? Peut-on rediscuter
l’idée communiste ?
Certes, l’Europe, après la seconde guerre mondiale, s’est dotée d’instruments politiques et d’institutions communes qui, quoique souvent critiqués comme étant en définitive des outils technocratiques ne facilitant pas la vie des peuples, ont au moins contribué à fortifier un sentiment d’appartenance à un ensemble commun.
Mais, au lieu que l’effondrement
du mur de Berlin en 1989 et l’entrée dans l’Union de nombreux pays de l’Europe
de l’Est aient créé une nouvelle dynamique européenne, ce sont au contraire les
partis nationalistes, populistes et souvent xénophobes, qui ont le vent en
poupe. Leur volonté de rétablir les frontières, de renforcer les identités
nationales au détriment des cultures hybrides et métissées, leur rejet du
pouvoir « illégitime » de Bruxelles, leur mise en cause de la monnaie
unique, emportent l’adhésion d’une fraction croissante des populations qui
vivent de nos jours des déclassements de tous ordres.
Après tout, n’est-ce pas la
conséquence tardive de ces innombrables déracinements techniques, économiques
et culturels dont Simone Weil avait fait un inventaire tranchant et prophétique
dans son plaidoyer pour une civilisation nouvelle, écrit à Londres en 1943[5]?
Et du coup, la résurgence de ces partis nationalistes captant toute l’attention des défenseurs de l’Union européenne, marginalise comme désuètes ou archaïques les positions des gauches européennes héritières de la pensée communiste et en cela très opposées à la coloration fortement libérale du projet économique européen.
C’est comme si l’idée communiste était devenue l’impensé de la conscience politique européenne, qu’elle était désormais tout bonnement impensable ! Contrairement aux idées nationalistes, souverainistes ou xénophobes auxquelles ont consent une certaine forme de modernité (le FN pose souvent de vraies questions mais y apporte de mauvaises solutions, avait dit Laurent Fabius), toute attitude qui, de près ou de loin revendique une parenté avec les idées communistes est jugée ringarde, liberticide et affabulatrice…
Le constat semble manifeste :
Depuis la décomposition de la troisième Internationale, jamais les idées
communisantes ou révolutionnaires n’ont retrouvé la vigueur et la santé de
leurs aînées. Des milliers de fantômes à la vie prématurément fauchée
grignotent à chaque moisson le cœur de ces idées résurgentes, à la manière des
noirs corbeaux picorant la céréale fraîchement coupée. Et ces idées du coup, ne
pouvant se défaire de leurs spectres, ne font que participer à la ruine de la
pensée communiste…
Recouverte et ensevelie par les salissures staliniennes, l’idée
communiste repousse dans nos pays par misérables touffes, comme une mauvaise
herbe. Même la Ligue communiste révolutionnaire a préféré s’appeler Nouveau
Parti anticapitaliste, tant il semble aujourd’hui plus aisé et profitable
d’exprimer sa grogne contre le Capital que de ressusciter un spectre, comme le
moins « marxiste » des philosophes contemporains s’est efforcé,
solitairement, d’y œuvrer.
Le schisme en Europe, comme l’avait dit Raymond Aron, c’était Berlin Ouest et Berlin Est. Dans la Berlin réunifiée, se sont envolées pour toujours les chimères communistes. Sans doute ! Mais n’est-ce pas ignorer le cœur du vrai schisme qui menace encore de nos jours l’Europe : la perte du lien (si tant est qu’il ait jamais existé !) entre les populations qui subissent le primat de l’économie de marché sur toutes les autres dimensions de l’activité humaine et le cosmopolitisme éclairé des élites artistiques, intellectuelles et savantes de l’Europe. Or, c’est bien la recherche d’un tel lien que le communisme, du moins sous la forme que lui prêtaient les écrivains du Congrès pour la défense de la Culture en 1935, s’était efforcé sans y parvenir, d’animer, de rendre consistant. Ce n’est pas une mince chose, car, il en va, avec ce lien, de l’avenir de l’humanité européenne…
Si la dictature du prolétariat
s’est éloignée de notre horizon politique, c’est pour avoir cédé aisément la
place à une autre dictature, infiniment plus fluide, plus impalpable, la
dictature de la contemporanéité.
Par cette dictature, sont
congédiés aussi bien les pratiques, cultures, modes de vie du passé que les
métamorphoses, révolutions, utopies qui pourraient advenir dans le futur.
La seule utopie façonnée par la
soumission générale au temps présent est d’ordre technique : elle consiste
à traduire en termes bio-médicaux ou marchands, toutes les insuffisances,
faiblesses, manques, défaillances grâce auxquelles s’est construit pendant des
siècles ce que l’on pourrait nommer l’esprit humaniste ; cet esprit qui
sans avoir marginalisé les tensions philosophiques ou théologiques les plus
vives, avait réussi néanmoins à façonner une idée de l’homme et de la société
qui ne leur devait pas tout. On peut dire que Montaigne ou Spinoza incarnèrent
en leur temps cet esprit humaniste, aussi étranger au mimétisme sublime et
surhumain du christianisme qu’à ses multiples avatars politiques. On composait
dorénavant avec l’humain, imparfait, malade et partiellement sociable.
Et il n’est pas insensé d’avancer que la civilisation techno-économique qui s’est déployée dans tout l’univers habitable a réalisé concrètement, de nos jours, le programme anti-humaniste le plus conséquent jamais entrevu. Tout ce qui aux yeux de Montaigne exprimait l’humanité infirme et boiteuse de l’homme, accablée des maux croissants que l’âge fait subir à l’individu autant que par l’ignorance des vérités ultimes qui lui sont à jamais soustraites, est en passe d’être surmonté :
« Dieu fait grâce à ceux, à qui il soustrait la vie par le menu. C’est le seul bénéfice de la vieillesse. La dernière mort en sera d’autant moins pleine et nuisible : elle ne tuera plus qu’un demi, ou un quart d’homme. Voilà une dent qui me vient de choir, sans douleur, sans effort : c’était le terme naturel de sa durée. Et cette partie de mon être, et plusieurs autres, sont déjà mortes, autres demi-mortes, des plus actives, et qui tenaient le premier rang pendant la vigueur de mon âge. C’est ainsi que je fonds et échappe à moi ».
Désormais, la chute d’une dent
n’est plus un phénomène naturel, le signe d’une décrépitude qui nous mène à la
mort en morceaux, en être pas complètement entier, en demi ou quart d’homme.
Les dentistes comme les sexologues remédient à nos lacunes, à nos trous d’être
dans lesquels s’engouffre la vie qui dure trop. Nous n’en sommes qu’à l’aube de
ce vaste programme médical : les pace-makers et les dialyses rénales auront
des enfants infiniment plus performants et efficaces. L’assistance aux
vieillards dépendants sera confiée à des robots.
Et alors que Montaigne,
s’interrogeant sur la nature du nouveau Monde dans son chapitre sur les
cannibales, arbitrait en faveur de l’innocence des Indiens contre les mille
hypocrisies, vanités, artifices et injustices de notre propre monde, la
civilisation contemporaine a rendu tout le monde complice et témoin de ses
développements et de ses fabrications. Les Inuits, les habitants des îles
Salomon ou les Himalayens ont des portables et des télévisions satellitaires.
Il sont enrôlés dans le grand théâtre planétaire, et furent-ils encore assis
sur des strapontins, ils ont de toute manière perdu innocence, naïveté,
autonomie.
Quand l’humanisme avançait des
compensations à l’infortune physique du mal ou de l’âge, et pouvait encore
conforter ses sagesses par l’ignorance des sociétés exotiques ou des planètes
inconnues, notre monde ne jure à l’inverse que par la volonté de guérison de la
plupart des maux et la connexion généralisée de tous les habitants du monde.
De sorte que l’humanisme de
Montaigne, de Spinoza ou des philosophes des Lumières s’est dissous dans
l’immense mer de la technologie qui propose non pas des compensations et des sagesses,
mais des solutions, des thérapeutiques efficaces à l’usure du temps et à
l’éloignement physique des humains. Le principe quelque peu sommaire de la
réponse marchande à tout besoin ou désir s’exalte dans le mouvement
unidimensionnel du dernier né. De sorte que mettant sur le même pied la fusée
et le micro-ondes, l’ordinateur et la console de jeux, notre civilisation
avance d’un seul tenant et ne sait plus, par cécité ou mauvaise évaluation des
différents temps qui tissent tout à la fois le monde et l’humain, développer
une véritable théorie de la richesse.
Incapable de concevoir une société
où l’on fait les choses lentement et où l’on envoie des fusées vers les
lointaines planètes, croyant que si l’on cuit la viande dans des fours
d’ancienne facture, on propulse forcément dans l’espace des brouettes, la
société marchande moderne crée un état de synchronie généralisée, source
d’agitation inépuisable mais aussi de lassitude croissante. Car le Marché reste
un niveleur-né !
Mais qu’on s’en attriste la plupart
du temps ou que l’on s’en réjouisse, que l’on en tire d’avantageux dividendes
ou que l’on s’emploie avec zèle et talent à en consolider coûte que coûte les
multiples étais, la dictature de la contemporanéité comme fruit de notre
civilisation techno-marchande post-humaniste est devenue l’horizon commun de
l’humanité .
Nous sommes plus frères par tweeter, facebook, google ou fly emirates que par nos idées et nos rêves. Et pourtant, si nous sommes submergés par les abominations (toujours les mêmes) des guerres modernes, par les apathies ou les engagements pareillement discutables, pareillement ambigus des démocraties occidentales, nous ne pouvons nous résoudre à accepter l’état délabré du monde. C’est comme si nous gardions en nous la secrète espérance d’un Age d’or de l’avenir. Nous sommes incapables de fermer la porte à la peste.
C’est peut-être au fond ce
sentiment accablant de la vanité du monde dès lors que l’on ne se préoccupe
plus de bien commun, de commune humanité, de justice sociale qui a été le moteur
de cette idée d’exposition. J’avais aussi en tête d’associer à mes toiles et
aux textes qui les illustrent d’autres œuvres d’artistes, qu’ils soient
graphistes, peintres, vidéastes ou musiciens. Je m’étais enfin imaginé que dans
chaque ville qui accueillerait cette expo, les participants seraient en général
différents, et que de cette masse de rencontres et de contributions artistiques
ou littéraires, pourrait se former un regard vraiment original sur l’idée
communiste et européenne.
Une dernière chose ! Il est toujours plus aisé de célébrer
que de résister. Aussi bien, celui qui pense pouvoir faire l’économie des
folies et des absurdités criminelles du collectivisme ancien afin de se
propulser sans entraves dans la seule critique du libéralisme, celui-là, le
même qui n’est pas ému par la résistance tragique des poètes russes comme Ossip
Mandelstam à la logique bureaucratique, n’a à mon sens rien compris à l’idéal
communiste et ne pourra jamais en dire quelque chose de sincère ou de créatif
par les mots, les images ou les sons. C’est la seule limite que je fixerais à
ce projet d’exposition.
Claude Corman
Septembre 2018
[1] Un autre , Imre Kertész, Actes Sud
[2] Il faut relire la Tradition du Nouveau de Harold
Rosenberg.
[3] On a vu plus haut dans quel sens nous entendions la
parenté totalitaire
[4] C’est peut-être la plus forte objection que l’on peut adresser à Joseph Roth et à toute forme de raisonnement sur la symétrie et l’équivalence des crimes fascistes et communistes. Car si les cadavres se valent bien sûr, si le sang versé est toujours celui des hommes, les criminels communistes comme Béria, Staline, Mao ou Pol Pot l’ont été doublement, par la terreur exercée sur leurs peuples et par la légitimation de leurs crimes au nom du service rendu à l’humanité. On ne s’attend généralement pas à ce qu’une dictature militaire ouvre un horizon original et enthousiasmant au peuple qu’elle a mis sous sa coupe et encore moins aux peuples voisins. Tous les systèmes dictatoriaux classiques ne font qu’utiliser les ingrédients traditionnels de la domination : la torture, la peur, la délation, l’enfermement, la disparition. Et si la dictature survit grâce à la terreur, son idéologie, ses valeurs ne sont en revanche ni respectées ni magnifiées. Quand les vicissitudes de l’Histoire renvoient les militaires dans les casernes, les chefs fascistes dans leurs derniers bunkers, il ne reste plus rien ou presque de leur tintamarre, de leurs oriflammes, de leurs saluts à l’unisson, de leurs défilés. La dictature des colonels en Grèce de 1967 à 1974, celle de la junte en Argentine de 1976 à 1983, de Pinochet au Chili, ou encore celle de Park Chung Hee en Corée du Sud font des milliers de morts, de disparus. Mais quand leur temps est passé, si la mémoire douloureuse de leurs crimes et abominations continue de hanter les victimes, les historiens et les hommes de lettres, aucune valeur transcendante n’est enterrée ou foulée aux pieds. La chute des dictatures fascistes n’entraîne pas dans sa tombe la chute d’une idée, d’une espérance de valeur universelle. Quand les régimes communistes s’effondrent, ils emportent avec eux « une part de l’horizon indépassable de notre temps ». Autrement dit, ils nous laissent un monde sans horizon utopique.C
[5] « L’enracinement »
,
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